Pour un musée en Palestine

“Al-Thawra/La Révolution” – Abdalla Hamed – 1968

Nous aussi nous aimons l’art, exposition à l’Institut du Monde Arabe.

Cette seconde édition présente les nouvelles donations solidaires d’artistes européens et arabes collectées pour le futur Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine. Elias Sanbar, Ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, poursuit le travail engagé. Plus de six mille visiteurs avaient vu la première édition, en 2017. A ses côtés, le plasticien Ernest Pignon Ernest met en relation les artistes et le projet, en vue de couvrir toutes les tendances de la création contemporaine des cinquante dernières années. Le partenariat avec l’Institut du Monde Arabe par la signature d’une convention en 2015, confirme l’engagement de son Président, Jack Lang.  L’exposition est dédiée à Henri Cueco, peintre et écrivain récemment disparu.

Sur le même mode que le Musée Salvador Allende pour le Chili créé pendant la dictature militaire ou que le Musée de l’exil porté par la diaspora d’Afrique du Sud pour dénoncer l’apartheid, le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine porte haut l’excellence artistique. Elias Sanbar en trace les contours, avec toute la fierté du mot national qui résonne dans l’intitulé et le devoir de tout état dit-il, « de garantir l’accès à l’art pour tous, un véritable pari sur une terre encore occupée. »

Les œuvres internationales rassemblées croisent toutes les disciplines : peintures, aquarelles, photographies, bandes dessinées, installations et sculptures. Ainsi, une peinture de technique mixte d’Hamed Abdalla, Al-Thawra/la Révolution, artiste engagé tant dans ses écrits sur l’art et la philosophie que dans ses recherches plastiques sur le graphisme de la langue ; les lithographies de Robert Combas, leader du mouvement Figuration libre, et d’Hervé Di Rosa, entre arts populaires, bande dessinée et science-fiction ; les photographies de Bruno Fert aux paysages désertiques, aux maisons abandonnés ; celles de Marc Trivier faisant le portrait d’artistes, comme Jean Genêt, auteur de Sabra et Chatila suite aux massacres de 1982, ou de Mahmoud Darwish, grand poète de l’exil – La Palestine comme métaphore, La terre nous est étroite, La trace du papillon, auteur de bien d’autres œuvres, traduites par Elias Sanbar ; un dessin aquarelle de Jacques Ferrandez, Cimetière de Chatila issu de sa série « Carnets d’Orient » ; 2015/435a, une peinture sur tissu de Claude Viallat, du mouvement critique Supports/Surfaces, qui pose des empreintes géométriques sur des toiles dans une couleur à l’unisson ; la série de lithographies de Rachid Koraïchi, Les maîtres de l’invisible, allant de Rûmi à Attar, de Sidi Boumedienne à Hâllaj ; de la série Beyond/Au-delà de Nabil Boutros, une photographie, grille de mots arabes en écriture kufique qui ressemble à un moucharabieh occultant la réalité : « Les images, montrent-elles ce qu’elles donnent à voir ou cachent-elles ce que l’on ne voit pas ? » questionne-t-il.

On pourrait citer tous les artistes solidaires du projet, la collection s’enrichit au jour le jour et le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine devient ainsi un véritable projet collectif. Il met en exergue « la force morale, politique et intellectuelle de tout un peuple » comme le signifie Elias Sanbar qui milite pour la beauté, la paix et la justice. « La Palestine, parfois oubliée des cénacles internationaux » comme le dit Jack Lang, est en marche. Avec l’aide du directeur du Musée de l’IMA, Eric Delpont, les œuvres sont répertoriées avec soin et stockées sur place. Avant de trouver leur localisation en Palestine, dans un lieu et bâtiment qui ne les mettent pas en péril, elles voyageront en expositions itinérantes.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2018

Du mardi au vendredi de 10h à 18h,samedi, dimanche et jours fériés de 10h à 19h –  Institut du monde arabe 1, rue des Fossés-Saint-Bernard/
Place Mohammed V – 75005 – www.imarabe.org – Une partie des recettes de l’exposition sera reversée à l’Association d’Art moderne et contemporain de la Palestine.

 

Dans le cercle des hommes du Nil

© Nabil Boutros

Arts du bâton de Haute Egypte, par le Centre Medhat Fawzy de Mallawi/Compagnie El Warsha, Le Caire – direction artistique Hassan El Geretly – production Henri Jules Julien – Musée du Quai Branly Jacques Chirac.

Sur la scène se placent une douzaine de danseurs et six musiciens du Centre des arts du bâton. Art masculin cérémoniel et populaire, la danse du bâton ou tâhtib, dégage une grâce infinie. D’emblée les galabiyyas blanches et turbans impriment au plateau un certain prestige. Entre lutte, joute et danse, les figures se font et se défont comme les pleins et les déliés d’écritures ancestrales. Du saut de l’ange à l’arabesque, elles font référence aux derviches, tournant de manière lancinante. Ici, comme une plume au vent, c’est le bâton qui calligraphie l’espace, dans un jeu de courtoisie et de ruse se déclinant en solo, duo ou en collectif, dans l’idée du dépassement de soi.

La danse du bâton est une pratique millénaire dont on trouve trace sur les murs des temples de Louqsor ou les bas-reliefs de Beni Hassan près d’El Minya, dans les tombes de la vallée des rois à Thèbes, et dans d’autres hauts lieux d’Egypte. Perçu par ceux qui le pratiquent comme un art de vivre, l’art du bâton s’inscrit dans le temps des campagnes aux rites populaires et rythme les fêtes religieuses et funéraires. Dans la tradition, l’assemblée forme un cercle, garante d’un esprit de loyauté, de dignité et de fête.

Le Centre des arts du bâton Medhat Fawzi a vu le jour en 1996 à Mallawi, à 250 kilomètres au sud du Caire, par la détermination du metteur en scène Hassan El Geretly fondateur du théâtre El-Warsha, première troupe indépendante d’Egypte créée dix ans auparavant. S’interrogeant sur ses pratiques et parallèlement aux textes contemporains qu’il présente, il choisit de se tourner vers les arts traditionnels de son pays, le conte et le récit, les musiques populaires et le chant, le théâtre d’ombre, l’art du bâton. El-Warsha Théâtre travaille sur ces techniques, au Caire, et apporte dans ses spectacles le geste chorégraphié et le rituel de l’art du bâton en utilisant son potentiel dramatique, théâtral et esthétique.

Quand il fonde le Centre qu’il soutient financièrement, Hassan El Geretly mise sur la transmission des techniques traditionnelles entre les générations. Il fait d’un ancien cinéma désaffecté, le Paradiso, le lieu emblématique des arts du bâton, unique en Egypte, un lieu de compagnonnage qui tourne avec une soixantaine de danseurs et de musiciens, toutes générations confondues. « Comme il n’y a plus de transmission spontanée de ces arts-là, dit le directeur d’El-Warsha, j’ai considéré que c’était des trésors pour l’Egypte et pour l’humanité et qu’il fallait absolument, tant qu’on a un minimum de moyens, garder et salarier les maîtres. »  C’est ce qu’il fait en associant le Centre dans ses actions de diffusion, épaulé par Henri Jules Julien et organise des représentations pour des publics très divers, dans et hors le pays.

Le spectacle présenté ici est éblouissant, l’initiative du Musée du Quai Branly est à souligner. La création lumière de Camille Mauplot met en relief le geste de chaque danseur et de chaque musicien, ainsi que la chorégraphie d’ensemble. Quand le public pénètre dans la salle sont allumés sur scène quelques projecteurs qui font penser aux lucarnes des hammams laissant filtrer une légère clarté colorée. L’invitation au voyage se fait tant par le geste que par la virtuosité des musiciens placés, à certains moments, en demi-cercles. Les joueurs de mizmar au son continu par respiration circulaire, la derbouka et le bendir, les crotales, rythment la mélodie. Les instruments dialoguent entre eux, complices, et portent le geste des danseurs à travers les figures et leurs variations, à l’infini.

Attar, au XIIème siècle, aurait dit : « Voici donc assemblés tous les oiseaux du monde, ceux des proches contrées et des pays lointains. » Si les artistes étaient oiseaux, ils seraient huppes ou hérons, aigrettes ou ibis, ancrés dans la mémoire collective du pays. Ils sont ici chorégraphiés par Ibrahim Bardiss, héritier de l’enseignement de Medhat Fawzy et Dalia El Abd, jeune chorégraphe contemporaine rodée aux exercices d’improvisation développés au Théâtre El-Warsha. Sur la transmission, lors d’un entretien échangé avec lui, Hassan El Geretly énonce un proverbe : « Celui qui côtoie le ferronnier se brûlera à son feu, et celui qui côtoie l’homme heureux se verra à son tour heureux. L’art du bâton, c’est un principe d’apprentissage semblable à celui des compagnons de France, ce sont des transmissions dans lesquelles il y a un moment de chaleur humaine qui imprime comme dans la cire, l’expérience d’une personne dans le corps et l’âme de l’autre, et qui, lui-même,  repart avec autre chose que ce qu’il a reçu. » A ne pas rater.

Brigitte Rémer, le 11 mars 2018

Avec   –  Danseurs/jouteurs : Mahmoud Auf – Abdel Rahman Said – Tarek Gamal – Mohamed Fathy – Ahmed Khalil – Karim Mostapha – Ibrahim Omar – Mohamed Ramadan – Alaa’ Braia’ – Mahmoud Aziz – Omar Ibrahim – Islam Mohamed. Direction Musicale Gamal Mess’ed. Musiciens : Gamal Mess’ed/derbouka – Ahmed Khalil/derbouka – Hamada Nagaah/mizmar – Ibrahim Farghal/mizmar – Ahmed Farghal/tambour. Chorégraphie Dalia El Abd, Ibrahim Bardiss – création lumière Camille Mauplot – Le spectacle est produit par la Compagnie El Warsha, Le Caire et le Centre Madhat Fawzy, Mallawi – Avec le soutien de l’Institut Français du Caire et le Bureau Culturel de l’Ambassade d’Egypte à Paris.

Six représentations, du samedi 10 au dimanche 18 mars 2018 : Samedi 10 mars, 19h -
Dimanche 11 mars, 17h – Jeudi 15 mars, 20h – Vendredi 16 mars, 20h – Samedi 17 mars, 19h – Dimanche 18 mars, 17h. Musée du Quai Branly Jacques Chirac, 37, Quai Branly/ 218 rue de l’Université. 75007-  e-mail : contact@quaibranly.fr – tél. : 01 56 61 70 00/71 72 – Des activités sont proposées autour du spectacle, notamment des rencontres avec les danseurs et les musiciens, des ateliers de percussions et de danse du bâton, des projections, une conférence sur le thème : La danse du bâton, des pharaons à l’Unesco. Informations : www.quaibranly.fr

 

Adel Hakim et le Théâtre National Palestinien : hommage

© Nabil Boutros – “Des Roses et du Jasmin”  Répétitions au Théâtre National Palestinien, Jérusalem-Est, 2015

Adel Hakim, co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry avec Elisabeth Chailloux, s’en est allé en août dernier. Un hommage vient de lui être rendu en même temps qu’est reprise la pièce, Des Roses et du Jasmin, la dernière qu’il ait écrite et montée avec le Théâtre National Palestinien.

Citoyen du monde : c’est l’installation d’une série de photographies représentant Adel Hakim en pieds ou en portraits, en majesté ou en simplicité, réalisée à sa demande avant de tirer sa révérence. Nabil Boutros, collaborateur artistique dans plusieurs spectacles du TQI l’a cadré, comme le vol d’un gerfaut qui se suspend. Adel Hakim s’est inspiré de l’œuvre du photographe-plasticien, Egyptiens ou l’habit fait le moine, exposée en 2012 au Studio Casanova, ainsi le voit-on portant la coiffe des cheikhs ou le costume cravate, le short et les baskets du boxeur avant la victoire ou le poncho mapuche des indiens chiliens, arborant le kufi des présidents porté par les musulmans, les chrétiens ou les juifs, ou drapé dans une djellaba comme un Saïdi de Haute-Egypte. Il porte haut le keffief palestinien.

Cette série s’inscrit dans le cadre de l’hommage qui lui est rendu par ses amis au cours d’une soirée lecture de ses derniers textes, Les Pyramides et leur Sphinx notamment, qui rappelle ses origines égyptiennes, qui parle des pays où il a aimé travailler et tisser des liens, qui transmet ses observations et réflexions. Elisabeth Chailloux et son équipe en sont les grands ordonnateurs. La soirée est simple et chaleureuse.

