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Le Moine noir

© Krafft Angerer

D’après la nouvelle d’Anton Tchekhov – texte, mise en scène et scénographie Kirill Serebrennikov – spectacle en allemand, anglais, russe et français, surtitré en français et anglais, au Théâtre du Châtelet, dans le cadre de la programmation Théâtre de la Ville/hors les murs.

Tchekhov écrit Le Moine noir en 1893, peu après un voyage à Sakhaline, ancien bagne des tsars puis goulag sous Staline, dans l’Extrême-Orient russe. On trouve trace de ces extrêmes dans son texte qui relève du fantastique ainsi que dans la mise en scène de Kirill Serebrennikov.

Trois serres à la structure légère faites de bois et de plastique sont posées côte à côte. Portes ouvertes on peut regarder à l’intérieur. Côté jardin quelqu’un y joue du saxophone, plus tard du piano, c’est le propriétaire des lieux, Pessotzki dans la nouvelle, appelé Le Vieux dans l’adaptation théâtrale (Bernd Grawert). Tania, sa fille, virevolte à ses côtés (Viktoria Miroshnichenko). Fou de nature et fier de son domaine de Borissovk, il célèbre sa forêt de peupliers, chênes et tilleuls ; ses vergers d’arbres fruitiers en espaliers ; ses fleurs toutes couleurs, lys, roses, camélias et tulipes. Il parle de son travail, qu’il détaille selon les saisons.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans les deux autres serres se trouvent les fleurs préférées de Tania, précieusement gardées, la terre et les graines déposées dans des sacs, et une dizaine d’hommes, sorte de captifs, voisins ou ouvriers agricoles en suspension. Ils se métamorphoseront au fil du spectacle en divers personnages et se révèlent être de magnifiques choristes. Leurs polyphonies, savantes et mystiques, de même que l’expressivité de leur gestuelle emplissent la scène. Ils sont comme la conscience de Kovrine.

L’écrivain en effet arrive au domaine en fin de soirée, invité par Tania et dont elle semble éprise, et par son père qui le considère comme un fils adoptif. Elle lui fait visiter les terres. Tous deux se frayent un chemin à travers les fumées des brasiers de fumier et de paille où l’on aperçoit les ouvriers comme des ombres à travers le rideau opaque. Et Kovrine, inquiet et crépusculaire, demande à Tania à maintes reprises, comme une réminiscence : « C’est quoi cet arbre ? » – « Un orme » – « Pourquoi est-il si sombre ? » – « La nuit tombe, tous les objets paraissent sombres » – « Alors, je suis fou ? » Les déplacements des personnages sont filmés à partir de caméras discrètement installées et du mobile de Kovrine qui n’a de cesse de capter en gros plans les visages, peut-être de graver le sien, images projetées en hauteur, sur des cadrans de bois.

La pièce est construite en quatre parties qui remettent chacune sur le métier l’ouvrage et qui, reprenant la situation à son point de départ avec les mêmes mots, s’enfonce un peu plus dans la folie du personnage, son « seul chemin. » Trois excellents acteurs interprètent à tour de rôle le rôle de Kovrine dans les trois premiers actes, ils sont tous les trois présents dans le quatrième, avec la même subtilité et énergie, (Mirco Kreibich, Filipp Avdeev, Odin Lund Biron). En même temps rien ne se ressemble et le public est pris dans le tourbillon des dédoublements et des visions. Tania de même se transforme et devient La Vieille Tania (Gabriela Maria Schmeide) puis Varvara.

© Christophe Raynaud de Lage

Souhaitant assurer la transmission de son domaine, Le Vieux propose à Kovrine d’épouser sa fille, ce qu’il accepte, dans une excitation démesurée proche du délire. Petit à petit ses réactions se décalent et il perd pied jusqu’à des paroxysmes d’hallucinations. « Que suis-je pour toi ? » demande-t-elle. Il raconte sa vision : « Il existe une légende. Je ne me souviens pas si je l’ai lue ou entendue. Il y a mille ans, un moine vêtu de noir, errait dans le désert, quelque part en Syrie ou en Arabie… A quelques lieues de l’endroit où il marchait, des pêcheurs ont vu un autre moine noir se déplacer lentement à la surface du lac. Ce deuxième moine n’était qu’un mirage. Un mirage en a fait apparaître un autre, puis un troisième… Et ainsi de suite à l’infini. » Hanté par cette image et passant de l’exaltation à la folie, Kovrine rencontre le Moine noir errant (Gurgen Tsaturyan) qui se présente comme étant un élu dont la mission est de sauver l’humanité, il s’identifie à lui. Les soins qui lui sont prodigués le font chuter un peu plus bas quand il constate qu’en se rapprochant de la normalité, il perd tout enthousiasme : « La liberté n’est peut-être qu’une illusion, mais n’est-il pas préférable de vivre d’une grande illusion ? » dit-il. Plus tard, dans son échange avec le Moine noir : « A quoi penses-tu ? » – « A la gloire » – « La gloire n’est qu’un jeu futile… »

© Krafft Angerer

Le spectateur entre dans la vision de chacun des personnages comme par effraction et son regard devient kaléidoscopique. Chaque partie apporte un bouleversement de l’espace et de la scénographie jusqu’à ce que les serres se trouvent retournées et sens dessus dessous, dans le chaos général de la folie. Comme si la focale de notre œil se décalait et que nous perdions nos repères dans la diffraction de la raison et de l’effet phosphènes. Quand le choeur des moines se déploie comme des derviches, magnifique dernier tableau, certaines architectures du plateau et l’ordonnancement de la gestuelle évoquent, dans l’esprit comme dans la forme, le constructivisme.

Opposant à Poutine, Kirill Serebrennikov avait été contraint, en 2021, de quitter le Centre Gogol de Moscou qu’il dirigeait depuis 2012 et qui était devenu un des hauts lieux de la création contemporaine. Frappé d’une interdiction de quitter son pays pendant deux ans il a finalement pu partir en mars 2022. Il vit en exil, à Berlin. Le spectacle a été créé l’été dernier à Avignon. Avec Le Moine noir, c’est la quatrième fois que le metteur en scène est invité au Festival d’Avignon, la première fois dans la Cour d’Honneur. Il avait présenté par le passé : Les Idiots d’après Lars Von Trier, en 2015 ; Les Âmes mortes d’après Nikolaï Gogol, en 2016, Outside en 2019, en son absence, spectacle qui évoquait la vie du photographe chinois Ren Hang, artiste inquiété par les autorités chinoises compte tenu du caractère cru de ses photographies et qui en 2017 s’est jeté du haut de son immeuble. Kirill Serebrennikov est aussi réalisateur et a marqué le dernier Festival de Cannes avec son film La Femme de Tchaïkovski.

© Christophe Raynaud de Lage

Avec Le Moine noir – spectacle pensé bien avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie et qui inscrit en lettres blanches à la fin du spectacle, Stop War – le metteur en scène place son geste de mise en scène entre les racines du théâtre et le cosmos. Pour cette production européenne, portée par le Thalia Theater basé à Hambourg, il s’est entouré d’une équipe internationale : techniciens et acteurs russes et allemands ; acteurs lettons ; chanteurs et danseurs d’origines diverses, tous magnifiques. Il a pressé la nouvelle de Tchekhov pour en extraire la pensée surnaturelle et ésotérique et l’a démultipliée en même temps qu’il nous fait pénétrer dans la parabole du Moine noir, le chaos et la folie de Kovrine. Derrière l’incandescence du personnage et l’absolu recherché, Kirill Serebrennikov met en exergue la fragilité des êtres et  leur vulnérabilité. « Je suis un arbuste. J’ai consacré tant d’énergie pour vivre… » dit Kovrine. « Tout homme devrait se satisfaire de ce qu’il est… Si tu m’avais cru jadis, quand tu étais un génie, tu n’aurais pas vécu ces deux années si tristes et misérables… » lui dit le Moine. Tout est ici magnifiquement élaboré, retranscrit, réalisé et chorégraphié.

