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Suzanne : une histoire du cirque

Seule en scène, Anna Tauber – réalisation et mise en scène, Anna Tauber et Fragan Gehlker – au Théâtre Nanterre-Amandiers / Centre Dramatique National.

© Jean-Claude Leblanc

C’est une histoire simple et composée, une histoire de vie, une histoire de cirque, celle de Suzanne Marcaillou, ex-voltigeuse, une vieille dame aujourd’hui. C’est aussi une histoire de transmission et de tendresse portée par Anne Tauber, « une circassienne hors-piste » comme elle aime à se définir.

Suzanne fut une magnifique artiste qui en duo avec son époux, Roger, voltigeait dans les airs, dans les années 50. À l’époque, ni filet ni filin, aucune parade, pas de sécurité. Une passion, un naturel, une folie. Ils s’appelaient Les Antinoüs, d’un nom qui pour les Grecs personnifie la beauté, et la référence à Hadrien dont Antinoüs au destin tragique est amoureux, et qui se noie dans le Nil. L’agrès des Antinoüs est un cadre aérien, Suzanne en explique la fabrication, alors bien artisanale, ils évoluent à dix mètres de hauteur.

C’est en se racontant avec cette même simplicité qu’Anna Tauber introduit le spectacle. Elle n’est pas sur scène d’ordinaire, mais en amont des spectacles, active pour leur organisation et leur diffusion. Une voisine de sa grand-mère lui parle de Suzanne et du parcours des Antinoüs, et organise la rencontre.

© Collage Axelle Gonay – Fonds des Antinoüs / Pierre Dannès et AlainJulien

Cette reconnaissance, comme une renaissance, est émouvante, Suzanne, passée dans l’oubli, se raconte. Anna Tauber et Fragan Gehlker la questionnent et l’aident à fouiller sa mémoire. Ensemble, ils cherchent dans les archives, Suzanne est pétillante, Anna impatiente. Née en 1933 la voltigeuse rencontre Roger après la guerre, en 1948, deux ans plus tard elle l’épouse, elle a dix-sept ans, lui en a vingt-six. Elle est un poids plume, lui est ouvrier bobineur et travaille sa musculature à la piscine et dans les salles de culture physique. Ils sont autodidactes et apprennent le cirque en observant les autres et les imitent, au départ. Ils ont pour référence les Clerans, qui ont marqué l’histoire de la voltige aérienne. Charlie Girardin et Stéphane Hégédus sont spécialistes du saut de la mort, dans les années trente, saut qui s’est révélé tragiquement mortel pour eux, à deux reprises, un numéro repris par Daniel Vatan et Gerard Hégédus, le fils de Stéphane.

Au-delà des Antinoüs qui présentent leur numéro de haute voltige avec saut périlleux arrière, de 1948 à 1965, c’est l’histoire du cirque que dessine Anna Tauber : vie et déclin du cirque Médrano en 1963 avant sa destruction en 1972, là où Suzanne fut ouvreuse à un moment de sa vie ; Piste aux étoiles à la télévision de 1956 à 1978 ; adjudication du cirque Amar au milieu des années soixante, cirque créé au début du XXème par Ahmed Ben Amar el-Gaid, originaire de Kabylie et qui mêlait danseuses du ventre, saltimbanques et dompteurs ; création du Centre National des Arts du Cirque en 1985.

© Jean-Claude Leblanc

Elle relate la tournée des Antinoüs avec Piaf et Zavatta, ce dernier s’entrainant dans leur jardin, parle du risque, de la fin de leur activité en 1965, puis de la mort de Roger, à l’âge de soixante-quinze ans, de la solitude ensuite et de l’anonymat. La vie d’Anna Tauber s’entremêle au récit, elle évoque la mort de son père, en 1999, à l’âge de cinquante et un ans, d’un cancer, alors qu’elle n’avait que douze ans. Quatre enfants et son souvenir de la seizième coupe du monde, France-Brésil, un an avant sa disparition et des images de match qui se superposent à celles du cirque, guidées par le son d’un violon.

