L’Une et l’Autre // Carnets de route

© Bahia Aidli

© Bahia Aidli

Photographies des ateliers dirigés par Sarah Moon et José Chidlovsky, présentées par l’Association 100 voix ! et la Galerie Fait & Cause

Créée il y a trois ans à l’initiative de l’association Aurore, 100 Voix ! a pour objet l’apprentissage du récit par l’image. L’association accueille des personnes en marge du tissu social, en situation d’exclusion et de précarité, et les accompagne dans un processus de reconstruction et de reconquête de leur identité. Dans ce cadre, et animé par des photographes professionnels, l’atelier des 100 Voix ! fait un bout de route avec elles, en photos et vidéos, et table sur la rencontre, l’échange et la transmission de l’une à l’autre.

C’est le résultat de travaux menés de 2012 à 2014, par des femmes de différents horizons et histoires, rassemblées autour de Sarah Moon et José Chidlovsky, qui est exposé, et publié. Les premières photos avaient fait l’objet d’une exposition présentée le 8 mars 2013, Journée de la femme. Deux ans plus tard à la même date, nouvel hommage aux femmes avec la parution des douze premiers numéros de la collection Carnets de Route, tirés à 500 exemplaires, et l’exposition de leurs auteures à la galerie Fait & Cause. L’édition de ces récits photographiques est superbe, chaque parcours a valeur de témoignage et se raconte en noir et blanc ou en couleurs, avec ou sans mots. La moitié des recettes est transmise à celle qui a réalisé le reportage, la moitié, remise à l’Association.

Des autoportraits, des légendes écrites à la main, des dates, des souvenirs et des bribes de vie ; des géographies, des états d’âme, des contre-jours ; des mots clés jetés sur le papier – chemin, bonheur ou vie –, des cris ; l’expression de goûts, d’intentions, de désirs, de projections ; des regards sur la vie, sur le quotidien, sombres ou plein d’espoir, des émotions, des pensées ; des anecdotes, du rouge et du noir, des traces, des pages élaborées d’autres plus spontanées. Toujours, des vécus singuliers, des mots sur un cahier. « Les chemins de ma vie avec ses succès et ses échecs, comme les échelons d’une échelle que je gravis sans cesse, d’où je chute parfois comme le jour dans la nuit… deux couleurs brodées par ma mère sur mon chemisier… » écrit Marie Rudnitska, l’une d’elles.

Jour de colère, chute, traversée, migration, nuit. L’ombre de l’enfance, le silence, la forêt des loups. Temps suspendu, nuit noire, la route en pluie, la mer, les cerfs-volants. « Je vois un homme qui ne voit rien, je vois du gris », dit une autre. Résistance, sentiment, constat, attente ; ma douleur  pour Bahia Aidli, une femme de solitude au foulard bleu, ou encore Le passage, qui conduit à la lisière d’une épaisse forêt. Il y a de l’enfance, quelque chose de fané, l’abandon. Elles utilisent le langage de la photographie pour soigner leurs blessures et parler de leur façon de vivre le monde. Comme le dit Sarah Moon :

« Il s’agit ici, que ce soit avec l’une ou l’autre, de la nécessité de récupérer une identité jusque là bafouée, de trouver un nouveau langage à travers l’image, un langage qui, en mêlant l’imaginaire et le réel, redessine à leur insu quelques facettes d’elles-mêmes longtemps oubliées. Les Carnets de route sont la concrétisation de cette tentative. Chacune d’entre elles, avec ses mots, son inconscient, son vécu, sa vision, son authenticité, nous dit jour après jour, pas à pas, quelque chose d’elle. La photographie est une petite voix, dit Eugène Smith. La leur force l’écoute. »

brigitte rémer

Les photographies et les Carnets de route sont de : Bahia Aidli Voilà – Lyliie Berry Monday to Monday – Aziza – Pénélope Bertrina Mon histoire en 7 jours – Caroline Chartrou – Florence Courtois – Rachida Essaydi – Magali Faucheux – Stéphanie Foucher – Kasia Grabowska Partout Personne et Je cherche à comprendre – Salha Hamrouni – Huguette Jeanmichel – Sylvana Jegoux – Jocelyne – Blandine Lesur Moi Blandine et Etats d’âme – Lydie- Nana N’Domatezo – Ioan Zlata – Bénédicte Ngobelle – Nelly Royer Chat alors – Marie Rudnitska Mon ombre et moi et Au jour la nuit – Nadège Soumaré – Gabie Trancéa.

Galerie Fait & Cause, 58 rue Quincampoix. 75004. Métro : Châtelet, Rambuteau – Exposition du 10 mars au 25 avril 2015. Dix Carnets de route (38 euros) – 5 euros l’unité. Tél. : 01 42 74 26 36 – Site : www.sophot.com

Hinkemann, de Ernst Toller

© Elisabeth Carecchio

© Elisabeth Carecchio

Traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani, mise en scène de Christine Letailleur, au Théâtre national de la Colline

Né dans l’ancienne Prusse – aujourd’hui la Pologne – dans une famille juive, Ernst Toller (1893-1939) se trouve au coeur de conflits territoriaux et politiques. Il s’engage comme volontaire dans l’armée, au début de la Première Guerre mondiale et combat pendant un an avant de s’effondrer physiquement, et moralement. Il quitte le front pour raison de santé et en revient profondément changé. Devenu fervent défenseur de la Paix, il s’engage auprès de l’extrême gauche marxiste révolutionnaire au sein de la Ligue spartakiste de Rosa Luxembourg, et défend les anarchistes.

Inculpé de haute trahison et condamné à mort, sa peine est commuée à cinq ans de prison, qu’il passe dans la forteresse de Niederschönenfeld. C’est là qu’il écrit Hinkemann, et ses pièces connaissent très vite un réel succès. Il quitte définitivement l’Allemagne en 1933 et s’exile aux Etats-Unis, pour dénoncer les crimes nazis, mais l’Histoire le rattrape : désespéré par le triomphe du nazisme, séparé de sa femme et sans argent, il se suicide en mai 1939, à New-York.

Contemporain d’Erwin Piscator pour qui le théâtre était un outil politique, la première pièce d’Ernst Toller, Transformation, était directement inspirée de ses expériences de guerre tandis que son journal, Une jeunesse en Allemagne, confirmait sa singularité. « Si l’on me demandait de quel côté je suis, je répondrais : une mère allemande m’a mis au monde, l’Allemagne m’a nourri, l’Europe m’a élevé, la terre est mon foyer, le monde ma patrie ».

Hinkemann porte en filigrane la biographie de l’auteur, même si elle fait œuvre de fiction. La fable parle de la tragédie d’un jeune soldat qui revient du front, abimé et détruit, touché dans sa dignité même car émasculé, et témoigne de la cruauté de cette guerre. Toujours amoureux de sa femme, Grete, qui l’est aussi de lui, il cherche à la reconquérir, à travailler et à se ré-insérer dans une vie normale. Il accepte un travail, repoussant et spectaculaire, dans une fête foraine, celui de tuer des rongeurs avec les dents et d’absorber un peu de leur sang, lui qui représente tout le contraire de la cruauté et n’aurait pas fait de mal à un chardonneret, comme le montre le début de la pièce, avec nostalgie et poésie. Mais Grete fait un pas de côté et prend pour amant l’ami d’Hinkemann, le grossier Paul Grosshahn dont elle tombe enceinte. Quand elle décide de faire marche arrière, celui-ci se venge et devient un provocateur qui balance. Hinkemann s’embrase et retourne la violence qu’il reçoit dans un constat très pessimiste sur le monde : « Les hommes sont comme ça. Et ils pourraient être autrement s’ils voulaient. Mais ils ne veulent pas. Ils lapident l’esprit, ils le tournent en dérision et ils souillent la vie, ils la crucifient toujours et toujours à nouveau… On dirait des navigateurs que le Maelström attire à lui et contraint à se fracasser les uns aux autres… »

Dans Hinkemann, l’individuel et le collectif se rejoignent, par l’interaction de la petite et de la grande Histoire sur fond de chômage, de syndicalisme et de luttes du prolétariat, sans compter la montée de l’antisémitisme. Cette tragédie sociale et politique traverse plusieurs courants de pensée, du matérialisme à l’anarchisme et questionne sur le bonheur, impossible. Toller quitte le langage naturaliste et puise dans l’expressionnisme tel que le définit René Radrizzani, co-traducteur de la pièce : « Ce théâtre ne veut plus, tel le naturalisme ou le cinéma, être un décalque de la vie extérieure, une tranche de vie vue du dehors ; mais – changement de perspective total – le lieu où un personnage central exprime, donc tire de son for intérieur, ses plaintes, ses conflits, sa résurrection spirituelle, sa conquête d’un sens, ses visions ».

Christine Letailleur s’empare de cet univers du tragique qui évoque celui de Büchner, ou celui de Von Horváth. Elle s’intéresse depuis longtemps aux auteurs allemands, et a monté deux pièces de Hans Henny Jahnn : Médée, en 2001 et Pasteur Ephraïm Magnus, en 2004, elle a aussi présenté en 2010 Le Château de Wetterstein de Frank Wedekind. Sa lecture met l’accent sur l’intime, par l’histoire du couple que forme Grete et Hinkemann. Pour interpréter Hinkemann, elle a choisi Stanislas Nordey avec qui elle a souvent travaillé – qui a lui-même mis en scène de nombreux auteurs, qui a codirigé le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, et qui a assuré la responsabilité pédagogique de l’école du Théâtre national de Bretagne – Le projet s’est même construit pour lui et avec lui. Il est magnifiquement habité, torturé et incandescent, la pièce repose pour partie sur ses épaules. La metteure en scène a aussi choisi Charline Grand qu’elle a déjà dirigée, dans le rôle de Grete. L’actrice a fait ses classes à l’école du TNB, elle a la force et la fragilité du rôle.

La scénographie se compose de panneaux de couleur sombre dans lesquels une grande fenêtre ressemblant à celle d’un bâtiment industriel permet de jouer avec le dedans – l’intérieur de la maison, de la taverne ou l’arrière de la fête foraine – et le dehors, la rue. Le dispositif conçu par Christine Letailleur et réalisé par Emmanuel Clolus est sobre et beau. Les lumières de Stéphane Colin sont pure réussite, elles servent l’intime et, par leur clair-obscur, la tragédie et la noirceur de ce pays des ombres qu’est l’Allemagne de ce temps-là, en déstructuration. Les séquences faussement gaies de la fête foraine ajoutent à la lourdeur ambiante, mais ne sont pas tout à fait abouties, de même que les scènes de l’apparition de la mère, de l’esquisse de la prostitution ou du groupe des syndicalistes.

Hinkemann est un spectacle puissant par le témoignage qu’il porte sur une époque perturbée et dévastatrice où s’affirme l’antisémitisme, et sur l’exploitation des classes populaires. Le texte d’Ernst Toller laisse des traces et invite à la réflexion. Et l’auteur, loin de ses utopies de jeunesse, pose : « Si nous croyons au pouvoir de la parole, et en tant qu’écrivains, nous y croyons, nous n’avons pas le droit de nous taire » en écho à la solitude de son personnage : « … Que savons-nous ?… Quelle est notre origine ?… notre destination ?… Chaque jour peut apporter le paradis, chaque nuit le déluge. » Et le début XXème était bien le déluge.

 brigitte rémer

avec : Michel Demierre, Christian Esnay, Manuel GarcieKilian, Jonathan Genet, Charline Grand, Stanislas Nordey, Richard Sammut.

