Et Dieu ne pesait pas lourd

© Pascal Gely

Texte Dieudonné Niangouna, mise en scène et interprétation Frédéric Fisbach

Un homme seul, en colère, sur un grand plateau de théâtre. C’est Anton. Comme Sisyphe, il pousse son rocher. Il philosophe, règle ses comptes et brouille les pistes. Il se pense acteur. Son raisonnement est volatile, comme sa pensée. Des bribes nous parviennent de l’homme aux prises avec l’humanité, en lutte avec lui-même. « Chacun dans sa solitude est un roc » dit-il.

Ce bavard décalé, quasi retiré du monde, par choix, ou par obligation, a le verbe haut. Il lance une adresse au public avec véhémence, organise son espace, et déplace ce qui pourrait ressembler à une cage de but en football crachant une lumière qui contraste avec la pénombre dans laquelle il se trouve. Est-il ballon, gardien de but, spectateur, arbitre, ou simple joueur ? Contre qui ce match, le monde qui danse sur une jambe, la terre bleue comme une orange, comme le dit Eluard ? Au fil d’une conversation débridée et plutôt abstraite il convoque des rencontres et provoque Dieu, les services secrets américains, des geôliers djihadistes, la banlieue, les totalitarismes, la mondialisation, et tout ce qui ne tourne pas rond. « Je cherche à vous donner des raisons de ne pas me tuer… »

Ce texte, Et Dieu ne pesait pas lourd, est né de la rencontre entre Dieudonné Niangouna, auteur, acteur et metteur en scène travaillant entre le Congo Brazzaville son pays et la France, et Frédéric Fisbach, concepteur de spectacles, ici acteur et metteur en scène. Il dit leur colère partagée du monde d’aujourd’hui, avec insolence, sarcasme et provocation. Il est comme la lave sortant du volcan. « On ne peut pas parler de démocratie avec vous. Je dis ce que je pense »

Le texte est rugueux, le regard de Dieudonné Niangouna sur le monde ressemble à un dessin à la Charlie. Frédéric Fisbach dans sa rencontre avec l’auteur parle de ce qui l’a séduit : la matière de l’écriture. Il porte avec vérité et passion un texte qui parle de la dérive du monde, dans lequel Dieu ne pèse vraiment pas lourd.

Brigitte Rémer, le 30 janvier 2018

Dramaturgie Charlotte Farcet – collaboration artistique Madalina Constantin – scénographie Frédéric Fisbach et Kelig Le Bars – lumière Kelig Le Bars – son John Kaced – vidéo John Kaced et Etienne Dusard.

Du jeudi 11 au dimanche 28 janvier – MC93-Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Métro ligne 5 – Station Bobigny Pablo Picasso. En tournée : du 4 au 6 avril 2018, Comédie de Saint-Etienne, CDN – Automne 2018 Théâtre Joliette-Minoterie, Marseille – Automne 2018 Théâtre de l’Union, CDN du Limousin.

Les Reines

© Nabil Boutros

Texte Normand Chaurette – mise en scène Elisabeth Chailloux – Théâtre des Quartiers d’Ivry / Manufacture des Œillets.

L’histoire se déroule en Angleterre, en pleine Guerre des Deux-Roses, une guerre civile qui depuis 1455, oppose la maison de Lancastre dont la rose rouge est l’emblème et la maison d’York qui a la rose blanche pour emblème.

Six reines convoitant le trône s’entredéchirent et complotent. Elles sortent tout droit des drames et psychodrames shakespeariens. Âmes noires, elles se déplacent sur un plateau blanc aux lumières crues qui tombent en douche. L’espace scénique est semblable à une immense piste longitudinale de danse, une galerie de bois le surplombe, telle les galeries d’un château où se déplacent de manière feutrée, les personnages. Certaines royales figures sont chaussées de patins à roulettes, signe de compétition ? De chaque côté du plateau le public se fait face, belle occasion de mettre en valeur la Fabrique, grande salle de la Manufacture des Oeillets-Théâtre des Quartiers d’Ivry.

Tandis que le roi Edouard IV agonise, son épouse, Elisabeth Woodville, espère le trône dont son beau-frère, Georges, pourrait théoriquement hériter. Leurs deux enfants, potentiels héritiers, se trouvent de ce fait menacés. Ils sont ici représentés de façon métaphorique, comme des fœtus morts-nés, et passent de mains en mains. Isabelle Warwick, épouse de Georges ex-futur-roi-malade, pleine d’ambition, convoite également la couronne. Elle risque de se faire damer le pion par sa jeune sœur, Anne Warwick, Duchesse d’York, – épouse de Richard frère d’Edouard, autre-potentiel-futur-roi – pleine d’une insolence espiègle et perverse. La Reine Marguerite d’Anjou, épouse d’Henri VI, venant de France apparaît poussant une énorme mappemonde, et abat ses cartes : « Je m’exile en France » dit-elle, dans des intonations chantantes à la Ingrid Caven ; la vieille Duchesse d’York, icône presque centenaire et mère d’Edouard, George et Richard, donnerait tout pour porter la couronne, quelques instants. Sa fille et soeur des rois, Anne Dexter, mutique, rejetée par sa mère, à qui l’on a coupé les mains, sorte de mouette blessée dans son costume aux ailes d’ange, donne un peu d’humanité. La scène des aveux de son amour pour Georges et de la cruauté exprimée par sa mère, Duchesse d’York, devant laquelle elle s’abandonne quelques secondes, est déchirante. « Qui est Anne ? Anne n’est rien… Cette femme qui a été ma mère… »

Normand Chaurette, romancier, traducteur et scénariste québécois, plonge au cœur de l’Histoire anglaise et du pouvoir au féminin. Il est l’auteur de plus d’une douzaine de pièces de théâtre dont Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans écrite en 1981 et Fragments d’une lettre d’adieu lus par des géologues en 1986. On le connaît aussi pour ses traductions des pièces de Shakespeare. Avec Les Reines il fait une ré-écriture de Richard III métissée de Henri VI après, dit-il, une tentative de traduction de Shakespeare. La pièce est une métaphore, sa langue est poétique, elle flamboie, elle embrase : « Adieu mon Roi, mon dragon d’espérance. Adieu mon seul échelon » dit la Reine Elisabeth à la mort de son époux. L’auteur parle de sa démarche d’écriture : « Je ne peux penser l’écriture autrement que comme une écriture musicale et l’acteur comme un instrument de musique. Les mots sont pour moi des rondes, des blanches, des noires et des croches, la voix des acteurs des timbres. » La pièce fut montée au Québec à partir de 1991 date de sa publication, dont en 2005 par Denis Marleau. En France, la Comédie-Française l’a présentée en 1997, dans une mise en scène de Joël Jouanneau.

Elisabeth Chailloux, co-directrice du TQI et de la Manufacture des Œillets avec le regretté Adel Hakim, la met en scène aujourd’hui avec habileté en reconstituant les strates du pouvoir, de la corruption et de la cruauté. Ponctuée par le glas, le bruit lointain des pas asymétriques d’un Richard qui claudique et de nombreux God Save the Queen, elle fait revivre ce monde perdu plein d’ambition, d’intrigues et de meurtres, un monde qui se dérègle. Insolence et noblesse, férocité et pureté blessée, opportunisme et hiératisme, elle dessine avec intensité ces héroïnes déraisonnables comme des gladiatrices, ou des fauves dans l’arène. « Ainsi la roue de la justice a tourné. Tu as usurpé ma place, pourquoi n’usurperais-tu pas une juste part de mes douleurs ? » lance la Reine Marguerite à la Reine Elisabeth. Ironie, prophéties et sarcasmes, férocité et impétuosité, sont le ton de la représentation et les actrices tiennent royalement leurs rôles dans le registre qui leur est imparti, entre piste de cirque et enfers.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2018

Avec Bénédicte Choisnet Anne Dexter – Sophie Daull La duchesse d’York – Pauline Huruguen Isabelle Warwick – Anne Le Guernec la reine Elisabeth – Marion Malenfant Anne Warwick – Laurence Roy la reine Marguerite. Collaboration artistique Adel Hakim – scénographie et lumière Yves Collet – collaboration lumière Léo Garnier – costumes Dominique Rocher – son Philippe Miller – vidéo Michaël Dusautoy – maquillage Nathy Polak – marionnettes Einat Landais – assistante à la mise en scène Isabelle Cagnat – Le texte est publié aux Editions Léméac/Acte Sud-Papiers.

Du 12 au 29 janvier 2018, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne/ Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – Tél. : 01 43 90 11 11 – www.theatre-quartiers-ivry.com

Cherchez la faute

© Patrick Berger

D’après La divine Origine/Dieu n’a pas créé l’homme de Marie Balmary – adaptation et mise en scène François Rancillac – Théâtre de l’Aquarium, Cartoucherie de Vincennes.

Faute, pêché originel, culpabilité, côte d’Adam… Des tables disposées en carré type salle de réunion, une cinquantaine de spectateurs invités à prendre place et parmi eux quatre acteurs en vis à vis sur chacun des côtés : quatre acteurs en croix. Un dossier papier pour chaque spectateur, versets bibliques posés à chaque place. Au centre, un semblant de Buisson Ardent, en réduction. Etude de la Genèse, version André Chouraqui. On parle de la Bible, même si le penseur et homme politique israélien né en Algérie a aussi traduit la Torah et le Coran. Séance d’exégèse à partir d’un essai de la psychanalyste Marie Balmary qui s’intéresse aux mythes fondateurs et travaille, à partir de ses deux expériences de la parole – la psychanalyse et l’aventure spirituelle – sur le texte original de la Genèse, en hébreu ancien. Explication de texte ! Page 146, verset 98. Chaque spectateur cherche dans ses feuillets et révise sa connaissance des écrits bibliques avant de les replacer, sous la direction de son directeur de conscience, l’acteur/actrice, dans le contexte.

La lecture est polyphonique, trois des acteurs débattent entre eux (Danielle Chinsky, Daniel Kenigsberg, Frédéric Révérend). Le quatrième joue la mouche du coche ou le naïf de service (François Rancillac, Fatima Soualhia Manet en alternance). Dans la seconde partie, les spectateurs – cette communauté éphémère, selon François Rancillac concepteur du « spectacle » qu’il a créé en 2003 à la Comédie de Saint-Etienne, et qu’il reprend quinze ans plus tard – sont invités à discuter avec les acteurs.

Il est vrai que les sujets de la laïcité et des intégrismes sont au coeur de nos sociétés. Que des expositions comme Chrétiens d’Orient 2000 ans d’histoire, à l’Institut du Monde Arabe ou Lieux saints partagés en Europe et en Méditerranée au Musée National de l’Histoire de l’Immigration donnent du grain à moudre sur le thème. Mais nous sommes au théâtre, dans la petite salle de l’Aquarium transformée en salle du chapitre, qui propose la dissection des textes sacrés sans aucune théâtralité.

Que suis-je venu faire en cette galère ? La leçon de caté est pesante. N’est-ce pas un métier que de ré-interroger les sources judéo-chrétiennes, pleines de dogmes, gloses et controverses ? De nombreux théologiens s’y collent et ré-inventent le monde. Marie Balmary le fait de son côté qui plus est par le filtre de la psychanalyse, mais la mise en théâtre reste périlleuse, voire inféconde. Ici pas de théâtre, pas de scène, rien qu’un reste de Cène.

« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » premier verset de la Genèse. « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu » premier verset du prologue de l’Evangile selon Saint-Jean. Qu’est-ce que le Verbe ? Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que le théâtre ?

Brigitte Rémer, le 19 janvier 2018

Avec Danielle Chinsky, Daniel Kenigsberg, Frédéric Révérend, en alternance François Rancillac ou Fatima Soualhia Manet – direction technique Dominique Fortin – régie de scène François Lepage – Montage technique Eric Den Hartog, Juliette Ogé-Lion, Antonio Rodriguez.

Du 9 au 21 janvier 2018, du mardi au samedi à 20h – le dimanche à 16h – Théâtre de l’Aquarium/la Cartoucherie route du champ de manœuvre. 75012 Paris – Tél. : 01 43 74 72 74 – www.theatredelaquarium.com

En tournée : Le Granit, Scène nationale de Belfort, 15 janvier 2018 – Théâtre de la Madeleine à Troyes, 23 et 24 janvier – Théâtre Francis-Planté à Orthez, 30 janvier – Maison des Arts du Leman à Thonon-les-Bains, 2 et 3 février – Panta théâtre à Caen, 8 et 9 février – La Filature de Mulhouse, 15,16,17 février – Théâtre de Lisieux, 22 février – Olympia – CDN de Tours, 13 au 17 mars – Le Quai, CDN Angers – Pays de la Loire, du 22 au 25 mai – Théâtre Victor Hugo à Bagneux, 13 juin.

Sur mes Yeux

© Juliette Romens

Texte, jeu, mise en scène Elie Guillou – conseiller artistique Hassan El-Geretly – musique Babx, Grégory Dargent.

C’est une histoire de guerre et d’enfance perdue, en Anatolie où le conflit turco-kurde s’étend au-delà des limites géographiques connues. La mêlée des nationalités, mineures et majeures dans le sens de leur reconnaissance officielle ou non, augmente la fragilité des territoires, du quotidien, de la révolte. La ville de Diyarbakir est le rendez-vous des exilés : « des Kurdes, des Arméniens, des Azéris, des Ezidis, des Assyriens, des Arabes » dit le texte. Chacun enroule et déroule ses appartenances, cherche sa terre. Les circulations et migrations appellent la guerre, les prisons débordent de prisonniers politiques. On est, par ce récit, dans le face-à-face turco-kurde et un état d’insurrection grandissant. « Une crise c’est quand le vieux monde se meurt, que le nouveau tarde à naître et que dans ce clair-obscur surgissent des monstres » disait Gramsci.

L’acteur, narrateur et chanteur, est face au public au centre d’un carré recouvert de copeaux noirs qui craquent légèrement sous la marche. Derrière lui, trois musiciens. Il raconte une histoire d’enfance et d’initiation, celle de Nishwan, dans un contexte de guerre ; la tragédie d’une femme, Jiyan sa mère, gardienne des valeurs et résistante à sa manière ; la mémoire du vieux Dengbej, le poète errant ; l’hésitation du soldat turc avant de sauter de la muraille, en déserteur ; les militants du Parti des travailleurs du Kurdistan qui combattent pour leur autonomie ; les actes de torture subis en prison par Azad, frère de Jiyan, dont il dresse la liste. Elie Guillou est tous ces personnages, il invite au voyage dans l’espace social d’une ville turque située au sud-est du pays et que les Kurdes ont faite leur, Diyarbakir, ville de combats, de couvre-feux et de check-point où l’on est dans le regard des autres, menaçant ou complice. Ses personnages citent en référence un intellectuel turc du XIIIe siècle, Yunus Emre, emblématique par ses pensées et sa façon de vivre.

