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Qui som?

Spectacle de la compagnie Baro d’Evel – conception et mise en scène Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias – collaboration à la mise en scène Maria Muñoz et Pep Ramis de la compagnie Mal Pelo – dans la cour du Lycée Saint-Joseph, pour la 78ème édition du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Un avant-propos place l’argile au cœur du sujet. Un acteur long et dégingandé, pas très habile de ses dix doigts, (Blaï Mateu Trias) essaie mais en vain, de faire marcher le tour du potier qui permettrait la fabrication d’un vase – pour remplacer celui qu’il a cassé et dont il cache les morceaux. Une actrice (Camille Decourtye) conseille, sur la manière de pétrir et de faire naître les formes. Devant les essais infructueux, la situation tourne à l’absurde et au cocasse. Le ton est donné. Côté cour comme côté jardin, longeant la profondeur du plateau, un alignement de vases en terre brute est rangé au cordeau.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Les acteurs-danseurs arrivent un à un, vêtus de noir et se placent au centre, formant un chœur, prêt à chanter une messe solennelle, tous immobiles et sérieux comme des papes. Arrivent nos deux potiers ratés qui prennent place dans la chorale. Tous sont concentrés. La soliste lance ses vocalises, reprises par tous, et soudain perd l’équilibre, la piste est glissante. Celui qui veut l’aider tombe à son tour, puis tous en rafale dans leur élan solidaire s’affalent les uns sur les autres, hésitent, se rattrapent, chutent à nouveau, se relèvent tant bien que mal avant de retomber, rebondir, s’effondrer en des gestes sémaphores désespérément inutiles et grandioses, grands écarts et rattrapages vains. Comme un disque rayé le son s’éraille de même, chute et digresse, repart, avant de tourner court. De noirs corbeaux qu’ils étaient, voilà les douze acteurs/actrices-danseurs/danseuses comme douze apôtres, tachés, tigrés, et blanchis à la chaux (Lucia Bocanegra, Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Miguel Fiol, Dimitri Jourde, Chen-Wei Lee, Blaï Mateu Trias, Rita Mateu Trias en alternance avec Amir Ziegler, Yolanda Sey, Julian Sicard, Marti Soler, Maria Carolina Vieira, Guillermo Weickert). Le moment est burlesque en même temps qu’inquiétant, de choristes talentueux ils sont devenus bouffons. Est-ce le monde d’aujourd’hui, ses déséquilibres, ses glissades et dérapages incontrôlés, au cœur de l’actualité ? Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Rescapés pourtant de la tourmente les acteurs comme des manchots empereurs venus tout droit de l’Antarctique se transforment en aveugles, un vase d’argile terracotta sur la tête, enfoncé jusqu’au cou, glaise molle qu’ils commencent à tordre et sculpter pour laisser passer quelques rais de lumière ou un peu d’oxygène, et retrouver leur route. La musique baroque les accompagne, ils en épousent le rythme avec une agilité et une inventivité extravagante et judicieuse, allant jusqu’à déchirer et retirer cette seconde peau. On pourrait être au pays des morts-vivants, dans un rituel soufi ou autre cérémonie, dans une assemblée du peuple en déclin. Un pot rouge semblable à une urne portée par un jeune garçon traverse la scène. « Le futur c’est nous, c’est moi, dit-il » Tous s’emparent d’un air de blues magnifiquement chanté par Yolanda Sey, en un mouvement d’ensemble plein d’énergie qu’ils rythment puis scandent avec les pieds.

Tout au long du spectacle, le fil conducteur est donné par la chanteuse-narratrice qui reprend, l’air de rien, ses discussions intérieures et extérieures, parfois en duo avec le potier désynchronisé. Le plateau est devenu comme une piste de cirque, et tous tournent autour d’un grand monticule fait de lambeaux de tissu noir, sorte de Mont Analogue : « Comment vous dites déjà ? La guerre pour exister ? » Un petit chien les suit, satellisé dans les tours de cour, et qui grimpe sur le dos de l’actrice. Une danse au violoncelle marque une pause. De la montagne magique sortent d’étranges personnages féminins : Lee ChenWei en surveillante pénitentiaire bientôt suivie de Lucia Bocanegra, Noëmie Bouissou et Maria Caroline Vieira, assez animales, dans leurs glissements et déstructurations, hauts-talons en bandoulière, entre Jérôme Bosch et Dante.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

