Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse

“Inflammable”, 1997, vue d’atelier, Bourges – ©Taysir Batniji

Exposition de Taysir Batniji – au Mac Val, Musée d’art contemporain du Val-de-Marne – commissaires Julien Blanpied et Frank Lamy – mise en lumière Serge Damon. Jusqu’au 9 janvier 2022.

C’est la première exposition monographique programmée dans un musée, présentant l’œuvre de l’artiste plasticien Taysir Batniji, sorte de journal intime qui laisse traces, en parlant de ce qu’on a abandonné derrière soi, de la dépossession, de la perte et de l’absence.

Taysir Batniji est né à Gaza en 1967, quelques mois avant la guerre des Six-Jours où Israël a occupé Gaza et la Cisjordanie, privant les Palestiniens de leur État donc de leur statut, les rendant administrativement dépendants d’Israël. Taysir Batniji a vécu à Gaza jusque dans les années 1990, il a étudié à l’école des Beaux-Arts de Naplouse, en Cisjordanie. Après les accords d’Oslo, déclaration de principes pour une autonomie palestinienne temporaire signée à Washington en 1993 par Yitzhak Rabin, Yasser Arafat et Bill Clinton, il a pu voyager. Il s’est rendu à Naples, puis a complété sa formation à l’École nationale d’art de Bourges avant de s’installer à Paris au milieu des années 90. Depuis sa première exposition personnelle parisienne, en 2002, ses œuvres ont été largement exposées en Europe et dans le monde. A partir de 2012 il lui est impossible de rentrer chez lui, à Gaza, son parcours est marqué par une mobilité forcée, l’exode et l’exil. Il acquiert la nationalité française. Taysir Batniji travaille sur la trace, on le connaît d’abord par son travail de photographe, il a exposé aux Rencontres de la Photographie d’Arles, en 2018. Il présente ici vingt-cinq ans de création à travers une variété d’œuvres sur des médiums très diversifiés comme des installations, vidéos, dessins, peintures, sculptures, photographies et performances. Ici, le chez moi prend tout son sens.

Taysir Batniji en effet accueille le visiteur par un mur de photos qui porte ce titre : Chez moi, ailleurs, 2000, mur d’une grande simplicité et qui ne cesse d’évoluer au fil du temps. Il propose un regard fragmentaire sur son quotidien, sa maison, son entourage qu’il met en vis-à-vis avec sa vie d’avant, ses références passées. Ici ou là-bas, on ne sait plus où on est. Un téléphone, une photo avec sa mère, les clés de la maison, quelques jouets, un puzzle, un morceau de tableau de liège vidé de ses photos, des enfants au balcon, un emballage qui garde la forme des bouteilles, l’idée de l’empreinte et du vide déjà. Le thème des clés, symbole de la maison, revient comme une réminiscence, les siennes propres mais aussi ce symbole de l’exode pour une partie de la population contrainte de quitter sa terre lors de la création d’Israël, en 1948. Les Palestiniens avaient conservé les clés de leurs maisons, dans l’attente et l’espoir d’un retour ; mémoire individuelle et mémoire collective, douloureuses. Ce thème des clés se retrouve en 1997 dans une œuvre Sans titre, empreintes-photogrammes de clés rouillées sur une vingtaine de toiles roulées, assemblage métaphorique qui marque un tournant dans la pratique de l’artiste « de la forme-tableau à la peinture comme objet, multiple ou installation. »

“Sans titre” 2007-2014 © Taysir Batniji

Une autre œuvre, Sans titre (2007-2014) représente la copie à l’identique, en verre, du trousseau de clefs de sa maison, à Gaza. Dans le même esprit et questionnant l’espace et le temps, Suspended time (2006) sculpture de verre soufflé est un sablier posé à l’horizontale symbolisant l’arrêt, l’immobilisation ; et l’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (adoptée justement en 1948 par l’ONU), moulée lettre par lettre dans du chocolat suisse, intitulé L’homme ne vit pas seulement de pain (2007). Ce même texte avait été gravé, dans une exposition précédente, dans du savon de Marseille, (L’homme ne vit pas seulement de pain #2, 2012-2013) il interroge les notions de droit et de liberté, et évoque la fragilité.

Sur ce thème du départ en exil et du temps qui se suspend, des vidéos passent en boucle : Départ (2003) témoigne de l’errance migratoire en images floutées, dans une lumière crue et des silhouettes anonymes sur un bateau, non-lieu par excellence ; Transit (2004) montre des séquences filmées et photographies enregistrées clandestinement par Taysir Batniji entre Le Caire et Rafah, point de frontière reliant Gaza à l’Égypte, seul et unique passage pour les Palestiniens qui souhaitent entrer ou sortir de Gaza.