Dans la grande Nef de la Manufacture des Œillets se poursuit à travers le viseur de Nabil Boutros le témoignage de la fructueuse collaboration artistique entre le Théâtre National Palestinien et le Théâtre des Quartiers d’Ivry.  Les photographies d’Antigone et de Des Roses et du Jasmin, placées en hauteur, cernent l’espace. On y voit le Théâtre National Palestinien au travail : les répétitions des spectacles, sur le plateau, en coulisses, et les premières représentations à Jérusalem et Ramallah – Antigone le 28 mars 2011, Des Roses et du Jasmin le 2 juin 2015 – accompagnées des dessins préparatoires d’Adel Hakim. Au fond de la Nef, l’immense mur recouvert d’une photo prise le 5 juin 2011 à Jérusalem montre le mur de séparation au check-point de Qalandia, plein de graffitis. Une quinzaine de photos prises à Jérusalem, à Ramallah et à Béthléhem la même année y sont accrochées et parlent de la ville, de la guerre : “manifestations contre l’occupation israélienne”, “l’entrée du camp de réfugiés d’Aida,” “le dôme du Rocher vu des hauteurs du quartier juif”, “l’intérieur de la Mosquée al-Aqsa sur l’esplanade du temple.” De quel côté du mur… se trouve la prison ? pose Nabil Boutros. Référence est également faite à Zone 6, Chroniques palestiniennes, présentées au Studio Casanova d’Ivry en 2012, magnifiques échos de la politique culturelle menée par le Théâtre des Quartiers d’Ivry et la ville.

Le partenariat exemplaire développé avec le Théâtre National Palestinien s’est bâti sur l’engagement artistique d’Adel Hakim et d’Elisabeth Chailloux co-directeurs du TQI, devenu en décembre dernier Centre dramatique national du Val-de-Marne et installés dans ce lieu emblématique de la Manufacture des Œillets. Des Roses et du Jasmin dernière mise en scène d’Adel Hakim, présenté en cette seconde saison, relate le parcours d’une famille dans laquelle convergent les destins de Palestiniens et de Juifs à travers trois générations, de 1944 à 1988,. La tragédie grecque n’est pas loin, « elle m’a toujours servi de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde… » disait Adel Hakim. L’auteur-metteur en scène montrait ici, par la succession des tragédies à travers les générations, le processus implacable de l’Histoire et de la violence, là où se rejoignent destin individuel et destin collectif. (cf. notre article du 30 janvier 2017). A voir ou à revoir, de toute urgence.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2018

Mercredi 7 mars : lecture par Elisabeth Chailloux, Eddie Chignara, Etienne Coquereau, Pablo Dubott, Raymond Hosni, Lara Suyeux et d’autres amis comédiens du dernier texte écrit par Adel Hakim, Les Pyramides et leur Sphinx – Vernissage des expositions de photographies réalisées par Nabil Boutros : Citoyen du monde – série de portraits d’Adel Hakim et reportage autour des créations à Jérusalem d’Antigone et de Des Roses et du Jasmin.

Du 5 au 16 mars 2018 – Des Roses et du Jasmin spectacle en langue arabe surtitré en français, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne/ Manufacture des Œillets – métro : Mairie d’Ivry. Site :  www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11 – Le texte est édité à L’Avant-Scène Théâtre. Le spectacle a été créé les 2, 3 et 4 juin 2015 au Théâtre National Palestinien, à Jérusalem-Est et le 7 juin 2015 au Théâtre Al Quassaba de Ramallah.

Avec les acteurs du Théâtre National Palestinien – Hussam Abu Eisheh, Alaa Abu Gharbieh, Kamel El Basha, Yasmin Hamaar, Faten Khoury, Sami Metwasi, Lama Namneh, Shaden Salim, Daoud Toutah – scénographie et lumière Yves Collet – dramaturge Mohamed Kacimi – collaboration artistique Nabil Boutros – assistant lumière Léo Garnier – vidéo Matthieu Mullot – costumes Dominique Rocher – chorégraphie Sahar Damouni – En collaboration avec les équipes techniques du Théâtre des Quartier d’Ivry : Franck Lagaroje, Federica Mugnai, Léo Garnier, Dominique Lerminier, Raphaël Dupeyrot et du Théâtre National Palestinien : Ramzi Qasim, Imad Samar.

Voir nos articles dans www.ubiquité-cultures.fr – Antigone/15 janvier 2017 – Des Roses et du Jasmin /30 janvier 2017 – La culture en Palestine/1er février 2017 – Adel Hakim, d’Ivry et de partout/ 4 septembre 2017.

 

« Médiations » de Susan Meiselas

© “L’Homme au cocktail Molotov” – 16 juillet 1979 . Susan Meiselas

Exposition coproduite par la Fondation Antoni Tàpies et le Jeu de Paume, au Musée du Jeu de Paume – commissaires Carles Guerra et Pia Viewing.

Cette rétrospective des œuvres de Susan Meiselas, la plus complète jamais organisée en Europe, présente à travers cinq salles ses photographies, de la fin des années soixante-dix à aujourd’hui : quatre séries de jeunesse prises dans les années 70 ; Nicaragua-Mediations réalisées entre 1978 et 1982 et El Salvador datant de la même époque ; Kurdistan, prises entre 1991 et 2007 ; A Room of Their Own, un reportage sur la violence domestique, réalisé entre 2015 et 2017.

Née à Baltimore, dans le Maryland, Susan Meiselas vit et travaille à New York. Ses premiers essais photographiques – une série de portraits en noir et blanc réalisée en 1971, 44 Irving Street – créent du lien entre les locataires de la pension où elle habite pendant ses études à l’Université de Harvard. Carnival Strippers porte ensuite sur la vie des strip-teaseuses dans les foires de la Nouvelle-Angleterre, à la campagne, elle les photographie trois étés de suite. En 1974, Porch Portraits travaille sur la frontière entre espace public et espace privé, et montre des habitants de Caroline du Sud devant leur petite maison de bois. Entre 1976 et 1990, elle suit un groupe de jeunes filles d’un quartier de New-York où elle vit encore aujourd’hui – Little Italy – crée des liens, les regarde grandir et changer. Elle présente son travail sous le titre Prince Street Girls. Susan Meiselas intègre l’Agence Magnum en 1976.

C’est à partir de la fin des années soixante-dix qu’elle s’engage sur des sujets politiques et rapporte des images de violence. En Amérique centrale d’abord, à partir de deux pays en guerre, le Nicaragua et El Salvador, au Kurdistan ensuite. En 1978, elle part au Nicaragua de sa propre initiative, et couvre la révolution sandiniste dont l’origine est l’assassinat du directeur du journal La Prensa, principale voix de l’opposition au régime des Somoza. Elle témoigne de la violence, montre les soldats en arme, visages cachés, abrités derrière des sacs de riz ou de farine ou encore fouillant les passagers d’un autobus dont on ne voit que les ombres. Son image de Pablo Jesús Aráuz, L‘Homme au cocktail Molotov, prise le 16 juillet 1979 peu avant la victoire sandiniste, devient un emblème de cette révolution. Elle retourne plusieurs fois au Nicaragua sur le site de ses premières images et enregistre des témoignages. Pictures from a Revolution, sorti en 1991, est son troisième film sur cette révolution populaire. En 2004 elle présente son œuvre sur place pour laisser traces et marquer la mémoire collective. L’installation s’intitule Reframing History.

La série El Salvador réalisée entre 1978 et 1983 montre la violence de la guerre civile qui débute en 1979, la tension permanente entre civils et militaires et l’anéantissement de la population par les escadrons de la mort. Elle intervient comme conseillère artistique en 1983 pour mettre sur le devant de la scène le travail de photographes régionaux avec The Work of Thirty Photographers, Writers and Readers, auquel elle intègre ses propres images. Plus tard, en 1991 elle fait de même au Chili mettant en relief l’œuvre de photographes ayant vécu sous le régime de Pinochet, sous le titre Chile from Within.

Du Kurdistan où elle travaille de 1991 à 2007 elle témoigne, par des photos des vidéos, des interviews. Au départ elle se rend au nord de l’Irak pour témoigner du génocide lancé par Saddam Hussein. Elle donne la parole à la diaspora kurde et publie en 1997 Kurdistan : In the Shadow of History : « Les victimes, cependant, appartiennent à une société que seules peuvent décrire les images, qui, depuis des siècles, disent l’aspiration du peuple kurde à avoir une patrie. En même temps, akaKurdistan met en ligne des archives de la mémoire collective kurde sous forme de carte et d’images réalisées par la diaspora kurde, comme un work in progress.

Susan Meiselas s’inscrit dans une vraie réflexion sur le sens de la captation, le rôle des médias et le statut de l’image. Sa démarche n’est pas celle d’une photojournaliste au sens classique du terme, son regard est plutôt celui d’une ethno-sociologue : « Je ne suis pas photographe de guerre au sens où je ne vais pas exprès dans les zones de conflit. Ce qui m’intéresse ce n’est pas la surface des choses, mais ce qui fait qu’elles se produisent » dit-elle. A la fin des années soixante-dix elle fait la une du New York Times Magazine ce qui contribue à la faire reconnaitre dans le monde, notamment pour ses reportages sur la problématique des droits de l’homme.

A partir de 1992 Susan Meiselas travaille sur la violence domestique, sollicitée pour une campagne de sensibilisation sur le sujet, à San Francisco et présente des photographies et collages sous forme d’affiches dans l’espace public, sous le titre Archives of Abuse. De 2015 à 2017 elle entame un nouveau travail sur le sujet dans une région post-industrielle du Royaume-Uni, dans un foyer pour femmes, et invite les artistes locaux à y participer. Cinq récits en vidéo intitulés A Room of Their Own, comprenant des photographies, des collages, des dessins et des témoignages, s’inspire de son engagement auprès de Multistory, une association de défense du droit des femmes. « Chaque chambre, chaque vie est unique, dans cette série. Chaque espace photographié est à la fois une archive et une sorte de miroir. La femme n’apparaît pas, et pourtant elle est présente… Ces photographies peuvent faire office de souvenir d’un paysage singulier à un moment précis d’une histoire » dit-elle.

Dans son approche artistique, Susan Meiselas établit des passerelles entre elle et son sujet et lie la dimension individuelle au contexte géopolitique, l’intime et le mode participatif. « C’est une chose importante pour moi – en fait, un élément essentiel de mon travail – que de faire en sorte de respecter l’individualité des personnes que je photographie, dont l’existence est toujours liée à un moment et à un lieu très précis. » Elle décloisonne les disciplines et élabore des installations multimédia à partir de ses photographies, d’images d’archives, de films et de vidéos, de croquis et d’interviews, donnant la parole à ceux qu’elle rencontre dans le cadre de son travail. Tout au long de son parcours, l’artiste questionne l’acte photographique et le rôle de l’image dans la société contemporaine.

Médiations, qui donne aujourd’hui son nom à l’exposition, parlait déjà en 1982 de la circulation et du sens des images. L’admirable rétrospective du Jeu de paume invite le visiteur à s’interroger à son tour sur le statut de l’image en fonction de l’état du monde et des variations philosophiques, sociales et politiques des lieux d’où elles sont rapportés.

Brigitte Rémer, le 4 mars 2018

Jusqu’au 20 mai 2018 – Musée du Jeu de Paume – 1, Place de la Concorde – www.jeudepaume.org En tournée : SFMOMA, San Francisco 21 juillet – 21 octobre 2018. Coédition du catalogue : Jeu de Paume/Damiani/Fundació Antoni Tàpies Versions française, anglaise, espagnole
(184 pages, 30 €)

Bluebird

© Julien Piffaut.

Texte de Simon Stephens, traduit par Séverine Magois – mise en scène Claire Devers – au Théâtre du Rond-Point.

Chauffeur de taxi, Jimmy conduit sa Nissan Bluebird dans la nuit anglaise. La voiture est sur scène, entourée d’images mobiles, vastes travellings qui donnent l’illusion de la route et de la ville. Les clients défilent les uns après les autres, chacun avec ses spécificités, ses exigences et ses surprises. Jimmy (Philippe Torreton) est un homme singulier et secret, on ne le voit que de de loin, accroché à son taxi, observant ces allées et venues. De temps en temps il prend son téléphone et cherche à joindre une certaine Clare, souvent sans retour.

Dans la seconde partie, Jimmy et Clare (Julie-Anne Roth) se font face, dans une sorte de no man’s land, à deux pas d’une maison que tous deux connaissent. Jimmy a lâché sa Bluebird, elle, a accepté la rencontre et se présente pâle et tendue. Au début, questionné par l’autre, chacun parle de soi, les mots sont cachés et elliptiques. Clare dit avoir un compagnon et trouvé, si ce n’est du bonheur, un certain équilibre, elle annonce attendre un enfant. Jimmy avoue que la vie s’est suspendue depuis l’accident, il y a cinq ans, et qu’il vagabonde sans port ni attache, son taxi pour demeure.

La suite fige le spectateur, le fil du temps se remonte et leur histoire se reconstruit, avec douleur. Jimmy et Clare étaient mariés et avaient une petite fille. Leur rencontre a lieu le jour anniversaire de sa disparition, il y a cinq ans, écrasée par la voiture de son père. Depuis l’accident, Jimmy a disparu sans donner de nouvelles et vit accroché à son taxi comme un naufragé à sa bouée, il n’a pu assumer. Clare et Jimmy ne s’étaient pas revus, cette maison était leur maison. Clare lui reproche cet abandon, et exprime l’extrême solitude dans laquelle elle a dû tout régler, avant même de supporter la vie sans l’enfant. Pour Jimmy la rencontre est une déchirante tentative de réparation, il ne vient pas les mains vides et offre à Clare une partie de sa vie, de ses gains. Il tente le pardon, par ce don, concret autant que symbolique.

