Sony Labou Tansi, le poète

© Christophe Laurentin

© Christophe Laurentin

Il y a vingt ans disparaissait le grand écrivain congolais, Sony Labou Tansi. L’association Ecritures en partage créée à l’initiative de Monique Blin lui rend hommage, en organisant une lecture-spectacle à la Librairie-galerie Congo que dirige Sylvain Mpili.

Grand nom de la littérature et du théâtre africains, poète aussi, Sony Labou Tansi est une référence dans la création contemporaine. Fortement engagé politiquement il dénonce la dictature et la torture, la corruption et le culte de la personnalité, écrit la révolte. Il obtient plusieurs Prix : le Grand Prix de l’Afrique Noire pour son roman L’anté-peuple publié en 1983, le Prix Francophonie de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques pour l’ensemble de son oeuvre et le Prix Ibsen, décerné par le Syndicat de la critique dramatique, pour sa pièce Antoine m’a vendu son destin.

Deux textes, lus par Jean-Lambert Wild, directeur du Théâtre de l’Union – Centre Dramatique National du Limousin, et Criss Niangouna, acteur, s’entrelacent avec force au cours de la soirée : Je, soussigné cardiaque publié en 1981, et une interview de l’auteur par Bernard Magnier en 2005, publiée dans Paroles inédites. Le choix des textes et le montage sont signés de François Rancillac, directeur du Théâtre de l’Aquarium. Les lectures ont été suivies d’une discussion, modérée par Jean-Pierre Han, rédacteur en chef des Lettres Françaises et de Frictions.

Les mots de ce Pasolini africain, comme le nomme Jean-Lambert Wild, frappent fort : Je, soussigné cardiaque est le tête à tête entre deux hommes, enseignant et directeur, dont l’un dépend hiérarchiquement de l’autre et qui poussent la provocation à l’extrême : « – Je commande, vous obéirez. – Je ne vous obéirai pas. ..» « Les hommes de mon calibre n’ont pas de marche arrière… Je suis impossible à mettre en conserve » ou encore « Tout dans ce monde m’appartient, les idées, les nations… » Puis l’enseignant se heurte, à l’hôpital, au certificat médical qu’on ne veut pas lui donner et la situation vire à l’absurde. Enfin il vient remettre ce papier au directeur, mais celui-ci fait dire qu’il n’est pas là… « Je suis venu vous tuer, pour me mettre au monde… »

Les Paroles inédites sont passionnantes car l’homme est présent et partage ses réflexions  sur l’art, le théâtre et la vie : « Aucun art ne se conçoit sans effronterie, c’est un acte subversif… L’art est ce nouveau nouveau monde ». A la question : « Pourquoi écrivez-vous ? » Sony Labou Tansi répond : « Parce que mes entrailles et ma respiration… » et si on lui demande ses sources littéraires, il dit : « la rue et la mémoire » Il écrit, raconte des histoires, pratique un théâtre de résistance à Brazzaville avec son Roccado Zulu Théâtre et qualifie « d’ouvriers du rêve » ceux qui font le théâtre. Il évoque sa relation à la langue française et fait le constat que la communication ne crée que des solitudes. Quand il parle de poésie, il ne s’agit ni de diction ni de syntaxe, mais des idées cachées derrière et de l’invention de la langue.

Bernard Magnier qui interviewe Sony souligne dans son œuvre le rôle de la femme en tant que décideur. Et l’écrivain de regretter : « On ne paie pas les femmes qui élèvent des enfants… ! » revendiquant le fait d’être touche-à-tout : « C’est pour ça que je me suis engagé en politique, c’est nous tous qui arrangeons le monde, c’est le rôle du vivant. Je suis concerné par tout se qui se passe dans ce monde, parce que je suis vivant » dit-il.

Dans son engagement politique il aurait voulu « vendre l’armée et développer l’agriculture » et il s’est investi dans une association contre le désœuvrement des jeunes. Pour lui « les actes, c’est s’organiser. » Et quand on l’interroge sur sa responsabilité en tant qu’écrivain il répond en tant qu’homme : « Nous devons tous ajouter du monde au monde par notre exercice d’imagination. » Il cite Antonin Artaud : « Nous ne sommes pas encore au monde, la raison de vivre n’est pas encore trouvée. Le rêve est notre premier pas pour ajouter un peu de grâce en ce monde » et dans sa déclaration d’optimisme dit : « La vie a une telle saveur, une telle force… On ne peut pas maitriser la vie, c’est une explosion… L’essentiel ? La valeur fondamentale de ta vie, de ma vie, de la vie, de la vie de l’autre. » Une belle générosité, la force du verbe, des valeurs, la création, tels sont les univers qu’habitaient Sony Labou Tansi qui dénonçait aussi dans son œuvre la misère et la déshumanisation. Et dans Ici commence Ici, manuscrit de poésies resté inédit pendant quarante ans, Sony dit : « Maintenant mes frères, nous montons par la route que vous connaissez peupler le sang des marigots. Nous montons inlassablement castrant les étoiles pour tuer le néant. »

Lors de l’échange qui a suivi la lecture, Monique Blin a parlé de sa rencontre avec l’écrivain, à Brazzaville, évoquant sa personnalité frappante. Il fut invité plusieurs fois au Festival des Francophonies de Limoges qu’elle dirigeait, véritable lieu de la rencontre et de la discussion. Elle l’a accompagné et soutenu, fait connaître son travail théâtral et confirme qu’il voyait très loin, qu’il y avait quelque chose de prémonitoire dans son œuvre et qu’il a marqué de nombreux artistes. Il avait une envie d’écrire permanente et écrivait pour sa troupe de théâtre, invitait des metteurs en scène permettant ainsi aux acteurs de confronter les techniques et de s’en emparer : Pierre Vial, Daniel Mesguich, Michel Rostain et Jean-Pierre Klein mort en vol dans l’attentat de Ténéré, s’y sont rendus.

Cette soirée hommage a aussi fait entendre un magnifique poème intitulé Mais… Parler : « Les mots me charment, me font signe et me demandent de trouver du travail, sous ma plume. Les mots croisent les mains et s’asseyent …» Visionnaire et humain, deux mots clés qui résument bien Sony Labou Tansi, l’homme et l’artiste.

Brigitte Rémer

 A l’initiative de Monique Blin, en partenariat avec le Théâtre de l’Union Centre Dramatique National du Limousin, la SACD, le Théâtre du Mantois La Nacelle Scène Conventionnée, et la Librairie-galerie Congo, 23 rue Vaneau, 75007 – Métro Saint-François-Xavier – e-mail : marie-alfred.ngoma@lagaleriecongo.com tél : 01 40 62 72 83 – Ecritures en partage – e-mail : ecrituresenpartage@yahoo.fr

Bibliographie pour le théâtre : Conscience de tracteur, N.E.A.-CLE (1979) – La parenthèse de sang et Je soussigné cardiaque, Ed. Hatier-Monde Noir – La rue des mouches, Revue Equateur n°1 (1986) – Moi, veuve de l’empire, Ed. Avant-Scène Théâtre n°815 (1982) – La résurrection rouge et blanche de Roméo et Juliette, Acteurs (1990) – Le coup de vieux (coécrit avec Caya Makhélé, R.F.I.) Présence Africaine – Antoine m’a vendu son destin, Collection Scènes sur Scènes, Ed. Acoria (1997). Publié aux Editions Lansman (Belgique) : Qui a mangé Madame d’Avoine Bergotha ? (1989), réédition 1995,Une chouette petite vie bien osée (1992), Qu’ils le disent… qu’elles le beuglent (1995) – Une vie en arbre et chars… bonds (1995)- Monologues d’or et noces d’argent (1996).

La vie de Galilée

© Dominique Brillault

© Dominique Brillault

Pièce de Bertold Brecht écrite en 1938, traduction Eloi Recoing, mise en scène Jean-François Sivadier, artiste associé au Théâtre national de Bretagne où fut créée la pièce, en janvier 2002. Cent cinquante représentations ont été données en tournée.

Brecht écrit La Vie de Galilée alors qu’il est en exil au Danemark et reprend son texte à plusieurs reprises, jusqu’à sa version berlinoise, en 1955. C’est une pièce centrale dans son œuvre qui colle à son parcours, en plein cœur du nazisme et à ses idées politiques, vers la recherche de plus de démocratie. Elle place le combat entre la science et le pouvoir religieux. Galilée, sur les traces de Copernic, démontre scientifiquement que la Terre tourne autour du Soleil, et non l’inverse. Il décale le système des représentations, ébranle la communauté scientifique, se met à dos les philosophes aristotéliciens et s’attire les foudres de l’église.

Son apport scientifique est immense dans les domaines de la mathématique, la physique, la mécanique et l’astronomie et il défend la théorie des corps flottants en prouvant que la glace flotte au-dessus de l’eau. Mais il déstabilise l’ordre du monde alors que l’obscurantisme religieux l’emporte, et malgré l’appui du pape Urbain VIII un temps, se voit contraint d’abjurer.

Dans la mise en scène de Jean-François Sivadier la pièce commence à la manière d’un conte, sur un tréteau, devant une toile tendue : le maître transmet à son jeune élève Andrea son savoir, et il ruse car l’élève est peu doué. Il utilise des jeux de mots et des jeux de mains, devinettes et rébus, et joue sur l’adresse au public. Comme un bonimenteur, il parle de terre, de soleil et d’étoiles, d’astronomie nouvelle et pour mieux regarder le ciel et faire le commentaire de ce qu’on y voit, invente la lunette astronomique « le temps de fournir des preuves »... Ciel aboli est son leitmotiv. Sa démonstration de la rotation de la terre à partir d’une pomme semble aussi ludique que savante : « Et voici un temps nouveau, tout bouge » clame-t-il.

Décoré de guirlandes de lumières jusque dans la salle, autour du spectateur, son discours d’intronisation sur la liberté de penser, les questions métaphysiques touchant à la science, Dieu et la théocratie, les discussions philosophiques sur Aristote – qui s’est aussi intéressé à la physique et à l’astronomie – et sur Ptolémée – qui avait consigné dans l’Almageste son observation des astres – sont au cœur de l’œuvre de Brecht. Galilée – excellent Nicolas Bouchaud, très présent, très humain – proclame avec enthousiasme son incessante profession de foi en la raison humaine et combat pour faire entendre ses thèses. Il sera convoqué à Rome par l’Inquisition, et plus tard accusé d’escroquerie à la cour de Florence par les prélats, moines et savants qui crient au scandale et nourrissent la polémique : « De telles étoiles sont-elles nécessaires ? »

Une scénographie sobre et inventive, conçue par le metteur en scène secondé de Christian Tirole, sert le propos, plateforme inclinée faite de caillebotis, presque austère, et qui réserve de nombreuses surprises : au fil de la représentation se construisent et se sculptent espaces et volumes, se montent palissades et praticables représentant le cabinet de travail à Padoue, le Palais des Médicis et la Maison de Galilée à Florence, le conclave et le Vatican, ou le Carnaval.  

Le ballon bleu, sa terre, et la scène savoureuse où les religieuses chaussées de planches de bois glissent, claquètent et caquètent comme les sorcières de Macbeth, ont une gaîté poétique ; comme la scène du doute où les acteurs mettent leur nez de clown ; et comme de nombreux autres tableaux dans la mise en scène de Sivadier, qui circule et évolue depuis douze ans. Les images s’y succèdent, joyeuses. Ainsi le pape qui revêt les habits sacerdotaux et qu’on couvre de blanc pour le grand cérémoniel, ou encore le Cardinal qui descend du ciel comme un Saint-Esprit.

Au Vatican, Urbain VIII reçoit le Cardinal Inquisiteur qui attaque violemment « l’esprit de révolte et de doute » de Galilée et fait pression pour qu’on livre l’hérétique à l’Inquisition, ce qui sera fait. On le retrouve prisonnier, en résidence surveillée, loin de la ville et sous le contrôle de sa fille, Virginia, dont il avait brisé le mariage. La terre attachée au pied comme un boulet, Galilée rédige en secret son Traité pour deux sciences nouvelles qui fonde la science moderne. « Je continue » dit-il. Il fait ensuite son autocritique, et après avoir abjuré s’accuse d’avoir trahi, « le seul but de la science étant de soulager l’existence humaine. » La dernière séquence reprend le dialogue entre le maître et l’élève, ponctuée cette fois d’un lourd silence. « Elle, a gagné… la raison a gagné, pas moi… » reconnaît-il. Andrea s’en va, cachant dans ses bagages à la demande du maître le précieux Traité, Discorsi. Et quand Andrea s’écrie : «Malheureux le pays qui n’a pas de héros ! » Galilée imperturbable, répond : « Malheureux le pays qui a besoin de héros ! »

La Vie de Galilée n’est pas une pièce historique, plutôt une fable, rarement montée – car longue et avec de nombreux personnages – ici bien portée par les huit comédiens qui pour la plupart tiennent plusieurs rôles. Georg Büchner dans une lettre à sa famille disait : « Le poète dramatique n’est à mes yeux rien d’autre qu’un historien, mais il s’élève au-dessus de ce dernier, du fait qu’il crée pour nous l’histoire une deuxième fois, et qu’au lieu de nous en donner une relation sèche, il nous plonge immédiatement dans la vie d’une époque, qu’au lieu de caractéristiques, il nous montre des caractères, et des figures au lieu de descriptions. » L’histoire chez Brecht rejoint le poème. Georges Wilson l’avait mise en scène en 1963, au Théâtre National Populaire et Antoine Vitez en 1990, à la Comédie Française. Ce combat entre lumière et obscurité, croyance et recherche scientifique, retranscrit par l’intelligence de la mise en scène, se pose dans une forme simple et inventive digne du théâtre populaire dans le meilleur sens du terme.

Pour parler de la distanciation brechtienne, Roland Barthes écrivait : « Or, un homme vient… qui nous dit, au mépris de toute tradition… que l’action ne doit pas être imitée, mais racontée ; que le théâtre doit cesser d’être magique pour devenir critique, ce qui sera encore pour lui la meilleure façon d’être chaleureux. »

« – Comment est la nuit ?… – Claire… ! » ces derniers mots ferment la pièce.

 Brigitte Rémer

 Avec : Nicolas Bouchaud, Galilée – Stephen Butel, Andrea, un moine – Éric Guérin, Priuli, le mathématicien, le très vieux cardinal Bellarmin, Gaffone, un homme – Éric Louis, Sagredo, Cosme de Médicis, le petit moine – Christophe Ratandra, Ludovico, le philosophe, le Grand Inquisiteur, un moine – Lucie Valon, Virginia, la Grande Duchesse, un moine – Rachid Zanouda, Federzoni, Clavius – Nadia Vonderheyden Madame Sarti, Cardinal Barberini, Vanni, un moine – collaboration artistique, Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit, Nadia Vonderheyden – décor, Christian Tirole, Jean-François Sivadier – costumes, Virginie Gervaise – lumière, Philipe Berthomet – assistante à la mise en scène, Véronique TimsitLe Monfort Théâtre, 106 rue Brancion, 75015 – 27 mai au 21 juin 2015. www.lemonfort.fr Tél. : 01 56 08 33 88.