Texte de Ernst Toller traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani – adaptation, mise en scène, conception scénographie Christine Letailleurscénographie Emmanuel Clolus assisté de Karl Emmanuel Le Bras – lumières Stéphane Colin – son Bertrand Lechat – assistant à la mise en scène Manuel GarcieKilianLe texte de la pièce est publié à L’avant-scène théâtre.

Théâtre national de la Colline, du 28 mars au 19 avril 2015, 15 rue Malte-Brun, 75020, métro : Gambetta. Tél. : 01 44 62 52 52. Site : www.colline.fr

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est quoi ce travail ?

Image du film

Image du film

Film documentaire réalisé par Sébastien Jousse et Luc Joulé, à partir de la résidence du compositeur Nicolas Frize dans une unité de production du groupe PSA Peugeot Citroën, à Saint-Ouen.

Homme engagé et d’engagement, observateur et acteur du monde du travail depuis de nombreuses années, travailleur de l’ombre dans les prisons, artiste passionné par le temps et le rapport au temps, Nicolas Frize, compositeur et anthropologue sonore comme il aime à se reconnaître, a pendant deux ans, fait de l’usine PSA Peugeot Citroën de Saint-Ouen son quartier général, pour y chercher les sons qui allaient composer la matière musicale de sa prochaine création. Il y rencontre bon nombre d’ouvriers, observe leur travail – ils sont ici six-cents, issus de trente communautés, divisés en quatre équipes car l’usine ne s’arrête jamais – et fait des entretiens avec quatre-vingts d’entre eux : « On parle de l’intime des choses, de l’indicible, en empathie avec eux. On rentre dans l’activité, dans la personne, on parle du rapport de l’homme à l’activité, du rapport au corps de l’activité. Ce sont des gens qui existent et qui résistent ». Leur parole deviendra matière en fusion d’un scénario à imaginer et ils seront protagonistes et acteurs du concert final qu’ils donneront ensemble et que Nicolas Frize intitulera Intimité. La personne, sa sensibilité, son intelligence, ce qu’elle fait et ce qu’elle met en jeu dans son travail, forment la trame des paroles collectées et servent le texte qu’il écrit et qui se déploie ensuite musicalement. Dans ce processus créatif, les ouvriers sont donc les pièces maitresses.

La caméra de Sébastien Jousse et Luc Joulé se pose à son tour dans l’usine et scrute. Elle décrit, rend compte, dialogue et témoigne des avancées du compositeur qui, comme tout ouvrier, porte casque et lunettes, gilet fluo de signalisation et chaussures protectrices pour déambuler dans les zones balisées. C’est une belle usine, immensément haute comme une cathédrale, qui a pour langage et points de repères des couleurs flashy : bleu, jaune, rouge et vert. Elle est chargée de signalétiques , affiches et symboles, – outil 2, accès formellement interdit, porte qualité garantie, accès interdit aux personnes non autorisées – et de consignes de sécurité : « contrôler, mettre le couvercle, lever, prendre la pile »… On est environné de lumières qui clignotent, du rouge au vert, donnant les temps de l’action, et les étincelles du métal éclairent les visages protégés. Le rideau transparent s’ouvre et se ferme, les longerons sont mis en caisse, les empilages de casiers jaunes montent, la caméra usine avec les ouvriers qui actionnent les manettes comme des conducteurs de train.

Certaines machines ont l’impudeur d’être élégantes et ressemblent à des échassiers, tandis que le ballet des bras articulés se poursuit inlassablement. Le bruit est envahissant, les bouchons d’oreilles ne sont pas un luxe. « J’aime voir la pièce comme si j’étais dans la matière », dit l’un d’entre eux. « A un moment je suis perdu, j’ai besoin d’entendre le bruit qu’on fait ». A la question : « Qu’est-ce que le travail » ? la réponse est forte : « Une reconnaissance de sa personne, voir qu’on vaut quelque chose, c’est le ciment de l’être humain. » Une femme ouvrière parle de la vitesse de production, son cahier des charges : « 934 pièces le matin et 1156 pièces l’après-midi, il faut que ce soit bien fait, on n’a pas le droit de faire de l’avance… Etre dans le rouge, je n’aime pas. Parfois, mes mains travaillent toutes seules, je ne pense à rien ». Un homme est caché derrière une énorme presse qui se lève. L’outilleur apporte une solution au problème technique et parle des restructurations : « Les usines de Melun, Asnières, Aulnay se sont regroupées, les ouvriers avaient tous une histoire » et parlant de la qualité du travail, il dit : « Pas de standard, chacun apporte une petite touche personnelle » mais regrette de ne pouvoir être plus créatif dans ce qu’il fait : « Ici on ne crée pas, on a des plans. A Aulnay, on sortait 350 000 voitures, on avait conscience de ce qu’on faisait, ici, tout est statique, rangé, plié, noté, tout est à portée de mains ; notre périmètre est réduit, il faut s’adapter, même si chacun a sa manière de prendre une pièce, chacun a sa technique, on est presque comme un robot ».

De séquences en observations, les réalisateurs poursuivent la captation du dialogue et des images avec les travailleurs : « Chacun a son rituel avant de commencer » dit l’une, « Pour entrer dans le rythme du travail, il faut se calmer, vider sa tête avant », dit l’autre, « pas la peine d’apporter ses problèmes ». Tous soulignent l’importance des collègues et de l’ambiance. L’équipe du film traverse l’atelier où le responsable planifie le travail. Il dit se situer entre les ouvriers et la direction, essayant de garder la justesse d’analyse. Les ouvriers de nuit évoquent leur travail et les rapports qui se tissent entre eux : « La nuit, on est unis, on est davantage les uns avec les autres, on se transmet des savoir-faire ».

Derrière ces paroles et ces images, la caméra suit Nicolas Frize et ses longues perches qui enregistrent sifflements, grincements et grondements, régularité du bruit des machines. Il fait vibrer des pièces détachées comme les lames d’un métallophone et en sort des sons aigus ; il partage l’écoute avec le travailleur qui est près de lui : « Je m’abandonne au présent et cherche à entrer dans le réel. Je cherche des matières, j’entends des paysages sonores, j’entends de la musique » dit-il, « le travail est en moi, il se confond avec moi, je ne peux rien en dire, il est dans tout ce que je pense. C’est le lieu où coudre du sens ».

Vient le moment où l’on voit le compositeur armé de son crayon noir et de sa gomme, dans un silence où seul le bruit des points et des traits qu’il trace existe, contrastant avec le bruit de l’usine. Puis sa calligraphie à l’encre inscrit la mélodie : « La partition est une succession de codes, mais ce qui y est invisible, c’est la part de soi. On construit un édifice, on crée un équilibre ». Des plans à la dérobée conduisent aux répétitions où chanteurs et instrumentistes se retrouvent sous la baguette du chef d’orchestre et de la chef de chœur. Mesure à trois temps, demandée. Invitation à faire de cette partition quelque chose de partagé, d’imprévisible. « Il y a de l’incarnation, il faut mettre du corps dedans ». Travail avec six solistes professionnels en parallèle, un autre monde. Une ouvrière lit son texte et le travaille comme une actrice, Nicolas Frize l’épaule et lui demande d’insister sur certains mots qu’elle surligne avec lui, de ré-inventer le texte… « Le temps s’inspire… » Recherche du « beau geste ». Répétition d’un texte en écho entre deux ouvriers :l’un donne le texte, l’autre reprend, en chuchotant.

Les images finales conduisent au fond de l’usine où a été dressé un espace de jeu de grande amplitude où seront accueillis autant de spectateurs qu’il y aura d’artistes, jour exceptionnel où l’usine s’arrêtera, pour un moment. L’entrée du public est émouvante et la qualité d’écoute impressionnante. Récitatif, chant, musiques. « S’asseoir, ne pas s’asseoir… Tenir la rampe… Nous avons partagé la vie… » Il n’y a plus de bleus de travail il n’y a qu’un auditoire attentif et curieux qui partage ce pan de vie avec d’autres hommes et d’autres femmes, comme eux.

brigitte rémer

La création musicale de Nicolas Frize intitulée Il y a un chemin, ou Intimité, a été présentée sous forme de concert public, comme un parcours dans plusieurs lieux de la ville de Saint-Ouen, début 2014.

C’est quoi ce travail ? a été sélectionné pour la compétition française du festival « Cinéma du Réel » 2015 et présenté dans ce cadre (www.cinemadureel.org). Une projection a eu lieu le 29 mars à l’Espace 1789 de St Ouen, dédiée aux personnels de l’usine PSA Peugeot Citroën où a été tourné le film et en leur présence. Informations : www.shellac-altern.orgVu au Cinéma Trois Luxembourg, le 27 mars.

Festival d’Avignon 2015

affiche_fa_2015La 69ème édition du Festival d’Avignon se tiendra du 4 au 25 juillet 2015, Olivier Py son directeur et artiste, vient de l’annoncer, il en fait connaître les grandes lignes. Engagé politiquement et poétiquement, il a choisi pour axe l’altérité, thème qu’il développe dans son discours d’introduction intitulé Je suis l’autre. Nous en donnons ci-dessous des extraits :

« Il aura fallu la tragédie du mois de janvier pour que la classe politique convienne que la culture et l’éducation sont l’espoir de la France. Qu’en reste-t-il ? La culture sera-t-elle demain cette éducation citoyenne de l’adulte qui changerait réellement le lien social ? L’éducation deviendra-t-elle enfin le réel souci de la nation, la volonté de créer des êtres pourvus de sens critique et capables de s’inventer un destin ? Et les citoyens, passée la prise de conscience, oseront-ils parier sur la culture plutôt que sur l’ignorance, sur le partage plutôt que sur le repli, sur l’avenir plutôt que sur l’immobilité ? Ce réveil douloureux de la France ouvre-t-il le temps où la culture ne sera plus un ornement touristique ou un luxe superfétatoire mais un lien transcendant les classes, une richesse à faire fructifier et le destin même de la Politique ? Le mot de culture s’est élargi d’un coup aux définitions fondamentales de la république, de la laïcité, de la citoyenneté et de la fraternité. Qu’en restera-t-il quand, dans quelques mois, les fausses évidences économiques nous auront fait perdre le goût du possible ? Artistes, spectateurs, citoyens, notre tâche est grande car il ne s’agit plus seulement de préserver une part de culture dans la rapacité des temps marchands, mais de faire entrer la culture dans un projet de société qui n’existera pas sans elle…

… Avignon ouvre son champ utopique à la manière d’une question incessante : avons-nous renoncé à un monde meilleur ? La force d’Avignon, toujours reconduite par son public, c’est de poser cette question non pas seulement en termes intellectuels, mais dans ce moment d’expérience partagée que sont les trois semaines du Festival. Qu’est-ce qu’un festival réussi ? Peut-être celui qui prend acte d’un changement du monde et arrive par la force des artistes et des applaudissements à accueillir ce changement avec un plaisir paradoxal…

… Avignon, c’est trois semaines de grand et beau bruit, non pas de celui qui empêcherait d’entendre le chant du monde mais de ce bourdonnement des foules désirantes, de ce tohu-bohu des fêtes, de ce tintamarre des espérances. On peut parfois être épuisé de ce bruit et se rafraîchir à l’ombre d’un silence plein de bruissante intériorité, il y a, au sens propre comme figuré, assez de jardins dans cette ville-festival… »

En termes de programmation, Shakespeare sera à l’honneur avec Le Roi Lear présenté par Olivier Py, donnant le coup d’envoi du Festival (Cour d’Honneur, 4 au 13 juillet), tandis que dans le même temps, Thomas Ostermayer directeur de la mythique Schaubühne de Berlin donnera sa vision de Richard III, (Opéra Grand Avignon, 6 au 18 juillet). Un peu plus tard, c’est le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues qui présentera à travers Antoine et Cléopâtre sa réflexion sur l’auteur  élisabéthain (Théâtre Benoît XII, 12 au 18 juillet).

