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Faustus in Africa !

Mise en scène de William Kentridge, avec la Handspring Puppet Company – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt dans le cadre du Festival d’Automne – spectacle en anglais, surtitré en français.

© Fiona MacPherson

C’est un spectacle dédié au compositeur et musicien James Phillips disparu en 1995, année de création de Faustus in Africa ! dont il signait la musique avec Warrick Sony. Il était « la voix et la conscience d’une génération. Ses chansons politiques rebelles et satiriques dénonçaient le gouvernement sud-africain pendant l’apartheid. » Par ces mots qui retiennent l’attention, on entre de plain-pied dans l’univers de William Kentridge.

Immense artiste sud-africain internationalement reconnu, Kentridge signe au fil des années une œuvre foisonnante composée de dessins, gravures, films, musiques dans de nombreuses performances, expositions et mises en scène. Par l’art qu’il pratique sous ces différentes formes, il a toujours interrogé les héritages du colonialisme et dénoncé l’apartheid. Son œuvre est présentée dans les plus grands musées du monde dont au Louvre, au MoMA de New-York, à la Documenta de Cassel, dans les grands théâtres et opéras du monde. Le Festival d’Automne l’a accueilli à plusieurs reprises et le Théâtre de la Ville a présenté en 2023 son spectacle Sibyl. La Handspring Puppet Company accompagne son travail depuis de nombreuses années.

© Fiona MacPherson

Quand Kentridge parle de ses motivations quant au choix du sujet sur le mythe de Faust en 1995, il nous fait replonger dans l’histoire de son pays, l’Afrique du Sud, un an après les premières élections démocratiques et la libération de Nelson Mandela, élu à la Présidence. Mais il explique en même temps qu’un pacte avait été scellé entre l’ancien gouvernement nationaliste d’apartheid et le Congrès national Africain, le parti de Mandela, pour acheter la paix sociale et éviter la guerre civile. Cela rendait impossible le décompte des exactions commises par les tenants de l’apartheid. Fort de ce pacte gouvernemental, pour lui, scellé avec le diable, William Kentridge en fait la traduction par ses fusains et sa recherche autour du mythe de Faust.

Trente ans plus tard, même texte, mêmes marionnettes, conçues et dirigées par Adrian Kohler, Basil Jones et leur troupe, la Handspring Puppet Company. Le nouveau scénario entremêle le récit de Goethe aux extraits pleins d’ironie du poète sud-africain Lesego Rampolokeng. Rien n’a pris une ride, seul le contexte international a changé, ainsi que le regard sur le colonialisme, à travers les débats sur la restitution des objets d’art africains d’une part – savoureuse scène sur écran où chaque objet d’art africain est atteint d’une balle tirée depuis le plateau par Faust – la manière dont certains gouvernements détournent les fonds d’État d’autre part – par les lingots d’or offerts en forme d’église pour le pasteur, en forme de livres de lois pour le colonel, sublimes marionnettes sculptées dans le bois.

© Fiona MacPherson

Faust est aussi une figurine de bois qui fait face à Méphistophélès, acteur, (Wessel Pretorius) tandem entre maître et serviteur dans des partitions qui s’inversent et dans lesquelles on ne sait plus qui tire les ficelles. Faust est porté par deux acteurs-manipulateurs qui lui donne vie dans une manipulation de type bunraku, à visage découvert, et dont l’un interprète le texte. On suit la métamorphose de Faust, de l’état dépressif du début à la signature du pacte qui le transforme en jeune amoureux entreprenant, en guerrier de safari et en observateur du monde politique, avant de devenir un vieil homme au seuil de sa vie. Les figurines sont en soi des œuvres d’art, comme ce sublime orchestre passant en leitmotiv, jouant saxophone, trompettes et percussions, magnifiquement portées en duo, par de brillants acteurs-manipulateurs (Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn). La musique de James Phillips et Warrick Sony, amplifie les dessins de William Kentridge qui ont valeur de didascalies, commentaires et accentuation et qui s’animent sur écran tout au long du spectacle.

