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Liberté Cathédrale

Chorégraphie Boris Charmatz, avec une trentaine de danseuses et danseurs du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch et de Terrain – programmation du Théâtre de la Ville, au Théâtre du Châtelet.

@ Blandine Soulage

Liberté Cathédrale a été créée dans l’église du Mariendom de Neviges, une cathédrale à l’architecture brutaliste située près de Wuppertal où Boris Charmatz a été nommé directeur du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, en 2022. Il a présenté en mai 2023 Wundertal, une série d’événements chorégraphiques, dans la ville de Wuppertal. Liberté Cathédrale est le premier spectacle qu’il monte avec la troupe.

Après quelques représentations à la Biennale de la danse de Lyon en septembre 2023 dans les usines Fagor, puis à l’Opéra de Lille, c’est au Théâtre du Châtelet spécialement aménagé que le Théâtre de la Ville a programmé la pièce. Un plateau spécialement construit, enjambe la scène classique et les rangs des fauteuils d’orchestre, immense plateau et bel espace autour duquel le public fait cercle, une prouesse technique incontestable. Un éclairage blafard nous accueille et fait de chaque spectateur un clown ou un cadavre en puissance, sans saint-sacrement, avant que les quelques ampoules tombant de la fausse nef ne prennent le relais et ne nous replacent chez les vivants.

@ Blandine Soulage

Pour se rendre d’un point à un autre sur une telle surface de réparation, les danseurs courent, tennis ou grosses chaussures, puis s’essoufflent. Ils chantent à tue-tête, se retrouvent en grappes, se roulent au sol en mouvements fous et de transe, font des incursions dans le public. Les costumes sont disparates, shorts, tuniques, jupes, tee-shirts et débardeurs, vestes, collants et mi-collants, genouillères, dominante noire et points de couleurs, textiles divers, transparences, plissés, simili cuir et autres. Des envolées, des retombées, des trots, des galops, un bourdonnement, des signaux. C’est le premier tableau, vingt minutes, comme les quatre autres.

Sonnent les cloches pour un second tableau, autre liturgie, celle des sonneurs accrochés à des cordes imaginaires et qui se déplacent d’un point à l’autre du plateau. Des traits de lumière verticale accompagnent leurs angélus. (La création lumière est signée Yves Godin). Les cloches ont leur langage et transmettent des messages, elles tintent, alertent, chantent, appellent, rythment la journée, s’élancent à toute volée, traversent le village, célèbrent, ont de la gravité avec le glas, se suspendent. Olivier Renouf en a composé le montage à partir de cloches venant de toute l’Europe. Les sons traversent les corps, les danseurs s’emballent, montent aux balcons, escaladent le public, se jettent, s’immobilisent, s’affrontent. On est chez Quasimodo et dans la cour des miracles.

© César Vayssié

Dans le troisième tableau la musique se tait. On entre dans le silence, comme si on visitait une cathédrale dans le respect des règles. Les danseurs arrivent les uns après les autres, les rites expiatoires se dessinent à genoux. Leur cri est sans timbre, silencieux, des veilleuses rouges les accompagnent. Dans le quatrième ils se déchaînent, crient, apostrophent le public, version Living Théâtre dans le meilleur de leur cru. Des bribes de textes, inaudibles sont lancées, on attrape quelques phrases à la volée comme « La mort de tout homme me diminue. » Sur la chanson rythmée et slamée de Peaches, Fuck The Pain Away chaque danseur donne son interprétation. Puis se forme un cercle qui lance ses incantations dans une messe noire où chaque danseur est un maillon de la chaîne, une partie du tout.

Arrive enfin l’orgue, symbole des cathédrales, sur une partition du compositeur Phill Niblock décédé en janvier dernier et qui lui rend hommage. Une note, une seule, se décline à l’infini. Des grappes de danseurs, sculptures en mouvement se présentent les unes après les autres, dans le cercle de lumière, au centre. Ils s’effleurent, se tiennent, se portent, se lâchent, s’écroulent, on se trouve soudain devant un charnier, ne distinguant plus aucun visage. Les corps sont devenus rochers, pétrifiés, un ou deux d’entre eux se sortent du magma, marchant sur les autres. Puis chacun se relève, trois dépouilles sont portées au cours d’une cérémonie funèbre. Deux femmes, funambules sans fil, donnent dans une grande tension le poème de John Donne, For Whom The Bell Tolls /Pour qui sonne le glas. « Nul homme n’est une île » dit le poème qui ferme le spectacle, une image finale forte.