Elie Guillou se lance dans l’écriture de Sur mes yeux après plusieurs voyages dans les régions kurdes de Turquie et se fait la chambre d’écho de ce qu’il a vu et entendu. Parti rencontrer les conteurs-chanteurs kurdes il y a cinq ans, il a trouvé la guerre. Il y est retourné plusieurs fois, alors que le conflit syrien s’amplifiait et qu’une guerre civile qui ne porte pas son nom se confirmait en Turquie. Il s’est imprégné de la violence sourde qui montait entre l’Etat turc et la population kurde. De cette relation singulière avec le Kurdistan et son peuple éclaté, il a écrit un texte et cherché les compagnonnages qui pouvaient lui permettre de le présenter sur scène pour transcender la réalité et la rendre supportable. Le Théâtre d’Ivry-Antoine Vitez a répondu présent, Christophe Adriani, directeur, lui a donné carte blanche et l’a accueilli en résidence. Hassan El Geretly a répondu présent. Directeur du Théâtre El-Warsha qu’il a fondé il y a trente ans au Caire, il interroge les expressions du récit et la parole des vaincu(e)s, les formes populaires, les identités morcelées dans l’épaisseur de l’Histoire, comme Barthes parle de l’épaisseur des signes et du bruissement de la langue. Palestine, Gaza, Egypte, Liban, sont ses sphères d’intervention et de partage, et il inscrit la transmission dans ses priorités.

Sur mes yeuxSer çava en langue kurde – signifie bienvenue, ou, littéralement et en signe de respect : Je vous place sur mes propres yeux. L’acteur est-il narrateur, ou témoin réel des événements ? Il les interroge et témoigne, sur un mode métaphorique : l’oiseau est symbole de liberté quand Nishwan ouvre la cage, les chaussures trop grandes restreignent les déplacements, finalement « pour aller où ? » La cour intérieure de la maison, le puits, le feu, l’arbre, un mûrier symbole de vie qui ponctue les saisons, symbole de mort quand tout est gelé et que les ronces l’enserrent alors que la guerre arrive aux portes de la maison, la planque dans la cave, la mère et l’enfant épargnés, dans la narration, mais dans la vie… ?

Le passage du récit au chant, signe de la tradition kurde, comme le passage de la parole à la musique instrumentale, s’inscrit dans la construction savante et populaire du récit. Elie Guillou passe de l’un à l’autre avec facilité, entre berceuse et hymne. Le syncrétisme de l’écriture musicale de Babx compositeur imprégné des musiques du monde, donne les couleurs et tonalités qui participent du commentaire. Secondé par Grégory Dargent, il a écrit une partition pour piano (David Neerman), violoncelle (Julien Lefèvre), guitares et clarinette (Pierrick Hardy). Les interventions musicales sont des respirations, comme des parenthèses dans la violence sourde du récit. La théâtralisation passe par une scénographie dépouillée (Cécilia Galli) qui marque, sous le sol noir, le rouge vif des blessures et du fleuve de sang, le vide apparent laisse place à l’ampleur des mots. Les lumières (Juliette Romens) jouent entre jour et nuit, dans la densité du sombre. On est aux frontières entre le récit et le théâtre, la langue d’Elie Guillou cherche de ce côté-là et sa représentation hésite. Au-delà de la théâtralité, dire lui était essentiel, comme un geste de libération. Il est ce jeune soldat, sorte de dormeur du val avec deux trous rouges au côté droit.

Brigitte Rémer, 16 janvier 2018

Avec Elie Guillou, récit, chant – Pierrick Hardy, guitares, clarinette – Julien Lefèvre, violoncelle – David Neerman, piano – scénographie Cécilia Galli – création lumières Juliette Romens – assistante mise en scène Noémie Régnaut – régie lumière Véronique Chanard – régie son Claude Valentin – production administration Dylan Guillou.

Les 11 – 18 et 19 – 25, 26 et 27 janvier 2018 – Théâtre d’Ivry Antoine Vitez, 1 rue Simon Dereure, 94200. Ivry s/Seine – Site : theatredivryantoinevitez. Ivry94.fr – En tournée : 7, 8 février 2018 MDC de Gennevilliers – 20 avril 2018 Pôle Sud, Chartres-de-Bretagne (35), Festival Mythos.

Et aussi, une exposition des photographies de François Legeait dans le hall du théâtre, Kurdistan : le retour des années noires, rapportées de Turquie, Syrie, Irak 2012-2016.

 

Un jour en octobre

© Photo Lot

Texte de Georg Kaiser traduit de l’allemand par René Radrizzani – mise en scène Agathe Alexis – au Théâtre de l’Atalante.

Georg Kaiser (1878-1945) est considéré comme l’un des dramaturges de langue allemande les plus importants du début du XXème, au même titre qu’Ernst Toller ou Bertolt Brecht. Ce dernier voit en lui le représentant du drame de l’individualisme.

Après une formation commerciale et un séjour de plus de trois ans à Buenos-Aires à partir de 1901, Georg Kaiser se consacre exclusivement à l’écriture. De 1910 à 1930 il produit plus de quarante-cinq pièces – comédies, tragicomédies ou pièces d’expression épique – et un opéra bouffe que Kurt Weil mettra en musique. Il s’inscrit, au cours de sa première période de création, dans le mouvement expressionniste qui porte une vision pessimiste, hantée par la guerre qui menace, se teinte de symbolisme et de psychanalyse naissante. Si ses pièces furent parmi les plus jouées en Allemagne entre 1919 et 1933, il fut ensuite interdit de représentation à partir de 1933 et mis à l’index, ses livres furent brûlés et son théâtre interdit. Il quitta l’Allemagne pour s’exiler en Suisse en 1938. Il y mourut sept ans plus tard, dans l’oubli.

Son théâtre est peu représenté en France : il y eut notamment De l’aube à minuit, drame dialogué datant de 1912, mis en scène par Sylvain Maurice en 1994 et plus récemment, en 2016, Le Radeau de la Méduse, pièce écrite entre 1940 et 1943, présentée par Thomas Jolly avec les élèves de l’école du Théâtre National de Strasbourg. Un jour en octobre (Oktobertag) date de 1927, elle est une réflexion sur la condition humaine mais flirte avec le vaudeville.

Nous sommes dans le salon en hémicycle d’une maison bourgeoise où vit Monsieur Coste (Hervé Van der Meulen), notable, oncle de Catherine une nièce qu’il élève (Ariane Heuzé). Catherine revient après un long séjour en province passé chez la sœur de l’abbé Jattefaux (Jaime Azoulay), tuteur chargé par l’oncle de surveillance plutôt que d’éducation. Elle vient d’accoucher, mais pour tous l’énigme est entière : qui est le géniteur de l’enfant ? La pièce tourne en circonvolutions et l’oncle enquête, dégainant sa flasque pour en attraper quelques gorgées et se remettre, au fil des éléments contradictoires qu’il apprend : la paternité revient-elle au lieutenant Marrien (Bruno Bouzaguet) désigné par la jeune femme comme père, et avec qui l’honneur – par la classe sociale qu’il représente – serait sauf ? « Il a suffi d’une étincelle pour porter le feu dans son sang. Cela s’est produit lorsque votre regard l’a effleuré. Elle vous a aimé tout de suite, submergée par le sentiment d’avoir rencontré son destin » dit l’oncle au lieutenant qui tombe des nues et s’en défend, pied à pied. Serait-ce le garçon boucher Leguerche (Benoît Dallongeville), un parti moins enviable, au demeurant maître chanteur qui s’auto-désigne en vue d’une lucrative opération ? L’énigme est à son comble.

Mi-nymphomane, mi-calculatrice la jeune femme hautement inflammable brouille à loisir les pistes et écrit avec exaltation son propre scénario : une rencontre un jour d’octobre, devant la devanture d’une bijouterie, puis à l’église pendant la messe, et dans une loge de l’opéra. Sa force de conviction fait basculer Marrien et le temps se suspend, la raison aussi. « La vie est l’affaire la plus impénétrable que l’on puisse penser » écrivait Kaiser qui a aussi publié deux romans, dont l’un sur l’inceste. A partir de là toutes hypothèses pourraient, dans le regard du spectateur, rester ouvertes. L’oncle fait partie des puissants de ce monde et défend son image sociale. Catherine se perd dans son chaos intérieur, entre hallucination et possession, et s’invente un amour absolu qui se cogne à la réalité,

On suit ce petit polar daté avec sympathie, comme un jeu de piste et les acteurs, bien dirigés par Agathe Alexis, collent à leurs personnages et font hésiter la vérité. Rêve, affabulation, force de conviction, imagination et fantasmes s’entrecroisent, dans l’étrange destin de cette Catherine Coste, entourée d’hommes qui ne veulent que son bien.

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2018

Avec Jaime Azulay, Bruno Boulzaguet, Benoit Dallongeville, Ariane Heuzé, Hervé Van Der Meulen. Scénographie et costumes Robin Chemin – réalisations sonores Jaime Azulay – lumière Stéphane Deschamps – chorégraphie Jean-Marc Hoolbecq – collaboration artistique Alain Alexis Barsacq – assistant à la mise en scène Sébastien Dalloni.

Du 6 janvier au 13 février 2018 – les lundis et vendredis à 20h30, mardis, jeudis et samedis à 19h00, dimanches à 17h00, relâche les mercredis, relâches exceptionnelles jeudi 18 et vendredi 19 janvier – Théâtre de L’Atalante, 10 place Charles Dullin, 75018 – métro : Anvers, Abbesses, Pigalle – tél. : 01 46 06 11 90 – site : www.theatre-latalante.com – La pièce est publiée chez L’Arche Editeur.

Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée

Notre-Dame qui fait tomber les murs © MuCEM-IDEMEC. Manoël Pénicaud

Exposition au Musée National de l’Histoire de l’Immigration – Commissariat général : Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, anthropologues.

Présentée en 2015 au Mucem, l’exposition Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée se re-pense et se ré-écrit à chaque fois qu’elle fait escale. Première escale après Marseille, Paris. L’exposition a pour objectif de questionner le croisement et la coexistence des trois religions monothéistes que sont le judaïsme, le christianisme et l’islam, à partir d’une approche anthropologique. « Les lieux saint à la différence des lieux de culte – mosquée, église ou synagogue – sont habités par la puissance d’un personnage comme Abraham, Elie ou Marie. Ils deviennent ainsi de véritables lieux de pèlerinage avec une date et des interventions précises qui répondent à des démarches individuelles. C’est là qu’apparaît le phénomène de partage » dit Manoël Pénicaud, co-commissaire.

Un parcours en quatre étapes est proposé au visiteur. La première, Une terre sainte et saturée de sens, part de la lithographie de Marc Chagall, Abraham et les trois anges, emblématique du thème de l’hospitalité pour les trois religions et met Jérusalem sous le projecteur. Avant d’être le lieu des dissensions politiques comme elle l’est aujourd’hui, elle fut le symbole des trois monothéismes : le mizrah du judaïsme, mur qui oriente les prières vers Jérusalem, le Saint-Sépulcre des catholiques lieu de la Résurrection dont une maquette recouverte de nacre montre ici les détails, l’Esplanade des Mosquées pour l’Islam d’où le prophète Mohamed se serait élancé dans le ciel à partir de la mosquée Al Aqsa. La figure de Marie citée dans le Coran autant que dans la Bible apporte ses annonciations et ouvre sur la Basilique de la Nativité. L’exposition a retenu trois villes comme symboles de la coexistence des religions où, aujourd’hui encore et malgré les conflits, elles se côtoient : Hébron, peuplée d’une majorité de palestiniens musulmans et d’une minorité de colons juifs, ville sous haute tension depuis la Guerre des six jours de 1967 qui la plaçait sous autorité militaire puis administrative israélienne, et où, de fait, le Caveau des Patriarches se trouve partagé entre musulmans et juifs. La grotte d’Elie sur le Mont Carmel, près d’Haïfa au nord d’Israël, lieu de pèlerinage où se retrouve les trois religions, complétées de la confession Druze qui s’appuie sur l’unité absolue de Dieu, synthèse du mysticisme musulman ainsi que du syncrétisme d’autres religions, entre autre perse et indienne. Le tombeau du prophète Samuel situé au nord de Jérusalem sur le site de Mitzpah qui a érigé une mosquée sur les vestiges d’une église médiévale et où les rites, depuis toujours, sont partagés entre juifs et musulmans.

Faisant le constat que les îles, plateformes pour le commerce et la navigation, sont souvent un point de contact entre civilisations rivales et souvent hostiles, les commissaires ont intitulé cette seconde étape de l’exposition Des îles carrefour. Qui eut pensé que dans l’actualité tragique de Lampedusa avec l’arrivée massive de migrants, cette île cachait dans une grotte, un oratoire dédié à la fois à la vierge et à un saint musulman, et qu’au Siècle des Lumières elle représentait un idéal utopique qui inspira Diderot et Rousseau ? Que Djerba en Tunisie cache une histoire où se mêlent des récits juifs et musulmans et où nombre de juifs tunisiens contraints à l’immigration y reviennent en pèlerinage, à la recherche de leurs racine ? Que l’île de Büyükada au large d’Istanbul accueille dans le monastère grec orthodoxe de Saint-Georges dit le Monastère des musulmans des fidèles de toutes confessions, majoritairement non chrétiens ? Que La Canée, située sur la côte nord-ouest de l’île grecque de Crète était un creuset interculturel et multiconfessionnel ? L’exposition en apporte les traces par de nombreux objets, bijoux, amulettes, carreaux de faïence, photos, sculptures et ex-votos.

D’une rive à l’autre, troisième étape, parle de conquêtes et de colonisation et témoigne des déplacements de population. Ainsi, dès le XIXème siècle, la conquête française de l’Algérie et les symboles catholiques essaimés, tels statues, églises et chapelles. La figure de Marie est un symbole récurrent qu’on trouve dans de nombreuses villes d’Algérie comme Notre-Dame-d’Afrique à Alger ou Notre-Dame-de-Santa-Cruz à Oran, les musulmans s’en sont emparés et ont poursuivi leurs dévotions après la décolonisation. L’émir Abd El Kader, chef de la résistance algérienne contre la colonisation, est une figure phare du dialogue inter-religieux. L’exposition le présente sous l’angle de la spiritualité, de la tolérance et de l’étude des textes, dans une volonté du dialogue islamo-chrétien : « Si tu penses que Dieu est ce que croient les diverses communautés – musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens, polythéiste et autres – il est cela et autre que cela » écrit-il. Des Roms, chrétiens et musulmans prient au Sanctuaire Sainte-Rosalie de Palerme, lors d’une fête annuelle nommée Hederlezi. Les Tamouls, chrétiens et hindous, dont une communauté importante s’est installée dans la ville, s’y rendent aussi pour prier.