La question existentielle fuse, venant de l’enfant : « Hé Monsieur, c’est toi le Père Noël ? » « Non » s’entend-il d’abord répondre. Les fragments de texte mènent à la question cruciale : « Que soy, yo ? Et moi, qui suis-je ? » qui ramène au titre du spectacle, en catalan : Qui som ? Qui sommes-nous ? Puis un homme arrive, traînant un gros sac au son de l’hélicon, du banjo et de la caisse claire, de musiciens qui passaient par là. À la question du Père Noël il reprend : « Oui, c’est moi ! » Face à lui, les trois Érinyes dans leur gestuelle en miroir, luttent contre le grand vent qui se lève. La montagne magique se métamorphose et devient un rideau dressé face au public. Du haut de ce rideau fait de lambeaux noirs s’extrait une première danseuse luttant dans les vagues, l’océan à la verticale qui amène d’autres corps sur une bande son où le vent et le ressac déferlent, où l’on entend des cris, où le collectif lutte dans le courant. Un corps d’enfant s’échoue juste devant, comme sur une plage. La métaphore est implacable. C’est impressionnant !

On reprend souffle, mais pas pour longtemps. « La beauté on l’abîme parce qu’on ne la voit pas » dit la narratrice. Une marée de bouteilles en plastique envahit le plateau, apportée par le flux et le reflux de la mer, et tous la repousse. Le message est clair sur l’aujourd’hui assombri de pollution, rattrapé et contredit par la narratrice qui illumine le spectacle en apportant l’espoir : « Faire groupe, trouver sa place, reprendre souffle. Tendre la main, prendre soin… Le silence est un crime, il faudrait avoir de l’audace… On n’a jamais dit que ce serait simple. Des jours heureux se cachent encore dans tous les coins. »

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Le spectacle est magnifique, basé sur le corps et le mouvement, le rythme et les fragments – il n’y a pas d’histoire à proprement parler, il n’y en avait pas non plus dans les précédents spectacles de Baro d’Evel. La musicalité et le récit poétique naissent du mélange des formes et des sons, des musiques et des langues, autant de matériaux portés par la douzaine d’artistes présents sur le plateau pour cette étrange cérémonie. Dans Qui som ? la terre, l’argile, est aussi un élément central, se transformant en masque, personnage, vase, ou se défaisant pour redevenir motte. Plastique et malléable, elle est un élément ludique en même temps que la métaphore d’un monde qui reste à construire.

Le rituel se prolonge après le spectacle dans la cour du Lycée Saint-Joseph où acteurs-danseurs-musiciens entraînent le public dans leur sillage au son de la fanfare. Qui som ? est le premier volet et la pièce centrale d’un triptyque dont la seconde partie, Qui soc ? sera un solo de Blaï Mateu Trias, et la troisième, En som ? une installation plastique. Leur diptyque précédent, et Falaise, créé en 2018 et 2019, symbole d’un certain effondrement, mettait en scène leur cheval, Bonito, aujourd’hui disparu et un corbeau-pie. Les animaux qu’affectionne la compagnie sont ici représentés par ce petit chien espiègle.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

À la recherche d’un art total, Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias présentent ce travail transdisciplinaire au Festival d’Avignon où ils sont invités pour la première fois. Les plasticiens les inspirent notamment Antoni Tapiès ou Miquel Barcelo, et ils inventent une dramaturgie à la croisée du cirque, du burlesque, de la musique, de la danse, du théâtre et des arts visuels. Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias se sont connus au Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne. Elle, française, lui catalan, ils ont commencé dans la rue à partir de l’acrobatie, ont fondé la compagnie Baro d’Evel – dont le nom vient de la symbolique gitane et a valeur de conjuration, en 2001, avec leur spectacle fondateur, Porqué No ? Ils ont pris la direction artistique de la compagnie à partir de 2006.