Danseur formé à l’École de danse de l’Opéra national de Paris puis au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon, chorégraphe, Boris Charmatz aime à concevoir des projets expérimentaux et à danser dans des lieux singuliers. De 2009 à 2018, il dirige le Centre chorégraphique national de Rennes et de Bretagne qu’il appelle Musée de la danse. En janvier 2019, il lance [Terrain], structure d’expérimentation chorégraphique implantée en région Hauts-de-France. Liberté Cathédrale permet aux danseurs de rencontrer ceux du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, servant le projet artistique qu’il met en place, avec pour objectif de rassembler et de lancer des ponts entre l’Allemagne et la France. Il sera aussi, en juillet prochain, le chorégraphe complice, qui traversera, avec ses créations, l’ensemble du Festival d’Avignon.

Du côté de cette assemblée recréée d’une trentaine de danseurs, c’est plutôt réussi, ils font corps. La construction du spectacle dans laquelle chaque séquence est porteuse de son propre parti-pris mettant en action la voix, le silence, l’orgue et les cloches, fonctionne. Pourtant, derrière le pilier de la cathédrale Charmatz je n’ai reçu ni conversion ni illumination quant aux langages chorégraphiques. J’y vois trop d’expérimentations en expression corporelle ramenant quelques décennies en arrière, dans ce que furent les improvisations et happenings du temps jadis, et j’y trouve trop d’âpreté, beaucoup de radicalité.

Brigitte Rémer, le 30 avril 2024

© César Vayssié

Avec l’Ensemble du Tanztheater Wuppertal-Pina Bausch et les invités : Régis Badel*, Emma Barrowman, Dean Biosca, Naomi Brito, Emily Castelli*, Ashley Chen*, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Çağdaş Ermiş, Julien Ferranti*, Julien Gallée-Ferré*, Letizia Galloni, Tatiana Julien*, Milan Nowoitnick Kampfer, Simon Le Borgne, Reginald Lefebvre, Johanna Elisa Lemke*, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Julie Anne Stanzak, Julian Stierle, Michael Strecker, Christopher Tandy, Tsai-Wei Tien, Aida Vainieri, Solène Wachter*, Frank Willens*, Tsai-Chin Yu – Organiste Jean-Baptiste Monnot – assistante chorégraphique – Magali Caillet Gajan – lumières Yves Godin – costumes Florence Samain – travail vocal Dalila Khatir – direction technique Fabrice Le Fur* – matériaux sonores Ludwig van Beethoven, Olivier Renouf, Peaches, Phill Niblock – improvisation à l’orgue, épilogue d’après Johann Sebastian Bach et Antonio Vivaldi  – poèmes Emily Dickinson, John Donne.

Du 7 au 18 avril 2024 à 20h, le 7 à 19h, dimanche à 15h, programmation du Théâtre de la Ville, au Théâtre du Châtelet/Théâtre Musical de Paris, 1, Place du Châtelet. 75001. Paris. Métro : Châtelet, Les Halles – site : www.theatredelaville-paris.com et www.chatelet.com – tél. :  01 42 74 22 77 ­- en tournée : Festival d’Avignon, au stade Bagatelle, du 5 au 9 juillet 2024.

Festival d’Avignon 2024

Le Festival d’Avignon déroulera sa 78ème édition du 29 juin au 21 juillet 2024 dans la Cité des Papes et alentours. Tiago Rodrigues, directeur, en a révélé la programmation au cours d’une conférence de presse à Avignon, puis à Paris le 4 avril, au Théâtre de l’Odéon/Ateliers Berthier.

Tiago Rodrigues, assisté d’artistes et d’économistes passionnés de théâtre et de culture, de son équipe, dévoile la programmation de cette édition, dans un esprit de partage, énergie et conviction, dans le droit fil de ce que voulait Jean Vilar en le fondant, en 1947. Comment le faire ensemble ? pose-t-il.