La quatrième et dernière étape de l’exposition nommée Bâtisseurs de paix, présente, dans une première partie les trajectoires de personnalités qui ont établi des passerelles entre les religions et les cultures : Louis Massignon, grand orientaliste et professeur au Collège de France, qui fut médiateur auprès de l’église catholique pour la reconnaissance de l’Islam. L’un de ses disciples spirituels, Paolo Dall’ Oglio, un jésuite italien qui a fondé à partir de 1982 un monastère en Syrie dédié à l’hospitalité et au dialogue interreligieux et qui est aujourd’hui retenu à Raqqa, par l’organisation Etat Islamique. André Chouraqui, issu du Judaïsme, traducteur de la Torah, de la Bible et du Coran qui fut un passeur, engagé dans le dépassement des conflits.

La seconde partie sur les Bâtisseurs de paix met l’accent sur les initiatives novatrices des projets architecturaux qui favorisent la rencontre et le dialogue interconfessionnels. Ainsi, la Basilique universelle de la paix et du pardon de la Sainte Baume, s’inscrit dans le mouvement d’après-guerre du renouveau de l’Art sacré en France. Un entrepreneur, Edouard Trouin souhaitait y construire, au-delà de la Basilique, une Cité de la contemplation. Il avait mobilisé Fernand Léger pour illustrer le projet et Le Corbusier pour la conception de la cité d’accueil des pèlerins dont ce dernier réalisa les plans, pour un projet qui ne verra pas le jour. L’exposition évoque aussi ces espaces intermédiaires que sont les lieux de prière et de méditation interconfessionnels dans les aéroports et House One à Berlin, projet de maison de prière et d’enseignement des trois religions conçu par l’agence d’architecture Kuehn Malvezzi. Elle montre aussi : l’œuvre architecturale de Nikos Stavroulakis, autre figure du judaïsme méditerranéen fils d’un père grec orthodoxe et d’une mère juive originaire d’Istanbul, artiste, professeur d’histoire et directeur du Musée juif d’Athènes, restaurateur de la synagogue Etz Hayyim à la Canée, en Crète ; un Lieu de recueillement et de prière conçu par Michangelo Pistoleto en 2009 ; des photos réalisées par Alain Bernardini entre 2003 et 2011, sous le thème Les Désactivés mettant en situation des responsables religieux déplacés dans un autre lieu de culte que celui de leur appartenance ;  la quête spirituelle de Cheikh Khaled Bentounès, né en Algérie, guide de la confrérie soufie Alâwiyya. « Plus nous serons nombreux à choisir de mieux vivre ensemble, plus notre engagement changera le monde » dit-il.

Travailler sur les identités religieuses aujourd’hui n’est pas chose facile. A ce titre, l’exposition relève du défi et a une réelle utilité, historique et pédagogique. Les deux anthropologues commissaires de l’exposition, Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, directeur et chargé de recherche au CNRS, directeur et membre de l’Institut d’ethnologie méditerranéenne européenne et comparative (IDEMEC) à la Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence, en ont assuré l’élaboration et le contenu scientifique. Conçue comme une déambulation dans le Bassin Méditerranéen, l’exposition utilise tous types de supports comme photos anciennes et récentes, icônes, manuscrits, dessins et tableaux, vidéos et films documentaires, atlas, bijoux, livres sacrés, amulettes, carreaux de céramique, maquettes, statuaires etc… Ce qui compte, au-delà de l’objet présenté, c’est la pensée qui guide le parcours et la place dans l’histoire de l’immigration, dans celle des croyances et des comportements religieux en un geste d’humanisme. Entre ouverture et fermeture, frontières et nœuds de circulation, l’exposition Lieux Saints partagés en Europe et en Méditerranée montre les interactions entre fidèles de religions différentes et recherche du mieux vivre ensemble. Une utopie et un espoir compte tenu de la complexité du monde contemporain.

Brigitte Rémer, le 6 janvier 2018

Du 24 octobre 2017 au 21 janvier 2018, Musée National de l’Histoire de l’Immigration – Palais de la Porte Dorée 293 avenue Daumesnil. 75012 – tél. : 01 53 59 64 30 – mail : palais-portedoree. fr – métro : Porte Dorée. Un catalogue, Coexistences en Europe et en Méditerranée, a été co-édité par le Musée National de l’Histoire de l’Immigration et Actes Sud.

 

Jack Ralite, humaniste et homme de culture

On ne peut quitter l’année 2017 sans évoquer la disparition de Jack Ralite le 12 novembre 2017, grande personnalité des milieux artistiques et culturels, figure de référence pour la politique culturelle en France.

Né le 14 mai 1928 à Châlons-sur-Marne, il avait adhéré au Parti Communiste dans l’après-guerre, en 1947. Ses mandats politiques l’avaient conduit à être député PCF pour la Seine-Saint-Denis, de 1973 à 1981. Dans le Gouvernement Mauroy sous la Présidence Mitterrand, il fut ministre de la santé, puis en 1983/84, ministre délégué à l’emploi. Il fut Maire d’Aubervilliers de 1984 à 2003, puis passa la main, l’habit d’élu local lui allait bien, la ville garde son empreinte. Il fut sénateur de 1995 à 2011. « Le local, c’est l’universel sans les murs » disait-il, reprenant les paroles de Torga.

S’il ne fut pas ministre de la Culture, Jack Ralite s’engagea, prit la parole et la défense de la création et des artistes, de la liberté intellectuelle. Il rassembla, en 1987, les Etats Généraux de la Culture, après avoir lancé une pétition contre la marchandisation de la culture, au moment où TF1 se privatisait et où la cinquième, Canal + et M6, trois chaines privées, se créaient. La mobilisation du milieu artistique fut immédiate et des réunions de réflexion eurent lieu dans tous les théâtres de l’Hexagone. Le rassemblement fédérateur s’est fait au Zénith de Paris, le 16 novembre 1987. La lecture de la Déclaration des Droits de la Culture, fondatrice des Etats Généraux, fut énoncée devant une salle comble. Le mouvement s’est ensuite exporté partout dans le monde, et Jack Ralite en a assuré l’animation pendant trente ans. Ardent défenseur de l’exception culturelle, son combat, il l’a faite inscrire dans les accords généraux sur les services de l’Organisation Mondiale du Commerce.

Dans la Préface de Cultures au Faubourg, actes des rencontres qui marquaient dix ans de la Formation Internationale Culture, publiés en 2004, Jack Ralite reprenait les mots d’Hölderlin « quand il parlait des traductions et qu’il soulignait qu’elles mêlaient l’apprentissage du propre et l’épreuve de l’étranger. C’est une métaphore heureuse de l’idée qu’il faut en finir avec les différences indifférentes aux autres différences.» Evoquant cette assemblée de francophones, invités du ministère de la Culture au titre de la formation et de la comparaison des savoir-faire dans le domaine des politiques culturelles, il parlait de « mêlée des cultures qui par-delà leurs tensions vibrantes, cherchent une harmonie, c’est-à-dire un vrai pluralisme, pas celui du statu quo, mais celui du mouvement, ce que d’aucuns appellent la diversité culturelle.» Et il poursuit : « Ceci dit, c’était beaucoup plus riche que la diversité culturelle, expression qui renvoie trop à la diversité commerciale prônée par les grandes affaires des industries culturelles financiarisées et qu’un homme d’affaire français, égaré, porta au pinacle en se targuant d’enfoncer la notion d’exception culturelle dont le cœur est que le monde marchand ne peut pas être le régulateur impitoyable et sans rivages de ce qui touche à l’essentiel de la vie des hommes : la culture, les cultures, l’art, les arts. Il y a déjà longtemps qu’Octavio Paz nous avait averti : Le marché est efficace, soit, mais il n’a ni conscience ni miséricorde. Or nous sommes, nous voulons être des sociétés de conscience. »

Grand penseur et grand humaniste, Jack Ralite était pétri de nombreuses références qui le mettaient, et qu’il mettait, en action et en pensée. Il défendait avec acharnement les concepts de Liberté, Egalité et Fraternité, luttait contre l’exclusion, s’engageait pour plus de justice. Il reste une chaise vide autour de la table.

Brigitte Rémer, le 3 janvier 2018

 

Transit

© Emmanuel Burriel

Spectacle de cirque présenté sur une idée originale de la Compagnie Flip Fabrique – direction artistique Bruno Gagnon – mise en scène Alexandre Fecteau – Dans le cadre de Villette en cirques.

Le Québec est à l’honneur pendant plus d’un mois, au Parc et à la Grande Halle de La Villette. A l’affiche, une riche programmation avec des expositions et spectacles de théâtre et de cirque. De grands noms croisent les artistes émergents de la scène québécoise.

Fondée en 2011, la Compagnie Flip Fabrique oeuvre dans la ville de Québec et fait partie de la nouvelle génération du cirque canadien. Elle se compose de cinq circassiens et une circassienne, tous issus de l’Ecole de Cirque de Québec, et qui ont travaillé avec le Cirque du Soleil ou la Compagnie Eloize. Leur premier spectacle, présenté en 2012, Attrape-moi, retraçait l’histoire individuelle de chaque artiste et leur histoire commune. Ils sont une joyeuse bande, liée par l’amitié. Leur travail s’élabore de manière collaborative et met en exergue les points force de chacun, et tous apportent leur pierre.

Avec Transit, ça déménage, leur belle énergie et humeur s’envole dans les airs, tombe et rebondit, fait mine de, imagine et scintille. La troupe visiblement s’amuse et nous amuse sur fond de musique pop, les circassiens font corps. Les équilibres de toute configuration et inventivité s’adaptent aux obstacles que sont notamment de gros buffets qui se renversent et font des galipettes avec eux. Les pyramides qu’ils construisent touchent le ciel. Les lancers acrobatiques se font avec aisance et virtuosité. Les numéros de sangles aériennes sont maitrisés avec gros plans sur l’artiste qui se filme, par la caméra de son téléphone. Le jonglage, avec jeux de balles et de quilles stroboscopiques, se décline en harmonieuses figures aux mille couleurs. Les diabolos montent haut, se croisent et se rattrapent. Les cordes à sauter s’entremêlent mais jamais ne s’emmêlent. Les voltigeurs s’élancent dans les cerceaux, tels des lions à travers le feu, ou bien dansent et s’amusent follement, ou parfois se concurrencent dans un concours de hula-hoop. Au trampo-mur ils excellent, sur un rythme endiablé montant et descendant d’une haute muraille de caissons qui leur sert de niches.

C’est ludique et bon enfant, virtuose, humoristique et poétique. Les séquences s’enchaînent comme des saynettes ponctuées de petits dialogues qui racontent l’itinéraire d’une troupe dans sa dernière tournée. Jade, petit bout de femme faite de souplesse et de grâce mène son monde : cinq baraqués qui se dépassent et se jouent de tout, même peut-être de la peur. Humour, fraîcheur, prouesses, sont autant de mots qui caractérisent cette belle soirée où une pluie de sous-vêtements vole dans le public à la fin du spectacle, dernière pirouette potache dont on peut retenir l’inventivité et la virtuosité, en voltige comme en jonglage.

Brigitte Rémer, le 31 décembre 2017

Avec Jérémie Arsenault, Cody Clay Russell, Hugo Ouellet Côté, Jade Dussault, Bruno Gagnon, Yann Leblanc. Scénographie Ariane Sauvé – chorégraphie Annie Saint-Pierre – costumes Geneviève Tremblay – son Antony Roy – lumières Bruno Matte.

Du 21 au 31 décembre 2017, Espace Chapiteaux, Parc et Grande Halle de La Villette. Métro : Porte de La Villette – www. flipfabrique.com – Tél. : 01 40 03 75 75

La Fuite !

© Pascal Victor

Comédie fantastique en huit songes de Mikhaïl Boulgakov – Un spectacle de Macha Makeïeff.

On est en 1920 et la guerre civile qui suit le coup d’état bolchévique est perdue pour les Russes blancs qui n’acceptent pas la révolution et n’ont d’autre choix que de s’enfuir en Crimée, à Sébastopol, Constantinople et Paris. Boulgakov les suit, dans cette pièce intitulée La Fuite ! écrite en 1926/27. Macha Makeïeff croise la pièce avec son histoire familiale. Ses grands parents venaient de Russie et ont pris ce même chemin de l’exil, jusqu’en France. Sa grand-mère rêvait à haute voix, elle rapporte : « Premier théâtre pour moi que la chambre de ma grand-mère. Petite alors, je m’asseyais sur le parquet au seuil de sa porte, écoutais Olga et regardais ce qui, à la nuit tombée, se mettait à flotter de ses rêveries fantastiques, souvenirs de la guerre civile en Russie, de la perte d’un monde ancien, d’une maison, d’un pays, de paysages disparus. » Elle est cette petite fille d’une dizaine d’années présente sur le plateau tout au long du spectacle, témoin discret de l’Histoire.

Un grand portrait de Mikhaïl Boulgakov, photo reproduite sur un voile, accueille le spectateur. Né à Kiev, à l’époque partie de l’Empire Russe, en 1891, Boulgakov exerce quelques années son métier de médecin avant de se consacrer à l’écriture. En 1921, il s’installe à Moscou, collabore à diverses revues et écrit des feuilletons, sortes de sketches comiques inspirés de l’actualité quotidienne. Publié en 1925, son premier roman, La Garde blanche raconte le parcours d’une famille de l’intelligentsia proche des Blancs et évoque les évènements révolutionnaires de Kiev dont il tirera une pièce de théâtre, Les Journées des Tourbine. Ses écrits s’inscrivent dans un style satirico-fantastique. Il est peu publié, et, à partir de 1926, traqué par le régime, ses œuvres sont interdites. Staline lui refuse la permission de quitter la Russie. Il lui écrit le 30 mai 1931 : « Dans les vastes espaces des Belles-lettres russes, j’ai été en URSS le seul et unique loup de la littérature. On m’a conseillé de teindre mon pelage. Conseil inepte. Qu’un loup soit teint ou bien tondu, il ne pourra, quoi qu’on en fait, ressembler à un caniche. On m’a donc traité comme un loup. Et l’on m’a pourchassé plusieurs années d’affilée, selon les règles de la battue littéraire, dans un espace clos. Je n’en conçois pas de rancune mais je suis très fatigué, et à la fin de 1929, je me suis effondré. Aussi bien, même une bête sauvage peut se lasser. La bête a déclaré qu’elle n’était plus un loup, plus un homme de lettres. Qu’elle renonçait à sa profession. Qu’elle se taisait. Disons-le clairement, c’est de la lâcheté. Il n’existe pas d’écrivain qui puisse se taire. S’il l’a fait, c’est qu’il n’est pas un véritable écrivain. Et si un écrivain se tait, il périra. » Il travaille un temps comme assistant metteur en scène au Théâtre d’Art de Moscou, écrit des livrets d’opéra pour le Bolchoï, adaptations et travaux alimentaires se succèdent. Il donne sa pleine mesure dans Le Maître et Marguerite, texte commencé en 1928 où il traite de la problématique de l’écrivain face au pouvoir totalitaire et y travaille jusqu’à ses derniers jours. Il meurt en 1940 à l’âge de 49 ans.