Brigitte Rémer le 25 mars 2023

Avec : Filipp Avdeev, Odin Lund Biron, Bernd Grawert, Mirco Kreibich, Viktoria Miroshnichenko, Gabriela Maria Schmeide, Gurgen Tsaturyan – Avec les chanteurs : Genadijus Bergorulko (baryton), Pavel Gogadze (ténor), Friedo Henken (baryton), Vitalijs Stankevics (baryton) – Avec les danseurs Tillmann Becker, Viktor Braun, Andrey Ostapenko, Mark Christoph Klee.

Assistante personnelle Kirill Serebrennikov Anna Shalashova  – assistante mise en scène Olga Pavliuk – collaboration à la mise en scène et chorégraphie Ivan Estegneev, Evgeny Kulagin – musique Jēkabs Nīmanis – direction musicale Uschi Krosch – arrangements musicaux Andrei Poliakov – dramaturgie Joachim Lux – lumière Sergey Kucher – vidéo Alan Mandelshtam – costumes Tatiana Dolmatovskaya – assistanat à la mise en scène Camille Ferraz – traduction français des surtitres Daniel Loayza, Macha Zonina – traduction en allemand Yvonne Griesel – souffleuse Margit Kress – directeur technique Olivier Canis. Production Thalia Theater Hambourg – avec le soutien du Gogol Center de Moscou – coréalisation Théâtre de la Ville/Paris – Théâtre du Châtelet, dans le cadre des saisons du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la Ville hors les murs.

Du 16 au 18 mars 2023 à 20h, dimanche 19 mars à 15h – Théâtre du Châtelet, 1 place du Châtelet, 75001. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com et www.chatelet.com Du 16 au 19 mars. Spectacle en allemand, anglais, russe, surtitré en français.

Nous revivrons

© Jean-Louis Fernandez

Conception, mise en scène et scénographie Nathalie Béasse, d’après L’Homme des bois d’Anton Tchekhov, au Théâtre de la Bastille.

Ça commence par la présentation des personnages et un gâteau d’anniversaire aux cinq bougies, porté par Elena/Sonia dans une scénographie épurée, au mur de fond de scène blanc et au sol gris clair, avec juste une table et des chaises côté cour. Arrivent deux jeunes hommes, Mehmet, désigné comme l’Homme des bois et Sacha qui écrit depuis vingt-cinq ans et « remue du vent. » Piano, flûte, accompagnent les trois jeunes acteurs aux vêtements et comportements très ordinaires et qui tout à coup, par quelques éléments, construisent l’univers tchekhovien : une tête de cerf en effigie appelle la chasse et la campagne russe, un foulard signe de la babouchka, une langue étrangère, un faisan-épervier.

Les deux hommes et la femme – trois jeunes acteurs issus du programme 1er Acte porté par le Théâtre national de Strasbourg et relayé ici par le CDN de Colmar – Mehmet Bozkurt, Soriba Dabo et Julie Grelet se mettent à jouer comme jouent les enfants, glissant dans l’imaginaire et l’extravagance, se déguisant. Ils racontent. L’Homme des bois, Khrouchtchov, dit le Sauvage, replante les arbres au fur et à mesure que les hommes les arrachent, « Ne pas abattre les forêts. Détruire ce que nous ne pouvons pas créer…  Bientôt il ne restera rien sur terre… » autant de mots qui nous parlent et qui sont portés d’une manière ludique. Les acteurs courent, tombent, accélèrent, dansent, s’envolent, avec une grande liberté, comme s’ils étaient poursuivis, entre calme, inquiétude et peurs, et dans une multiplicité d’actions qui ne mènent à rien si ce n’est au jeu dans le jeu. « J’ai fait un rêve… Le vent s’est levé… Il va pleuvoir… Je veux vivre… »  Ils gravent l’empreinte de leur visage dans ce plastique volant, léger comme la soie et poussé par des ventilateurs comme autant de nuages dans un ciel dégagé. Une petite lumière les appelle, espérance ?

Dans leurs différentes actions-réactions ils déposent une rangée de seaux et une bataille de terre s’engage avant que n’en soit versé au centre du plateau le contenu, une terre noire dans laquelle la jeune actrice, dans la pièce Elena Andreïvna, s’enracine, portant diadème de fleurs blanches, image de mort et de résurrection. Ses mots : « Parfois, quand vous marchez, par une nuit noire, dans la forêt, et qu’en même temps il y a une petite lumière qui brille dans le lointain, alors, au fond de l’âme, sans trop savoir pourquoi, vous vous sentez si bien, vous ne remarquez ni votre fatigue, ni l’obscurité, ni les ronces qui vous frappent en plein visage… » Les acteurs dessinent sur le sol couvert de terre des signes cabalistiques, construisent un château et l’Homme des bois, piétinant trois brindilles, écrase sa forêt. « Le bonheur, vous ne le trouvez nulle part… Ne pas penser au bonheur. »

Il pleut sur les visages avec l’eau versée ou la tête plongée dans un seau. L’un se cache sous une grande bâche, l’autre scie une planche, jusqu’à ce que les trois acteurs-personnages se retrouvent devant le mur blanc qu’ils couvrent à coups de pinceaux et rouleaux de leurs traits de peinture. L’ensemble forme un tableau, la forêt, aux taches de couleurs, dans des dégradés de vert, brun, bleu, paysage d’une Russie rêvée. Pourtant, « tout le monde fait la guerre à tout le monde, le passé n’existe plus, il a été bêtement gaspillé » métaphore de la Russie ancestrale si proche de la Russie d’aujourd’hui.

© Jean-Louis Fernandez

Écrite en 1889 dans une période heureuse de la vie de Tchekhov, L’Homme des bois est une comédie en quatre actes, créée au Théâtre Abramov et sitôt retirée de l’affiche après quelques représentations. Elle est considérée comme le brouillon d’Oncle Vania et se termine par « je veux vendre le domaine… Je deviens fou… » Dans la proposition de Nathalie Béasse peu importe la narration elle travaille sur l’écho et les réminiscences, peu importe les personnages c’est une traversée où ils vont et viennent, et où ils se superposent. La metteure en scène travaille sur la perception, nous l’avions évoqué dans un spectacle précédent, Ceux-qui-vont-contre-le-vent (dans ubiquité-cultures du 20 février 2022). Elle dessine un monde de l’enfance, rassurant comme inquiétant, en toute liberté et inspiration, monde ponctué de chansons et extraits musicaux. Son univers est visuel et elle accompagne les acteurs dans leur naturel et leurs inventions selon les fils qu’elle enchevêtre, se situant entre performance et installation.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2023

Avec Mehmet Bozkurt, Soriba Dabo, Julie Grelet – assistant Clément Goupille, avec la complicité de Sabrina Delarue et Étienne Fague – régie générale Loïs Bonte – régie Bastille Marc Brunet.

Jusqu’au 31 mars 2023, du 15 au 27 mars à 19h, du 28 au 31 mars à 20h. Théâtre de la Bastille, 78 rue de la Roquette. 75011. Métro : Bastille – site : www.theatre-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14

La Cerisaie

© Jean-Louis Fernandez

Texte Anton Tchekhov, traductions André Markowicz et Françoise Morvan pour le texte français, Noriko Adachi pour le texte japonais – conception et mise en scène Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou – avec le Shizuoka Performing Arts Center et la Fondation du Japon – en français et japonais surtitré au T2G Théâtre de Gennevilliers.

Pourquoi sur les affiches et dans les réclames des journaux ma pièce est-elle obstinément appelée drame ? » écrivait Tchekhov (1860-1904) à sa femme en parlant de La Cerisaie, sa dernière œuvre, trois mois avant de mourir. Témoin privilégié de la vieille Russie avant qu’elle ne s’effondre, il disait : « Nous sommes au moins deux cents ans en retard, nous ne possédons encore rien, pas même un point de vue sur le passé… » En France, les publications portent pour inscription Comédie en quatre actes, André Markowicz et Françoise Morvan signalaient la difficulté de la pièce : « La règle du jeu, telle que nous l’avions imaginée pour la traduction de La Cerisaie faisait que tout pouvait être remis en cause à tout instant… L’extrême précision – qui fait que tout est dans tout et peut résonner – est ce qui rend Tchekhov difficile à traduire, difficile à jouer. » Au fil du temps de nombreuses lectures ont été faites de la pièce par les metteurs en scène. Stanislawski en a assuré la création en 1904, en Europe deux mises en scène ont fait date, celle de Giorgio Strehler au Piccolo Teatro de Milan en 1975 et celle de Peter Brook en 1981.

