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Brel

Concept, chorégraphie et danse Anne Teresa De Keersmaeker, Solal Mariotte – Chansons Jacques Brel – scénographie, Michel François – lumière, Minna Tiikkainen assistée de Marla Van Kessel – Carrière de Boulbon, première en France dans le cadre du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Brel est poète, auteur-compositeur et remarquable interprète de ses propres textes, même s’il a fait des pas de côté en écrivant quelques chansons de films, comédies musicales et autres écritures. On le connaît pour la fulgurance de son inspiration et de ses interprétations sur scène où il donnait tout. Il est la vie même, un peu persifleur et pince-sans-rire, un peu tendresse, un peu coup de gueule, dans tous les cas, observateur aigu des gens et de leur vie au quotidien. Amoureux de son plat pays, la Belgique – son père était Flamand francophone et sa mère Bruxelloise, lui se définissait comme Bruxellois flamand d’expression française, il lui doit une de ses plus belles chansons. Les sublimes orchestrations de François Rauber rencontré en 1956, et qui l’a accompagné toute sa carrière, traduisent le lyrique, le ludique, le drôle, le dramatique ou le sentimental. Gérard Jouannest était son accompagnateur exclusif sur scène. Brel n’avait pas cinquante ans quand la faucheuse l’a fauché, en 1978.

Anne Teresa De Keersmaeker est flamande elle aussi et grande dame de la danse contemporaine, à la tête de la compagnie qu’elle a créée en 1983, Rosas. Passionnée par la transmission, elle a créé en 1995 à côté de sa compagnie, à Bruxelles, l’école P.A.R.T.S / Performing Arts Research and Training Studios, la couveuse idéale, exigeante et captivante, où se retrouvent nombre de jeunes danseurs venant de partout dans le monde, en formation. De l’école est issu Solal Mariotte, jeune danseur de vingt-quatre ans qui signe avec elle l’aventure Brel et qui était interprète dans la chorégraphie qu’elle avait présentée l’an dernier au Festival d’Avignon, Exit above d’après La Tempête de Shakespeare (cf. Ubiquité-Cultures du 24 novembre 2023). Il a débuté dans le hip hop et le break dance. Elle, d’une génération supérieure, a réalisé de nombreuses chorégraphies et rencontré les grandes figures de la danse, lui, issu d’une autre écriture avait découvert Brel via You tube même s’il avait travaillé la Valse à mille temps comme exercice d’école, sans qu’aucun projet sur Brel n’ait été énoncé ni même pensé. « Au premier temps de la valse toute seule tu souris déjà… Au deuxième temps de la valse on est deux tu es dans mes bras… Au troisième temps de la valse nous valsons enfin tous les trois. Au troisième temps de la valse il y a toi, il y a l’amour et il y a moi… Et Paris qui bat la mesure, Paris qui mesure notre émoi. Et Paris qui bat la mesure laisse enfin éclater sa joie. »

Dans Brel que les deux artistes co-signent, deux générations se rencontrent autour de l’iconique chanteur qui rassemble autour de lui un immense public composé de ceux qui le connaissaient et l’appréciaient et des plus jeunes qui le découvrent, dans un lieu on ne peut plus magique, la Carrière de Boulbon devenue emblématique par Peter Brook qui l’avait inaugurée en 1985, avec son légendaire Mahabharata. Risquer Brel compte tenu de l’extraordinaire présence sur scène du chanteur qui donnait tout, est un défi, séduisant mais téméraire et c’est autour de cette belle énergie qu’Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte ont cherché et construit le spectacle. Dans l’entretien échangé avec Laure Adler dans l’ouvrage Quand elle danse, Anne Teresa De Keersmaeker parle de son processus de création comme d’une évidence : « Contrairement à d’autres, je ne suis pas quelqu‘un qui commence par un plan. Pour moi c’est plutôt un travail de laboratoire. Il y a une idée de départ, une image, peut-être un désir de quelque chose, une question, un étonnement… Le choix des gens qui m’accompagneront sur ce trajet est crucial. » Elle a constitué son équipe artistique – et la liste est longue, et a choisi de danser avec Solal Mariotte en recherchant l’esprit des chansons et du contexte dans lequel Brel avait développé pendant une quinzaine d’années son émouvant répertoire et talent. « Pour ma part, Jacques Brel a toujours fait partie de mon histoire – de mon éducation comme de mon apprentissage de la langue française » dit-elle. Ensemble, ils ont travaillé sur des matériaux d’archives, auprès de la Fondation Brel notamment, regardé des images, écouté, lu des biographies. Il y a beaucoup de travail à la clé pour témoigner de ce géant de la chanson. « On ne veut pas sacraliser Brel, mais on veut poser des questions, certaines sont universelles, et d’autres sont d’une grande actualité » confirme Anne Teresa dans ce même entretien avec Laure Adler. Avec Solal, tous deux ont d’abord travaillé seuls avant de mettre en commun leurs idées, leurs trouvailles. La présence-absence du chanteur est là, symbolisée par un micro sur pied et un cercle de lumière qui reste vide un long temps.

