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Brel

Concept, chorégraphie et danse Anne Teresa De Keersmaeker, Solal Mariotte – Chansons Jacques Brel – scénographie, Michel François – lumière, Minna Tiikkainen assistée de Marla Van Kessel – Carrière de Boulbon, première en France dans le cadre du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Brel est poète, auteur-compositeur et remarquable interprète de ses propres textes, même s’il a fait des pas de côté en écrivant quelques chansons de films, comédies musicales et autres écritures. On le connaît pour la fulgurance de son inspiration et de ses interprétations sur scène où il donnait tout. Il est la vie même, un peu persifleur et pince-sans-rire, un peu tendresse, un peu coup de gueule, dans tous les cas, observateur aigu des gens et de leur vie au quotidien. Amoureux de son plat pays, la Belgique – son père était Flamand francophone et sa mère Bruxelloise, lui se définissait comme Bruxellois flamand d’expression française, il lui doit une de ses plus belles chansons. Les sublimes orchestrations de François Rauber rencontré en 1956, et qui l’a accompagné toute sa carrière, traduisent le lyrique, le ludique, le drôle, le dramatique ou le sentimental. Gérard Jouannest était son accompagnateur exclusif sur scène. Brel n’avait pas cinquante ans quand la faucheuse l’a fauché, en 1978.

Anne Teresa De Keersmaeker est flamande elle aussi et grande dame de la danse contemporaine, à la tête de la compagnie qu’elle a créée en 1983, Rosas. Passionnée par la transmission, elle a créé en 1995 à côté de sa compagnie, à Bruxelles, l’école P.A.R.T.S / Performing Arts Research and Training Studios, la couveuse idéale, exigeante et captivante, où se retrouvent nombre de jeunes danseurs venant de partout dans le monde, en formation. De l’école est issu Solal Mariotte, jeune danseur de vingt-quatre ans qui signe avec elle l’aventure Brel et qui était interprète dans la chorégraphie qu’elle avait présentée l’an dernier au Festival d’Avignon, Exit above d’après La Tempête de Shakespeare (cf. Ubiquité-Cultures du 24 novembre 2023). Il a débuté dans le hip hop et le break dance. Elle, d’une génération supérieure, a réalisé de nombreuses chorégraphies et rencontré les grandes figures de la danse, lui, issu d’une autre écriture avait découvert Brel via You tube même s’il avait travaillé la Valse à mille temps comme exercice d’école, sans qu’aucun projet sur Brel n’ait été énoncé ni même pensé. « Au premier temps de la valse toute seule tu souris déjà… Au deuxième temps de la valse on est deux tu es dans mes bras… Au troisième temps de la valse nous valsons enfin tous les trois. Au troisième temps de la valse il y a toi, il y a l’amour et il y a moi… Et Paris qui bat la mesure, Paris qui mesure notre émoi. Et Paris qui bat la mesure laisse enfin éclater sa joie. »