Toute l’écriture de Boulgakov est marquée par sa passion du théâtre. Dans La Fuite, le contexte des émigrés apparaît sur un mode drôle et tragique, en même temps qu’onirique. Il y traite sur un mode insolent et provocateur de l’arbitraire stalinien et de la censure, du destin, de la revanche, de la trahison, de la nostalgie du retour. La pièce est construite en huit songes et présente une galerie de portraits – des déclassés, des réprouvés, des gens chassés, exclus et sans identité – entre rêves et cauchemars, dans une sorte d’électricité fantastique.

On retrouve tous ces ingrédients dans la lecture que fait Macha Makeïeff de la pièce où mélancolie, fantaisie et humour côtoient la noirceur de l’histoire collective. Auteure, metteure en scène et plasticienne, elle dirige La Criée, Théâtre National de Marseille après avoir créé avec Jérôme Deschamps de nombreux spectacles de théâtre. Elle présente ici un spectacle flamboyant et sensible, entre fresque ou épopée et intimité, avec une densité de jeu exceptionnelle, une gestuelle précise et des chants, avec une scénographie intemporelle et efficace, des lumières-écritures qui ponctuent les actions, de la verve et de la tendresse, dans un imaginaire terrien et onirique, et un rappel politique de ce qui a habité son enfance.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2017

Avec Karyll Elgrichi – Vanessa Fonte – Alain Fromager – Samuel Glaumé – Pierre Hancisse – Sylvain Levitte – Thomas Morris – Émilie Pictet – Pascal Rénéric – Geoffroy Rondeau – Vincent Winterhalter – Noémie Labaune – Salomé Narboni. Adaptation, mise en scène, décor et costumes Macha Makeïeff – lumière Jean Bellorini – collaboration Angelin Preljocaj – conseil à la langue russe Sophie Bénech – création sonore Sébastien Trouvé – coiffures et maquillage Cécile Kretschmar – assistanat à la mise en scène Gaëlle Hermant – assistanat à la lumière Olivier Tisseyre – assistanat à la scénographie et aux accessoires Margot Clavières – assistanat aux costumes et atelier Claudine Crauland – intervention et scénographie Clémence Bézat – Pavillon Bosio (Monaco) iconographie et vidéo Guillaume Cassar – régie générale André Neri.

Du 29 novembre au 17 décembre 2017 – Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis 59, boulevard Jules Guesde 93200 Saint-Denis – Tél. : 01 48 13 70 00 www.theatregerardphilipe.com – En tournée : 21 et 22 décembre, Théâtre Liberté à Toulon – du 9 au 13 janvier 2018, Les Célestins à Lyon – 19 et 20 janvier 2018, Le Quai à Angers.

 

Avant la Révolution

© Mostafa Abdel Aty

Texte et mise en scène Ahmed El Attar – Interprétation Nanda Mohammad, Ramsi Lehner, au Tarmac – Le spectacle a été créé au théâtre Rawabet du Caire, en octobre 2017.

Que se passait-il en Egypte avant le 25 janvier 2011, date d’un soulèvement populaire sans précédent ayant mené à la démission du président Hosni Moubarak, le 11 février ? Deux personnages, en équilibre sur des charbons ardents ou sur une planche à clous, sorte de fakirs hyper concentrés lisent, non pas l’avenir mais le passé proche, en une litanie d’injustices, d’oppressions et de violences énoncées qui s’entrechoquent les unes aux autres mêlant les territoires du privé aux exactions publiques.

Des pas se rapprochent comme du fond d’une prison, qui s’amplifient pour devenir des coups répétés. Les deux acteurs à la forte présence elle, Nanda Mohammad, lui, Ramsi Lehner, tous deux chemises blanches et pantalons aux bretelles rouges, en immobilité forcée face public, semblent pris dans les glaces. Ils sont à l’image des films muets et expriment ici avec une forte intensité et charge émotionnelle qui passe dans la salle, ce qu’on ne saurait exprimer hors de la scène dans un contexte égyptien sous contrôle.

La démarche d’Ahmed El Attar, élaborateur du projet, rédacteur et metteur en scène, est courageuse. Il a puisé dans la presse et les médias, dans les chansons et les feuilletons, dans les discours et les slogans, dans l’épilogue des prières du vendredi, l’indélébile de situations toutes plus tragiques les unes que les autres, pour inscrire au fronton du théâtre – ici via le surtitrage – les actes qui ont grossi le fleuve, menant à la dérive après l’explosion de janvier 2011. Il y mélange le personnel et le collectif, la réalité et la fiction, il n’y a pas, en apparence, de tracé rationnel, mais un copié collé assourdissant.

On connaît le travail d’Ahmed El Attar en France où il a déjà présenté On the importance of being an Arab en 2009 et The Last super entre autre au Festival d’Avignon et au Festival d’Automne, en 2015. Le metteur en scène est un actif entrepreneur culturel, il a fondé au Caire plusieurs structures : le Studio Emad Eddine pour la formation des artistes et médiateurs culturels et pour accompagner les projets indépendants ; Orient Productions pour produire et coproduire les spectacles et événements ; sa compagnie indépendante, Temple. Par ailleurs il dirige le Théâtre El Falaki au Caire relevant de l’Université Américaine où il a créé le Festival D-CAF – Downtown Contemporary Arts Festival – carrefour entre le théâtre égyptien, le théâtre du Moyen-Orient et au-delà la création internationale.

« Le 8 juin 1992, l’écrivain égyptien Farag Foda sortait de son bureau, rue Asmaa Fahmy à Héliopolis pour prendre sa voiture…. » Il n’est vraisemblablement jamais arrivé.

Brigitte Rémer, le 5 décembre 2017

Avec Nanda Mohammad et Ramsi Lehner – musique Hassan Khan – décor et costumes Hussein Baydoun – création lumières Charlie Aström – production Henri Jules Julien.

Du 28 novembre au 2 décembre, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020 – Tél. : 01 43 64 80 80. Site : www. letarmac.fr – En tournée à Annecy-Bonlieu scène nationale, les 6 et 7 décembre – à la Filature de Mulhouse, les 24 et 25 janvier 2018 – à la Kultuurfactorij Monty d’Anvers les 26 et 27 janvier – au Caire Festival D-Caf, du 22 au 25 mars.

Les Trois Sœurs

© Thierry Depagne

Un spectacle de Simon Stone, d’après Anton Tchekhov – Odéon Théâtre de l’Europe – Création française d’après la production originale du Theater Basel en version allemande.

La vie quotidienne vaut-elle d’être mise en exergue et en représentation, comme une star ? Miroir, mon beau miroir… ! Elle n’est pas vraiment poétique et se met en scène d’elle-même chaque jour dans les transports, les boutiques, les familles, dans le langage et l’imaginaire parfois proche du zéro pointé. Alors que faire de la chronique d’une famille bobo d’aujourd’hui qui se retrouve dans la villa familiale des vacances cinq ans après la mort du père, belle maison transparente qui tourne sur elle même comme un manège et livre les actes de la vie quotidienne où petits bobos et grands états d’âme des uns(es) et des autres s’entremêlent : potins sur les dernières emplettes, banalités en tous genres – bouchons sur la route, clé égarée, retour de piscine ou de plage, boulot chez SFR –

Les Simon Stone’s Trois sœurs présentent l’histoire de ce club des trois, quatre ou cinq, où on s’ennuie ferme, se demandant, si, comme dans un multiplexe, on ne s’est pas trompé de salle. Le système Simon Stone qui collait si bien à Medea, présenté il y a peu par l’artiste en résidence à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, ici ne fonctionne pas, la passion l’alimentait. La vie comme elle va est beaucoup moins captivante. Autant faire un collage personnel sur le sujet plutôt que d’offrir ce bouillon léger sous label tchekhovien – et même si c’est d’après Tchekhov puisqu’il n’en reste rien que cet exercice de style d’une soi-disant transposition.

La photo de famille est prise devant l’urne contenant les cendres du père, qui encombre un tant soit peu, là se battent les cartes des mélancolies urbaines des personnages qui vont et viennent : les trois sœurs, Olga, Macha et Irina dont c’est l’anniversaire, leur frère André sous substance illicite, amants, amis, une petite communauté privilégiée. On les suit, de pièce en pièce, du rez de chaussée – entre cuisine salon et terrasse – au premier étage dans les chambres et jusqu’aux actes intimes de la salle de bains et des toilettes. On se trouve tout au long du spectacle comme sous caméra de surveillance et dans un vide sidéral, à tel point qu’on a du mal à croire, plus tard, à l’acte final.

La trame serait d’Anton Tchekov, – né en 1860, mort en 1904 – les Trois Sœurs seraient d’aujourd’hui, elles joueraient la partie entre indépendance, féminisme, amourettes, grands problèmes existentiels et tout le kitsch qui va avec, passant de la victoire de Trump aux jugements de valeur version café du commerce, mais qu’est-ce qu’on s’en fout ! Elles se regardent avec complaisance, tentent la séduction, l’alcool et jouent de légèreté. Aucune épaisseur ni nostalgie, aucune vie, on pourrait se croire sur un plateau télé où l’on attend que le temps passe, malgré le jeu d’acteurs/trices qui tricotent comme ils/elles peuvent avec un argument devenu diaphane. Et même si la déclaration d’intention du metteur en scène tend à le justifier dans sa très libre interprétation des choses : « Tchekhov fait commencer toutes ses pièces en indiquant qu’elles se déroulent dans le temps présent, et à cet égard je le prends au mot » notre temps présent, vu sous cet angle ne vaut guère le détour.

Brigitte Rémer, le 29 novembre 2017

Avec : Jean-Baptiste Anoumon – Assaad Bouab – Éric Caravaca – Amira Casar – Servane Ducorps – Eloïse Mignon – Laurent Papot – Frédéric Pierrot – Céline Sallette – Assane Timbo – Thibault Vinçon – Teodor (Kouliguine) – Alex (Verchynine) – Andrei Olga – Natacha Irina – (Touzenbach) Roman Macha Herbert (Fedotik / Rodé) Viktor (Saliony). Traduction française Robin Ormond – décors Lizzie Clachan – costumes Mel Page – musique Stefan Gregory – lumière Cornelius Hunziker.

Tournée 2018 : du 8 au 17 janvier TNP, Villeurbanne – du 23 au 26 janvier Teatro Stabile, Turin – du 1er au 3 février DeSingel, Anvers – 16 et 17 février Le Quai, Angers.

 

 

Paris Photo 2017

© Man Ray “Portemanteau, 1920, exposé par Bruce Silverstein

Cent cinquante galeries et trente et un éditeurs au rendez-vous de la 21ème édition de Paris Photo, parrainée par Karl Lagersfeld – Grand-Palais, Paris.

Ce rendez-vous international mêle les nouveautés du secteur photographique aux séries vintage, les géographies de tous les continents, les formats, techniques et réflexions. C’est un marché, des prix circulent, des alliances et projets se forment. Un Comité réuni autour de Florence Bourgeois, directrice de Paris Photo et de Christophe Wiesner directeur artistique a sélectionné les exposants : plus de cent cinquante galeries et trente et un éditeurs de tous les pays, dont les trois-quarts viennent d’Europe – 31% de France, 14% d’Allemagne et 6% du Royaume-Uni – 17% des Etats-Unis, une poignée de galeries d’Asie, d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Amérique du Sud. 40% d’entre elles sont exclusivement dédiées à la photographie, 60% sont des galeries généralistes. La photo documentaire est largement représentée : « Beaucoup d’artistes se sont inspirés du processus documentaire ou pseudo-documentaire pour l’intégrer dans leur processus créatif » constate le directeur artistique. Et Mouna Mekouar, auteur indépendante, précise, lors d’un entretien avec Art Press : « Les artistes qui s’emparent dans leur travail de la complexité du médium témoignent de la manière dont ils explorent le réel et l’imaginaire, l’invention et la restitution, le documentaire et la fiction ; toutes ces notions qui, au gré de leurs travaux, se recoupent ou s’opposent sans parvenir à définir le statut de la photographie. »

Côté vintage, la galerie Bruce Silverstein présente des œuvres de Man Ray dont L’étoile de mer datant de 1928, Masque peint de 1941 et le célèbre Portemanteau de 1920 ; Henri Cartier Bresson avec Dimanche sur les bords de la Marne trace les moments d’insouciance des premiers congés payés, en 1936 ; la Galerie Françoise Paviot présente entre autre une reproduction par déguerréotypie de 1850 de Charles Negre : L’inauguration, asile impérial de Vincennes et des clichés-verre, tirages anciens sur papier albuminé de Camille Corot datant des années 1850. Les archives de Hank O’Neal témoignent de la vie rurale aux Etats-Unis entre 1935 et 1944 avec les photos de Walker Evans, Dorothea Lange, Russell Lee, John Vachon et d’autres, prises pour la Farm Security Administration, organisme d’Etat créé au plus fort de la Dépression. Movement study de Rudolf Koppitz, sorte d’image biblique présentée par la galerie Johannes Faber de Vienne, date de 1925. La Galerie Bene Taschen propose des vintages cibachromes d’Arlette Gottfried dont Summer afternoon, de 1985.