La scénographie nous place dans une sorte de bibliothèque à l’ancienne aux meubles cirés, qui à certains moments fait office de laboratoire ou de tribune politique, espaces dans lesquels apparaissent et disparaissent figurines et personnages. Une immense horloge, de marque Lucifer barre la scène avant de faire place à l’écran. Il est sept heures cinq quand les employés arrivent pour ce Prologue au Paradis, avant que le temps ne s’emballe, au fil des événements.

Seul au centre, Faust fait un discours sur l’origine du monde et, dans sa démonstration, engage un dialogue avec l’au-delà. On est Hôtel Polonia, chambre 407. Deux acteurs-manipulateurs tournent avec lui les pages d’un ouvrage : « Dans les livres tout semble beau… Je ne crains rien du ciel ni de l’enfer… » Mais Méphistophélès, prince des ténèbres, veille et prépare le Pacte qu’il lui fait signer. Faust paraphe et n’aura d’autre issue que de devenir la voix de son maître. Très vite il réalise pourtant qu’il a été floué.

Dans un laboratoire de type colonial où s’affaire une jeune femme, Gretchen/Marguerite, Faust, redevenu jeune, tombe sous le charme et lui offre un bijou. Puis le voici fusil au corps, en safari, à Dar es Salam, ses cibles sont des dessins. Le rapport aux colonisateurs qui tuent hommes et bêtes sans discernement et vivent entre fusil et machine à écrire est traité avec un certain humour. Au bureau, côté cour, Méphisto tire les ficelles et épuise Faust. Dans cette mise en scène inventive on fait chanter les verres d’eau dans un filet de lumière, créant une mélodie qui accompagne les doutes de Faust. Les aiguilles du cadran commencent à s’affoler, l’écran se couvre des chiffres de la bourse, Méphisto ne pense que gain et libéralisme et congédie tout le monde. La fanfare-marionnettes donne le tempo.

© Fiona MacPherson

Au Palais, dans la salle du trône ressemblant à un tribunal, siègent les technocrates : un chef militaire aux allures de Khadafi, un pasteur dans un double mouvement, prêt à jurer en même temps qu’adjurer sur la bible qu’il tient serrée contre lui. Ils réclament de l’or, Méphisto leur offre des lingots, veaux d’or du moment.  La vente aux enchères de la collection d’art africain appartenant à Faust est un moment fort et vibrant de racisme. Une émeute mène à la mort du Général après une bagarre au couteau dans laquelle Faust, armé par Méphisto, est impliqué. Helena, sa veuve, préside un banquet dans la résidence impériale. Entre chacal et vautour, quel choix, demande-t-elle ? Le Pasteur y va de son couplet, sur l’âme. Le spectacle monte en puissance.

© Fiona MacPherson

Dans la Nuit des Walpurgies Faust court derrière Helena qui lui échappe et affiche sa haine pour Méphisto. Tout ce qu’il entreprend dysfonctionne. Il dénonce le racisme, égrenant une longue liste de noms effacés des mémoires et des registres de mort. Numéro du corps : sans – lieu : non – cause de la mort : inconnue. Il rappelle ces étranges fruits, le corps des Noirs pendus aux arbres après lynchage, sort qu’on réservait aux Afro-américains et que Billie Holiday chantait, en 1939. Un chant spirituals commente les dessins. La musique prend son temps et accompagne la mémoire. Entouré de deux infirmières, Faust a singulièrement vieilli. La pendule retrouve son statut, au centre de la scène. On se perd pourtant dans les paradoxes des discours politiques et le libéralisme redouble. Faust et Méphisto jouent aux cartes quand soudain, ce dernier lance son couperet : « Ton séjour est terminé, Faust, l’accord est rompu ! » Le bruit d’un avion qui plane au-dessus de leurs têtes marque la fin du parcours, la fin de la partie et du spectacle.

Dans Faustus in Africa!, au-delà de Goethe et de la force des dessins, le passé croise le temps présent. La puissance du travail artistique de William Kentridge traduit avec subtilité les inégalités et les injustices morales, raciales, économiques, sociales et environnementales. Portées par les acteurs qui leur prêtent vie avec beaucoup d’habileté et d’empathie, les figurines de la Handspring Puppet Company – sculptures de toute beauté et expressivité – se fondent magnifiquement dans l’univers visuel de William Kentridge aux propositions multiples. Faustus in Africa ! est un manifeste artistique rare, intelligent et sensible, subtil et puissant.

