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Les Messagères

D’après Antigone de Sophocle – mise en scène Jean Bellorini, avec l’Afghan Girls Theater Group – spectacle en dari surtitré en français, au Théâtre des Bouffes du Nord.

© Christophe Raynaud De Lage

« Il faudra une mémoire pour que nous oubliions et pardonnions quand adviendra la paix entre nous et entre la gazelle et le loup. Il faudra une mémoire pour qu’à la fin nous choisissions Sophocle qui brisera le cercle… » écrivait le poète palestinien Mahmoud Darwish.

De Sophocle il est question dans le spectacle présenté par l’Afghan Girls Theater Group, composé de neuf jeunes comédiennes et d’un metteur en scène qui ont quitté le pays quand les talibans ont repris le pouvoir, en juillet 2021. Les Messagères sont une adaptation de l’Antigone de Sophocle, mise en scène par Jean Bellorini, qui les accueille au Théâtre National Populaire qu’il dirige, en partenariat avec Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération/CDN de Lyon.

© Christophe Raynaud De Lage

La scénographie se compose d’un grand plan d’eau qui occupe tout le plateau et donne une élégance à l’ensemble par les réverbérations et reflets. Les actrices s’y déplacent, les pieds dans l’eau, avec grâce et simplicité, portant le texte avec ferveur. Une lune immense est suspendue, comme un œil qui protège ou au contraire est aux aguets. D’emblée règne une vitalité impressionnante dans cette aire de jeu qui parle du refus d’obéir, exprimé frontalement par Antigone jusqu’à son emmurement et qui, de toute évidence se superpose à la place de la femme dans la société afghane, rayée, effacée, spoliée.

Le geste du metteur en scène inscrit le mouvement au cœur du spectacle, l’ensemble est chorégraphié et l’eau frissonne sur les murs et le plafond du théâtre. En introduction, les actrices tournoient dans l’eau avec insouciance et font groupe, sur le texte très poétique de Martine Delerm, Antigone peut-être. Une narratrice à l’avant-scène portant une robe noire et un collier d’argent parle des petites filles aux fenêtres, même si « depuis longtemps les fenêtres n’ont plus de vitres. » Une liste de prénoms féminins est égrenée. « Sait-on-jamais quand un regard s’éteint » poursuit-elle.

Puis les rôles se dessinent, Antigone et sa sœur Ismène portent des robes blanches et s’allongent dans l’eau au clair de lune pour parler de désobéissance et de généalogie négative – elles sont filles d’Œdipe et de Jocaste sa mère, engendrées de cette union. Le chœur se forme dans des variations de couleurs chaudes et chacune y a sa place, entrant et sortant de son rôle pour rejoindre le groupe, dans cette tension entre soi et les autres. Antigone dit que sa mort sera belle. « Moi j’ai choisi la mort, toi, la vie » confirme-t-elle à sa sœur. Entre Créon, jeune comédienne portant manteau d’or et couronne, il édicte ses lois jusqu’à ce qu’une messagère apporte la nouvelle de la transgression majeure : Polynice, frère d’Antigone – mort au cours d’un affrontement avec Étéocle, l’autre frère, remettant en jeu la gouvernance de Thèbes – interdit de sépulture, a été enterré. La coupable est nommée. La lune descendue sur Thèbes, ne scintillera plus, jusqu’à s’éteindre.

© Christophe Raynaud De Lage

Le sacrifice se met en marche, entre des citoyens silencieux et un chœur plein de sagesse, représentant des Thébains, essayant de faire fléchir Créon chez qui le doute finit par s’installer. La Cité lui fait face, toutes les actrices sont alignées face au public avec détermination, comme des guerrières. Une pluie fine tombe sur la scène au rythme d’un chant afghan. « Si tu perds le bonheur, tout ce que tu as n’est que fumée… Le désastre appelle le désastre… ». Derrière une rampe de feu qu’il allume, pourtant Créon ne lâche pas prise. Même Hémon, son fils, promis à Antigone et qui demande à son père raison et sagesse, n’est pas entendu. « Tu parles mais tu n’écoutes pas » lui dit-il. Créon s’obstine, malgré les prédictions de Tirésias, de honte et de malheur qui s’abattront sur lui, il ne fléchit pas. La fin sera tragique avec la mort d’Antigone entrainant celle d’Hémon qui se transperce d’un coup d’épée, leur tombeau pour chambre nuptiale. Eurydice, épouse de Créon, apprenant la mort de son fils se poignarde. Le roi de Thèbes en perd la raison.

© Christophe Raynaud De Lage

Le texte final est écrit par Atifa Azizpor interprétant Ismène, il est enregistré. « Les Antigone(s) ont été tuées, les Ismène(s) toujours vivantes sont en souffrance, elles espèrent revoir la liberté. Leurs paroles seront-elles entendues ? » Les actrices ont une belle présence, et jouent avec cet élément, l’eau, au début avec légèreté, ensuite avec gravité et sont porteuses des voix de tous les personnages qu’elles esquissent avec force et subtilité, transmettant tout ce qui est intransigeance et souffrance, en même temps qu’humanité.