“Hannoun”, 1972-2009, © Taysir Batniji

Cette zone frontalière est souvent arbitrairement fermée par Israël pour des périodes allant de quelques heures à quelques mois. Rien ne se passe sauf les bagages qui s’empilent et, désespérément, l’attente des passagers pour récupérer leurs passeports des mains des militaires égyptiens. Transit #2 (2003-2004) présente une série de 12 dessins au crayon réalisés de mémoire et complémentaires de la vidéo.

L’exil, pour Taysir Batniji, c’est aussi l’installation-performance intitulée Hannoun (1972-2009), dernière image de son atelier, à Gaza : Une grande photo de l’atelier est collée sur le mur du fond dans une pièce reconstituée, photo prise en 2005 à Gaza, lors d’un dernier retour. L’atelier est couvert de poussière et le sol de 24 mètres carrés recouvert de copeaux rouges venant de taillures de crayons qui ressemblent à des pétales fanés.  On dirait un champ de coquelicots qui annule tout retour possible jusqu’à l’atelier, de peur de les piétiner. Hannoun signifie coquelicot, fleur qui pour les Palestiniens évoque aussi les soldats tombés au champ d’honneur, image d’un impossible retour. L’atelier est aussi un espace de contemplation et une installation éphémère qui n’existera plus à la fin de l’exposition. En écho, Sans titre (2015) sont ces tous petits crayons rouges bien pointus qui ont donné les taillures et qui se trouvent dans une cartouchière, prête à l’emploi.

Série “Gaza walls”, 2001 © Taysir Batniji

Gaza Walls, a été réalisé en 2001 durant les premiers mois de la Deuxième Intifada, à Gaza. L’œuvre participe de la mémoire du peuple. Depuis la Première Intifada (1987-1993) les Palestiniens communiquaient à travers tous les supports qu’ils trouvaient dans la rue. Au fil des jours, se sont affichés sur les portes et les murs de la ville les portraits des martyrs, des dessins, affiches, slogans et graffitis. Taysir Batniji s’intéresse au destin de ces images avec leur puissance symbolique, traces éphémères vouées à la détérioration et à l’effacement par l’œuvre du temps. Il reprend dans Absence (1998) 24 portraits disparus de leur cadre et dont il ne reste que les contours de ruban adhésif, évoquant le vide et l’arrachement. Il travaille sur l’identité, d’autant que figure sur ses documents de voyage délivrés par l’administration israélienne, une nationalité tronquée, dite indéfinie. Nombre de ses travaux portent sur ce vol : Undefined (1997), diptyque réalisé à même le mur à la peinture à l’huile sur papier et au ruban adhésif kraft ; Undefined #2 (2000-2001), autoportrait photographique inclus dans une dalle de résine qui fut brisée par accident et présentée au sol en l’état, lors d’une exposition à Gaza ; c’est aujourd’hui un tirage photographique représentant l’œuvre disparue ; Undefined #3 (2020) est une image paradoxale suite à un incident technique sur un tirage instantané de photos d’identité dont le portrait a disparu, reste le cadre blanc, sans visage. Dans cette quête d’identité et d’appartenance, une suite d’une quinzaine de cadres, ID Project représente le fac-similés de documents administratifs qui témoignent de l’itinéraire administratif de l’artiste jusqu’à sa naturalisation française. Papiers, passeport et autorisations s’accumulent de façon provocatrice et pathétique.

L’exposition, Quelques bribes arrachées au vide qui se creuse est d’une grande richesse, chaque petit objet ayant l’air de rien, a fortiori les œuvres plus imposantes, ont un sens profond qu’il s’agit de décoder au regard de l’histoire personnelle de Taysir Batniji et de l’histoire palestinienne. Ainsi la série To My Brother, est courageuse et troublante. Réalisée de 2012 à 2020, elle rend hommage au frère de l’artiste tué sous ses yeux par un sniper le 18 décembre 1987, lors de la première intifada : Taysir Batniji a gravé les photographies de son mariage sur de grandes feuilles blanches à l’aide d’un stylet, il dessine en creux, sans encre, faisant revenir des scènes heureuses comme autant de tragédies. Soixante gravures réalisées manuellement d’après un album de photographies de famille qu’il avait pu sortir du pays interrogent l’absence, le visible et l’invisible.

Série “Fathers” 2006, © Taysir Batniji

Autre série marquante de 34 photographies argentiques, Fathers/Pères, élaborés entre 2005 et 2006 dans des boutiques, cafés, usines et autres espaces de travail à Gaza et accrochés derrière un comptoir, perdus au milieu des produits ou au coin d’un rayonnage. Son sujet tourne autour des maîtres des lieux, le plus souvent le père fondateur du commerce ou du lieu où il a passé une partie de sa vie, un hommage au père, le référent familial, le patriarche. Boucherie de la fidélité parle aussi de filiation par la présence du père, sujet de fierté.