C’est dans une distribution franco-japonaise que Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou présentent leur mise en scène, répondant à l’invitation de Satoshi Miyagi et du Shizuoka Arts Center avec qui Daniel Jeanneteau a établi de belles collaborations depuis plusieurs années. Ensemble, ils ont présenté en 2009 Anéantis de Sarah Kane, en 2011 La Ménagerie de verre de Tennessee Williams, en 2015 Les Aveugles de Maeterlinck. C’est en 2021 en pleine crise sanitaire qu’ils ont répété La Cerisaie au Japon, selon les conditions de distanciation d’usage. Posé sur la scène, un grand podium en occupe tout l’espace, à l’avant duquel s’affichent les sous-titres pour la traduction des acteurs japonais. En fond de scène, sur grand écran, passent des nuages qui au fil du spectacle s’assombriront et seront toujours en mouvement jusqu’à leur disparition au dernier acte (vidéo Mammar Benranou). Ces ciels sont traversés de loin en loin par un vol d’oiseau, référence au butor étoilé, sorte de héron évoqué par Tchekhov dans plusieurs de ses nouvelles. Côté cour comme côté jardin, des voilages qui ondulent au gré de légers courants d’air et derrière lesquels on voit les acteurs se préparer à entrer en scène. Entre l’écran et le podium une étroite fosse qui permet des entrées et sorties, apparitions-disparitions des acteurs et la circulation d’accessoires. Ce sera aussi l’espace de la fête donnée à l’acte III. Le sol est recouvert d’un tissu de couleur blanche, entre satin et fourrure. Deux ou trois chaises façon design épuré, et le squelette d’une armoire sont les pièces d’un puzzle qui ramènent aux souvenirs d’enfance (scénographie Daniel Jeanneteau, lumière Juliette Besançon). Un son lancinant tourne et revient (composition musicale Hiroko Tanakawa, son Isabelle Surel).

© Jean-Louis Fernandez

Au premier acte, l’aube n’est pas encore levée, les cerisiers sont en fleurs, la maison attend l’arrivée de Lioubov qu’ils n’ont pas vue depuis cinq ans, propriétaire de la cerisaie (Haruyo Hayama), de sa fille Ania âgée de dix-sept ans (Sayaka Watanabe), de Varia sa fille adoptive âgée de vingt-quatre ans (Solène Arbel), de son frère, Gaev (Kazunori Abe), et de l’austère gouvernante, Charlotta (Nathalie Kousnetzoff). Chargés de la maison et de les accueillir, Lopakhine (Philippe Smith), ancien moujik devenu riche qui n’attire guère la sympathie sauf dans son récit premier – où il raconte comment, après les coups reçus par son père, Lioubov lui avait nettoyé le visage -, Douniacha la servante (Miyuki Yamamoto), Firs le vieux laquais (Stéphanie Béghain), Iacha, jeune laquais bêtement impétueux (Yuya Daidomumon), Epikhodov un employé-vaguement comptable (Yukio Kato). Trofimov, (Aurélien Estager) étudiant et ancien précepteur de Gricha, jeune fils de Lioubov qui s’est noyé dans un étang alentour, se joint à eux, nous apprenant ainsi le drame. Quelques autres personnages comme Pichtchik propriétaire terrien (Katsuhiko Konagaya), un chef de gare, le receveur des postes, un passant, des invités et des domestiques complètent le croquis de société.  Ces deux mondes – rural et urbain – vont se heurter, des liens se tisser d’autres se défaire, tous les dialogues de la pièce soulignent les rapports de classe. La menace de mise en vente de la maison qui la ponctue se précisera au fil des actes. Le sujet de l’argent et des dettes accumulées est lancé dès le début.

© Jean-Louis Fernandez

C’est une mélodie de flûte japonaise, intense, qui marque l’entrée dans le second acte. On descend les voilages, on pose un banc. On suit quelques personnages et séquences burlesques autour des employés de la maison comme le projet d’emprunter de l’argent à une grand-tante, Lopakhine qui donne la pression au sujet de la vente : « Ce n’est pas en chinois qu’on vous parle, votre domaine, il est en vente, et, vous, comme si vous ne compreniez pas… » Et il se lance dans la proposition d’un projet de construction de datchas, pour sauver la propriété. Portant une élégante robe orange (costumes Yumiko Komai) Lioubov se raconte dans ses aventures avec des hommes qui n’en valaient pas la peine. L’agitation est sous-jacente, quelques intrigues tentent de se construire. A l’acte trois « Le lustre est allumé. Dans le vestibule on entend jouer un orchestre juif… dans la salle on danse le grand rond… Promenade à une paire… » Derrière la fête Lioubov s’inquiète et attend son frère, Gaev, un peu trumpien dans son aspect, parti en ville avec Lopakhine, cynique à souhait, la maison est en jeu. Duel entre Trofimov – seul acteur s’exprimant en bilingue – amoureux de Varia et Lioubov qui s’en prend à lui : « Toujours à faire du zèle et à se mêler de ce qui ne la regarde pas » ajoute-t-il et elle, d’expliquer son attachement au domaine : « Moi, je suis née ici, c’est ici qu’ont vécu mon père et ma mère, mon grand-père, j’aime cette maison je ne comprends pas ma vie sans la cerisaie. »  De retour, Lopakhine, lui apprend la vente du domaine et lui fait savoir qu’il en est l’acquéreur. A son injonction de poursuivre la musique pour fêter l’événement et sa revanche sociale, suit un silence assourdissant où tous lui tournent le dos. L’acte quatre est un ballet de valises, tout le monde quitte la cerisaie, la famille part à Paris, Trofimov à Moscou. Tous les projets d’unions possibles tant entre Ania et Trofimov qu’entre Varia et Lopakhine, s’annulent. Firs le vieux et fidèle serviteur, soi-disant hospitalisé, est oublié. Pour lui, « Le malheur, c’est la liberté. »

© Jean-Louis Fernandez

Le choix de Tchekhov et de La Cerisaie interprétée par des acteurs japonais et français était ambitieux. Ce pari du bilinguisme est réussi et la langue voyage avec fluidité. Deux styles de jeu pourtant se font face mais s’emboitent relativement l’un dans l’autre dans le crayonné des différents personnages où chacun est à sa place entre un certain hiératisme d’un côté, une mobilité jusqu’au cliché ou à la dérision, d’un autre côté. L’interprétation de Haruyo Hayama dans le rôle de Lioubov est éblouissante et sa palette d’expression, vaste : du plaisir de retrouver la chambre des enfants, « ma chère, ma merveilleuse chambre… Je dormais là quand j’étais toute petite… » au chagrin de son enfant perdu, de l’inquiétude qui monte et de la vie qui s’enfuit, elle donne toutes les nuances. On la voit se décomposer voire même se désagréger, avant de repartir, la nostalgie dans ses bagages mais gardant une force de vie.

D’une grande beauté plastique, Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou signent un spectacle ardent et humain où la recherche de l’absolu de l’existence chez Lioubov fait face au côté terrien et terre à terre de Lopakhine, deux classes sociales qui, indirectement, s’affrontent.