Brigitte Rémer, le 12 septembre 2025

Mise en scène William Kentridge, avec : Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Wessel Pretorius – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn. Collaboration artistique à la mise en scène Lara Foot – conception et direction des marionnettes Adrian Kohler, Basil Jones (Handspring Puppet Company) – direction associée des marionnettes et des répétition Enrico Dau Yang Wey – scénographie Adrian Kohler, William Kentridge – animation William Kentridge – construction marionnettes Adrian Kohler, Tau Qwelane – costumes marionnettes Hazel Maree, Hiltrud von Seidlitz, Phyllis Midlane – effets spéciaux Simon Dunckley – conception décor Adrian Kohler – construction décors Dean Pitman pour Ukululama Projects – peinture et habillage des décors Nadine Minnaar pour Scene Visual Productions – traduction Robert David Macdonald – texte additionnel Lesego Rampolokeng – musique James Phillips, Warrick Sony – éclairagiste et régisseur de production  Wesley France – régisseuse plateau et opératrice vidéo Thunyelwa Rachwene – régisseur son Tebogo Laaka, Paul Patru – technicienne plateau Lucile Quinton – contrôleuse vidéo Kim Gunning – surtitres Babel Subtitling – production et tournée :  Quaternaire/ Sarah Ford, Roxani Kamperou, Emmanuelle Taccard

© Fiona MacPherson

Du 11 au 19 septembre à 20 h, le samedi à 15 h et 20 h au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, Grande salle. 2 place du Châtelet. 75001. Paris. www.theatredelaville-paris.comEn tournée, prochaines représentations, du 29 octobre au 1er novembre 2025, Comédie de Genève, (Suisse), site : www.comedie.ch

Voir aussi nos articles sur les spectacles de William Kentridge : Wozzeck, à l’Opéra Paris-Bastille (cf. ubiquité-culture(s) du 26 mars 2022) – Sibyl, au Théâtre de la Ville (cf. ubiquité-culture(s) du 9 mars 2023), Faustus in Africa ! au Printemps des Comédiens/Opéra de Montpellier (cf. ubiquité-culture(s) du 30 juin 2025.

Samson

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et mise en scène Brett Bailey – au Théâtre Nanterre-Amandiers – en anglais, xhosa et zoulou surtitré en français.

Consacré à Dieu dès sa conception et doué d’une force fantastique, rapporte l’Ancien Testament, Samson est venu sur terre pour lutter contre ses ennemis, les Philistins et délivrer Israël. Il appartient à la tribu des Dan. Amoureux d’une Philistine, Céleste dans la pièce – Dalila, dans la Bible – il l’épouse et sous sa pression lui révèle le secret de sa force : sa chevelure, composée de sept tresses. Mais elle le trahit et coupe les tresses pendant son sommeil. Il est fait prisonnier et sort de son cachot pour divertir ses ennemis. Sa force revenue au fil de la repousse des cheveux il écarte à mains nues les colonnes du palais afin de le faire s’écrouler, tuant ainsi plusieurs milliers de Philistins et signant sa propre mort.

© Christophe Raynaud de Lage

Partant de ce récit emblématique qu’il adapte, le metteur en scène sud-africain, artiste visuel et directeur artistique de la compagnie Third World Bunfight, Brett Bailey, livre sa vision de Samson et son interprétation à travers un style qui s’apparente à l’opéra. Il mobilise le théâtre, la danse le chant et la musique, ainsi que des images projetées sur un grand écran placé en fond de scène. Dans son geste de mise en scène, il mêle culture populaire et culture savante, passé et présent, luttes de pouvoir et défense des territoires, exil et altérité. Sa quête interroge le colonialisme et les différentes expressions du racisme. Apparaît ainsi à l’écran, derrière les miniatures persanes et enluminures chrétiennes qui sous-tendent le récit, à plusieurs reprises et parlant d’hier, cette image d’une rare violence, de corps noirs pendus dans les arbres, que Billie Hollyday, interprétait dans une des plus grandes chansons de tous les temps, Strange fruit, écrite par Abel Meeropol dit Lewis Allan, né dans le Bronx, à New-York, et qui a valeur de poignant réquisitoire contre le lynchage (vidéo de Kirsti Cumming). Parlant d’aujourd’hui, ce sont les mains d’une foule agglutinée s’accrochant à des grilles, qui sont montrées de manière récurrente… « Ta place est ici. Il n’y a plus rien là-bas… »