De nombreux artistes de France et d’ailleurs, connus ou pas, présenteront leurs travaux. Côté France c’est Valère Novarina qui donnera le coup d’envoi pour les auteurs contemporains, avec Le Vivier des noms (Cloître des Carmes, 5 au 12 juillet) ; Samuel Achache présentera Fugue ; Philippe Berling Meursaults de Kamel Daoud ; Marguerite Bordat et Pierre Meunier On pourrait apercevoir le bout du tunnel ; Jonathan Châtel Andreas, d’après Le Chemin de Damas, de Strindberg ; Nathalie Garraud Soudain la nuit ; Fabrice Lambert Jamais assez ; Olivier Martin-Salvan sera sur les routes avec Ubu sur la butte ; Benjamin Porée présentera La Trilogie du revoir, de Botho Strauss. Seront aussi présents Robin Renucci et l’Orchestre régional Avignon Provence pour Homériade de Dimitri Dimitriadis ; L’Orchestre des jeunes de la Méditerranée qui jouera Gustav Malher et Anna Sokolova ; deux grandes dames de théâtre et de cinéma Isabelle Huppert lisant des textes du Marquis de Sade (Cour d’Honneur, 9 juillet) et Fanny Ardant jouant la Cassandre de Christa Wolf avec un Ensemble de musiciens, dans une mise en scène d’Hervé Loichemol (Opéra Grand Avignon, 22 juillet). Eric Reinhardt et Feu ! Chatterton présenteront avec France Culture L’Amour et les Forêts, d’Eric Reinhardt, au Musée Calvet ; La lecture au quotidien sous forme de feuilleton de La République de Platon traduite par Alain Badiou sous la conduite de Valérie Dréville, Didier Galas et Grégoire Ingold sera programmée au Jardin Ceccano.

Venant d’ailleurs, ils présenteront : d’Argentine, Quand je rentrerai à la maison je serai un autre de Mariano Pensoti, Dynamo de Claudio Tolcachir, et Le Syndrome de Sergio Boris dans un partenariat argentino-français ; d’Egypte, The last super d’Ahmed el Attar ; d’Espagne, Vers la joie, en partenariat avec Avignon et sous la houlette d’Olivier Py ; d’Estonie Ma femme a fait une scène et a effacé toutes nos photos de vacances  de la Compagnie NO99 ; d’Israël, Winter family, avec No word/FPLL ; du Liban, Barbara-Fairouz, spectacle musical de Dorsaf Hamdani et Daniel Mille. De Pologne, Krzystian Lupa bien connu en France pour y avoir présenté des spectacles qui ont fait date, donnera sa vision de la pièce de Thomas Bernhardt, Des arbres à abattre (la Fabrica, 4 au 8 juillet). Il avait déjà fréquenté l’auteur en présentant une adaptation de son roman, Perturbation, au Théâtre national de la Colline, en 2013 ; de Russie, Kirill Serebrennikov venu pour la première fois à Paris en 2014 avec Hamlet au Théâtre des Gémeaux de Sceaux, ainsi qu’avec Metamorphosis et Le Songe d’une nuit d’été au Théâtre national de Chaillot, revient avec le Studio 7, brillante promotion de l’Ecole d’art de Moscou fondée par Stanislavski, pour présenter Les Idiots d’après Lars von Trier.

Le jeune public ne sera pas laissé pour compte, trois spectacles lui sont entre autres, dédiés  : Riquet de Laurent Bretome, Notallwhowanderarelost de Benjamin Verdoncq venant d’Anvers, et Dark Circus de Stereoptik. La danse non plus avec, à l’affiche, Angelin Preljocaj et son Retour à Berratam de Laurent Mavignier (Cour d’Honneur, 17 au 25 juillet) ; avec des danseurs et chorégraphes de France et d’ailleurs : Gaëlle Bourges et A mon seul désir ; Fatou Cissé du Sénégal, avec Le Bal du cercle ; Fabrice Lambert et Jamais assez ; Eszter Salamon de Berlin, avec Monument O hanté par la guerre 1913-2013 ; Hofesh Shechter de Londres, avec Barbarians ; Emmanuelle Vo-Dinh et Tombouctou déjà-vu. Enfin une grande exposition sur Patrice Chéreau disparu à l’automne 2013 sera présentée à La collection Lambert, musée d’art contemporain d’Avignon : Patrice Chéreau un musée imaginaire et le jeune plasticien Guillaume Bresson dont l’un des axes de travail est la violence urbaine, présentera son travail à l’église des Célestins.

Un programme chargé, pensif et festif, des propositions multiples pour une édition légèrement écourtée en fonction du contexte budgétaire serré, belle invitation à partage.

 brigitte rémer

Festival d’Avignon, Cloître Saint-Louis, 20 Rue du Portail Boquier, 84000 Avignon –  Tél. : 04 90 27 66 50 – www.festival-avignon.com

 

 

 

Le cirque de mOts

©Emmanuel Pierrot

©Emmanuel Pierrot

Suivi de La Visite de la ménagerie en présence du dompteur. Conception, réalisation, manipulation et jeu, Pierre Fourny, directeur de la Compagnie Alis.

Il est un Monsieur Loyal grand style, précis comme une grammaire imaginaire et fait glisser les mots comme des si bémol sur son papier Vergé extra blanc qu’il coupe et retourne avec dextérité. Comme des tours de passe-passe, il tronçonne, efface, souligne et jette en l’air contresens et extravagances, ambigrammes et palindromes. A son jeu de bonneteau le spectateur perdant gagne en fantaisie et en intelligence, et ne peut qu’admirer sa façon d’apprivoiser les mots.

Performer typographe, Pierre Fourny prend patiemment les chemins buissonniers depuis une trentaine d’années à la recherche de nouveaux langages, du mot à l’image. Avec Le Cirque de mots son idée fixe n’est pas le tour du monde à la Cosinus mais bien le détour des mots et la magie du verbe, et il invente un langage à sa manière. « Je me suis mis à couper les mots écrits en deux, horizontalement, parce qu’à y regarder de plus près, il s’avère qu’il y a des mots qui contiennent la moitié d’autres mots. Aujourd’hui, les outils dont je dispose me permettent même de découvrir des mots entiers à l’intérieur d’autres mots… » Il travaille magnifiquement la langue et regarde la transparence des mots, les sépare, les superpose et les recolle entre eux, détournant leur sens initial pour conduire vers d’autres idées, concepts et images. C’est un magicien qui donne dans un talentueux bricolage conceptuel, au sens où les philosophes l’entendent.

Machine à repasser le temps (repasser, au sens physique du terme), refus du retour du temps par un jeu de panneaux, numéro des puces, jeux des mots-jeux des yeux : infime différence, intime – réalité, fiction, action – réalité, beauté – écran, écart ; strip-tease de mots : sardine, otarie, baleine, ouistiti, girafe ; saut de la mort avec femme pliante et fée, de brune à blonde ; décomposition du galop de Muybridge en lumière noire et métamorphoses d’un lièvre en cheval ; trucages en tous genres.

Son jeu avec le fil d’octet fait le lien avec une seconde partie intitulée La Visite de la ménagerie en présence du dompteur où il s’auto interviewe, dévoile quelques secrets dans sa manière de couper les mots en deux, puis dialogue avec le public. Cette démonstration conférence des plus sérieuses dans la recherche de sens et la manipulation informatique, va jusqu’à la présentation du logiciel spécialement fabriqué pour ses non-mots : cirque 2.0. et une nouvelle application interactive de Poésie à 2 mi-mots, sa marque de fabrique. Pierre Fourny travaille avec un laboratoire en recherche d’application de l’Université de Compiègne et un développer professionnel Guillaume Jacquemin. Christophe Cagnolari, chef de gare du langage soundpainting a récemment rejoint son vaste chantier du cirque des mOts et tous deux les regardent passer. Pour Fourny, « le petit écran est une scène, on peut le travailler comme au plateau » et il évoque la question de la gestuelle et du corps dans le rapport aux écrans. Alors, nouveau codage de l’alphabet pour les psychanalystes, autres méthodes pour l’apprentissage de la lecture et le traitement de la dyslexie, approche différente pour les malentendants qui n’ont pas la sensation du son ? Plus scientifique mais tout aussi pince sans rire, la seconde partie n’est jamais sèche et si le mot est plus spectaculaire, jamais il ne perd sa saveur.

De l’écrit au sens, Pierre Fourny interroge la gravité de la poésie, et son manège des mots leur fréquence d’utilisation. Signe, image, son et sens sont dans son filet à papillons, et dans ses ludiques figures de style pas de sens interdit.

brigitte rémer

Compagnie Alis : Pierre Fourny – collaboration artistique : Christophe Cagnolari, Robert Landard, Olivier Saccomano – construction : Albert Morelle.

Vu le 26 mars 2015, au Théâtre du Rond-Point – Programme Trousses de secours/Rattraper la langue. Prochaines représentations : le 16 mai à 21h, à l’Arsenal-Abbaye Saint-Jean des Vignes, Soissons, dans le cadre de la Nuit des Musées. Gratuit /réservation au 03 23 93 30 50 – Le 12 septembre, à Mercin et Vaux (02), dans le cadre du Festival 1001 facettes.

Et aussi, jusqu’au 31 mai : Les Ombres d’Alis, exposition de Pierre Fourny à l’Arsenal-Abbaye Saint-Jean des Vignes de Soissons, du lundi au vendredi : 9h-12h/14h-18h, samedi et dimanche jusqu’à 19h – Informations : www.alis-fr.com

 

 

Boesman et Lena

©Antonia Bozzi

©Antonia Bozzi

Texte Athol Fugard. Adaptation et mise en scène Philippe Adrien.

C’est une pièce sur l’apartheid et la pauvreté qui en découle, écrite par Athol Fugard, homme de théâtre sud-africain blanc, figure active de l’opposition dans son pays, dans les années 60.