Il est accompagné de Boris Charmatz, chorégraphe complice, qui traversera par ses créations l’ensemble du Festival. Ce dernier est aujourd’hui directeur du Tanztheater Wuppertal fondé et inventé par Pina Bausch et a pris le relais de l’immense travail qu’elle avait accompli. Il présentera trois spectacles : Cercles, restitution d’ateliers en plein air, Liberté Cathédrale chanté et dansé par le Tanztheater Wuppertal et son équipe expérimentale Terrain en version plein air et Forever, qui revisitera l’emblématique Café Müller de Pina Bausch.

21 lieux, 15 communes du Grand Avignon, 37 projets artistiques dont 21internationaux, 219 représentations, sont au générique. 83% des spectacles programmés sont des créations. De France, les spectacles de Séverine Chavrier (Absalon, Absalon !), Caroline Guiela Nguyen (Lacrima), Lorraine de Sagazan (Léviathan), Gwenaël Morin (Quichotte), Mohamed El Khatib (La vie secrète des vieux), Baptiste Amann (Lieux communs), et de Noé Soulier pour la danse (Close L’p).

La programmation nous mène aussi au sud de l’Europe en Espagne et au Portugal, ainsi qu’en Allemagne, Belgique, Royaume-Uni, Suisse, spectacles dans lesquels la France est souvent partenaire. De Pologne, Krzystof Warlikowski présente Elizabeth Costello/sept leçons et cinq contes moraux et Marta Gornicka fait entendre, dans la Cour d’Honneur, un chœur de femmes d’Ukraine, Pologne et Biélorussie, Mothers A Song for Wartime, avec pour message : continuez à nous regarder ! Tiago Rodrigues met en scène Hécube, pas Hécube d’après Euripide, une ré-écriture libre pour la Comédie-Française ; l’ouverture du Festival, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, est confiée à Angelica Liddell qui présentera Dämon, El funeral de Bergman autour de la figure du célèbre réalisateur Ingmar Bergman.

Troisième volet de la programmation et non des moindres des spectacles venant d’Amérique Latine : d’Argentine, spectacles de Lola Arias, Tiziano Cruz et Mariano Pensotti ; du Chili, un spectacle de Malicho Vaca Valenzuela ; du Pérou, un spectacle de Chela De Ferrari ; de l’Uruguay deux spectacles, l’un de Gabriel Calderón, l’autre de Tamara Cubas.

Comme à l’accoutumée la SACD soutient les artistes avec son programme « Vive le sujet ! Tentatives » et présente Un ensemble (morceaux choisis) de Anna Massoni, et Le Siège de Mossoul, de Félix Jousserand ; Canicular, de Rebecca Journo et Trace… de Michael Disanka et Christiana Tabaro, de République Démocratique du Congo ; Méditation de Stéphanie Aflalo et Baara, de Tidiani N’Diaye, du Mali.

De nombreuses autres initiatives permettant d’Être ensemble selon la devise du Festival, sont proposées : des lectures – comme avec le programme Talents ADAMI au Musée Calvet – des projections – particulièrement dans les cinémas Utopia de la ville – des rencontres, ateliers et master class – notamment une école d’été, Transmission impossible, pour cinquante jeunes dont dix boursiers étrangers à l’Église des Célestins, avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès et Mathilde Monnier –  le Café des idées, espace de partage et découverte, lieu des prises de paroles et de réflexion qui, tout au long du Festival invite à des rencontres, conférences et ateliers au Cloitre Saint-Louis sur les thèmes liés à la littérature, le théâtre et les arts. Nous en avons eu un premier volet ce jour en première partie de l’annonce de programmation, Jérôme Saddier, président du Crédit Coopératif qui soutient fortement le Festival, pilotait une table ronde sur le thème Inspirer nos transformations.