Pendant que le public prend place dans les gradins les acteurs se préparent avec un certain naturel en même temps qu’avec des gestes codifiés comme pour la préparation d’un cérémonial : balayage, pliage de tissus, installation de tapis et d’objets, de bassines, préparation d’encens. Côté cour les instruments de musique, notamment batterie, percussions et guitare, s’animent doucement, les musiciens s’installent, la musique monte. Au centre du plateau se forme un cercle, on chuchote autour de celui qu’on désigne comme l’élu, ici Samson, on le lave, on le purifie. Un couronnement se prépare. On le marie avec Céleste-Dalila, symbole de la femme tentatrice, belle jeune femme cachée derrière un masque. Côté jardin, un prédicateur intervient de loin en loin avec ses prières-commentaires, sa narration. « Tu veux changer le monde ? Sauveur ou bombe à retardement ? »

© Christophe Raynaud de Lage

Tout est rythme et danse, musique et chœur, balancements, expressivité. Tout est parabole. Une ville apparaît. Un galion passe. Les symboles se multiplient sur écran tels les abeilles, les oiseaux, les couleurs, les fleurs, les frères-loups, qui, la queue enflammée, provoquent un incendie avant que Samson ne devienne lui-même loup enragé. Sur scène et à travers le génie du grotesque passent trois personnages masqués mi-Père Ubu mi-Falstaff jouant de l’éventail et faisant fonction de chœur. « Je suis le fils du Soleil » clame Samson et quand il est agressé, sa longue chevelure de nattes argent cachant son visage, les trois musiciens lui donnent de l’énergie et dialoguent : « Tu te souviens de ton peuple, Samson ? » Le chœur coiffé de casques rouge, arrive, masqué et portant des paniers, Samson se déchaîne et les élimine. C’est le champ de bataille. Des flaques de couleur rouge dégoulinent de l’écran. Puis Samson exécute la danse des esprits. « Nulle part où aller nulle part où se cacher… » Imprécations, slam, chant, musique, transe, appels et réponses en écho ; purification, chant de grâce sur basse continue et chant choral se répondent. Le public est invité à accompagner les rythmes en tapant dans les mains. Puis les ancêtres parlent et le rappellent : « Tu as massacré les croisés, reviens vers ton peuple. » Et il se fond dans le bourdonnement des abeilles

Le retour au calme se fait par la narratrice qui entre avec retenue, remplit le plateau et le théâtre de sa voix de mezzo-soprano, douce et puissante, (Hlengiwe Mkhwanazi, magnifique) chantant l’aria Mon cœur s’ouvre à ta voix, de l’opéra-oratorio de Camille Saint-Saëns. Elle trouve le secret de sa force, exécute les gestes rituels qui apprivoisent Samson – maquillage et offrande – elle l’apaise. « Je suis venue demander grâce. Regarde ce gâchis. » À genoux elle lui redonne son identité perdue, lui en apportant les signes tangibles et restituant tous les symboles de sa culture : coffre, parures de ses rois, têtes de ses ancêtres, titres de ses terres et lui en fait offrande. « Ils croyaient en moi et je les ai abandonnés » se lamente-t-il. Elle prend place sur le trône tandis qu’il tente d’éteindre son cauchemar, s’assied à ses genoux et la caresse.  Son chant très doux remplit l’espace. On installe ensuite Samson sur un praticable blanc posé au centre, comme une figure totem ou une statue et alors que les images sur écran déboulonnent la statue de l’Empereur, la fracassant au sol. Encens, purification, rythmes et danses. Samson est avec son peuple et invoque le soleil, en langue ancienne. « Je suis le dernier fils du soleil » se rappelle-t-il alors qu’un astre ressemblant à un saint-sacrement passe sur écran.