 

 

 

 

Prix Jean Vigo 2015

prix J.vigoCréé en 1951, le Prix Jean Vigo – du nom du réalisateur de L’Atalante et de Zéro de conduite – récompense l’audace, l’indépendance, l’originalité et l’exigence d’un cinéaste. Au fil des ans le Prix a été attribué aux plus grands réalisateurs, de Jacques Crozier à Jean-Luc Godard, d’Alain Resnais à Chris Marker, il accompagne la création en train de s’écrire. Il est la part vive du cinéma d’auteurs français pour le court et pour le long métrage et table sur la poésie et la liberté de création.

C’est un jury professionnel, véritable lieu de résistance, qui a visionné de nombreux films et qui a choisi les lauréats*. Agnès Varda était chargée de leur remettre le Prix, en présence du représentant du Président du Centre Georges Pompidou Serge Lasvignes qui accueillait la cérémonie, du représentant de la Présidente d’Arte Véronique Cayla confirmant la forte présence d’Arte France Cinéma dans le domaine de la production, et de Luce Vigo, fille du cinéaste, qui préside l’association Prix Jean Vigo. Mention fut faite au cours de la soirée du film de Nabil Ayouche, Much Loved, présenté à la Quinzaine des réalisateurs et interdit au Maroc.

Deux Prix Jean Vigo ont été décernés, l’un pour un court, l’autre pour un long métrage, les films ont ensuite été projetés au cours de la soirée. Pour le court métrage, le choix du Jury s’est porté sur Le dernier des Céfrans, de Pierre-Emmanuel Urcun. « Le film est né d’ateliers audiovisuels » explique son réalisateur, « puis il a évolué assez naturellement jusqu’à cette comédie qu’on pourrait dire sociale, tournée à Saint-Ouen. » Un groupe de jeunes black blancs beurs à la recherche de boulot et de leur identité se croisent, se toisent, se provoquent et s’empoignent. Leur vie, leurs copines, leurs géographies dans la ville, leurs rêves, prêtent à déambulation et le spectateur déambule avec eux.

Damien Odoul a reçu le Prix pour son long métrage La Peur dont le tournage a duré deux ans, au Canada. Le réalisateur a évoqué un tournage difficile en raison du poids des syndicats et d’un système plus proche du modèle américain que du modèle français. Il évoque un combat de chaque jour qu’il a consigné dans un texte-manifeste, sorte de tribune où il témoigne de son expérience.

Porté par les acteurs, contre vents et marées Damien Odoul réalise, avec La Peur, adaptée du roman de Gabriel Chevallier, un film fort qui place la caméra au cœur de la guerre de 14-18 : dans les tranchées, où les jeunes soldats ne sont que chair à canon et où derrière la fraternité et la solidarité, se perd toute notion d’humanité ; à l’hôpital où l’on tente de sauver des vies et de faire face aux mutilations et aux handicaps ; dans des paysages de sang, où l’on perd espoir et raison.

L’écriture du film passe par le filtre du regard d’un jeune homme, Gabriel, qui s’engage, laissant son amoureuse, Marguerite. Il échange des lettres, raconte le temps qui s’étire, le quotidien et la perte de repères, la peur, le combat, le carnage. On s’enfonce progressivement dans la violence et dans l’irrationnel de la guerre, dans la boue, la souffrance et la cruauté, la solitude et la mort. C’est un film qui croise drame collectif et destinée personnelle par le regard de ce jeune soldat pris à témoin de la destruction de l’humain, au plan physique comme au plan moral. A travers les images et la reconstitution, on entend Prévert : « Quelle connerie la guerre … Qu’es-tu devenu maintenant sous cette pluie de fer, d’acier, de sang… ? »

Par une direction d’acteurs bien menée, par la difficulté de témoigner de la folie et de la cruauté de la Grande Guerre sans grandiloquence ni sensiblerie, par les cadrages et les images qui ébranlent, Damien Odoul méritait le Prix Jean Vigo. Réalisateur, metteur en scène et interprète, mais aussi poète et plasticien, il a tourné une quinzaine de films, courts et longs métrages, dont le long métrage Le Souffle, sur l’adolescence rebelle, fut remarqué en 2001.

La peur, ce sentiment complexe fait ici de boue et de sang, d’obéissance et de désespoir, de rêves perdus et de mort imminente, de perte des autres et de perte de soi…

Brigitte Rémer

 * Le Jury 2015 était composé de Luce Vigo fille du cinéaste et Leïla Férault – Sophie Fillières – Alain Keit – Jacques Kermabon – Quentin Mével – Jean Rabinovici – José Maria Riba – Marcos Uzal – Date de sortie le 12 août 2015. Distributeur Le Pacte.

Villes arabes, cités rebelles

NumériserDirigé par Roman Stadnicki, docteur en géographie et chercheur au Centre d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques et Sociales – CEDEJ – au Caire, cet ouvrage fait suite au colloque qui s’est tenu en octobre 2014 sur le thème des villes du monde arabe, en partenariat avec la ville de Paris. Il met en correspondance les villes et les sociétés contemporaines de différents pays, villes capitales comme Ramallah, Le Caire, Rabat et Tunis, ou villes périphériques comme Tanta et Suez en Egypte, Constantine en Algérie, Nabatiyeh au Liban, Douz en Tunisie et d’autres.

Quinze articles le composent, études de cas réalisées à partir de matériaux collectés sur des terrains déjà connus des chercheurs, avant les révolutions de 2011. Le fil conducteur de l’ouvrage oppose la dégradation des villes à la dynamique dont elles savent faire preuve en termes politique, culturel, social et architectural. Il ne traite pas de l’actualité à chaud mais des Villes arabes en termes d’urbanisation, particulièrement à travers les zones informelles et en termes d’urbanité en mouvement. Par Cités rebelles, il observe les formes d’insoumission aux règles sociales et l’invention de nouvelles formes de solidarité et d’organisation collective. « Les villes arabes apparaissent donc dans ce livre à la fois comme espaces politiques, espaces d’identification et espaces d’expérimentation mettant à chaque fois en scène des acteurs sociaux défiant le territoire, et réciproquement » écrit dans son introduction Roman Stadnicki.

Reprenant ces concepts, l’ouvrage est construit en trois parties et met en relief la dualité entre les enclaves urbaines des grands projets et les zones d’habitat informel. La première partie, Espaces politiques : des villes et des luttes, montre que la ville est le site privilégié des mouvements de revendication. C’est le cas de la Syrie comme le rappelle Matthieu Rey faisant référence aux épisodes de 1963 puis de 2011 où la ville devient « un cadre de l’apprentissage de la rébellion » et comme Jack Keilo parlant de « guerre onymique » analyse la baathisation du nom des lieux et des rues – le parti Baath étant au pouvoir – comme autant d’appropriations symboliques de l’espace public. C’est le mécanisme de « collusion entre tribalité et urbanité » tel que le définit Vincent Bisson en Tunisie et en Mauritanie, quand dans la ville, les tribus cherchent à entretenir le lien communautaire. C’est Nabatiyeh, sixième plus grande ville située au Sud Liban transformée en place forte du Hezbollah, selon Julie Chapuis. Ce sont les clivages territoriaux entre le centre et la périphérie, l’urbain et le rural, à partir des exemples de Suez et de Tanta, tels que rapportés par Clément Steuer.

La seconde partie, Espaces d’identification : citoyens insoumis met en scène quatre pays, quatre capitales : Palestine, Egypte, Tunisie et Maroc. Mariangela Gasparotto parle de Jeunesse sous occupation à Ramallah, présentant les répercussions des Intifadas dans les rapports interpersonnels – jeux et psychodrames, entraide communautaire, phases d’isolement et de fermeture – et les espaces de sociabilité, envers et contre tout – cafés clubs et restaurants – qui, finalement, augmentent les clivages internes. Les compounds, ces villes nouvelles vite construites en périphérie du Caire à partir des années 80 et symboles d’une nouvelle vie mais aussi de la fragmentation de la société, sont évoqués par Elise Braud. Nessim Znaien parle de la bipolarité de Tunis, ville arabe et ville européenne dans son rapport à la consommation d’alcool et Jean Zaganiaris de la représentation des sexualités et des espaces urbains dans la littérature marocaine – notamment à travers les romans de Driss Chraïbi, Mohamed Choukri, Abdelhak Serhane et Mohamed Nedali -. La complexité du processus de construction identitaire est ici sur le devant de la scène.

La troisième partie, Espaces d’expérimentation : la fabrique urbaine contestée présente deux études de cas réalisées en Egypte et en Tunisie par David Sims et rédigées en langue anglaise. L’auteur évoque les dysfonctionnements croissants des mécanismes de contrôle urbain et analyse l’évolution des cadres réglementaires et des lois promulguées. Il parle du développement urbain informel utilisant l’image de l’éléphant dans un magasin de porcelaine… Valérie Clerc témoigne du Liban par le biais d’une réforme du secteur locatif dans un pays qui n’avait jusqu’alors jamais connu de politique sociale de l’habitat mais qui risque fort d’exclure les ménages à faibles revenus des zones urbaines centrales de Beyrouth. L’exemple de Constantine est évoqué par Ahcène Lakehal qui travaille sur la problématique d’Ali Mendjeli ville nouvelle de sa périphérie, engendrant l’émergence d’une nouvelle urbanité. Deux articles enfin traitent des Pays du Golfe : Maïa Sinno parle des investissements du Golfe dans l’immobilier au Caire en augmentation depuis la révolte de 2011 et reconnaît que s’ils participent au redressement économique du pays, ils renforcent aussi le déséquilibre entre les différentes classes sociales. Mehdi Lazar enfin, présente un article sur le Qatar avec Doha à la recherche d’un nouveau modèle urbain. Sa croissance tardive mais très rapide, à partir des années 90, a mené à de méga-projets.

La post-face d’Elias Sanbar ambassadeur de Palestine auprès de l’Unesco, intitulée Jérusalem au centre évoque la confusion des souverainetés : « Il est capital d’adresser pour Jérusalem et la Palestine la question des frontières. C’est ce qui nous permettra de dépasser la grande confusion entre le religieux et le politique, et de parvenir à une reconnaissance politique, seule négociation que l’on puisse mener. »

L’ouvrage Villes arabes, cités rebelles présente les différents maillons d’une même chaîne de réflexion portant sur les villes du monde arabe. Les quinze parcours urbains basés sur des recherches empiriques apportent des angles de vue, des questionnements et des thématiques multiples, dans une urbanité en mouvement.

Brigitte Rémer

Textes de Vincent Bisson, Elise Braud, Julie Chapuis, Valérie Clerc, Mariangela Gasparotto, Jack Keilo, Ahcène Lakehal, Mehdi Lazar, Matthieu Rey, Elias Sanbar David Sims, Maïa Sinno, Roman Stadnicki, Clément Steuer, Jean Zaganiaris, Nessim Znaien. Sous la direction de Roman Stadnicki, éditions du Cygne – www. editionsducygne.com

En partenariat avec le CEDEJ Centre d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques et Sociales – MEDEA Institut Européen de Recherche sur la Coopération Méditerranéenne et Euro-Arabe –  CCMO  le Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient –  La revue Moyen-Orient.

 

Une insoumise, Asma El Bakry réalisatrice

© Institut du Monde Arabe

© Institut du Monde Arabe

Asma a tiré sa révérence le 5 janvier dernier. Depuis quelque temps, elle n’était plus tout à fait de ce monde disent ses proches. Ses amis de Paris se sont rassemblés le 1er juin à l’Institut du Monde Arabe – autour de la projection du film Asma réalisé par André Pelle et Raymond Collet pour le Centre d’études alexandrines – pour rendre hommage à la femme et à l’artiste, profondément égyptienne – elle partageait sa vie entre Le Caire et Alexandrie – et passionnément occidentale – avec son lien complice à Paris.

Elle était aux confluences géographique, philosophique, religieuse par ses parents – sa mère fille de pacha catholique les Sakakini, son père fils d’un maître de confrérie soufie, les El Bakry – politique et artistique. Elle se battait pour l’Egypte, pour les femmes et pour l’art avec révolte et passion, franchise et provocation. Son maître absolu et modèle en cinéma fut Youssef Chahine qu’elle côtoya jusqu’à sa disparition en juillet 2008. Elle fut notamment son assistante dans Le Retour du Fils Prodigue en 1976 et participa à Adieu Bonaparte, en 1984.

Après des études en littérature française à l’Université d’Alexandrie, amoureuse de cinéma mais aussi d’histoire et de musique, Asma El Bakry traversa tous les métiers du plateau avant de prendre elle-même la caméra. Dès 1979 elle réalise son premier film documentaire : Une Goutte d’eau, voyage dans le désert occidental, du lever au coucher du soleil. D’autres documentaires expriment ses thèmes de prédilection, notamment Le Musée gréco-romain d’Alexandrie dont le co-scénariste n’est autre que Jean-Yves Empereur, spécialiste des recherches sous-marines et directeur du Centre d’études alexandrines avec qui elle effectue des plongées dans la baie d’Alexandrie, en 1994. Un an après elle tourne Le Nil, puis en 1998, Les Fatimides suivi de Les Ayyoubides, rois de l’ancienne Égypte, en 1999. Ses collaborations sont multiples avec des historiens, des intellectuels et des artistes, c’est une femme de réseaux, un passeur.

Son premier film de fiction fut l’adaptation du roman d’Albert Cossery en 1990, Mendiants et Orgueilleux, qui reçu un très bon accueil – univers de Cossery qu’elle reprendra en 2004 avec l’adaptation de La Violence et la Dérision -. En 1998, Concert dans la ruelle du bonheur traduit sa passion pour l’opéra et son amour pour le petit peuple qu’elle observe avec beaucoup d’émotion. Elle nourrissait encore des projets quelque temps avant sa mort et cherchait des financements pour tourner Tante Safia et le monastère, adapté du roman de Baha Taher. Elle souhaitait y montrer une Égypte où chrétiens et musulmans savent cohabiter et vivent en paix.

Asma telles que ses amis la décrivent, est celle « qui n’a pas froid aux yeux, un électron libre ; grand cœur grande gueule et grande culture ; qui apporte ses idées iconoclastes ; idéaliste et paysanne car très attachée à sa terre où elle vivait avec ses amis les d’animaux et recueillait les chats ; une femme hors norme qui se bat pour des idées ; une lanceuse d’alertes ; drôle et intraitable ; un cœur gros et des coups de blues ». Le film d’André Pelle et Raymond Collet rassemble d’émouvants témoignages d’amis intellectuels et artistes, de complices qui ont suivi Asma, l’insoumise, pas à pas : ainsi Joseph Boulad intellectuel d’Alexandrie et qui en connaît sur le bout du doigt les différentes strates, Golo dessinateur et grand observateur de l’Egypte, Gabriel Khoury producteur de cinéma qui œuvre en Egypte à son développement et à son inscription dans le champ international, Kénizé Mourad romancière, Alexandre Buccianti correspondant au Caire pour RFI, Mohamed Awad, professeur d’architecture à l’Université d’Alexandrie et conseiller auprès du Centre des Recherches Alexandrines et Méditerranéennes, les témoignages sont nombreux.

Après la projection s’est engagé un court débat de souvenirs impressionnistes en présence notamment de Gilles Gauthier, ancien conseiller culturel au Caire et ancien ambassadeur au Yémen, Gilles Kaepel, spécialiste du Monde Arabe contemporain, Robert Solé, écrivain et journaliste d’origine égyptienne, Mercédès Volait, directrice de recherche au CNRS, Marianne Khoury réalisatrice et productrice notamment de Mendiants et Orgueilleux et qui dit d’Asma « Elle faisait les choses qu’on avait envie de faire mais qu’on n’aurait pas osé. »

Puis Amira Selim, jeune soprano de talent et compatriote a chanté, en son souvenir, des airs d’opéra qu’elle aimait : l’air de la Musetta de la Bohème de Puccini, un extrait de Roméo et Juliette de Gounod, La Reine de la nuit de La Flûte enchantée de Mozart, et des Chansons égyptienne de Sayyed Darwish et Omar Khayyan.

