« Les Mystiques », ou comment j’ai perdu mon ordinateur entre Niort et Poitiers

© Baptiste Muzard

Texte et mise en scène Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre – Création du Théâtre Irruptionnel au Moulin du Roc-Scène Nationale, à Niort, mardi 6 et mercredi 7 novembre, aux Plateaux Sauvages à Paris du 19 au 30 novembre 2018.

Dans un train, « Lui » perd son ordinateur dans lequel se trouvait l’ébauche et toutes les notes d’un projet à venir : « Les Mystiques ». Il nous raconte l’année qu’il vient de traverser, des prémices de ses recherches jusqu’à la perte, finalement libératrice, de son ordinateur. « Lui » entreprend alors un parcours initiatique sur l’entreprise d’écrire et plus largement sur celle de vivre.

D’après les Notes de l’auteur, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, la pièce prend la forme d’une enquête sur les traces des mystiques, que « Lui » entreprend pour tenter de se rapprocher d’une demi-sœur qu’il connaît peu. Au fur et à mesure, « Lui » se libère de sa volonté de définitions claires et de réponses précises à ce qu’il croyait être sa question première : qu’est-ce qu’un mystique ?

Écrasé par la masse d’informations qui s’impose à lui dès lors qu’il commence ses recherches, confronté à la difficulté d’écrire de manière personnelle sur le sujet, « Lui » décide de s’isoler en quittant Paris.
Au cours de son voyage, « Lui » quitte la ville où il habite et s’éloigne par étapes de son quotidien jusqu’à une marche solitaire qui le mène au désert. Lors de son road-trip, il traverse les grandes stations qui jalonnent un cheminement mystique : Révélation, Dépouillement, Élévation.

C’est d’abord la Révélation des questions fondamentales liées à l’origine de toute mystique : Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Questions qui le hantent au point de le pousser à s’engager dans une quête qui le mènera beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait imaginé au départ.
C’est ensuite le Dépouillement au cours duquel « Lui » quitte son quotidien, sa famille, ses amis, pour entamer un face-à-face avec lui-même dans une errance assumée loin des réponses toutes faites. C’est enfin l’Élévation, quand « Lui » prend conscience que toute quête est vaine mais que l’échec intrinsèque à toute tentative est ce qui nous pousse à aller plus loin dans la recherche : c’est raté, on peut commencer !

Au-delà d’une pièce qui tenterait de définir ce que sont les mystiques, Les Mystiques porte sur l’entreprise d’écrire et plus largement sur l’entreprise de vivre. C’est le parcours d’un homme tentant d’aller au bout de lui-même et qui abandonne pour cela tout désir de projet, de réussite ou de reconnaissance, sentiments qui gouvernent tellement nos vies. Accepter que c’est raté, non comme un échec mais comme le début d’une possibilité créatrice, c’est finalement la leçon que « Lui » tire de son parcours initiatique.

A voir et à entendre ! Une écriture qui se joue des codes, une pièce qui s’écrit au présent, un sujet abordé avec légèreté et humour, une construction rythmée et cinématographique, un spectacle porté à la scène par le Théâtre Irruptionnel fondé en 2003 par Lisa Pajon et Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre à leur sortie du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris. 27 personnages, 6 comédiens, dans une esthétique mêlant prosaïque et sacré !

En avant-première, le 30 octobre 2018

Avec Mathieu Genet,
 Bruno Gouery,
 Mireille Herbstmeyer, Flore Lefebvre des Noëttes, 
Lisa Pajon en alternance avec Florence Fauquet, Makita Samba – Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs, avec la participation d’Éric Tillette de Clermont-Tonnerre, dramaturgie Sarah Oppenheim – Administration, production Mathieu Hilléreau, Les Indépendances, tél. : 01 43 38 23 71  E-mail : production@lesindependances.com – Site : lesindependances.com

Mardi 6 novembre à 20h30, mercredi 7 novembre à 19h, Moulin du Roc-Scène Nationale/Niort, 9 Boulevard Main, 79000 Niort – 13 novembre 2018, Le Préau, CDN de Normandie-Vire – Lundi 19 au vendredi 30 novembre 2018, à 20h (sauf samedi et dimanche) Les Plateaux Sauvages, 5 Rue des Plâtrières, 75020 Paris –  6 décembre 2018, ACB Scène Nationale de Bar-Le-Duc – 11 et 12 décembre 2018, Théâtre Montansier à Versailles – 20 décembre 2018, Scènes de Territoire de Bressuire – 29 janvier 2019, Le Gallia Théâtre Cinéma de Saintes – 31 janvier 2019 – 3T Scène conventionnée de Châtellerault – Le Théâtre Irruptionnel est associé au Moulin-du-Roc, à Niort.

