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Coup fatal

Pièce musicale imaginée par les artistes Rodriguez Vangama, Alain Platel et Fabrizio Cassol – Direction artistique et mise en scène, Alain Platel – direction musicale Fabrizio Cassol – compositions musicales, Fabrizio Cassol et Rodriguez Vangama production de la Comédie de Genève, au Théâtre du Rond-Point, à Paris.

© Zoé Aubry

Coup fatal est un voyage sonore et visuel plein d’énergie où la musique mêle les styles, du baroque aux plus pures percussions. Fantaisie et extravagance sont au rendez-vous, avec, en prime la savoureuse séquence finale des rois de la sape.

La pièce fut créée au Burgtheater de Vienne au cours de l’année 2014. Dix ans plus tard, la Comédie de Genève rassemble les forces vives qui permettent de la recréer : Fabrizio Cassol et Rodriguez Vangama pour les compositions musicales, Fabrizio Cassol pour la direction musicale, Alain Platel pour la direction artistique et mise en scène. Autour d’eux d’éblouissants musiciens également danseurs, virtuoses et plein d’humour.

   

© Chris Van der Burght

On embarque donc pour Kin/Kinshasa en République Démocratique du Congo, d’où sont originaires l’ensemble des musiciens et danseurs – dont une femme – et on se laisse dériver sur le fleuve Congo qui la sépare de Brazza/Brazzaville, en République du Congo. On est emmené par le Capitaine au long cours et sa guitare à double manche, Rodriguez Vangama entouré d’une douzaine de musiciens – danseurs – chanteurs, portant costumes gris-bleu avec retour d’appliqués feuilles d’automne sur le col et la couture du pantalon, à la sanza/likembe, aux percussions, balafons, aux calebasses, guitares et bâtons de pluie. Chants et frappés des mains, dessus-dessous, sifflements et appels vocaux, il y a du burlesque et de la dérision dans leur façon de se présenter sur scène.

Le début du spectacle est enlevé, les danseurs jonglent avec des chaises de jardin qu’ils lancent et s’échangent dans une belle complicité et jeux de chat perché avec suspensions et déraison. L’ensemble est convivial, généreux et ludique. Derrière un rideau aux fils d’or autour duquel court une estrade, un homme en majesté, porté par le mouvement de ces fils d’or qui le voile et le dévoile, se révèle être un superbe contre-ténor (Coco Diaz). Ses interventions des œuvres de Bach, Gluck, Haendel, Monteverdi et Vivaldi se mêlent magnifiquement aux instruments africains, aux danses et à l’ensemble, elles sont l’un des fils conducteurs et dialoguent avec les instruments et chants traditionnels qui montent dans une belle harmonie, douceur et densité.

© Chris Van der Burght

Un autre fil conducteur est tendu par deux danseurs un peu bouffons, un peu guerriers, situés à l’avant-scène côté jardin, qui mènent la danse et rassemblent autour d’eux le groupe Ils descendent aussi dans la salle saluer spectatrices et spectateurs. Parfois deux groupes s’appellent, s’affrontent et se déchaînent, et entre roulades et pirouettes montent dans la transe. Il y a les ambianceurs, les mimes, les musiciens et chaque instrument à tour de rôle est roi et prend toute sa dimension. Entre solos, duos, mouvements d’ensemble et groupes d’instruments, le rythme de la pièce se construit à la manière d’un opéra.

Dans ce flux et ce reflux musical, chanté et dansé, le plateau à un moment commence à se vider jusqu’à la l’apparition derrière le rideau d’or d’un personnage, l’ancêtre, haut en couleurs, vert, jaune et rouge, suivi progressivement du cortège des danseurs-musiciens transformés en rois de la sape, tous plus inventifs les uns que les autres dans leurs costumes improvisés/élaborés : guirlandes de cravates, bottes vernies d’un rose flamboyant, jupes mal fagotées, chemises orange et nœuds pap, kilt, chemises jaune plein soleil et lunettes qui vont avec, costumes saumon ou lie-de-vin, parapluie rouge, chapeaux excentriques, chaussettes extravagantes, bretelles tombantes. On est chez les rois de la sape qui s’en donnent à cœur joie, prêts pour prendre un selfie général, avant de s’étendre sur le sol en un moment grave et suspendu.

© Chris Van der Burght

Le Capitaine au long cours et sa guitare à double manche, Rodriguez Vangama a mis son costume blanc d’apparat, pelisse en fourrure et casquette de gradé. On voyage sur son transatlantique où chacun des personnages invente son parcours. Certains s’inscrivent dans une poésie à la Beckett, d’autres escaladent la salle à la rencontre des spectateurs qu’ils entraînent dans leur courant positif. Le final est un chant de l’espoir qui monte et se diffuse entre tous, comme un spirituals venant de loin.