© Christophe Raynaud de Lage

Sur cent cinquante chansons, ils en ont retenu vingt-cinq, textes poétiques et politiques qui disent l’amitié et l’amour, la vieillesse et la jeunesse, la mort, la religion et la bêtise, la révolte, l’identité, les paysages, les femmes et les ont restituées  dans une certaine chronologie. Les textes s’inscrivent sur l’épaisseur d’un praticable d’abord, sur le minéral qui ferme l’immense scène à l’arrière, avant de voler dans toute la Carrière de Boulbon. Relire les textes dans un tel environnement est un cadeau. Des images vidéo, complètent l’évocation, jamais trop et dans un bel équilibre qui laisse les pleins pouvoirs à la scène, On entend les applaudissements sur un de ses concerts en direct, la ferveur est là.

La soirée débute avec une des plus anciennes chansons-récits, écrite en 1953, Le Diable (ça va) « Un jour le Diable vint sur terre pour surveiller ses intérêts. Il a tout vu le Diable, il a tout entendu, et après avoir tout vu, après avoir tout entendu, il est retourné chez lui, là-bas… » Puis la chanson lance ses Ça va pleins d’ironie qui dansent sur la paroi minérale de la Carrière et que les danseurs relisent en même temps que le public : « Les hommes ils en ont tant vu que leurs yeux sont devenus gris, ça va, et l’on ne chante même plus dans toutes les rues de Paris, ça va, on traite les braves de fous et les poètes de nigauds, mais dans les journaux de partout tous les salauds ont leur photo, ça fait mal aux honnêtes gens et rire les malhonnêtes gens, ça va… » Brel a vingt-cinq ans, l’âge de Solal Mariotte qui semble loin dans la profondeur du plateau et petit face à la paroi, par le jeu des échelles. Il porte un costume gris clair et commence à bouger, lentement. Anne Teresa De Keersmaeker, costume gris légèrement plus clair esquisse quelques gestes en écho.

© Christophe Raynaud de Lage

Même micro sur pied, même cercle de lumière, resté vide, pour la chanson suivante, Sur la place (1953) « Sur la place chauffée au soleil une fille s’est mise à danser, elle tourne toujours pareille aux danseuses d’antiquités… Sur la place un chien hurle encore car la fille s’en est allée et comme le chien hurlant la mort, pleurent les hommes leur destinée » chanson à laquelle succède le texte généreux de Quand on n’a que l’amour (1956) « Quand on n’a que l’amour à s’offrir en partage au jour du grand voyage qu’est notre grand amour…. Quand on n’a que l’amour pour habiller matin pauvres et malandrins de manteaux de velours… Quand on n’a que l’amour à offrir à ceux-là dont l’unique combat est de chercher le jour… Alors sans avoir rien que la force d’aimer nous aurons dans nos mains, Amis, le monde entier. » Les danseurs sont encore dans l’ombre jusqu’à La Valse à mille temps, (1959) pétillante, qui offre à Anne Teresa De Keersmaeker de pénétrer le cercle de lumière.

© Christophe Raynaud de Lage

Puis Brel le frondeur arrive avec ses sarcastiques Flamandes (1959) « Les Flamandes dansent sans rien dire, sans rien dire aux dimanches sonnants, Les Flamandes dansent sans rien dire, Les Flamandes ça n’est pas causant… » avant que le ton ne change et que les gestes esquissés ne deviennent gestes posés. La Belgique est présente dans plusieurs des chansons, comme Le Plat Pays (1962) en langue originale, suivi de Bruxelles (1962) un bel hommage et de la tendre Ay Marieke Marieke (1961) chantée en bilingue : « Ay Marieke Marieke, je t’aimais tant entre les tours de Bruges et Gand, Ay Marieke Marieke il y a longtemps, entre les tours de Bruges et Gand… Ay Marieke Marieke, tous les étangs m’ouvrent leurs bras, de Bruges à Gand, de Bruges à Gand… »