Bluebird a une grande force dramatique. Simon Stephens qui s’intéresse aux parcours blessés, l’écrit en 1998. Auteur associé au Royal Court de Londres, il a écrit de nombreuses pièces souvent distinguées par des prix prestigieux. Il avait adapté en 2011 pour Patrice Chéreau, la pièce de Jon Fosse, Je suis le vent. Dans Bluebird ses personnages sont d’une incandescence qui ajoute au tragique : l’extraordinaire interprétation de Philippe Torreton en Jimmy, si humain, avec ses faiblesses et son charisme, spectateur de la/de sa vie en première partie, blessé à mort et se mettant à nu dans la seconde ; la retenue et la pudeur de Julie-Anne Roth en Clare qui joue la transparence malgré la souffrance, sont un grand moment de théâtre.

Claire Devers, la maître d’œuvre de la pièce – réalisatrice de cinéma ayant obtenu la Caméra d’or en 1986, pour son film Noir et Blanc – signe avec Bluebird sa première mise en scène au théâtre. Elle réussit magnifiquement sa première fois en transcendant l’humanisme de l’auteur par une théâtralité qui se dégage de la scénographie et des images autant que des acteurs qui impriment à la pièce une puissante émotion.

Brigitte Rémer, le 25 février 2018

Avec Baptiste Dezerces (le Caïd, Billy Lee) – Serge Larivière (Robert, Richard, Andy) – Marie Rémond (Angela, une adolescente, Janine) – Julie-Anne Roth (Clare) – Philippe Torreton (Jimmy). Assistanat à la mise en scène et photographies Julie Peigné – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Thomas Cottereau, Olivier Oudiou – son François Leymarie – vidéo Yann Philippe, Renaud Rubiano – régie générale et plateau Guillaume Parra – régie vidéo et son Guillaume Monard – régie lumière Sébastien Lemarchand – costumes Fanny Brouste – maquillage Marion Bidaud. Le spectacle a été créé à l’Espace des Arts, Scène Nationale de Châlons-sur-Saône, le 16 janvier 2018.

Du 7 février au 4 mars 2018 – Théâtre du Rond-Point/salle Tardieu, 2 bis avenue Franklin Roosevelt, 75008 – métro : Franklin Roosevelt, Champs-Elysées Clémenceau – Tél. : 01 44 95 98 21 – Site : www.theatredurondpoint.fr

Le dur désir de durer : après-demain, demain sera hier

© Fanny Gonin

Conception, mise en scène et scénographie Igor et Lily – Textes Guillaume Durieux – Théâtre Dromesko. Espace chapiteau, Le Monfort Théâtre, dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville.

Créé en 1990 par Igor et Lily son épouse, le Théâtre Dromesko, anciennement Volière, est un lieu de fabrique qui a posé son chapiteau avec veaux, vaches, cochons et couvées depuis une vingtaine d’années, à la Ferme du Haut Bois près de Rennes, sous l’aile du Théâtre National de Bretagne. Au fil des ans ils y ont développé un travail singulier et exigeant.

Le dur désir de durer – après-demain, demain sera hier fait suite à Le Jour du Grand Jour présenté en 2016 et parle du temps qui passe, de la vie et de la mort. Dans le même dispositif au plancher de bois, nommé La Baraque, et avec les mêmes personnages, acteurs, chanteurs et musiciens passent et traversent de cour à jardin, comme on traverse la vie, ou comme un défilé, une procession ou une manif. Les spectateurs se font face. « On pourrait parler d’une suite. Ou plutôt d’une suite en avant, une grande panique face aux lendemains qui déchantent, avec dans le dos les rengaines du passé et sous les pieds le vertige d’être encore là aujourd’hui » écrit Igor. Une suite de séquences montre des personnages baroques et des situations inventives, pleines d’autodérision.

Un petit homme à la Sempé essaye de dire quelque chose mais en vain, poussé par la foule. Trois jeunes femmes font des roulés boulés dans leurs robes printanières. Une vierge maquillée et décorée à outrance, portée comme un Saint-Sacrement par un mille pattes (quatre danseurs, acrobates à quatre pieds – cherchez l’erreur – cachés sous un dais).  On voit passer des lits d’hôpital à vitesse grand V accompagnés de quelques répliques des Bonnes de Jean Genêt. Des personnes passent et repassent pour aller à un enterrement, chacun avec sa compulsivité. Un torero mi-homme mi-taureau avec une corne au front et une queue de taureau, aiguise sa faux, image de la camarde s’il en est. Une chanteuse de flamenco joue la Bianca Castafiore. Une tornade de vent contredit la marche d’un groupe de personnes qui tentent d’avancer, se cramponnent et s’envolent. Deux vieux acteurs saluent une dernière fois le public, on les voit de dos, ô surprise, fesses à l’air, en une séquence pathétique et cruelle. On est dans les représentations de la mort à la mexicaine, avec gaieté et dérision.

Chez les Dromesko rien n’est gris, l’humour et la poésie l’emportent. Du côté des animaux, on y trouve un chien, sorte de minotaure affublé de cornes et un ardeidae de la famille des marabouts qui fait des figures et déploie ses ailes magnifiquement, en duo avec la duègne, toute de noir vêtue comme il se doit. Et du côté de la musique se côtoient plusieurs univers, des instruments baroques du début du spectacle connotant les peintures de Dominikos Theotokopoulos dit Le Greco, au Requiem de Mozart, passant par le violoncelle et l’accordéon, tout s’accorde et se désaccorde en relation avec les images. A la toute fin, le violoncelliste dans une chaise à bras et à trois roues d’avant-guerre pour paralytique, poussé par l’accordéoniste, rejoignent l’enterrement d’un jeune homme, pure mystification et tour de magie. Ils invitent en réalité le public à les rejoindre sur le plateau, boire un verre de vin.  Le corps fait place au vin. Buvez et mangez.

Il y a beaucoup de clins d’œil et de références dans un spectacle bon enfant même s’il parle de mort, sujet tabou s’il en est. Les ombres décalées sur les deux cloisons de bois de cour et de jardin amplifient l’aspect à la fois spectral et bon vivant et la puissance dramatique des séquences n’enlève rien à la bonne humeur et à la convivialité qui sont, une fois encore, au rendez-vous.

Brigitte Rémer, le 23 février 2018

Jeu/danse : Lily, Igor, Guillaume Durieux, Florent Hamon, Olivier Gauducheau, Zina Gonin-Lavina, Revaz Matchabeli, Violeta Todo-Gonzalez, Jeanne Vallauri – interprétation musicale Revaz Matchabeli (violoncelle), Lily (chant), Igor (accordéon) – construction décor Philippe Cottais – costumes Cissou Winling – création et régie lumières Fanny Gonin – création son Philippe Tivilliers – régie son Morgan Romagny – régie plateau Olivier Gauducheau.

Du 23 janvier au 17 février 2018 – Le Monfort, Espace Chapiteau – 106 rue Brancion, 75015. Tél. : 01 56 08 33 88 – Site : www.lemonfort.fr – En tournée du 22 au 26 mai 2018 à la Scène nationale de Sète.

Une Adoration

© Simon Gosselin

Texte de Nancy Huston – Adaptation et mise en scène Laurent Hatat – au Théâtre de la Tempête/Cartoucherie de Vincennes.

Auteure d’expression anglaise et française née au Canada où elle passe son enfance, Nancy Huston a écrit des essais et de nombreux romans, d’une sensibilité très particulière. Le premier, Les Variations Goldberg, date de 1981. Une Adoration, est publié en 2003 et parle de l’absence, sujet particulièrement aigu pour elle dont la mère a déserté le foyer familial quand elle avait six ans.

On est au cœur d’un conseil de famille informel où l’absent, Cosmo, acteur et amant de la mère, tient le rôle principal. Cosmo a été assassiné, ce qui donne une version polar à l’affaire, on saura à la toute fin, par qui. Ce texte est une ode à l’amour, portée par une femme, Elke (Océane Mozas), qui rend des comptes face à ses enfants. Ils ne lui en demandaient pas tant et restent blessés : Franck, le fils, (Yann Lesvenan) très en colère, n’appréciait pas ce beau-père et s’oppose à sa mère. Fiona, la fille, (Jeanne Lazar) est tiraillée dans sa fragilité. D’autres parlent de lui par des images qui se projettent, personnages qui glissent comme des noyés, sur la verrière recouvrant le lieu du psychodrame, une belle idée scénographique (Laurent Hatat et Nicolas Tourte). Une inconnue passe (Emma Gustafsson), à plusieurs reprises, qui pourrait représenter la mémoire, ou la mort. Ces différents témoignages donnent un portrait en creux de l’absent et héros sublimé, vérité ou fantasme, le puzzle se reconstitue.

« Les histoires, elles seules sont susceptibles de transformer en destinée le chaos de notre existence. Nous sommes tous des romans ambulants, foisonnant de personnages principaux et secondaires, ponctués par des ellipses, des moments de suspens et de drame, de longues descriptions ennuyeuses, des apogées et des dénouements. Tu me racontes ton histoire et je te raconte la mienne, ton histoire fait désormais partie de la mienne » écrit Nancy Huston. On a la sensation de suivre une partie d’échecs où la parole tient lieu de silence. Car la parole est dense dans cet huis-clos où le public est voyeur en même temps qu’enquêteur.

Face à ce jeu de la vérité qui fait office de thérapie familiale, les acteurs s’efforcent de jouer leur personnage : Elke est en état de sidération, Fiona se montre tantôt tendre tantôt butée, Franck est dans les reproches et provoque son rival en duel, de façon posthume. Laurent Hatat signe l’adaptation et la mise en scène du spectacle qui convainc à demi, est-ce le texte en ses contradictions auquel on a du mal à croire ou les acteurs un peu trop démonstratifs ? Le metteur en scène dans ses différents travaux, s’est entre autres confronté à Lagarce, Vinaver, Kristof et Marivaux. Adapter un roman pour le théâtre n’est jamais simple et parler de l’absence l’est encore moins. « Car l’univers frissonne et miroite sans cesse, vous le savez n’est-ce pas ?
Sous l’effet des événements du passé grand et petit… Tout est là, diffus et intangible, mais là, dans l’air autour de nous, comprenez- vous ? » dit Elke, entre retenue et impudeur. Dans Une Adoration « les feuilles mortes se ramassent à la pelle » et les personnages échappent, Cosmo en tête. Est-ce le propre de l’absence ?

Brigitte Rémer, le 19 février 2018

Avec : Océane Mozas Elke – Emma Gustafsson La femme inconnue – Jeanne Lazar Fiona – Yann Lesvenan Franck. Scénographie Laurent Hatat et Nicolas Tourte – collaboration dramaturgique Laurent Caillon – lumières Anna Sauvage – costumes Martha Romero – image Nicolas Tourte – espace sonore Antoine Reibre -
assistante à la mise en scène Clara Benoit Casanova. A l’image Olivier Balazuc, Azzedine Benamara, Clara Benoit-Casanova, Laurent Caillon, Sylvie Debrun, Daniel Delabesse.

Du 19 janvier au 18 février 2018 – Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Route du Champ-de-Manœuvre, 75012 – métro : Château de Vincennes puis navette – téléphone : 01 43 28 36 36 – site : www.la-tempete.fr – Le texte est publié aux éditions Actes Sud.

Quills

© Stéphane Bourgeois

Texte de Doug Wright – traduction Jean-Pierre Cloutier – mise en scène et espace scénique Jean Pierre Cloutier et Robert Lepage – Ex Machina production – au Théâtre National de la Colline.

Né en 1962 à Dallas (Texas), librettiste, auteur de théâtre et de scénarios, Doug Wright écrit principalement des comédies musicales et des téléfilms pour la télévision. Sa pièce Quills fut créée en 1995 à Washington puis jouée off Broadway au New York Theatre Workshop. Elle traite de l’internement du Marquis de Sade à Charenton les dernières années de sa vie. L’auteur en a aussi écrit le scénario pour le film Quills, La Plume et le Sang qu’a réalisé Philip Kaufman, en 2000.

Robert Lepage, metteur en scène québécois connu en France pour ses propositions théâtrales multiformes, du jeu d’acteur le plus créatif – La Trilogie des Dragons – aux spectacles de haute technologie – Les Aiguilles et l’Opium – s’empare du texte, accompagné de Jean-Pierre Cloutier, artiste de cirque à l’origine. Lepage interprète Sade : Donatien Alphonse François de Sade, né le 2 juin 1740 à Paris et mort le 2 décembre 1814 à l’Asile de Charenton/Saint-Maurice où il passe les onze dernières années de sa vie. Il avait connu Vincennes et la Bastille pendant la Révolution, puis avait été interné sans jugement et de façon arbitraire à partir de 1801, à la prison de Bicêtre notamment. L’abbé de Coulmier, directeur de l’établissement, un réformateur bienveillant avec qui il sympathise, lui aménage un statut particulier et très protégé, Madame de Sade y veille particulièrement. Il croit aux vertus thérapeutiques du spectacle et fait construire à l’intérieur de l’asile un véritable théâtre destiné à recevoir une cinquantaine de malades mentaux. Sade devient le grand ordonnateur des fêtes, compose des pièces et en dirige les répétitions, Charenton défraie la chronique. Sa conduite lubrique et provocatrice face aux personnels et aux autorités et la diffusion de sa littérature sulfureuse, inquiètent l’Empereur Napoléon Ier qui ne veut ébranler les fondements moraux de la société. Il nomme à Charenton un médecin-chef, le docteur Royer-Collard pour mettre fin à la circulation des idées libertines et imposer le silence. C’est mal connaître le brillant Marquis, prolixe à souhait, et très connu depuis la publication de Justine ou les malheurs de la vertu qui avait scandalisé. A Charenton, quand on lui retire papier et crayon, Sade importe ses fantasmes et désirs immoraux sur les murs et les vêtements, sur tous les supports possibles trouvés dans ses appartements et avec toutes encres ou substituts, allant du sang aux excréments.