Cette édition du Festival d’Avignon signe une programmation riche, ouverte, pluridisciplinaire et pluriculturelle, dessine des lieux d’échanges et de rencontres, de transmission et de débats, pour tous les publics et dans l’esprit d’accueillir de belles découvertes grâce à de nombreux partenaires. Deux expositions-installations complètent la proposition, l’une est un hommage à Alain Crombecque, directeur du Festival d’Avignon de 1985 à 1992, puis directeur du Festival d’Automne de 1992 à 2009, On ne fait jamais relâche ; l’autre, Monte di Pietà, de Lorraine de Sagazan et Anouk Maugein. Et comme le rappelle Tiago Rodrigues et son équipe, « c’est le public qui fait le Festival. »

Brigitte Rémer, le 12 avril 2024

Festival d’Avignon, 20 rue du Portail Boquier, Avignon – site : festival-avignon.com dès maintenant – tél. 04 90 14 14 14, à partir du 22 mai, du mercredi au samedi, de 13h à 19h – à partir du 25 mai au Guichet du Cloitre Saint-Louis, du mercredi au samedi, de 13h à 19h (adresse ci-dessus) et dans les magasins Fnac – à partir du 24 juin,  guichet et téléphone, tous les jours de 10h à 19h – à partir du 29 juin, pendant le Festival, ventes arrêtées 5 heures avant les spectacles et reprise sur chaque lieu, 1 heure avant le spectacle.

La Ronde

A.T. De Kaersmaeker, Boris Charmatz © Damien Meyer

Concept et chorégraphie de Boris Charmatz inspirée de La Ronde d’Arthur Schnitzler, présentée au Grand-Palais en partenariat avec la RMN – Réalisation Julien Condemine – Diffusion France 5.

Sous l’étonnante verrière du Grand-Palais, architecture de verre et de fer et avant sa fermeture pendant quatre ans de travaux, le danseur et chorégraphe Boris Charmatz a reçu carte blanche de la Réunion des Musées Nationaux pour la réalisation d’un événement de clôture.

Sa réflexion s’était engagée avant la pandémie, il avait pensé la grande nef – de deux cent quarante mètres de long – avec quatre cents performeurs. Le covid-19 étant passé par là, il a commencé à rêver autrement, prenant le contrepied de son projet initial. L’idée du duo, archétype de la danse s’il en est, s’est imposée à lui. Vingt duos avec vingt artistes issus de langages corporels divers allant de l’opéra au contemporain, principalement danseurs mais aussi acteurs et musiciens, se sont succédé comme en canon mais sur différents motifs, repris en boucle quatre fois. Présentée sans public le 16 janvier 2021 et filmée du petit matin à la nuit, la performance s’est étirée sur douze heures. Elle mêle l’intime au grandiose du lieu. « Ce que j’aime avec ce projet, c’est que les échos, les correspondances qui se créent entre passé et présent se transforment sans cesse » dit-il.

Le spectacle s’inspire de la pièce de l’auteur autrichien Arthur Schnitzler, La Ronde, constituée de dix brefs dialogues entre deux personnages, sur la sexualité et le plaisir. La règle fait que chaque personnage devient maillon d’une grande chaîne et se retrouve dans deux scènes successives avec changement de partenaires, à la manière des danses populaires. Boris Charmatz lance sur cette immense piste du Grand-Palais la ronde des duos dans une sorte de simultanéité-continuité en un jeu de miroirs. Écrite en 1897 et publiée en 1903, La Ronde répond au Grand-Palais, érigé à la même époque – en 1900, pour l’Exposition Universelle – et conçu de manière éphémère.

Pieds nus sur le béton les duos apparaissent des différents angles de l’édifice et s’enchaînent en fondu enchaîné, mêlant le geste chorégraphique au rythme du bâtiment. L’un des danseurs reste, un nouveau partenaire s’avance, l’autre s’en va. Les éblouissantes prises de vues vont chercher loin les danseurs, et captent des visages en gros plan au plus près du souffle. A d’autres moments elles donnent à voir des images prises en survol à partir de hautes grues qui suivent l’évolution de la lumière, du jour qui se lève puis décline jusqu’à la nuit, laissant passer par la verrière les réverbérations de Paris. Dans cette recherche d’une nouvelle écriture du lieu, Boris Charmatz utilise certaines citations de ses propres chorégraphies ainsi que celles d’autres chorégraphes qui viennent se fondre dans l’ensemble. Ainsi un extrait de sa pièce Herses créée en 1997, qu’il réinterprète en ouverture avec la performeuse berlinoise Johanna Elisa Lemke, corps à corps dénudé où « l’un est le sol de l’autre », sculptures en mouvement d’une grande intensité.