Vient le légendaire Ne me quitte pas (1959) « Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre l’ombre de ta main l’ombre de ton chien…» La Carrière se transforme en un tableau abstrait dans lequel se fond le corps nu de la danseuse sur lequel la vidéo pose ses images, comme elle le fait sur la roche. Des duos s’élaborent et se précisent entre les danseurs, avec Rosa, rosa, rosam (1962) chanson sur laquelle Solal entre et sort du jeu avec espièglerie et provocation. Suit un magnifique jeu d’ombre qui mange la Carrière, avec l’illusion de La Fanette (1963) dans le reflux de la mer « et le soir quelquefois quand les vagues s’arrêtent j’entends comme une voix, j’entends… C’est la Fanette. » Brel résonne dans le paysage.

Les chansons défilent, la danse se précise. Avec Les Vieux, tout s’immobilise mais l’intensité est là et pour le retour de Mathilde, Solal est seul dans la lumière et danse, de bonheur « et vous mes mains, ne pleurez plus, souvenez-vous quand je vous pleurais dessus, Mathilde est revenue… Ma mère arrête tes prières, ton Jacques retourne en enfer, Mathilde est revenue… » Dans Ces gens-là (1965) il reprend le texte en écho. « Faut vous dire Monsieur que chez ces gens-là, on n’vit pas, Monsieur, on n’vit pas, on triche. » Sur la pierre, on entend le souffle de Brel. Avec Amsterdam (1964) les lumières passent au rouge, symbole d’un quartier chaud, le duo danse dans la ville. « Dans le port d’Amsterdam y a des marins qui chantent les rêves qui les hantent au large d’Amsterdam… Et quand ils ont bien bu se plantent le nez au ciel se mouchent dans les étoiles et ils pissent comme je pleure sur les femmes infidèles, dans le port d’Amsterdam… »

Les bonbons (1964) sont un petit entracte, frais et léger, même si l’ami Léon vient gâcher la fête. Solal a revêtu une veste fleurie, doublure de sa veste et Anne Teresa retourne la sienne qui de grise devient blanche. « Et nous voilà sur la grand’place, sur le kiosque on joue Mozart, mais dites-moi que c’est par hasard qu’il y a là votre ami Léon. J’avais apporté des bonbons… » Anne Teresa serait Mademoiselle Germaine et Solal l’ami Léon et tout s’agite autour d’eux, les sentiments et les projets. Une grande ombre au loin, les flammes autour d’elle et autour de lui, un long silence, l’incandescence, Brel est bien là, ils contemplent les flammes. Jef (1964) passe, inconsolable et les danseurs courent en cercle pour lui redonner de l’énergie. « Non Jef t’es pas tout seul mais arrête de pleurer comme ça devant tout le monde parce qu’une demi-vieille parce qu’une fausse blonde t’a relaisser tomber… »

© Christophe Raynaud de Lage

Quand Vesoul apparaît (1968) drôle et enlevée, on voyage, les villes s’inscrivent sur le mur minéral. « T’as voulu voir Vierzon et on a vu Vierzon, t’as voulu voir Vesoul et on a vu Vesoul, t’as voulu voir Honfleur et on a vu Honfleur, t’as voulu voir Hambourg et on a vu Hambourg, j’ai voulu voir Anvers on a revu Hambourg, j’ai voulu voir ta sœur et on a vu ta mère, comme toujours… » Solal porte un manteau cardinal, Il le retire et le remet comme s’il habitait plusieurs personnages en partance, Anne Teresa s’est effacée.

Avec Les Marquises (1977) et comme un chant d’adieu, le cercle se referme la maladie est connue. La lumière est belle. La danse est structurée. Anne Teresa est en trio avec Solal et avec Brel « Gémir n’est pas de mise, aux Marquises… » La chanson qui ferme le spectacle évoque la disparition en 1974 de Gérard Pasquier, son secrétaire, régisseur et ami, son frère, dit Jojo (1977). Un abîme s’était ouvert pour Brel. Anne Teresa s’allonge, mangée par le sol. « Six pieds sous terre Jojo tu espères encore, Six pieds sous terre Jojo tu n’es pas mort. » Tout s’est immobilisé, seul le texte s’affiche.