Camille Decourtye est à la base cavalière et gymnaste, Blaï Mateu Trias, fils d’un clown autodidacte qui s’exprime sous le régime de Franco ce qui n’est pas rien, passionné par les arts plastiques. Dans cette intranquillité qui les habite, entre l’immatériel et l’invisible ils créent des objets fragiles et risqués dans lesquels la matière est au cœur de la création, le corps est en jeu et la virtuosité toujours présente. Ils travaillent la polyphonie, l’émotion et la fulgurance, l’implicite, le lapsus, le contraste et l’opposition, l’absurde et le fantaisiste, l’imaginaire aux aguets. Ils sont en dialogue artistique avec le duo de danseurs María Muñoz et Pep Ramis du collectif Mal Pelo, et s’accompagnent mutuellement dans leurs recherches (cf. notre article du 4 décembre 2023 sur Double Infinite -The Bluebird Call présenté cette saison au Théâtre des Abbesses, à Paris).

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

« Nous avons commencé jeunes et sommes passés par tous les états du spectacle vivant » dit Blaï Mateu Trias. Pour Qui som ? le plus lourd de leur spectacle – ils sont 13 en scène et voyagent à 22. Comme pour les autres spectacles, ils ont réuni un collectif, basé sur le désir et la créativité, sur l’engagement et la recherche, ils font tribu. La conception du spectacle ne se réalise pas a priori, ils cheminent et fabriquent, collectivement. « Nous ne sommes ni des puristes ni des solistes. Nous sommes des touche-à-tout » dit Blaï Mateu Trias. Dans l’esprit du cirque, chacun a sa responsabilité engagée dans une multiplicité d’actions, et dans leurs spectacles, chacun est une partie du tableau ; et Camille Decourtye donne son point de vue : « Créer c’est tenter d’éteindre les feux, c’est la recherche d’unité, c’est l’entêtement à l’impossible, cette rage de réveiller le meilleur en nous. » Le conte philosophique qu’ils proposent fait partie de ces objets précieux et insaisissables.

Brigitte Rémer, le 13 juillet 2024

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Avec : Lucia Bocanegra, Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Miguel Fiol, Dimitri Jourde, Chen-Wei Lee, Blaï Mateu Trias, Rita Mateu Trias en alternance avec Amir Ziegler, Yolanda Sey, Julian Sicard, Marti Soler, Maria Carolina Vieira, Guillermo Weickert. Et avec la participation de 5 enfants genevois·es. Collaboration à la mise en scène : Maria Muñoz – Pep Ramis / Mal Pelo – collaboration à la dramaturgie Barbara Métais-Chastanier – collaboration musicale et composition Pierre-François Dufour – scénographie et costumes Lluc Castells – création lumière Cube, María de la Cámara, Gabriel Pari – collaboration musicale et son Fanny Thollot – recherche des matières et des couleurs Bonnemaison-Fitte/Bonnefrite – Ingénieur percussions céramiques Thomas Pachoud – céramiste Sébastien De Groot – régie générale, Samuel Bodin et Romuald Simonneau – régie plateau Mathieu Miorin – régie plateau céramiste Benjamin Porcedda – régie son Chloé Levoy – régie lumières Enzo Giordana – habilleuse Alba Viader – cuisinier Ricardo Gaiser – direction déléguée et diffusion Laurent Ballay – production Pierre Compayré – administration : Élie Astier, Caroline Mazeaud.

Du 3 au 14 juillet 2024, relâche les 7 et 11 juillet – Festival d’Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph, 62 rue des Lices – Tél. : 04 90 27 66 50 – site : festival-avignon.com – Tournée 2024 : 19 et 20 juillet, Les Nuits de Fourvière (Lyon) – 25 au 27 juillet, El Grec, Festival de Barcelone (Espagne) – 2 au 4 août, Festival La Strada, Graz (Autriche) – 26 au 28 août, Festival Romaeuropa, Rome (Italie) – 2 au 4 octobre, Théâtre 71/scène nationale, avec Théâtre Châtillon Clamart et Les Gémeaux/scène nationale (Sceaux) – 11 au 13 octobre, Théâtre de Liège (Belgique) – 31 octobre au 2 novembre, Halles de Schaerbeek, Bruxelles (Belgique) –  13 au 16 novembre, Tandem/scène nationale d’Arras-Douai – 2 au 22 décembre, Théâtre de la Cité/Centre dramatique national Toulouse Occitanie – Tournée 2025 : 10 au 12 janvier, Le Parvis/scène nationale Tarbes-Pyrénées –  22 janvier au 1er février, MC93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny – 18 au 22 février, Comédie de Genève (Suisse) – 18 au 21 mars, Théâtre Dijon Bourgogne/Centre dramatique national – 27 au 28 mars, Centre dramatique national de Normandie-Rouen – 1er et 2 avril, Le Volcan/scène nationale du Havre – 24 et 25 avril, Équinoxe scène nationale de Châteauroux –  6 au 9 mai, Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne – 14 et 15 mai Le Grand R/scène nationale de La Roche-sur-Yon.

