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La Ronde

A.T. De Kaersmaeker, Boris Charmatz © Damien Meyer

Concept et chorégraphie de Boris Charmatz inspirée de La Ronde d’Arthur Schnitzler, présentée au Grand-Palais en partenariat avec la RMN – Réalisation Julien Condemine – Diffusion France 5.

Sous l’étonnante verrière du Grand-Palais, architecture de verre et de fer et avant sa fermeture pendant quatre ans de travaux, le danseur et chorégraphe Boris Charmatz a reçu carte blanche de la Réunion des Musées Nationaux pour la réalisation d’un événement de clôture.

Sa réflexion s’était engagée avant la pandémie, il avait pensé la grande nef – de deux cent quarante mètres de long – avec quatre cents performeurs. Le covid-19 étant passé par là, il a commencé à rêver autrement, prenant le contrepied de son projet initial. L’idée du duo, archétype de la danse s’il en est, s’est imposée à lui. Vingt duos avec vingt artistes issus de langages corporels divers allant de l’opéra au contemporain, principalement danseurs mais aussi acteurs et musiciens, se sont succédé comme en canon mais sur différents motifs, repris en boucle quatre fois. Présentée sans public le 16 janvier 2021 et filmée du petit matin à la nuit, la performance s’est étirée sur douze heures. Elle mêle l’intime au grandiose du lieu. « Ce que j’aime avec ce projet, c’est que les échos, les correspondances qui se créent entre passé et présent se transforment sans cesse » dit-il.

Le spectacle s’inspire de la pièce de l’auteur autrichien Arthur Schnitzler, La Ronde, constituée de dix brefs dialogues entre deux personnages, sur la sexualité et le plaisir. La règle fait que chaque personnage devient maillon d’une grande chaîne et se retrouve dans deux scènes successives avec changement de partenaires, à la manière des danses populaires. Boris Charmatz lance sur cette immense piste du Grand-Palais la ronde des duos dans une sorte de simultanéité-continuité en un jeu de miroirs. Écrite en 1897 et publiée en 1903, La Ronde répond au Grand-Palais, érigé à la même époque – en 1900, pour l’Exposition Universelle – et conçu de manière éphémère.

Pieds nus sur le béton les duos apparaissent des différents angles de l’édifice et s’enchaînent en fondu enchaîné, mêlant le geste chorégraphique au rythme du bâtiment. L’un des danseurs reste, un nouveau partenaire s’avance, l’autre s’en va. Les éblouissantes prises de vues vont chercher loin les danseurs, et captent des visages en gros plan au plus près du souffle. A d’autres moments elles donnent à voir des images prises en survol à partir de hautes grues qui suivent l’évolution de la lumière, du jour qui se lève puis décline jusqu’à la nuit, laissant passer par la verrière les réverbérations de Paris. Dans cette recherche d’une nouvelle écriture du lieu, Boris Charmatz utilise certaines citations de ses propres chorégraphies ainsi que celles d’autres chorégraphes qui viennent se fondre dans l’ensemble. Ainsi un extrait de sa pièce Herses créée en 1997, qu’il réinterprète en ouverture avec la performeuse berlinoise Johanna Elisa Lemke, corps à corps dénudé où « l’un est le sol de l’autre », sculptures en mouvement d’une grande intensité.

Suivent sans discontinuité, en flux et reflux, des duos de styles et compositions musicales libres et hybrides, formant un vaste puzzle. Ainsi deux femmes vêtues d’un pantalon or pour l’une, argent pour l’autre, prennent possession de l’espace qu’elles parcourent de leur belle énergie. De loin, un acteur de la compagnie L’Oiseau-mouche portant un tee-shirt jaune, observe. Une danseuse vient à sa rencontre et tous deux jouent de mimétisme, de recherche d’appui et d’équilibre tels des albatros aux ailes importunes. La complicité naît à travers un mouvement plein de gaieté. Deux acteurs (Florian Spiry et Clément Delliaux) s’avancent sur une psalmodie, traçant de vigoureux mouvements. Un duo énergétique s’en donne à cœur joie (Marlène Saldana, égérie de Christophe Honoré dans Les Idoles, et le danseur américain Franck Willens). Une citation de la pièce de Schnitzler ainsi qu’un passage du film Amour de Mickaël Haeneke (porté par deux acteurs flamands, Sigrid Vinks et Johan Leysen) sont esquissés, suivis d’un extrait du célèbre Café Müller de Pina Bausch (Sigrid Vinks et Axel Ibot). Danseur de l’Opéra de Paris, Axel Ibot danse un extrait du Don Quichotte de Rudolf Noureev avec Letizia Galloni, de l’Opéra de Paris aussi, avant d’évoquer ensemble, baskets aux pieds, l’univers de William Forsythe.