Fugard met en mots la misère d’un couple Hottentots chassé de la ville blanche et à bout de force, elle Lena, lui Boesman, tous deux à la dérive au milieu d’un désert de boue dans les faubourgs poubelles du Cap, où la dignité n’a pas droit de cité : « Où aller ? Quoi faire ? » Il reste à Lena (Nathalie Vairac) un peu de force de vie, pour se débattre et s’agripper à l’espoir d’un changement auquel elle croit encore, ou d’une rencontre rêvée. Boesman (Christian Julien) «  son Boss », lui maintient la tête sous l’eau, et ils se déstructurent ensemble au fil des tensions qui les animent. Qu’y a-t-il à partager dans un tel contexte si ce n’est souffrance et malheur, colère et rancoeur ? La pièce montre le quotidien laborieux du couple déchiré au milieu de nulle part, et les scènes de la misère où ils cherchent à survivre dans une cabane improvisée, brinquebalante et sans espoir : « Leur toit préféré ? Le ciel… »

Un troisième personnage entre en bout de course dans l’arène, plus démuni encore que les deux autres, un vieux Cafre nommé Outa (Tadié Tuéné) d’une caste délaissée dans sa négritude absolue, et qui parle une autre langue. Lena essaie de s’accrocher à lui, précipitant le drame, jusqu’à la mort : « J’ai besoin de lui … Parler à quelqu’un…» dit-elle. Comme le chien auquel il lançait des pierres, Boesman l’exécute. Lena trouve alors la force de s’enfuir, faisant éclater un sentiment de légèreté momentanée et dignité retrouvée, par cette liberté volée.

La ségrégation raciale aiguë décrétée en Afrique du Sud en 1948 et les émeutes de Soweto des années 60 ont laissé des milliers de morts sur le carreau et valu à Nelson Mandela, leader de l’African National Congres (ANC) un emprisonnement dit à vie. Athol Fugard s’est exprimé dans trois textes emblématiques qu’il a co-écrits en 1972 avec deux auteurs de sa troupe, John Kani et Winston Ntshona : Sizwe Banzi est mort, pièce que Peter Brook a montée en 2006 ; Inculpation pour violation de la loi sur l’immoralité et L’Île. Boesman et Lena fut montée en 1985 par Roger Blin, avec Toto Bissainthe, grande actrice haïtienne.

Philippe Adrien en propose ici sa version, transposant l’univers réaliste des années 60 en quelque chose de décalé et de vieilli qu’on regarde un peu comme un chromo. Lena dans sa vibrante partition donne une épaisseur au personnage et une belle dynamique, elle s’acharne à vivre. Dans les brumes de l’alcool, Boesman est sombre, et le couple tout aussi de guingois que la cabane et que leur position dans cette société cloisonnée. « Et maintenant, elle est où ta liberté » ?

 « Un petit coup de pouce et nous voilà sans travail. Un petit coup de pouce et nous voilà en prison. Un petit coup de pouce et nous voilà en morceaux. Tu veux que je te dise pourquoi ? C’est parce qu’on est les détritus des Blancs. Ils les jettent, mais nous on les ramasse. On les porte ; on dort dedans. On les mange. Maintenant on est devenus des détritus. C’est des gens, leurs détritus », crie Lena, dans son désespoir. La violence du texte porte loin la référence de ce que fut hier l’Afrique du Sud et qui, nulle part, n’est jamais loin.

brigitte rémer

Adaptation et mise en scène : Philippe Adrien – Avec : Nathalie Vairac, Christian Julien, Tadié Tuéné – Scénographie et costumes Erwan Creff – Lumières Gilles David – Régie générale Olivier Marsin et Roger Olivier.

Théâtre de la Tempête, du 13 mars au 15 avril 2015. Cartoucherie de Vincennes. 12 rue du Champ de Manœuvre. 75012. Métro : Château de Vincennes puis navette du Théâtre – Spectacle créé au festival de théâtre des Abymes en Guadeloupe. Texte français d’Isabelle Famchon publié aux éditions de l’Opale.

Les politiques culturelles doivent-elles être multiculturelles?

6 bis - Visuel-cycle-Pol.du-multiculturalisme-fev-avril-2015_illustration-16-9Conférence proposée par la Commission nationale française pour l’Unesco, en partenariat avec l’Association pour les activités autour de l’Histoire à Sciences Po/APAHS, dans le cadre du programme Politiques du multiculturalismele débat français, le 15 avril 2015, à 19h00.

Elle réunira Angéline Escafré-Dublet, maître de conférences à l’Université de Lyon Lumière 2, Laurent Martin, professeur à Paris 3 et David Fajolles, secrétaire général de la Commission nationale française pour l’Unesco.

Quand le ministère de la culture se crée, en 1959, le mot d’ordre est la démocratisation de la culture : les grandes œuvres artistiques dont la France a hérité ou dont elle encourage la création doivent être accessibles à tous. Dans sa démarche volontaire, Malraux, premier ministre de la Culture, a contribué à dessiner les contours d’une certaine forme de culture officielle et à affirmer sa prééminence symbolique sur les autres modes de rapport à la culture.

A l’échelle internationale, à l’Unesco en particulier, l’universalisme hérité de l’après-guerre faisait place à une approche différentialiste dans les années 1970. L’heure était au respect et à la valorisation des cultures particulières, dont la fin des empires et l’émergence de nations indépendantes avaient rendu manifeste la diversité. De manière concomitante, ailleurs qu’en France, les spécificités culturelles locales ou ethniques devenant un véritable casus belli, les politiques culturelles ont été investies d’une mission de pacification : programmes d’enseignement de langues locales, soutien aux manifestations dites traditionnelles et autres démarches de ce type apparurent essentielles. L’émergence de la notion de patrimoine immatériel de l’humanité a renforcé ces dynamiques, dans les années 1990.

Les autorités françaises ont elles-mêmes pris acte de la diversité culturelle de la France et de l’effervescence artistique qui en résultait. Cette reconnaissance s’imposa à la faveur des évolutions à l’échelle internationale, de la pression du monde associatif et des positions du ministre de la culture de l’époque, Jack Lang. Depuis lors, une tension demeure quant à leur traitement. Après la démocratisation de la culture, la démocratie culturelle – c’est-à-dire la reconnaissance de l’égale valeur de toutes les expressions culturelles – était à l’ordre du jour, mais, d’une part, elle s’est toujours davantage attachée à la diversité des contenus, des pratiques, des formes de la culture qu’à celle de ses publics ou de ses acteurs et, d’autre part, l’idéal universaliste continuait d’exercer son influence. C’est là un trait qui caractérise notre pays par rapport à bien d’autres. Il soulève la question de la direction à prendre en matière de politiques culturelles, d’autant plus à une époque où la démocratie culturelle est fragilisée par un appel croissant à la protection d’une identité française.

Lieu de la Conférence : Commission nationale française pour l’Unesco – 57, boulevard des Invalides – Paris 7ème – Métro : Duroc – Inscription obligatoire : APAHS.fr

 

Politiques culturelles de la France des années soixante à nos jours

ImprimerRencontre-débat, le 13 avril 2015 à 19h, dans le cadre des Lundis de l’INA, organisé par le Comité d’Histoire du ministère de la Culture et de la Communication et l’INAthèque.

En présence de Maryvonne de Saint Pulgent, présidente du Comité d’Histoire et d’Agnès Saal, PDG de l’Ina. Y participeront : Bernard Faivre d’Arcier, ancien directeur du théâtre et des spectacles, ancien directeur du Festival d’Avignon, Guillaume Bourjeois, secrétaire général du Comité d’Histoire, Laurent Martin, professeur à l’Université Paris 3 et Jean-Claude Pompougnac, correspondant du Comité d’Histoire.

 L’histoire de la politique culturelle française depuis la fondation du ministère des Affaires culturelles par André Malraux en 1959 est faite d’images et de symboles, elle souvent personnifiée à travers la figure de ses ministres. Référence devenue mondiale, l’ambition première et avant-gardiste a-t-elle su relever son propre défi ? À partir de quatre séquences d’images d’archives issues des collections de l’Ina, spécialistes et témoins retraceront cette histoire en donnant à voir que le questionnement initial est resté bien souvent d’une grande actualité.

Lieu de la rencontre : Bibliothèque nationale de France, site Tolbiac – Petit Auditorium – Quai François Mauriac, 75013 Paris – Réservation obligatoire : inatheque@ina.fr

 

 

 

 

La recherche dans les écoles supérieures d’art

4 bis - Culture-et-Recherche-130-couverture_mediumCulture et Recherche n° 130, hiver 2014-2015, publication du Département de la Recherche du Ministère de la Culture et de la Communication.

En quelques années, la recherche s’est constituée comme un champ spécifique dans les écoles supérieures d’art. Elle en est aujourd’hui l’un des axes les plus vivants, les plus productifs, mais aussi les plus questionnés et les plus éminemment stratégiques. Pour faire apparaître ce paysage de la recherche, multiple, diversifié, en cours de structuration, la parole est donnée ici à ses acteurs : praticiens, artistes, historiens de l’art, philosophes, sociologues, le plus souvent professeurs dans ces écoles, chercheurs en art ou dans d’autres disciplines…

Ainsi sont réunis des points de vue parfois convergents, parfois contradictoires, mais toujours productifs, et qui peuvent servir de socle de réflexion à un moment où la Direction générale de la création artistique du ministère de la Culture et de la Communication se dote d’une « mission recherche. »

L’artiste Fabrice Hyber a été invité à prendre en charge la dimension visuelle du numéro. Il y incarne à sa manière la singularité d’une recherche en création, irréductible au seul régime de l’écrit.

Dossier coordonné par Isabelle Manci, avec la collaboration de Jacques Bayle, Christine Colin, Chantal Creste, Jérôme Dupin, Guy Tortosa et Bruno Tackels.

Ministère de la Culture et de la Communication, Département de la recherche, de l’enseignement supérieur et de la technologie, 182, rue Saint-Honoré, 75033 Paris Cedex – Information : culture-et-recherche@culture.gouv.fr

Les droits culturels

Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine – Les droits culturels une remise en question des politiques publiques de la culture ? Journées d’étude, les 9 et 10 avril, à Bordeaux

« Les droits culturels désignent les droits, libertés et responsabilités pour une personne, seule ou en commun, avec et pour autrui, de choisir et d’exprimer son identité ; cela implique les capacités d’accéder aux références culturelles, comme à autant de ressources qui sont nécessaires à son processus d’identification». Patrice Meyer-Bisch – 2008

A l’heure où la culture tend à disparaître des priorités des collectivités, où montent les communautarismes, les replis identitaires et les extrémismes, et où certains pointent l’échec de la démocratisation culturelle, la notion de droits culturels peut-elle permettre une redéfinition des politiques publiques dans le domaine de la culture?

La réflexion récente autour des droits culturels propose une nouvelle définition de la culture, en dépassant la rupture entre culture savante et culture populaire et en l’envisageant plutôt comme un continuum englobant une diversité de références et de ressources qui sont autant d’expressions de notre humanité. L’approche par les droits culturels replace les personnes au centre des politiques culturelles qui ne doivent plus s’envisager dans une logique descendante d’accès à la culture mais comme la reconnaissance de toutes les références culturelles. Il s’agit de réaffirmer des principes de liberté et de dignité humaines dans les politiques publiques au service de l’émancipation sociale des personnes et de la réinvention d’un agir en commun.