Falaise

© François Passerini

Texte et mise en scène Camille Decourtye, Blaï Mateu Trias – Compagnie Baro d’Evel – MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Deux personnages égarés sur l’extrême avant-scène cherchent à pénétrer sur le plateau. Dès l’avant-propos du spectacle on entre dans l’absurde, la dérision, l’inventivité, la poésie. Quand le rideau se lève une envolée de pigeons blancs entoure un personnage beckettien, sorte de François d’Assise dont les oiseaux mangent dans la main et veillent sur lui.

Le monde de Baro d’Evel est plein de surprise et d’extravagance, de virtuosité. Ils sont acteurs, danseurs, jongleurs, chanteurs, viennent du cirque et du monde clown, volent dans le ciel, tombent des toits et des falaises. Ils racontent des histoires et créent des scénarios de fantaisie, des personnages anachroniques, des langages codés et des signes au pinceau, une partition savante avec chants et musiques. Il souffle un vent de dramaturgie et de poésie, de liberté créatrice, dans leur spectacle où la scénographie escarpée évoque des reliefs – falaises et failles – dans un environnement peu hospitalier entre terre volcanique et désert noir, fin de mondes et résurrections, solitudes et empathies. Ils mutent et viennent d’une autre planète, d’humour et de finesse, travaillent du noir au blanc dans la gamme infinie des gris.

Un cheval blanc, une mariée, des rituels et des effondrements, de l’humour, de l’inattendu. Tel est l’univers de Falaise, deuxième volet d’un diptyque dont le premier, , était un duo. Le spectacle met en œuvre le travail de la troupe, engagé depuis Bestias. Au fil de son parcours et de ses itinérances, Baro d’Evel dont la troupe est l’atout majeur, a inventé des spectacles de différentes factures, présentés dans des espaces divers comme la rue, le chapiteau, ou dans des salles. Le voyage est sensoriel et en images, entre Chagall et Magritte, Tarkovski et Béla Tarr. C’est un univers chargé, bouleversé, absurde et philosophique.

Baro d’Evel ré-enchante notre monde et l’interroge, fruit d’un énorme travail du corps et de la voix, du rythme et des mouvements, de l’élaboration d’espaces et d’univers singuliers et maitrisés où la relation à l’animal – ici cheval et oiseaux – est spontanée. La démarche de syncrétisme interdisciplinaire recherchée par la troupe, construit et invente l’écriture scénique. Précision et virtuosité, humour et élégance, dépassement de soi, sont au rendez-vous, dans un spectacle de liberté poétique, métaphorique et onirique.

Brigitte Rémer, le 30 janvier 2020

Avec : Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Claire Lamothe, Blaï Mateu Trias, Oriol Pla, Julian Sicard, Marti Soler, Guillermo Weickert, un cheval et des pigeons. Collaboration à la mise en scène Maria Muñoz, Pep Ramis/Compagnie Mal Pelo – collaboration à la dramaturgie Barbara Métais-Chastanier – scénographie Lluc Castells, assisté de Mercè Lucchetti – collaboration musicale et création sonore Fred Bühl – création lumières Adèle Grépinet – création costumes Céline Sathal – musique enregistrée Joel Bardolet – régie générale Cyril Monteil – régie plateau Flavien Renaudon – régie son Fred Bühl, Rodolphe Moreira – accessoiriste Lydie Tarragon – régie animaux Nadine Nay – Production/diffusion Laurent Ballay, Marie Bataillon – attachée de production Pierre Compayré.

Du 28 janvier au 6 février 2020 – MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine. Métro : Bobigny Pablo Picasso – Tél. : 01 41 60 72 72 – site : MC93.com – En tournée : 10 et 11 mars, Espace Malraux/scène nationale de Chambéry – 17 et 18 mars, Bonlieu/scène nationale d’Annecy – 23 au 30 avril, Théâtre de la Cité/Théâtre Garonne, Toulouse – 14 au 19 mai, Le Grand T, Nantes – 27 au 29 mai, Théâtre de Lorient.