Dans Brel que les deux artistes co-signent, deux générations se rencontrent autour de l’iconique chanteur qui rassemble autour de lui un immense public composé de ceux qui le connaissaient et l’appréciaient et des plus jeunes qui le découvrent, dans un lieu on ne peut plus magique, la Carrière de Boulbon devenue emblématique par Peter Brook qui l’avait inaugurée en 1985, avec son légendaire Mahabharata. Risquer Brel compte tenu de l’extraordinaire présence sur scène du chanteur qui donnait tout, est un défi, séduisant mais téméraire et c’est autour de cette belle énergie qu’Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte ont cherché et construit le spectacle. Dans l’entretien échangé avec Laure Adler dans l’ouvrage Quand elle danse, Anne Teresa De Keersmaeker parle de son processus de création comme d’une évidence : « Contrairement à d’autres, je ne suis pas quelqu‘un qui commence par un plan. Pour moi c’est plutôt un travail de laboratoire. Il y a une idée de départ, une image, peut-être un désir de quelque chose, une question, un étonnement… Le choix des gens qui m’accompagneront sur ce trajet est crucial. » Elle a constitué son équipe artistique – et la liste est longue, et a choisi de danser avec Solal Mariotte en recherchant l’esprit des chansons et du contexte dans lequel Brel avait développé pendant une quinzaine d’années son émouvant répertoire et talent. « Pour ma part, Jacques Brel a toujours fait partie de mon histoire – de mon éducation comme de mon apprentissage de la langue française » dit-elle. Ensemble, ils ont travaillé sur des matériaux d’archives, auprès de la Fondation Brel notamment, regardé des images, écouté, lu des biographies. Il y a beaucoup de travail à la clé pour témoigner de ce géant de la chanson. « On ne veut pas sacraliser Brel, mais on veut poser des questions, certaines sont universelles, et d’autres sont d’une grande actualité » confirme Anne Teresa dans ce même entretien avec Laure Adler. Avec Solal, tous deux ont d’abord travaillé seuls avant de mettre en commun leurs idées, leurs trouvailles. La présence-absence du chanteur est là, symbolisée par un micro sur pied et un cercle de lumière qui reste vide un long temps.

© Christophe Raynaud de Lage

Sur cent cinquante chansons, ils en ont retenu vingt-cinq, textes poétiques et politiques qui disent l’amitié et l’amour, la vieillesse et la jeunesse, la mort, la religion et la bêtise, la révolte, l’identité, les paysages, les femmes et les ont restituées  dans une certaine chronologie. Les textes s’inscrivent sur l’épaisseur d’un praticable d’abord, sur le minéral qui ferme l’immense scène à l’arrière, avant de voler dans toute la Carrière de Boulbon. Relire les textes dans un tel environnement est un cadeau. Des images vidéo, complètent l’évocation, jamais trop et dans un bel équilibre qui laisse les pleins pouvoirs à la scène, On entend les applaudissements sur un de ses concerts en direct, la ferveur est là.

La soirée débute avec une des plus anciennes chansons-récits, écrite en 1953, Le Diable (ça va) « Un jour le Diable vint sur terre pour surveiller ses intérêts. Il a tout vu le Diable, il a tout entendu, et après avoir tout vu, après avoir tout entendu, il est retourné chez lui, là-bas… » Puis la chanson lance ses Ça va pleins d’ironie qui dansent sur la paroi minérale de la Carrière et que les danseurs relisent en même temps que le public : « Les hommes ils en ont tant vu que leurs yeux sont devenus gris, ça va, et l’on ne chante même plus dans toutes les rues de Paris, ça va, on traite les braves de fous et les poètes de nigauds, mais dans les journaux de partout tous les salauds ont leur photo, ça fait mal aux honnêtes gens et rire les malhonnêtes gens, ça va… » Brel a vingt-cinq ans, l’âge de Solal Mariotte qui semble loin dans la profondeur du plateau et petit face à la paroi, par le jeu des échelles. Il porte un costume gris clair et commence à bouger, lentement. Anne Teresa De Keersmaeker, costume gris légèrement plus clair esquisse quelques gestes en écho.

© Christophe Raynaud de Lage

Même micro sur pied, même cercle de lumière, resté vide, pour la chanson suivante, Sur la place (1953) « Sur la place chauffée au soleil une fille s’est mise à danser, elle tourne toujours pareille aux danseuses d’antiquités… Sur la place un chien hurle encore car la fille s’en est allée et comme le chien hurlant la mort, pleurent les hommes leur destinée » chanson à laquelle succède le texte généreux de Quand on n’a que l’amour (1956) « Quand on n’a que l’amour à s’offrir en partage au jour du grand voyage qu’est notre grand amour…. Quand on n’a que l’amour pour habiller matin pauvres et malandrins de manteaux de velours… Quand on n’a que l’amour à offrir à ceux-là dont l’unique combat est de chercher le jour… Alors sans avoir rien que la force d’aimer nous aurons dans nos mains, Amis, le monde entier. » Les danseurs sont encore dans l’ombre jusqu’à La Valse à mille temps, (1959) pétillante, qui offre à Anne Teresa De Keersmaeker de pénétrer le cercle de lumière.