Asma comme le tonnerre…  est partie en musiques, en douceur et applaudissements.

Brigitte Rémer

Liliom ou la Vie et la Mort d’un vaurien

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Pièce de Ferenc Molnár – Traduction Kristina Rády, Alexis Moati, Stratis Vouyoucas – Mise en scène Jean Bellorini – Création juin 2013 au Printemps des comédiens, en une première version, de plein air.

Le spectateur est au cœur de la fête foraine d’un quartier populaire, devant la piste des autos tamponneuses. Des néons de couleurs l’éclairent et quatre voitures, tous phares allumés, tournent. Deux copines, Marie et Julie un tantinet midinette, sont dans la boucle et Julie en pince immédiatement pour Liliom, bonimenteur chez Mme Muscat, patronne du manège. Marie annonce fièrement qu’elle aussi, a un amoureux, Balthazar, et qu’il porte l’uniforme – militaire ou portier peu importe -. Madame Muscat remarque le petit jeu entre Julie qu’elle interpelle haut et fort la traitant de « boniche » et Liliom. Le ton monte, il démissionne, quitte sa protectrice, et le manège. « Même un bon à rien peut devenir quelqu’un ! » lance-t-il comme un défi.

Julie et Liliom s’installent ensemble chez Mère Hollunder la tante de Liliom, photographe fantasque et caricaturale, dans une petite roulotte traditionnelle aux formes arrondies, posée côté cour. Et la vie se construit, scène après scène. Liliom ne fait rien de ses journées, « lundi passé, il m’a battue » confesse Julie à Marie. Il trainaille, à l’affût de quelques mauvais coups. Julie est enceinte, à peine le croise-t-elle pour le lui annoncer. Liliom se nourrit de rêve et construit dans sa tête une Amérique pour partir avec elle et l’enfant, mais l’argent se fait pressant. Entrainé par Dandy au profil de racaille, il accepte d’être son complice dans un braquage en préparation. Sentant monter le danger, Julie tente de le retenir : « Reste à la maison, j’irai te chercher de la bière, du vin, ce que tu veux… » Il la repousse avec violence dans ce refus permanent du bonheur : « Allez, dégage ! » Le braquage tourne court alors que Dandy avait auparavant pris le temps de gruger Liliom en jouant aux cartes, quitte ou double. Quand les flics arrivent Dandy s’enfuit, et Liliom se plonge le couteau de cuisine qu’il a caché dans sa veste, dans la poitrine.

La suite se déroule dans l’au-delà. Au commissariat de l’au-delà. Proposition est faite à Liliom comme à tous les suicidés, de redescendre sur terre un court instant. « Quand ta fille aura seize ans, tu redescendras sur terre pour une journée. » La curiosité le pousse, finalement, à accepter. Seize ans plus tard, Liliom, comme un mendiant, se retrouve devant une maisonnette délabrée, dans un terrain vague. Julie et Louise, sa fille, raccompagnent Marie et Balthazar devenu patron d’un grand café et parfait petit bourgeois. Il partage une assiette de soupe mais n’est pas reconnu. La conversation engagée cependant trouble les esprits jusqu’à la gifle du père à sa fille, avant qu’il ne disparaisse. « Mais… ça t’est déjà arrivé qu’on te frappe et que tu ne sentes rien ? » demande Louise à sa mère, elle-même troublée à la pensée de Liliom qui ne la lâche pas ce soir-là.

Et tourne le manège de la vie, du chômage et de la misère… La pièce, de Ferenc Molnár, écrivain hongrois célèbre pour ses poèmes, ses nouvelles et ses romans, fut jouée le 7 décembre 1909, au Théâtre Vig de Budapest et marque le début d’une écriture totalement consacrée au théâtre. D’origine juive, Molnár émigre aux Etats-Unis pour fuir le nazisme à l’aube de la seconde Guerre Mondiale, et y réside jusqu’à sa mort, en 1952. La première représentation de Liliom hors de Hongrie a lieu à Berlin en 1920, dans une mise en scène de Max Reinhardt. « Je voulais écrire ma pièce avec le mode de pensée d’un pauvre gars qui travaille sur un manège de bois, à la périphérie de la ville, avec son imagination primitive » dit l’auteur.

Cette « légende de banlieue en sept tableaux » comme la nommait Molnár, est menée de mains de maître par Jean Bellorini, directeur du TGP de Saint-Denis, ici metteur en scène, scénographe, créateur lumière et musique : la grande roue lumineuse, la piste elle-même et ses voitures qui entrent et sortent de l’espace scénique, les bordures du manège formant des allées et des passerelles, un ascenseur qui fait descendre du ciel les personnages, le toit aux multiples fonctions – chemin de traverse ou carrefour – qui descend et s’inscrit comme un nouveau plateau, servent efficacement, et joliment, le propos.

Côté jardin, la tribune des musiciens : piano et harpe au rez-de-chaussée, batterie percussions à l’étage. L’esprit de troupe et de tréteaux se dégage du groupe choral qui, à certains moments, se recompose – à la Kurt Weil – et souligne le côté onirique de la pièce. Les douze acteurs tiennent leur partition avec précision. Clara Mayer en Julie est particulièrement touchante et le duo qu’elle forme avec Julien Bouanich, ténébreux Liliom, porte la pièce, chambre d’écho de la misère sociale au début du XXè.

Brigitte Rémer

Avec : Julien Bouanich Liliom – Clara Mayer Julie, puis Louise – Amandine Calsat Marie – Delphine Cottu Mme Muscat – Jacques Hadjaje Mère Hollunder, Liztman et le secrétaire du Ciel – Marc Plas Dandy – Julien Sigana et Teddy Melis Les gendarmes, l’inspecteur et les détectives du Ciel – Musiciens : Lidwine de Royer Dupré, harpe – Hugo Sablic, batterie et l’homme pauvrement vêtu – Sébastien Trouvé, piano et le tourneur – Damien Vigouroux, trompette et Balthazar  – Costumes Laurianne Scimemi, assistée de Marta Rossi – Maquillage Laurence Aué – Le texte est publié aux éditions Théâtrales-Maison Antoine Vitez, col. Scènes étrangères.

Odéon-Théâtre de l’Europe-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu – Jusqu’au 28 juin 2015.

 

Les musiques de Jean-Jacques Lemêtre

J.J. Lemêtre dans son atelier © Brigitte Rémer

J.J. Lemêtre dans son atelier © Brigitte Rémer

Il est Mr Tambourine Man et docteur ès-musiques en théâtre, compositeur, musicologue, inventeur et interprète travaillant avec Ariane Mnouchkine depuis la création des Shakespeare. Il compose les musiques des spectacles du Théâtre du Soleil depuis 1979.

A la demande du Centre international de réflexion et de recherche sur les arts du spectacle qui organise une journée sur le thème Théâtre et Musique, Jean-Jacques Lemêtre ouvre avec générosité sa boîte à secrets – son atelier -. Cette visite chez Ali Baba, à la barbe et au cheveu fleuris, où se mélange lutheries occidentale et orientale, permet comme le ferait un conteur, de nous faire voyager. Ses instruments viennent du monde entier, achetés, fabriqués, échangés, inventés et chaque instrument est une histoire. Son inventivité n’a d’égal que le haut niveau de technologie qu’il met en action pour obtenir le meilleur son. Jean-Marc Quillet, pédagogue et musicologue, directeur du Conservatoire à Rayonnement Régional d’Amiens qui le suit dans ses recherches co-pilote cette promenade singulière, dans un bel esprit complice.

Un moment fort au Théâtre du Soleil, lieu engagé politiquement et enragé artistiquement qui vient de fêter 50 ans de création. Jean-Jacques Lemêtre est entré dans l’histoire de la troupe il y a trente-six ans et parle du rapport entre la voix et les instruments, qu’il cherche à amener au même niveau : « la métrique de la langue donne la pulsation, le corps et la voix donnent la musique » dit-il. Au théâtre du Soleil, il signe la musique, et invente les bruitages, comme autant de commentaires au texte. Ainsi le tourniquet aux bijoux, qui fait tinter les perles dans les aigus, et les bâtons de pluie, « les ventilateurs réglés sur la vitesse du texte, l’adaptation des roulettes sur les charriots pour qu’ils glissent et ne fassent aucun bruit qui ne trouble la forme sonore, tous les bruits sont travaillés » complète Jean-Marc Quillet. Jean-Jacques a créé de nombreux instruments dont l’archi-sistre, sorte de contrebasse fabriquée maison, il utilise les tambours signes du départ à la guerre, sait ruser de la trompette qui appelle la victoire ou du violon, au retour. Il a réalisé un instrument avec des objets venant de différents pays et travaille les cordes sympathiques, qui donnent résonance et réverbération. Il est en sons et en mouvements permanents.

Pour lui, « le rapport à l’instrument  passe par une façon de penser à l’envers, en ne posant pas la main sur la corde mais à côté… » Les peaux des tambours sont en bois, la lyre fabriquée de manière résolument artisanale, la clé du violoncelle on ne peut plus étrange. Tout est musical dans les mains de Jean-Jacques, le magicien. « Il construit des solutions compositionnelles nouvelles, uniques, fait des adaptations inventives et laisse venir la musique des acteurs, puis il entre dans les pulsations, la prosodie » précise Jean-Marc Quillet : « Il est en relation visuelle avec les acteurs, avec le gradin – les spectateurs – et avec Ariane. » L’étroite collaboration du musicien avec la metteure en scène et avec les acteurs débute au premier jour des répétitions. Il est aux aguets. Son travail porte sur la relation entre texte et musique, corps et musique, espace et musique et se retrouve parfois à jouer de deux instruments différents, un à chaque main, ou encore avec les jambes, avec la tête : la main sur la mélodie, le rythme avec le reste du corps… Faisant référence à Philippe Avron, il confirme : « Le corps donne le rythme, la voix donne la mélodie, c’est le public qui fait l’amplification avec son oreille. »

« Les gens n’écoutent pas » constate-t-il. « La vie est quadrillée de lois de vie, de travail. Je pars de choses simples, je me fais un aide mémoire et note la musique. La voix parlée est faite avec des notes, avant d’entendre du sens. Comment le texte va-t-il être joué, ce qui est différent de comment il va être dit. Ce sont deux musiques très différentes. » Et même si le musicien connaît le spectacle par coeur, il note « mais pas la mélodie, qui appartient au soliste, le soliste au Théâtre du Soleil, étant l’acteur » complète Jean-Marc. Pour Jean-Jacques Lemêtre, « la frontière entre le parler et le chant n’existe pas. Comment chanter les notes utilisées dans les notes parlées. On écoute les tessitures, on écoute dans quel mode ça travaille. J’accorde mes instruments dans la voix du personnage, mi la ré, ne m’intéresse pas, je désaccorde… »

Quand il évoque L’Indiade ou l’Inde de leurs rêves d’Hélène Cixous, présentée au Théâtre du Soleil en 1987, il évoque « un grand voyage, le seul continuum étant celui du spectacle » et déclare que « l’harmonie n’est pas que tempérée. » Il met aussi dans son voyage musical de l’humour, des gags et donne l’exemple des boîtes russes, petites boîtes à musique pleines de charme, armées d’une minuscule manivelle. En écho, il fabrique une boîte américaine, avec un chapeau chinois. Il se donne des règles où le ludique est au rendez-vous, travaille sur la spatialisation et les sources de diffusion savamment étudiées, comme pour le vol d’un oiseau dans le ciel, ou le bruit d’un train, et assure la relève avec son fils Yann, entre plateau et salle. « La psychologie acoustique est une vraie discipline. Je vois les acteurs de profil. Au théâtre, mes yeux ce sont mes oreilles. Je travaille avec la sincérité ou la fausseté de la voix » complète-t-il.

Jean-Jacques parle de sa collaboration avec Nadejda Loujine, chorégraphe, spécialiste de danses traditionnelles et de danses de caractère, qui apporte aussi sa contribution au Théâtre du Soleil depuis de nombreuses années. Une confrontation entre les deux artistes aura lieu ultérieurement au cours de la journée, la complexité des interactions reposant notamment sur la complexité des mesures impaires, difficiles à intégrer dans la danse de caractère. Pour prolonger la discussion, Jean-Jacques Lemêtre parle de l’apprentissage de la marche, qui se fait « à deux reprises dans une vie : dans la petite enfance et pour les hommes, à l’armée. La marche n’est ni régulière ni binaire » dit-il et il entre dans la complexité des temps en musique. Si l’on parle beaucoup de musiques du monde au Soleil, il ajoute : « On trouve aussi en France des danses à cinq temps comme en Bretagne, ou à onze temps comme en Aveyron. Le théâtre permet un apprentissage constant de la musique, toujours en rapport au public. Il y a détournement de l’attention au théâtre. La musique l’emporte et éloigne du théâtre. »

Jean-Jacques Lemêtre a apporté beaucoup de musiques au Théâtre du Soleil. « Il en a écrit, et enregistré, 121 », conclut Jean-Marc Quillet. « C’est bien en fin de compte cette impression de Vie Supérieure et dictée, qui est ce qui nous frappe le plus dans ce spectacle pareil à un rite qu’on profanerait. D’un rite sacré il a la solennité; – l’hiératisme des costumes donne à chaque acteur comme un double corps, de doubles membres, – et dans son costume l’artiste engoncé semble n’être plus à lui-même que sa propre effigie. Il y a en outre le rythme large, concassé de la musique, – une musique extrêmement appuyée, ânonnante et fragile, où l’on semble broyer les métaux les plus précieux, où se déchaînent comme à l’état naturel des sources d’eau, des marches agrandies de kyrielles d’insectes à travers les plantes, où l’on croit voir capté le bruit même de la lumière, où les bruits des solitudes épaisses semblent se réduire en vols de cristaux, etc. D’ailleurs tous ces bruits sont liés à des mouvements, ils sont comme l’achèvement naturel de gestes qui ont la même qualité qu’eux » écrit Antonin Artaud dans « Sur le théâtre balinais » extrait de Le théâtre et son double, cité comme référence, par le Théâtre du Soleil.

Brigitte Rémer

Séminaire du 18 mai 2015, organisé par le CIRRAS au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, sur le thème Théâtre et Musique. site : www.cirras-net.org – et aussi Le Théâtre du Soleil, les cinquante premières années, par Béatrice Picon-Vallin, édit. Actes Sud Beaux-Arts, hors collection, 2014.

Extinction, d’après Thomas Bernhard

© Dunnara Meas

© Dunnara Meas

Adaptation Jean Torrent – Lecture Serge Merlin – Réalisation Blandine Masson et Alain Françon, avec l’aimable autorisation de Peter Fabjan – Partenariat France Culture.