Suivent sans discontinuité, en flux et reflux, des duos de styles et compositions musicales libres et hybrides, formant un vaste puzzle. Ainsi deux femmes vêtues d’un pantalon or pour l’une, argent pour l’autre, prennent possession de l’espace qu’elles parcourent de leur belle énergie. De loin, un acteur de la compagnie L’Oiseau-mouche portant un tee-shirt jaune, observe. Une danseuse vient à sa rencontre et tous deux jouent de mimétisme, de recherche d’appui et d’équilibre tels des albatros aux ailes importunes. La complicité naît à travers un mouvement plein de gaieté. Deux acteurs (Florian Spiry et Clément Delliaux) s’avancent sur une psalmodie, traçant de vigoureux mouvements. Un duo énergétique s’en donne à cœur joie (Marlène Saldana, égérie de Christophe Honoré dans Les Idoles, et le danseur américain Franck Willens). Une citation de la pièce de Schnitzler ainsi qu’un passage du film Amour de Mickaël Haeneke (porté par deux acteurs flamands, Sigrid Vinks et Johan Leysen) sont esquissés, suivis d’un extrait du célèbre Café Müller de Pina Bausch (Sigrid Vinks et Axel Ibot). Danseur de l’Opéra de Paris, Axel Ibot danse un extrait du Don Quichotte de Rudolf Noureev avec Letizia Galloni, de l’Opéra de Paris aussi, avant d’évoquer ensemble, baskets aux pieds, l’univers de William Forsythe.

Succède à ce duo classique un duo de krump, une danse urbaine énervée (portée par Soa Ratsifandrihana et Djino Alolo Sabin). Un cornettiste en costume (Médéric Collignon) fait résonner son instrument dans la nef et réanime le danseur étendu au sol (Boris Charmatz). Suit un duo entre les deux où les corps se désarticulent. La voix et le cri se substituent au cornet pour le duo qui s’avance, avec le danseur Samuel Lefeuvre. Quelques lazzis parfois font contrepoints, ainsi cet arlequin jaune et mauve comme un oiseau des îles, sorte de fou dans la nef ou Nef des fous à la Jérôme Bosch. Les danseurs tournent sur eux-mêmes. Arlequin monte le grand escalier, le cornet sonne. François Chaignaud, performer singulier, glisse sur pointes et Salia Sanou, paraît dans un duo entre dérision et surréalisme. Soa Ratsifandrihana retrouve Anne Teresa De Keersmaeker, pour la reprise de sa chorégraphie Fase, créée en 1982 sur la musique de Steve Reich, une spirale qui n’en finit pas, qui accélère puis décélère.

Boris Charmatz et Anne Teresa De Kaersmaeker s’étaient rencontrés en 2011 au Festival d’Avignon, une rencontre forte autour des manières de penser les spectacles et l’espace. Elle, portant une combinaison noire, lui jean et tee shirt blanc, calligraphient de leurs corps, de leurs sauts et lancements de bras, les Suites de Bach, au violoncelle. Ils s’approchent puis s’éloignent, lui, marche sur son ombre, elle, le suit. Lui, tourne sur lui-même au sol, comme un cadran solaire, elle, pivote à la verticale. Puis Anne Teresa De Kaersmaeker sort et Emmanuelle Huynh s’avance pour un duo avec Boris Charmatz avec qui elle a souvent dansé. Un grand silence se fait avant que ne monte très doucement et venant de loin, le Boléro de Ravel, au début à peine perceptible. Tous deux rendent hommage à Odile Duboc en présentant un extrait de Trois Boléros qu’elle avait chorégraphiés en 1996. La musique les enveloppe, les submerge (son, Olivier Renouf). Quand Emmanuelle Huynh et Raphaëlle Delaunay se glissent dans la danse sociale africaine-américaine des années 1920 à Harlem, le poids de l’une pèse sur l’autre et vice versa. La pénombre permet les jeux d’ombre, les portes se projettent en découpe, comme une fine dentelle (lumières Yves Godin). Le chant de la flûte monte comme dans le silence du désert, l’étoile du berger les éclaire. Solitude, simplicité, méditation, onirisme, magie, toutes ces émotions, de l’autre côté de l’écran, nous traversent. L’une porte l’autre et monte les escaliers. Puis tout s’éteint. Pour le final, les artistes se regroupent dans la nef et applaudissent.