© Christophe Raynaud de Lage

Puis Brel le frondeur arrive avec ses sarcastiques Flamandes (1959) « Les Flamandes dansent sans rien dire, sans rien dire aux dimanches sonnants, Les Flamandes dansent sans rien dire, Les Flamandes ça n’est pas causant… » avant que le ton ne change et que les gestes esquissés ne deviennent gestes posés. La Belgique est présente dans plusieurs des chansons, comme Le Plat Pays (1962) en langue originale, suivi de Bruxelles (1962) un bel hommage et de la tendre Ay Marieke Marieke (1961) chantée en bilingue : « Ay Marieke Marieke, je t’aimais tant entre les tours de Bruges et Gand, Ay Marieke Marieke il y a longtemps, entre les tours de Bruges et Gand… Ay Marieke Marieke, tous les étangs m’ouvrent leurs bras, de Bruges à Gand, de Bruges à Gand… »

Vient le légendaire Ne me quitte pas (1959) « Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre l’ombre de ta main l’ombre de ton chien…» La Carrière se transforme en un tableau abstrait dans lequel se fond le corps nu de la danseuse sur lequel la vidéo pose ses images, comme elle le fait sur la roche. Des duos s’élaborent et se précisent entre les danseurs, avec Rosa, rosa, rosam (1962) chanson sur laquelle Solal entre et sort du jeu avec espièglerie et provocation. Suit un magnifique jeu d’ombre qui mange la Carrière, avec l’illusion de La Fanette (1963) dans le reflux de la mer « et le soir quelquefois quand les vagues s’arrêtent j’entends comme une voix, j’entends… C’est la Fanette. » Brel résonne dans le paysage.

Les chansons défilent, la danse se précise. Avec Les Vieux, tout s’immobilise mais l’intensité est là et pour le retour de Mathilde, Solal est seul dans la lumière et danse, de bonheur « et vous mes mains, ne pleurez plus, souvenez-vous quand je vous pleurais dessus, Mathilde est revenue… Ma mère arrête tes prières, ton Jacques retourne en enfer, Mathilde est revenue… » Dans Ces gens-là (1965) il reprend le texte en écho. « Faut vous dire Monsieur que chez ces gens-là, on n’vit pas, Monsieur, on n’vit pas, on triche. » Sur la pierre, on entend le souffle de Brel. Avec Amsterdam (1964) les lumières passent au rouge, symbole d’un quartier chaud, le duo danse dans la ville. « Dans le port d’Amsterdam y a des marins qui chantent les rêves qui les hantent au large d’Amsterdam… Et quand ils ont bien bu se plantent le nez au ciel se mouchent dans les étoiles et ils pissent comme je pleure sur les femmes infidèles, dans le port d’Amsterdam… »

Les bonbons (1964) sont un petit entracte, frais et léger, même si l’ami Léon vient gâcher la fête. Solal a revêtu une veste fleurie, doublure de sa veste et Anne Teresa retourne la sienne qui de grise devient blanche. « Et nous voilà sur la grand’place, sur le kiosque on joue Mozart, mais dites-moi que c’est par hasard qu’il y a là votre ami Léon. J’avais apporté des bonbons… » Anne Teresa serait Mademoiselle Germaine et Solal l’ami Léon et tout s’agite autour d’eux, les sentiments et les projets. Une grande ombre au loin, les flammes autour d’elle et autour de lui, un long silence, l’incandescence, Brel est bien là, ils contemplent les flammes. Jef (1964) passe, inconsolable et les danseurs courent en cercle pour lui redonner de l’énergie. « Non Jef t’es pas tout seul mais arrête de pleurer comme ça devant tout le monde parce qu’une demi-vieille parce qu’une fausse blonde t’a relaisser tomber… »