Extinction – Un effondrement est le dernier roman de Thomas Bernhard, dramaturge et romancier autrichien, qu’il écrit en 1986 et qui est publié en langue française quatre ans plus tard. Les cinq-cents pages du texte original se sont métamorphosées en quatre-vingts minutes de lecture, d’une grande puissance dramatique. Assis à sa table de travail, face au public, Serge Merlin-Franz-Josef Murau – double de Thomas Bernhard – porte haut ce roman qu’il habite, à la manière d’un récit de vie. L’effondrement n’est rien moins que celui de sa famille, vu de Rome où il enseigne la littérature après avoir quitté l’Autriche et le berceau familial de Wolfsegg qui l’insupportait, et dont il s’était exclu : « Décrit Wolfsegg comme un haut lieu de la stupidité. Reporté l’affreux climat qui a toujours régné dans la région de Wolfsegg et qui a toujours tout gouverné, sur les gens qui étaient obligés de vivre à Wolfsegg ou plutôt d’y survivre et qui, tout comme ce climat, sont d’une brutalité positivement dévastatrice ». Le personnage de Gambetti son élève, apparaît en leitmotiv et joue comme une ligne de basse continue, Murau le prend à témoin, prétexte à l’expression de sa rébellion : « J’avais toujours en Gambetti un auditeur attentif, qui me laissait patiemment développer ce que j’avais à dire, ne m’interrompait jamais. »

Le déclencheur du récit et l’élément dramaturgique, est ce télégramme signé de ses deux sœurs qui l’informe de la mort des parents et de Johannes leur frère, dans un accident. Et la mémoire se met en marche dans un déferlement de ressentiments et une sédimentation d’anecdotes aussi blessantes que précises, dignes d’un travail d’entomologiste. Ses armes s’appellent causticité, ironie, haine, dégoût, sarcasme et mépris. Comme un crépuscule des dieux, Murau frappe d’anathème sa famille et son pays, tantôt pyromane tantôt pompier. L’exagération devient son emblème, le texte comme l’acteur, en jouent : « Et j’ai poussé mon art de l’exagération jusqu’à d’incroyables sommets… L’art d’exagérer est à mon sens l’art de surmonter l’existence » ironise-t-il.

Côté famille, il note le ridicule de parents qui ne parlent qu’argent, entrepôts et actions, de sœurs formatées et beaux-frères de caricature, du manque de curiosité et d’inculture, et tout n’est que blessure : « Vous voyez, dans quel état d’esprit est ma famille. Est Wolfsegg. Cinq bibliothèques, et pas la moindre idée de nos plus grands écrivains et poètes, bien moins encore de nos grands philosophes qui font date, dont ma mère n’a jamais entendu les noms, jamais entendu consciemment, en tous cas. Mon père connaît bien les noms, mais ce que ces gens ont pensé ou écrit, pas plus qu’elle ». Murau-Thomas Bernhard en profite pour ralentir le pas sur la littérature et nommer quelques-uns de ses auteurs favoris – Goethe, Kafka, Musil, Mann et Kierkegaard – lui à qui l’on disait sans cesse : « Tu vas à la bibliothèque pour y cultiver tes pensées aberrantes. »

Côté pays, il rembobine l’Histoire de l’Autriche en ses heures les plus sombres, l’hydre du nazisme, ses parents collabos, la Villa des enfants, et dénonce : «  C’est justement dans la Villa des enfants, dans le bâtiment favori de mon enfance, ai-je dit, que nos parents ont caché ces criminels ignobles, leur ont même procuré une vie de luxe, justement à l’époque de la plus grande misère. Et n’en n’ont jamais eu honte. » La mémoire, sur fond d’inhumanité travaille, et la fureur de Murau traverse l’œuvre jusqu’à la désintégration de la famille et du domaine, son extinction. Sa vengeance, sa libération et le rachat de l’engagement nazi du père, sera le don qu’il fait du domaine de Wolfsegg à la communauté israélite.

Thomas Bernhard écrit Extinction trois ans avant sa mort, le temps presse, ce qui donne à l’oeuvre une valeur testamentaire. Il a cinquante-huit ans, a publié de nombreux romans et textes de théâtre. Serge Merlin le côtoie depuis des années et donne corps et incandescence à ses œuvres-brûlots, accompagné de divers metteurs en scène : Le Réformateur, puis La force de l’Habitude avec André Engel, Simplement compliqué, avec Jacques Rosner, Le neveu de Wittgenstein avec Bernard Lévy et Minetti avec Gérold Schumann. Il nourrit une grande passion pour Minetti, ce vieil acteur qui un soir de Saint-Sylvestre attend dans le hall d’un hôtel d’Ostende son dernier rôle, peut-être, le Roi Lear.

On n’imagine plus Thomas Bernhard sans Serge Merlin, ni Serge Merlin sans Thomas Bernhard. Leurs univers coïncident, exactement. Les traits de plume de l’auteur sont acerbes et s’envolent, aussi précis que des flèches. Ils sont repris par l’acteur – proche tout autant de l’univers de Beckett – en ce long monologue. Les mots sont portés, vociférés, chantés et piétinés comme un ressac, sous la direction de Blandine Masson et d’Alain Françon. Avec un art du contrepoint, Serge Merlin les pétrit, polit, déchire, les entrechoque et les passe à la moulinette. Le poids des mots prend ici tout son sens. Par moments, en voix off, un peu d’oxygène nous arrive avec les valses de Vienne, surréalistes, et l’admiration de son oncle Georg, unique personnage bienveillant de son environnement. « Nous trainons tous un Wolfsegg avec nous et nous avons la volonté de l’éteindre pour nous sauver, de le détruire en voulant le coucher sur le papier, de le détruire, de l’éteindre. Mais le plus souvent, nous n’avons pas la force qu’exige une telle extinction. » conclut Franz-Josef Murau – Serge Merlin -Thomas Bernhard, mettant le point final à l’œuvre.

 Brigitte Rémer

Théâtre de l’Oeuvre, 55 rue de Clichy. 75009, du 20 mai au 24 juin 2015. Le roman Extinction, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs, est publié aux éditions Gallimard.

 

 

 

 

 

 

 

 

La mort de Tintagiles

La pièce de Maurice Maeterlinck est précédée d’un Prologue, fragments de Pour un tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé. Mise en scène Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie Française. Conception musicale Christophe Coin et Garth Knox.  

© Pascal Gély                  © Pascal GELY

© Pascal Gély 

C’est un objet théâtral délicat en ses deux parties, un travail d’entrelacement de textes et de moments musicaux impressionnistes d’une grande beauté. La première partie, Pour un tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé comme une petite musique de nuit, traduit l’immense chagrin du poète, mis en mots à la mort de son fils de huit ans, en 1879, texte qu’il laissa en suspens sur ce vers très court, retrouvé : Le petit tombé dans la vallée. Vertigineux et déchirant pour dire l’indicible, ces mots et ellipses se gravent en écriture blanche sur fond noir et sont partiellement énoncés – par Denis Podalydès – d’une voix de cristal bercée de subtiles cordes et de vocal.

En seconde partie, le conte du petit Tintagiles aborde aussi le thème de la séparation et du deuil et s’enchaîne logiquement au texte de Mallarmé. Au bord de l’abîme par la toute puissance d’une Reine-sorcière invisible qui a ordonné son retour sur l’île, et malgré la résistance de sa sœur Ygraine aidée de Bellengère, et d’Aglovale, un vieux serviteur, Tintagiles est arraché aux siens et passe de l’autre côté du mur des ténèbres. « Ta première nuit sera mauvaise, Tintagiles. La mer hurle déjà autour de nous ; et les arbres se plaignent. Il est tard. La lune est sur le point de se coucher derrière les peupliers qui étouffent le palais… Nous voici seuls, peut-être, bien qu’ici, il faille vivre sur ses gardes. Il semble qu’on y guette l’approche du plus petit bonheur » lui dit Ygraine, ouvrant la pièce et faisant face au destin.

Ecrit en 1894, La mort de Tintagiles est le troisième des petits drames pour marionnettes écrits par Maurice Maeterlink, dont les précédents s’intitulaient Intérieur et Alladine et Palomides. « Maeterlinck a été tenté de donner la vie à des formes, à des états de la pensée pure. Pelléas, Tintagiles, Mélisande sont comme les figures visibles de tels spécieux sentiments » écrivait Antonin Artaud, explicitant l’objet marionnette selon Maeterlink.

Auteur belge francophone, Maeterlink s’inscrit dans un univers symboliste entre rêve et fantastique. Son œuvre est immense et a inspiré les grands musiciens, citons l’Oiseau bleu, monté en 1908 par Constantin Stanislavski, et, pour mémoire, Pelléas et Mélisande dont Debussy composa un opéra. Malheur et destin y sont souvent exprimés en une saisissante économie de moyens. Dans La mort de Tintagiles – montée en 1997 par Claude Régy qui avait aussi mis en scène Intérieur, quelques années auparavant – Denis Podalydès opte pour une forme de théâtre musical : Christophe Coin joue du violoncelle et du baryton à cordes et Garth Knox de l’alto et de la viole tout en interprétant le rôle d’Aglovale. Ce dernier prend la place de Tintagiles, – marionnette manipulée à tour de rôle par les comédiens – au moment du cri qu’il fait jaillir du tréfonds, expression de l’angoisse de la mort et qui appelle celui d’Edvard Munch.

Une scénographie dépouillée, sorte de boîte noire posée sur le plateau servant l’acoustique, un grillage dans les cintres, point d’appui lumières donnant les découpes qui troublent la pénombre d’un univers d’étrangeté, une avant-scène dégagée où les musiciens parfois stationnent sont les éléments de l’écriture scénique.

Connu et apprécié comme acteur, au théâtre et au cinéma, Denis Podalydès a signé plusieurs mises en scène dont Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, et Le Bourgeois Gentilhomme de Molière ; L’Homme qui se hait d’Emmanuel Bourdieu et Lucrèce Borgia, de Victor Hugo. Le travail qu’il présente ici, austère et méditatif autant que poétique, repose sur une subtile direction d’acteurs et sur une impulsion musicale, devenue langage théâtral en soi, en parfaite synergie avec le texte et le poème.

Brigitte Rémer

Avec : Christophe Coin, violoncelle et barytons à cordes – Adrien Gamba Gontard, Tintagiles – Garth Knox, Aglovale, alto, viole – Leslie Menu, Ygraine – Clara Noël, Bellangère – scénographie Olivier Brichet – lumières Stéphanie Noël – costumes Géraldine Ingremeau – maquillage et coiffure Gwendoline Quiniou – création sonore Bernard Vallery – marionnette Amélie Madeline – harpe éolienne Sylvain Ravasse – construction Alexandra Epée, Nicolas Gérard, Jean-Philippe Lamarque, Pascal Lefay.

Du 12 au 28 mai 2015. Théâtre des Bouffes du Nord. 37 bis Bd de la Chapelle. 75010. Métro : La Chapelle. – site : www.bouffesdunord.com – Reprise au Trident, scène nationale de Cherbourg/Octeville, du 5 au 7 novembre 2015.

Le projet Penthésilée

©Pascal Gély

©Pascal Gély

D’après Penthésilée de Heinrich Von Kleist. Traduction Julien Gracq. Mise en scène Catherine Boskowitz – Théâtre des Quartiers d’Ivry

Pièce du poète et dramaturge allemand Heinrich Von Kleist publiée en 1808, on dit de Penthésilée qu’elle est injouable, Goethe lui-même l’avait dit. Sa création à Weimar peu après publication ne fut d’ailleurs pas un grand succès. Trois ans plus tard, à trente-quatre ans, Kleist mettait fin à ses jours et entrainait dans son geste son amie, Henriette Vogel. Il venait d’achever le Prince de Hombourg. Son oeuvre s’étend sur une douzaine d’années et se compose d’articles, de nouvelles, d’écrits politiques et d’essais – dont le célèbre manifeste Pour le théâtre de marionnettes -. Pour le théâtre, il écrivit huit pièces de styles différents – comédies, tragédies et drames –.

Julien Gracq traducteur de Penthésilée, disait : « Tout n’est pas fait pour emporter l’adhésion dans cette pièce, assez dédaigneuse, il faut le dire, de la sympathie et ne s’en cachant pas ». Elle n’est pas très fréquemment montée. André Engel en avait présenté sa vision au Théâtre national de Strasbourg en1981, Julie Brochen la sienne au Théâtre de la Bastille en 1998, Éric Lacascade à la Comédie de Caen en 2005, Jean Liermier à la Comédie Française, en 2008. C’est aujourd’hui Catherine Boskowitz qui s’attaque au mythe des Amazones, ces guerrières imposant leurs lois et pratiquant la politique de la terre brûlée, la métaphore des insoumises est séduisante. Le spectacle s’intitule Le Projet Penthésilée, un work in progress ?

L’action se passe à Troie, sur le champ de bataille où Grecs et Troyens s’affrontent. Après sa victoire sur Ulysse et Diomède, Penthésilée Reine des Amazones est blessée par Achille, au cours d’un combat où leurs regards se croisent et s’illuminent. Achille reconnaît avoir été foudroyé d’amour, elle, succombe à son charme. Si les Amazones sont hors la loi, elles ont la leur propre : il ne leur est permis de choisir un époux qu’après l’avoir combattu et vaincu. Coincée entre l’ordre social et collectif et ses sentiments personnels, Penthésilée combat Achille mais ne décode pas ses signaux et réplique en le transperçant : « Ne reparait jamais devant moi » hurle-t-elle, dans une fureur extrême. Et elle ne se contente pas du coup donné, mais sauvagement le déchire et le dévore à demi comme une lionne, sous un flot d’imprécations et de pure folie. Le récit de Prothoé, sa fidèle amie n’épargne rien. Défaite lorsqu’elle réalise, Penthésilée se donne la mort. On est en plein dans la tragédie grecque et proche de la sanguinaire Médée.

Plus que le thème de l’amour fou et destructeur, Catherine Boskowitz, metteure en scène retient le thème de l’insoumission et de la prise de pouvoir par les femmes. « Astéride tu conduiras les troupes. Prothoé, sors de mon cœur. Avec toi j’irai jusque dans les enfers. Nous combattrons ensemble ». Ces Amazones qui « foutent la zone » nous font pénétrer dans un monde de légende. On est en même temps au pays des Pussy Riot ou chez les Femen, aux Etats-Unis d’Angela Davis du temps des Black Panthers ou avec la Bande à Baader. Achille a un petit air à la Jimmy Hendrix, chapeau lunettes de soleil et pause, accro à son téléphone mobile.

Quand le spectateur pénètre dans la salle, il est convié sur le champ de bataille c’est-à-dire la scène, une inscription en lettres d’or au-dessus de sa tête : La scène est un champ de bataille. Il est en déambulation et peut croiser une actrice ou un acteur, qui lui chuchote quelques bribes de textes. Sur les sièges sont tendues des bâches. Après ce prologue en équilibre instable, le spectateur prend place, on lui découvre les gradins. Achille a son espace propre, une plateforme posée à mi-salle où il fait ses ablutions. Les Amazones tracent, de la scène à la salle, et défient les frontières scène-salle et dehors-dedans, tout au long du spectacle. Sur le plateau, Ulysse, au bord d’une ville détruite, – maquette posée au milieu de la scène – introduit longuement le propos. Sur écran, à travers le viseur d’une mitraillette, le spectateur survole une zone de guerre, est-ce Damas, Alep ou Homs, Bagdad peut-être… Les références sont de toutes géographies et collent à l’actualité, guerre pour guerre.

