Table ronde au Tarmac – « Les grands enjeux de la Francophonie »

© Frédéric Desmesure

Modératrice Séverine Kodjo-Grandvaux, Le Monde Afrique – Avec : Malick Diawara, rédacteur en chef du Point Afrique – Nadia Yala Kisukidi, maîtresse de conférences, agrégée et docteure en philosophie à l’Université de Paris 8 – Catherine Blondeau, directrice de la scène conventionnée Le Grand T, théâtre de Loire-Atlantique – Héla Fattoumi, chorégraphe et co-directrice avec Eric Lamoureux du Centre chorégraphique national de Belfort – Gustave Akakpo, auteur, dramaturge, conteur et illustrateur.

Donner du sens et de la consistance au débat sur la francophonie avec de talentueux artistes, opérateurs culturels et journalistes réunis pour une table ronde ce 19 mars 2018, tel est l’objectif de la rencontre en cette semaine de la francophonie. Depuis le communiqué de presse laconique du ministère de la Culture le 31 janvier, annonçant son intention de mettre fin au projet du Tarmac, sans dialogue ni concertation, plus de 14 000 personnes, par leur signature, prennent la parole. Cette seconde soirée de mobilisation rassemble de nombreux soutiens : artistes, producteurs, diffuseurs, spectateurs, politiques et parlementaires de différentes tendances, autour de la définition de la francophonie et du rôle du Tarmac dans le paysage théâtral.

Pourquoi évoquer un lieu-ghetto quand il s’agit d’un théâtre – Le Tarmac-Scène Internationale Francophone – où l’ouverture et l’attention aux autres cultures se développent depuis une quinzaine d’années ? Où les spectacles venant d’ailleurs sont programmés et accueillis avec exigence ? Où la réflexion sur l’altérité fait partie de la constitution même de la mission, portée avec talent par Valérie Baran ? Après un bref rappel des faits et l’actualisation de la mobilisation, la directrice du Tarmac cède la parole à Séverine Kodjo-Grandvaux, modératrice, journaliste au Monde Afrique et au panel rassemblé, car c’est de Francophonie appliquée que l’on parle aujourd’hui par l’échange des expériences, et de circulation des artistes.

Malik Diawara, rédacteur en chef du Point Afrique, pose des jalons historiques et replace le contexte, tant en France qu’en Afrique en rappelant que l’impulsion avait été donnée en 1960 par trois présidents de pays nouvellement indépendants, le poète L.S. Senghor du Sénégal, Habib Bourguiba de Tunisie et Hamani Diori du Niger. Il évoque l’absence de réflexion sur l’histoire humaine commune entre la France et les pays africains dans les manuels scolaires, histoire commune qu’il évoque notamment par la présence des tirailleurs sénégalais lors des deux guerres mondiales du début du XXème, dont la bataille de Bir Hakeim contre Rommel, en 1942. Il parle du discours multi-culturaliste ambigu de la France tant que les élites issues de l’ENA restent formatées donc coupées des réalités africaines, et loin de la diversité portée par d’autres imaginaires. Il remarque que la France reste très franco-centrée et paradoxale quand elle parle d’intégration.

Nadia Yala Kisukidi, agrégée et docteure en philosophie, maîtresse de conférences à l’Université de Paris 8, reprend le thème des manuels scolaires et parle de la nécessité de modifier le contenu des apprentissages, des concours, des acquisitions dans les bibliothèques universitaires, du travail à entreprendre avec l’Éducation Nationale pour que la francophonie ait droit de cité. Elle parle de rhétorique de la duplicité et fait le bilan de l’absence des pouvoirs publics dans le domaine de la francophonie, à commencer par celle d’un secrétariat d’état depuis un certain temps, des diminutions de subventions à certaines structures, de la volonté de mettre un terme à l’aventure du Tarmac. L’interventionnisme déplacé de l’Organisation Intergouvernementale de la Francophonie est aussi montré du doigt face aux logiques nationales qui demeurent, et face à des actions pour le moins discutables comme l’éviction d’un économiste remettant en cause le franc CFA. Autant de signaux qui ne peuvent qu’alarmer, derrière les déclarations de bonnes intentions de tous bords, en parfait décalage avec les actions menées.

Catherine Blondeau, directrice du Grand T de Nantes parle de son expérience de programmation et met l’accent sur la communauté d’imaginaires qui se fabrique avec des gens de partout ayant le français en partage, une communauté qui se développe en rhizome. Elle insiste sur les difficultés administratives et financières de programmer au plan international, avec l’extrême complexité d’obtenir des visas et d’assurer les coûts. Héla Fatoumi évoque le langage des corps et dit s’inscrire entre deux cultures, la française et la tunisienne, parle du Festival Danse d’ailleurs créé au CCN de Caen qu’elle co-dirigeait avec Eric Lamoureux avant leur nomination à Belfort, festival qui accueillait des danses venues de partout dans le monde. Elle reconnaît les langages communs du corps et dit l’artiste porteur de l’Histoire. Elle fait référence à l’imprévisible selon Edouard Glissant, parle de l’expérience du danseur chorégraphe Salia Sanou avec son lieu, La Termitière, à Ouagadougou. La chorégraphe met l’accent sur l’usage du vocabulaire pour la disqualification et s’interroge : et si le ghetto sur les scènes françaises était de l’autre côté ? Gustave Akakpo, écrivain et plasticien, membre de collectifs d’écriture se demande pourquoi il ne pourrait y avoir de spectacles en langue vernaculaire et insiste sur l’importance de nommer les choses.

Les participants à la table ronde reconnaissent que la francophonie verticale, l’institutionnelle, contredit la francophonie de fait, celle des praticiens, et que la dimension universelle ne vient souvent que d’un côté. A l’heure où le président Macron doit prononcer, depuis l’Académie Française, un discours sur la Francophonie, au lendemain de cette table ronde, pourquoi ne pas rappeler que si la langue est notre trésor à tous, l’attitude des pouvoirs publics dessine un double mouvement, de fermeture plutôt que d’ouverture et de manque d’orientation précise.

Pour conclure ce débat, de haute tenue, Séverine Kodjo-Grandvaux, modératrice, définit le Tarmac comme une fenêtre, une façon pour la France de se regarder. Plateforme pour les artistes venant d’ailleurs et notamment de l’espace francophone, il s’y construit, dans la proximité et avec les écoles, un travail d’éducation sur le regard et le stéréotype, il s’y tisse un univers artistique et culturel de haute définition, selon les missions esthétique, sociologique et philosophique digne des établissements nationaux.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2018

Au Tarmac, La Scène Internationale Francophone, 159 avenue Gambetta, 75020 – www.letarmac.fr – Prochains spectacles, dans le cadre des Traversées africaines : du 27 au 30 mars, Tram 83, adaptation du texte de Fiston Mwanza Mujila par Julie Kretzschmar – du 3 au 13 avril, Le Fabuleux Destin d’Amadou Hampâté Bâ, pièce de Bernard Magnier et Hassane Kassi Kouyaté – Tél. réservations : 01 43 64 80 80.