© Christophe Raynaud de Lage

Sous couvert de chamanisme et de rituels, Brett Bailey décale la mythologie, qu’il fait sienne mais se perd parfois dans la narration. Il s’est nourri du Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns et la musique de Shane Cooper est jouée en direct et porte l’ensemble. Son univers plastique nous entraîne jusque dans le rêve et le fantastique, sa direction d’acteurs mène à la transe, expression première de Samson dans sa rage d’exister, rôle habité par Cebolenkosi Zuma avec force, grâce et violence dans les extrêmes de la transe. Une énergie se dégage de ce spectacle métaphorique en même temps que bien réel dans la guerre des communautés. En 2017, Brett Bailey présentait Sanctuary, sur la crise des réfugiés, leur perte d’espoir et de dignité, le lien avec leur communauté et leur pays d’origine, c’était un hommage aux migrants ; auparavant, en 2013, il avait présenté à Avignon, Exhibit B où se rejouait l’histoire coloniale, les thèmes dominant dans ses créations étant : migrations, colonisation, oppression. Samson, comme un coup de poing, traverse ces mêmes thèmes, entre le passé et le monde d’aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 16 janvier 2023

Avec : Shane Cooper, Nkosenathi Koela, Mvakalisi Madotyeni, Zimbini Makwetu, Marlo Minnaar, Hlengiwe Mkhwanazi, Apollo Ntshoko, Jonno Sweetman, Thukela Maka, Cebolenkosi Zuma. Musique Shane Cooper – chorégraphie Elvis Sibeko – scénographie : Brett Bailey, Tanya P. Johnson – vidéo Kirsti Cumming – lumière Kobus Rossouw – Son Carlo Thompson – régie Miliswa Mbandazayo – surtitrage Valentine Haussoullier – Administration de production Barbara Mathers (Third World Bunfight), Sarah Ford (Quaternaire) – Le spectacle a été créé le 8 mars 2019 au Festival Toyota US Woordfees, à Stellenbosch (Afrique du Sud) et présenté au Festival d’Avignon, en juillet 2021.

Du 10 au 15 janvier 2023 : mardi, mercredi à 19h30, vendredi à 20h30, samedi à 18h, dimanche à 15h, au Théâtre Nanterre-Amandiers/CDN, 7 avenue Pablo Picasso. 92022. Nanterre cedex. RER A arrêt Nanterre Préfecture – Site : www.nanterre-amandiers.com – Tél. : 01 46 14 70 00.

Le Sacrifice

© John Hoog

Chorégraphie de Dada Masilo, d’après Le Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky – musique Ann Masina, Leroy Mapholo, Tlale Makhene, Nathi Shongwe – à la Grande Halle de La Villette.

Originaire de Soweto, Dada Masilo s’est formée à la danse contemporaine dès l’âge de onze ans puis à la danse classique. En Belgique elle a fréquenté le centre PARTS fondé par Anne Teresa De Keersmaeker – inspirée de l’école Mudra de Béjart – et qui fut un laboratoire multiforme ouvert aux grands chorégraphes internationaux dont Trisha Brown, William Forsythe et Pina Bausch. De retour en Afrique du Sud, en 2008 elle fonde sa compagnie puis devient artiste associée de la Dance Factory, à Johannesburg. Elle a présenté en 2012 au Festival d’Avignon le spectacle Refuse the hour, auquel William Kentridge avait collaboré, et elle relit aussi les classiques de la danse occidentale dans une pure réinterprétation métissée de danse africaine. Son Lac des Cygnes fut nominé aux Bessie Award en 2016, Giselle reçut le Prix Danza & Danza de la meilleure Performance, en 2017, elle s’est aussi penchée sur Roméo et Juliette et sur Carmen dont elle a donné sa libre interprétation.

© John Hoog

Dada Masilo cherche son langage entre la danse contemporaine et la danse rituelle du Botswana, appelée danse tswana – du nom de petits animaux qui se meuvent avec élégance – et qui s’exprime en des styles différents selon les événements de la vie qu’elle accompagne, tels que mariage, naissance, fête traditionnelle ou enterrement. La danseuse-chorégraphe avait appris cette forme de danse pendant plusieurs mois, avec un professeur particulier. « À Johannesbourg, la danse tswana fait partie de notre paysage quotidien ; si on se promène dans un centre commercial, on peut voir les jeunes danser, c’est fascinant. J’ai voulu explorer cela » dit-elle. L’hybridation est sa matière vive.