Vidéaste et techniciens sont en action sur le plateau où des écrans mobiles apparaissent et disparaissent. Les bâches en plastique gris forment des reliefs et font office de terre de camouflage, de traine ou de linceul – l’installation et la scénographie sont de Jean-Christophe Lanquetin -. Tout au long de la pièce, le vidéaste  – Laurent Vergniaud qui assure aussi les lumières – transmet des images déstructurées de la guérilla politico-militaire qui se déroule sur le plateau : images de ruines, de silence et de mort.

 Les adresses au public qui s’intercalent dans le texte de Kleist – sur la sororité, la militance, l’écriture – et dont on ne connaît pas la source, surlignent ce sujet de l’émancipation des femmes et de leur liberté. « J’entends un écho qui traverse le temps entre Penthésilée et d’autres femmes surgies des luttes armées des années 70 ou des révolutions plus récentes qui ébranlent l’ordre mondial. Cet écho se nomme désobéissance » dit la metteure en scène qui a créé sa compagnie en 1985, sur la base du croisement des cultures.

La pièce est flamboyante et Penthésilée sans peur et sans reproche mène son combat, l’actrice ici défend sa partition. Mais les nombreuses digressions proches de la performance n’éclairent pas toujours cette flamboyance et perdent plutôt le spectateur qui, trop souvent, cherche sa route.

Brigitte Rémer

Avec : Nadège Prugnard Penthésilée – Lamine Diarra Achille – Marcel Mankita Ulysse – Simon Mauclair Diomède – Adèll Nodé Langlois Amazone clowne – Fatima Tchiombiano Amazone – Nanténé Traore Prothoé – Collaboration artistique et dramaturgie : Leyla Rabih – Assistante à la mise en scène : Estelle Lesage – Installation et scénographie : Jean-Christophe Lanquetin – Constructeur et plasticien : Yoris van Den Houte – Vidéo et lumières : Laurent Vergnaud – Costumes : Chantal Rousseau – Musique : Benoist Bouvot.

Du 4 au 31 mai 2015. Théâtre des Quartiers d’Ivry, au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez, 1 rue Simon Dereure – métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com

81 avenue Victor Hugo

 © Willy Vainqueur pour le Théâtre de la Commune

© Willy Vainqueur pour le Théâtre de la Commune

Pièce d’actualité n°3 – Ecriture : Olivier Coulon-Jablonka, Barbara Métais-Chastanier, Camille Plagnet – Mise en scène : Olivier Coulon-Jablonka – Avec : Adama Bamba, Moustapha Cissé, Ibrahim Diallo, Mamadou Diomandé, Inza Koné, Souleyman S., Méité Soualiho, Mohammed Zia.

Le principe de la Pièce d’actualité tel que le propose La Commune centre dramatique national Aubervilliers et sa directrice, Marie-José Malis, repose sur une commande que passe le théâtre à des artistes, leur posant la question : « La vie des gens d’ici, qu’est-ce qu’elle inspire à votre art » ? Son cahier des charges est précis : temps de répétition limité à vingt jours, obligation à travailler avec les associations, les particuliers, les institutions de la ville et du territoire en synergie avec le thème traité. Après Laurent Chétouane, artiste associé au CDN, répondant à la question : Le théâtre, pour vous c’est quoi ? suivi de Maguy Marin et sa Casa de España pour les Pièces d’actualité n° 1 et 2, c’est au tour d’Olivier Coulon-Jablonka de construire son sujet. Celui-ci s’empare d’un thème emblématique aujourd’hui, celui des sans-toits. Il s’appuie sur un collectif d’immigrés qui, après s’être fait expulser de plusieurs lieux d’Aubervilliers, a réquisitionné un endroit vide pour y loger, l’ancien Pôle Emploi au 81 avenue Victor Hugo.

Le spectacle s’ouvre sur une sorte de salle d’attente ou de foyer gris, sans personnalité. Un récitant s’avance à l’avant-scène et porte un magnifique texte extrait du Procès de Kafka, comme une offrande : « Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l’instant il ne peut pas lui accorder l’entrée… » Puis une ombre glisse derrière la porte vitrée éclairée, suivie d’autres ombres. Le groupe d’hommes de couleurs se dirige à la lampe de poche et stoppe, petit moment ludique où chacun se prend en photo, avant de se raconter, ou de raconter l’un des leurs. Les récits de vie vont s’enchaîner, morceaux de vie déchirés entre ici et là-bas où le tragique le dispute à l’absurde. Une vingtaine d’entretiens réalisés avec des habitants du 81 avenue Victor Hugo a présidé à la rédaction du texte. Les huit conteurs sur scène, venant des faubourgs d’Abidjan, Ouaga, Dhaka et d’ailleurs, s’inscrivent dans la lutte des sans-toits à Aubervilliers et sont ici les interprètes et parfois les auteurs.

Récits de voyage au terme d’invraisemblables périples, de mois et parfois d’années sur les routes et les mers. Certains font des pauses forcées dans des géographies qui n’ont rien de la ligne droite mais relèvent plutôt d’une ligne brisée. Métaphore du temps et d’espaces déréalisés, véritables no man’s land où l’on s’épuise, passant par Moscou, Casablanca, Tamanrasset ou Lampedusa entre Malte et Tunisie. Traités comme du bétail par des passeurs sans scrupules, sans dormir ni boire ni manger, certains ne résistent pas et s’effacent de la carte, dès le début. L’un d’eux resté trois ans en Libye comme brouetta, autrement dit porteur, a changé de camp. D’autres arrivent, exténués, après des jours et des nuits de traversée sur des rafiots délabrés et surchargés, avec vents et courants contraires. Souvent, l’horizon s’éloigne.

L’arrivée n’est ni joyeuse ni victorieuse, où que ce soit. Premier acte, déchirer son passeport, le faire disparaître éventuellement par la chasse d’eau, perdre son identité, oublier jusqu‘à son nom, se perdre… bien s’habiller pour ne pas se faire remarquer, éviter d’aller dans les endroits trop blancs pour ne pas se faire repérer comme black… et échapper aux vérifications d’identité. Apprendre l’extrême patience. « Arrivés épuisés il faut encore se raconter, expliquer dans les organismes d’accueil » comme l’Ofpra, – Office français de Protection des Réfugiés et Apatrides – ou la Cimade qui apportent une aide juridique pour les titres de séjour et la régularisation. « Expliquer, parfois sans pouvoir se faire comprendre. Sans traducteur, comment s’expliquer clairement ? La loi est très difficile à comprendre » disent-ils. Pour ce collectif du 81 avenue Victor Hugo comme pour tout collectif, la Préfecture ne traite pas en gros comme ils le souhaitaient pour ne laisser personne sur le carreau, elle atomise et raisonne à l’unité. L’obtention de papiers reste le parcours du combattant, chacun pour soi. Ils constatent que certains de leurs aînés ont passé leur vie à espérer ces papiers, que la vie s’est suspendue à cette utopie et que le temps pour eux s’est arrêté. « J’ai commencé à comprendre que c’était pas si simple ».

En France, le réveil est douloureux et la réalité ne se découvre qu’à l’arrivée, disent-ils : « J’ai vraiment eu un grand choc. C’est comme si on te disait qu’on n’avait pas besoin de toi, mais on ne te le dit pas ». L’éclatement des familles est cruel. « C‘est mon fils qui me donne la force de continuer. Je l’ai laissé à Abidjan, il avait trois ans ». Et pourtant ils le savent et le disent : « dès que le moral baisse, c’est fini ». Alors, derrière la cruauté du quotidien, l’espoir de « croiser de bonnes personnes, de gagner la chance » doit rester présent. L’un d’entre eux montre du doigt l’Etat français et rappelle l’Histoire. Le Discours sur le colonialisme qu’Aimé Césaire écrivait en 1955, revient en mémoire.

Trois sur un banc. Temps en suspension. Une petite chanson, pas si innocente : « Alouette, gentille alouette, je te plumerai… »  un chant du pays, pour la nostalgie. L’exploitation du travail au black : « Je t’appelle quand je veux, je te paye 5 euros de l’heure ; et combien de fois on ne m’a pas payé… » L’agent de sécurité et son chien valsent d’un lieu à l’autre et l’homme se sent vulnérable quand il quitte l’uniforme par peur d’être repéré, traqué, agressé. On s’accroche à quoi ? « Au futur et au présent. Le passé est passé ». Alors, mieux vaut être sans mémoire. Et pourtant… « Il y a longtemps que je n’ai pas vu ma propre mère, mes frères et mes sœurs. J’avais une fiancée… ! C’est le destin, c’est comme ça, mais ça va aboutir à quelque chose. » A la question : « et maintenant, qu’aimeriez-vous ? » chacun répond à sa manière : « Voir mes rêves se réaliser. Etudier. Voyager. Travailler » jusqu’au chœur final : « Ouvrez les frontières, laissez-nous passer ».

L’histoire inlassablement se répète. Georges Pérec et Robert Bobet en avaient laissé traces dans leurs Récits d’Ellis Island, publiés en 1979, histoires d’errance et d’espoir de la toute fin XIXe début du XXe siècle, qui avaient mené près de seize millions d’émigrants en provenance d’Europe aux Etats-Unis, passant par Ellis Island. L’île des larmes, premier chapitre : « Les émigrants qui devaient passer par Ellis étaient ceux qui voyageaient en troisième classe, c’est-à-dire dans l’entrepont, en fait à fond de cale, au-dessous de la ligne de flottaison, dans de grands dortoirs non seulement sans fenêtres mais pratiquement sans aération et sans lumières où deux mille passagers s’entassaient ». Et pendant la traversée, comme à l’arrivée, toute une batterie de questions : « Comment vous appelez-vous ? D’où venez-vous ? Pourquoi venez-vous ? Quel âge avez-vous ? Combien d’argent avez-vous ? Qui a payé votre traversée ? Avez-vous signé un contrat pour venir travailler ici ? etc.. etc.. »

A quoi sert le théâtre ? Car de théâtre il s’agit bien : à briser l’indifférence même si l’actualité tourne en boucle et justement, banalise, à sortir de l’anonymat quelques instants, à tendre un miroir au spectateur, à parler de l’âpreté de l’exil et de solitude, à évoquer la quête d’hospitalité telle qu’approchée par le philosophe Jacques Derrida – « L’étranger est d’abord étranger à la langue du droit dans laquelle est formulé le devoir d’hospitalité, le droit d’asile, ses limites, ses normes, sa police, etc. Il doit demander l’hospitalité dans une langue qui par définition n’est pas la sienne »Il y a une dimension politique dans la démarche, une forme de théâtre documentaire dans ces parcours d’exil et de migration. Que signifie être exilé, déplacé, vivre entre deux mondes ? Le grand intellectuel américain d’origine palestinienne Edward W. Saïd exilé lui-même, n’a cessé de s’interroger sur ce choc des civilisations : « J’ai défendu l’idée que l’exil peut engendrer de la rancœur et du regret, mais aussi affûter le regard sur le monde. Ce qui a été laissé derrière soi peut inspirer de la mélancolie, mais aussi une nouvelle approche. Puisque par définition, exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est ce dont on se souvient et la manière dont on s’en souvient qui déterminent le regard porté sur le futur ». La démarche de ces conteurs de quelques soirs est courageuse, droit dans les yeux ils se racontent. Ils sont rémunérés au chapeau.

brigitte rémer

81 avenue Victor Hugo, Pièce d’actualité n°3du 5 au 17 Mai 2015 – La Commune CDN Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson. Tél. : 01 48 33 16 16. Le spectacle sera repris du 6 au 15 octobre 2015.

Du Nô à Mata Hari, 2000 ans de Théâtre en Asie

Marionnette Bunraku - © B. Rémer

Marionnette Bunraku – © B. Rémer

Le musée national des arts asiatiques-Guimet propose une riche exposition célébrant le théâtre à travers les siècles, les différentes régions d’Asie et les formes scéniques qui leur sont liées – qu’elles soient jouées, dansées, mimées ou animées –.

Ce théâtre céleste, comme le nomme Jean-Claude Carrière qui signe la préface du catalogue, mêle le monde des dieux et des démons avec celui des mortels. Aurélie Samuel, responsable des collections Textiles au Musée, en assure le commissariat. A l’origine, les théâtres d’Asie étaient issus du religieux et les représentations se déroulaient dans les temples, avant de s’affranchir de leur sens rituel et de devenir spectacles à part entière. Tout y est code et symbole, chaque personnage est un archétype qu’on identifie immédiatement par un geste, une couleur, une broderie, un accessoire, un masque ou un maquillage et l’objet est réalisé comme une œuvre d’art, par des mains orfèvres : marionnettes, ombres, kimonos, parures et masques.

La première partie de l’exposition présente Le théâtre épique et son origine, les épopées indiennes. Le Mahabaratha, long poème dont l’écriture a débuté au IVe siècle avant J.C. relate la guerre entre les Kaurava et les Pandava, deux familles ennemies. Texte monté par Peter Brook en 1985, devenu spectacle emblématique de sa compagnie, le metteur en scène définissait le masque comme « un portrait de l’âme, une enveloppe extérieure reflétant à la perfection et avec sensibilité la vie intérieure ». Le Ramayana, second texte épique de référence rédigé vers le IIe siècle avant J.C. conte les aventures de Rama avatar du dieu Vishnu et de son épouse Sita : « La vie s’écoulant sans retour comme un fleuve, chacun doit s’employer à être heureux ; les êtres, dit-on, ont accès au bonheur » énonce Rama. D’imposants costumes et des masques expressifs, des gouaches sur papier et des toiles peintes illustrant le divin et les scènes de bataille – dont celle, exemplaire, du Barattage de la mer de lait – placent le visiteur au coeur du sujet.

Le voyage se poursuit dans l’Etat du Kerala au sud-ouest de l’Inde, berceau des formes dansées et théâtrales les plus anciennes avec le Kutiyattam et le Krishnanattam aux maquillages et costumes sophistiqués, aux coiffes taillées dans le bois ; avec le Kathakali et son langage des gestes – les mudras et la mobilité extrême des yeux – qui met en avant des costumes chargés aux textiles superposés, chatoyants et parsemés de miroirs.

Le théâtre épique traduit dans les langues vernaculaires des pays s’étant développé dans toute l’Asie du Sud-Est et métissé avec les formes locales, le visiteur emprunte les routes de Thaïlande, du Cambodge et d’Indonésie : Le Khon de Thaïlande, théâtre de plein air joué à la cour où seuls les acteurs interprétant les animaux et les démons portent des masques, contrairement aux personnages humains ou divins ; le Khol du Cambodge, sorte de pantomime accompagnée par un orchestre de cour ; le Wayang d’Indonésie et ses différentes déclinaisons à Bali et Java. Masques de bois peint et doré ou avec polychromies, papiers peints, coiffes de danseurs, vêtements de coton teint et estampé de feuilles d’or, figurines de bronze sont ici présentés, dans toute la richesse des régions et de ces théâtres de l’ailleurs.