Brigitte Rémer, le 20 novembre 2022

Avec : Kazunori Abe, Gaev – Solène Arbel, Varia – Stéphanie Béghain ou Axel Bogousslavsky, Firs – Yuya Daidomumon, Iacha – Aurélien Estager, Trofimov – Haruyo Hayama, Lioubov – Yukio Kato, Epikhodov – Katsuhiko Konagaya, Pichtchik – Nathalie Kousnetzoff, Charlota – Yoneji Ouchi, un passant, le chef de gare – Philippe Smith, Lopakhine – Sayaka Watanabe, Ania – Miyuki Yamamoto, Douniacha – Scénographie Daniel Jeanneteau – lumière Juliette Besançon – son Isabelle Surel – vidéo Mammar Benranou – composition musicale Hiroko Tanakawa – costumes Yumiko Komai.

Du 10 au 28 novembre 2022, lundi, jeudi et vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h au T2G Théâtre de Gennevilliers-Centre dramatique national, 41 avenue des Grésillons. 92230 Gennevilliers – site : www.theatredegennevilliers.fr – tél. : 01 41 32 26 10 – En tournée au Théâtre des 13 Vents – Centre Dramatique National de Montpellier, du 8 au 14 décembre – site :  www.13vents.fr

La Mouette

© Simon Gosselin

D’après Anton Tchekhov – traduction Olivier Cadiot – mise en scène Cyril Teste – collectif MxM – à la MC93, maison de la culture de Seine-Saint-Denis/Bobigny.

Sur un grand écran partagé et au cœur du sujet, l’image d’un lac qui trouble et qui inquiète, tout près de la maison de Sorine. Le maître des lieux, ancien haut fonctionnaire dont la santé se dégrade, est accompagné du docteur Dorn pour veiller sur lui. C’est là que se déroule l’action et que la famille se regroupe. La tonalité est donnée par ces images sombres et romantiques comme le Lac de Lamartine dont les derniers mots pourraient convenir à Tchekhov : « Ils ont aimé. » Car derrière les rideaux d’images s’expriment les passions, et se jouent drames et psychodrames. Konstantin Tréplev, dit Kostia, jeune écrivain, est amoureux de Nina qui se destine à être actrice et qui s’amourache du célèbre écrivain Trigorine. Arkadina son amante, actrice très en vogue, est la mère de Kostia. D’un autre côté, l’instituteur, Medvédenko, amoureux de Macha fille de l’intendant de la propriété éprise du jeune Kostia, se fait éconduire.

Les méditations poétiques de Cyril Teste passent par la traduction d’Olivier Cadiot et la performance filmique, dans une libre adaptation de La Mouette, pièce la plus autobiographique de Tchekhov, écrite en 1896. Olivier Cadiot décale la syntaxe, classique et précieuse, en un langage du présent et du quotidien. La langue est fluide. Quelques extraits de la correspondance et des nouvelles d’Anton Tchekhov complètent le texte. Désenchantement et mélancolie sont au rendez-vous, même si la pièce est classée comme Comédie par son auteur. On entre dans l’intériorité émotionnelle et les tourments de personnages qui se cherchent et sont en quête d’amour. Mais la pièce parle aussi d’art, par l’écriture et le théâtre autour de deux écrivains, Trigorine plutôt blasé et Kostia, en devenir, et de deux actrices, Arkadina sûre de son talent et Nina, aspirante comédienne.

La pièce débute avec la présentation au cercle familial de la première pièce écrite par le jeune Kostia. C’est pour Nina, jeune femme dont il est follement épris, qu’il l’a écrite, et pour sa mère, Arkadina, actrice reconnue, qu’il la présente avec fierté. « On ne peut pas se passer de théâtre… » dit-elle. Mais le rendez-vous tourne court devant les remarques désobligeantes et plaisanteries déplacées qu’elle lance, jetant son fils dans une colère noire et dans la détresse. Nina revient, danse, lui, passe, un fusil à la main et lui fait un étrange cadeau « J’ai tué une mouette ! » dit-il en la lui offrant. À la recherche d’inspiration, Trigorine pense en faire le sujet d’une nouvelle histoire à écrire. Nina l’admire et le questionne sur son métier. « Si j’étais une actrice… » soupire-elle… Son attirance pour lui se précise. Dans ce climat tendu, Arkadina décide d’écourter leur séjour dans la propriété de son frère et de partir à Moscou sur le champ : « Partons ensemble, et maintenant… » dit-elle à Trigorine, avant de se rétracter. Les personnages consolident leurs relations secrètes. Nina envoie des messages codés à l’écrivain et lui fait savoir qu’elle part, elle aussi, à Moscou, apprendre le théâtre. On retrouve Kostia, malheureux d’être mal aimé par sa mère qui ne semble pas croire en son talent aveuglée qu’elle est par le sien, et malheureux de son amour fou pour Nina, sans réciprocité. Il porte un bandage à la tête, suite à une probable tentative de suicide. Une scène d’une grande violence entre Arkadina et son fils achève de détériorer leurs relations.

Deux ans plus tard, à l’acte IV, on apprend que Macha a finalement épousé Medvédenko et qu’un enfant est né de leur union, mais que Macha, restée la même, ne l’aime pas. Les personnages échangent sur ce qui s’est passé au cours des deux années écoulées : Nina et Trigorine ont vécu un temps ensemble, à Moscou. Ils ont eu un enfant, mort en bas âge, puis Trigorine l’a lâchée, il est retourné auprès d’Arkadina. « Tu m’appartiens » lui avait-elle dit. Nina comme actrice n’a jamais connu de véritable succès. Kostia a publié plusieurs nouvelles et commence à être connu mais déprime toujours. Sorine ne se déplace qu’en fauteuil roulant, sa santé décline et il est en fin de vie, Arkadina est venue l’assister dans ses derniers jours. Nina apparaît et parle à Kostia de sa vie au cours des deux dernières années. Il l’implore de rester mais elle n’entend pas, prête à poursuivre sa vie qu’elle juge désormais maudite, et repart. Au fond du gouffre, Kostia déchire son manuscrit et quitte la pièce. Alors qu’une partie de loto est en cours dans la maison, un coup de feu retentit. Le suicide est accompli.

Dans la lecture de mise en scène que présente Cyril Teste et le collectif MxM, quatre cameramen sont en action sur le plateau et transforment l’acte théâtral en vision cinématographique, fiction, images démultipliées, gros plans. Le passage de l’un à l’autre se fait avec subtilité, les langages deviennent complémentaires et le plateau/atelier de travail mêle le réel, le théâtre et le cinéma. Écrans et panneaux blancs, faisant fonction d’écran, se démultiplient comme autant de tiroirs secrets manipulés par les acteurs. Derrière ces écrans se déroule l’action, rapportée par l’œil des caméras. Ici, les très gros plans sont significatifs.

L’écriture théâtrale qui s’invente sous nos yeux, appuyée sur un dispositif ciné-matographique est soumise à une charte précise qu’énonce le collectif en une sorte de manifeste : « La performance filmique est une forme théâtrale, performative et cinématographique. Elle doit être tournée, montée et réalisée en temps réel sous les yeux du public. Elle peut se tourner en décors naturels ou sur un plateau de théâtre, de tournage. Elle doit être issue d’un texte théâtral, ou d’une adaptation libre d’un texte théâtral. La musique et le son doivent être mixés en temps réel. La performance filmique Les images préenregistrées ne doivent pas dépasser 5 minutes et sont uniquement utilisées pour des raisons pratiques à la performance filmique. Le temps du film correspond au temps du tournage. »

Depuis 20 ans, le Collectif MxM, impulsé par Cyril Teste – qui, avant de se consacrer au théâtre s’est intéressé aux arts plastiques – le compositeur Nihil Bordures et le créateur lumière Julien Boizard, développe ces recherches. Depuis 2011, ils travaillent sur ce concept de performance filmique : tournage, montage, étalonnage et mixage en temps réel sous le regard du public. Ils en ont présenté trois : Patio, d’après On n’est pas là pour disparaître de Olivia Rosenthal en 2011 ; Nobody, partition pour performance filmique d’après l’œuvre de l’auteur allemand Falk Richter en 2012 ; Festen, plongée virtuose dans le film de Thomas Vinterberg, en 2017.

Ici le transdisciplinaire sert magnifiquement le spectacle. Acteurs et équipes techniques sont à féliciter.