Le Sacrifice a été conçu il y a quatre ans, il était programmé au Festival d’Avignon et fut reporté deux fois en raison de la pandémie, avant sa présentation l’été dernier. Après La Villette, le spectacle poursuivra sa route, en France et à l’étranger.

© John Hoog

Sa référence et source d’inspiration puisent dans Le Sacre du Printemps que Dada Masilo avait découvert par la chorégraphie de Pina Bausch lors de ses études à Bruxelles. Elle s’interrogeait sur la manière de s’approprier l’œuvre à travers rituels et traditions d’Afrique du Sud. La composition de quatre musiciens sud-africains présents sur scène (Ann Masina, Leroy Mapholo, Tlale Makhene, Nathi Shongwe) s’est substituée à la musique d’Igor Stravinsky. Voix, violon, clavier et percussions rythment le cérémoniel qui a gardé pour titre le second tableau de l’œuvre de Stravinsky, Le Sacrifice, tandis que le premier, L’Adoration de la Terre glorifie le printemps et prête ici à des rythmes scandés par les dix danseurs, frappant le sol des pieds et tapant des mains. On aurait voulu davantage encore la voix et la présence habitées d’Ann Masina, à la fois à elle seule Terre, Mère et Cosmogonie. Une expression de contraste basée sur les rituels et traditions de l’Afrique du Sud s’organise dans un dialogue entre danseurs et musiciens où Stravinsky est présent-absent. « J’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, et observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps » écrivait le compositeur.

© John Hoog

Dada Masilo, qui tient le rôle de l’élue travaille la confrontation des styles. Elle ouvre le spectacle par un solo et reste omniprésente tout au long de la chorégraphie. Son groupe, composé de magnifiques danseurs et danseuses, est d’une grande cohésion et fait communauté autour d’elle. De couleur au départ, les costumes se métamorphosent en un blanc majestueusement symbole de pureté (costumes David Hutt), de même que le lys, autre signe porté. Lignes, diagonales, cercles servent un académisme aux géométries parfaitement maîtrisées et une danse partant de l’intérieur pour aller vers l’extérieur tout en jouant de rythmes complexes. Pour la chorégraphe c’est un peu un retour aux sources et à ses racines, une manière de reconnaître ses ancêtres. Dans un esprit de transmission de la tradition, d’hybridation et de fusion entre les registres de danse, elle expérimente. Ici le printemps se dessine, malgré le sacrifice.

La chorégraphie est d’une grande beauté formelle et marque le passage d’une saison à l’autre, d’un état à l’autre par cette célébration rituelle d’un être humain, évoquant le renouveau de la nature. L’interprétation que fait Dada Masilo de son rôle d’élue est pleine de grâce et sa chorégraphie tirée au cordeau dans une recherche du plus que parfait chargée d’énergie et qui communique pour le public, avec l’émotion.

Brigitte Rémer, le 23 décembre 2022

Avec les danseurs : Leorate Dibatana, Lwando Dutyulwa, Thuso Lobeko, Dada Masilo, Lehlohonolo Madise, Songezo Mcilizeli, Refiloe Mogoje, Steven Mokon, Thandiwe Mqokeli, Eutychia Rakaki, Tshepo Zasekhaya – compositeurs et interprétation Ann Masina, Leroy Mapholo, Tlale Makhene, Nathi Shongwe – costumes David Hutt – lumières et vidéo Suzette Le Sueur – son Thabo Pule – assistant production Thabiso Tshabalala.

Vu le 7 décembre 2022 à la Grande Halle de La Villette – En tournée : le 13 décembre, Théâtre Jean Vilar de Suresnes – 15 et 16 décembre, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines – 13 janvier 2023, Teatro Central de Séville (Espagne) – 16 janvier 2023, Equilibre-Nuithonie, à Villars-sur-Glâne (Suisse) – 20 et 22 janvier 2023, Desingel à Anvers (Belgiqe) – 25 au 28 janvier 2023, Théâtre de Caen.

We wear our wheels with pride and slap your streets with color

© Jérôme Séron

We said bonjour to satan in 1820… Conception et chorégraphie Robyn Orlin et la compagnie Moving into Dance Mophatong –  à Chaillot-Théâtre national de la Danse, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

C’est un hommage rendu par Robyn Orlin aux Zoulous d’Afrique du Sud qui tiraient les rickshaws dans les rues de Durban, ces pousse-pousse personnalisés et hauts en couleurs, où prenaient place les maîtres blancs au temps de l’apartheid, dans les années 70.