Coup fatal apporte toutes les couleurs de l’arc-en-ciel par la fusion entre les genres musicaux, le métissage des langages et une mêlée des cultures. Spontanéité et maîtrise, exubérance et émotions, effervescence et ironie traversent le théâtre où les spectateurs adhèrent et participent, dans leurs réponses aux ambianceurs. Tous les musiciens-danseurs sont à saluer, ils distribuent énergie et joie de vivre avec virtuosité.

Le spectacle est signé d’un trio d’artistes qui donne les impulsions et permet ces rencontres entre salle et scène dans un temps fort, musical et chorégraphique : Alain Platel, qu’on connaît pour l’originalité de ses pièces chorégraphiques avec Les Ballets C de la B., Rodriguez Vangama guitariste hors pair, arrangeur et producteur, qui mélange la musique congolaise avec des éléments de jazz et de rock, Fabrizio Cassol compositeur et saxophoniste du groupe Aka Moon depuis 20 ans, qui mêle les expressions issues de l’oralité et de l’écriture à la musique de chambre et aux œuvres symphoniques, s’associant régulièrement à des chorégraphes.

Coup fatal est un réel plaisir sonore et visuel, plein d’élégance et d’inventivité, qui enflamme et bouleverse.

Brigitte Rémer, le 8 avril 2025

© Chris Van der Burght

Avec – Contre-ténor : Coco Diaz – Vocal : Russell Kadima, Boule Mpanya, Fredy Massamba – Balafon : Deb’s Bukaka – Danseuse : Jolie Ngemi – Percussions : Cédrik Buya – Likembe : Bouton Kalanda, Silva Makengo, Erick Ngoya – Guitare : Brensley Manzodulua – Percussions et calebasse : Evry Madiamba – Guitare électrique, balafon : Rodriguez Vangama – Scénographie : Freddy Tsimba – Lumières : Carlo Bourguignon – Son : Guillaume Desmet – Costumes : Dorine Demuynck.

Assistanat à la direction artistique Romain Guyon et Éléonore Bonah – Régie Plateau Valérie Oberson – Régie lumière Etienne Morel – Régie son Guillaume Desmet, Benoit Saillet – Directrice de production Pauline Pierron – Responsable de production Pascale Reneau – Attachée de production Elena Andrey – Production (reprise 2024) Comédie de Genève – Diffusion OTTO Productions – Production à la création (2014) KVS, Les ballets C de la B
- Coproduction à la création (2014) Théâtre national de Chaillot (Paris), Holland Festival (Amsterdam), Festival d’Avignon, Theater im Pfalzbau (Ludwigshafen), Torinodanza, Opéra de Lille, Wiener Festwochen – Avec l’appui de la Ville de Bruxelles, de la Ville de Gand, Brussels Hoofdstedelijk Gewest, Vlaamse Gemeenschapscommissie, de la Province de la Flandre-Orientale, des autorités flamandes.

Après un passage en mars à la Biennale du Val-de-Marne (à Créteil et Villejuif), présentation du spectacle au Théâtre du Rond-Point à Paris du 28 mars au 5 avril 2025, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt – 75008 Paris – site : www.theatredurondpoint.fr – Prochaines étapes : du 5 au 7 juin 2025 Théâtre de Namur (Belgique).

Nicht Schlafen (ne pas dormir)

© Chris van der Burgh

Mise en scène Alain Pla­tel avec les Ballets C de la B – composition et direction musicale Steven Prengels – à la MC 93 Bobigny.

La MC93 a ré-ouvert ses portes à la fin du mois de mai après trois ans de fermeture. Sa rénovation a permis le réaménagement de la salle de huit cents places Oleg Efremov, la création d’une nouvelle salle modulable de deux cent vingt places, d’un studio et d’une salle de lecture, la réhabilitation du hall d’accueil, ouvert sur la ville.

C’est Alain Platel qui inaugure la salle Oleg Efremov avec une nouvelle pièce, Nicht Schlafen (Ne pas dormir) pour neuf danseurs. Eclectique, il trouve son inspiration dans les chants et symphonies du grand compositeur autrichien Gustav Mahler mêlés aux traditions polyphoniques des chanteurs et danseurs congolais Boule Mpanya et Russell Tshiebua, en contrepoint. Au pupitre, le compositeur belge Steven Prengels qui crée les paysages sonores du chorégraphe depuis une huitaine d’années, et le dramaturge musical Jan Vandenhouwe.