La pièce croise le destin du véritable Marquis de Sade mais sa construction a quelque chose de linéaire avec son unité de temps, de lieu et d’action. Robert Lepage et Jean-Claude Cloutier l’inscrivent eux-aussi dans un cadre quasi néo-classique, sauf au final dans la scène sacrilège mais tardive, quand tout se déstructure et que la mort approche. La scénographie est inventive, comme toujours chez Lepage et sert magnifiquement le propos. Elle est basée sur un jeu de miroirs pivotants, sorte de kaléidoscope qui travaille sur le dédoublement à l’infini du personnage, renvoie à son narcissisme et à ses multiples facettes. Elle a un effet labyrinthe où l’on se perd et joue parfois de transparence, façon miroirs sans tain. On ne décolle pourtant pas dans ces paradis artificiels surannés au style de jeu légèrement distant et désuet, où la distance de l’ironie qui affleure à de nombreux moments ne rattrape pas l’ensemble. Lepage lui-même, bien emperruqué, s’efforce à traduire la démence libertine du personnage qu’il interprète mais le spectacle est long pour arriver à la mise en croix licencieuse, sublimement réalisée par le jeu diabolique des miroirs psychanalytiques.

Écrite dans le contexte du retour d’un certain conservatisme aux États-Unis dans les années 1990, Quills – qui signifie la plume d’oie – réfléchit aux limites posées par la société et évoque la question de la censure. Taraudé par la diffusion de son œuvre, Sade s’inscrit dans la surenchère, devient inatteignable et hors-limites. De victime d’un système répressif, il se transforme lui-même sur scène en un monstre de débauche. Robert Lepage interprète cette déchéance avec précision, entouré du monde pieux de l’encadrement de l’Asile et des personnels qui, comme Madeleine la blanchisseuse, vaquent, et qu’il harcèle. On est à l’extrême de l’obscénité d’un homme qui se joue de tout et qui le fait savoir par ses écrits, il n’est plus que subversion. « L’enfer lui-même est le creuset où j’ai forgé mon arme » clame-t-il dans ses propos provocateurs. Il finit nu comme un ver et dépouillé de toute identité dans la pure expression de ses fantasmes. Pour lui, la tentation est permanente et pour le spectateur, l’illusion est théâtralité.

Brigitte Rémer, le 17 février 2018

Avec : Pierre-Yves Cardinal, Érika Gagnon, Pierre-Olivier Grondin, Pierre Lebeau, Robert Lepage, Mary Lee Picknell – assistante à la mise en scène Adèle Saint-Amand – lumières Lucie Bazzo -environnement sonore Antoine Bédard – costumes Sébastien Dionne – collaboration à la scénographie Christian Fontaine – accessoires Sylvie Courbron – perruques Richard Hansen –  maquillages Gabrielle Brulotte – Le spectacle a été créé le 12 janvier 2016 au Trident, à Québec.

Du 6 au 18 février 2018 – Théâtre National de la Colline, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – 15 rue Malte-Brun. 75020. Métro : Gambetta. Site : www.colline.fr – spectacle à partir de 16 ans.

 

Peer Gynt

@ Gaëlle Simon

D’après Henrik Ibsen – Adaptation et mise en scène Irina Brook – poèmes Sam Shepard – chansons Iggy Pop – création musicale collective d’après Edward Grieg – Spectacle en anglais, surtitré en français.

Dès l’entrée dans le théâtre on est immergé dans une ambiance musicale, une sorte de fête populaire pour noces et banquets. Pendant que le public s’installe les musiciens commencent à arriver de leur côté, détendus, ils prennent un verre et discutent entre eux. On se croirait dans les coulisses. Petit à petit ils commencent à dévoiler leurs instruments et à s’échauffer, avant de se fondre dans le spectacle où ils seront acteurs en même temps qu’instrumentistes. Violon, saxophone, guitare, basse, contrebasse, clarinette, trompette, batterie et percussions traversent la pièce, qui débute avec la petite flamme de celle qui sera la cristalline Solveig puis Démon vert chez les Trolls, la talentueuse et ravissante Shantala Shivalingappa. Peer Gynt est tout aussi magique, le grand acteur islandais Ingvar Sigurdsson, plein de charme et de roublardise, mène cet opéra-rock de main de maître, les acteurs sont de tous les pays. Les chansons d’Iggy Pop se mêlant au texte, la figure de Peer se superpose à celle de la rock star, pour notre plus grand plaisir. Le pays des Trolls, ce lieu de mythologie nordique populaire, aurait sa place dans les salles de concert rock telles que le Palace ou la Cigale. Irina Brook imaginait David Bowie en maître des lieux.  Peer Gynt vend son âme aux djinns pour épouser la fille du roi Troll, il lui est demandé de renoncer à sa condition d’homme, alors à toute vitesse il s’enfuit mais ne cessera d’être poursuivi. Des poèmes de Sam Shepard complètent la partition.

Formée au jeu à New York dans les années 1980 selon la méthode de l’Actor’s Studio, Irina Brook est comédienne avant de se consacrer à la mise en scène. Elle obtient en 2001 le Molière de la meilleure mise en scène pour Une bête sur la lune de Richard Kalinoski, puis monte Marivaux, Shakespeare, Brecht et Tennessee Williams. Passionnée de musique, elle réalise plusieurs mises en scène pour l’opéra. Depuis janvier 2014 elle dirige le Centre dramatique national de Nice-Côte d’Azur. Elle donne ici, dans le cadre du théâtre des Bouffes du Nord qui lui va si bien, sa libre interprétation de la pièce d’Ibsen, dense, belle, et aussi énigmatique que l’âme humaine et derrière la fable, pose la question existentielle et philosophique de la recherche de soi. Peer, au seuil de sa vie, fait le bilan : Qu’ai-je fait de ma vie ? Elle cite en référence Antoine Vitez qui s’exprimait sur la pièce : « Échapper aux simulacres, aux représentations, s’arracher au théâtre que l’on se fait de sa propre vie, aux rôles (…)  tout ce qui nous fait tant rêver depuis notre enfance, dépouiller tout cela, déposer à terre les vêtements imaginaires et courir nu. » La metteure en scène s’est appropriée Peer Gynt sans trahison, l’esprit y est bien, avec sa fronde et sa liberté de ton, l’insolence et l’affabulation. Les écarts d’avec la pièce restent anecdotiques, elle fait ses arrangements, au sens musical du terme et pose un point de vue sur le monde d’aujourd’hui.

C’est une année de Peer Gynt, David Bobée vient d’en présenter une intéressante lecture de son côté (cf. notre article du 14 février). Irina Brook propose la sienne, féérique et musicale en diable : la neige sur le plateau appelle la Norvège, l’errance de Peer Gynt et l’espérance de Solveig sont porteurs d’une grande poétique, les costumes et les masques, quelques pétales de fleurs donnent l’esprit de la fête et de la magie, une magnifique toile peinte en fond de scène, réalisée d’après le tableau Glad day par William Blake, largue les amarres à la toute fin du spectacle et l’on flotte entre réel et imaginaire, rêve et réalité. Une vision d’apocalypse dans le cœur et la quête d’un homme.

Brigitte Rémer, le 16 février 2018

Avec : Helene Arntzen, Frøydis Arntzen Dale, Diego Asensio, Jerry Di Giacomo, Scott Koehler, Mireille Maalouf, Roméo Monteiro, Damien Petit, Margherita Pupulin, Pascal Reva, Augustin Ruhabura, Gen Shimaoka, Shantala Shivalingappa, Ingvar Sigurdsson – Poèmes Sam Shepard – chansons Iggy Pop – chorégraphie Pascale Chevroton – scénographie Noëlle Ginefri – costumes Magali Castellan assistée d’Irène Bernaud – masques Cécile Kretschmar assistée de Sarah Dureuil – lumière Alexandre Toscani – assistant à la mise en scène Angelo Nonelli.

Du jeudi 8 au dimanche 18 février 2018, Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Bd de la Chapelle, 75010 Paris  – métro : La Chapelle – tél. : 01 46 07 34 50  – site : www.bouffesdunord.com – En tournée :  le 6 mars 2018, Scène nationale, Narbonne – les 9 et 10 mars 2018 Théâtre Saint Louis, Pau – le 13 mars 2018 Théâtre Jean Vilar, Saint Quentin dans l’Aisne – les 19 et 20 mars 2018 la Coursive, La Rochelle – les 22 et 23 mars 2018 Théâtre Angoulême, scène nationale – les 27 et 28 mars 2018 L’Apostrophe, Cergy-Pontoise – Le spectacle fut créé au Festival de Salzbourg en juillet 2012, en France au Théâtre National de Nice-CDN Nice Côte d’Azur en septembre 2014.

Peer Gynt

© Arnaud Bertereau

Texte Henrik Ibsen – Traduction François Regnault – Adaptation et mise en scène David Bobée/CDN Normandie-Rouen – Créé en janvier 2018 au Grand T de Nantes.

Ce poème dramatique norvégien en cinq actes d’Ibsen, publié en 1867 et représenté pour la première fois à Oslo en 1876, contient pas moins d’une cinquantaine de personnages. C’est dire la difficulté de le monter et la nécessité de l’élaguer. Au début de la pièce, Peer Gynt est un tout jeune homme, il nous mène, dans ses errances, jusqu’à la vieillesse et la solitude absolue. Fou de liberté, il parcourt le monde et le défie, taille sa vie fantasmée à coups de mensonges et de rêves, rate ce qu’il entreprend. Sa course folle tient de la fuite et du parcours initiatique et la chute n’est jamais loin de l’envol, dans sa quête d’identité il tient de l’albatros. Ceux qui le croisent n’en sortent pas indemnes : il perturbe la fête au village, viole la mariée, s’enfuit, séduit la fille du roi des montagnes qui l’entraîne dans le monde des trolls, leur vend son âme puis tente de se désister, s’enfuit à nouveau.

Derrière ses vagabondages qui célèbrent la vie, deux femmes illuminent son parcours : Ase, sa mère, avec laquelle il célèbre ses retrouvailles dans une petite roulotte, elle qui le connaît si bien dans ses affabulations et qui oscille entre surprotection et colère, lui qui l’accompagnera tendrement jusqu’à la mort ; Solveig – qui signifie le chemin du soleil – dont il tombe éperdument amoureux et qu’il retrouvera à l’approche de la mort, trop occupé par les affaires extraordinaires qu’il essaye de faire. Car il a de l’ambition et rêve de reconnaissance.

Après la mort de sa mère en un moment très émouvant où il lui fait croire qu’ils chevauchent ensemble dans la voie lactée, en route vers Saint-Pierre, après un saut dans le temps, on retrouve Peer Gynt loin de la Norvège, marchand d’esclaves à la tête d’une fructueuse affaire au Maroc. Comme toujours l’affaire tourne court et ses rencontres sont autant de mises à l’épreuve. Son partenaire le dévalise et le bateau plein de ses richesses sombre en mer, lors d’un retour qu’il souhaitait triomphal. Une série de péripéties s’en suivent. On le retrouve en Arabie où sa dernière conquête, Anitra, lui dérobe ses derniers biens puis en Egypte où il est sacré empereur des fous, dans un asile. Sur le vaisseau du retour au pays il subit encore toutes sortes d’inquiétudes par ses aventures, notamment avec un mystérieux fondeur de boutons-sorte d’alchimiste, avant de retrouver Solveig et de mourir entre ses mains : « Ton voyage est fini, Peer, tu as enfin compris le sens de la vie, c’est ici chez toi et non pas dans la vaine poursuite de tes rêves fous à travers le monde que réside le vrai bonheur. »

Dans une scénographie monumentale sur le thème de la fête foraine constituée de passerelles modulables manipulées à vue par les acteurs, toujours tous présents sur scène, ces échafaudages magnifiquement éclairés deviennent montagnes, forêts, navires et équipages. David Bobée conçoit lui-même ses dispositifs scéniques et élabore à partir de là, dramaturgie et théâtralité. Fondateur de la compagnie Rictus et metteur en scène depuis 1999 après des études de cinéma et de théâtre, il dirige depuis 2013 le Centre dramatique national de Normandie-Rouen. Il a mis en scène entre autre Lucrèce Borgia en 2014, puis La Vie est un Songe en 2017 en Tunisie et vient de monter un premier opéra, The Rake’s Progress de Stravinsky.

L’excellent travail qu’il propose à travers la fable et cette figure mythique qu’est Peer Gynt, pièce emblématique d’Ibsen, lui permet de poursuivre ses expérimentations même si les moyens et les plateaux ont changé d’échelle. Il mêle théâtre, danse, musiques, lumières et tout ce qui fait spectacle, avec brio et sensibilité, accompagné d’acteurs qui servent avec justesse ce monde fantasmé et poétique venu du grand nord scandinave. Et il renvoie à la question pour le moins troublante et qui nous concerne tous : qu’est-ce qu’être au monde?