Autre forme majeure de l’art dramatique en Asie, chambre d’écho des grandes épopées venant de l’Inde, le Théâtre d’ombres que chaque pays s’approprie en développant ses techniques propres. « Le théâtre d‘ombres parvint en Europe au XVIIème siècle, grâce aux informations fournies par des jésuites séjournant en Chine, d’où le nom d’ombres chinoises » raconte Sylvie Pimpaneau, responsable de la collection Kwok on de la Fondation Oriente et co-commissaire de l’exposition, mais son origine reste incertaine et soumise à différentes thèses contradictoires : « Il est en effet très probable, bien qu’impossible à prouver, que le théâtre d’ombres ait une origine indienne et qu’il se soit diffusé en Asie du Sud-Est avec l’hindouisme et en Chine avec le bouddhisme. » Venant de Chine, du Cambodge, de l’Inde, de Thaïlande ou d’Indonésie, ces savantes figurines d’ombre sont exposées dans une pièce aux parois translucides joliment scénographiée par Loretta Gaïtis, architecte scénographe : cuirs découpés, peaux de buffles, d’ânes, de chèvres ou de daims ajourées, peintes ou non, dorées ou en couleurs, articulées ou non. Le Wayang Kulit d’Indonésie classé patrimoine mondial immatériel de l’Unesco et les marionnettes du Wayang Golek d’Indonésie, en bois peint et doré vêtues de coton imprimé y sont présentées, de même que les figurines d’ombres chinoises du XIXe siècle, venant de Chine. Le maître d’ombres, derrière un écran jadis éclairé par une lampe à huile, est doté de pouvoirs surnaturels. « Les Chinois ont coutume de dire : Au théâtre d’ombres, les chevaux peuvent caracoler sur les nuages, signifiant par là que c’est un genre de théâtre où tout est possible » rapporte Sylvie Pimpaneau.

Cette première partie d’exposition montre aussi comment les auteurs et dessinateurs de bande dessinée, ou encore le cinéma indien, s’inspirent des anciennes épopées et relient tradition et modernité ; comment dans les rues, sur les foires et les marchés, les autels portatifs et appareils de projection ambulants – sorte de lanternes magiques – faisaient défiler leurs illustrations comme un livre d’images ; comment, plus tard au Japon, au début du XXe siècle, le Kamishibai dans les mains du conteur-acteur-vendeur de bonbons à vélo qui dépliait un petit castelet en bois sur un meuble à tiroirs, naîtront les mangas. « Après avoir vendu ses friandises le conteur racontait des histoires aux enfants accompagnées de séries d’images – à l’origine peintes, puis imprimées – qu’il fait défiler. »

Le visiteur poursuit ensuite son voyage en Chine et au Japon, dans cet Extrême-Orient où Le théâtre dramatique s’est développé. De Chine, l’exposition présente les premières figurines de terre cuite datant des Han, deux siècles avant J.C. statuettes funéraires retrouvées dans les tombes des dignitaires et souverains qui représentaient des danseurs, acrobates, jongleurs et lutteurs en action ; des marionnettes à fil d’origine religieuse, forme d’expression théâtrale la plus ancienne que chaque province adapte à son environnement ; des têtes de marionnettes à tige datant du XIXe, sculptées dans le bois ; des marionnettes à tige – comme le Serpent Bleu, et des marionnettes à baguettes – issues de la pièce Les généraux de la famille Yang – ; des masques et des coiffes de cérémonie ; des personnages et des scènes de théâtre représentés sur des bols en porcelaine, des parures et costumes aux broderies d’or, œuvres d’art d’un grand raffinement.

C’est ensuite l’Opéra chinois appelé localement théâtre métropolitain et connu dans le monde sous le nom d’Opéra de Pékin qui est présenté. Il se développe au XIXe siècle et mêle théâtre, danse, musique, mime, acrobatie et jonglerie. L’épouse de Mao, Jian Qing, l’interdit pendant la Révolution culturelle et fit détruire la majorité des décors et des costumes. Un grand acteur de l’Opéra de Pékin, Shi Pei Pu (1938-2009) désobéit et sauva de la destruction une collection de costumes. Coiffes, robes et parures, sont montrées ici de manière inédite, entre autre un costume d’armure, une robe de cérémonie de fonctionnaire, la robe d’un étudiant lettré à motifs de chrysanthèmes et de papillons en soie et fils d’or, une robe de cour de général à motif de dragons et une coiffe de cérémonie à plumes de faisan vénéré, une robe de cour à motifs de dragons, une coiffe réservée aux lettrés, grands aristocrates et premier ministre. Du grand art.

Après la Chine, le visiteur traverse le Japon et ses formes théâtrales singulières que sont le Nô, le Bunraku et le Kabuki – issues de formes plus anciennes mêlées aux techniques locales. Là encore la richesse du patrimoine est mise en exergue par une exposition d’estampes, de statuaire de bois polychrome, de kimonos, de masques de Nô et de marionnettes du Bunraku, autant de costumes et accessoires qui se sont sophistiqués au fil du temps. « Empreintes de spiritualité, ces formes s’enracinent dans le culte indigène shintoïste et plus anciennement chamaniste : fêtes populaires et antiques rituels, transes ou danses, célébrés dans les campagnes afin de s’attirer la bienveillance des divinités pour les récoltes et la protection des communautés » écrit Hélène Capodano-Cordonnier, administratrice du musée des Arts Asiatiques à Nice. D’abord joué en plein air dans les palais et les temples, le Nô, aux somptueux kimonos et aux masques de bois laqué ou polychromé comme des sculptures s’affirme au XIVe siècle, grâce à l’auteur, acteur et compositeur Zeami, premier dramaturge japonais, rédacteur de traités fondamentaux sur les arts du spectacle.

Apparait ensuite au XVIIe siècle le Kabuki, créé par la comédienne Izumo no Okuni, art théâtral des plus importants au Japon, composé de chant (ka), danse (bu) et jeux de scène (ki) interprété uniquement par des femmes pendant une trentaine d’années puis confisqué par un décret interdisant la scène aux femmes et donc récupéré par les hommes qui en ont gardé le monopole ; un vaste répertoire et des costumes très codifiés le caractérisent. Les marionnettes du Bunraku au mécanisme complexe sont également présentées dans leurs élégants costumes, leur fonctionnement et manipulation repris sur estampes. Takeshi Kitano dans son film Dolls dont certaines séquences passent en boucle, montrait le Bunraku.

Point d’orgue de l’exposition, une salle dédiée aux kimonos paysages d’Itchiku Kubota, (1917-2003) artiste textile formé à la technique de la teinture dès 14 ans, qui découvre un nouveau procédé. Il réalise des kimonos pour le théâtre nô, véritables œuvres d’art rendant hommage à la nature, particulièrement au Mont Fuji emblème culturel et spirituel du pays. Pour fermer cette exposition intitulée Du Nô à Mata Hari, 2000 ans de Théâtre en Asie, le visiteur est invité à monter à la rotonde de la Bibliothèque où Margaretha Zelle, alias Lady MacLeod a dansé en 1905, invitée par Emile Guimet qui avait transformé le lieu en une sorte de temple hindou, où elle avait subjugué son auditoire. C’est là qu’est née la légende de Mata Hari, là que ce nom fut donné à cette danseuse et aventurière accusée d’espionnage au profit de l’Allemagne et qui sera fusillée en 1917.

D’une grande richesse, les théâtres d’Asie captivent, peut-être parce que, comme le dit Jean-Claude Carrière : « Du tazieh iranien au bunraku japonais, aller au théâtre c’est avant tout pénétrer dans un autre monde. » L’exposition en est la chambre d’écho.

brigitte rémer

Commissariat général : Sophie Makariou, présidente du Musée National des Arts Asiatiques-Guimet – Commissariat : Aurélie Samuel, responsable des collections Textiles au Musée – Kévin Kennel, assistant au commissaire – Sylvie Pimpaneau, conservateur, collection Kwok-on, Fondation Oriente – Scénographie : Loretta Gaïtis.

Du 15 avril au 31 août 2015, au Musée National des Arts Asiatiques Guimet. Le catalogue est coédité avec les éditions Artlys, sous la direction d’Aurélie Samuel. Préface de Jean-Claude Carrière. Films et spectacles à l’auditorium du Musée, programme sur le site : www.guimet.fr. Cette exposition est rendue possible grâce à des prêts importants accordés par la Fondation Oriente de Lisbonne, la collection Kubota de Kawaguchiko, le musée du Quai Branly et des collectionneurs privés. Elle bénéficie du soutien de la Fondation Franco-Japonaise Sasakawa.

 

 

Musique et Théâtre

Logo CIRRASUne Journée d’étude organisée par le CIRRAS – Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle – se tiendra le Lundi 18 mai, à la Cartoucherie de Vincennes.

Cette journée se déroulera au Théâtre du Soleil avec, comme invité d’honneur, Jean-Jacques Lemêtre musicien emblématique de presque toutes les musiques des spectacles montés par Ariane Mnouchkine depuis 1979. A Jean-Michel Damian qui lui demandait, lors de l’émission Les Imaginaires : « Comment composez-vous votre musique ? » Jean-Jacques Lemêtre répondait, comme une boutade : « J’arrive le premier jour à neuf heures le matin ».

Au Théâtre du Soleil et sur la scène contemporaine occidentale s’inventent des relations de  dialogue entre la musique et le théâtre. Cette journée interrogera les pratiques scéniques du Théâtre du Soleil et de certaine formes occidentales, mais également asiatiques et caribéennes, autant de scènes contemporaines qui mettent en jeu théâtre et musique, dans leur complémentarité ou leur affrontement dynamique. Ces interactions seront envisagées sous l’angle du travail spécifique au musicien, au chorégraphe, au metteur en scène et à l’acteur-interprète, selon le programme suivant :

La musique de Jean-Jacques Lemêtre au Théâtre du Soleil – Entretiens de Jean-Marc Quillet, directeur-adjoint du Conservatoire à Rayonnement Régional d’Amiens, avec Jean-Jacques Lemêtre.

Les danses des Atrides et la musique de Jean-Jacques Lemêtre – Entretiens de Nadejda Loujine, chorégraphe, spécialiste de danses traditionnelles et de danses de caractère, avec Jean-Jacques Lemêtre.

Mettre en scène le texte musical du théâtre grec, intervention de Philippe Brunet, professeur à l’Université de Rouen, directeur de la compagnie Démodocos.

Récital : théâtre, danse et musique en grec ancien, par Philippe Brunet et Fantine Cavé-Radet, chanteuse et chorégraphe.

Antiquité en musique : Gounod, Massenet, Saint-Saëns, intervention de Vincent Giroud, professeur de littérature comparée et de littérature anglaise à l’université de Franche-Comté.

Kunju et Kunqu sont dans un bateau, Musique de scène, musique pour la scène, musique en scène, musique hors-scène, intervention de François Picard, professeur d’ethnomusicologie à l’université Paris-Sorbonne, musicien, directeur artistique.

Himmēļa : l’orchestre du Yakșagāna, intervention d’Anitha Savithri Herr, chargée de cours à l’Université d’Evry Val d’Essonne, pour l’enseignement de l’ethnomusicologie et de l’ethnoscénologie

Le rituel vaudou haïtien, ressourcement de l’art dramatique et quête d’un théâtre engagé   Entretien de Nancy Delhalle, professeur d’histoire et d’analyse du théâtre à l’Université de Liège, avec Pietro Varrasso, metteur en scène et pédagogue à l’École Supérieure d’Acteurs du Conservatoire de Liège.

Journée d’étude, le 18 mai 2015, de 10h à 17h. Foyer du Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Route Champ de manœuvre. 75012 – Métro : Château de Vincennes, puis autobus 112 – Contact : 06 13 59 37 80 – Site CIRRAS (en construction) : www.cirras-net.org

Les enfants des cyclones

Logo_SoupirailPremier roman de l’auteur haïtien Ronald C. Paul publié en France, aux éditions Le Soupirail.

Cette jeune maison d’édition créée en février 2014 et dédiée à la littérature française et étrangère, vient de publier un premier roman, Les enfants des cyclones, dont l’écriture est prometteuse. Il a été décerné à son auteur, Ronald c. Paul, le 3e Prix ADELF-AMOPA – Association des écrivains de langue française – de la première oeuvre littéraire francophone, le 24 mars 2015, à l’Organisation Intergouvernementale de la Francophonie (OIF).

Jacques Chevrier, président et Marie-Neige Berthet, secrétaire générale, dans leur discours de remise du Prix, ont fait l’éloge de l’ouvrage : « Le grand mérite du livre est d’évoquer la violence quotidienne avec colère et pudeur. Les émeutes, les tontons macoutes, les trafics (…) toutes les déambulations misérables sont énoncées sans pathos ».

L’écrivain haïtien, Gary Victor, résume le roman en quatrième de couverture, son ambiance, ses drames : « Dans le balancier des cyclones caraïbes, Ronald c. Paul raconte, avec un sens impressionnant des détails, la vie de deux jeunes enfants en Haïti dans un moment bien particulier de notre histoire où tous les rêves d’une génération vont faire naufrage, comme emportés par les eaux des grandes intempéries. La force de ce récit c’est d’avoir mis en parallèle deux vies, celles de Willio et de Willia, un frère et une sœur que rien n’aurait dû séparer et, qui, dans leur véhément désir de se rencontrer, malgré les aléas de la vie, sont mus par l’appel profond du sang, peut-être capable de mettre à la raison les lois de la physique. L’écriture de Ronald c. Paul nous restitue à la fois la singularité d’une ville chaotique, Port-au-Prince, et l’agitation démentielle des personnages possédés par les démons de la survie. Voici un très beau roman qui démontre encore une fois la vitalité de la littérature haïtienne ».

Né à Port-au-Prince en 1957, Ronald c. Paul est d’abord un passionné de lecture et s’exerce à l’écriture depuis toujours. À partir du début des années 90, il se consacre au développement du livre et de la lecture en Haïti. Parallèlement, son intérêt pour la peinture et le cinéma l’amène à concevoir et à réaliser le film Zenglen rèv atis pent nan Nò yo, musée d’art virtuel de la peinture contemporaine du Nord du pays, ainsi que l’histoire iconographique des hauts et des bas d’Haïti. Occasionnellement, il publie aussi des articles sur des sujets divers, dans des journaux et revues. Après plusieurs séjours à l’étranger, notamment à Bruxelles, Paris et Barcelone, il s’installe définitivement en Haïti où il poursuit son travail d’écriture.

Les enfants des cyclones a été présenté pour différents Prix dont Les Ethiophiles, le Prix Senghor, le Prix des Cinq continents, et le Prix du Premier roman à Laval. Pour son éditrice, Emmanuelle Moysan : « C’est un verbe qui claque, une langue qui ondule, emporte tout sur son passage, l’oralité, la créolité, la noirceur, la poésie, le merveilleux dans une multitude de détails pour peindre une terre, un peuple, et insuffler une narration vivante, un rythme haletant des dialogues, et le pouls, le doux chant d’un conte qui réinvente l’Histoire ». Emmanuelle Moysan est un coureur de fond qui peut être fière de cette première année de vie des éditions Le Soupirail qu’elle a créées à mains nues, avec passion, et forte de son expérience et de sa connaissance de la littérature et du milieu éditorial. Chez elle, l’objet-livre est en soi raffiné, comme le concept.

« Le Soupirail : œil-esprit dérobé et offert, rencontre entre souffle, lumière et regard. Il est mouvance, vision, entre intérieur et extérieur. Il met en valeur l’écart qu’offre l’écriture littéraire contemporaine face au monde. Cette respiration… » Ainsi définit-elle sa maison.

 brigitte rémer

Editions Le Soupirail. Littérature française et étrangère. Contact : editionslesoupirail@gmail.com – Site : www. editionslesoupirail.com

Les Frontières : appel à communications

Sans titreLe Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient – CCMO – lance un Appel à communications. Après la Journée d’étude sur Les Villes organisée en octobre dernier et qui a attiré un large public, le CCMO prépare un colloque sur Les Frontières, qui se tiendra fin septembre à l’Hôtel de Ville de Paris.