Brigitte Rémer le 30 juin 2021

Avec : Vincent Berger (Trigorine), Olivia Corsini (Arkadina), Katia Ferreira (Macha), Mathias Labelle (Kostia), Liza Lapert (Nina), Xavier Maly (Sorine), Pierre Timaitre (Medwenko), Gérald Weingand (Dorn).

Collaboration artistique Christophe Gaultier et Marion Pellissier – assistanat à la mise en scène Céline Gaudier – dramaturgie Leila Adham – scénographie Valérie Grall – création lumière Julien Boizard – création vidéo Mehdi Toutain-Lopez – images originales Nicolas Doremus et Christophe Gaultier – création vidéos en images de synthèse Hugo Arcier – musique originale Nihil Bordures – ingénieur du son Thibault Lamy – costumes Katia Ferreira assistée de Coline Dervieux – direction technique Julien Boizard – régie générale Simon André – régie plateau Guillaume Allory, Simon André, Frédéric Plou ou Flora Villalard – régie lumière Julien Boizard ou Nicolas Joubert – régie son Nihil Bordures, Thibault Lamy ou Mathieu Plantevin – régie vidéo Baptiste Klein, Claire Roygnan, ou Mehdi Toutain-Lopez – cadreurs opérateurs Nicolas Doremus, Christophe Gaultier, Marine Cerles ou Paul Poncet – décors Artum Atelier – Les images sont assemblées et diffusées avec le media server Smode. Cetaines images sont extraites de De rerum Natura. Création prévue en novembre 2020, reportée en juin 2021 – Avec la Fondation d’entreprise Hermès, dans le cadre de son programme New Settings.

Du 25 au 30 juin à la MC93, maison de la culture de Seine-Saint-Denis/Bobigny, 9 boulevard Lénine. 93000 Bobigny. Métro ligne 5, station Bobigny Pablo-Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.mc93.com – Une longue tournée en France est prévue en 2021/2022.

Oncle Vania

© Elisabeth Carecchio

Texte d’Anton Tchekhov – mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig – Odéon/Théâtre de l’Europe – spectacle en russe, surtitré en français, avec les acteurs du Théâtre des Nations de Moscou.

C’est un Oncle Vania en version originale, qui fut créé en septembre dernier au Théâtre des Nations de Moscou. Ce lieu de création au large répertoire d’auteurs russes et étrangers, propose à des metteurs en scène du monde, de monter, avec ses acteurs, des spectacles qu’il produit.  C’est dans ce cadre que Stéphane Braunschweig a mis en scène Oncle Vania qu’il présente dans le lieu qu’il dirige, l’Odéon/Théâtre de l’Europe. Depuis plus de vingt-cinq ans, et même si les textes qu’il monte sont éclectiques, le metteur en scène s’est intéressé très tôt à Tchekhov et s’y réfère souvent. Il a présenté La Cerisaie en 1992, La Mouette en 2001, et Les Trois Sœurs en 2007.

La scénographie – également assurée par Braunschweig – nous mène dans le jardin d’une datcha de la campagne russe, bordée d’arbres qui s’impriment en arrière-plan. Trois marches longent l’ouverture du plateau, un grand bac d’eau-piscine circulaire est au centre. Tout est en bois. Quelques chaises longues et fauteuils, un samovar. C’est l’été, il fait soleil et vacances.

La pièce se compose de quatre actes, ici ponctués de baissés de rideau. Le premier est d’oisiveté. Vania se prélasse entre deux bains et laisse s’étirer le temps. Il attend la visite de son ex beau-frère, le grand professeur Serebryakov qu’il admirait jadis et avec qui il va régler ses comptes. Sa belle-soeur, Elena, presque du même âge que Sonia sa nièce, issue d’un premier mariage du professeur, l’a toujours attiré, mais il ne s’est jamais déclaré. Les deux femmes pleines d’animosité l’une envers l’autre vont faire la paix, et Sonia, follement amoureuse d’Astrov, demande à Elena d’observer ses sentiments. Médecin passionné d’écologie et amoureux des arbres, Astrov évoque avec pessimisme la déforestation ravageuse et la perte de la biodiversité. Il ne remarque pas même Sonia mais entre vodka et défaitisme, regarderait plutôt vers Elena. Téléguine, propriétaire foncier ruiné, décalé du réel et sans objectif, joue de la guitare. Marina, la nourrice, vogue entre résignation et exaspération. L’ennui plane sur la maison.

Oncle Vania est une fresque familiale où se croisent des personnages de solitude, à la recherche d’un hypothétique bonheur. Convoitée par Vania, Elena la privilégiée, qui se sait inutile et s’ennuie, effleurera à peine Astrov, avant de repartir avec son hypocondriaque de mari. Capricieux égotique regrettant le temps de sa gloire, Serebryakov, est une sorte de caricature purement autocratique. Il réunit la famille en une conférence grandiose et ridicule pour l’informer de son idée de vendre le domaine et de placer l’argent. Par là-même il en chasse Vania et Sonia, qui en sont les gestionnaires.

En réponse, Vania, qui a tout sacrifié pour son beau-frère et n’en a obtenu aucune reconnaissance, lui hurle ses quatre vérités et ce qu’il a sur le cœur, puis sort. Serebryakov le suit. En coulisse, un coup de feu claque. Vania a tiré, mais a raté sa cible. Contraint de renoncer à son grand projet, Serebryakov s’en va, accompagné de son épouse qui choisit les valeurs sûres. Vania, sous contrôle de Sonia, rend le flacon de morphine dérobé à Astrov, brisant l’amitié entre les deux hommes. Le suicide rôde. Restés seuls au domaine, Vania et Sonia tentent de se jeter dans le travail. Leurs dernières illusions se sont éteintes, mélancolie et désespoir sont au rendez-vous.

La pièce est une succession d’instants de vie où la mélancolie côtoie l’oisiveté et l’ennui, où la désillusion s’installe chez tous les personnages. En 1889, Tchekhov avait écrit une première ébauche, le Sauvage ou l’Esprit de la forêt, de ce qui deviendra Oncle Vania. Publiée en 1897, la pièce est créée deux ans plus tard au Théâtre d’Art de Moscou dans une brillante distribution incluant Stanislawski dans le rôle d’Astrov et Olga Knipper, la future femme de Tchekhov, dans celui d’Elena. « On peut dire qu’Oncle Vania est un mini-écosystème où les hommes se détruisent les uns les autres… Pour Tchekhov, il n’y a pas d’un côté la destruction de la nature, et de l’autre la destruction de l’homme par l’homme. Les deux sont intrinsèquement liées » dit le metteur en scène qui insiste sur la capacité de destruction qu’ont les individus. Un autre passage de la pièce va dans le même sens, évoqué par Astrov : « L’homme a été doué de raison et de force créatrice pour multiplier ce qui lui était donné, mais jusqu’à présent, il n’a pas créé, il a détruit. »

Il ne se passe pas grand-chose dans la pièce, pas d’action particulière, plutôt l’ennui qui se distille à petites gorgées et le quotidien, un bonheur à peine recherché donc inaccessible, les non-dits, les silences. « Le climat est détraqué » dit Astrov qui résume la situation, si l’on entend par climat l’extérieur, l’environnement, et l’intérieur, les mélancolies. Les acteurs russes du Théâtre des Nations, sous la houlette de Stéphane Braunschweig, marquent ce temps étiré qu’ils recréent avec talent dans l’environnement écologique décrit par Tchekhov et développé par la mise en scène. Peu de surprise et d’émotion dans le spectacle comme dans la pièce, une musique de chambre bien interprétée, sans accident ni fulgurance.