Brigitte Rémer, le 9 février 2018

Avec Clémence Ardoin, Jérôme Bidaux, Pierre Cartonnet, Amira Chebli, Catherine Dewitt, Radouan Leflahi, Thierry Mettetal, Grégori Miège, Marius Moguiba – dramaturgie Catherine Dewitt – assistante à la mise en scène Sophie Colleu – scénographie David Bobée et Aurélie Lemaignen – composition et interprétation musicale Butch McKoy – création lumière Stéphane Babi Aubert – création son Jean-Noël Françoise – costume Pascale Barré – construction de la structure du décor par les ateliers du Grand T, théâtre de Loire- Atlantique – toiles peintes par les ateliers de l’Opéra de Limoges – construction des éléments mobiles Richard Rewers

Du 25 janvier au 4 février 2018, Les Gémeaux Scène Nationale de Sceaux, 49, av Georges Clé­men­ceau – RER B : Bourg-la-Reine et 5 mn à pieds – tél. : 01 46 61 36 67 – Site : www.​lesgemeaux.​com – En tournée : les 8 et 9 février 2018 au Théâtre des Salins, Martigues – vendredi 16 février à L’Avant-Scène, Colombes – 21 et 22 février à la Scène Nationale 61, Flers – 8 et 9 mars au Carré Colonne, Saint-Médard-en-Jalles – 20 et 21 mars 2018 à La Passerelle, Saint-Brieuc – 19 avril aux Scènes du Golfe, Vannes.

 

Saïgon

© Jean-Louis Fernandez

Un spectacle de Caroline Guiela Nguyen, artiste associée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, présenté aux Ateliers Berthier, en français et en vietnamien, surtitré en français – Créé à la Comédie de Valence pour le Festival Ambivalence(s) et au Festival d’Avignon 2017 – Compagnie Les Hommes Approximatifs.

Paris 1996. Dans la grande salle d’un restaurant vietnamien, un homme, Antoine, a rendez-vous avec sa mère, Linh, vietnamienne, après une longue séparation. Très vite le ton monte. Une discussion-dispute s’engage mettant en lumière le fossé culturel qui les sépare. Dans cette salle, côté cour, un coin karaoké, côté jardin la cuisine, où s’affairent la chaleureuse Marie-Antoinette et la discrète Lam, sa nièce. On est chez les Viêt-Kiêu, les Vietnamiens de l’étranger, ici exilés en France.

Changement de lieu et de contexte : Saïgon 1956. Traces de la vie dans la capitale vietnamienne sous colonisation française, des couples se forment, des histoires se construisent. Avec la défaite des Français à Diên Biên Phu le temps s’accélère, les colons se voient contraints de quitter les lieux très vite, l’indépendance est proclamée. Sous nos yeux, plusieurs vietnamiennes espèrent partir. La dernière soirée vire au tragique, les couples se défont. Nous suivons le destin de Mai et Hao, et celui de Linh et Edouard. Tout le monde se ment pour justifier sa position. Hao, féru de chansons, part tenter sa chance en Europe, abandonnant la jeune Mai, très amoureuse, qui en perd sa raison de vivre. Edouard, un militaire grossier, repousse Linh, puis revient sur sa décision et l’épouse sans conviction, quand elle lui apprend qu’elle est enceinte. Louise, la femme du diplomate, s’égare, hystérique de devoir quitter ses privilèges. Marie-Antoinette cherche des nouvelles de son fils disparu. L’animosité monte entre Français et Vietnamiens, le comportement des Français n’est pas des plus glorieux. Racisme et violences circulent.

Dans le spectacle de Caroline Guiela Nguyen, les temps, les lieux et les langues se télescopent et s’interpénètrent comme des fondus-enchaînés. Le spectacle se construit par des aller-retour entre Paris en 1996 et les flash-back sur Saïgon en 1956, qui, en 1975, deviendra Hô-Chi-Minh-ville. Les revenants, ces visages perdus, apparaissent comme un flux et un reflux, à plusieurs reprises. Les chapitres se succèdent : Les Exilés, L’Absent, Le Retour. D’autres personnages émergent comme Cécile, hébergeuse pour le moins curieuse de Hao, les jeunes d’Hô-Chi-Minh-ville, insouciants et loin de toute nostalgie, quand Hao, quarante ans plus tard retourne visiter son pays et que ressurgit la mémoire, dans des visages d’une autre génération. La boucle se ferme quand à la fin Antoine demande des comptes à sa mère, Linh, au sujet de son père, et que nous découvrons qu’il était ce militaire français, si grossier ; quand Marie-Antoinette – après son grand chagrin dû à la confirmation de la mort de son fils en 1939, quand les Allemands avaient fait sauter l’usine d’armements de Bergerac où il travaillait – trouve l’énergie d’organiser une fête, le jour de l’anniversaire de ce fils absent. Les plaies sont vives, les émotions aussi.

Caroline Guiela Nguyen a préparé ce spectacle pendant plusieurs années, forte du constat de l’absence et du silence. A partir des récits entendus elle a écrit un livre, Saïgon, qui a servi de support à l’élaboration du spectacle, parle de destins brisés, d’exil, de rapports de force liés à la colonisation. Après des études en sociologie et en arts du spectacle, et après une formation en mise en scène à l’école du Théâtre national de Strasbourg, elle a créé sa Compagnie, Les Hommes Approximatifs, en 2009 et monté quelques grands classiques. En 2011 elle présente Elle brûle, variations à partir de Madame Bovary, spectacle qui a fait date. A partir de là, la Compagnie travaille sur ses propres récits, parle du monde d’aujourd’hui, des invisibles, des absents. Le chagrin en 2015, montrait les retrouvailles d’un frère, resté dans le village natal et d’une sœur qui a fait sa vie à Paris, après le décès de leur père, chacun revisitant le passé, les histoires et les liens qui les ont constitués. Mon grand amour, en 2016, entrecroisait trois histoires décentrées, dans trois villes.

Avec Saïgon, Caroline Guiela Nguyen montre la réalité de ce que fut la colonisation française en Indochine – dont l’appellation même d’Indochine traduit la vision occidentale de l’Asie du Sud-Est – qui n’a guère été traitée sur les scènes de théâtre et reste largement méconnue, même si Marguerite Duras est passée par là. Lancé en 1858, le processus d’invasion militaire française se prolongea jusqu’au début du XXe siècle, via les opérations militaires officieuses de pacification qui visaient à éliminer les derniers et nombreux îlots de résistances rurales et populaires. Caroline Guiela Nguyen propose avec finesse et intelligence un regard vietnamien sur l’Histoire, par le biais de destins individuels qui croisent la mémoire collective. Comme toujours elle privilégie l’écriture de plateau et crée une réelle dynamique collective, mêlant acteurs amateurs et professionnels, en l’occurence des acteurs français, viêt-kiêu et vietnamiens rencontrés à Hô-Chi-Minh-ville. La chronique qu’elle propose est remarquable. Elle fait théâtre de la souffrance, des larmes et de l’exil, avec une grande maîtrise. Une longue tournée s’annonce.

Brigitte Rémer, le 5 février 2018

Avec Caroline Arrouas, Dan Artus, Adeline Guillot, Thi Truc Ly Huynh, Hoàng Son Lê, Phú Hau Nguyen, My Chau Nguyen Thi, Pierric Plathier, Thi Thanh Thu Tô, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia – Ecriture Caroline Guiela Nguyen, avec l’ensemble de l’équipe artistique – mise en scène Caroline Guiela Nguyen – scénographie Alice Duchange – costumes Benjamin Moreau – lumières Jérémie Papin – création sonore et musicale Antoine Richard – composition Teddy Gauliat Pitois – traduction Duc Duy Nguyen, Thi Thanh Thu Tô.

Jusqu’au 10 février 2018 – Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – métro Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.fr

En tournée : du 21 au 23 février 2018 au CDN de Normandie-Rouen – du 6 au 9 mars 2018 au Théâtre Dijon Bourgogne-CDN – les 13 et 14 mars 2018 à La Comédie de Valence – du 4 au 7 avril 2018 au Théâtre de la Croix Rousse-Lyon – mars 2018 Festival Iberoamericano de Teatro de Bogotá, Colombie – du 13 au 15 avril 2018 à la Schaubühne, Berlin, Allemagne – les 25, 26 avril 2018 au CDN de Besançon – du 15 au 18 mai 2018 au Théâtre National Bretagne, Rennes – du 29 mai au 2 juin 2018 au Centre dramatique national de Tours – les 7 et 8 juin 2018 au Festival Theater Formen, Braunschweig, Allemagne – les 13 et 14 juin 2018 Poly Holland Festival, Amsterdam – juin 2018 Théatre de Pékin, Chine – juin 2018 Oriental Arts Centre de Shangai août 2018 Ingmar Bergman International Theater Festival, Stockholm, Suède – 21 22 septembre 2018 Hô-Chi-Minh-ville, Vietnam.

Kroum

© Anastasia Blur

Texte de Hanokh Levin, mise en scène et scénographie Jean Bellorini, avec la troupe du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg – spectacle en russe sous-titré en français.

Après un long séjour loin de chez lui, Kroum dit l’ectoplasme revient chez sa mère et retrouve son ancien quartier. Ses voisins sont aux fenêtres, persuadés de sa réussite, mais il n’en est rien. Il rentre bredouille, sans argent, sans travail ni métier, sans femme, sans le moindre petit cadeau. C’est une sorte d’anti-héros à la Peer Gynt. La pièce a une allure de fable du quotidien où la vie sans gloire s’écoule irrémédiablement, monocorde et figée, où le récit de parcours entrecroisés se décline sur un mode léger et cruel.

Autour de Kroum (Vitali Kovalenko) et de sa Mère (Marina Roslova), une galerie de portraits comme croqués au fusain, et des personnages qui passent tranquillement à côté de leur vie : il y a Tougati l’affligé (Dmitri Lyssenkov), le copain d’enfance souffreteux qui mourra avant la fin de la pièce mais qui épouse Doupa la godiche (Yulia Martchenko), copine de Trouda et qui rêve d’amour. Trouda la bougeotte, amourachée de Kroum (Vassilissa Alexéeva), et qui, lasse d’espérer, épouse Takhti le joyau, (Sergey Amossov), désarmant de lucidité et qu’elle n’aime pas. Shkitt le taciturne (Ivan Efremov), ami fidèle de Kroum, mutique, observe et ramasse les informations. Dulcé époux de Félicia (Vladimir Lissetski) et Félicia (Maria Kouznetsova), vieux couple usé qui s’asticote sur des broutilles, le docteur Schibeugen (Alexandr Luchin). Rien ne se passe dans cet immeuble frappé de léthargie, de paresse et de médiocrité, la vie comme elle va. Les femmes rêvent d’amour, Tougati de guérir, la mère de Kroum qu’il s’insère, et Kroum repousse indéfiniment les choses au lendemain. «Tu me connais, j’en veux toujours autant et j’en fais toujours aussi peu» dit-il à Tougati. La pièce s’achève sur la mort de sa mère et Kroum le velléitaire se dit prêt à reprendre en mains son destin, mais, comme toujours, « plus tard, plus tard… » Discrètement, côté jardin, un musicien commente l’action de son piano ou de son accordéon (Michalis Boliakis).

Hanokh Levin (1943-1999) rapporte ces chroniques du rien – la pièce est publiée en 1975 – avec un humour tendre, et noir. Il nomme les personnages en adossant une caractéristique à leur nom : Kroum l’ectoplasme, Trouda la bougeotte… Auteur et metteur en scène, il a écrit une cinquantaine de pièces et en a monté un bon nombre, à Tel-Aviv où il résidait. Ses comédies lui ouvrent la porte de la reconnaissance à partir des années soixante-dix, dont Yacobi et Leidental qui donne le coup d’envoi. Il croque les petites gens, dans leurs espaces de vie minimum où la gaité succède au désarroi, où l’attente sert de ciment, où se côtoient gravité et légèreté. François Rancillac avait monté la pièce en 2004, Krzysztof Warlikowski en 2005.

La scénographie de Jean Bellorini sert ici magnifiquement le propos : une façade d’immeuble permet de voir à l’intérieur de modestes logis aux couleurs vives, emboités les uns sur les autres, couleurs reprises dans les costumes acidulés de Macha Makeïeff qui rompent avec la vie en gris. La montée-descente des escaliers permet une fluidité entre le dedans et le dehors, et les apparitions-disparitions des personnages impriment un tempo vif et ludique à cet univers d’échec et de conformisme. Jean Bellorini s’est attelé à plusieurs reprises au théâtre russe et au travail avec des acteurs forgés à d’autres exigences que les nôtres. Il avait présenté en 2016 Le Suicidé de Nicolaï Erdman avec les acteurs du Berliner Ensemble, puis Les Frères Karamazov d’après le roman de Fédor Dostoïevski la même année à Avignon. C’est avec les grands interprètes du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg – fondé en 1756 et dirigé par Valéry Fokine – qu’il présente aujourd’hui l’humour grinçant de la pièce d’Hanokh Levin, figure majeure du théâtre israélien contemporain. Il l’avait créée à Saint-Pétersbourg en décembre dernier, elle est entrée au répertoire du Théâtre national Académique Pouchkine, dit Alexandrinski. L’association L’Art des Nations (ADN) fondée il y a trois ans par Patrick Sommier, ancien directeur de la MC93 Bobigny, remplit son rôle de go between en favorisant les échanges entre les structures françaises, russes, et chinoises. «  J’ai voulu la pièce comme une comédie italienne, à la Ettore Escola, où le cynisme devient joyeux… dit Jean Bellorini. Pari très réussi.