Côté solo-show, Gilles Caron qui a couvert différentes manifestations en 1968, comme le Printemps de Prague, fait parler l’Histoire, avec des clichés de sa série Chorégraphie de la révolte. Door opening de Ferenc Ficzek, une série de douze photos en noir et blanc de 1975, à la lumière très travaillée, est présentée par la galerie ACB. Alex Webb montre sa vision du Mexique avec Tehuantepec/Mexico, 1985, de la Robert Klein Gallery : une architecture rose et des enfants au ballon et tee-shirt bleus. Issey Miyake, de William Klein, 1987, est présenté par Le Réverbère de Lyon qui expose aussi des photos de Denis Roche et Bernard Plossu. Alfred Seiland, australien, est porté par la galerie Johannes Faber de Vienne, avec Ulf Merbold, Titusville Floride, 1997. La Yossi Milo Gallery montre douze photographies en noir et blanc de Mark Ruwedel, Furnaces, prises entre 1996 et 2008, sortes de phares ou de cheminées faussement identiques version nouvelle objectivité. Jalal Sepehr avec Red Zone est présenté par la Silk Road Gallery qui promeut également Ebrahim Noroozi et sa série Lake undecided, 2014, une barque fantôme dans un paysage lunaire, méditation en couleurs sur fond de nuages et reflets, avec un personnage, petit point rouge à la pagaie en équilibre, géométrique, simple et intense. La Silk Road Gallery présente aussi l’univers onirique de Babak Kazemi avec une série mélangeant noir et blanc, et couleur, Exit of shirin & Farhad, 2012. Mutations/Düsseldorf, Primary Demonstration de Klaus Rinke montre le corps en action. La Gallery Taik Persons propose le travail d’Anna Reivilä, d’Helsinki From the series Bond réalisé en 2016/2017 : pierres et branches ligotées et abandonnées dans la nature, dans l’eau ou la neige et celui de Riitta Päiväläinen qui joue de reflets et de compositions dans la nature avec From the series River Notes ; Massimo Vitaly sorte de regard à la Martin Parr D0017 Carcavelos Pier, Portugal 2016 fait partie de la Benrubi Gallery. Payram, Iranien exilé, montre, avec Syrie 55, 2002/2010 de la Galerie Maubert, des paysages et des bâtiments, entre lumière crue et noir profond. Mo Yi avec Notice fait un journal-montage de cinquante-deux photos sur les politiques en action avec saluts militaires et foules rassemblées, et avec la présence de Mao Tsé Toung. D’autres leaders politiques sont à l’affiche comme Fidel Castro et Che Guevara, avec des photographies non signées. Guy Tillim joue des couleurs : rose, vert, jaune, rouge, bleu, blanc, en montrant la ville africaine, la rue et ses habitants. Andrès Serrano avec Untitled V (Torture) réalisé en 2015 est présenté par la Galerie Nathalia Obadia ; Ernest Pignon-Ernest Pasolini assassiné Si je reviens Roma 3, 2015, est promu par la Galerie Lelong and Co. La Galerie Paris-Beijing présente Time immemorial de Yang Yongliang, un vaste paysage nocturne et les lumières de la ville, Sohei Nishino, un diorama Map Berlin, 2012 avec Michaël Hoppen Gallery. La mutinerie de Freeman Field, d’Omar Victor Diop, 1945, en 2017, est portée par la Galerie Magnin.

Dans la diversification des propositions, quatorze projets mis en exergue dans le secteur Prismes, créé en 2015, sont présentés dans le Salon d’Honneur  du Grand-Palais : des performances, des séries avec entre autre les créations inédites de Jungjin Leea, Unnamed road et Tim Rautert, Deutsche in uniform série de vingt-huit images, des installations comme Stop the bomb de Henry Chalfant ou Finding bones de Grey Crawford, une sélection de photographies de la collection Helga de Alvear, galeriste et collectionneuse d’Estrémadure dont le commissariat est assuré par Marta Gili, directrice du Jeu de Paume, sous le titre Les Larmes des choses.

Pour la première fois, une section film/vidéo est proposée, en partenariat avec le réseau MK2, Marin Karmitz étant un fin collectionneur de photographies et le producteur distributeur qu’on connaît. Trois séances quotidiennes et des films d’artistes présentés par les galeries de Paris Photo comme Vers la lumière de Naomi Kawase et Vingt-quatre frames d’Abbas Kiarostami, mais aussi Comédie, de et avec Samuel Beckett, film tourné par Karmitz. Par ailleurs une Carte blanche Etudiants est donnée à quatre jeunes d’écoles européennes, sélectionnés par jury pour présenter leur travail à Paris Photo, et Gare du Nord et une Plateforme conversation offre chaque jour des rencontres-dialogues animées par des personnalités autour de trois axes : La question de la couleur, ce qu’elle représente d’un point de vue esthétique, social et technique pour la photographie – La photographie trompe et montre qu’elle trompe – De l’enregistrement du réel, des pionniers à la méta-réalité, de l’univers numérique.

Karl Lagersfeld, directeur artistique des maisons Chanel, Fendi et Karl Lagerfeld, directeur de publication et éditeur, parrain de la manifestation, partage ses coups de cœur, sa signature en atteste. Et le public, autour de 60 000 visiteurs professionnels ou amateurs, butine, dans une ambiance de découverte, pour achat ou pour le plaisir, ou les deux.

Brigitte Rémer, le 29 novembre 2017

Du 9 au 12 novembre 2017 – Paris Photo – Grand Palais, avenue Winston Churchill. 75008. Métro : Alma Marceau – Site : www.parisphoto.com

D comme Deleuze

© Didier Crasnault

Ecriture collective autour de l’œuvre de Gilles Deleuze – Mise en scène Cédric Orain – Compagnie La Traversée.

Il s’agit d’une « conférence un peu mouvementée autour de l’œuvre de Gilles Deleuze » informe le dossier de presse. Deleuze lui-même est un mouvementé dans la vitalité de sa pensée, il transforme notre perception de la vie et du monde, travaille sur le sens et le non sens, sur le sens interdit le désir, sur l’inconscient.

Né en 1925, agrégé de philosophie en 1948, il est au zénith de sa pensée dans les années 68 et nommé professeur en 69 à l’Université naissante donc expérimentale de Paris 8 Vincennes (devenue Saint-Denis) après soutenance de sa thèse sur les concepts de différence et répétition. Il marque de son empreinte l’Université comme il marque les étudiants qui l’ont approché et se précipitaient à ses séminaires, sorte de causeries et de temps d’échange des plus conviviaux. On affichait complet chez Deleuze, on réinventait la relation maître/élève, on construisait des labyrinthes.

Le philosophe s’intéresse d’abord aux auteurs les moins en vogue à l’époque comme Hume, Spinoza, Nietzsche et Bergson qui l’inspire particulièrement, Foucault plus tard, fait une rencontre magistrale avec le psychanalyste Félix Guattari. Ensemble ils commettent plusieurs ouvrages dont deux devenus phares, dans la série Capitalisme et schizophrénie : L’Anti-Œdipe en 1972 où ils posent la question de l’inconscient : « Ce n’est pas un théâtre, mais une usine, un lieu et un agent de production. Machines désirantes : l’inconscient n’est ni figuratif ni structural, mais machinique… » et Mille Plateaux en 1990, où ils « retraversent tous les régimes de signes : la linguistique et l’écriture, mais aussi la musique, la philosophie, la psychiatrie, l’économie et l’histoire : celle des peuples et celle de l’appareil d’État. » Tous deux s’intéressent aux transformations du champ social, parlent d’art, de science et de politique, Deleuze reste pourtant fidèle à l’histoire de la philosophie, s’intéresse au cinéma et écrira sur ce thème deux ouvrages qui ont fait date, L’image-mouvement en 1983 et L’image-temps en 1985.

Alors que faire avec un tel agitateur d’idées, un franc tireur et libre penseur comme Deleuze quand on désire le porter au théâtre ? Lui, l’anti-héros, ne se laisse pas mettre en boîte si facilement. La compagnie a choisi de travailler sur les quatre premières lettres de son Abécédaire, long entretien télévisé élaboré par son ancienne étudiante Claire Parnet en 1988, réalisé par Pierre-André Boutang. La condition qu’il y mettait, lui qui n’acceptait pas d’être filmé, était de ne le diffuser qu’après sa mort.

A comme animal, B comme boisson, C comme culture, D comme désir. Cédric Orain, le metteur en scène, a choisi le thème de la conférence comme mise en situation et en espace. Trois acteurs sont autour d’une table, diffusant la parole jusqu’à ce que tout se dérègle. Il y a celui qui soliloque, celui qui ressemble furieusement au philosophe et celui qui vole, il est acrobate. L’esprit y est, le sérieux comme la dérision. On termine sur quelques mots dits par Deleuze et son immense éclat de rire, alors que, luttant contre la maladie, il se donne la mort, en 1995. « Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie » avait-il écrit. La mise en scène est raisonnablement mouvementée et toute approche de Deleuze offre à penser.

Brigitte Rémer, le 18 novembre 2017

Avec Olav Benestvedt, Guillaume Clayssen, Erwan HaKyoon Larcher – lumière, régie générale Germain Wasilewski – administration, production, diffusion La Magnanerie : Julie Comte, Anne Herrmann, Victor Leclère, Martin Galamez – Site : www.latraverse.net

Du 30 octobre au 9 novembre 2017, 20h30 – L’Échangeur, Bagnolet 59, avenue du Général de Gaulle 93170 Bagnolet – Métro Galliéni –  www.lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20.

Spectacle créé le 1er mars 2017 au Phénix, Scène nationale de Valenciennes dans le cadre du festival cabaret de curiosités.

Mali Twist

© Malik Sidibé – Nuit de Noël – (1963)

Exposition des photographies de Malick Sidibé – Fondation Cartier pour l’art contemporain. Commissaire d’exposition André Magnin, en collaboration avec Brigitte Ollier.

De la joie de vivre dans le Mali post-colonial, il s’est fait le porte-parole. Malik Sidibé est né en 1935 à Soloba, au Sud du Mali, dans une famille paysanne d’origine peule. Il s’en est allé le 14 avril 2016, à Bamako, et repose au village. Un ancien s’éteint c’est une bibliothèque qui brûle dit le proverbe. Si la bibliothèque se consume, sa photothèque nous réchauffe, elle a valeur de témoignage sociologique et porte la trace des années 60, dans son pays, celles des années de liberté, juste après l’Indépendance.

Formé au dessin et à la bijouterie à l’école des artisans soudanais – les fondations de l’Institut national des arts de Bamako – il est vite remarqué pour ses talents de dessinateur. Il entre, en 1955 au studio de photographies de celui qu’on surnomme Gégé la Pellicule, Gérard Guillat-Guignard un français gérant du studio Photo-Service avec qui il apprend la photographie. Malick Sidibé, qu’on nommera plus tard L’œil de Bamako, ouvre son premier studio en 1958 puis, en 1962 le studio du quartier Bagadadji où il restera longtemps. Il se spécialise d’abord dans la photographie de reportage, notamment en allant dans les soirées des jeunes de la capitale, puis, à partir des années 70, se tourne davantage vers les portraits, réalisés en studio. Les Rencontres africaines de la photographie de Bamako en 1994 participent de sa reconnaissance internationale, ainsi que la première rétrospective de son travail, présenté hors d’Afrique, à l’initiative de la Fondation Cartier, en 1995. Les Rencontres de la photographie d’Arles honorent sa mémoire dans l’édition 2016 où l’Afrique est sur le devant de la scène, avec l’exposition Swinging Bamako. La fabuleuse histoire des Maravillas du Mali, du nom d’un des groupes de musique africaine du pays. Il a reçu de nombreux Prix de la Photographie dont celui de la Fondation Hasselblad, en 2003, pour la première fois attribué à un photographe africain ; un Lion d’or d’honneur de la Biennale d’art contemporain de Venise, en 2007, pour l’ensemble de sa carrière ; l’Infinity Award for Lifetime Achievement du Centre international de la Photographie de New-York, en 2008 ; il fut nommé Officier dans l’Ordre des Arts et des Lettres, en 2011. Une belle carrière d’observation et de modestie, qualités dont il ne se départira jamais.

Avec Mali Twist c’est un parcours joyeux de plus de deux cent cinquante photographies qui est proposé par la Fondation Cartier dont une grande partie est consacrée aux soirées dansantes de Bamako. Twist, rock’n’ roll et musiques afro-cubaines sur fond de 45 tours vinyle et de leurs pochettes souvent dessinées par le photographe accompagnent le parcours, ainsi qu’en sourdine la playlist originale des standards chaloupés, concoctée par Manthis Diawara et André Magnin. Mali Twist, le titre de l’exposition, fait référence à la chanson éponyme de Boubacar Traoré, chanteur et guitariste malien, sortie en 1963. « J’étais le seul jeune reporter de Bamako à faire des photos dans les surprises-parties. Les jeunes de Bamako se regroupaient en clubs. Ils empruntaient leurs noms à leurs idoles – Les Spotnicks, Les Chats sauvages, Les Beatles, Les Chaussettes noires – ou au journal Cinémonde qui venait de France. Souvent dans la rue ils s’appelaient : Hé ! Beatles !… On avait beaucoup d’occasions de s’amuser. » Ainsi, Regardez-moi (1962), photo de la Collection Fondation Cartier une grande joie de vivre pour ce twisteur faisant une figure acrobatique sous les yeux de son amie. Nuit de Noël (1963) un splendide pas swingué, esquissé entre un frère et sa petite sœur à qui il apprend à danser, tous deux concentrés et de blanc vêtus, une image devenue emblématique dans l’histoire de la photographie africaine, « C’est une photo que j’adore » disait Malick Sidibé. Dansez le twist (1965) où l’on rase le sol dans les figures et d’où émane une franche gaîté. Fans de James Brown (1965) où deux jeunes filles arborent la pochette du vinyle James Brown, musique sur laquelle visiblement elles dansent. « Les jeunes quand ils dansent, sont captivés par la musique. Dans cette ambiance on ne faisait plus attention à moi. J’en profitais pour prendre les positions qui me plaisaient » dit Sidibé. « Je faisais des tirages à mon retour des soirées, parfois jusqu’à six heures du matin. Je les regroupais par club, puis je les numérotais et les collais sur des chemises cartonnées. Je les affichais le lundi ou le mardi devant le studio. Tous ceux qui avaient participé aux soirées étaient là et se marraient en se voyant sur les photos… Seuls les garçons achetaient les photos et les offraient en souvenir aux filles… »

Les nombreux tirages d’époque développés de 1962 à 1978 dans son modeste atelier forment un vaste ensemble d’informations sur la vie adolescente, la danse et l’effervescence de la vie à Bamako. Il y en a beaucoup, petits formats aux bords dentelés rassemblés sur de grandes feuilles, qui gardent l’empreinte de ces moments détendus, entre jeunes. « Certains commandaient des tirages sans les acheter, le plus important était que leurs photos soient vues. Commandées par de jeunes bamakois sapés à la dernière mode, ces tirages sont la mémoire des moments de joie et de plaisir où ces jeunes découvraient leur image magnifiée par leur ami Malick Sidibé » dit le photographe. Autre série présentée, les photos de cette jeunesse rieuse au bord du fleuve Niger où ils se retiraient du monde pour écouter leurs musiques favorites, se baignaient, pique-niquaient et s’amusaient devant l’objectif de Sidibé qui les accompagnait et qu’ils surnommaient Malicki. Cela donne Pique-nique à la chaussée (1972), A la plage (1974), Combat des amis avec pierres au bord du Niger (1976), une série qui témoigne de leurs jeux et passe-temps. « Le dimanche, pendant les grosses chaleurs, on se retrouvait au bord du fleuve Niger, à la Chaussée, au lieu-dit du Rocher aux Aigrettes. Les garçons apportaient des électrophones à piles et des disques, on faisait du thé, on se baignait, on dansait en plein air. Je faisais beaucoup de photos à l’improviste, ça me plaisait beaucoup » commente Sidibé.