Robyn Orlin se souvient. Avec leurs tuniques multicolores et leurs coiffes ornées de cornes de vache, signe de puissance autant que d’asservissement, ces hommes noirs « semblaient danser, le corps suspendu dans les airs. » Quelques images projetées à la fin du spectacle les montrent dans leur technique magistrale, leur grâce et leur dignité, marchant au trot comme les chevaux, – leur surnom en zoulou, amahashi -. Quand il est dit que leur espérance de vie ne dépassait pas trente-cinq ans, on se glace.

© Jérôme Séron

Née à Johannesburg, la chorégraphe met en récit les Zoulous – dont le nom vient de l’expression amaZulu, le Peuple du ciel – l’urbanisation en avait attiré un grand nombre vers les villes au cours du XXe siècle. Traités comme des bêtes de somme ils ont des pouvoirs magiques, et par la médiation d’un sorcier et de leurs rituels de divination, communiquent avec le monde spirituel et invoquent leurs ancêtres. On les trouve ici sur scène avec leurs emblématiques masques d’animaux.

Les jeunes danseurs de la Moving into Dance Mophatong leur donnent corps et les font vivre au rythme des propositions musicales et vocales inventives et puissantes du duo uKhoiKhoi composé du musicien et compositeur Yogin Sullaphen et de l’éblouissante chanteuse Anelisa Stuurman, à la tessiture vocale de grande amplitude. Pour saluer ces héros anonymes, les danseurs déploient une incroyable vitalité et construisent un alphabet qui, par moments, fait penser à un opéra bouffe ou à la Commedia dell’arte.

Ils convoquent Molière et les esprits, invitent le public à bouger et chanter, plaisantent avec Jean-Marc, à la lumière. C’est ludique, plein de vie, de couleurs et de talent. En même temps ils frappent fort et sans grands discours par de petits mots lancés en cœur de cible, colonisateurs, entre autres…  Sur scène, une rampe avec des canettes en métal de différentes couleurs marque une frontière… Les costumes sont de teintes vives, de splendides tissus traditionnels circulent. Une natte virevolte, telle un fouet. Des chants de révolte se lèvent.

© Jérôme Séron

Danseuse et chorégraphe sud-africaine de danse contemporaine, Robyn Orlin évoque ici un thème qui lui est cher et comme toujours lié aux drames et injustices sociales de son pays, l’Afrique du Sud, dont elle se fait la chambre d’écho. A travers la chorégraphie elle apporte une théâtralité teintée d’humour et de gravité, mêle musique, vocal, théâtre, vidéo, arts plastiques et interactivité des spectateurs. La France la connaît bien, elle avait ouvert la saison sud-africaine en 2013 avec Beauty remained for just a moment then returned gently to her starting position puis en 2018, repris la mise en scène de Pygmalion de Rameau à l’Opéra de Dijon où elle était en résidence, avec Emmanuelle Haïm à la direction musicale.

© Jérôme Séron

Des Zoulous, elle disait :« Quand nous allions à Durban sur le front de mer il y avait ces hommes qui avaient une allure incroyable. Je les prenais toujours pour des anges, je me demandais constamment pourquoi les anges s’envolaient ainsi et réatterrissaient, et ne se contentaient pas de courir comme les gens normaux… Cela a été une expérience très importante pour moi… » De son regard et de son inventivité est né ce spectacle de grande intensité.

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2022

Avec Sunnyboy Motau, Oscar Buthelezi, Eugene Mashiane, Lesego Dihemo, Sbusiso Gumede, Teboho Letele. Vidéo Eric Perroys – costumes Birgit Neppl – lumières Romain de Lagarde – musique uKhoiKhoi, avec Anelisa Stuurman et Yogin Sullaphen.

Du 9 au 12 novembre 2022 – Chaillot-Théâtre national de la Danse, 1 place du Trocadéro. 75116. Paris.  Tél. : 01 53 65 30 00 – site : theatre-chaillot.fr – métro : Trocadéro.