Brigitte Rémer, le 4 février 2018

Avec la troupe du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg : Vasilissa Alexéeva Trouda, la bougeotte – Dmitri Belov Bertoldo – Ivan Efremov Shkitt, le taciturne – Maria Kouznetsova Félicia – Vitali Kovalenko Kroum l’ectoplasme – Vladimir Lissetski Dulcé, époux de Félicia – Alexandr Luchin le docteur Schibeugen – Dmitri Lyssenkov Tougati, l’affligé – Sergey Mardar Takhti, le joyau – Yulia Martchenko Doupa, la godiche – Marina Roslova Mère de Kroum – Olessia Sokolova Tswitsa, la tourterelle – le musicien Michalis Boliakis. Collaboration artistique Mathieu Coblentz – assistanat à la mise en scène Macha Zonina (interprète) – scénographie Jean Bellorini assisté de Mikhaïl Koukouchkine – costumes Macha Makeïeff assistée d’Olga Ouskova – traduction russe Marc Sorsky – traduction française Laurence Sendrowicz.

Du 18 au 28 janvier 2018 – Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules Guesde. Saint-Denis. Métro : Basilique de Saint-Denis – Tél. : 01 48 13 70 00 – Site : www. theatregerardphilipe.com –

Dada Africa

Sophie Taeuber-Arp (1889 – 1943)  – Composition verticale-horizontale, 1918  – Tapisserie de laine, 81 x 117 x 0,3 cm Remagen, Arp Museum Bahnhof Rolandseck © Arp Museum Bahnhof Rolandseck / Photo Mick Vincenz 

Exposition sur les Sources et influences extra-occidentales, présentée à l’Orangerie, organisée par le Musée Rietberg de Zurich, la Berlinische Galerie de Berlin, les Musées d’Orsay et de l’Orangerie de Paris.

L’exposition propose un regard sur le mouvement Dada – né à Zurich en 1916 autour du Cabaret Voltaire fondé par Hugo Ball – sur l’avant-garde et le nouveau système de pensée qu’il élabore en réaction à la société industrielle, à la pensée bourgeoise, aux violences de la Grande Guerre. Les artistes Dada sont pacifistes, pour la plupart réfugiés en Suisse mais venant de toute l’Europe, ils élaborent des langages de subversion pour rompre avec l’ordre bourgeois. « Le but est de rappeler qu’il y a, au-delà de la guerre et des patries, des hommes indépendants qui vivent d’autres idéaux » dit Hugo Ball dans son Premier Manifeste. Plus tard, Jean Arp dira : « Nous cherchions un art élémentaire qui devait, pensions-nous, sauver les hommes de la folie furieuse de ces temps. »

La démarche des commissaires est ici de montrer l’appropriation par les dadaïstes, dans le sillage des cubistes, de formes de production artistique venant d’ailleurs, et de la recherche d’une fusion entre les arts. Cette lecture des influences extra-occidentales est construite en quatre séquences. Dada foyers, la première, couvre les années 1914/1917 et en arrière-plan évoque la guerre, montrant des images de tirailleurs sénégalais qui pourtant dansent, ou accroché au plafond, un mannequin prussien unijambiste portant un masque à gaz. Cette section parle des croisements qui ont lieu au Cabaret Voltaire, entre les artistes qui s’y regroupent, Tristan Tzara, Sophie Taeuber, Jean Arp, Hans Richter, Hannah Höch, Raoul Haussmann et d’autres. Vidéos, tableaux, de Francis Picabia (Portrait de Tristan Tzara), Picasso (La femme au peigne), Marcel Janco (Le Jeu de dés), statuettes, poèmes nègres et Note 6 sur l’art nègre de Tzara illustrent cette période.

Dada Galerie fait référence aux années 1915 à 1925 qui structure le mouvement autour d’une réflexion sur le sens rituel et social des objets d’art extra-occidentaux et d’écrits théoriques comme La Sculpture nègre de Carl Einstein. Les musées ethnographiques deviennent la source de l’inspiration Dada. Collectionneurs et marchands d’art commencent à s’intéresser au sujet, en particulier Paul Guillaume. Une première exposition, organisée en Suisse en 1917 à la Galerie Coray du nom d’un ardent collectionneur, permet le dialogue sans hiérarchie entre les œuvres africaines et des œuvres dadaïstes. Affiches, tracts et poèmes, typographie, textiles et bijoux, masques et marionnettes, collages et photomontages de journaux et documents, spectacles, univers littéraires et plastiques singuliers issus du mouvement se multiplient.

La séquence Dada Performance traduit le chahut et la confusion qui règnent dans les soirées du Cabaret Voltaire mêlant music-hall, arts du cirque, bruitages, danse cubiste, lectures phonétiques expérimentales, costumes extravagants etc. Les superbes Masques de Marcel Janco et ses costumes en carton, les Poupées de Emmy Hennings, la Danse de la sorcière de Mary Wigman, les textes de Tzara, de Paul-Albert Birot avec La Lune ou le livre des poèmes, ou de Blaise Cendrars avec Continent noir sont lus au cours de soirées mémorables.

Dada fusion suivi de Post-dada forme la dernière séquence de l’exposition avec les bijoux, broderies et tapisseries de Sophie Taeuber-Arp, avec ses élégantes marionnettes réalisées pour le spectacle Le Roi-Cerf qui réadapte un conte comique du XVIIIème et l’actualise sous couvert de la querelle entre les psychanalystes Freud et Jung, avec ses maquettes de costumes à la manière des petites Poupées Katsina hopi représentant les danseurs masqués du culte des ancêtres en Amérique du Nord, devenues objets de collection. L’énergie créatrice des dadaïstes s’exprime notamment avec Tristan Tzara qui retranscrit des poèmes Maori et écrit Vingt-cinq poèmes qu’il adosse aux gravures sur bois de Jean Arp ; avec les poèmes sonores de Hugo Ball comme Caravane, ou ceux de Raoul Haussmann, comme Bbbb qui déconstruisent la langue et s’accompagnent de percussions et musiques africaines ; avec les collages et assemblages et les superbes Poupées Dada en textile, cartons et perles de Hannah Höch s’inspirant de la statuaire Kmer : « Jusqu’à ce jour, j’ai tenté d’exprimer, avec ces techniques, mes pensées, mes critiques, mes sarcasmes, mais aussi le malheur et la beauté » dit-elle ; avec la puissance d’expression des dessins et collages de Jean Arp, de ses assemblages en bois flottés privilégiant les formes et les couleurs, ses recherches avec Sophie Taeuber qu’il qualifie de « recherche d’un art élémentaire, qui guérirait les hommes de la folie de l’époque, et d’un ordre nouveau qui rétablirait l’équilibre entre le ciel et l’enfer. » De nombreux objets mis en miroir sont au rendez-vous de l’exposition dans toutes leurs variations, ainsi que des masques africains et statuettes magiques de Côte d’Ivoire, République démocratique du Congo et d’autres pays africains. La fin du parcours dadaïste présente aussi l’œuvre de deux artistes contemporains, Athi-Patra Ruga, de Johannesbourg, qui travaille sur la performance et l’identité et Otobong Nkanga, d’origine nigériane, qui interroge la notion de territoire.

Avec sa gaité provocatrice, le mouvement Dada sera court. Il s’éteint de manière imprécise au cours des années 20 et le Surréalisme prendra sur lui peu à peu le pas. « L’œil existe à l’état sauvage » dira André Breton, en 1928. Sans idées préconçues ni programme il fut « une force explosive qui lui a permis de s’épanouir dans toutes les directions » comme l’a dit Hans Richter, une sorte d’anti-art basé sur la transdisciplinarité et la reconnaissance, pour la première fois, de l’influence des arts premiers sur l’art occidental.

Brigitte Rémer, le 3 février 2018

Commissaires de l’exposition : Ralf Burmeister, Berlinische Galerie de Berlin – Michaela Oberhofer et Esther Tisa Francini, Musée Rietberg de Zurich – Cécile Debray et Cécile Girardeau, Musée de l’Orangerie de Paris. Le catalogue de l’exposition est édité en partenariat avec les Editions Hazan.

Jusqu’au 19 février 2018 – Musée de l’Orangerie/Jardin des Tuileries – Métro : Concorde – Site : musée-orangerie.fr

 

Hors pistes 2018

© Joana Hadjithomas & Khalil Joreige – The Lebanese Rocket Society

Un autre mouvement des images, Hors pistes 13ème édition, sur le thème La Nation et ses fictions, au Centre Georges Pompidou, Paris.

Vous descendez par le grand escalier au cœur du Forum -1  vers le centre de la Terre. Au sous-sol butinent de nombreux jeunes liés aux écoles d’art et d’architecture dans le monde et souffle un vent de liberté d’expression et d’inventivité. On pourrait y lire en filigrane, comme cinquante ans avant, Il est interdit d’interdire.

Vous vous promenez et croisez toutes sortes d’installations, de projections, de conversations, d’ateliers de jardinage et de performances. Vous observez et questionnez la philosophie de l’écologie et de l’environnement, les recherches en architecture et le milieu urbain, les commentaires alternatifs sur la Nation puisque tel est le thème de l’année, la géopolitique. Les herboristes côtoient les philosophes et les politiques, les urbanistes les artistes, tous s’inscrivent au rayon utopistes.

Chaque journée est rythmée par une Univers-Cité – concept inventé par Camille Louis, philosophe et dramaturge – proposant des classes alternatives. Une première section parle des Zone-Institutions/Exstitutions. On y développe les thèmes des origines de la Nation, de la reconquête de l’espace public, du bruissement de la parole. Le Jeu Méta-Nation, « œuvre collaborative et évolutive » est une petite fiction qui se passe en duo entre un/une meneur/meneuse et un/une candidat/candidate. L’Ambassade de la Méta-Nation décline ses Jardins et ses Anarchives, « consultables, augmentables, itinérantes et souvent fictionnelles dans cette temporalité et au-delà. » Notre place, rapproche l’urbain et le végétal, l’agora et la forêt.

Une seconde section intitulée Les Mots et les Actes-Inscriptions, Imaginations, Actions cherche des Chemins de traverses dans le cadre de la création sonore, propose des Lectures électriques faites à haute voix pour la découverte d’œuvres littéraires, à la manière d’une création radiophonique en direct. Elle permet aussi aux étudiants de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture du Quai Malaquais de réaliser un inventaire-fleuve des gestes d’hospitalité, sous l’intitulé Tout autour. Une œuvre commune. Ce poème-plaidoirie parle de l’accueil et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Dans la même veine, une vidéo, Mesures compensatoires, résulte d’une enquête réalisée par quatre jeunes réalisateurs sur le terrain du Calaisis.

Une troisième section, qui a pour titre Les Temps-Calendrier Révolutionnaire, réfléchit à l’expérience du temps qui contredit l’accélération de la vie d’aujourd’hui. L’évocation de la naissance du calendrier révolutionnaire émise dans le Rapport fait à la Convention nationale dans la séance du 3 du second mois de la seconde année de la République Française, est un marqueur fort : « … Nous avons pensé que la Nation… En conséquence, nous avons rangé par ordre dans la colonne de chaque mois, les noms des vrais trésors de l’économie rurale. Les grains, les pâturages, les arbres, les racines, les fleurs, les fruits, les plantes, sont disposés dans le calendrier de manière que la place et le quantième que chaque production occupe, est précisément le temps et le jour où la nature nous en fait présent. »

Venant de nombreux points du monde, ce Hors pistes 2018, véritable espace de dialogue, permet la confrontation des regards sur le monde contemporain, et sur ce qui fonde aujourd’hui nos sociétés : le réel, les migrations, l’exil, l’hospitalité, le transnational, les villes, la mémoire, les identités, les utopies. De nombreux artistes participent à cette édition, de nombreux étudiants s’y impliquent. Tous, tentent de montrer, à travers les débats, les films, les lectures et leurs diverses propositions, Un autre mouvement des images, peut-être les Plis dont parlait Deleuze.

Brigitte Rémer, 31 janvier 2018

Sylvie Pras, responsable des cinémas, Département du développement culturel – Géraldine Gomez assistée de Doriane Foix, Camille Leprince et Vincent Raynaud programmation Hors Pistes – Camille Louis artiste associée – Catherine Quiriet administration – Baptiste Coutureau régisseur film – Frédérique Mirotchnikoff coordination audiovisuelle/DDC – Yann Bréheret chargé de production audiovisuelle Hugues Fournier-Montgieux et les projectionnistes et agents d’accueil régie des salles – Yvon Figueras chef du service des manifestations – Laurence Lebris architecte scénographe – Malika Noui chargée de production – Francis Boisnard régisseur d’espace – Arnaud Jung éclairagiste – Alexandre Lebeugle, Kim Lévy, Ivan Gariel service audiovisuel.