Cette méditation pour architecture de fer et de verre, duos et ronde, est un moment exceptionnel qui témoigne de la créativité du maître d’œuvre, Boris Charmatz. Formé à l’école de danse de l’Opéra de Paris puis au Conservatoire de Lyon, ex-directeur du Centre national chorégraphique de Rennes, qu’il baptise Musée de la Danse, il vit à Bruxelles et travaille notamment avec Charleroi Danse. Charmatz aime les lieux improbables dont les places publiques des grands musées (Louvre, Tate Modern de Londres, Moma de New-York) et les aventures singulières. Artiste associé du Festival d’Avignon 2011, il avait créé dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes Enfant, une pièce pour vingt-six enfants et neuf danseurs, puis en 2017, la pièce 10 000 gestes sur un concept de gestes uniques dont le principe est de ne jamais se répéter.

En 2018, Boris Charmatz fonde une nouvelle entité, [terrain], associée à plusieurs structures des Hauts-de-France : Opéra de Lille, Phénix de Valenciennes, maison de la Culture d’Amiens. Il s’inscrit dans ce qu’on appelle la non-danse et s’en explique en plaçant le débat du côté de la philosophie, défendant une danse qui pose des questions. Danser est pour lui une forme de résistance et la danse « une fenêtre grande ouverte. » A la question : « qu’est-ce qu’on met à l’intérieur du mouvement ? » sa réponse vient aussitôt : « la danse c’est un espace mental, un duo infini. »

La Ronde de Boris Charmatz fut filmée le 16 janvier 2021 à huis clos pour raison de pandémie, suite à des temps de travail qui imposaient aux artistes un test covid-19 quotidien. « La distanciation physique c’est l’inverse de la danse, comme le dit le chorégraphe. La crise touche à l’essence de ce qui fait la danse, le contact. » Tous ici ont accepté l’aventure collective et éphémère où énergie, enivrements, ludique, intensité, accélération et suspension, forment la trame du dialogue avec un Grand-Palais en majesté. Le défi était de taille dans la diversité des styles et l’hétérogénéité des artistes. C’est un pari gagné. La danse est forte, sensuelle, et les courses folles s’harmonisent à la dimension du lieu.

Par la caméra virtuose de Julien Condemine une formidable méditation sur les temps que nous traversons, est offerte, dans un bâtiment lui-même traversé par le temps. Juste avant la retransmission du spectacle, ce 12 mars, France 5 diffusait le film documentaire de Claire Duguet et Sophie Kovess-Brun, Boris Charmatz face au Grand-Palais montrant de manière tout aussi intéressante les étapes de la conception du spectacle. Une soirée d’une grande intensité par écran interposé, pour public orphelin.

Brigitte Rémer, le 8 mai 2021

Johanna Elisa Lemke, Boris Charmatz © Laurent Philippe

Letizia Galloni, Axel Ibot © Damien Meyer

 

 

 

 

 

 

Interprétation : Djino Alolo Sabin – François Chaignaud – Boris Charmatz – Médéric Collignon – Anne Teresa De Keersmaeker – Raphaëlle Delaunay – Clément Delliaux/Compagnie de L’Oiseau-Mouche – Letizia Galloni/danseuse du Ballet de l’Opéra National de Paris – Emmanuelle Huynh – Axel Ibot/ danseur du Ballet de l’Opéra National de Paris – Samuel Lefeuvre – Johan Leysen – Johanna Elisa Lemke – Soa Ratsifandrihana – Marlène Saldana – Salia Sanou – Florian Spiry/ Compagnie de L’Oiseau-Mouche – Asha Thomas – Sigrid Vinks – Frank Willens

Conception, Boris Charmatz – Assistante chorégraphique, Magali Caillet-Gajan  – Lumières, Yves Godin – Son, Olivier Renouf – Directeur technique, Erik Houllier – Régie générale, Fabrice Le Fur assisté de François Aubry – Régie son, Perig Menez – Régie lumières, Nicolas Marc – Événement filmé le 16 janvier 2021 – Diffusion France 5/émission Passage des arts/ Claire Chazal, le 12 mars 2021- Coproduction RMN Grand Palais, Festival d’Automne à Paris, le Phénix scène nationale pôle européen de création et NEXT Festival, la Compagnie de L’Oiseau-Mouche. Action financée par la Région Île-de-France et soutenue par le ministère de la Culture.