Brigitte Rémer, le 27 janvier 2020

Avec, par ordre d’apparition : Marina Timofeevna, Nina Gouliaéva (du 16 au 19 janvier), en alternance avec Irina Gordina (du 21 au 26 janvier) – Mikhail Lvovich Astrov, Anatoli Béliy – Ivan Petrovich Voynitsky dit Oncle Vania, Evguéni Mironov – Sofia Alexandrovna Serebryakova dite Sonya, Nadejda Loumpova  – Aleksandr Vladimirovich Serebryakov, Victor Verjbitski – Helena Andreyevna Serebryakova, Elisaveta Boyarskaya (du 16 au 19 janvier), en alternance avec Yulia Peresild (du 21 au 26 janvier) – Ilya Ilych Telegin, Dmitri Jouravlev – Maria Vasilyevna Voynitskaya, Ludmila Trochina. Collaboration à la scénographie Alexandre de Dardel – lumière Marion Hewlett – costumes Anna Hrustalyova – assistante à la mise en scène, surtitrages Olga Tararine – et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Le texte des surtitres en français est basé sur la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan (éditions Actes Sud).

Du 16 au 26 janvier 2020, Odéon/Théâtre de l’Europe, 2 rue Corneille. 75006 – métro : Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.eu

(Le) Récit d’un homme inconnu

© Jean-Louis Fernandez

D’après une nouvelle d’Anton Tchekhov – mise en scène, adaptation, scénographie et lumière Anatoli Vassiliev – traduction française de l’adaptation, collaboration artistique, interprétariat Natalia Isaeva –  à la MC93 Bobigny, en partenariat avec le Théâtre de la Ville dans le cadre de sa programmation hors les murs.

La façade d’une maison blanche nous fait face, avec ses trois portes, autant que de personnages, chacune dans son style. Des costumes seyants, couleur mastic mettent en relief les formes, le rang et la fonction. C’est la maison du comte Orlov (Sava Lolov) dont le père est un haut fonctionnaire, où tout est réglé au cordeau. Arrive de Moscou son amoureuse, Zinaïda Fedorovna (Valérie Dréville) qui, abandonnant le domicile conjugal, s’installe chez lui, avec entrain. Il n’est pas sûr que l’envie soit partagée. Très vite elle tente de régenter à sa manière le cœur d’Orlov et la maison, très vite il se sent envahi et se métamorphose. L’histoire tourne court.

La première partie du spectacle donne à voir cette vie lente qui s’écoule, l’amour qui s’échoue et les rythmes suspendus de la maison. Lui, cruellement sensuel et glacé, passionné de lecture, s’enfouit dans les livres, elle, tente d’attirer son attention par son excentricité cultivée. Sa danse totémique devient une marque de fabrique et ponctue le spectacle. Il lui emboite parfois le pas, plutôt par moquerie que par empathie, ou par désir. « Vous êtes de mauvaise humeur » lui dit-elle de manière récurrente. Dans l’ombre, un serviteur stylé, discret mais omniprésent (Stanislas Nordey), surfe sur les événements. Chorégraphe zélé d’une pièce pour tables roulantes et théières, il apporte et remporte le thé aristocrate, source d’inspiration pour un impossible amour entre Orlov et Zinaïda. L’autre tâche du serviteur aux aguets consiste à mettre et démettre avec dextérité et dans le tempo les vestes, manteaux et chapeaux de monsieur, et parfois de madame. L’alignement des bouteilles de champagne vides, le long du mur, laisse à penser qu’il n’y a pas que du thé dans les théières. Zinaïda passe du rire au dépit, fait des tentatives, Orlov déploie ironie et cynisme, et marque la distance à outrance, tous deux s’amusent à pointer les anomalies du mariage. « Vous êtes capricieuse… Vous vous êtes trompée, je ne suis pas un héros… » lui dit-il, à plusieurs reprises.

A la fin de la première partie, la rupture est consommée. Le serviteur prend la place de narrateur et devient L’Inconnu. A la reprise du second acte il se raconte à Zinaïda, parle de sa condition de laquais, de sa tuberculose, de sa soif d’une vie ordinaire, de son appartenance anarchiste. Il s’était donné pour mission, s’immisçant auprès du comte Orlov, de tuer son père, un puissant homme d’état, puis avait renoncé : « Je m’étais engagé chez ce haut fonctionnaire, je me sentais un homme… ». Ensemble ils décident de quitter le comte et de voyager en Europe. On les retrouve à Venise. Elle, est enceinte du comte. Les murs de Saint-Pétersbourg peints sur toile laissent place aux canaux vénitiens. Le film qu’il projette alors, faisant longuement défiler les images, s’imprime sur la voile d’une embarcation, tendue sur un coin de la scène. On voit Zinaïda Fedorovna bercée par les eaux de la lagune, dans ce nouveau voyage initiatique avec L’Inconnu, avant que leur relation ne se désagrège.

La référence à Mort à Venise, le film de Visconti sorti en 1971 est d’autant plus évidente, que l’adagietto de la cinquième symphonie de Gustav Mahler, constitutive du film, accompagne le spectacle. C’est Alessandri Vassiliev qui a lui-même filmé ses deux héros mais la douceur de l’eau ne cache ni l’échec ni le tragique, une nouvelle fois. Tout se dérègle et devient drame. « Qu’est-ce que je dois faire ici, à Venise ? Pourquoi m’avez-vous arrachée à Saint-Pétersbourg ? » hurle-t-elle. « Vous aimez la vie, je la hais. Pour moi c’est déjà fini. A quoi bon parler ? Restons-en là. » Et la toile peinte de Venise s’écroule à son tour, en fond de scène. Le ventre de Zinaïda s’est arrondi et Vassiliev ne nous épargne rien jusqu’à percer la poche des eaux sur scène, donnant dans le réalisme le plus spectaculaire.

Quelques années plus tard L’Inconnu et le Comte Orlov se retrouvent à égalité, frac contre frac. Son ancien serviteur lui apprend la mort de Zinaïda Fedorovna peu après l’accouchement – était-ce un suicide ? – et lui demande de prendre sa petite fille en charge. La réponse est diffuse, Orlov reste fuyant.  La dernière image montre une image d’innocence, un personnage-petite fille fantasmée, monte au mât d’un immense parasol semblable à une fleur ouverte et qui se ferme et l’enferme, emmenant ses secrets.

Tchekhov est l’auteur de nombreuses nouvelles qu’il édite sous divers pseudonymes. Récit d’un homme inconnu est publié en 1893 dans le magazine Rousskaua mysl, La Pensée russe. Anatoli Vassiliev accole au titre l’article qui précède : (Le) Récit d’un homme inconnu. Tchekhov y explore les sentiments amoureux et les rapports sociaux avec un grand pessimisme, montrant que les idéaux mènent à la destruction et au néant. Anatoli Vassiliev porte Tchekhov au théâtre pour la première fois, et choisit cette nouvelle, plutôt qu’une pièce. On y trouve des airs de Platonov et un esprit dostoievskien. Stepan l’ex-serviteur, devenu L’Inconnu, fut aussi officier de marine sous le nom de Vladimir Ivanovich, et s’il se raconte abondamment dans la seconde partie, la mise en scène n’appuie pas sur les aspects révolutionnaires du personnage, ni sur les inégalités sociales.

Anatoli Vassiliev est un grand du théâtre, en exil en France depuis une douzaine d’années en raison de la situation politique de son pays. Il a développé son art en Russie, comme metteur en scène et comme pédagogue, au Théâtre Stanislavski puis à la Taganka. Il signe mise en scène, adaptation, scénographie et lumière, autant dire que son écriture scénique, toujours en recherche, est en même temps parfaitement maitrisée. Son travail est d’une grande finesse et il compresse le temps, laissant au spectateur la possibilité de voyager et de rêver, c’est le cas ici avec une première partie, dense et puissante. Pourtant il déroute avec une seconde partie moins magnétique dans l’art de la suggestion: est-ce la fêlure de personnages au bord du vide qui ont échoué dans leurs passions et leur humanité, est-ce leur ironie, leur cynisme et leur lassitude, est-ce le jeu escarpé et précieux d’acteurs sous la haute direction de leur maîtreur en scène ? Le spectateur sort épuisé et reste en suspens, essayant de repérer les niveaux de lecture enfouis par Vassiliev dans la sédimentation d’un temps hors cadre et d’un monde qui se délite, cherchant à décoder un objet théâtral singulier en son apparente simplicité. « Le chemin du vrai théâtre accessible, ainsi que le chemin de l’acteur dont on peut rêver, c’est toujours le chemin de la mort et de la résurrection prochaine. Le chemin de la mort scénique et de la résurrection scénique prochaine. Le mystère se trouve déjà dans ce rêve idéal » écrit-il. Avec (Le) Récit d’un homme inconnu, le spectateur, comme l’acteur, meurt, et ressuscite.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2018

Avec Valérie Dréville/Zinaïda Fedorovna – Sava Lolov/le Comte Orlov – Stanislas Nordey/L’Inconnu, Romane Rassendren – assistanat à la mise en scène Hélène Benssoussan – scénographie Philippe Lagrue – création lumière Philippe Berthomé – costumes Vadim Andreev, Renato Bianchi – accessoires, maquillage Vadim Andreev – collaboration artistique : mouvement et improvisation Jerzy Klesik.