Des responsables culturels, des élus, des créateurs, des philosophes, conscients des limites de leurs actions tentent aujourd’hui d’autres expériences. Ils en débattront au cours des journées d’études ouvertes à tous ceux qui se sentent concernés par la question, acteurs culturels, artistes, responsables politiques, étudiants, enseignants, éducateurs, chercheurs, bénévoles, militants…

Ces journées se tiendront à la Maison des Sciences de l’Homme Aquitaine – Campus Université Bordeaux Montaigne, Pessac – les 9 et 10 avril 2015. Inscription préalable en ligne sur le site : msha.fr – Contact : droits-culturels@msha.fr

 

 

 

 

Projets innovants en faveur de la jeunesse

Le ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports et le commissaire général à l’Investissement, lance un appel à projets : Projets innovants en faveur de la jeunesse.

Différents territoires se dotent aujourd’hui de politique jeunesse mais la mise en œuvre de politiques jeunesse globales et transversales reste complexe à réaliser. Le programme national Projets innovants en faveur de la jeunesse est destiné à faire levier, et a vocation à accompagner la réalisation de projets à forte valeur ajoutée collective et économique pour les jeunes de 13 à 30 ans.

Décloisonner les actions publiques sectorielles est une nécessité pour un accompagnement plus efficace, plus efficient de tous les jeunes dans leur parcours d’autonomie, leur insertion sociale et professionnelle. L’objectif vise à lutter efficacement contre les inégalités sociales et territoriales et à amorcer de nouveaux projets par des partenariats innovants à grande échelle, entre acteurs publics et privés.

Les projets financés à travers cet appel à projets s’inscriront au sein d’un territoire identifié, favoriseront l’émergence et la structuration de politiques de jeunesse intégrées, et aborderont de façon globale et cohérente les problématiques d’éducation, de culture, de sport, de santé, de citoyenneté, de mobilité, d’engagement, de formation et d’accès des jeunes à l’emploi.

L’opérateur responsable de sa mise en œuvre est l’Agence nationale pour la Rénovation urbaine – ANRU -. Trois sessions de sélection sont prévues, les dates limites de dépôt des dossiers étant les 15 mai et 15 septembre 2015, le 15 janvier 2016.

Le cahier des charges est téléchargeable sur le site : www.anru.fr. Le dossier est à adresser par télécopie à : jeunesse@anru.fr.

 

« La participation », avenir des musées de société ?

La 12ème édition des Rencontres Professionnelles de la Fédération des Ecomusées et des Musées de Société – EFMS – se tiendra du 8 au 10 avril, à Marseille, sur le thème La participation, avenir des musées de société ?

1 bis - éco-muséesOuvertes à l’ensemble des professionnels de la culture, aux bénévoles, élus, chercheurs et étudiants, ces journées se veulent un moment privilégié d’échange et de débat.

Ces journées aborderont le thème en proposant une synthèse historique sur l’apparition et le développement des actions dans les musées. Au travers d’exemples issus des musées membres du réseau et de musées de l’étranger travaillant y compris hors du champ disciplinaire, le débat portera sur la participation, telle qu’elle se pratique aujourd’hui.

La question clé tournera autour de la problématique suivante : La participation peut-elle constituer une méthodologie d’action pertinente et originale, et une voie d’avenir pour les musées de société ? Où en est-on, sachant que l’ensemble des musées s’est emparé des principes de l’éco-muséologie, à l’exclusion de la participation ?

Les rencontres auront lieu au Mucem les 8 et 9 avril 2015 et au Musée d’histoire de Marseille, le10 avril. Programme et fiche d’inscription à télécharger : www.fems.asso.fr

Contact : Fédération des écomusées et des musées de société, 2, avenue Arthur Gaulard 25000 Besançon. Tél. : 03 88 55 63 27 – contact@fems.asso.fr

Toujours la tempête, texte Peter Handke

© Michel Corbou

© Michel Corbou

Mise en scène Alain Françon, texte français Olivier Le Lay. « Laisser ressurgir les voix inouïes d’une famille, et à travers elles le destin d’une minorité et d’une langue, le slovène, qui est son trésor menacé. Est-ce dans le monde des morts, croise-t-on des fantômes » ?

C’est une pièce fleuve de trois heures et demi, qui évoque, à compter des années 30, l’histoire d’un territoire enclavé au sud de l’Autriche, la Carinthie, dont la langue est le slovène. Une région maltraitée par l’Histoire et encerclée par les guerres où l’auteur, Peter Handke, est né.

Un plateau en plan incliné recouvert de reliefs minéraux couleur terre brûlée, sorte de no man’s land très réussi, représente un paysage de steppe et de lande, à perte de vue (décor de Jacques Gabel). Le narrateur-l’auteur (Laurent Stocker) personnage principal appelé Moi, erre à la recherche de ses racines et des non-dits de ses origines, et fait revivre la ferme familiale où il rencontre ses grands parents maternels, ses oncles et ses tantes, sa mère avec laquelle il règle ses comptes. Fantasme ou réalité ?

Une galerie de portraits se dessine et la présentation d’une famille qui essaie de s’aimer mais se divise, au moins politiquement. Chacun a ses lubies, ses fantasmes, ses rythmes, ses joies et ses peines, vus à travers le filtre du narrateur. Assis sur un tabouret, celui-ci se tient hors-jeu et à distance, spectateur de la famille et de sa propre vie, il joue entre le dedans et le dehors. A la recherche de son identité et de ses ancêtres, ce double de Handke reprend le chemin de l’enfance pour questionner sa mère, en des rôles désormais inversés.

La vie rythmée par la nature – avec ses vergers et ses pommiers, dont l’un est peint sur le chambranle de la porte – donne l’image d’un lieu idyllique où se mélangent les temps, les absents et les présents, où s’organisent les résistances, avec l’affirmation de la langue slovène qui peu à peu s’efface. Douleur et nostalgie sont au rendez-vous quand il faut affronter la guerre et que la famille éclate.

Un Grand-Père rude, et fou d’attachement pour sa terre (Wladimir Yordanoff) : « Pas de je dans notre maison… il y a nous… Pas de place pour une tragédie chez nous » ; une Grand-Mère comme du bon pain, tête de pont entre les générations et qui met du liant quand les engrenages grincent (Nada Strancar) ; La tante, Ursula-Snezena, (Dominique Valadié) pasionaria ténébreuse, neigeuse partisane comme elle se désigne, qui n’a pas trouvé sa place dans le clan familial ; l’oncle amoureux de son verger Gregor-Jonathan (Gilles Privat) qui devient résistant et se pose la question du sens de l’engagement, face aux allemands « Se terrer pour ne pas partir… Ce que nous sommes, nous ne le sommes pas, ne nous obligez pas à être allemand »; Valentin, sa violence face au landau, celui qui perd la vie pour son pays (Stanislas Stanic) et Benjamin louvoyant entre tous (Pierre-Félix Gravière) ; la Mère (Dominique Reymond) dans un douloureux face à face avec son fils, à la recherche du père et de la vérité.

Peter Handke donne un chant épique et triste où l’obsession de la langue et du territoire est profonde et s’inscrit dans la chronologie de l’Histoire d’une minorité oubliée où l’on est dépossédé de son identité, contraint de germaniser jusqu’à son propre nom. Toujours la tempête est un peu son histoire, l’un de ses personnages interroge : « Notre Histoire a-t-elle déterminée notre nature » ?

Handke tient une place particulière dans le paysage littéraire en raison de son implication dans la géographie yougoslave, complexe, et ses prises de position parfois jugées ambiguës. Il s’est retiré de longues années pour écrire Toujours la tempête. C’est un auteur bien connu en France par ses romans et ses nouvelles dont L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty et La Femme gauchère ; par ses scénarios dont celui des Ailes du désir écrit avec Wim Wenders, et par son théâtre joué depuis les années 70 – Outrage au public, La Chevauchée sur le lac de Constance, Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition, Par les villages -. Il est monté par les grands metteurs en scène comme Claude Régy, Luc Bondy ou Peter Van den Eede et bien d‘autres. Alain Françon aujourd’hui donne une belle lecture du récit, qui d’intime devient collectif, dans une facture sobre et forte, passant de la narration aux dialogues. « Et pourtant le coeur, le centre de mon écriture est le récit, la longue narration, exhaustive, oscillante, sinueuse, et de nouveau laconique : c’est moi cela. C’est moi, c’est moi tout entier » disait Handke dans Espaces intermédiaires.

Les acteurs sont habités et la direction d’acteurs exemplaire, chacun donnant sa perception des événements familiaux et historiques avec sa personnalité propre, tout en construisant la pertinence de la tribu, cette famille slovène telle que Handke la décrit : « L’Histoire a dévoré ma vie… Notre vie… la désespérance », dit Moi, fermant le spectacle. L’interprétation de Laurent Stocker – de la Comédie-Française – par sa présence discrète et troublante servant de révélateur aux événements, apporte la distance poétique et de l’imaginaire.

 brigitte rémer

Mise en scène : Alain Françon – assistant à la mise en scène : Nicolas Doutey – décor : Jacques Gabel – lumières : Joël Hourbeigt – costumes : Sarah Leterrier – musique : Marie-Jeanne Séréro – musiciens : Floriane Bonanni, Philip James Glenister, Renaud Guieu, Benjamin Mc Connell, Julien Podolak, Thierry Serra – son : Léonard Françon – collaboration dramaturgique : Sophie Semin – chorégraphie : Caroline Marcadé – Toujours la tempête est publié aux éditions Le Bruit du temps.

Vu aux Ateliers Berthier-Odéon Théâtre de l’Europe (4 mars-2 avril 2015) Tournée – La Comédie de Saint-Etienne-CDN, du 8 au 10 avril 2015 – Maison de la Culture d’Amiens, les 15 et 16 avril 2015 – Théâtre de Nice, centre dramatique national, du 22 au 26 avril 2015 – La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale, les 5 et 6 mai 2015 – MC2 Grenoble, du 22 au 26 septembre 2015.

 

 

Médée, poème enragé

Photo© Alain Richard

Photo© Alain Richard

Texte et mise en scène de Jean-René Lemoine. Spectacle présenté par la MC93 hors les murs dans le cadre du programme Le Standard Idéal.

C’est un texte magnifique et osé, parfois très cru, si bien porté par l’auteur-acteur-récitant, seul en scène et incarnant Médée, qu’on en reste ébahi et glacé, par le mystère de la théâtralité. Médée-Matériau d’Heiner Muller revu par Anatoli Vassiliev a inspiré Jean-René Lemoine, qui en écrit sa version comme un opéra parlé, en trois mouvements et re-dessine le mythe, tout en le restituant. Sa force se résume en son titre : Médée, poème enragé. « Mes amies… » lance l’acteur au spectateur, dans le Prologue, le prenant à témoin.