Du 19 janvier au 4 février 2018 – Centre Georges Pompidou, Paris. Forum – 1. Métro : Hôtel de Ville, Châtelet, Les Halles, Rambuteau. Site : centrepompidou.fr – Tél. : 01 44 78 12 33 – Hors pistes est en entrée libre.

Le Syndicat des algues brunes

Un roman-photo imaginé et écrit par Amélie Laval – photographies de Cécile Rémy – publié aux éditions FLBLB.

La sortie de ce roman-photo tant attendu, lié à la complicité d’Amélie Laval et Cécile Rémy est annoncée pour Février. Un titre mystérieux, Le Syndicat des algues brunes, une intrigue qui l’est tout autant, un bel ouvrage plein de suspens. C’est un récit d’anticipation sur une Terre où les rapports de force ont changé, où les métamorphoses intempestives côtoient l’art martial, et où les animaux se révèlent plus bavards que prévu.

C’est un roman-photo sans trucage ni intervention de photoshop. Les costumes sont en peau de vison du grand couturier Emmaüs et les effets spéciaux n’ont rien à envier aux premiers Star Wars. Un talent d’inventivité et le système D comme Débrouillardise en sont les principaux moyens techniques ! En témoignent des séances photo dans les calanques marseillaises au mois d’avril, en plein mistral glacé ou au fond d’une eau à 14 degrés ; ou encore les sessions de petites mains en confection et couture des costumes, jusqu’au milieu de la nuit.

Le Syndicat des algues brunes a nécessité deux années de travail et six mois de repérage, à Marseille essentiellement, lieu principal de tournage, sans compter les nombreuses semaines de shooting photos. C’est une grande aventure collective qui a mobilisé de nombreux figurants, acteurs, amis, copains, amis d’amis, voisins, qui ont soutenu et aidé la jeune et belle entreprise qui aboutit aujourd’hui à un grand livre format A4 de 240 pages couleur. Présenté en avant première au Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) de Marseille en janvier dernier, puis pour séances de dédicaces au Festival de la BD d’Angoulême. Succès déjà assuré. Courez réserver votre volume !

https://www.helloasso.com/associations/boucherie/collectes/soutenez-le-syndicat-des-algues-brunes

 

Et Dieu ne pesait pas lourd

© Pascal Gely

Texte Dieudonné Niangouna, mise en scène et interprétation Frédéric Fisbach

Un homme seul, en colère, sur un grand plateau de théâtre. C’est Anton. Comme Sisyphe, il pousse son rocher. Il philosophe, règle ses comptes et brouille les pistes. Il se pense acteur. Son raisonnement est volatile, comme sa pensée. Des bribes nous parviennent de l’homme aux prises avec l’humanité, en lutte avec lui-même. « Chacun dans sa solitude est un roc » dit-il.

Ce bavard décalé, quasi retiré du monde, par choix, ou par obligation, a le verbe haut. Il lance une adresse au public avec véhémence, organise son espace, et déplace ce qui pourrait ressembler à une cage de but en football crachant une lumière qui contraste avec la pénombre dans laquelle il se trouve. Est-il ballon, gardien de but, spectateur, arbitre, ou simple joueur ? Contre qui ce match, le monde qui danse sur une jambe, la terre bleue comme une orange, comme le dit Eluard ? Au fil d’une conversation débridée et plutôt abstraite il convoque des rencontres et provoque Dieu, les services secrets américains, des geôliers djihadistes, la banlieue, les totalitarismes, la mondialisation, et tout ce qui ne tourne pas rond. « Je cherche à vous donner des raisons de ne pas me tuer… »

Ce texte, Et Dieu ne pesait pas lourd, est né de la rencontre entre Dieudonné Niangouna, auteur, acteur et metteur en scène travaillant entre le Congo Brazzaville son pays et la France, et Frédéric Fisbach, concepteur de spectacles, ici acteur et metteur en scène. Il dit leur colère partagée du monde d’aujourd’hui, avec insolence, sarcasme et provocation. Il est comme la lave sortant du volcan. « On ne peut pas parler de démocratie avec vous. Je dis ce que je pense »

Le texte est rugueux, le regard de Dieudonné Niangouna sur le monde ressemble à un dessin à la Charlie. Frédéric Fisbach dans sa rencontre avec l’auteur parle de ce qui l’a séduit : la matière de l’écriture. Il porte avec vérité et passion un texte qui parle de la dérive du monde, dans lequel Dieu ne pèse vraiment pas lourd.

Brigitte Rémer, le 30 janvier 2018

Dramaturgie Charlotte Farcet – collaboration artistique Madalina Constantin – scénographie Frédéric Fisbach et Kelig Le Bars – lumière Kelig Le Bars – son John Kaced – vidéo John Kaced et Etienne Dusard.

Du jeudi 11 au dimanche 28 janvier – MC93-Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Métro ligne 5 – Station Bobigny Pablo Picasso. En tournée : du 4 au 6 avril 2018, Comédie de Saint-Etienne, CDN – Automne 2018 Théâtre Joliette-Minoterie, Marseille – Automne 2018 Théâtre de l’Union, CDN du Limousin.

Les Reines

© Nabil Boutros

Texte Normand Chaurette – mise en scène Elisabeth Chailloux – Théâtre des Quartiers d’Ivry / Manufacture des Œillets.

L’histoire se déroule en Angleterre, en pleine Guerre des Deux-Roses, une guerre civile qui depuis 1455, oppose la maison de Lancastre dont la rose rouge est l’emblème et la maison d’York qui a la rose blanche pour emblème.

Six reines convoitant le trône s’entredéchirent et complotent. Elles sortent tout droit des drames et psychodrames shakespeariens. Âmes noires, elles se déplacent sur un plateau blanc aux lumières crues qui tombent en douche. L’espace scénique est semblable à une immense piste longitudinale de danse, une galerie de bois le surplombe, telle les galeries d’un château où se déplacent de manière feutrée, les personnages. Certaines royales figures sont chaussées de patins à roulettes, signe de compétition ? De chaque côté du plateau le public se fait face, belle occasion de mettre en valeur la Fabrique, grande salle de la Manufacture des Oeillets-Théâtre des Quartiers d’Ivry.

Tandis que le roi Edouard IV agonise, son épouse, Elisabeth Woodville, espère le trône dont son beau-frère, Georges, pourrait théoriquement hériter. Leurs deux enfants, potentiels héritiers, se trouvent de ce fait menacés. Ils sont ici représentés de façon métaphorique, comme des fœtus morts-nés, et passent de mains en mains. Isabelle Warwick, épouse de Georges ex-futur-roi-malade, pleine d’ambition, convoite également la couronne. Elle risque de se faire damer le pion par sa jeune sœur, Anne Warwick, Duchesse d’York, – épouse de Richard frère d’Edouard, autre-potentiel-futur-roi – pleine d’une insolence espiègle et perverse. La Reine Marguerite d’Anjou, épouse d’Henri VI, venant de France apparaît poussant une énorme mappemonde, et abat ses cartes : « Je m’exile en France » dit-elle, dans des intonations chantantes à la Ingrid Caven ; la vieille Duchesse d’York, icône presque centenaire et mère d’Edouard, George et Richard, donnerait tout pour porter la couronne, quelques instants. Sa fille et soeur des rois, Anne Dexter, mutique, rejetée par sa mère, à qui l’on a coupé les mains, sorte de mouette blessée dans son costume aux ailes d’ange, donne un peu d’humanité. La scène des aveux de son amour pour Georges et de la cruauté exprimée par sa mère, Duchesse d’York, devant laquelle elle s’abandonne quelques secondes, est déchirante. « Qui est Anne ? Anne n’est rien… Cette femme qui a été ma mère… »

Normand Chaurette, romancier, traducteur et scénariste québécois, plonge au cœur de l’Histoire anglaise et du pouvoir au féminin. Il est l’auteur de plus d’une douzaine de pièces de théâtre dont Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans écrite en 1981 et Fragments d’une lettre d’adieu lus par des géologues en 1986. On le connaît aussi pour ses traductions des pièces de Shakespeare. Avec Les Reines il fait une ré-écriture de Richard III métissée de Henri VI après, dit-il, une tentative de traduction de Shakespeare. La pièce est une métaphore, sa langue est poétique, elle flamboie, elle embrase : « Adieu mon Roi, mon dragon d’espérance. Adieu mon seul échelon » dit la Reine Elisabeth à la mort de son époux. L’auteur parle de sa démarche d’écriture : « Je ne peux penser l’écriture autrement que comme une écriture musicale et l’acteur comme un instrument de musique. Les mots sont pour moi des rondes, des blanches, des noires et des croches, la voix des acteurs des timbres. » La pièce fut montée au Québec à partir de 1991 date de sa publication, dont en 2005 par Denis Marleau. En France, la Comédie-Française l’a présentée en 1997, dans une mise en scène de Joël Jouanneau.

Elisabeth Chailloux, co-directrice du TQI et de la Manufacture des Œillets avec le regretté Adel Hakim, la met en scène aujourd’hui avec habileté en reconstituant les strates du pouvoir, de la corruption et de la cruauté. Ponctuée par le glas, le bruit lointain des pas asymétriques d’un Richard qui claudique et de nombreux God Save the Queen, elle fait revivre ce monde perdu plein d’ambition, d’intrigues et de meurtres, un monde qui se dérègle. Insolence et noblesse, férocité et pureté blessée, opportunisme et hiératisme, elle dessine avec intensité ces héroïnes déraisonnables comme des gladiatrices, ou des fauves dans l’arène. « Ainsi la roue de la justice a tourné. Tu as usurpé ma place, pourquoi n’usurperais-tu pas une juste part de mes douleurs ? » lance la Reine Marguerite à la Reine Elisabeth. Ironie, prophéties et sarcasmes, férocité et impétuosité, sont le ton de la représentation et les actrices tiennent royalement leurs rôles dans le registre qui leur est imparti, entre piste de cirque et enfers.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2018

Avec Bénédicte Choisnet Anne Dexter – Sophie Daull La duchesse d’York – Pauline Huruguen Isabelle Warwick – Anne Le Guernec la reine Elisabeth – Marion Malenfant Anne Warwick – Laurence Roy la reine Marguerite. Collaboration artistique Adel Hakim – scénographie et lumière Yves Collet – collaboration lumière Léo Garnier – costumes Dominique Rocher – son Philippe Miller – vidéo Michaël Dusautoy – maquillage Nathy Polak – marionnettes Einat Landais – assistante à la mise en scène Isabelle Cagnat – Le texte est publié aux Editions Léméac/Acte Sud-Papiers.

Du 12 au 29 janvier 2018, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne/ Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry – Tél. : 01 43 90 11 11 – www.theatre-quartiers-ivry.com

Cherchez la faute

© Patrick Berger

D’après La divine Origine/Dieu n’a pas créé l’homme de Marie Balmary – adaptation et mise en scène François Rancillac – Théâtre de l’Aquarium, Cartoucherie de Vincennes.

Faute, pêché originel, culpabilité, côte d’Adam… Des tables disposées en carré type salle de réunion, une cinquantaine de spectateurs invités à prendre place et parmi eux quatre acteurs en vis à vis sur chacun des côtés : quatre acteurs en croix. Un dossier papier pour chaque spectateur, versets bibliques posés à chaque place. Au centre, un semblant de Buisson Ardent, en réduction. Etude de la Genèse, version André Chouraqui. On parle de la Bible, même si le penseur et homme politique israélien né en Algérie a aussi traduit la Torah et le Coran. Séance d’exégèse à partir d’un essai de la psychanalyste Marie Balmary qui s’intéresse aux mythes fondateurs et travaille, à partir de ses deux expériences de la parole – la psychanalyse et l’aventure spirituelle – sur le texte original de la Genèse, en hébreu ancien. Explication de texte ! Page 146, verset 98. Chaque spectateur cherche dans ses feuillets et révise sa connaissance des écrits bibliques avant de les replacer, sous la direction de son directeur de conscience, l’acteur/actrice, dans le contexte.

La lecture est polyphonique, trois des acteurs débattent entre eux (Danielle Chinsky, Daniel Kenigsberg, Frédéric Révérend). Le quatrième joue la mouche du coche ou le naïf de service (François Rancillac, Fatima Soualhia Manet en alternance). Dans la seconde partie, les spectateurs – cette communauté éphémère, selon François Rancillac concepteur du « spectacle » qu’il a créé en 2003 à la Comédie de Saint-Etienne, et qu’il reprend quinze ans plus tard – sont invités à discuter avec les acteurs.

Il est vrai que les sujets de la laïcité et des intégrismes sont au coeur de nos sociétés. Que des expositions comme Chrétiens d’Orient 2000 ans d’histoire, à l’Institut du Monde Arabe ou Lieux saints partagés en Europe et en Méditerranée au Musée National de l’Histoire de l’Immigration donnent du grain à moudre sur le thème. Mais nous sommes au théâtre, dans la petite salle de l’Aquarium transformée en salle du chapitre, qui propose la dissection des textes sacrés sans aucune théâtralité.

Que suis-je venu faire en cette galère ? La leçon de caté est pesante. N’est-ce pas un métier que de ré-interroger les sources judéo-chrétiennes, pleines de dogmes, gloses et controverses ? De nombreux théologiens s’y collent et ré-inventent le monde. Marie Balmary le fait de son côté qui plus est par le filtre de la psychanalyse, mais la mise en théâtre reste périlleuse, voire inféconde. Ici pas de théâtre, pas de scène, rien qu’un reste de Cène.

« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » premier verset de la Genèse. « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu » premier verset du prologue de l’Evangile selon Saint-Jean. Qu’est-ce que le Verbe ? Qu’est-ce que Dieu ? Qu’est-ce que le théâtre ?

Brigitte Rémer, le 19 janvier 2018

Avec Danielle Chinsky, Daniel Kenigsberg, Frédéric Révérend, en alternance François Rancillac ou Fatima Soualhia Manet – direction technique Dominique Fortin – régie de scène François Lepage – Montage technique Eric Den Hartog, Juliette Ogé-Lion, Antonio Rodriguez.

Du 9 au 21 janvier 2018, du mardi au samedi à 20h – le dimanche à 16h – Théâtre de l’Aquarium/la Cartoucherie route du champ de manœuvre. 75012 Paris – Tél. : 01 43 74 72 74 – www.theatredelaquarium.com

En tournée : Le Granit, Scène nationale de Belfort, 15 janvier 2018 – Théâtre de la Madeleine à Troyes, 23 et 24 janvier – Théâtre Francis-Planté à Orthez, 30 janvier – Maison des Arts du Leman à Thonon-les-Bains, 2 et 3 février – Panta théâtre à Caen, 8 et 9 février – La Filature de Mulhouse, 15,16,17 février – Théâtre de Lisieux, 22 février – Olympia – CDN de Tours, 13 au 17 mars – Le Quai, CDN Angers – Pays de la Loire, du 22 au 25 mai – Théâtre Victor Hugo à Bagneux, 13 juin.

Sur mes Yeux

© Juliette Romens

Texte, jeu, mise en scène Elie Guillou – conseiller artistique Hassan El-Geretly – musique Babx, Grégory Dargent.

C’est une histoire de guerre et d’enfance perdue, en Anatolie où le conflit turco-kurde s’étend au-delà des limites géographiques connues. La mêlée des nationalités, mineures et majeures dans le sens de leur reconnaissance officielle ou non, augmente la fragilité des territoires, du quotidien, de la révolte. La ville de Diyarbakir est le rendez-vous des exilés : « des Kurdes, des Arméniens, des Azéris, des Ezidis, des Assyriens, des Arabes » dit le texte. Chacun enroule et déroule ses appartenances, cherche sa terre. Les circulations et migrations appellent la guerre, les prisons débordent de prisonniers politiques. On est, par ce récit, dans le face-à-face turco-kurde et un état d’insurrection grandissant. « Une crise c’est quand le vieux monde se meurt, que le nouveau tarde à naître et que dans ce clair-obscur surgissent des monstres » disait Gramsci.

L’acteur, narrateur et chanteur, est face au public au centre d’un carré recouvert de copeaux noirs qui craquent légèrement sous la marche. Derrière lui, trois musiciens. Il raconte une histoire d’enfance et d’initiation, celle de Nishwan, dans un contexte de guerre ; la tragédie d’une femme, Jiyan sa mère, gardienne des valeurs et résistante à sa manière ; la mémoire du vieux Dengbej, le poète errant ; l’hésitation du soldat turc avant de sauter de la muraille, en déserteur ; les militants du Parti des travailleurs du Kurdistan qui combattent pour leur autonomie ; les actes de torture subis en prison par Azad, frère de Jiyan, dont il dresse la liste. Elie Guillou est tous ces personnages, il invite au voyage dans l’espace social d’une ville turque située au sud-est du pays et que les Kurdes ont faite leur, Diyarbakir, ville de combats, de couvre-feux et de check-point où l’on est dans le regard des autres, menaçant ou complice. Ses personnages citent en référence un intellectuel turc du XIIIe siècle, Yunus Emre, emblématique par ses pensées et sa façon de vivre.

Elie Guillou se lance dans l’écriture de Sur mes yeux après plusieurs voyages dans les régions kurdes de Turquie et se fait la chambre d’écho de ce qu’il a vu et entendu. Parti rencontrer les conteurs-chanteurs kurdes il y a cinq ans, il a trouvé la guerre. Il y est retourné plusieurs fois, alors que le conflit syrien s’amplifiait et qu’une guerre civile qui ne porte pas son nom se confirmait en Turquie. Il s’est imprégné de la violence sourde qui montait entre l’Etat turc et la population kurde. De cette relation singulière avec le Kurdistan et son peuple éclaté, il a écrit un texte et cherché les compagnonnages qui pouvaient lui permettre de le présenter sur scène pour transcender la réalité et la rendre supportable. Le Théâtre d’Ivry-Antoine Vitez a répondu présent, Christophe Adriani, directeur, lui a donné carte blanche et l’a accueilli en résidence. Hassan El Geretly a répondu présent. Directeur du Théâtre El-Warsha qu’il a fondé il y a trente ans au Caire, il interroge les expressions du récit et la parole des vaincu(e)s, les formes populaires, les identités morcelées dans l’épaisseur de l’Histoire, comme Barthes parle de l’épaisseur des signes et du bruissement de la langue. Palestine, Gaza, Egypte, Liban, sont ses sphères d’intervention et de partage, et il inscrit la transmission dans ses priorités.

Sur mes yeuxSer çava en langue kurde – signifie bienvenue, ou, littéralement et en signe de respect : Je vous place sur mes propres yeux. L’acteur est-il narrateur, ou témoin réel des événements ? Il les interroge et témoigne, sur un mode métaphorique : l’oiseau est symbole de liberté quand Nishwan ouvre la cage, les chaussures trop grandes restreignent les déplacements, finalement « pour aller où ? » La cour intérieure de la maison, le puits, le feu, l’arbre, un mûrier symbole de vie qui ponctue les saisons, symbole de mort quand tout est gelé et que les ronces l’enserrent alors que la guerre arrive aux portes de la maison, la planque dans la cave, la mère et l’enfant épargnés, dans la narration, mais dans la vie… ?

Le passage du récit au chant, signe de la tradition kurde, comme le passage de la parole à la musique instrumentale, s’inscrit dans la construction savante et populaire du récit. Elie Guillou passe de l’un à l’autre avec facilité, entre berceuse et hymne. Le syncrétisme de l’écriture musicale de Babx compositeur imprégné des musiques du monde, donne les couleurs et tonalités qui participent du commentaire. Secondé par Grégory Dargent, il a écrit une partition pour piano (David Neerman), violoncelle (Julien Lefèvre), guitares et clarinette (Pierrick Hardy). Les interventions musicales sont des respirations, comme des parenthèses dans la violence sourde du récit. La théâtralisation passe par une scénographie dépouillée (Cécilia Galli) qui marque, sous le sol noir, le rouge vif des blessures et du fleuve de sang, le vide apparent laisse place à l’ampleur des mots. Les lumières (Juliette Romens) jouent entre jour et nuit, dans la densité du sombre. On est aux frontières entre le récit et le théâtre, la langue d’Elie Guillou cherche de ce côté-là et sa représentation hésite. Au-delà de la théâtralité, dire lui était essentiel, comme un geste de libération. Il est ce jeune soldat, sorte de dormeur du val avec deux trous rouges au côté droit.

Brigitte Rémer, 16 janvier 2018

Avec Elie Guillou, récit, chant – Pierrick Hardy, guitares, clarinette – Julien Lefèvre, violoncelle – David Neerman, piano – scénographie Cécilia Galli – création lumières Juliette Romens – assistante mise en scène Noémie Régnaut – régie lumière Véronique Chanard – régie son Claude Valentin – production administration Dylan Guillou.

Les 11 – 18 et 19 – 25, 26 et 27 janvier 2018 – Théâtre d’Ivry Antoine Vitez, 1 rue Simon Dereure, 94200. Ivry s/Seine – Site : theatredivryantoinevitez. Ivry94.fr – En tournée : 7, 8 février 2018 MDC de Gennevilliers – 20 avril 2018 Pôle Sud, Chartres-de-Bretagne (35), Festival Mythos.

Et aussi, une exposition des photographies de François Legeait dans le hall du théâtre, Kurdistan : le retour des années noires, rapportées de Turquie, Syrie, Irak 2012-2016.

 

Un jour en octobre

© Photo Lot

Texte de Georg Kaiser traduit de l’allemand par René Radrizzani – mise en scène Agathe Alexis – au Théâtre de l’Atalante.

Georg Kaiser (1878-1945) est considéré comme l’un des dramaturges de langue allemande les plus importants du début du XXème, au même titre qu’Ernst Toller ou Bertolt Brecht. Ce dernier voit en lui le représentant du drame de l’individualisme.

Après une formation commerciale et un séjour de plus de trois ans à Buenos-Aires à partir de 1901, Georg Kaiser se consacre exclusivement à l’écriture. De 1910 à 1930 il produit plus de quarante-cinq pièces – comédies, tragicomédies ou pièces d’expression épique – et un opéra bouffe que Kurt Weil mettra en musique. Il s’inscrit, au cours de sa première période de création, dans le mouvement expressionniste qui porte une vision pessimiste, hantée par la guerre qui menace, se teinte de symbolisme et de psychanalyse naissante. Si ses pièces furent parmi les plus jouées en Allemagne entre 1919 et 1933, il fut ensuite interdit de représentation à partir de 1933 et mis à l’index, ses livres furent brûlés et son théâtre interdit. Il quitta l’Allemagne pour s’exiler en Suisse en 1938. Il y mourut sept ans plus tard, dans l’oubli.

Son théâtre est peu représenté en France : il y eut notamment De l’aube à minuit, drame dialogué datant de 1912, mis en scène par Sylvain Maurice en 1994 et plus récemment, en 2016, Le Radeau de la Méduse, pièce écrite entre 1940 et 1943, présentée par Thomas Jolly avec les élèves de l’école du Théâtre National de Strasbourg. Un jour en octobre (Oktobertag) date de 1927, elle est une réflexion sur la condition humaine mais flirte avec le vaudeville.

Nous sommes dans le salon en hémicycle d’une maison bourgeoise où vit Monsieur Coste (Hervé Van der Meulen), notable, oncle de Catherine une nièce qu’il élève (Ariane Heuzé). Catherine revient après un long séjour en province passé chez la sœur de l’abbé Jattefaux (Jaime Azoulay), tuteur chargé par l’oncle de surveillance plutôt que d’éducation. Elle vient d’accoucher, mais pour tous l’énigme est entière : qui est le géniteur de l’enfant ? La pièce tourne en circonvolutions et l’oncle enquête, dégainant sa flasque pour en attraper quelques gorgées et se remettre, au fil des éléments contradictoires qu’il apprend : la paternité revient-elle au lieutenant Marrien (Bruno Bouzaguet) désigné par la jeune femme comme père, et avec qui l’honneur – par la classe sociale qu’il représente – serait sauf ? « Il a suffi d’une étincelle pour porter le feu dans son sang. Cela s’est produit lorsque votre regard l’a effleuré. Elle vous a aimé tout de suite, submergée par le sentiment d’avoir rencontré son destin » dit l’oncle au lieutenant qui tombe des nues et s’en défend, pied à pied. Serait-ce le garçon boucher Leguerche (Benoît Dallongeville), un parti moins enviable, au demeurant maître chanteur qui s’auto-désigne en vue d’une lucrative opération ? L’énigme est à son comble.

Mi-nymphomane, mi-calculatrice la jeune femme hautement inflammable brouille à loisir les pistes et écrit avec exaltation son propre scénario : une rencontre un jour d’octobre, devant la devanture d’une bijouterie, puis à l’église pendant la messe, et dans une loge de l’opéra. Sa force de conviction fait basculer Marrien et le temps se suspend, la raison aussi. « La vie est l’affaire la plus impénétrable que l’on puisse penser » écrivait Kaiser qui a aussi publié deux romans, dont l’un sur l’inceste. A partir de là toutes hypothèses pourraient, dans le regard du spectateur, rester ouvertes. L’oncle fait partie des puissants de ce monde et défend son image sociale. Catherine se perd dans son chaos intérieur, entre hallucination et possession, et s’invente un amour absolu qui se cogne à la réalité,

On suit ce petit polar daté avec sympathie, comme un jeu de piste et les acteurs, bien dirigés par Agathe Alexis, collent à leurs personnages et font hésiter la vérité. Rêve, affabulation, force de conviction, imagination et fantasmes s’entrecroisent, dans l’étrange destin de cette Catherine Coste, entourée d’hommes qui ne veulent que son bien.

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2018

Avec Jaime Azulay, Bruno Boulzaguet, Benoit Dallongeville, Ariane Heuzé, Hervé Van Der Meulen. Scénographie et costumes Robin Chemin – réalisations sonores Jaime Azulay – lumière Stéphane Deschamps – chorégraphie Jean-Marc Hoolbecq – collaboration artistique Alain Alexis Barsacq – assistant à la mise en scène Sébastien Dalloni.

Du 6 janvier au 13 février 2018 – les lundis et vendredis à 20h30, mardis, jeudis et samedis à 19h00, dimanches à 17h00, relâche les mercredis, relâches exceptionnelles jeudi 18 et vendredi 19 janvier – Théâtre de L’Atalante, 10 place Charles Dullin, 75018 – métro : Anvers, Abbesses, Pigalle – tél. : 01 46 06 11 90 – site : www.theatre-latalante.com – La pièce est publiée chez L’Arche Editeur.