Autre thème, autre partie de l’exposition, les portraits que Sidibé réalisait dans son studio, vite devenu incontournable, où défilaient toutes sortes de modèles qu’il photographiait d’un œil toujours complice. Les jeunes de milieux populaires – seuls ou à plusieurs, habillés dernier cri pantalons patte d’éléphant la mode du moment, chemises bigarrées, chapeaux bien enfoncés, regards droits dans les yeux du viseur – venaient prendre la pose devant un rideau à rayures, parfois sur un fond neutre, souriants ou intimidés, assis ou en pieds. Ainsi Un yéyé en position (1963) chemise à fleurs et lunettes noires ; Nous deux avec guitare (1968) : vêtements kitsch pantalons zébrés, comme le tissu sur lequel ils posent, lunettes noires, une fleur à la main ; Sans titre (1973) portrait en pied d’une jeune femme, pantalon blanc patte d’éléphant, chemisette à manches courtes et chapeau qui auréole le visage, formes et reliefs bien en vue ; Un jeune gentleman (1978) pied posé sur un tabouret, le geste du penseur, cravate fleurie, tissu décoré au sol ; Un gentleman en position (1980) photographié en pied, costume impeccable pantalon patte d’éléph, gilet, cravate et grand béret. « En studio, j’aimais le travail de composition. Le rapport du photographe avec le sujet s’établit avec le toucher. Il fallait arranger la personne, trouver le bon profil, donner une lumière sur le visage pour le modeler, trouver la lumière qui embellit le corps. J’employais aussi du maquillage, je donnais des positions et des attitudes qui convenaient bien à la personne. J’avais mes tactiques. Ce travail que j’aimais trop m’a fait solitaire. Je ne pouvais plus le quitter ! » commente Malick Sidibé.

Le photographe n’aimait que le noir et blanc et « arrangeait un peu la réalité pour mieux dire la vérité » comme il le justifiait si bien. Au rez-de-chaussée de la Fondation Cartier, son studio est reconstitué, avec un parterre à damier noir et blanc où les visiteurs peuvent prendre la pose. Assis ou en pied, des accessoires mis à leur disposition, ils sont invités à se prendre en photo avec leur appareil ou leur Smartphone et peuvent ensuite partager leurs photos sur les réseaux sociaux, avec le hashtag #StudioMalick. Par ailleurs, deux artistes invités ont reçu commande de la Fondation : l’artiste ghanéen Paa Joe qui a réalisé la sculpture en bois géante d’un Rolleiflex, appareil qu’aimait utiliser Sidibé et une toile de Jean-Paul Mika, artiste de République Démocratique du Congo, Souvenir ya Bonane Tango ya Molato. Le superbe film tourné par Cosima Spender en 2008, Dolce Vita Africana est présenté en fin de parcours et permet de suivre le photographe au quotidien, à Bamako et Soloba.

Avec cet ensemble exceptionnel, l’œuvre de Malick Sidibé témoigne de l’insouciance et de la vitalité de la jeunesse bamakoise des années 60 à 80. C’est la trace d’une époque libre et captivante au Mali, Sidibé y a fait un magnifique travail d’artiste et de sociologue, renvoyant une image joyeuse et malicieuse du pays. La Fondation Cartier s’en est emparée, l’ensemble est magnifiquement agencé par les deux commissaires Brigitte Ollier et André Magnin, notamment l’immense sous-sol. L’exposition se prolonge par des activités programmées lors des Soirées Nomades – concerts, bals populaires, marionnettes traditionnelles, studio photo ambulant – A ne pas manquer.

Brigitte Rémer, le 31 octobre 2017

Du 20 octobre 2017 au 25 février 2018 – Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261 boulevard Raspail, 75014. Paris – Métro Denfert-Rochereau – www.fondationcartier.com – Tél. : 01 42 18 56 67/50 – Le catalogue, en version française et anglaise, est publié par les éditions Xavier Barral, avec des Textes de André Magnin, Brigitte Ollier, Manthia Diawara, Robert Storr et Malick Sidibé.

 

 

F(l)ammes

@ François Louis Athenas

Texte et mise en scène Ahmed Madani – Création théâtrale partagée – Focus femmes ! Madani Compagnie.

Depuis 1985 Ahmed Madani s’entoure de collectifs d’artistes et fouille dans les cultures urbaines. Il transforme la réalité en spectacle, au plus près des faits de société et s’intéresse particulièrement aux français d’origine étrangère, témoignant de leurs perceptions et regards sur la vie. Directeur du Centre dramatique de l’Océan Indien de 2003 à 2007 il reprend ses activités et sa démarche au sein de la Madani Compagnie, à son retour et monte différents spectacles – dont Le théâtre de l’amante anglaise de Marguerite Duras – qui tournent en France et à l’étranger. Depuis 2011 Ahmed Madani développe un projet intitulé Face à leur Destin, une aventure artistique menée avec les jeunes des quartiers populaires du Val Fourré. Illumination(s) en 2012 en est le premier volet, versant masculin de F(l)ammes, présenté aujourd’hui et réalisé avec de jeunes femmes vivant dans des zones urbaines sensibles. Le texte s’est écrit au fil des répétitions.

Neuf chaises en fond de scène, face au public. Neuf jeunes femmes se lèvent tour à tour et se présentent pour déposer leur récit, morceau de leur biographie transcendée par la distance de l’humour, de l’auto dérision et de la poésie. L’énergie qu’elles dégagent, la force de vie qui les habite, sont une belle leçon. Côté public, même si l’on sait : les brimades, les incidents, les insultes, la difficulté d’être autre et de s’intégrer, le sentir à travers ces jeunes femmes qui, droit devant et avec simplicité, le disent, provoque une grande émotion. Elles sont la pluralité des cultures venant d’Algérie, de Guinée, d’Haïti et de tous les pays du monde, et font référence à Claude Lévi-Strauss dénonçant l’ethnocentrisme dans son ouvrage Race et Histoire, publié en 1952.

« N’aie jamais honte de là d’où tu viens » disent les pères à leurs filles et les filles à leurs pères et mères. Anissa, Lorène, Dana, Chirine, Maurine, Ludivine, Haby, Inès et Yasmina parlent en leur nom propre, du père, forestier en Guinée Conakry et « de la forêt qui est en nous », de celui qui fut ouvrier chez Renault, de celui qui a servi la France sous les drapeaux, du regard des profs, du bruit des avions et de l’appartement qui tremble, d’une rencontre dans le métro, du travail chez les autres, du défrisage, de l’excision. Le voile provoque une vraie fausse bagarre, copie conforme à la réalité, à s’y méprendre. « Le rêve que j’ai en moi, c’est mon père qui me l’a transmis ». Les rêves de l’ailleurs et les gestes traditionnels observés et enregistrés, les signes et tatouages, la préparation de la mahjouba cette crêpe feuilletée venant d’Algérie, ma grand-mère « qui m’a appris l’arabe tandis que je lui ai appris à compter. » Leurs vérités sont énoncées, leurs utopies tracées. A mes enfants, « Ne pas transmettre ma peur du monde » dit l’une ; « Être une fille, une prison pleine d’amour » dit l’autre ; « Nos racines sont sur nos têtes », surenchérit une troisième. Et rien dans les livres d’histoire.

Elles sont d’une vivacité et d’une liberté à couper le souffle dans ce qu’elles disent et dans leur manière d’être sur le plateau : elle savent chanter, danser (Salia Sanou, chorégraphe) persiffler, se héler, émouvoir. Elles sont de flammes et de voix, des écorchées bien vivantes. Les récits qu’elles font de leurs vies et leur force pour avancer parlent d’altérité dans la France d’aujourd’hui. Quelques images les accompagnent, justes et bien dosées (Nicolas Clauss création vidéo).

Belle rencontre entre un auteur-metteur en scène et une parole libérée qui renvoie en miroir les heurts et malheurs d’une jeunesse éclatante. « Ma démarche artistique pose le postulat que l’art doit interroger le sens que nous donnons à notre existence et nous aider à mieux nous comprendre » dit Ahmed Madani. Il prépare pour l’automne 2018 un spectacle intitulé J’ai rencontré Dieu sur Face Book. A suivre de près. 

Brigitte Rémer, 31 octobre 2017

Avec Anissa Aou, Ludivine Bah, Chirine Boussaha, Laurène Dulymbois, Dana Fiaque, Yasmina Ghemzi, Maurine Ilahiri, Anissa Kaki, Haby N’Diaye, Inès Zahoré. Assistante à la mise en scène Karima El Kharraze – regard extérieur Mohamed El Khatib – création vidéo Nicolas Clauss – création lumière et régie générale Damien Klein création sonore Christophe Séchet chorégraphie Salia Sanou – costumes Pascale Barré et Ahmed Madani – coaching vocal Dominique Magloire et Roland Chammougom – photographie François-Louis Athénas – Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.

Jusqu’au 29 octobre, Maison des Métallos, 94, rue Jean-Pierre Timbaud, 75011. Métro : Couronnes, Parmentier – Tél. : 01 47 00 25 20 – Site : www.maisondesmetallos.paris

Du 16 novembre au 17 décembre, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, Route du champ de manœuvre. 75012 – Métro ligne 1, Château de Vincennes (sortie 6), puis bus 112 ou navette Cartoucherie – Tél. : 01 43 28 36 36 – Site :  www.la-tempete.fr

 

Dans la solitude des champs de coton

© Jean-Louis Fernandez

Texte Bernard-Marie Koltès – mise en scène Charles Berling, au Théâtre des Quartiers d’Ivry-Manufacture des Œillets à Ivry.-sur-Seine.

On se plonge toujours avec inquiétude dans un texte de Bernard-Marie Koltès, il y règne une atmosphère souterraine et la lumière est crépusculaire. Avec Dans la solitude des champs de coton, pièce écrite en 1985, on traverse une épaisse couche de brouillard où tout est allusion et chaque mot, alluvion.

Quand on pense Koltès apparaît Chéreau. Les deux artistes s’étaient rencontrés au début des années 80, début de leur collaboration jusqu’à la mort de l’auteur, en 1989. Sous haute tension leurs univers interféraient. Chéreau a monté trois fois Dans la solitude des champs de coton après avoir mis en scène Combats de nègres et de chiens en 1983 et Quai Ouest en 1986 : à Nanterre en 1987 avec Isaac de Bankolé et Laurent Malet ; au Festival d’Avignon en 1988 où il tient le rôle du Dealer face à Laurent Malet ; à la Manufacture des Œillets d’Ivry-sur-Seine en 1995 où il fait face à Pascal Greggory. La symbiose entre les univers Koltès/Chéreau est restée emblématique.

Mais une pièce doit vivre sa vie et accepter d’autres regards, d’autres directions ; ainsi Dans la solitude des champs de coton montrée à la Manufacture des Œillets d’Ivry-sur-Seine justement, dans la mise en scène de Claude Berling, directeur du Liberté, scène nationale de Toulon, qui interprète aussi le rôle du Client. Le scénario est un nocturne au sens musical du terme. C’est l’histoire d’un deal, d’une rencontre entre deux personnages, le Client et le Dealer, et l’objet de l’échange n’est pas nommé. L’auteur définit le deal dans un préambule, lu ici par deux jeunes, à l’avant-scène, sur un coin du plateau : « Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées et qui se conclut dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage… » C’est un voyage entre le licite et l’illicite où le Dealer est ici une femme noire (Mata Gabin), ce qui ajoute au mystère. Dissimulée sous une capuche, elle fait face au public et au Client, blanc, au costume fatigué (Charles Berling). Lui est presque toujours de dos. Quelques enseignes jaunes et bleues, dans une impasse. Un recoin où se tient le dealer pour ce jeu de rôles entre deux inconnus. Les mots sont un fardeau, flot presque ininterrompu et sans véritable échange. Deux solitudes se frôlent mais jamais les lignes de vie ne se croisent, pourtant le désir émerge, la transaction se dessine, dans la nuit le sexe, la mort jamais loin. On se cherche sans se trouver. La tension est linéaire et la violence sous-jacente.

Imposant, le décor (de Massimo Troncanetti) reconstruit un no man’s land en plusieurs espaces et métaphores : une passerelle entre le public et le plateau, domaine du Client que tout un chacun pourrait être, le coin de la rue avec ses enseignes dans la nuit et ses lumières blafardes, domaine du Dealer, un étage, sorte de ring où chaque personnage monte à son tour livrer son combat. Tout fonctionne dans la mise en scène de Charles Berling, pourtant les mots ont presque trop de poids et de présence et perdent de leur pouvoir magique, mettant de la distance avec le domaine de l’intime, clé de voûte du théâtre de Bernard-Marie Koltès.

Brigitte Rémer, le 30 octobre 2017

Avec : Mata Gabin, Charles Berling. Conception du projet Charles Berling, Léonie Simaga – collaborateur artistique, Alain Fromager – décor Massimo Troncanetti – lumières Marco Giusti – son Sylvain Jacques – assistante à la mise en scène Roxana Carrara – regard chorégraphique Franck Micheletti.

Du 12 au 22 octobre, au Théâtre des Quarties d’Ivry, Centre dramatique national du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, métro : Mairie d’Ivry –  Site : www. théâtre-quartiers-ivry.com Tél. : 01 43 90 11 11 et Le Liberté www. théâtre-liberte.fr

En tournée, le 2 novembre au Liberté scène nationale de Toulon – du 8 au 10 novembre au Théâtre du Gymnase (Marseille) – le 18 novembre au Carré (Sainte-Maxime) – le 24 novembre à Aggloscènes-Théâtre le Forum (Fréjus).

 

Je suis Voltaire…

© Margot Simonney

Texte et mise en scène Laurence Février – Chimène compagnie théâtrale – Théâtre de l’Epée de Bois/Cartoucherie de Vincennes.