Avec Brel Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte se sont glissés dans le rythme du phrasé et le sens des mots apportés par l’immense auteur-compositeur-interprète. Après des mouvements gauches et timides au début du spectacle, comme Brel pouvait en avoir au commencement de sa carrière avec ses longs bras dégingandés, ils entrent progressivement dans la théâtralité des textes comme autant de petits scénarios. Solal a la fougue du chanteur et ce jaillissement de vie, Anne Teresa en a l’intensité. Les deux se retrouvent entre l’état de fuite et la raison d’espérer, la force et la vulnérabilité, le sentiment de vie et le doute permanent qui habitait la plume incisive de Brel. Une belle célébration de la vie et l’infini, à la Carrière Boulbon.

Brigitte Rémer, le 24 juillet 2025

Concept, chorégraphie et danse, Anne Teresa De Keersmaeker, Solal Mariotte – chansons, Jacques Brel – scénographie, Michel François – lumière, Minna Tiikkainen assistée de Marla Van Kessel – costumes, Aouatif Boulaich – dramaturgie, Wannes Gyselinck – direction des répétitions et assistanat, Johanne Saunier et Nina Godderis – recherche danse, Pierre Bastin – recherche musicale France Brel/Fondation Jacques Brel, Filip Jordens – son, Alex Fostier – créaton vidéo, Stijn Pauwels – montage vidéo, Lennert De Taeye – coordination artistique et planning, Anne Van Aerschot – assistanat à la direction artistique, Martine Lange – presse et communication, Nadia Veerbeeck – direction technique, Thomas Verachtert assisté de Bennert Vancottem – techniciens : Jan Balfoort, Jan-Simon De Lille, Tom Theunis, Pieter Kint, Dag Jennes – costumes, Veerle Van den Wouwer assistée de Chiara Mazzarolo et Els Van Buggenhout – habillage, Ella De Vos – couture : Sylvie Borremans, Lisa Fayt et Francesca Pisano – direction générale, Lies Martens – direction de tournée, Jolijn Talpe et Angelin Tresy. Production, Rosas (avec le soutien de la Communauté flamande et de la Commission communautaire flamande/VGC). Avec le concours du département des Bouches-du-Rhône et de la ville de Boulbon.

6 et 7 juillet – 9 au 11 juillet, 13 au 15 juillet, 17 au 20 juillet 2025 à 22h – Création 2025, première en France au Festival d’Avignon, Carrière de Boulbon – Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com et www.rosas..be

Exit Above

© Anne Van Aerschot

D’après La Tempête, de William Shakespeare – chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker – musique Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin – au Théâtre de la Ville/Sarah-Bernhardt, dans le cadre du festival d’Automne.

La cage de scène est grande ouverte montrant ses nouveaux équipements. Sa hauteur est imposante, de nouvelles passerelles, escaliers et ponts s’entrecroisent au plafond. Les panneaux acoustiques qui avaient fait leur temps ont été remplacés par des murs et dégagements techniques de couleur noire. La salle Sarah-Bernhardt du Théâtre de la Ville, toujours aussi impressionnante, a infléchi sa courbe. On retrouve ce lieu qu’on a toujours aimé et Anne Teresa de Keersmaeker le met en valeur. Un danseur aux figures multiples de break dance (Solal Mariotte) frappe dans les mains nous permettant d’apprécier la qualité sonore de la salle.

© Anne Van Aerschot

Sur le sol noir de la scène, s’entrecroisent des figures géométriques décalées et en couleurs. Quatre guitares sont alignées, côté jardin, et la musique ponctue les deux histoires qui se croisent, celle de La Tempête de Shakespeare et celle du blues, à l’origine des musiques d’aujourd’hui. Walking Blues enregistré en 1936 par le musicien Robert Johnson qui a influencé les générations suivantes, est une source d’inspiration. Jean-Marie Aerts, musicien et producteur, joue des musiques pop et blues en live et se mêle aux danseurs, il est aussi en duo avec Meskerem Mees, autrice-compositrice-interprète flamande d’origine éthiopienne, éblouissante chanteuse à la voix douce, d’une grande évidence et simplicité dans sa présence et sa façon de se mouvoir et qui fait fonction de narratrice. Elle établit ainsi le lien entre tous, imprimant à la chorégraphie un mouvement de ballade musicale. Carlos Garbin, danseur de Rosas, la troupe d’Anne Teresa de Keersmaeker, qui a appris la guitare et s’est passionné pour le blues, est le troisième auteur de la création musicale, il est aussi danseur.