 

 

Infini

© Théâtre de la Ville

Chorégraphie de Boris Charmatz, au Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

Des chiffres déclinés à l’infini selon l’énergie recherchée se croisent, sans jamais se heurter, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. A l’endroit comme à l’envers les danseurs comptent à haute voix, passant des hauts sommets à la rythmique du point 0. En état d’urgence, ils sont éclairés par des gyrophares à la lumière crue posés au sol qui tournent tout au long du spectacle formant comme des labyrinthes, et tordent les chiffres en années, évocations, heures, minutes et secondes (lumières, Yves Godin). On est entre la bourse, la vente aux enchères et le jackpot, les altitudes et les attitudes. On est au monopoly, au mont de piété, à l’infini qui ne finit pas d’en finir et s’étire en kilomètres, kilogrammes, décamètres et doubles décimètres. Après tout, l’infini est sans limite.

La chorégraphie de Boris Charmatz ressemble à du papier millimétré qui prend dans les fils de ses lignes savantes, strictes et cadrées, les danseurs, tout en gardant un air ludique, chaotique et improvisé. Petit écart au millimétré, les accessoires-costumes personnalisant chacun d’entre eux : épaulettes de cuir type armée romaine, petite culotte noire sur collant sylphide, chaussettes bleu pâle et vernis rouges, robe fleurie sur pré, longs gants en plumes de cygne noir (costumes, Jean-Paul Lespagnard). Les danseurs : Régis Badel, Boris Charmatz, Fabrice Mazliah et danseuses : Raphaëlle Delaunay, Maud Le Pladec, Solène Wachter, investi(e)s de leur mission chiffrée, dansent avec énergie, aisance et liberté. Le compte à rebours débute à 120 puis s’inverse et donne de la gîte. Petits moments a cappella et enchaînements en fondu-enchaîné se succèdent avec intensité, repris par une autre matière sonore qui se mêle à l’enchevêtrement des chiffres et des voix (son, Olivier Renouf – travail vocal, Dalila Khatir).

Parfois l’équation s’emballe et les corps s’amalgament en une masse sculpturale. On est au bord du ressassement et de la réitération transformant la matière corporelle en fusion et enchaînements de variations. Par la coïncidence ou le décalage, par la création-réaction entre le chiffre et le geste, le potentiomètre des vitesses, les ralentissements, suspensions et dilatations, le chiffre parfois devient abstraction et trace les frontières d’un espace mental sous contrôle.

Danseur et chorégraphe dans la pièce, Boris Charmatz cultive son obsession du dépassement en une écriture serrée, proche de l’expérimentation pure. Il poursuit la captation de la voix que l’on trouve dans ses créations les plus récentes et notamment dans 10 000 gestes. Le chiffre est un signe d’écriture et le chorégraphe oscille entre la mathématique et la symbolique. Le nombre est-il parfait ? S’il l’était, ce serait un entier naturel égal à la moitié de la somme de ses diviseurs ou bien à la somme de ses diviseurs stricts. Au-delà de l’énergie des danseurs et parfois de leur fantaisie, le chiffre pourtant reste austère.

Brigitte Rémer, le 16 septembre 2019

Avec Régis Badel, Boris Charmatz, Raphaëlle Delaunay, Maud Le Pladec, Fabrice Mazliah, Solène Wachter – travail vocal, Dalila Khatir – son, Olivier Renouf – lumières, Yves Godin – costumes, Jean-Paul Lespagnard – assistante, Magali Caillet-Gajan – régie générale, Fabrice Le Fur – direction de production, Martina Hochmuth, Hélène Joly.

10 au 14 septembre 2019, Théâtre de la Ville / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel 75001. Paris – En tournée :  4 octobre 2019 Charleroi danse – 11 et 12 octobre PACT Zollverein, Essen – 17 au 19 octobre Lieu Unique, Nantes – 7 et 8 novembre Scène nationale Bonlieu, Annecy – 13 au 16 novembre Théâtre  Nanterre-Amandiers – 26 novembre Maison de la Culture, Amiens – 5 et 6 décembre Le Phénix, scène nationale, Valenciennes/Festival Next – 25/28 mars 2020 Kaaitheater,  Bruxelles.