Sweet Mambo

Mise en scène et chorégraphie Pina Bausch et le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch-Terrain dirigé par Boris Charmatz, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.

© Karl-Heinz Krauskopf

Tout nous est familier, pourtant tout reste teinté d’étrangeté dans ce décalage-temps qu’impose la reprise sans la chorégraphe, Pina Bausch, disparue en 2009. Envers et contre tout, revoir Sweet Mambo, recréé sous la supervision d’Alan Lucien Oyen, est un cadeau. Présentée le 30 mai 2008 à la Schauspielhaus de Wuppertal, la pièce n’a pas pris de rides. Mais la chaise reste vide et au salut, les visages sont empreints de gravité et d’émotion.

On y retrouve sept interprètes sur neuf qui ont dansé la pièce en 2008, l’avant-dernière création du vivant de Pina Bausch – Andrey Berezin, Daphnis Kokkinos, Nazareth Panadero, Héléna Pikon, Julie Shanahan, Julie Anne Stanzak et Aida Vainieri. Trois interprètes les ont rejoints, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra et Naomi Brito. C’est cette dernière, métaphore d’une ère nouvelle au Tanztheater, brésilienne entrée dans la compagnie en tant que Gabriel et brillante interprète, qui entre la première dans la danse. Elle lance une longue note cristalline, d’un bol musical rempli d’eau, avant que les jeux de séduction ne s’éveillent.

© Karl-Heinz Krauskopf

Solos et duos se succèdent dans des jeux de miroir où alternent provocation, humour, dérision, sensualité et sensations, sur des musiques de différents styles (collaboration musicale Matthias Burkert, Andreas Eisenschneider). Les robes, comme toujours somptueuses, soulignent les formes par leurs froncés et plissés, et apportent leurs couleurs, pastel ou vives, et leurs ondulations, dans une simplicité sophistiquée (costumes Marion Cito). « La vie c’est comme un vélo, ou tu roules ou tu tombes » lance Nazareth Panadero sur une musique de film muet qui souligne l’atmosphère… « Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » pourrait-elle renvoyer à Arletty, avec la même effronterie. Arrivée dans la troupe en 1979, Nazareth est toujours aussi belle et pétillante dans sa robe framboise.

Étreintes, ambigüité de l’échange, violences, gestes stéréotypés et quelque peu déphasés de couples hétéros, frôlements, balancements. Il y a du burlesque, de la maladresse, de la tendresse. Hommes et femmes se cherchent, les entrées et sorties se succèdent, les voiles s’envolent avec élégance. Chez Pina les femmes sont des divas. Dans Sweet Mambo les hommes suivent le mouvement, comme des enfants de chœur / de coeur ou / de corps, donnent l’étincelle, briquet à portée de main. Julie Anne Stanzak se décrit : « le nez de mon père, les yeux de ma grand-mère… » avant de s’enfuir.

© Karl-Heinz Krauskopf

Il neige sur l’image au rythme de la danse (décor et vidéo Peter Pabst). Les villes traversées sont énoncées, la liste est longue et se remplit d’émotions de tournée, de réminiscences. « Ce que j’aime ? Je fais des roues dans toutes les villes » lance avec espièglerie Héléna Pikon. « I want to talk to you » insiste une danseuse égarée. Une robe noire passe, dans la correspondance avec l’écran. Répétition de mots, jeux de rôles, apparitions disparitions, brouillage des messages, sémaphores, codes secrets, la palette des interprètes est vaste, légère et grave, embuée. On n’oublie pas Naomi, magnifique, comme elle l’avait demandé. Virevoltent le rose pâle, la couleur champagne, le rouge vif, le court et le long dans ces jeux et ces cris d’alarme. « Je me sens seule… Je me sens vide… » Quelques mouvements, ensemble, avant que le plateau se vide, trois petits tours et puis s’en vont.

© Karl-Heinz Krauskopf

Au Congo le Mambo désignerait des berceuses ou des chants sacrés. Il serait à Cuba l’ancêtre de la salsa, dit wikipédia-qui-sait-tout. Il se danse en cadence, les pas des danseurs en miroir sur un rythme musical 4/4, un pas de base qui se fait sur huit temps et correspond à douze mouvements. 1 et 2, 3 et 4, 5 et 6, 7 et 8 avec suspension dans les mouvements sur les comptes pairs. Pour une classe de mambo, rendez-vous à Wuppertal ! après l’étape Théâtre de la Ville où le plaisir de cette re-création ne fait aucun doute. Pina n’y sera pas mais la danse continue, elle en serait fière et heureuse.

Brigitte Rémer, le 5 mai 2024

Avec Andrey Berezin, Naomi Brito, Daphnis Kokkinos, Alexander López Guerra, Reginald Lefebvre, Nazareth Panadero*, Héléna Pikon*, Julie Shanahan, Julie Anne Stanzak, Aida Vainieri – (* invités). Direction artistique Tanztheater Wuppertal Pina Bausch+[terrain] Boris Charmatz – décor et vidéo Peter Pabst – costumes Marion Cito – collaboration musicale Matthias Burkert, Andreas Eisenschneider – assistante décor Gerburg Stoffel – assistante costumes Svea Kossak – supervision artistique de la recréation Alan Lucien Øyen – direction des répétitions Azusa Seyama, Robert Sturm – musique Barry Adamson, Trygve Seim, Gustavo Santaolalla, Hope Sandoval, Portishead, Lucky Pierre Hazmat Modine, Jun Miyake, Mecca Bodega, Cluster & Eno, Lisa Ekdahl, Mari Boine, René Aubry, Mina Agossi, Ian Simmonds. L’extrait du film Der Blaufuchs (Le Renard bleu), 1938, UFA / Mise en scène: Viktor Tourjansky / Scénario: Dr. K.B. Külb, a été aimablement mis à disposition par la Friedrich-Wilhelm-Murnau Stiftung, Wiesbaden – droits de représentation : Verlag der Autoren, représentant Pina Bausch Foundation.

Du 23 avril au 7 mai 2024, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet, Les Halles – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77