Quelles voies utiliser pour parler de l’intolérance et du fanatisme au théâtre, sans être didactique ? Laurence Février, auteure et metteure en scène de Je suis Voltaire… a choisi de prendre pour fil conducteur l’un des grands philosophes du XVIIIème siècle, Voltaire, qui avait signé un Traité sur la tolérance. Elle construit un docu fiction et se donne pour liberté de rappeler deux affaires qui avaient mené à l’exécution d’innocents, dans lesquelles Voltaire avait pris parti et dénoncé les erreurs judiciaires : l’Affaire Calas en 1761, essentiellement politique, sur fond de conflit religieux entre protestants et catholiques et l’affaire du Chevalier de la Barre, en 1765, dans laquelle Voltaire s’était fortement engagé, combattant le fanatisme religieux et remettant en cause la justice pour défendre ce jeune noble français qui à l’âge de vingt et un ans, s’était vu condamner pour blasphème et sacrilège. Elle se donne aussi le courage d’une incursion du côté de l’actualité en évoquant les arrangements et les meurtres commis impunément par Daesh, Voltaire n’avait-il pas écrit Le fanatisme ou Mahomet le Prophète ?  

Et tout repose sur le jeu des actrices, pétillantes, et des acteurs. Journaliste d’investigation, Laurence Février installe son équipe de tournage, en action avant même l’entrée des spectateurs et construit son scénario. Elle mène des interviews, à la recherche de l’esprit voltairien, dissèque et analyse avec humour et finesse le Traité sur la tolérance et l’importe dans le monde d’aujourd’hui, en jouant entre l’intime et la distance.

Le portrait de Voltaire, rockstar de la pensée comme le dit le texte, est principalement brossé par Madame du Châtelet de laquelle le philosophe était tombé follement amoureux : « Il est foudroyé par elle » reconnaît la journaliste. C’est elle, Emilie du Châtelet, intellectuelle et écrivaine, parlant le latin et le grec, son égale excentrique et sa moitié, qui le raconte. Elle le dit imprévisible et ingouvernable, écrivant des brûlots et risquant sa vie et rappelle qu’il fut embastillé à l’âge de vingt-quatre ans pendant plus d’un an, et qu’il se vit contraint par moments, d’écrire sous anonymat : « J’écris pour agir conte l’intolérance et l’hypocrisie » confirme-t-il. Emilie du Châtelet traduit aussi Principia Mathematica, d’Isaac Newton, qui établit les lois universelles du mouvement et découvre la gravitation, elle tente de médiatiser son œuvre ; elle évoque aussi la belle Hypatie d’Alexandrie, mathématicienne et philosophe grecque exécutée par des chrétiens, en 415. Le texte fait des aller retour dans le temps et nous mène jusqu’à Gilles Deleuze avec sa réinterprétation des plis de Leibnitz et la création de l’Université de Vincennes qui redonnait le goût d’apprendre ; une professeure des prisons débat en direct dans l’émission L’horrible danger de la lecture, sur le thème du patrimoine et de l’art contemporain, contredite par une prisonnière agressive qui lui répond en termes de théorie du complot.

Le spectacle conduit ensuite vers ces espaces d’intolérance extrême qui tuent au nom de Dieu, notre drame quotidien et contemporain que représente Daesh, et devise sur cette nouvelle Inquisition et sur les notions de bien et de mal. D’autres personnages interfèrent dans cette quête de tolérance dont Ézéchièle l’ange sacrificateur et subversif, le livreur scientifique et la fanatisée. Les temps se croisent et les langues s’interpénètrent – le français et l’arabe – Voltaire avec son esprit de révolte apparaît comme une métaphore pour parler de l’intolérance d’aujourd’hui. Une belle et courageuse proposition, un jeu dramatique qui ne se la joue pas, de l’intelligence, de la réflexion. Telle est l’entreprise menée par Laurence Février et son équipe qui œuvre avec discrétion et discernement depuis de nombreuses années, avec Chimène, sa compagnie théâtrale. « Craignons toujours les excès où conduit le fanatisme. Qu’on laisse ce monstre en liberté, qu’on cesse de couper ses griffes et de briser ses dents, que la raison si souvent persécutée se taise, on verra les mêmes horreurs qu’aux siècles passés ; le germe subsiste : si vous ne l’étouffez pas, il couvrira la terre » ​ signé Voltaire.

Brigitte Rémer, le 10 octobre 2017

Avec Elena Canosa (Ninon Welches, française fanatisée) – Laurence Février (Almona Grou, journaliste d’investigation) – Véronique Gallet (Ezechièle, Ange) – René Hernandez (Frédéric Sidrac, camionneur, professeur-tuteur) – Moussa Kobzili (François Moabdar, historien, traducteur-tuteur) – Catherine Le Hénan (Emilie du Châtelet). Dramaturgie, scénographie, environnement sonore Brigitte Dujardin – Lumières Jean-Yves Courcoux.

Du 2 octobre au 21 octobre 2017, du lundi au vendredi à 20h30, samedi 16h et 20h30 – Théâtre de l’Épée de Bois Cartoucherie Route du champ de manœuvre 75012 Paris – Métro Ligne 1, arrêt Château de Vincennes. Sortie N°6 puis bus 112 direction La Varenne : arrêt Cartoucherie – Tél. : 01 48 08 39 74 – Site www.epeedebois.com

 

 

Lorenzaccio

© Pierre Grosbois

Texte d’Alfred de Musset – mise en scène Catherine Marnas – Théâtre de l’Aquarium / La Cartoucherie

Personnage on ne peut plus trouble au double visage, Lorenzo s’affiche comme le compagnon de débauche et de dépravation d’Alexandre de Médicis son cousin et duc de Florence, régnant avec tyrannie sur la ville. Depuis 1500 les Médicis ont mainmise sur Florence, et, d’après l’Histoire, y restent plus de trois siècles. Enfant illégitime se faisant souvent traiter de bâtard, on le dit fils du pape Clément VII. Alexandre est mis en place par l’Empereur Charles Quint et le pape Alexandre Farnèse, dit Paul III, il se glisse dans la peau d’un bouffon et utilise Lorenzo pour les basses besognes. Ce dernier joue le scénario du parfait entremetteur et de l’ami fidèle dans la dépravation – on pourrait même parler de la construction d’une figure du double entre ces deux hommes se ressemblant trait pour trait – il se donne pourtant pour objectif d’éliminer Alexandre. En 1537, la cour de Florence est un lieu de luxure et de complot, avec la bénédiction du pape et de son représentant, le Cardinal Cibo, qui aime brouiller les pistes. Décadence, immoralité et libertinage de l’aristocratie, en sont les signes.

Le spectacle commence par l’illustration de la débauche, version d’aujourd’hui. Alexandre et Lorenzo se vautrent, boivent, se travestissent et se dézinguent, alcoolisés et shootés. Et Lorenzo ne se contente pas d’être spectateur, il est acteur et complice et joue de l’ambiguïté physique, sexuelle et morale. Des bruits courent sur son manque de courage et une certaine faiblesse, il le démontre un jour en s’évanouissant devant une épée, il ne paraît guère dangereux. Les époques se mélangent et le Cardinal Cibo, aussi trouble que le reste de la cour, met en garde Alexandre sur l’idée du meurtre que pourrait accomplir Lorenzo, mais le Duc n’y accorde aucune attention. Dans la peinture dégradée de la société florentine, on trouve la marquise Cibo, belle-sœur du Cardinal cédant aux avances d’Alexandre, quoique mariée, espérant faire bouger les lignes du despote ; Tebaldeo, peintre, chargé de faire le portrait du duc ; Côme de Médicis, qui, sous tutelle de l’église, sera le remplaçant du Duc, à sa mort ; Pierre Strozzi issu d’une famille républicaine, sorte de meneur des opposants dont on empoisonne la sœur, Louise, et dont le père, Philippe, sera exilé. Ami et confident de Lorenzo, Philippe Strozzi est un point central de cette Florence en perdition, sans doute la seule figure positive dans ce vaste champ de perversité politique. Il voudrait convaincre de la sincérité de Lorenzo et le verrait bien en libérateur, ce qu’on a du mal à croire dans cette lecture de la pièce tant l’accent est mis sur l’aspect dégradé de l’ensemble des personnages. Lorenzo n’a, ici, rien de romantique, on a peine à l’entendre hors de la sphère de la luxure.

Certes l’amertume de Musset quand George Sand le quitte, entraine chez lui une grande désillusion ; le contexte politique du moment, en France, n’a par ailleurs, rien de porteur, la révolte dite des Trois Glorieuses du 27 au 29 juillet 1830 mène au départ de Charles X – qui voulait supprimer le droit de presse, acquis en 1789 pendant la Révolution française – et précède l’arrivée de Louis-Philippe 1er et la Monarchie de Juillet, alors que le peuple attendait le retour d’une République. Le tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple, évoque ces journées. La pièce est écrite en 1834, loin de toute unité de temps et de lieu et part dans différentes directions. Sa traduction scénique en est d’autant plus complexe, ainsi que l’interprétation des personnages, Lorenzo en tête.

Dans la mise en scène de Catherine Marnas, on ne voit qu’un personnage à la dérive, dépravé cynique et qui se perd. On a du mal à imaginer son autre facette, humaine et idéaliste et le sens du meurtre qu’il prépare. Il n’est ni pur ni solitaire. Toutes les petites scènes, en apparence anecdotiques, servent le même propos, celui du pouvoir et de la dérive du pouvoir. La metteuse en scène et directrice du Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine, a voulu, à n’en pas douter, par un effet miroir caricatural, nous renvoyer l’image du monde dans lequel nous vivons, irrespectueux, fanfaron et baigné d’immoralité politique. Les médias déjà s’en chargent, en boucle. Elle s’empare d’une Florence imaginaire, semblable à la France des années 1830 que traverse Musset, semblable aussi à la nôtre, les costumes le connotent, ils sont d’aujourd’hui avec, pour certains, un signe distinctif – ainsi le Cardinal portant au-dessus de son costume une courte pèlerine violette et une calotte de même couleur. Alexandre, Lorenzo et tous les hommes sont au goût du jour, jeans ou costumes, et les femmes portent des robes années 1950. La scénographie permet de nombreuses circulations avec des praticables agencés en passerelles qui pourraient évoquer une scène de cabaret. Se montrer, tel est le maître mot. Mais la pièce s’embourbe et les acteurs – qui tiennent tous plusieurs rôles – font ce qu’ils peuvent, de manière inégale. La complexité des personnages autant que le désarroi de la jeunesse, se perdent, dans l’agitation de la dépravation, et l’esthétique trash présentée ici décale le propos du politique et manque de profondeur.

Brigitte Rémer, 7 octobre 2017

Avec : Clémentine Couic – Julien Duval –  Zoé Gauchet – Francis Leplay – Franck Manzoni – Jules Sagot – Yacine Sif El Islam – Bénédicte Simon. Assistanat à la mise en scène Odille Lauria – scénographie Cécile Léna et Catherine Marnas – lumières Michel Theuil – création sonore Madame Miniature avec la participation de Lucas Lelièvre – costumes Édith Traverso et Catherine Marnas – maquillage Sylvie Cailler – construction décor Opéra national de Bordeaux.

Du 26 septembre au 15 octobre 2017, du mardi au samedi à 20 h, le dimanche à 16 h – Théâtre de l’Aquarium Cartoucherie de Vincennes. Route du champ de manœuvre 75012 Paris – Métro : Château de Vincennes, sortie n°6, puis Bus 112 direction La Varenne : arrêt Cartoucherie –  Site : www.theatredelaquarium.com – Tél. : 01 43 74 72 74.

 

 

Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire

Evangéliaire de Rabbula – VIème siècle Syrie © Biblioteca Medicae Laurenziana

Institut du Monde Arabe, Paris – En coproduction avec le MuBA Eugène Leroy, musée des Beaux-Arts de Tourcoing – Commissaires d’exposition : Elodie Bouffard et Raphaëlle Ziadé.

Cette grande exposition, intitulée Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire présentée à l’Institut du Monde Arabe, est un événement en soi et une grande première en Europe. Elle montre, avec plus de trois cents œuvres exposées, qu’il existe une culture chrétienne forte dans le Proche et le Moyen-Orient et traduit un geste fort posé par Jack Lang, Président de l’IMA et son partenaire, la ville de Tourcoing, dont Gérald Darmanin est Maire. Réalisée en dialogue avec L’œuvre d’Orient et les différentes communautés, elle parle du partage de valeurs communes dans un monde multiculturel où vivent des arabes chrétiens et des arabes musulmans.

Le christianisme s’est constitué en Orient et s’exprime à travers des églises chrétiennes de différentes philosophies et pratiques : l’église syriaque d’Orient avec les chaldéens et les assyriens, autrefois appelés nestoriens ; l’église syriaque d’Occident ; l’église Maronite dont le siège est au Liban ; l’église Copte d’Egypte qui comporte une branche catholique ; l’église grecque, avec les Grecs orthodoxes et les Melkites. Structurée en quatre parties, l’exposition s’attache à une aire géographique correspondant à six pays arabes actuels : l’Irak, le Liban, la Syrie, la Jordanie, les Territoires Palestiniens, l’Egypte. Elle évoque la présence arménienne dans la région et la diversité confessionnelle en terre sainte.

La première partie de l’exposition, Ier-VIème siècle – Naissance et développement du Christianisme en Orient témoigne d’une communauté de destins et rassemble des chefs-d’œuvre de différents pays. C’est sur les pas du Christ et de ses apôtres que s’est construit le christianisme, implanté sur les rives du Bosphore entre la Méditerranée et l’Euphrate. En raison des persécutions qui, dès le commencement, ont eu lieu, les chrétiens s’organisent et créent des lieux de culte clandestins, notamment en Syrie. De ces domus ecclesiae, il reste des fresques dont deux, précieuses, présentées ici exceptionnellement grâce à la Yale University Art Gallery qui a accepté de les prêter : La guérison du paralytique et Le Christ marchant sur les eaux (Syrie IIIème siècle). On trouve, dans cette première partie de l’exposition, des stèles sculptées dans la pierre, des chapiteaux, des pendentifs, des amulettes et des croix provenant d’Egypte et du Liban et de nombreuses pièces, uniques, qui surgissent de l’Histoire. Ainsi d’Egypte, parmi d’autres La Tenture au Jonas, une tapisserie en lin et laine (IIIème Vème siècle) et une icône représentant Saint-Marc tenant le livre des Evangiles, peinture à l’encaustique sur bois de sycomore (VIème siècle) ; de Jordanie, une mosaïque de pavement, Mosaïque avec une paire de chèvres autour d’un palmier-dattier (535) et, de Syrie une pièce exceptionnelle, L’Evangéliaire de Rabbula, manuscrit enluminé sur papier (VIème siècle). A partir de 313, après l’Edit de Milan (ou de Constantin) qui accorde la liberté de culte à toutes les religions, de nombreuses églises se sont construites dans tout l’Empire Romain. En témoignent de superbes pièces d’orfèvrerie telles que des calices et des encensoirs, des lampes de suspension, des moules à hosties, des plats et des vases.