Le groupe entre, guidé par une voix : Go walking ! Let’s go for a walk!, selon la chorégraphe « la marche est la ligne de base du mouvement. » Deux hommes portent avec élégance une longue jupe noire. Rythmes, respirations. Une étoffe de soie argentée vole au vent, poussée par une soufflerie que pilote un danseur, comme en pleine tempête, à la barre d’un navire. On entre chez Shakespeare. Les danseurs jouent avec ce nuage qui passe et s’enroulent dedans. Apparaît la figure de l’ange dans la représentation de Paul Klee, Angelus Novus, à partir d’un texte de Walter Benjamin, Sur le concept de l’histoire : « Ce tableau représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard… Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Ici, par ce tissu fluide et d’argent, un ange passe.

© Anne Van Aerschot

Des silences, des suspensions et des arrêts, des ondulations et des balancements, tout est mouvement. Le collectif est présent dans son hétérogénéité et du groupe se détachent des solos, duos et trios. Meskerem Mees glisse avec grâce sur la scène et conduit l’ensemble, avec le guitariste. Lent, rapide, accélérés. Tremblements et sifflements d’oiseaux et autres corbeaux. Quelques changements de costumes à vue, le solo d’une danseuse en robe rouge, discrète, mais bien là dans son élégance, la musique électronique, le chant, tout est dépouillé. Deux danseurs aux jupes blanches tournent. Ils entrent et sortent, engagent un geste, changent de partenaires. Au centre le micro tourne comme un lasso, le tonnerre approche. Noir. Poursuite. Rond de lumière, contrejour, voix, guitare.

La narratrice-chanteuse et musicienne revient jouant du saxophone, elle traverse la lumière. Des sons discontinus relaient le chant. « Aujourd’hui je suis né. I can’t do. Nothing. J’entends encore l’océan. » Un texte aux inflexions expressives est repris en chœur. Feux de détresse, rondes, marche avant, arrière, sauts, farandoles, jeux, accélération. Meskerem Mees danse au son de la batterie. Il y a des moments d’explosion et de perte de gravité avant que les choses ne se délitent, que les hommes ne jettent leurs chemises comme des naufragés et que tout se déchaîne. Soudain une fumée recouvre le plateau, sorte de napalm et comme une fin du monde. La scène se métamorphose, la mort et la violence s’invitent. Tout espoir s’efface. Seul le musicien reste debout. L’ensemble est comme un champ de bataille, une sorte de charnier. Il n’y a rien à voir, rien à faire, seule la mort… On est dans l’aujourd’hui. « Emmène-moi ! » Meskerem Mees est touchée, on la porte comme pour l’ensevelir. « Partez ! » Les danseurs s’immobilisent, la musique est forte. Ils se remettent en mouvement, reprennent leur marche, puis tout se suspend. Ils sont en ligne et nous regardent, ils amorcent un mouvement d’ensemble, lancinant.

Dans Exit Above, pièce créée l’été dernier au Festival d’Avignon, Anne Teresa De Keersmaeker explore les relations entre la danse et la musique, comme elle le fait depuis les années 80 dans les chorégraphies qu’elle signe. De Steve Reich à Jean-Sébastien Bach ou Mozart, des musiques du Moyen-Âge au jazz, elle explore toutes les formes musicales. Ici le blues est à l’honneur et terrain d’expérimentation, par la présence et le grand talent de la toute jeune Meskerem Mees – née à Addis-Abeba, qui vit et travaille en Belgique et a publié son premier album, Julius, en 2021 ; qui a joué dans plusieurs festivals dont le Montreux Jazz Festival et obtenu différents Prix – par les interventions en composition et interprétation à la guitare de Jean-Marie Aerts, né à Bruges et qui est aussi producteur studio et celle de Carlos Garbin, né au Brésil, également danseur et assistant artistique dans différentes productions, dont l’opéra.