Le premier mouvement, Genèse, brave les tabous de l’inceste entre Médée et son frère, Apsyrte, qu’elle exécute comme une mante religieuse quand le navire Argo pointe dans l’horizon, avec, à son bord, Jason tant attendu et sa Toison. L’oubli et la remémoration, rewind dans le texte, transcendent le quotidien dans un récit troublé, entre passé et présent. Et Médée brave son père, figure d’un commandeur sanguinaire qui « tue les étrangers abordant son pays », et oblige à la fuite du couple pour Iolcos, le pays de Jason : « Médée, je te prends pour épouse ».

On entre dans le second mouvement, Exil, avec les deux enfants nés de l’union, leur joie de vivre et leurs jeux d’eau contrastant avec les sombres pensées de Médée, princesse déjà délaissée : « Allez trouver Jason, dites-lui de revenir, je ne peux plus voir le soleil, dites-lui qu’il ne doit pas me laisser seule ». Le récit du meurtre à venir est calme et terrible, et les mots en demi brume introduisent le cauchemar : « Je vais me lever, me mettre nue, glisser dans la piscine, les serrer contre moi, sentir leur vie, je vais nager avec eux, les laisser arriver en premier à l’autre bout de la piscine et les regarder, triomphants, m’accueillir en vainqueurs. Je ferme les yeux, j’entends leurs cris d’oiseaux. Quand j’ouvrirai les yeux, ils auront disparu ».

La fuite reprend, l’errance, l’exil et la folie. « Nous avons erré de ville en ville. J’ai accouché dans des hôtels. Fait, défait, refait les valises. Allaité mes enfants sur le bord de la route. Contemplé cent couchers de soleil. Appris toutes les langues du monde. Mon visage est intact mais je n’ai plus d’âge. Des ombres glissent sur les yeux de Jason. Je connais sa fatigue. Moi je suis forte. Immortelle ». Arrivés à Corinthe, Créon les accueille dans le luxe de son immense villa, et tout se délite. Pour garder Jason, Médée accepte tout : viol, trahison, mensonge et même rupture, et jusqu’aux épousailles de Jason avec Creüse, fille de Créon.

Et la vengeance se met en place, froide et volcanique, transformant Médée en « infanticide amoureuse », en meurtrière accomplissant la terrible prédiction : « Pas un souffle. Je fais quelques longueurs. L’eau est douce et souple comme un lac. J’arrête de penser. Je suis bien ». La mort des enfants ne suffisant pas, Médée poursuit sa fuite en avant et officie dans un autre meurtre, de manière violente et cérémonielle, tendant un piège à la nouvelle épousée de Jason. Incantations de folie.

Le troisième mouvement, Retour, témoigne de la traversée de Médée, rentrant seule au pays où elle est désormais devenue étrangère : « Je retourne à l’inconscience, à l’état d’avant la vie »; sa mère s’est jetée du haut de la tour à la mort du fils, elle accompagne l’agonie du père. Sa folie, ses visions l’habitent jusque dans l’Epilogue : « J’ai continué ma route jusqu’à l’océan. J’ai aperçu Jason qui marchait au loin sur le rivage, avec nos deux enfants. Et j’ai pensé, ils sont ensemble, tout va bien, et ils se promènent sous la neige ».

Assisté pour la mise en scène de Zelda Soussan, Jean-René Lemoine restitue avec une infinie douceur la force poétique du texte, plongeant le spectateur dans l’incandescence du mythe. Seul face au micro et dans une grande intensité, il est le récit et sa sensibilité à vif prend le contre pied de la puissance d’un texte qu’il cisèle, du chuchotement au cri : « Qu’ai-je fait d’autre que d’aimer celui qui ne m’a pas aimée » ? Le créateur musical et sonore, Romain Kronenberg, dans l’ombre côté cour, rythme quelques moments tout aussi subtilement, portant l’acteur-actrice comme une reine déchue, torse drapé d’un satin magnifiquement fluide et ambigu (costumes de Bouchra Jarrar). L’écriture de lumières joue de contre-jours et renforce la magie (création de Dominique Bruguière), et deux pleins feux traversent comme des éclairs, lors des moments de transition, l’aire de jeu, rectangle recouvert d’un tapis noir cerclé d’un filet de sable (dispositif scénique, de Christophe Ouvrard).

Dramaturge, metteur en scène et acteur né en Haïti, formé au Conservatoire d’Art Dramatique de Paris et à l’école Mudra de Maurice Béjart à Bruxelles, Jean-René Lemoine se consacre à l’écriture dramatique à partir de 1985, et à la mise en scène : Iphigénie, Portrait d’un couple, Chimères, L’Ode à Scarlett O’Hara, Ecchymose, L’Odeur du noir, Le Voyage vers Grand-Rivière sont ses principales pièces, Erzuli Dahomey, déesse de l’amour, reçoit le prix de la SACD en 2009 (en dramaturgie de langue française) et entre au répertoire de la Comédie Française, en 2012.

Avec Médée poème enragé, il côtoie les hauts sommets, comme auteur, acteur et metteur en scène. Sa grande maîtrise et parfaite retenue, nous plongent dans le trouble et au cœur de la tragédie antique, de la blessure à la vengeance : « Jusqu’à la tombe, Jason, tu m’appartiens ». Ses Ellipses écrites dans le texte, induisent les blancs de la chronologie tout autant que les passages à vide et courts circuits, dans la psyché de l’étrange étrangère : « Je ne sais plus, j’ai oublié»… Et dans l’excès et le déchirement de ses passions, la mythique Médée, d’Euripide à Pasolini et de Sénèque à Christa Woolf, sous la plume sensible de Jean-René Lemoine, interroge encore l’aujourd’hui : « Médée poème enragé raconte ce que je suis et parle des ambiguïtés, celles d’être façonné par des terres différentes, celles de la masculinité et de la féminité ».

 brigitte rémer

Avec : Jean-René Lemoine et Romain Kronenberg – Collaboration artistique : Damien Manivel – Assistant lumières : François Menou – Assistante à la mise en scène : Zelda Soussan – Maquillage : Marielle Loubet. Le texte de Jean-René Lemoine est publié aux Editions Les Solitaires intempestifs.

Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, du 27 mars au 3 avril 2015 – Spectacle vu à la MC93 de Bobigny en mars 2014 lors de sa création. Cet article a été publié par Théâtre cultures.

 

Zawaya – Témoignages de la Révolution

Photo©Tamer Eissa

Photo©Tamer Eissa

Cinq récits portés par les acteurs d’El-Warsha Théâtre, du Caire, en langue arabe sous-titrée en français. Conception et réalisation de Hassan El-Geretly (Egypte), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

Plusieurs mois après la Révolution égyptienne de janvier 2011, la démarche d’El-Warsha Théâtre fut de partir à la recherche de témoins et de collecter leurs récits liés aux dix-huit jours de la révolte – 25 janvier au 11 février -. Un spectacle est né en 2012, qui n’a cessé d’évoluer, tant au niveau du langage basé sur la remémoration, que dans le passage à la scène par le filtre de l’acteur dont la partition est d’être narrateur autant que personnage.

Ces témoignages ont été ré-écrits par le poète Shadi Atef, synthèse d’un croisement d’histoires. Hassan El-Geretly, fondateur d’El-Warsha Théâtre en 1987, première compagnie indépendante d’Egypte, concepteur et réalisateur des spectacles de la troupe, en a gardé cinq et choisi d’intituler la performance Zawaya, qui signifie angles. Il s’agit d’angles de vue ou dans le langage de la photographie d’angles de prises de vue – pourquoi pas de prises de vie – une invitation à la réflexion, à partir de témoignages divergents qui ont mené à la chute de Moubarak, le 11 février 2011 et fait de nombreux morts parmi les jeunes manifestants.

La puissance du verbe et l’intensité de la présence des acteurs face au public, appellent une mise en scène dépouillée. Cinq chaises sont alignées dans la pénombre, à mi-plateau, une sixième chaise à l’avant est le lieu de parole, chacun des acteurs tour à tour y prend place dans la lumière montante, pour porter son récit : le supporter du groupe des Ultras pour le club de football le plus populaire d’Egypte, Al-Ahly Le Caire, qui sait s’opposer aux forces de l’ordre et défendre la manifestation « l’asphalte était notre tribune » ; les provocations d’un Baltagui – voyou qui tantôt penche du côté du pouvoir tantôt de l’autre en vrai-faux repenti  « la parole sage d’un repenti, celui qui parle trop et en fait peu » ; une représentante de l’ONG Human Rights Watch faisant l’inventaire des morts à Alexandrie, et qui dans la morgue où elle a fini par entrer, essaie de réconforter… « ne pas oublier » ; un soldat de l’armée égyptienne pour qui « le pays est une toile de jute qui crame au soleil depuis trente ans » et qui philosophe… « celui qui a vu est mieux que celui qui a entendu dire… » ; la mère d’un jeune tué lors des événements et qui fait figure de martyr, en attente d’un permis d’inhumer, la beauté du visage sur cette image offerte aux spectateurs : « depuis la mort d’Ahmed je me sens orpheline, j’ai laissé plein de choses comme il les avait laissées ».

Ces récits sont dépositaires de la mémoire collective et ont valeur de protestation et de résistance. Gramsci ne disait-il pas : « Une crise c’est quand le vieux monde se meurt, que le nouveau tarde à naître et que dans ce clair-obscur surgissent des monstres ». Pour détourner les monstres, El-Warsha s’engage, une façon d’affirmer citoyenneté et liberté. Les narrateurs-conteurs portent avec intensité leur rôle, apportant le trouble entre la réalité du récit et son incarnation. Les actrices – Arfa Abdelrasoul, Dahlia Al Gendy – et les acteurs – Hassan Abou Al Rous, Seif El Aswany, Ahmed Shoukry – passent de l’ombre à la lumière. La direction d’acteurs les mène vers ce trouble, même si l’un d’entre eux dit au cercle de spectateurs, comme le ferait un conteur : « Ne croyez pas tout ce que vous allez entendre, pas même ce que je vous raconte ». Pourtant, toute ressemblance avec des personnes ayant existé… ne serait pas ici fortuite.

Côté jardin, un chanteur accompagné de son oud – Yasser El Magrabi, compositeur – intervient entre chaque séquence, restituant les textes poétiques de Mohamed El Sayed, Shadi Atef et Wael Fathy qui permettent au spectateur de prendre un peu de distance avec l’âpre vérité des récits, et de reprendre souffle. Il rythme le spectacle : « La voix des arbres est enrouée. Le chant se languit des paroles. Clair de lune… »  « Je suis la terre, constante, posée et digne. Egypte est mon nom ». « Je suis la douleur et la joie. Humanité ».

La conception du spectacle ouvrant sur ces révélations et la transmission de l’indicible, est signée Hassan El-Geretly, chef de troupe d’El-Warsha Théâre qu’il a fondé il y a près d’une trentaine d’années, après un parcours plus personnel notamment en Grande Bretagne et en France. C’est un parcours sans faute que fait le metteur en scène et en idées, qui n’a de cesse de remettre sur le métier l’ouvrage. Sa démarche vise à faire émerger les problématiques égyptiennes contemporaines et à re-penser les formes théâtrales en puisant dans les expressions populaires : l’approche du patrimoine égyptien traditionnel est son terrain d’inspiration et d’expérimentation pour établir des passerelles entre la tradition et la réalité contemporaine du pays, en tenant compte de l’épaisseur de l’Histoire.