Du mardi 27 mars au dimanche 8 avril 2018 – mardi, mercredi, jeudi, vendredi à 19h, samedi à 18h, dimanche à 16h. Relâche le lundi – A la MC 93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny – métro : Bobigny Pablo-Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – e-mail : reservation@mc93.com – site : www. MC93.com et auprès du Théâtre de la Ville/Paris, tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com – Le spectacle a été créé le 8 mars 2018 au Théâtre National de Strasbourg – Tournée du 12 au 20 avril 2018 au TNB de Rennes.

 

La Mouette

 © Arno Declair Jean-Pierre Gos François Loriquet Sébastien Pouderoux de la Comédie-Française Mélodie Richard Matthieu Sampeur Et Marine Dillard (peinture) Copyright by Arno Declair Birkenstr. 13 b, 10559 Berlin Telefon +49 (0) 30 695 287 62 mobil +49 (0)172 400 85 84 arno@iworld.de Konto 600065 208 Blz 20010020 Postbank Hamburg IBAN/BIC : DE70 2001 0020 0600 0652 08 / PBNKDEFF Veröffentlichung honorarpflichtig! Mehrwertsteuerpflichtig 7% USt-ID Nr. DE 273950403 St.Nr. 34/257/00024 FA Berlin Mitte/Tiergarten

© Arno Declair

Texte Anton Tchekhov – traduction Olivier Cadiot – adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier – scénographie Jan Pappelbaum.

Trois hauts murs, gris clair, austères, comme une immense boîte ou comme un signe d’enfermement, quelque chose d’intemporel. Tout autour, saillant de ces murs, un banc sur lequel ont pris place les acteurs, par grappes, en position d’attente avant l’arrivée des spectateurs. Un plateau quasiment vide, dans un coin quelques tables et chaises empilées, comme si la maison allait fermer. A l’avant, une grande plateforme définit l’espace de représentation. Sur le mur du fond, quelques mots de Tchekhov commentent une photo arrêtée : « Mon œuvre entière est imprégnée du voyage à Sakhaline. Qui est allé en enfer voit le monde et les hommes d’un autre regard. » Sakhaline, un lieu de détention au large de la Sibérie où l’auteur s’était rendu, et dont il avait rapporté un récit.

Un grand silence au début du spectacle. Une ou deux minutes d’un temps arrêté, avant un duo pour guitare et vocal en guise d’introduction. Nous sommes dans la propriété de Sorine, ancien haut fonctionnaire, de santé fragile, frère de la célèbre actrice Irina Arkadina venue quelques jours lui rendre visite en compagnie de son amant, l’écrivain à succès Trigorine. « Pourquoi es-tu toujours en noir ? » demande l’instituteur Sémion Medvedenko, à Macha, qui ne lui est pas indifférente. « Je suis en deuil de moi-même, si malheureuse… » répond-elle, amoureuse en effet de Konstantin Treplev comme elle le confie au docteur Evgueny Dorn, alors que Konstantin est épris de Nina Zaretchnaïa et qu’il a écrit pour elle une pièce qu’ils s’apprêtent à présenter dans les jardins de la propriété.

Le docteur Dorn fait ensuite un pas de côté et décale le temps du récit. Il évoque sa rencontre avec un chauffeur de taxi syrien installé en Russie depuis vingt ans, marié et heureux, retourné au pays chercher ses parents, pour les sauver, il rembourse ses dettes en faisant ce travail. On est au cœur de l’actualité et de la vie politique aujourd’hui. Un peu plus tard, une allusion au 49/3 s’immisce dans le spectacle de façon frontale, le metteur en scène regarde les spectateurs droit dans les yeux, salle allumée. Au-delà de la bourgeoisie qu’il décrit, Tchékhov était un homme attentif, il s’intéressait au champ social.

Thomas Ostermeier interrompt cette partition de la vie d’aujourd’hui pour déclarer la pièce ouverte. Un espace qui ouvre sur le lac, lentement dessiné tout au long de la pièce par une artiste aux longues brosses, sur le mur du fond de scène. Konstantin prépare sa représentation et attend Nina : « Te voilà, mon rêve » lui dit-il tendrement quand elle arrive. Il lui parle de sa mère, cette grande actrice narcissique et exclusive qui « s’imagine jouer l’art suprême » et de son amant, qu’il n’apprécie guère. Nina se prépare pour la représentation, sûre de vouloir devenir actrice. Les spectateurs – Arkadina, Trigorine, Sorine et Dorn, sont assis dans la salle de l’Odéon, au premier rang. Le texte de Konstantin, provocateur et sacrificiel, entraine des interventions impromptues d’Arkadina qui ne comprend ni le texte ni la démarche de son fils. Furieux, Konstantin quitte le plateau. Nina rentre chez elle où son père l’attend.

Au gré des caprices d’Arkadina qui dit vouloir repartir puis décide de rester chez son frère, et alors que Nina s’approche de Trigorine, on retrouve Konstantin la tête bandée, après s’être tiré une balle. Il apporte une mouette qu’il vient d’abattre et qui devient métaphore et allégorie de la fragile Nina. La jeune fille part à Moscou pour être actrice, tombe amoureuse de Trigorine, vit avec lui un temps, met au monde un enfant qui meurt en bas âge et ne rencontre pas la réussite. Reniée par Trigorine, délaissée et blessée, elle s’abîme entre vodka et folie. Sa dernière rencontre avec Konstantin est pour lui le coup de grâce : il voulait croire que tout était encore possible, mais Nina lui confesse éprouver toujours la même passion pour Trigorine. Konstantin la quitte brutalement. Autour d’une table éclairée d’une lampe à pétrole, la famille fait une partie de loto. Un premier coup de feu claque, puis un second. Dorn qui comprend, sort, et demande à Trigorine d’éloigner Arkadina. Konstantin s’est tué. Une fin lourde et éprouvante, dans l’insouciance générale.

La recherche d’amour est un des grands thèmes de la pièce que Thomas Ostermeier met en relief. Il invite par ailleurs à une réflexion sur l’art et le métier d’artiste, sur l’écrivain, comme une obsession. Il devise sur le théâtre, son formatage, ses effets de mode, ses clichés, les mêmes textes toujours montés et le refus des jeunes auteurs. « On a besoin d’un nouveau théâtre ou alors plutôt rien… » Il montre le théâtre dans le théâtre et le théâtre dans la vie. On est, au plan artistique, au cœur du conflit des générations, Arkadina ne reconnaît pas son fils.

Ecrite en 1895, présentée un an plus tard au Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg, la pièce ne fut pas bien reçue. Elle obtiendra plus tard le succès que l’on sait, montée par de nombreux metteurs en scène, partout dans le monde. C’est la première fois qu’Ostermeier s’affronte à Tchékhov, il avait monté La Mouette à Amsterdam il y a trois ans, il  l’a créée en langue française au Théâtre Vidy de Lausanne, en février dernier. Le directeur de la Schaubühne de Berlin sait créer des fidélités artistiques et s’entourer des mêmes équipes. Il a demandé à Olivier Cadiot une nouvelle traduction où se mêlent le quotidien et la poésie, et à Jan Pappelbaum la scénographie. Une partie des acteurs avaient aussi travaillé avec lui en 2013 dans Les Revenants, d’Ibsen, tous sont pertinents dans leur rôle, Nina – Mélodie Richard et Konstantin Treplev – Matthieu Sampeur, sont particulièrement justes, et habités dans leur fragilité.