Anne Teresa De Keersmaeker accompagne ses recherches chorégraphiques d’incursions dans le monde social et notre environnement. Ses figures géométriques obsessionnelles sont ici dessinées au sol comme une configuration incertaine du monde, une carte troublée et qui s’efface  Fidèle à son travail, le Théâtre de la Ville le présente dans toutes ses créations chorégraphiques, depuis 1985.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2023

© Anne Van Aerschot

Créé avec et dansé par Abigail Aleksander, Jean Pierre Buré, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos, Rafa Galdino, Carlos Garbin, Nina Godderis, Solal Mariotte, Meskerem Mees, Mariana Miranda, Ariadna Navarrete Valverde, Cintia Sebők, Jacob Storer – musique, Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin – musique interprétée par Meskerem Mees, Carlos Garbin – scénographie, Michel François – lumière, Max Adams – costumes, Aouatif Boulaich – direction des répétitions, Cynthia Loemij, Clinton Stringer – texte et paroles Meskerem Mees, Wannes Gyselincktexte d’ouverture Über den Begriff der Geschichte, Thèse IX, de Walter Benjamindramaturgie Wannes Gyselinck direction des répétitions Cynthia Loemij, Clinton Stringer – coordination artistique Anne Van Aerschot – assistanat à la direction artistique Martine Lange – administration de tournée Bert De Bock – direction technique Freek Boey – assistanat à la direction technique Jonathan Maes – régie plateau Jonathan Maes, Quentin Maes, Thibault Rottiers – régie son Alex Fostier – direction costumes Emma Zune assistée de Els Van Buggenhout – habillage Els Van Buggenhout – couture Chiara Mazzarolo, Martha Verleyen.

Du mercredi 25 au mardi 31 octobre, lundi au samedi à 20h, relâche dimanche – Théâtre de la Ville/Sarah-Bernhardt, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – métro Châtelet-RER : Châtelet-Les Halles – tél. : 01 42 74 22 77 – Suite de la tournée : Du 29 novembre au 2 décembre 2023 De Singel (Belgique) – 27 février 2024 CC Hasselt (Belgique) – 6 mars 2024 Theater Rotterdam (Pays-Bas) – 15 mars 2024 Le Cratère Scène nationale d’Alès – 19 mars 2024 Scène nationale d’Albi – 22 et 23 mars 2024 Le Parvis Scène nationale de Tarbes – 26 mars 2024 Scène nationale Grand Narbonne – 5 et 6 avril 2024 Opéra de Lille – 26 et 27 avril 2024 Teatro Central de Sevilla (Espagne) – 19 mai 2024 Teatro del Canal de Madrid (Espagne) – 12 et 13 novembre 2024 Sadlers Wells (Royaume-Uni).

Les six Concertos brandebourgeois

© Anne Van Aerschot

Chorégraphie Anne Teresa De Keersmaeker – Musique, Johann Sebastian Bach, Brandenburgische Konzerte, BWV 1046/1051- direction musicale Amandine Beyer – Direction musicale représentations La Villette Cecilia Bernardini – avec les musiciens du B’Rock Orchestra – à la Grande Halle de La Villette, dans le cadre du Festival d’Automne.

Les vingt-et-un musiciens de l’orchestre sont placés devant l’immensité du plateau de la Grande Halle, en contrebas des danseurs. Ils suivent leurs pieds et enchaînent pour eux les six Concertos. Pour la sixième fois Anne Teresa De Keersmaeker interroge Bach et construit sa mathématique de manière lancinante, elle en présente ici sa seconde version. Les relations entre danse et musique l’ont toujours passionnée.

Composés en 1721 et dédicacés au Comte Crêtien Louis, Marggraf de Brandenbourg, d’où leur appellation, les Brandebourgeois sont d’une grande diversité stylistique, n’appelant aucune référence particulière de l’époque. Ils développent surtout l’art du contrepoint, dont la source est la polyphonie du Moyen-Âge. Une pluralité d’instruments, ici baroques anciens, tels que cordes et instruments à archet – violons, altos, violoncelles, violes de gambe, contrebasse, notamment dans le troisième concerto – Instruments à vent – hautbois, cors et basson dans le premier concerto, trompette dans le second – Flûtes à bec dans le quatrième, clavecin dans le cinquième. La diversité musicale est là, et la musique de Bach n’est a priori pas composée pour être dansée.

Anne Teresa De Keersmaeker travaille longuement autour de la composition musicale et du contexte dans lequel elle a vu le jour. Une belle complicité artistique s’est créée dans l’élaboration du spectacle avec la violoniste Amandine Beyer qui assure la direction d’orchestre – à La Villette, elle est assurée par Cecilia Bernardini -. Ensemble, elles avaient créé Partita pour violon seul n°2 et élaboré Mystery Sonatas/for Rosa, une traduction musicale des quinze Mystères sacrés de la vie de la Vierge Marie, composée par Biber.