El-Warsha Théâtre travaille sur les fragments, explore les légendes, les contes, les formes musicales et chantées, l’art du bâton et travaille en moyenne Egypte, dans les villages. La succession d’événements politiques en accéléré et la perte des repères, obligent à retenir le temps pour marquer les mémoires. C’est ce que à quoi contribue El-Warsha Théâtre sous différentes formes reliées à l’actualité. Ainsi la troupe s’est emparée du thème de la guerre et des femmes – la parole des vaincues – et depuis la révolte de 2011, des témoignages qu’elle met en scène. Dans ce dialogue permanent entre passé et présent, Hassan El-Geretly parie sur l’avenir et donne priorité au développement par le théâtre et à la formation. Il travaille au corps à corps avec les acteurs et les confronte à toutes les techniques théâtrales, du butô aux masques, et de la narration épique à la marionnette, à partir d’un travail quotidien, presque une ascèse. Son activité créatrice constitue un véritable instrument de critique sociale.

Avec Zawaya, Hassan El-Geretly ne fait pas une relecture des événements et ne les représente pas. Il les interroge par le filtre de la création. En cela, il ne s’agit pas d’une forme de théâtre documentaire, au sens où Peter Weiss le définit – « un théâtre de tension qui veut abolir l’ordre du tragique » – car dans les cinq récits qui nous sont présentés, le tragique est bien là. Et Jean Duvignaud par son regard de sociologue, éclaire les notions de mémoire individuelle et mémoire collective : «Ainsi la conscience n’est jamais fermée sur elle-même. Nous sommes entraînés dans des directions multiples, comme si le souvenir était un point de repère qui nous permet de nous situer au milieu de la variation continue des cadres sociaux et de l’expérience collective historique. Cela explique peut-être pour quelle raison, dans les périodes de calme, le souvenir collectif a moins d’importance que dans les périodes de tension ou de crise, et là, parfois, il devient mythe ».

brigitte rémer

Vu au Tarmac, le 25 mars 2015 – Production El-Warsha Théâtre, avec le soutien de TAMASI Performing Art Network, SIDA Swedish International Development Cooperation Agency, Hakaya / Union Européenne.

Tournée : 21 mars, L’Apostrophe, Cergy-Pontoise – 23 mars, Théâtre Monty, Antwerpen/Anvers – 25 au 28 mars, Paris, le Tarmac, dans le cadre de (D)rôles de printemps – 30 mars, Bozar Théâtre/Palais des Beaux-Arts, Bruxelles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sacré Printemps !

 

Photo©Blandine Photo©Blandine Photo©Blandine Soulage

Photo©Blandine Soulage

Conception et chorégraphie d’Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou (Tunisie), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

Le plateau est envahi d’une trentaine de silhouettes réalisées d’après les portraits de Billal Berreni. Ce jeune artiste d’art urbain, français d’origine tunisienne au destin tragique, peignait en 2011 le long de l’avenue Bourguiba de Tunis, le portrait en pied et grandeur nature des martyrs de la révolution tunisienne. Vêtus à l’européenne ou portant des signes traditionnels, ils sont la société civile dans le mouvement de la vie et le combat pour les droits de l’Homme, et nous prennent à témoin. Leur effigie rappelle les portraits égyptiens du Fayoum.

C’est à partir de cette représentation du peuple tunisien que les chorégraphes, Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou entourés de cinq danseurs, ont construit leur propos, à la mémoire de… pour parler, dire, se défendre et mettre en action l’expression de la liberté. Entre la trace et l’urgence, ils déclinent leur commentaire sur ce Printemps tunisien, partant de soli, qui évoluent jusqu’au collectif. Avant la danse, l’un et l’autre avaient appris le cinéma, ils en gardent la notion de plan et de rythme et celle d’un univers sonore très présent, qu’on retrouve dans Sacré Printemps !

Il y a une grande énergie dans ce spectacle où se martèlent les rythmes et se modèlent les atmosphères de vie et de quartiers, dans une tension de manifestations. Percussions, chant, oud, bruits de la ville, psalmodies de mort, rythment le spectacle, la chorégraphie travaille sur la notion d’Ensemble, superposant les temps. Des lumières vives accompagnent par moments ce monde en suspens et l’enchevêtrement des corps morts.

La notion de collectif est très présente et accompagne les solos et duos, les couples qui ne se touchent pas, les quadrilles, le travail en écho, la logique de chœur. Bientôt les mouvements de foule enflent, le bruit des manifestations enveloppe l’espace, ils se bouchent les oreilles. Lancement de chaussures comme un cri de rage. Soudainement les danseurs se figent et marquent le salut militaire. Aucun repos. Puis ils s’infiltrent dans la foule en carton, courent et se cherchent, tracent des diagonales, dansent à travers les silhouettes qui avancent et qui finissent par occuper tout l’espace.

Entre transe et précision de la danse, de ruptures en chaos, cette manière de fixer les événements par symboles et allusions, de l’emblématique au métaphorique, donne de la lisibilité à cette quête de liberté. A la recherche d’une écriture personnelle et de l’élaboration d’une partition commune, les chorégraphes travaillent les formes et les définissent dans le corps des danseurs, car, comme le dit Hafiz Dhaou, « un corps est une mémoire où tout est inscrit ».

Nés à Tunis, Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou travaillent ensemble depuis une vingtaine d’années et sont artistes associés à la Maison de la Danse de Lyon. Leurs chorégraphies les plus récentes sont le fruit d’un temps de résidence au Théâtre Louis Aragon de Tremblay en France : Transit, présenté en 2013, s’inspirait de leur environnement du moment, dans la proximité de l’aéroport de Roissy – Toi et Moi créé en 2014 est une esquisse d’instants de Sacré Printemps ! Ils travaillent à quatre mains de manière interactive et Aicha M’Barek explique : « On sait très bien ce que l’on ne veut pas. On converge vers le même point mais on ne prend pas le même chemin. »

Ils sont artistes, questionnant leur temps et les événements « en tant qu’humains, en tant que citoyens et en tant qu’artistes ». Leur Sacré Printemps ! fait aussi référence à Stravinsky et son Sacre du Printemps qui au début du XXè marquait une rupture au plan chorégraphique et musical. Ils sont dans ce même état d’alerte, confrontant leur onde de choc à la recherche de sens et à la lecture de l’Histoire. Leur Printemps est sacré !

brigitte rémer

Avec les danseurs : Amala Dianor, Stéphanie Pignon, Johanna Mandonnet, Rolando Rocha, Mohamed Toukabri, Aicha M’Barek, Hafiz Dhaou – Silhouettes de Dominique Simon, d’après les portraits de Billal Berreni – Création musicale : Éric Aldéa et Ivan Chiossone et chant : Sonia Mbarek – Lumières : Xavier Lazarini – Costumes : Michel Amet

En tournée – 27 mars 2015 : Théâtre Le Merlan/scène nationale de Marseille – 25 avril 2015 : théâtre de Singel/Campus artistique international d’Anvers – 2 mai 2015 : Les Rencontres Chorégraphiques de Tunis – 19-21 mai 2015 : CDN de Haute-Normandie, Petit-Quevilly-Rouen-Mont-Saint-Aignan

(D)rôles de Printemps, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020, du 11 au 28 mars 2015. Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.letarmac.fr

 

Alice, de Sawson Bou Khaled

Photo©Mohamed Fathala

Photo©Mohamed Fathala

Performance théâtrale mise en scène et interprétée par Sawson Bou Khaled (Liban), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

Sawson Bou Khaled a le goût de la métamorphose et nous guide à travers les faces cachées de son paysage intérieur. Dans cette performance théâtrale proche d’une installation, elle devient son propre matériau et son univers visuel est aussi présent que les mots de ses réitérations.

Jeune artiste libanaise, elle travaille entre Beyrouth et Paris, habitée des univers de Büchner, Artaud, Genet ou Koltès. Elle crée son premier spectacle, Cryptobiose, en 2006 à Beyrouth, joue dans Archipel d’Issam Bou Khaled avec le collectif Shams au Tarmac de La Villette en 2008, puis présente une version fleuve d’Alice, dans un hôtel abandonné du Caire, 2013.

Perdue dans un grand lit où elle se relaxe, rondelles de concombre sur les yeux, l’actrice semble ici s’être retirée du temps et livre des bribes de phrases, en aveugle :  « c’est peut-être comme ça… » Puis elle s’anime, grignote le légume et convoque ses monstres. Elle monte en tension tout au long du spectacle, jusqu’à devenir elle-même monstre, entre hallucinations et désagrégation. Avec sa force tranquille, comme dans un conte qui tournerait au cauchemar, elle se révèle tantôt victime tantôt bourreau.

Soudain un cri déchire le théâtre et marque d’une pierre ses (mauvais) rêves : « Je tombe… ! » Sawson Bou Khaled construit un univers mental et visuel très personnel, se fondant totalement aux éléments de la scénographie. Du lit qui devient sculpture, elle tire des merveilles avec beaucoup de naturel. Sa collaboration avec le scénographe Hussein Baydoun, depuis plusieurs années, offre des niches de créativité et d’imprévus, avec images vidéo et jeux de lumière. Petit à petit, son univers se rétrécit jusqu’à l’enfermement, dans un lit devenu cage où elle s’installe comme en état foetal.

Sa rencontre avec un chat, Alice, son confident, envoie de la tendresse dans cette absolue solitude. « Alice, comment peut-on savoir qu’on n’est pas déjà mort ? » Elle évoque l’image de la mère et traverse le temps, de l’enfance à celui de la vieillesse, projeté, au bord de l’absence et de la mort. « Cette femme a l’âge de ses projections mentales, elle est sans âge » confie Sawson Bou Khaled.

Transformation et métamorphoses sont les mots clés qui traduisent l’univers lyrique et fantasmagorique de cette artiste de grand talent. L’œil – du destin – qui la poursuit prend sa source, dit-elle, dans les violences subies lors de manifestations, quand les forces de l’ordre avaient « visé tout droit l’œil gauche, puis le droit » laissant un jeune homme privé de lumière. La guerre n’est jamais loin dans le commentaire, ni les peurs et les désordres qui en résultent, son univers finement ciselé, est noir « c’est comme ça la mort, peut-être… »

Dans un monde d’images, Sawson Bou Khaled déjoue l’absurde et hypnotise, elle est son propre matériau d’expérimentation. « C’est moi, Sawsan ! Je ne joue pas un personnage, je me mets en scène dans des situations extrêmes où je risque de ne plus du tout ressembler à ce que je suis dans la vie hors scène », ainsi est son voyage.

brigitte rémer

Conception, mise en scène, interprétation : Sawsan Bou Khaled – scénographie et animation vidéo : Hussein Baydoun – création lumière : Sarmad Louis – régie lumière : Ahmed Hafez – musique composée par Mikhail Meerovitch pour le film Le Conte Des Contes, 1979 et adaptée pour Alice, par Maurice Louca.