Succède à ce duo classique un duo de krump, une danse urbaine énervée (portée par Soa Ratsifandrihana et Djino Alolo Sabin). Un cornettiste en costume (Médéric Collignon) fait résonner son instrument dans la nef et réanime le danseur étendu au sol (Boris Charmatz). Suit un duo entre les deux où les corps se désarticulent. La voix et le cri se substituent au cornet pour le duo qui s’avance, avec le danseur Samuel Lefeuvre. Quelques lazzis parfois font contrepoints, ainsi cet arlequin jaune et mauve comme un oiseau des îles, sorte de fou dans la nef ou Nef des fous à la Jérôme Bosch. Les danseurs tournent sur eux-mêmes. Arlequin monte le grand escalier, le cornet sonne. François Chaignaud, performer singulier, glisse sur pointes et Salia Sanou, paraît dans un duo entre dérision et surréalisme. Soa Ratsifandrihana retrouve Anne Teresa De Keersmaeker, pour la reprise de sa chorégraphie Fase, créée en 1982 sur la musique de Steve Reich, une spirale qui n’en finit pas, qui accélère puis décélère.

Boris Charmatz et Anne Teresa De Kaersmaeker s’étaient rencontrés en 2011 au Festival d’Avignon, une rencontre forte autour des manières de penser les spectacles et l’espace. Elle, portant une combinaison noire, lui jean et tee shirt blanc, calligraphient de leurs corps, de leurs sauts et lancements de bras, les Suites de Bach, au violoncelle. Ils s’approchent puis s’éloignent, lui, marche sur son ombre, elle, le suit. Lui, tourne sur lui-même au sol, comme un cadran solaire, elle, pivote à la verticale. Puis Anne Teresa De Kaersmaeker sort et Emmanuelle Huynh s’avance pour un duo avec Boris Charmatz avec qui elle a souvent dansé. Un grand silence se fait avant que ne monte très doucement et venant de loin, le Boléro de Ravel, au début à peine perceptible. Tous deux rendent hommage à Odile Duboc en présentant un extrait de Trois Boléros qu’elle avait chorégraphiés en 1996. La musique les enveloppe, les submerge (son, Olivier Renouf). Quand Emmanuelle Huynh et Raphaëlle Delaunay se glissent dans la danse sociale africaine-américaine des années 1920 à Harlem, le poids de l’une pèse sur l’autre et vice versa. La pénombre permet les jeux d’ombre, les portes se projettent en découpe, comme une fine dentelle (lumières Yves Godin). Le chant de la flûte monte comme dans le silence du désert, l’étoile du berger les éclaire. Solitude, simplicité, méditation, onirisme, magie, toutes ces émotions, de l’autre côté de l’écran, nous traversent. L’une porte l’autre et monte les escaliers. Puis tout s’éteint. Pour le final, les artistes se regroupent dans la nef et applaudissent.

Cette méditation pour architecture de fer et de verre, duos et ronde, est un moment exceptionnel qui témoigne de la créativité du maître d’œuvre, Boris Charmatz. Formé à l’école de danse de l’Opéra de Paris puis au Conservatoire de Lyon, ex-directeur du Centre national chorégraphique de Rennes, qu’il baptise Musée de la Danse, il vit à Bruxelles et travaille notamment avec Charleroi Danse. Charmatz aime les lieux improbables dont les places publiques des grands musées (Louvre, Tate Modern de Londres, Moma de New-York) et les aventures singulières. Artiste associé du Festival d’Avignon 2011, il avait créé dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes Enfant, une pièce pour vingt-six enfants et neuf danseurs, puis en 2017, la pièce 10 000 gestes sur un concept de gestes uniques dont le principe est de ne jamais se répéter.