Avec Les six Concertos brandebourgeois seize danseurs de noir vêtus célèbrent la vie, même si chez Bach la vie et la mort se côtoient de près ; ils se glissent harmonieusement dans la musique baroque et la danse contemporaine. Chaque concerto est annoncé comme un nouveau chapitre par la présence d’un personnage qui réapparaît six fois, dont la dernière, dans une étincelante chemise dorée. Anne Teresa De Keersmaeker inscrit la marche comme principe et vocabulaire de base pour ce grand ensemble, marche qu’elle développe sous toutes ses formes : en motifs et tracés géométriques, spirales et cercles, en accélération, courses, sauts, pivots, enroulements-déroulements. Les danseurs se déploient comme une lame de fond, arrivant du fond du plateau avec une grande fluidité. Dans la musique de Bach tout est abstrait, il n’y a pas de narration, seulement une puissance émo­tive et l’infini. Dans un style proche du dépouillement, la chorégraphe travaille la sophistication à outrance et, dans ce temps partagé, crée une certaine complicité entre chacun des danseurs et chaque musicien. Toutes les émotions qui se déclinent dans la musique sont reprises dans la danse : joie, tristesse, espoir, colère, mélancolie, empathie, et dans de petits gestes feutrés. L’énergie vitale est là, de part et d’autre. Un chien traverse la scène de chasse du premier concerto, tenu en laisse par un danseur…

© Anne Van Aerschot

Les danseurs sont de générations diverses – Rosas, la compagnie, fut créée en 1983, à Bruxelles – initiant de l’émulation entre eux. Participant à l’élaboration du vocabulaire chorégraphique d’Anne Teresa De Keersmaeker, ils inventent ensemble ce qui devient un matériau commun ; même philosophie que dans PARTS (Performing Arts Research and Training Studios) l’école qu’elle a créée en 1995 en association avec La Monnaie, où chaque danseur en formation construit ses outils. Derrière contrepoints et variations musicales, les lignes mélodiques de Bach apportent, sous le regard d’Anne Teresa De Keersmaeker, une base répétitive et comme un leitmotiv où se superposent harmonieusement les tracés et figures des danseurs.

Brigitte Rémer, le 3 janvier 2023

© Anne Van Aerschot

Danseurs (création et interprétation) : Boštjan Antončič, Carlos Garbin, Frank Gizycki, Marie Goudot, Robin Haghi, Cynthia Loemij, Mark Lorimer, Michaël Pomero, Jason Respilieux, Igor Shyshko, Luka Švajda, Jakub Truszkowski, Thomas Vantuycom, Samantha van Wissen, Sandy Williams, Sue Yeon Youn

Musiciens du B’Rock Orchestra : Violon Cecilia Bernardini (solo), Jivka Kaltcheva, David Wish – Alto Manuela Bucher, Luc Gysbregts, Marta Páramo – Violoncelle Frédéric Baldassare, Julien Barre, Rebecca Rosen – Contrebasse Tom Devaere – Traverso Manuel Granatiero – Hautbois Jon Olaberria, Marcel Ponseele, Stefaan Verdegem – Basson Tomasz Wesolowski – Trompette Bruno Fernandes – Cor Bart Aerbeydt, Milo Maestri – Flûte à bec Manuela Bucher, Bart Coen – Clavecin Andreas Küppers.

Annonces Ekaterina Varfolomeeva – chien Ayla 3000 – costumes An D’Huys – scénographie et lumières Jan Versweyveld – dramaturgie Jan Vandenhouwe – assistants artistiques Femke Gyselinck, Michaël Pomero – assistante à la direction artistique Martine Lange – coordination artistique et planning Anne Van Aerschot – Tour manager, Bert De Bock – son, Erwan Boulay, Aude Besnard – conseil musical, Kees van Houten – aide à l’analyse musicale Ekachai Maskulrat, Juan María Braceras – assistants scénographie et lumières, François Thouret, Pascal Leboucq – chef costumière, Alexandra Verschueren, assistée par Els Van Buggenhout – couturières, Charles Gisèle, Ester Manas, Maria Eva Rodrigues-Reyes, Viviane Coubergs – habillage, Ella De Vos, Emma Zune – direction technique, Freek Boey – techniciens, Jan Balfoort, Quentin Maes, Thibault Rottiers, Michael Smets – remerciements , Gli Incogniti, Inge Grognard – production Rosas – coproduction B’Rock Orchestra, Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (Berlin),  De Munt / La Monnaie (Bruxelles), Opéra de Lille, Opéra national de Paris, Sadler’s Wells (Londres), Les Théâtres de la Ville de Luxembourg, Concertgebouw Bruges, Holland Festival (Amsterdam) – Remerciements à Gli Incogniti, Inge Grognard

21 au 23 décembre 2022, Grande Halle de La Villette. Sites : lavillette.com (01 40 03 75 75) et festival-automne.com (01 53 45 17 17).