Le travail de Thomas Osterméier, sensible et risqué, agrège au texte-source l’actualité politique du moment avec naturel et intelligence, comme un défi. Fin directeur d’acteurs, il a récemment publié Le Théâtre et la Peur, une réflexion sur la société d’aujourd’hui qui fait le pont entre l’art et la vie, comme il le fait dans La Mouette dont il donne une brillante lecture.

Brigitte Rémer, 13 juin 2016

Avec Bénédicte Cerutti (Macha), Valérie Dréville (Arkadina), Cédric Eeckhout (Medvedenko) Jean-Pierre Gos (Sorine), François Loriquet (Trigorine), Sébastien Pouderoux/de la Comédie Française (Dorn), Mélodie Richard (Nina), Matthieu Sampeur (Konstantin Treplev), Marine Dillard (peinture) – Musique Nils Ostendorf – dramaturgie Peter Kleinert – costumes Nina Wetzel – lumière Marie-Christine Soma – création peinture Katharina Ziemke.

Du 20 mai au 25 juin 2016, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. 75006. Tél. : 01 44 85 40 40. Site : www.theatre-odeon.eu

 

 

 

La Cerisaie

© DR

© DR

Texte Anton Tchekhov – traduction André Markowicz, Françoise Morvan – mise en scène Yann-Joël Collin

Cette pièce en quatre actes de Tchekhov achevée en 1903, fut présentée un an plus tard au Théâtre d’Art de Moscou. « Ma pièce a été créée hier, donc je ne suis pas de très bonne humeur » disait l’auteur qui critiqua la mise en scène de Stanislavski. Nouvelliste et dramaturge russe, auteur d’une quinzaine de pièces, Tchékhov voyait davantage La Cerisaie comme une comédie. Comédie ou tragédie ? En France ce fut Jean-Louis Barrault qui le premier l’a mise en scène, en 1954 et nombre de metteurs en scène s’y sont intéressés, entre autre Giorgio Strehler, Peter Brook, Matthias Langhoff et Manfred Karge, Alain Françon, et l’an dernier la jeune équipe TG Stan.

C’est aujourd’hui Yann-Joël Collin qui propose sa version. Il joue son rôle de metteur en scène et, de la salle éclairée, présente les personnages comme s’il faisait sa distribution. Les acteurs s’avancent devant le rideau rouge posé en fond de scène et entrent dans la danse.

Rentrant de Paris où elle s’est exilée pendant plusieurs années avec Ania sa fille et Charlotta la gouvernante, Lioubov Andreevna Ranevskaia retrouve avec plaisir et émotion la maison familiale et les objets de son enfance : « Ah ! La chambre de quand j’étais petite… » Elle s’en était éloignée après la mort de son fils, noyé sous les yeux de son précepteur, Piotr Sergueevitch Trofimov. A Paris elle a mené une vie légère et dépensière auprès de son amant, duquel elle s’est séparée. Elle retrouve Douniacha sa nourrice, Leonid Andreevitch Gaev son frère grand enfant capricieux, Varia sa fille adoptive cherchant mari, Firs le vieux laquais et Trofimov. Il y a du brouillard sur les cerisiers, « Maman marche dans l’allée… » Visions et flash back vers des moments heureux. « Grand-père… un corbeau ! oiseau de mauvais augure… » On fête le centenaire de l’armoire à livres. A travers tant d’émotion, Lioubov entend à peine les nouvelles : faute de moyens pour l’entretenir, la vente de la Cerisaie est en marche. Iermolaï Alexeevitch Lopakhine, ancien moujik et nouveau riche, essaie d’en être l’intermédiaire. « L’intelligentsia est inapte à tout travail » commente-t-il, proposant des solutions alternatives comme raser La Cerisaie ou y construire des datchas qui pourraient être louées aux estivants. Mais Lioubov et Gaev ne peuvent croire à la fin du domaine et jurent qu’il n’en sera rien. Rêve, élucubrations, recherche d’argent. « Pour commencer à vivre le présent il faut racheter le passé… » dit l’un des personnages.

L’acte 3 souffle le chaud et le froid, entre la fête donnée et la vente de La Cerisaie. C’est Lopakhine qui emporte le marché et devient propriétaire, lui dont le père et le grand-père y travaillèrent en tant que serfs. Lioubov est au désespoir. Au même moment, son amant se sentant seul à Paris, l’invite à revenir. L’acte IV au final est l’acte de la séparation, paysans et domestiques font leurs adieux à Lioubov, au plus mal et qui repart à Paris. Seul reste au domaine, Firs, le vieux serviteur qui n’a jamais bougé et reste seul dans la maison.

La Cerisaie présentée par le Théâtre des Quartiers d’Ivry et la compagnie La nuit surprise par le jour porte pour commentaire De toutes façons, on meurt. Ici, l’enfance, comme la Cerisaie, s’effacent dans les brumes. Yann-Joël Collin prend le parti du plateau vide, des tréteaux, comme il l’avait fait avec La Mouette, présentée l’an dernier au TQI. Il désacralise et se joue de la pièce avec habileté, selon les directives qu’en donnaient son maître, Antoine Vitez : « Jouer La Cerisaie comme un vaudeville… » Le metteur en scène place ici le public au cœur de l’action et va jusqu’à changer le dispositif en cours de spectacle, modifiant radicalement le rapport scène-salle. A la mi-temps du spectacle dans ce qu’on pourrait appeler l’entracte, Yann-Joël Collin prend le spectateur par la main et l’invite à se déplacer. Des banquettes sont installées sur le plateau et se font face. Il est pris dans un tourbillon de musique et de danse et est invité à se joindre à la fête.

Ce concept d’un public encerclé et d’un quatrième mur effacé n’est pas le seul geste posé par le metteur en scène. A certains moments, une caméra suit l’acteur et mène le spectateur par écran interposé, dans les couloirs et le hall du théâtre, elle traverse la rue, filmée dans ses échappées et ses lointains. La mise en perspective par cette fenêtre sur le monde ressemble à une immense Cerisaie, et dans la prise de distance qu’elle induit, tout le théâtre l’est aussi. Les images, réelles et virtuelles conduisent dans cette profondeur de champ là où se perdent les références. « Toute la Russie est notre Cerisaie… »

Depuis plus d’une vingtaine d’années la troupe La nuit surprise par le jour remet en jeu son rapport au théâtre et s’interroge sur la place du public. La Cerisaie représente la fin d’un monde et le théâtre lui-même en devient l’espace scénographique. Les acteurs se glissent avec talent et sobriété dans leurs rôles sur le mode burlesque et du travestissement, troublant les rapports entre le réel et la fiction. Il y a un côté ludique dans cette Cerisaie où l’émotion n’est jamais loin.

Brigitte Rémer, 4 juin 2016


avec Sharif Andoura ou Yann-Joël Collin les 12, 25, 26, 27, 28 et 29 mai,  Cyril Bothorel, Marie Cariès, Sandra Choquet, Manon Combes, Pierre-François Garel, Yordan Goldwasser, Eric Louis, Barthélémy Meridjen, Alexandra Scicluna, Sofia Teillet, Tamaïti Torlasco – collaboration artistique  Pascal Collin, Nicolas Fleury, Thierry Grapotte – musique Antonin Fresson – musiciens Adrian Edeline, Florian Pons – direction technique Frédéric Plou.  

Du 9 mai au 5 juin 2016 au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez – 1 Rue Simon Dereure, 94200 Ivry-sur-Seine. Métro : Mairie d’Ivry – Production Théâtre des Quartiers d’Ivry et Compagnie La nuit surprise par le jour – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11.