L’actualité du Moyen-Orient soulève de façon récurrente des problèmes et enjeux inhérents aux questions de frontières. Souverainetés, pouvoirs, gouvernance, migrations, mouvements jihadistes, conflits, autant de concepts et de thèmes que le fait frontalier concerne.

Afin d’ouvrir le débat sur l’impact des frontières autant que leurs usages à divers niveaux de l’espace social, le CCMO proposer d’aborder cette problématique frontière à travers les axes suivants :

Frontières et conflit : ce premier axe concerne prioritairement les conflits ayant pour enjeu ou localisation des régions frontalières. Guérillas, armées ou mouvements identitaires, tous posent la question des usages politiques et militaires de l’espace frontalier dans toutes ses acceptions.

Frontières et ressources : cet axe ouvre sur les questions, conflits et organisations des ressources stratégiques que sont l’eau, le pétrole ou le gaz. Les espaces concernés englobent aussi bien les zones terrestres que maritimes, où l’enjeu de la captation économique sert des intérêts aussi variés que les acteurs qui s’y livrent concurrence.

Frontières et pouvoirs : il s’agit ici d’analyser les politiques frontalières des Etats, tant au plan des dispositifs sécuritaires à la frontière, leur évolution et les discours qui les accompagnent que d’observer les effets de toute catégorisation sur les mouvements sur les populations migrantes. A la jonction de ces deux volets, les dispositifs inhérents à la frontière pixellisée – ou frontière-réseau – semblent un angle d’observation fécond depuis l’accroissement des dispositifs technologiques de contrôle existant tant en amont qu’en aval de la ligne frontalière.

Acteurs et biens aux frontières : cet axe d’étude concerne prioritairement les expériences du passage de la frontière par diverses catégories d’acteurs, de migrants et de biens. Cet angle d’observation interroge les statuts, les effets de seuil autant que les conditions permettant ou freinant la circulation à la frontière. Il pourrait de ce fait inclure également les pratiques clandestines et ce depuis une pluralité de point de vue.

Frontières et identités : ce dernier axe a pour principal enjeu de cerner les différentes modalités de l’usage de l’espace frontalier, sa réappropriation, son réinvestissement par différentes catégories d’acteurs. Qu’il s’agisse de groupes marginalisés, d’acteurs politiques ou de praticiens des arts plastiques, tous ont en commun de transformer le sens de la frontière, d’en faire un borderscape.

Les propositions de communications sont à adresser avant le 6 juin 2015 à : christelle.capelle.ccmo@gmail.com une page maximum -. Informations complémentaires sur le site du CCMO – https://cerclechercheursmoyenorient.wordpress.com/

La maison des chiens

© DR-Théâtre Dakh

© DR-Théâtre Dakh

Adaptation et mise en scène Vlad Troitskyi / Théâtre Dakh, en langue originale ukrainienne, traduction par casque – 10ème édition Le Standard Idéal / MC93 Bobigny.

L’installation du public se fait de manière bruyante et incertaine en montant l’escalier d’une structure d’acier, jusqu’à l’étage où il prend place dans le cercle des chaises. Dans la pénombre, le sol fait de grillage se dérobe et le spectateur fait corps avec la scénographie, surplombant l’aire de jeu qui le propulse dans un univers carcéral où lui aussi, est enfermé. En dessous, recroquevillés comme des oiseaux de nuit aux aguets, les prisonniers vaquent, dans leurs bleus de chauffe.

Nous sommes dans un lieu de non-droit, un camp de concentration poulailler où les prisonniers avancent voûtés, image en soi de soumission, ils ne peuvent tenir debout dans leur cachot bas de plafond. Des lampes tempête suspendues donnent une lumière blafarde ainsi que le faisceau de lampes de poche, pointé droit dans les yeux. Le spectateur est pris en otage et à témoin des violences endurées sous la baguette d’un capo chef plus animal qu’humain qui ne s’exprime que par aboiements et onomatopées, et qui charge son bouffon-maton de l’exécution des basses besognes. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé…

Monde de seaux d’eau et de serpillères, de cuvettes et de promiscuité. Lieu de déshumanisation, de coups et de viols, de déchéance. Au centre, un mitard où l’un d’eux est bouclé, qui ne peut pas même s’allonger. Royaume de la peur où le tempo est donné par des coups assénés sur la structure d’acier qui ébranlent aussi le spectateur. Au troisième top et en quelques secondes on tend sa gamelle, on mange, on rend l’assiette, on se lave – visage et cerveau -. C’est l’enfer du goulag et d’une petite Sibérie où l’on se demande pourquoi et comment on survit, où les prisonniers n’ont d’autre choix que la soumission à cette autorité diabolique.

La scène est d’une extrême violence, sans distance, le spectateur voudrait demander grâce aussi. Monde de l’inquisition, du fascisme, de la manipulation, de l’anéantissement où les gestes deviennent réflexes, obsessions, récurrences. Jusqu’à ce que les matons montent à l’étage et, aux pieds des spectateurs, jettent des planches de bois pour emmurer les prisonniers.

Entracte, descente obligatoire des spectateurs. La seconde partie doit inverser les lieux, mais la question se pose de rester, pour supporter le même traitement. Finalement le spectateur prend la place des prisonniers et les acteurs montent au premier. Changement radical de ton avec cette partie, vocale et musicale, qui se situe à l’opposé de la précédente. Nous sommes au pays des morts, les acteurs – actrices – sont devenus des ombres hiératiques et de blanc vêtu. Contrebasse et violon en action soutiennent un magnifique travail de polyphonies, psalmodies et lectures de textes tirés d’Œdipe Roi – traduits par Ivan Franko – qui parlent de péché, de repentir et de rédemption. Nous sommes dans la tragédie grecque et le sacré, tout est parfaitement maitrisé.

La question se pose du lien entre les deux parties, cette violence extrême, suivie d’apaisement et de beauté, fait qu’on a du mal à croire en la seconde partie. Cela pose aussi la question des limites au théâtre, au même titre qu’un journaliste ou une chaine de télévision décident de ne pas diffuser d’images portant atteintes à l’intégrité de la personne. Jusqu’où illustrer la violence ?

Vlad Troitskyi est spécialiste de l’image mais aussi des effets, et des excès. Il avait présenté au Monfort il y a deux ans un Roi Lear tout aussi spectaculaire et tout aussi contrasté. Le metteur en scène a créé en 1994 le Centre Dakh pour les Arts contemporains de Kiev qui associe les traditions d’un théâtre réaliste et l’expérimentation vers un nouveau champ théâtral, puis en 2000 une école d’acteurs. A Kiev, il dispose d’une salle d’une soixantaine de places où il crée ses spectacles, à la recherche dit-il, de tolérance et d’ouverture. Le travail musical métissé qu’il conduit avec sa troupe, où se mêlent musiques traditionnelles ukrainiennes et musiques d’aujourd’hui est d’une grande sensibilité et se situe à l’opposé de la violence radicale qu’il inflige au public, quel paradoxe !

brigitte rémer

Adaptation et mise en scène Vlad Troitskyi – Scénographie Vlad Troitskyi et Dmytro Kostyumynskyi – Musique Vladyslav Troitskyi, Roman Iasynovskyi et Solomiia Melnyk – Avec Yevhen Bal’, Vasyl’ Bilous, Natalka Bida, Maksym Demskyi, Tatyana Havrylyuk, Roman Iasynovskyi, Ruslana Khazipova, Vira Klimkovetska, Solomiia Melnyk, Semen Mozgovyi, Andrii Palatnyi, Nikita Skomorokhov, Tetyana Vasylenko, Vyshnya, Zo.

Vu au Monfort Théâtre le 11 avril 2015, dans le cadre de la 10ème édition Le Standard Idéal / MC93 Bobigny – www.MC93.com

 

 

 

 

 

De l’énergie du danseur au geste du sculpteur

Doc. expo« Robert Renard est un peintre discret : on parle peu de lui, il se laisse volontiers oublier pour poursuivre un patient travail à l’opposé des modes du moment… Sa peinture et sa démarche sont placées sous le signe de l’énergie, une énergie qui se laisse capter dans le mouvement et qui se livre au creux de l’émotion… » dit Lucien Wasselin, critique d’art, évoquant le plasticien.

Robert Renard parle de son parcours et des chocs esthétiques qui l’ont conduits à devenir dessinateur, peintre et sculpteur : « Je décide à l’âge de 15 ans d’être peintre, bouleversé par les vitraux de Georges Rouault. Après quelques détours par le théâtre, j’entre aux Beaux-Arts de Paris comme élève libre, avant de devenir tailleur de pierre. Un métier que j’exerce pendant vingt ans. Au cours de cette période, comme Turner que j’admire, je me promène longuement dans les paysages avec ma boîte d’aquarelles.

En 1988, je fais une rencontre décisive. À Montpellier, le chorégraphe Dominique Bagouet m’invite à capter par des croquis le langage de la danse. C’est alors que la spontanéité de mon trait de pinceau aguerrie à capter les énergies de la nature rencontre celles du corps dansant. À l’encre de chine, je dessine le geste du danseur dans l’instant, créant ainsi un singulier langage graphique. Je côtoie par la suite de nombreux et remarquables chorégraphes contemporains à travers l’Europe, et dessine des milliers de pages de croquis qui constituent une véritable mémoire de la danse. Un mode de saisie dans l’urgence que je décline par ailleurs en peinture, dans le silence de l’atelier. À l’huile, l’acrylique, la résine, le pigment, le charbon, je cristallise au travers de centaines d’œuvres une relation au corps dansant que je ne cesse d’approfondir sur une diversité de supports sans cesse renouvelés… « Dessiner la danse, c’est faire de l’archéologie dans une matière qui n’appartient pas au passé mais qui m’apparaît comme le monde du futur. Le geste du danseur me parle d’une trace et d’un devenir. Le signe graphique, le produit de ma main animée par l’énergie n’est pas pensé, il est la manifestation de l’étincelle qui jaillit.»

… Après avoir longuement nourri ma peinture avec le langage de la danse, j’ai commencé en 2010 une nouvelle série intitulée Charbon, constituée de plus de quatre-vingts œuvres sur papier marouflé sur Dibon, se poursuit… Avec le plat d’une truelle de maçon, je matière tout d’abord mon support avec de la résine acrylique qui devient invisible au séchage. Dans un deuxième temps, le passage du charbon de bois agit sur elle comme un révélateur; d’une lutte entre le noir et le blanc émergent comme des empreintes fossiles, figures minérales, souvent humaines. Ces figures viennent à moi dans la pénombre…C’est au milieu des ténèbres, entre réminiscences et visions fantasmagoriques, que je recherche l’essence du geste… » Et Lucien Wasselin poursuit : « Robert Renard préfère le geste traditionnel tout en innovant. Il peint non seulement sur des toiles montées sur châssis, mais sur du drap, du tissu non tendu, il utilise non seulement des pigments traditionnels mais aussi des encres, de l’argile, du brou de noix, de la terre du Roussillon.»

Au cours de nombreuses résidences de création, son travail est exposé entre autres à Lille, Avignon, Munich, Berlin, Alexandrie, et Paris à trois reprises – dont au Grand Palais. Depuis 2006, il vit et travaille en Provence, dans une proximité retrouvée avec la nature où il sculpte la pierre, le bois, le métal et l’argile. Lucien Wasselin y ajoute « le bronze, le fer martelé et le cristal » et retient « le côté sauvage de la démarche, l’abandon des codes de la statuaire classique pour récupérer des bois flottés, des souches brutes, des troncs qu’il retravaille. »

Il présente les différentes étapes de son travail aux techniques multiformes, à la Chapelle du Grand Couvent de Cavaillon.

brigitte rémer

Exposition Robert Renard : croquis, peintures, sculptures – Chapelle du Grand Couvent, Grand-Rue, Cavaillon – jusqu’au 2 mai 2015 – site : www.robertrenard.com  – http://www.robertrenardcroquis.com – http://photobox.fr/1xD82D0B/creation/1195672415?cid=mservsharcre (livre).

Tadeusz Kantor, un artiste du XXIe siècle

©Caroline Rose

©Caroline Rose

Hommage rendu à Tadeusz Kantor le 13 avril 2015 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, pour le centenaire de sa naissance.

Peintre, homme de théâtre, théoricien et poète des plus singuliers venant de Pologne, Tadeusz Kantor a habité les galeries et les scènes de théâtre partout dans le monde, pendant une trentaine d’années. Son identité juive et polonaise fut la clé de son imaginaire et la matière vive d’une œuvre qu’il pétrissait longuement dans l’espace scénique en noir et blanc où il était omniprésent ; ou avec l’encre sur papier et la couleur sur toiles, déclinant sous toutes ses formes le sens des mots mémoire et mort : « La nuit lorsque je travaille, les inventions, les idées, arrivent brusquement, en même temps. Je ne sais qu’en faire… Je ne suis capable de renoncer à aucune d’entre elles au profit d’une autre »…

L’homme était un guerrier, toujours prêt à en découdre du côté de l’art, pour lui plus important que la vie. Kantor était né le 6 avril 1915 à Wielopole Skrzynskie, bourgade perdue des Basses-Carpathes et s’est éclipsé après une répétition de son dernier spectacle Aujourd’hui c’est mon anniversaire, le 8 décembre 1990. Il a traversé des pans de l’histoire des plus douloureux, son œuvre en est marquée.

En 1942, dans Cracovie occupée, il rassemble des artistes et crée un théâtre clandestin, première étape d’une démarche, personnelle et collective : « Le milieu se composait de peintre. Âgés de 17 à 25 ans. Les uns avaient commencé à étudier la peinture avant la guerre, d’autres se sont retrouvés dans une école de peinture improvisée, tolérée par les Allemands, dans l’Ancien bâtiment de l’Académie. Tout le monde considérait que ce n’était pas à l’Académie qu’on apprenait à peindre. On choisissait ostensiblement d’être autodidacte. On se retrouvait, comme cela arrive d’habitude, par intuition. On avait en commun une aversion envers tout ce qui, dans l’art, était d’avant-guerre, un fort instinct de révolte et de négation. » Après la guerre, il continue à défier la liberté d’expression, aux semelles de plomb : « Au dernier Congrès j’ai refusé avec quelques autres artistes de prendre part à un art dicté. J’ai cessé d’exposer. C’est alors qu’a commencé le travail à la maison. »

La Fondation du Teatr Cricot 2, en 1955 – son nom étant l’anagramme de To Cyrk/ce cirque – confirme le travail mené avec le groupe : « Auprès de l’Union des artistes plasticiens de Cracovie s’est créée une troupe de théâtre qui se compose d’acteurs professionnels et non professionnels, de plasticiens, d’architectes et de musiciens »… (cf. Lettre au ministère de la Culture et des Arts). C’est « l’acte de métamorphose de l’acteur » qui l’intéresse et, dans la première partie de ses recherches, l’univers de S.I. Witkiewicz, – dit Witkacy – peintre lui aussi, romancier, dramaturge et pamphlétaire, auteur de la théorie esthétique de la Forme Pure qui a appartenu au premier groupe polonais avant-gardiste, Le Formisme.