Jean Bellorini, metteur en scène, est l’homme des expériences et du théâtre de création. Ses horizons sont larges et ouverts, son travail précis. Le choix d’Antigone dans cette version afghane transmet force et émotion, tant dans son contenu que dans son esthétique. Ses clairs-obscurs et les éléments qu’il met en mouvement sont chargés de sens et de toute beauté. « Les Messagères sont ces citoyennes afghanes qui veulent dire en Occident leur amour pour leur pays et en être les ambassadrices fortes et résilientes. Ce sont ces jeunes femmes du XXIe siècle qui résistent, se construisent et inventent leur destin, malgré tout » dit-il. Toutes sont à féliciter, chaleureusement.

                                                                                              Brigitte Rémer, le 7 avril 2025

© Christophe Raynaud De Lage

Du 4 avril 2025 au 13 avril 2025 au Théâtre des Bouffes du Nord – Du mardi au samedi à 20h, matinées les dimanches à 15h – 37 bis Bd de La Chapelle. 75010. Paris – métro : La Chapelle –  site www.bouffesdunord.com – tél. : 01 46 07 34 50.

Avec l’Afghan Girls Theater Group : Hussnia Ahmadi (le garde, chœur d’Antigone) – Freshta Akbari (Antigone, chœur d’Antigone) – Atifa Azizpor (Ismène, chœur d’Antigone) – Sediqa Hussaini (le coryphée, le messager, chœur d’Antigone) – Shakila Ibrahimi (Hémon, le coryphée, chœur d’Antigone) – Shegofa Ibrahimi (chœur d’Antigone) – Marzia Jafari (Tirésias, chœur d’Antigone) – Tahera Jafari (Eurydice, chœur d’Antigone) – Sohila Sakhizada (Créon).

© Christophe Raynaud De Lage

Collaboration artistique Hélène Patarot, Mina Rahnamaei, Naim Karimi – création lumière Jean Bellorini – création sonore Sébastien Trouvé – adaptation Mina Rahnamaei – traduction des surtitres Mina Rahnamaei et Florence Guinard – direction technique Karim Smaïli – construction des décors et confection des costumes Les ateliers du TNP – textes additionnels : le texte qui ouvre le spectacle est issu de l’album de Martine Delerm, Antigone peut-être, paru aux éditions Cipango. Le texte final est écrit par Atifa Azizpor, comédienne de l’Afghan Girls Theater Group – Le spectacle a été créé en juin 2023 au TNP de Villeurbanne.

Antigone, avec le Théâtre National Palestinien

@Nabil Boutros

Texte de Sophocle – texte arabe Abdel Rahman Badawi – texte français et mise en scène Adel Hakim – musiques Trio JoubranThéâtre des Quartiers du monde/Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre dramatique national du Val-de-Marne, à la Manufacture des Œillets – Spectacle en arabe surtitré en français, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.

Le Théâtre des Quartiers du monde créé à Ivry par Adel Hakim il y a plusieurs années accueille à nouveau le Théâtre National Palestinien pour une série de représentations d’Antigone de Sophocle qu’il a mis en scène, suivi de la présentation d’un nouveau spectacle qu’il a écrit et monté, Des Roses et du Jasmin.

Antigone ouvre la série de représentations. Créée à Jérusalem le 28 mai 2011, le spectacle a d’abord tourné en Palestine – à Ramallah, Jénine, Naplouse, Haïfa, Hébron et Bethléem – avant d’être présenté au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Studio Daniel Casanova, en mars 2012. Il a depuis été joué plus de cent trente fois en France et à l’étranger. Il inaugure aujourd’hui la Manufacture des Œillets, une ancienne usine acquise par la ville d’Ivry où le TQI, devenu Centre Dramatique National du Val-de-Marne, a pris ses nouveaux quartiers. Cette usine fut d’abord un atelier de fabrication de porte-plumes, de plumes et d’encriers à partir de 1836, puis au début du XXème une importante usine d’œillets métalliques destinés à l’industrie de la chaussure. Les bâtiments sont inscrits à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques depuis 1996.

Les politiques ont pris soin du théâtre à Ivry où le nom d’Antoine Vitez, venu avec sa Compagnie en 1972, reste gravé. Rachetée par la ville en 2009 pour y accueillir le Centre dramatique national du Val-de-Marne, l’usine en son projet architectural de réhabilitation – financé par l’Etat, la Région, le Département et la Ville d’Ivry – est confiée à Paul Ravaux, du cabinet RRC architectes. Le caractère ouvrier et l’authenticité du bâtiment ont été préservés avec les volumes, les structures métalliques, les surfaces vitrées, les passerelles et escaliers, l’aspect des murs, les puits de lumière. Elisabeth Chailloux et Adel Hakim, qui codirigent le Théâtre des Quartiers d’Ivry depuis 1992, se sont investis dans la conception, la philosophie et la réalisation du lieu, inauguré au mois de décembre dernier. Le résultat est superbe, le lieu a gardé son âme et son histoire.