En 2018, Boris Charmatz fonde une nouvelle entité, [terrain], associée à plusieurs structures des Hauts-de-France : Opéra de Lille, Phénix de Valenciennes, maison de la Culture d’Amiens. Il s’inscrit dans ce qu’on appelle la non-danse et s’en explique en plaçant le débat du côté de la philosophie, défendant une danse qui pose des questions. Danser est pour lui une forme de résistance et la danse « une fenêtre grande ouverte. » A la question : « qu’est-ce qu’on met à l’intérieur du mouvement ? » sa réponse vient aussitôt : « la danse c’est un espace mental, un duo infini. »

La Ronde de Boris Charmatz fut filmée le 16 janvier 2021 à huis clos pour raison de pandémie, suite à des temps de travail qui imposaient aux artistes un test covid-19 quotidien. « La distanciation physique c’est l’inverse de la danse, comme le dit le chorégraphe. La crise touche à l’essence de ce qui fait la danse, le contact. » Tous ici ont accepté l’aventure collective et éphémère où énergie, enivrements, ludique, intensité, accélération et suspension, forment la trame du dialogue avec un Grand-Palais en majesté. Le défi était de taille dans la diversité des styles et l’hétérogénéité des artistes. C’est un pari gagné. La danse est forte, sensuelle, et les courses folles s’harmonisent à la dimension du lieu.

Par la caméra virtuose de Julien Condemine une formidable méditation sur les temps que nous traversons, est offerte, dans un bâtiment lui-même traversé par le temps. Juste avant la retransmission du spectacle, ce 12 mars, France 5 diffusait le film documentaire de Claire Duguet et Sophie Kovess-Brun, Boris Charmatz face au Grand-Palais montrant de manière tout aussi intéressante les étapes de la conception du spectacle. Une soirée d’une grande intensité par écran interposé, pour public orphelin.

Brigitte Rémer, le 8 mai 2021

Johanna Elisa Lemke, Boris Charmatz © Laurent Philippe

Letizia Galloni, Axel Ibot © Damien Meyer

 

 

 

 

 

 

Interprétation : Djino Alolo Sabin – François Chaignaud – Boris Charmatz – Médéric Collignon – Anne Teresa De Keersmaeker – Raphaëlle Delaunay – Clément Delliaux/Compagnie de L’Oiseau-Mouche – Letizia Galloni/danseuse du Ballet de l’Opéra National de Paris – Emmanuelle Huynh – Axel Ibot/ danseur du Ballet de l’Opéra National de Paris – Samuel Lefeuvre – Johan Leysen – Johanna Elisa Lemke – Soa Ratsifandrihana – Marlène Saldana – Salia Sanou – Florian Spiry/ Compagnie de L’Oiseau-Mouche – Asha Thomas – Sigrid Vinks – Frank Willens

Conception, Boris Charmatz – Assistante chorégraphique, Magali Caillet-Gajan  – Lumières, Yves Godin – Son, Olivier Renouf – Directeur technique, Erik Houllier – Régie générale, Fabrice Le Fur assisté de François Aubry – Régie son, Perig Menez – Régie lumières, Nicolas Marc – Événement filmé le 16 janvier 2021 – Diffusion France 5/émission Passage des arts/ Claire Chazal, le 12 mars 2021- Coproduction RMN Grand Palais, Festival d’Automne à Paris, le Phénix scène nationale pôle européen de création et NEXT Festival, la Compagnie de L’Oiseau-Mouche. Action financée par la Région Île-de-France et soutenue par le ministère de la Culture.