Anna Tauber sort Suzanne de l’ombre et comme par magie, la voltigeuse, nonagénaire, retrouve ses vibrations. Une rencontre avec un admirateur du travail des Antinoüs, François, ex-funambule faisant du vélo sur corde permet de parler avec précision des sauts de l’ange de Suzanne et Roger, et appelle les émotions. Les souvenirs s’égrènent. On évoque le risque. Puis un temps de silence s’installe, Suzanne ne répond plus. La vie la rattrape, son appartement vient d’être vendu, elle risque d’être expulsée. Sa vie entière est là, déposée dans la maison. Par chance tout se réglera à l’amiable et le dialogue pourra reprendre, au grand soulagement d’Anna.

Un peu d’archéologie dans l’appartement permet de retrouver au fond d’une malle le cadre aérien des Antinoüs, non chromé à l’époque, les échelles pour monter en haut du chapiteau et toutes les petites choses utilisées par Suzanne et Roger. Une bobine de film 8mm de l’époque, véritable trésor sauvé du temps, montre le numéro des Antinoüs, donnant à Anna l’idée et l’envie de le recréer. Elle regroupe autour d’elle trois jeunes circassiens qui relèvent le pari : Simon Bruyninckx, Marine Fourteau et Luke Horley, guidés par Suzanne qui va jusqu’à réaliser une figure au trapèze. Ils travaillent à tire-d’aile la voltige mais aussi travaillent sur le porter-mâchoire, une sorte de languette de cuir qu’on serre entre les dents, et qui sert à se suspendre à un agrès, à se tenir en équilibre, ou à porter un voltigeur, comme le faisait Roger.

Le temps passe, le numéro se prépare. Suzanne va moins bien, elle ne viendra pas. On assiste au spectacle, réalisé avec, puis sans sécurité. L’écran se relève et montre la valise pleine des agrès des Antinoüs, dont le cadre aérien. Anna lit une lettre parlant de cette folie du cirque, de vie et de mort, de la mémoire, et dédicace le spectacle à Suzanne et Roger, et à son père. Dalida, née la même année que Suzanne, en 1933, qui accompagne le spectacle en plusieurs séquences, le ferme, cheveux au vent, avec la chanson de Serge Lama, Je Suis malade, qu’elle interprète pour nous.

Conçu sous une forme de conférence, Anna Tauber en cheffe d’orchestre, Suzanne : une histoire du cirque évoque la transmission et la mémoire du cirque, le travail des artistes pour apprivoiser les peurs, le risque et la mort à travers archives, récits et projections d’images. Ce travail, réalisé en duo avec Fragan Gehlker, acrobate à la corde lisse en grande hauteur, souvent sans sécurité, est réalisé avec beaucoup de sensibilité et de finesse, l’émotion au rendez-vous.

Brigitte Rémer, le 12 décembre 2025

© Jean-Claude Leblanc

Montage Ariane Prunet – voltigeurs au numéro de cadre retrouvé : Simon Bruyninckx, Marine Fourteau, Luke Horley – à la longe, personne – caméra Raoul Bender, Lucie Chaumeil, Zoé Lamazou – documentation : Suzanne Marcaillou, François Rozès – costumes et accessoires : Marie-Benoîte Fertin, Héloïse Calmet, Lise Crétiaux – composition musicale finale Tsirihaka Harrivel – lumière Clément Bonnin – mixage son Alexis Auffray – étalonnage Axelle Gonnay – régie générale et lumière Elie Martin.

Du 26 novembre au 7 décembre au Théâtre (Éphémère) Théâtre Nanterre-Amandiers / CDN, 7 avenue Pablo Picasso. 92022. Nanterre Cedex – site : nanterre-amandiers.com – tél. : 01 46 14 70 00 – En tournée : Du 17 au 20 décembre 2025 : Les Célestins (Lyon) – 21 et 22 janvier 2026 : Miramiro, Festival Smells Like Circus (Gand, Belgique) – 24 et 25 janvier 2026 : Latitude 50 (Marchin, Belgique) – du 28 au 30 janvier 2026 : Les Halles de Scharbeek (Bruxelles, Belgique) – 3 et 4 février 2026 : Maison de la Culture de Tournai (Belgique) – du 12 au 21 février 2026 : Le Centquatre (Paris) – du 13 au 19 mars 2026 : Théâtre Garonne (Toulouse) – 25 et 26 mars 2026 : Le Théâtre, scène nationale de Mâcon – 5 et 6 mai 2026 : La Passerelle (Saint-Brieuc).