Le public est accueilli dans une vaste halle sous verrière où se trouvent le bar et la librairie, un magnifique espace où pourront s’organiser des lectures, des cafés littéraires ou tous types de manifestations. Tout autour de cette halle court une mezzanine et l’entrée du Lanterneau, salle de répétition et de spectacle de quatre-vingts places dédiée aux nouvelles écritures, pour les metteurs en scène, les compagnies ou les collectifs émergents. La salle de quatre-cents places, La Fabrique, est entièrement modulable côté plateau et gradins, avec un gril situé à dix mètres courant sur toute la surface. Un espace dédié à la pratique théâtrale des amateurs et à la transmission, l’Atelier Théâtral, des loges et des bureaux complètent ce bel outil de travail, simple et chaleureux.

Antigone dans ce grand théâtre prend encore une autre dimension. Les acteurs du Théâtre National Palestinien viennent de Jérusalem Est où ils travaillent, leur combat passe par l’art. Ils sont tous à saluer. Antigone, qu’Adel Hakim, leur avait proposé de monter en 2011, est devenu emblématique et comme une métaphore de la situation vécue, les conflits d’aujourd’hui se superposant à la tragédie grecque. L’absence de démocratie et la difficulté de dialoguer, la tyrannie et la domination entre les hommes et les femmes sont les thèmes majeurs du texte de Sophocle, Antigone, avec distance et retenue, en exprime la complexité et pose la question de la malédiction. Interrogé sur les raisons du choix de cette pièce montée au Théâtre National Palestinien, Adel Hakim, qui signe le texte français et la mise en scène, répond : « Pourquoi une Antigone palestinienne? Parce que la pièce parle de la relation entre l’être humain et la terre, de l’amour que tout individu porte à sa terre natale, de l’attachement à la terre. Parce que Créon, aveuglé par ses peurs et son obstination, interdit qu’un mort soit enterré dans le sol qui l’a vu naître. Et parce qu’il condamne Antigone à être emmurée. Et parce que, après les prophéties de Tirésias et la mort de son propre fils, Créon comprend enfin son erreur et se résout à réparer l’injustice commise. »

La mort ouvre le spectacle sur les deux frères d’Antigone et d’Ismène – Polynice et Etéocle – étendus dans leurs linceuls blancs pour s’être entre-déchirés. Elle rôde tout au long de la pièce qui se termine dans un bain de sang – avec la mort d’Antigone par la volonté de Créon devenu roi, celle d’Hémon son fiancé fils de Créon, et celle de sa mère, épouse de Créon qui met fin à ses jours. La tragédie est complète. Le Chœur, conteur et commentateur, vêtu de gris, relate les combats, puis les conditions de la victoire dans une prosodie épique, le texte grec s’affiche ; un garde vient dénoncer celle qui a osé braver l’interdiction d’enterrer son frère Polynice, il a pour mission d’amener la coupable ; le devin Tirésias tente, mais en vain, de faire entendre raison à Créon. Les oiseaux ne chantent plus et Thèbes est en souffrance, la malédiction s’est abattue sur elle de génération en génération, l’image d’Œdipe et de Jocaste, père et mère de la fratrie d’Antigone, y restent à jamais gravée. La porte se referme sur l’ombre d’Antigone, vêtue de blanc et couverte d’un voile noir, image finale forte. L’espace sacré s’estompe et le mur creusé de meurtrières laissant filtrer la lumière, mur support des écritures, grecque, arabe, et française qui s’affichent sur la façade, retourne au néant.

Alors, la voix de Mahmoud Darwich retentit et le poème s’écrit, nous ramenant aux tragédies d’aujourd’hui : « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie, la fin de septembre, une femme qui sort de la quarantaine, mûre de tous ses abricots, l’heure de soleil en prison, des nuages qui imitent une volée de créatures, les acclamations d’un peuple pour ceux qui montent, souriants vers leur mort et la peur qu’inspirent les chansons aux tyrans. » La musique composée par le Trio Joubran vient des profondeurs et la palette des couleurs – blanc, gris, noir – comme le soleil, décline.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2017

Avec Hussam Abu Eisheh – Alaa Abu Garbieh – Kamel Al Basha – Yasmin Hamaar – Mahmoud Awad – Shaden Salim – Daoud Toutah – direction artistique du Théâtre National Palestinien Amer Khalil – texte arabe Abdel Rahman Badawi – texte français Adel Hakim – poème Sur cette terre texte et voix Mahmoud Darwich – traduction Elias Sanbar – musiques Trio Joubran – scénographie et lumière Yves Collet – costumes Shaden Salim – construction décor Abd El Salam Abdo – vidéo Matthieu Mullot et Pietro Belloni – assistant lumière Léo Garnier.

Du 5 au 15 janvier 2017 – Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat – 94200 Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11 – En tournée du 21 au 23 février 2017 à la Comédie de Genève – A voir aussi, du 20 janvier au 5 février, Des Roses et du Jasmin, texte et mise en scène Adel Hakim, avec les acteurs du Théâtre National Palestinien.