Mort en 1911 Mahler marque le passage entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle qui ouvre sur une période d’incertitude et de chaos, Alain Platel s’introduit dans ce chaos. Son spectacle, sorte de cérémonie primitive et sacrificielle – à laquelle les danseurs se préparent au cours d’un prologue débutant avec l’entrée des spectateurs – reflète le monde de violence du début XXème, qui se superpose aux incertitudes d’aujourd’hui. Une toile, sorte de peau aux trous béants par endroits, cerne l’espace scénique et ressemble à une toile abstraite qui se métamorphose au gré de la lumière. Au centre, une sculpture monumentale de chevaux morts, éventrés. On dirait un paysage d’après la bataille, une apocalypse.

Après leur rituel de mise en condition et concentration, les danseurs se lancent dans un combat acharné semblable à une mise à mort de tous et de chacun : vêtements déchirés, coups, crachats, provocations et agressions, violences, en sont le vocabulaire. Une danseuse parmi les hommes combat avec la même volonté et la même force qu’eux. Le groupe, tout au long du spectacle, est sur le plateau, il est la clé du travail du metteur en scène-chorégraphe. A certains moments se forment des duos et des trios, offrant au spectateur de courtes respirations, avant de se fondre à nouveau au groupe. Comme le souligne Hil­de­gard De Vuyst, dramaturge : « L’équipe de danseurs avec lesquels Alain Platel se lance dans cette recherche se compose aussi bien d’anciens que de nouveaux venus. Homme-femme, noir-blanc, juif-arabe, danseur-chanteur, autant de différences qui traversent cette équipe et sur lesquelles le metteur en scène fait résolument primer le collectif. » Chaque danseur devient aussi l’esquisse d’une typologie de personnages allant du bouc émissaire au traitre et du pervers à l’arrogant, mais derrière la mort et le néant demeure un fort instinct de vie.

Alain Platel se penche sur le XXème siècle naissant, à la lumière de l’ouvrage de l’historien Philipp Blom dont Les Années vertigineuses : Europe, 1900-1914 décrit cette période troublée d’avant la Première Guerre Mondiale. La mondialisation, le terrorisme et les tensions sociales en sont les thèmes récurrents qui mèneront à la Première Guerre mondiale. « Tout ce que je lis ces derniers jours à propos de Donald Trump ou d’Erdogan, de la terreur de Daesh, du Brexit et du nationalisme partout en Europe, présente de nombreuses parallèles inquiétants avec l’époque à laquelle vivait Mahler » dit le chorégraphe. Moderniste s’il en est, Platel joue sur la transgression et les fragmentations de la musique de Mahler où se mêlent musique juive, mélodies traditionnelles et musiques de danse, marches militaires et marches funèbres, tout ce qui participe de l’univers du compositeur enfant –  dont six de ses frères et sœurs sont morts en bas âge. Platel part de morceaux lents et ouvre ensuite sur des compositions plus nerveuses. Il mêle les chants polyphoniques africains de Boule Mpanya et Russell Tshiebua et une composition de Steven Prengels, basée sur l’enregistrement de breathing animals par K49814, créant ainsi sa propre écriture scénique et musicale.

La dramaturgie de cette pièce livre un geste chorégraphique fort et au-delà de l’apparente confusion et de la violence, apporte un souffle vital et une grande émotion, de la maitrise, un langage. Depuis une trentaine d’années, Alain Platel, orthopédagogue de formation, metteur en scène tout autant que chorégraphe, base son travail sur le collectif. Avec les ballets C de la B, il parle de l’humain et passe de l’exubérance à l’introspection. Nicht Schlafen (Ne pas dormir) lui permet aussi d’explorer les régions sombres de l’humanité et de l’inhumanité collectives, dans un contexte de grande violence, celui d’hier comme celui d’aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 2 juin 2017

Création et interprétation : Bé­ren­gère Bodin, Boule Mpa­nya, Dario Ri­ga­glia, David Le Borgne, Elie Tass, Ido Ba­tash, Ro­main Guion, Rus­sell Tshie­bua, Samir M’Ki­rech – dramaturgie Hil­de­gard De Vuyst – dramaturgie musicale Jan Van­den­houwe – assistance artistique Quan Bui Ngoc – scénographie Ber­linde De Bruy­ckere – création lumière Carlo Bour­gui­gnon – création son Bar­told Uyt­ters­prot – création costumes Do­rine De­muynck.

Du 23 mai 2017 au 27 mai 2017 – MC 93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny – Métro Bobigny Pablo-Picasso. www.MC93.com – Tél. : 01 41 60 72 72 – En tournée les 8 et 9 juin 2017, Le Lieu Unique, Nantes – les 12 et 13 juin 2017, Théâtre de l’Archipel, Perpignan.