© Christophe Raynaud de Lage

Quand Vesoul apparaît (1968) drôle et enlevée, on voyage, les villes s’inscrivent sur le mur minéral. « T’as voulu voir Vierzon et on a vu Vierzon, t’as voulu voir Vesoul et on a vu Vesoul, t’as voulu voir Honfleur et on a vu Honfleur, t’as voulu voir Hambourg et on a vu Hambourg, j’ai voulu voir Anvers on a revu Hambourg, j’ai voulu voir ta sœur et on a vu ta mère, comme toujours… » Solal porte un manteau cardinal, Il le retire et le remet comme s’il habitait plusieurs personnages en partance, Anne Teresa s’est effacée.

Avec Les Marquises (1977) et comme un chant d’adieu, le cercle se referme la maladie est connue. La lumière est belle. La danse est structurée. Anne Teresa est en trio avec Solal et avec Brel « Gémir n’est pas de mise, aux Marquises… » La chanson qui ferme le spectacle évoque la disparition en 1974 de Gérard Pasquier, son secrétaire, régisseur et ami, son frère, dit Jojo (1977). Un abîme s’était ouvert pour Brel. Anne Teresa s’allonge, mangée par le sol. « Six pieds sous terre Jojo tu espères encore, Six pieds sous terre Jojo tu n’es pas mort. » Tout s’est immobilisé, seul le texte s’affiche.

Avec Brel Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte se sont glissés dans le rythme du phrasé et le sens des mots apportés par l’immense auteur-compositeur-interprète. Après des mouvements gauches et timides au début du spectacle, comme Brel pouvait en avoir au commencement de sa carrière avec ses longs bras dégingandés, ils entrent progressivement dans la théâtralité des textes comme autant de petits scénarios. Solal a la fougue du chanteur et ce jaillissement de vie, Anne Teresa en a l’intensité. Les deux se retrouvent entre l’état de fuite et la raison d’espérer, la force et la vulnérabilité, le sentiment de vie et le doute permanent qui habitait la plume incisive de Brel. Une belle célébration de la vie et l’infini, à la Carrière Boulbon.

Brigitte Rémer, le 24 juillet 2025

Concept, chorégraphie et danse, Anne Teresa De Keersmaeker, Solal Mariotte – chansons, Jacques Brel – scénographie, Michel François – lumière, Minna Tiikkainen assistée de Marla Van Kessel – costumes, Aouatif Boulaich – dramaturgie, Wannes Gyselinck – direction des répétitions et assistanat, Johanne Saunier et Nina Godderis – recherche danse, Pierre Bastin – recherche musicale France Brel/Fondation Jacques Brel, Filip Jordens – son, Alex Fostier – créaton vidéo, Stijn Pauwels – montage vidéo, Lennert De Taeye – coordination artistique et planning, Anne Van Aerschot – assistanat à la direction artistique, Martine Lange – presse et communication, Nadia Veerbeeck – direction technique, Thomas Verachtert assisté de Bennert Vancottem – techniciens : Jan Balfoort, Jan-Simon De Lille, Tom Theunis, Pieter Kint, Dag Jennes – costumes, Veerle Van den Wouwer assistée de Chiara Mazzarolo et Els Van Buggenhout – habillage, Ella De Vos – couture : Sylvie Borremans, Lisa Fayt et Francesca Pisano – direction générale, Lies Martens – direction de tournée, Jolijn Talpe et Angelin Tresy. Production, Rosas (avec le soutien de la Communauté flamande et de la Commission communautaire flamande/VGC). Avec le concours du département des Bouches-du-Rhône et de la ville de Boulbon.

6 et 7 juillet – 9 au 11 juillet, 13 au 15 juillet, 17 au 20 juillet 2025 à 22h – Création 2025, première en France au Festival d’Avignon, Carrière de Boulbon – Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com et www.rosas..be