Fase – Four movements to the music of Steve Reich

© Rosas – Théâtre de la Ville

Chorégraphie de Anne Teresa de Keersmaeker, Compagnie Rosas – Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

Anne Teresa de Keersmaeker a développé son parcours chorégraphique, après s’être formée à Mudra, l’école de Maurice Béjart, à la fin des années soixante-dix. Elle a chorégraphié plus de trente-cinq pièces et développé une large palette de mouvements et matériel gestuel.

Créées en 1982, les quatre pièces qui composent Fase sont emblématiques du travail de la chorégraphe et comptent parmi les œuvres fondatrices de la danse contemporaine. Ces trois duos et ce solo traversent le temps, portés par la musique minimaliste et répétitive de Steve Reich composée à la fin des années 60. Une dramaturgie lumières et son traverse l’ensemble, la danse est épurée, le geste d’une grande précision et perfection. C’est Anne Teresa De Keersmaeker elle-même qui a créé, avec Michèle Anne de Mey, ces quatre figures. Elles ont aujourd’hui passé la main à d’autres danseuses, tout aussi éblouissantes et qui marchent dans leurs traces, Yuika Hashimoto et Laura Maria Poletti le jour où j’ai assisté au spectacle, danseuses qui furent ovationnées.

La première pièce, Piano Phase, est un duo fluide et gracieux où les jeux de lumières renvoient les silhouettes sur un écran qui danse. La musique porte le geste, les robes fluides mettent le corps en valeur, les chaussures blanches dialoguent avec le sol, le corps oscille de l’horizontal à l’oblique dans un jeu de miroir troublé et troublant.

D’une autre facture, la seconde pièce, Come Out, nous transporte au cœur d’une usine où la mécanisation fait grand bruit, où la répétition des gestes devient lancinante. Les deux danseuses-ouvrières, vissées sur des tabourets, machines elles-mêmes, scandent leurs mouvements synchronisés au rythme des machines. Deux lampes d’usine tombent du plafond et les éclairent faiblement.

La troisième pièce est un solo Violin Phase, où la mathématique le dispute à l’élégance et à la pureté du geste. La danseuse – Yuika Hashimoto, ce jour-là – trace, par ses déplacements, une rosace qui s’esquisse et s’efface, et qui est à l’origine du nom de la Compagnie, Rosas. De pure beauté !

La dernière pièce, Clapping Music est un duo rythmé et ludique où les danseuses entrent et sortent de la lumière parallélépipédique réfléchie sur l’écran. Fantaisie et poésie mènent la danse.

La grande force de Anne Teresa de Keersmaeker est de décliner à l’infini les quelques gestes qui servent ici sa base chorégraphique, de les épurer, de les transcender. La chorégraphie atteint la même force que la musique, déploie une même intensité, maitrisée et sauvage, simple et sophistiquée à donner le vertige.

C’est d’une beauté à couper le souffle où la rythmique savante le dispute aux figures récurrentes et décalées. C’est porté par deux éblouissantes danseuses à qui la chorégraphe a passé le relais et qui écrivent, par leur grâce et la précision de leurs mouvements, un réel beau poème qui traverse le temps avec une grande intensité.

Brigitte Rémer, le 17 février 2020

Chorégraphie, Anne Teresa De Keersmaeker – Musique, Steve Reich : Piano Phase (1967), Come Out (1966), Violin Phase (1967), Clapping Music (1972) – Avec (en alternance) Yuika Hashimoto, Laura Maria Poletti, Laura Bachman, Soa Ratsifandrihana. Lumières, Remon Fromont – costumes (1981), Martine André, Anne Teresa De Keersmaeker. Création le 18 mars 1982, à Bruxelles, avec Michèle Anne de Mey et Anne Teresa De Keersmaeker.

Du 12 au 22 février 2020 – Théâtre de la Viile / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – métro : Concorde – tél. : 01 42 74 22 77 – www.theatredelaville-paris.com