Autre caractéristique de cette époque, à partir du IIIème siècle se fondent des monastères, tout d’abord en Egypte – avec les Pères du désert, notamment Antoine, considéré comme le père du monachisme, et Pacôme qui se retirent dans le désert – puis en Transjordanie, en Syrie et en Mésopotamie. Deux icônes venant du Monastère de Baouit en Egypte représentent l’une le Portrait d’un moine copte, l’autre un Portrait copte, Frère Marc (VIème-VIIème siècle). La figure de Saint Syméon Stylite devient emblématique. Une fresque le montre en haut de sa colonne où il passa les trente dernières années de sa vie, Saint Syméon Stylite l’Ancien et Saint Syméon Stylite le Jeune (icône attribuée à Yüsuf al-Misawwir, collection Abou Adal, Syrie).

 La seconde partie de l’exposition, VIIe-XIVe Siècle – Les Églises orientales après la conquête arabe parle de ce moment où, au VIIème siècle, des califats arabes s’installent, morcelant le territoire et instaurant la religion musulmane comme religion d’état. Après la conquête, les populations,   majoritairement chrétiennes, conservent leur religion, leurs lieux de culte et leurs institutions et gardent un rôle important dans les administrations, la vie sociale et intellectuelle. Après le Concile de Nicée, en 787, les églises développent leur style propre et se couvrent d’images. Cette partie de l’exposition montre le pouvoir des images et interroge leur place dans la religion : ainsi les icônes coptes d’Egypte et les panneaux de bois peints de l’église suspendue El Muallaqa, au Caire ; l’apparition des iconostases, de pierre ou de bois, séparant l’espace sacré de l’espace profane ; les images liturgiques qu’on trouve dans le mobilier et le décor des églises tels que ces deux Flabellum syriaques, des éventails liturgiques qui ont en leur centre l’image de la Vierge à l’Enfant (Deir Souriani, Egypte XIIème). Les icônes deviennent des objets de culte. On y trouve entre autre, venant d’Egypte, le Fragment d’une icône avec représentation du Christ (VIIème VIIIème) et une plaque avec Saint-Ménéas (Chaire de Grado) dans l’extrême finesse d’un ivoire sculpté (VIIème siècle) ; de Syrie, ce Tissu de soie avec scène de l’Annonciation (vers 800) une soie polychrome avec tissage en sergé. La langue arabe par ailleurs, s’intègre dans la liturgie et la Bible est traduite en arabe dès le IXème siècle. L’exposition présente des manuscrits rares en copte, syriaque, grec et arabe dans une scénographie circulaire très réussie et sonorisée avec les hymnes correspondant à chaque rite. On lit, à travers les objets présentés dans cette partie de l’exposition, les interactions entre les civilisations chrétienne et musulmane, ainsi, venant de Syrie, un Fragment d’un plat à la descente de croix (fin du XIIIème), une Bouteille décorée de scènes monastiques vraisemblablement soufflée par un artisan musulman pour un commanditaire chrétien (milieu du XIIIème) ou encore une Aiguière à iconographie chrétienne et islamique (XIIIème). Le temps des croisades, entre le Xème et le XIIIème siècle, marque le recul des chrétiens d’Orient, intervenant à différents moments, selon les pays : à partir du Xème siècle c’est en Irak et en Syrie, au XIVème siècle en Egypte, avec la marginalisation de la communauté copte.

La troisième partie de l’exposition, XVe-XXe Siècle – Les Églises orientales entre Orient et Occident montre comment, au XVème siècle, se nouent des alliances diplomatiques, intellectuelles et commerciales dans le nouvel Empire Ottoman où se trouvent les chrétiens de Mésopotamie, de Syrie et d’Egypte. Ainsi le système dit des capitulations règlemente les interventions des puissances européennes avec les populations chrétiennes et sont consignées dans des firmans. Le Firman ottoman Soliman I expulsant les Franciscains du Cénacle en 1500 est couvert d’une écriture fine, avec encre et or sur feuille de papier en rouleau. C’est un moment où se développent les relations entre l’Orient et l’Occident, notamment par l’apprentissage des langues orientales en Europe, et la recherche, par les imprimeurs français et italiens, de la manière de restituer la typographie arabe. L’exposition présente ainsi des manuscrits, des poinçons et des plaques de cuivre comportant différents alphabets, et des bibles. C’est un moment où s’organisent des pèlerinages et se renouvellent les icônes. A Alep, au XVIIème siècle, se créent des écoles spécialisées dans les icônes qui ouvrent sur des dynasties d’artistes chrétiens enlumineurs et miniaturistes – ainsi la dynastie des al-Musawwir -. A Beyrouth, Jérusalem, Damas, Le Caire, existe le même mouvement et la même dynamique artistique, et l’on trouve parfois sur les icônes des caractères arabes à côté de la figure du Christ. Au XVIIIème siècle se structure un véritable art de l’icône chrétienne.

La quatrième partie de l’exposition, XXe au XXIe Siècle – Être chrétien dans le monde arabe aujourd’hui parle à la fois d’exil, d’exode, et d’un renouveau culturel et religieux. Elle présente, sous vitrines, des revues et des journaux – Al-Hilal-Le Croissant, Al Manâr-Le Phare, Al Muqtata-L’Emprunt – qui témoignent de la volonté de créer une culture arabe commune. Elle montre des objets et des photographies, des pendentifs, des statues représentant la Vierge, des autels de rue au Liban, dédiés à deux saints maronites Rifqa et Charbel, Houda Kassatly les a photographiés, à Beyrouth. Autre démarche, Vincent Gelot, alors jeune étudiant parti à la rencontre des églises d’Orient en 4L entre 2012 et 2014, présente son récit de voyage sous forme d’un grand Livre d’or : ceux qu’il a rencontrés ont déposé un message, un dessin, une prière. Cette dernière partie de l’exposition montre les regards d’artistes contemporains inscrits dans l’histoire collective de territoires confrontés à des situations politiques et sociales très diverses. Sa présentation est assez disparate et manque d’ambition. Lara Tabet, de Beyrouth, présente une série intitulée Pénélopes (2013), Michele Borzoni avec Inch’Allah-Si Dieu le veut évoque, à travers huit photographies, l’ancienneté et la contemporanéité de la présence chrétienne en Jordanie et au Liban (2013), Roger Anis Blessed Marriage construit un scénario sur le mariage à partir de six photographies et de petits messages accrochés, comme des bouteilles à la mer. Icônes, de Nabil Boutros, polyptyque faisant partie de la série Coptes du Nil réalisée entre 1997 et 2004, ferme l’exposition et construit un discours très personnel à partir de huit années de recherches. Son travail documentaire et artistique témoigne du regain religieux et culturel qui traverse la communauté copte à laquelle il appartient : « L’approche est double, systématique et documentaire du reporter, mais également intimiste, tentant de remonter aux sources de ma propre culture » explique-t-il.

Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire invite à un voyage dans l’histoire de la chrétienté, qui fait date. De nombreux prêteurs et collectionneurs de tous les pays du monde y ont contribué. Son approche se fait par les minorités et le partage des territoires, et par la question des droits de l’Homme. La diaspora chrétienne est disséminée dans tous les pays, compte tenu de la montée en puissance des courants islamistes, des guerres et des attentats qui se perpétuent sur les lieux de culte – on se souvient notamment de celui d’Alexandrie le 1er janvier 2011, devant une église copte remplie de fidèles fêtant le Nouvel An, de celui de Tanta au nord du Caire, en 2017 un dimanche des Rameaux, ou encore des moniales grecques orthodoxes de Ma’aloula, village situé au nord-est de Damas contraintes de quitter leur couvent, en 2013. La tentation du repli guette parfois les communautés chrétiennes, compte tenu de la difficulté d’être chrétien dans les pays du Proche et du Moyen-Orient, et l’ostracisme guette. Les Printemps arabes avaient donné de l’espoir pour le développement des libertés et les chrétiens, qui ne veulent plus être des citoyens de second rang, s’exilent. D’où l’importance d’une telle exposition qui replace le sujet au cœur de la réflexion.

Brigitte Rémer, le 2 octobre 2017

Du 26 septembre au 14 janvier 2017, à l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard, 75005. Paris – www.imarabe.org – Du 22 février au 12 juin 2018, au MuBA Eugène Leroy, musée des Beaux-Arts de Tourcoing. Le catalogue est publié aux éditions Gallimard.

La Pomme dans le noir

© Christophe Raynaud de Lage

Texte de Clarice Lispector, d’après Le Bâtisseur de ruines – traduction Violante Do Canto – mise en scène, adaptation et lumière Marie-Christine Soma, à la MC93 Bobigny.

Grande romancière, nouvelliste et journaliste brésilienne élevée à Recife jusqu’à l’âge de neuf ans puis à Rio de Janeiro, Clarice Lispector (1920-1977) entreprend d’abord des études de droit. Elle sillonne ensuite l’Europe et les Etats-Unis avec son mari, diplomate, avant de rentrer, en 1959, au Brésil. Son premier roman, Près du cœur sauvage, est publié en 1944, début d’une brillante carrière en écriture qui marque un changement profond dans les sujets traités, comme dans leur expression. Elle emprunte en effet le chemin de l’introspection et de l’autoréflexion, s’éloignant des romans sociaux naturalistes de l’époque. Elle achève La Pomme dans le noir en 1956, qu’elle considère comme le plus structuré de ses romans. Il ne sera publié que cinq ans plus tard, sous le titre Le Bâtisseur de ruines et lui apportera une reconnaissance internationale.

Alors que ses récits mettent généralement en scène des femmes qui, à partir d’un geste anecdotique, changent radicalement le cours de leur vie, La Pomme dans le noir traite du destin d’un homme, pris de vertige après son passage à l’acte. Clara Lispector dessine un univers du silence et donne à voir sa perception du monde. Elle invite à suivre le voyage initiatique d’un anti héros, Martin, ingénieur, autour duquel plane un doute sur la nature du crime qu’il a commis et qui change son parcours, avant de le changer lui-même, profondément. On le croise sur son chemin de Damas, à la recherche de travaux pour survivre, cachant sa véritable identité et s’inventant un nouveau profil. Sans qu’il ne s’explique, de toute évidence l’homme est un animal traqué. Il est accueilli dans une ferme isolée tenue par une maitresse femme, pistolet à la ceinture, Victoria (Dominique Reymond) qui lui propose le job espéré et charge la barque des tâches à accomplir. Une jeune veuve, Ermelinda, (Mélodie Richard) vit aussi dans la ferme sous l’aile protectrice de Victoria, dans une semi léthargie. Un quatrième acteur (Carlo Brandt) sorte de narrateur faisant le lien entre le plateau et la salle, interprète plusieurs personnages.

L’écriture est fascinante, sensible et délicate et le personnage de Martin – magnifiquement interprété par Pierre-François Garel – passionnant, dans cette quête de rédemption et ses déclinaisons entre ombre et lumière. Le spectacle débute dans le noir absolu par la narration, concentrée et vibrante, chuchotée par une voix d’homme, qui raconte, longuement. Le mot est matière, la langue est poétique et le son signé Xavier Jacquot. L’homme est recherché, il dit avoir quitté brutalement l’hôtel où il était, tenu par un allemand qui semblait l’avoir reconnu. Il parle d’une voiture garée là, mais peut-être rêve-t-il ? Il décrit un jardin, sorte de paradis perdu, le noir de la salle augmente la perte de repères entre rêve et réalité. Quand la lumière revient et éclaire la scène, on comprend que l’acteur était dans la salle. On le retrouve dans les méandres de ses errances, au moment où il trouve un point d’eau, dans la ferme où il s’apprête à proposer ses services.

Le temps de la pièce est ce temps du travail à la ferme où Martin creuse un puits et voyage entre cauchemars et rêves éveillés. Il est ce temps des relations qui se tissent entre lui et chacune des femmes qui agissent tel un révélateur, temps qui les modifie elles aussi et entraine la prise de conscience d’Ermelinda pour construire sa vie autrement et la longue confession de Victoria, sous forme de métaphore. Le temps de la pièce est aussi ce temps de l’anamnèse où Martin est à la fois le narrateur et le personnage, temps étiré et singulier qui induit la distance du dédoublement entre la répétition des gestes et l’éternité au rythme d’un sablier. Les rêves de Martin apparaissent, par images projetées, sur la palissade d’une scénographie inventive (images de Raymonde Couvreu, scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy) elles illustrent le tourment : « Je dois décider si je suis innocent, quelle a été mon erreur, en tant qu’homme » dit Martin. Puis, plus tard : « Je ne suis rien, j’ai tué. » Sa vie est une sorte de roulette russe, un jeu entre la vie et la mort, elle est la terre, une marche dans le désert, son étrangeté d’être au monde. A la fin du récit, dénoncé par Victoria, on lui passe les menottes et il ne résiste pas.

Marie-Christine Soma présente avec La Pomme dans le noir dont elle signe l’adaptation, la mise en scène et les lumières, un très beau travail. Elle vient elle-même du métier de la lumière suite à sa rencontre avec Henri Alekan dont elle fut un temps l’assistante avant de travailler avec Dominique Bruguière sur Le Temps et la chambre de Botho Strauss, mis en scène par Patrice Chéreau. Elle  a créé avec Daniel Jeanneteau en 2001, la compagnie La Part du Vent associée au TGP de Saint-Denis que dirigeait Alain Ollivier, fait les lumières de nombreux spectacles. Elle a mis en scène au Studio-Théâtre de Vitry, en 2010, Les Vagues, de Virginia Woolf. Elle traduit ici scéniquement, avec intelligence et finesse, l’univers inattendu de Clara Lispector et le parcours d’un homme qui cherche à se ré-inscrire dans la communauté des hommes. Sous une apparence sommes toutes assez simple se cache l’étrangeté d’univers intimes complexes et la singularité de la perception du monde, la lisière et les limites, l’espérance et la rédemption.

Brigitte Rémer, le 29 septembre 2017

Avec : Carlo Brandt, Pierre-François Garel, Dominique Reymond, Mélodie Richard – images Raymonde Couvreu – scénographie Mathieu Lorry-Dupuy – son Xavier Jacquot – costumes Sabine Siegwalt – assistante mise en scène et lumière Diane Guérin – construction décor ateliers de la MC93. Le texte est édité par Gallimard, collection L’Imaginaire.

Du mercredi 20 septembre au dimanche 8 octobre (du mardi au vendredi, 20h – samedi 18h – dimanche 16h) – MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Nouvelle Salle – 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny – Métro Bobigny Pablo-Picasso (ligne 5) – Tournée en France : du 11 au 13 octobre 2017, MC2, Grenoble – du 17 au 21 octobre 2017, Théâtre Olympia/CDN de Tours – septembre 2018, TNS, Strasbourg – octobre 2018, CDN Besançon Franche-Comté.