D)rôles de Printemps, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020, du 11 au 28 mars 2015. Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.letarmac.fr

 

 

 

On the importance of being an Arab

Photo©Graham Waite

Photo©Graham Waite

Spectacle mis en scène et interprété par Ahmed El Attar (Egypte), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

C’est un spectacle construit en séquences à partir des conversations échangées par Ahmed El Attar, concepteur du spectacle, avec son père, des membres de sa famille, des amies, et à partir de documents officiels. Il nous plonge au cœur de son intimité et de sa réflexion à travers cet exercice qui ressemble à un work in progress. Au fil des reprises et de ses présentations, il y met des variations. « Le spectacle est une synthèse à la fois visuelle, sonore et dramaturgique, de la vie d’un Egyptien dans l’Egypte d’aujourd’hui, et cet Egyptien, c’est moi » dit-il.

L’acteur est juché sur un cube de béton – métaphore de la génération béton à laquelle il dit appartenir, vu du Caire – assis, spectateur de sa propre vie qu’il fait défiler, par bribes, par le fil d’une oreillette dont il garde secrètement le contenu et qu’il rejoue pour les spectateurs. Le jeu des langues passe par l’arabe sous-titré en français, affiché à l’avant du podium ou projeté sur un écran situé derrière lui. Il se drape parfois d’une lumière verte, donnant plus de distance encore et de théâtralité. On se croirait dans un studio de télévision. L’homme est grave et tendu, il lance son texte avec violence.

Plusieurs conversations avec le père laissent filtrer le désaccord, expression d’un conflit des générations, faisant défiler les thèmes de la vie : « Tout ce que tu m’a appris était faux ! » lance le fils. « Que tu es injuste ! » répond le père. Argent, pouvoir et politique, avant, pendant et après la Révolution ; vote de cinq millions de personnes pour Morsi, il y a trois ans ; un cœur de ville qui a changé autour de la Place Talaat Harb ; émigrer, partir où ? L’Histoire du pays est au seuil de sa porte et croise son récit de vie.

L’homme regarde le public de façon neutre et détachée et le prend à témoin, enfouissant ses affects. Il marque parfois des pauses. Quand il se lève, on le dirait au bord du vide, prêt à tomber de ce haut plateau. Un fond sonore, aussi violent que le texte lui-même, mais après tout, proche des décibels de la capitale égyptienne, remplit le petit Tarmac.

Ahmed El Attar est directeur d’un théâtre indépendant égyptien et dramaturge, le combat est permanent. Il est également le fondateur et directeur artistique du Temple Independent Theatre Company et d’Orient Productions, qui travaillent à développer la création artistique indépendante au Caire. « Je ne suis pas chroniqueur, mais j’aimerais que les gens amorcent une réflexion sur l’Autre, sur l’Arabe que je suis, sur les préjugés », justifie-t-il. Son spectacle est singulier, dans sa démarche comme dans sa forme, sa parole est libre et courageuse et Je n’est pas un autre.

brigitte rémer

Mise en scène et jeu : Ahmed El Attar/Compagnie théâtrale indépendante du Temple – musique et vidéo : Hassan Khan – décor : Hussein Baydoun – lumière : Charlie Astrom – assistante à la mise en scène : Nevine El Ibiary – ingénieur son : Hussein Sami – montage vidéo : Louli Seif – technicien lumière : Saber El Sayed – régisseur général : Ahmed Omar

(D)rôles de Printemps, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020, du 11 au 28 mars 2015. Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.letarmac.fr

La collection Lise B, conception de Fabrice Dugied

Photo©Anne Nordmann

Photo©Anne Nordmann

La collection Lise B, Regards sur la danse contemporaine. Une installation performative des archives de la journaliste de danse, Lise Brunel.

 Quand Lise Brunel disparaît, en 2011, Fabrice Dugied son fils, chorégraphe, se retrouve héritier d’une vie de danse et d’une quantité extraordinaire de documents ayant appartenu à sa mère : articles, photographies, enregistrements, entretiens, carnets de notes etc. Avec deux chercheuses, Claude Sorin et Ninon Steinhausser, il se jette à corps perdu dans le tri et l’élaboration d’un concept d’exposition, faisant parler les archives. La forme finale devient une sorte de partition pour corps et archives qui témoigne de la singularité du regard de cette passionnée de danse et de l’effervescence de cet art au cours des années 1956 à 2000.

La première partie de cette Collection Lise B se déroule dans le hall de la Briqueterie où photos, articles, audios et vidéos permettent une première approche. On entend Lise de sa voix particulière de petite fille, interroger de grands chorégraphes dont Merce Cunningham, Alwin Nikolais, Marta Graham ou Karine Waehner. On suit ses déclarations telles des manifestes sur le statut du danseur et la complexité de la carrière. Elle donne son point de vue et émet des propositions pour le développement de la danse. Quelques danseurs traversent le hall, s’échauffent, discrètement, puis l’investissent avec les petits mots de Lise écrits sur des panneaux qui signe son engagement en danse : « La danse est toujours réduite en haut lieu à une part si petite de budget… »

La suite se passe sur le plateau où deux tables se font face, côté cour et côté jardin, point de rencontre des danseurs. Fabrice Dugied accueille le public et l’invite à « un voyage sur le monde, sur le temps, sur l’espoir. » Un dispositif, sorte de carrousel constitué de chaînes portant des séries de photos en noir et blanc, tombe des cintres. Un vocal très élaboré et des bribes d’enregistrements nous environnent, des séquences se succèdent : ronde de danseurs, signe de légèreté et de partage ; pantomime réalisée avec des affiches, petits clins d’oeil à la mémoire. Les noms des chorégraphes de renom s’égrènent : Pina Bausch, Rudolph Noureev, Trisha Brown, Susan Buirge ; les lieux de la danse et des festivals, s’affichent à travers un bouquet de tee-shirts : Arles l’été de la danse, Hivernales, Montpellier Danse, Festival de Prague, en Italie, au Canada.

Au-delà des images d’archives sur écran, d’autres images captées par une caméra, sur scène, portent à la connaissance des spectateurs la richesse de documents posés au sol. « La danse est un ensemble de l’individuel, chaque danseur est un individu » dit Lise Brunel. Des séries de mots s’affichent : « mot à… en forme de… » comme éphémère, plaisir, performance, espace. Entre jeu de l’absurde et travestissement, le défilé des accessoires avec changements à vue de costumes inventifs apporte sa note loufoque et d’accumulation d’objets. La réflexion de la journaliste sur la critique en danse prolonge aussi le débat et invite au respect : « Il faudrait réinventer la critique ; comment raconter le geste sans enfermer le lecteur dans sa propre vision ? »

« Danser avec esprit, bouger l’espace, dire le silence, dire l’action, bouger l’espace…» On l’entend dictant à distance un article sur Trisha Brown à sa secrétaire, qui sur le plateau, le tape sur une vieille Remington. On entend les aspects techniques de sa critique : « Tête, genou, hanche. La tête soudain se jette de côté, le buste se plie en avant, avec vigueur… » La danse comme processus, la passionne : travail sur les courbes, cercle de derviches, mouvements délicats qui construisent la spirale, jeux de dés repris à la caméra, énumération des partitions. Moment de tendresse quand Patrice Dugied installe la danseuse aux cheveux gris sur une chaise, et qu’il tient le rôle du fils, lui, plein d’attention, elle, nageant dans l’océan. Images de rue, mémoires de bal, partout l’énergie et une force de vie.

La maison aux photos, ce dispositif qui monte et qui descend au centre du plateau, sorte de répertoire des danseurs et chorégraphes qu’elle a côtoyés, devient à la fin la maison des danseurs où se rejouent des rondes enfantines. Au final, les spectateurs sont invités à poursuivre le voyage, sur le plateau, à travers ces images. Et sur écran, signé Bob Wilson : «  Le ralentissement du temps abaisse la fréquence du cerveau et permet de trouver le temps de penser. »

Journaliste d’exception dans le monde de la danse, Lise Brunel fut une grande dame, modeste et écoutée. Elle défendait les jeunes chorégraphes. Le milieu de la danse a fait corps en répondant présent à l’invitation de son fils, Fabrice Dugied, chorégraphe qui a construit en son hommage ce parcours de corps, de voix et de sens, pour mémoire.

 brigitte rémer

Conception, direction et chorégraphie : Fabrice Dugied/ Compagnie les Zonards célestes – Recherche et commissariat d’exposition : Claude Sorin et Ninon Steunhausser – Musiques originales : Meredith Monk – Chorégraphie en complicité avec les danseurs : Brigitte Asselineau, Ashley Chen, Mié Coquempot, Camille Ollagnier, Edwige Wood.

Spectacle programmé lors de la 18ème édition de la Biennale de danse du Val-de-Marne dirigée par Daniel Favier. Programmation du 5 mars au 3 avril dans 25 lieux du Département – (cf. programme complet : www.alabriqueterie.com et tél. : 01 48 58 24 29)

Nabil Boutros – Expositions Le Caire-Paris

Photo ©Nabil Boutros

Photo©Nabil Boutros

Artiste visuel franco-égyptien, Nabil Boutros vit entre Le Caire et Paris. Depuis les années 90 il utilise le medium photographique et réalise des scénographies. Montré dans des manifestations internationales, des institutions culturelles et des galeries privées, son travail est principalement tourné vers l’Égypte et le Moyen-Orient, et il a mené de nombreux ateliers sur l’image en Égypte, en Jordanie, au Yémen ainsi que dans différents pays africains.

Il présente actuellement au Caire à l’Espace Karim Francis, en partenariat avec l’Institut Français d’Egypte, Recent Works, traces des travaux qu’il a réalisés au cours des cinq dernières années et notamment : la série Égyptiens ou l’habit fait le moine dans laquelle il se grime et se déguise en plusieurs types d’Égyptiens ; Un voyage de printemps qui ressemblerait à des souvenirs rapportés d’un voyage – aux images encadrées par des formules convenues, dans une calligraphie arabe classique – qui démontre que la réalité sur le terrain n’a vraiment rien d’un printemps ; La condition ovine qui met en exergue ce que l’Histoire et l’actualité ne cessent de démontrer, à savoir les comportements irrationnels des foules, métaphore ici du troupeau ; la série Au-delà / Beyond où l’artiste présente des images réalisées à partir de ses archives photographiques d’Égypte devant lesquelles il place une grille de mots arabes en écriture kufique orthogonale. Ces mots antagonistes entre promesses et menaces, – Ici-bas/Au-delà – Le Licite/L’illicite – Les cieux/La Terre etc… forment des grilles, labyrinthes ou moucharabiehs et entravent la vue des images.

Quelques-uns des travaux de cette série sont aussi exposés en ce moment à Paris en compagnie des photographies de deux autres artistes, Amy Friend et Marie Hudelot, sous le titre Identité, à la Galerie Rivière/Faiveley.

brigitte rémer

Le Caire : Espace Karim Francis, Contemporary Art Gallery, 1 El sherifein St – Downtown – Le Caire, Egypte, jusqu’au 22 mars 2015 – (www.karimfrancis.com) et Paris : Galerie Rivière-Faiveley, 70 rue ND de Nazareth, 75003, jusqu’au 29 mars 2015 – (www.galerierivierefaiveley.com)