Les objets se succèdent, parfois avec humour, tous ont une portée révoltée et méditative. Ainsi avec Gaza House (2008-2009) l’artiste présente une vingtaine d’images de maisons bombardées à la manière d’une annonce immobilière ; le texte décrit le logement tel qu’il était auparavant : vend grande maison donnant sur jardin, 5 pièces etc. Ici, maisons et jardins sont meurtris par les bombes, on est à Gaza. Une pyramide de savons posés sur une palette sur lesquels est gravée la phrase No condition is permanent/la permanence des choses est impossible appelle un dicton arabe qui rassure, dans les moments difficiles. Une valise ouverte est pleine de sable blanc, Mahmoud Darwich ne disait-il pas « Mon pays est une valise. » The Sky Over Gaza, deux photographies prises du même endroit, la fenêtre d’une chambre, l’une l’hiver 2001, l’autre l’été 2004, photos de même cadrage au ciel troué d’une étrange clarté. Au centre, une antenne ressemble à une silhouette d’oiseau. Numéros de résolutions de l’ONU se grave sur des feuilles de plomb. Fenêtre en voyage emballe une fenêtre posée au sol, peu transparente car barrée d’une toile représentant un ciel bleu avec quelques nuages, s’inscrit dans un jeu de perspective linéaire sans point de fuite, en référence à l’architecte et peintre de la Renaissance, Leon Battista Alberti. Taysir Batniji inscrit son œuvre en se reportant à l’histoire de l’art. Ainsi Le Socle du Monde et Constellation (2011) une installation de pavés taillés, disposés en forme de matelas, évoquant Le Socle du Monde de Piero Manzoni, pionnier de l’Arte Povera, rendant hommage à Galilée et la tension entre un élément massif et l’autre immatériel. Référence encore avec Watchtowers, (2008) au travail de Bernd et Hilla Becher qui documente le patrimoine post-industriel en Europe, que Taysir Batniji met en perspective avec une typologie des miradors en Cisjordanie à travers 26 photographies en noir et blanc. Avec Bruit de fond, installation vidéo de 2007, l’artiste se fait l’interface d’une réponse à une question récurrente lancée auprès de militaires israéliens chargés de lâcher les bombes sur Gaza, question qui le taraude : « Ce que je ressens quand je lâche une bombe ? Simplement une légère secousse dans l’aile de l’avion quand on fait partir la bombe… » et autres réponses tout aussi cyniques.

L’œuvre de Taysir Batniji nous mène de l’intime au collectif et les médiums qu’il utilise pour porter son témoignage sont multiples. Il a réutilisé des toiles de ses débuts, les a roulées et a inscrit dessus Inflammable, pour évoquer la puissance subversive de l’art. La quête d’identité, l’absence, l’arrachement, le déplacement, les fêlures, l’exil, sont au cœur du portrait morcelé que révèle l’exposition, dense et mélancolique. Son regard sur le passé pour définir le présent, la recherche d’un langage artistique par la citation et la quête d’identité entre blessure et ironie sont autant de chemins qu’il nous invite à suivre.

Brigitte Rémer, le 30 décembre 2021

Julien Blanpied et Frank Lamy, commissaires de l’exposition Exposition réalisée avec le soutien de BIC, Après Midi Lab et Atelier Popula – Taysir Batniji est représenté par les galeries Sfeir-Semler (Hambourg/Beyrouth) et Eric Dupont (Paris) – Le catalogue de l’exposition rassemble les contributions de Bruce Bégout, Julien Blanpied, Marie-Claire Caloz-Tschopp, Alexia Fabre, Antonio Guzmán, Sophie Jaulmes, Frank Lamy, un entretien avec Taysir Batniji (25 euros)

Jusqu’au 9 janvier 2022, au Mac Val / Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Place de la Libération, Vitry-sur-Seine (94) – tél. :  01 43 91 64 20 – site : www.macval.fr

Visuels ©Taysir Batniji : 1/ – Inflammable, 1997, sérigraphie sur toile roulée, ruban adhésif, 11 éléments, dimension variable. Vue d’atelier, Bourges. 2/ – Sans titre, 2007-2014, Trousseaux de clés en verre, échelle 1/1.  3/ – Hannoun, 1972-2009, Performance/installation, photographie couleur jet d’encre sur papier affiche 100 x 150, copeaux de crayon dimensions variables. 4/ – Gaza walls, 2001, série de 58 photographies couleur, tirages jet d’encre sur papier 40 x 60 chaque, ou diaporama. 5/ – Fathers, 2006, série de 34 photos, tirage jet d’encre sur papier Hahnemühle, 40 x 60 chaque.