 

 

Infini

© Théâtre de la Ville

Chorégraphie de Boris Charmatz, au Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

Des chiffres déclinés à l’infini selon l’énergie recherchée se croisent, sans jamais se heurter, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. A l’endroit comme à l’envers les danseurs comptent à haute voix, passant des hauts sommets à la rythmique du point 0. En état d’urgence, ils sont éclairés par des gyrophares à la lumière crue posés au sol qui tournent tout au long du spectacle formant comme des labyrinthes, et tordent les chiffres en années, évocations, heures, minutes et secondes (lumières, Yves Godin). On est entre la bourse, la vente aux enchères et le jackpot, les altitudes et les attitudes. On est au monopoly, au mont de piété, à l’infini qui ne finit pas d’en finir et s’étire en kilomètres, kilogrammes, décamètres et doubles décimètres. Après tout, l’infini est sans limite.

La chorégraphie de Boris Charmatz ressemble à du papier millimétré qui prend dans les fils de ses lignes savantes, strictes et cadrées, les danseurs, tout en gardant un air ludique, chaotique et improvisé. Petit écart au millimétré, les accessoires-costumes personnalisant chacun d’entre eux : épaulettes de cuir type armée romaine, petite culotte noire sur collant sylphide, chaussettes bleu pâle et vernis rouges, robe fleurie sur pré, longs gants en plumes de cygne noir (costumes, Jean-Paul Lespagnard). Les danseurs : Régis Badel, Boris Charmatz, Fabrice Mazliah et danseuses : Raphaëlle Delaunay, Maud Le Pladec, Solène Wachter, investi(e)s de leur mission chiffrée, dansent avec énergie, aisance et liberté. Le compte à rebours débute à 120 puis s’inverse et donne de la gîte. Petits moments a cappella et enchaînements en fondu-enchaîné se succèdent avec intensité, repris par une autre matière sonore qui se mêle à l’enchevêtrement des chiffres et des voix (son, Olivier Renouf – travail vocal, Dalila Khatir).

Parfois l’équation s’emballe et les corps s’amalgament en une masse sculpturale. On est au bord du ressassement et de la réitération transformant la matière corporelle en fusion et enchaînements de variations. Par la coïncidence ou le décalage, par la création-réaction entre le chiffre et le geste, le potentiomètre des vitesses, les ralentissements, suspensions et dilatations, le chiffre parfois devient abstraction et trace les frontières d’un espace mental sous contrôle.

Danseur et chorégraphe dans la pièce, Boris Charmatz cultive son obsession du dépassement en une écriture serrée, proche de l’expérimentation pure. Il poursuit la captation de la voix que l’on trouve dans ses créations les plus récentes et notamment dans 10 000 gestes. Le chiffre est un signe d’écriture et le chorégraphe oscille entre la mathématique et la symbolique. Le nombre est-il parfait ? S’il l’était, ce serait un entier naturel égal à la moitié de la somme de ses diviseurs ou bien à la somme de ses diviseurs stricts. Au-delà de l’énergie des danseurs et parfois de leur fantaisie, le chiffre pourtant reste austère.

Brigitte Rémer, le 16 septembre 2019

Avec Régis Badel, Boris Charmatz, Raphaëlle Delaunay, Maud Le Pladec, Fabrice Mazliah, Solène Wachter – travail vocal, Dalila Khatir – son, Olivier Renouf – lumières, Yves Godin – costumes, Jean-Paul Lespagnard – assistante, Magali Caillet-Gajan – régie générale, Fabrice Le Fur – direction de production, Martina Hochmuth, Hélène Joly.

10 au 14 septembre 2019, Théâtre de la Ville / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel 75001. Paris – En tournée :  4 octobre 2019 Charleroi danse – 11 et 12 octobre PACT Zollverein, Essen – 17 au 19 octobre Lieu Unique, Nantes – 7 et 8 novembre Scène nationale Bonlieu, Annecy – 13 au 16 novembre Théâtre  Nanterre-Amandiers – 26 novembre Maison de la Culture, Amiens – 5 et 6 décembre Le Phénix, scène nationale, Valenciennes/Festival Next – 25/28 mars 2020 Kaaitheater,  Bruxelles.