Kantor se glisse très naturellement dans toutes les nuances de l’Art informel « deuxième courant qui, après le constructivisme des années 20, a influé de manière décisive sur l’art du XXème siècle » et celui de la performance : les emballages et « leurs possibilités métaphysiques », les happenings et cricotages avec leur ligne de partage et un happening panoramique de la mer ; le manifeste du Théâtre Zéro et sa notion d’effacement ; le Théâtre des événements qu’il développe dans La Poule d’Eau de Witkacy où acteurs et spectateurs se mêlent, spectacle présenté pour la première fois en France en 1971 au Festival mondial du théâtre de Nancy ; le Théâtre Impossible avec Les Mignons et les Guenons de Witkacy toujours, en 1973. Suivent d’autres travaux, plus personnels, entre autres La classe morte en 1975, Où sont les neiges d’antan en 1979, Wielopole Wielopole en 1980, Qu’ils crèvent, les artistes en 1985, Je ne reviendrai jamais en 1988, Ô douce nuit – les classes d’Avignon – en 1990.

On pourrait égrener les chemins de traverse et techniques non académiques qu’il a cherchés, son sens contestataire et subversif aigu, le rire dadaïste et l’ironie, son regard acerbe sur le monde, mais aussi ses thèmes : l’enfance, la classe, la mort omniprésente, la famille, la guerre et le cataclysme, son village de Pologne Wielopole, utilisant toutes les inventions possibles pour traduire visuellement ces mondes naufragés : machines infernales, portes truquées donnant sur le vide, chambre noire crachant des cartouches de kalachnikov, armoires improbables, fenêtres donnant sur des figures  singulières.

Parfaitement francophone, Tadeusz Kantor aimait venir en France, il y était un peu chez lui. Il a bousculé l’espace théâtral et semé l’inquiétude, dans le fond comme dans la forme. Son repaire à Cracovie, la Galerie Krzystofory où il travaillait, était le cœur de sa mémoire obsessionnelle, ma création, mon voyage. Le Théâtre de la mort et la référence à Gordon Craig, avec une évidente parenté entre ses mannequins et la théorie de la sur-marionnette portée par le metteur en scène et scénographe anglais, étaient la référence théâtrale.

La soirée d’hommage, ouverte par Luc Bondy directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, conduite par Jean-Pierre Thibaudat et préparée avec Michèle Kokosowski – anciennement directrice de l’Académie Expérimentale des Théâtres, qui avait organisé en 1989 en la présence de l’artiste, un symposium intitulé Kantor, l’artiste à la fin du XXe siècle -, la parole sensible de sa traductrice, Marie-Thérèse Vido-Rzewuska, ont précédé la lecture de textes joliment faite par Marcel Bozonnet, Ariel Garcia Valdès et Micha Lescot, en écho à la voix de Kantor sortie des archives sonores de l’Ina. Les extraits des classes d’Avignon, qu’il a données à la Chapelle des Pénitents Blancs en 1990 peu de temps avant sa disparition, et filmées par Laurent Champonnois – Ô douce nuit – ont été projetés, montrant les yeux vifs et malins du Maître et son ironie, ses mains en action comme des papillons, le rire qui s’affiche quand il va trop loin. Il capte, scrute, surveille, commente, explose : c’est Kantor.

La Classe morte, film réalisé par Nat Lilenstein en 1989 à partir du spectacle qu’il a monté, en 1975, mettant en scène les morts et leurs doubles en mannequins, frêles enfants revenant occuper les bancs de l’école, constituait la seconde partie de la soirée, avec la même force toujours et la même émotion. La publications de deux ouvrages – aux Solitaires intempestifs – accompagnait aussi la soirée : Ma Pauvre Chambre de l’Imagination-Kantor par lui-même, suivi du premier volume de ses Ecrits.

 « Une chose est certaine : l’acte de peindre, de dessiner est pour moi une nécessité tout comme l’est la vie. Mais dans cet acte dominent l’intuition, le subconscient, l’instinct, la force vitale, les forces infernales obscures, la passion, un certain désir de détruire, la sensation de la mort… Tout ce que contient un seul mot l’imagination est pour moi quasiment la réalité. Je rencontrais Ulysse – du temps de la guerre – dans la cage d’escalier… Parfois même j’avais l’impression que face à l’intensité de cette présence palpable la réalisation n’en serait qu’un faible reflet. Tout cela était du domaine du rêve. Lorsque j’ai commencé à l’écrire, tout était conscient ».

Ainsi vit Kantor et ses éternités, le tumulte de sa pensée hante nos mémoires.

 brigitte rémer

Tadeusz Kantor, un artiste du XXIème siècle – Odéon-Théâtre de l’Europe, en partenariat avec la Cricoteka/Centre de documentation de l’Art de Tadeusz Kantor, les Solitaires intempestifs, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine/IMEC, la Société Historique et Littéraire Polonaise/Bibliothèque polonaise de Paris, l’Institut polonais de Paris, France Culture.

Publication : Ma Pauvre Chambre de l’Imagination-Kantor par lui-même (février 2015) et Ecrits I – Du théâtre clandestin au Théâtre de la Mort (avril 2015) – Ecrits II. De Wielopole Wielopole à la dernière répétition est attendu en juillet 2015, édit. Les Solitaires intempestifs.

Les origines de Wielopole, Wielopole les origines, exposition à la Bibliothèque polonaise de Paris, jusqu’au 23 avril ; du 7 au 16 mai au Festival Passages de Metz ; du 27 mai au 6 juin, à la Filature de Mulhouse : du 4 au 25 juillet, à l’Hôtel La Mirande, dans le cadre du Festival d’Avignon.

Je suis le peuple

© prod.Hautlesmains

© prod.Hautlesmains

Film documentaire d’Anna Roussillon présenté dans le cadre du 10ème Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient

Ce film est né de la rencontre de la réalisatrice avec Farag – un Saïdi de la vallée de Louxor – sa famille et ses voisins, avant la révolution égyptienne de janvier 2011. Le tournage avait débuté pour témoigner de la vie rurale du sud de l’Egypte loin des circuits touristiques et du patrimoine, pour parler de la terre, de la philosophie et du mode de vie paysan. Il s’est ensuite modifié, au fil des événements politiques qui ont suivi la chute du Président Moubarak le 11 février, événements suivis et retranscrits, avec la distance, géographique et d’interprétation, voulue par Anna Roussillon.

Deux livres des jours se tissent en filigrane, et parfois s’entrechoquent : celui de la vie paysanne au rythme des cultures et de l’irrigation, du four à bois et du pain pétri par les femmes, à travers la famille de Farag devenue archétype ; celui de la vie politique en temps réel dans sa chronologie, d’espoirs en manifestations, de commentaires en évolution des consciences politiques, de suspension de la Constitution sur fond de morts et autant de blessés, à l’élaboration d’une nouvelle version. Le raccord entre ces deux mondes se fait par la télévision quand elle veut bien marcher, entre deux pannes d’électricité ou des images brouillées.

Sur la Place Tahrir du Caire, les mouvements anti-gouvernementaux et les graffitis d’expression libre font face au rythme paysan du Saïdi : l’âne et le maïs, la pénurie de bouteilles de gaz, l’absence d’essence et de gazole, la manette télé que les enfants s’arrachent. « Nasser, Sadate, Moubarak étaient bien des militaires… » L’écran déroule l’histoire politique du pays et la caméra tourne, de mars 2011 à l’été 2013. Au Caire, l’incandescence est à son comble et nombre de jeunes y laissent la vie : première élection dite libre, qui place le frère musulman Morsi sur le devant de la scène dans la liesse, puis quelque temps plus tard le déboute de ses fonctions, avec la même ardeur ; discours controversés des fondamentalistes et violences de tous bords, dans les rues ; procès Moubarak ; arrivée d’al-Sissi comme Président : « …Tout le monde va voter. Avant, le résultat était toujours le même, Moubarak tenait le pays d’une main de fer, maintenant le vent de la liberté a soufflé » dit Farag plein d’espérance, avant le constat : « Retour aux mêmes… » La télé donne le mode d’emploi des urnes, on se pomponne pour aller voter : « Dieu est beau et il aime la beauté ». Dépouillement, discours politique… « Dans les terres, le peuple veut le changement de régime. Dieu rétablira les choses ». Au printemps 2012, le coût de la vie a quasiment doublé, Farag fait l’acquisition d’une machine à concasser le blé et travaille beaucoup, « ça donne un peu d’argent tous les jours »…

La démarche de la réalisatrice, de type sociologique, la place des deux côtés de la caméra : au-delà de la conception du parcours filmique, elle est celle qui lance les questions, en empathie avec ses interlocuteurs – famille et voisins de Farag – et se trouve face à la caméra, créant un espace de dialogue avec eux, s’inscrivant dans leur environnement, étrangère et familière. On l’apostrophe comme on apostrophe sa voisine et on la raille, gentiment. Elle, les interroge sur la révolution et ses suites, eux qui semblent éloignés du champ politique ; elle observe leur façon de construire leur compréhension des événements, pour la restituer au spectateur. La discussion se fait en travaillant, car la terre n’attend pas, ce qui donne de belles images : l’immensité d’un champ, les rigoles de l’irrigation, les temps de pause et de repos, la cuisson du pain, le ciel immense.

Dans ce double espace du travail et de la conversation, le duo/duel sur la question de la démocratie entre Farag et la réalisatrice, qui mène à l’emportement de Farag, est plein d’humour. Sur la définition de la démocratie : « T’as pas la même que la mienne ! » dit-il et il se met à piquer, comme une abeille : « Et la démocratie, comment elle se porte chez vous ? »

Je suis le peuple prend le titre d’une chanson et parle de la révolution d’une manière décalée, la réalisatrice le souhaitait, comme elle l’a confirmé au cours du débat qui a suivi la projection : « Je ne voulais pas tourner l’actualité à chaud ». Elle qui a grandi au Caire, qui filme et qui questionne, a su créer la confiance et s’intercaler dans les débats du village avec pertinence, créant ce double mouvement du film, entre le temps rural qui se suspend et le chaos urbain du moment.

Depuis la fin du tournage, Farag a ouvert son moulin et changé de statut social, il travaille sur son implantation locale et son image dans le village. Et le pays essaie d’avancer.

brigitte rémer

10 ème Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient – Cinéma L’Ecran de Saint-Denis – Conception, réalisation : Anna Roussillon – Montage : Saskia Berthod et Chantal Piquet – Production déléguée : Hautlesmains productions et Narratio Films – Année 2014 – Durée : 1h51 – Langue : arabe – Sous-titrages français et anglais – Première projection à l’Institut français du Caire, le 2 mai 2015.

Je suis le peuple a obtenu le Prix du Meilleur Premier Film et celui du Meilleur Documentaire International, au Jihlava International Documentary Film Festival, ainsi que le Prix Entrevues de Belfort, pour la compétition internationale (2014).

Pitchet Klunchun and myself

©R.B.

©R.B.

Concept Jérôme Bel – de et par Jérôme Bel et Pitchet Klunchun – spectacle en langue anglaise traduction simultanée – work in progress

Deux chaises se font face, deux artistes se questionnent. Jérôme Bel attaque, ordinateur sur les genoux : identité, profession, justification. Pitchet Klunchun, danseur traditionnel thaïlandais, se prête au jeu et répond. Les deux hommes se sont rencontrés au cours d’une résidence que Jérôme Bel effectuait à Bangkok. Pitchet Klunchun s’est formé tout jeune à la danse de masque thaïlandaise traditionnelle, le khon, qu’il essaie de réhabiliter en l’ouvrant sur des formes plus contemporaines, sans en changer les fondements. Jérôme Bel est entré en danse contemporaine par Pina Bausch et Anne Teresa de Keersmaeker. Singulière et atypique, sa démarche est remarquée et les traces audiovisuelles de ses spectacles présentées dans les biennales d’art contemporain et les institutions muséales.

Entre ces deux univers, d’emblée l’écart culturel est grand. C’est sur ce différentiel que repose le concept du spectacle, qui en est encore au stade de l’esquisse. Cela ressemble à un talk-show, à une conférence-démonstration sur un air de compétition ludique, des vocabulaires chorégraphiques. Pour Jérôme Bel qui l’a conçu, c’est « une sorte de documentaire théâtral et chorégraphique sur notre situation réelle. »

Pitchet Klunchun détaille ainsi les différentes étapes d’apprentissage de la danse khon, et son alphabet : le frappé des pieds, la position du corps, l’important travail des mains, le déplacement latéral, le silence et la méditation. Le port de la tête est contraire à celui de la danse classique, port du masque oblige. Et ce masque définit le caractère. Le danseur thaïlandais est représenté par un singe et il en fait la démonstration par une série de mouvements saccadés, très codifiés et une savante mathématique du geste.

De la discussion engagée, la question du sens, du lien entre texte et geste, est posée. Ici, le narrateur est absent, il porte habituellement un texte de nature épique, basé sur le combat. La notion de violence telle que la présente Pitchet Klunchun n’a rien à voir avec la violence occidentale. Parfaitement maitrisée, on ne la décrypte pas. L’expression des doigts seulement l’indique par un claquement, signifiant « Tu n’es rien »… Quant à la représentation de la mort, elle est marquée par l’absence : l’acteur ne revient pas et le public comprend. Le temps de la représentation s’étirant sur une semaine au cours de laquelle le public va et vient, l’acte de la mort peut prendre son temps et le mouvement se décomposer à l’infini.

Puis Jérôme Bel demande à Pitchet Klunchun de lui apprendre quelques mouvements. Il pose ses chaussures et aborde le plateau, mais l’élève est gauche. Son collègue thaï raconte le corps comme une architecture : c’est un temple où l’énergie arrive de l’extérieur, et qui se récupère. Les doigts forment le toit, doigts qu’il faut torturer en exercices d’assouplissement La circulation d’énergie se fait par le cercle, et le danseur montre qu’en occident, nous ne récupérons pas l’énergie, mais que nous la jetons.

Les jeux ensuite s’inversent et c’est au tour de Pitchet Klunchun d’interroger Jérôme Bel : identité, profession, justification. « Mon vrai travail est de penser ce qui peut arriver ici. C’est mon point de départ. Peu importe si c’est danse, musique, image ou théâtre » dit-il. Et il parle de son itinéraire artistique et de sa quête de sens, par la lecture. La société du spectacle de Guy Debord fut une sorte de révélation, un déclencheur. Tous deux parlent du public, puis Bel se lance dans la danse sur une musique de David Bowie des plus fracassantes, qu’il veut partager. Mais c’est de technique que le danseur thaï veut entendre parler… Et Jérôme Bel tire vers une discussion plus philosophique et politique : la recherche d’égalité, l’argent, la communauté du théâtre expérimental et de la danse contemporaine – des artistes à la recherche de nouvelles formes ; des pouvoirs publics qui donnent un peu d’argent et un public qui accepte l’inconnu du spectacle quand il achète une place –

Pitchet Klunchun and myself, ce dialogue chorégraphique entre Jérôme Bel et Pitchet Klunchun, au-delà du ludique est une réflexion sur l’art et sur l’altérité. Il y est question de transmission, de partage des savoir-faire, de confrontation des points de vue, du sens de l’art, en acceptant l’aventure que représente l’autre, au départ si loin, au final si près.

 brigitte rémer

Traductrices : Clotilde Moynot et Denise Lucioni – Assistant : Maxime Kurver  – Régie lumières : David Pasquier – Régie son : Géraldine Dudouet – Régie plateau : David Gondal – Régie générale : Alexis Jimenez.

Vu au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, le 4 avril 2015 – 2, rue Edouard Poisson. Métro : Aubervilliers Pantin Quatre chemins – Site : www.lacommune-aubervilliers.fr Tél. : 01 48 33 16 16