 

Jaz

© Clara Pauthier

Texte Koffi Kwahulé – Adaptation et mise en scène Alexandre Zef, musique Mister Jazz Band, Compagnie La Camara Oscura – au Théâtre de la Cité Internationale.

La langue de Koffi Kwahulé s’écrit comme un poème, puissante et crue, douce et musicale. L’écrivain franco-ivoirien vit en France depuis longtemps : « Mon outil de travail c’est la langue française, et que je le veuille ou non, j’entretiens avec cette langue des relations conflictuelles, à cause de mon histoire. Un jour on m’a dit : Tu parles français. Comment, dans mon travail, dépasser ce conflit ? Pour ne pas subir cette langue, il faut que je la fasse sonner autrement. D’où la nécessité d’avoir avec elle une autre relation, une relation musicale. C’est une façon de me l’approprier. Je suis donc dans une situation de transcendance, de dépasser ce qui m’a été imposé» disait-il à Gilles Mouëllic, en 2000, dans Jazz Magazine.

Et avec Jaz, monologue écrit en 1998, la langue est rude. L’histoire d’une jeune femme nommée Jaz est le fil conducteur de ce Golgotha. Cela commence par une histoire de pauvreté dans un immeuble sans entretien et qui se délabre, où il n’y a plus même de toilettes, l’obligeant à descendre dans les sanisettes de la Place Bleu-de-Chine, « une sorte de no man’s land au milieu de la Cité étiquetage uniforme et lisible
de tous les noms sur les boîtes 
en utilisant les caractères le maire et la police et ceux qui tiennent les comptes du livre des morts chacun attend que tout pourrisse et s’écroule de lui-même » écrit l’auteur. Sur la Place Bleu-de-Chine un homme l’observe, la piste, la pousse à l’intérieur et s’enferme avec elle. « Il ne disait rien. Il ne faisait que regarder Jaz pendant qu’entre ses jambes ses doigts pétrissaient le désir… Assise sur la cuvette elle s’est bouché le nez, elle a fermé les yeux, elle a fait taire ses oreilles. » Jaz ne parle pratiquement pas, son amie parle pour elle : « Mon amie.
Je ne suis pas ici pour parler de moi mais de Jaz … Jaz ne possède rien, ne s’accroche à rien » dit-t-elle à plusieurs reprises.

Le spectacle débute d’une manière scintillante. Au centre de la scène, une cage que dessine la lumière et un sol noir, glacé et aseptisé donnent la précision clinique du récit (scénographie et création lumière de Benjamin Gabrié). Est-ce Jaz la diva qui chante et swingue avec ce côté chaloupé, accompagnée de quatre musiciens qui l’entourent, en fond de scène – guitare et basse côté jardin, saxophone et batterie côté cour – ? Est-ce Jaz, noire, belle et sensuelle, avec cette expression du jazz et du blues qui s’entrelace à la rythmique des mots et de la représentation ? La métamorphose du personnage, au second tableau où elle se présente crâne rasé, jetant sa perruque et le paraître, pour entrer dans la tragédie et sa vérité, est saisissante. Elle se glisse dans le costume de la narratrice et fait le récit de l’anéantissement de Jaz, de son naufrage car elle est aussi Jaz par instants, et elle est encore l’homme en play-back, son violeur, lnquisiteur au regard de Christ, telle qu’elle le décrit.

C’est une grande actrice qui porte le rôle, Ludmilla Dabo, aussi belle dans les strass quand elle chante, au début du spectacle – et elle chante blues et jazz magnifiquement – que dans la misère du clair-obscur de son récit. La force qu’elle dégage dans le dépouillement de soi est une belle leçon de théâtre et de vie. Formée au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris elle a joué dans de nombreuses pièces et côtoyé les textes de Koffi Kwahulé, notamment Misterioso-119 qu’elle a mis en scène. L’errance qu’elle conte ici, guidée par la mise en scène d’Alexandre Zeff parle de violence et de viol, de résilience et de reconstruction.

Diplômé du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, Alexandre Zeff a fondé sa compagnie, La Camara Oscura, en 2006 et connaît lui aussi l’univers de Koffi Kwahulé dont il a mis en scène Big Shoot. Il a réalisé des courts-métrages, et monté au théâtre entre autres Harold Pinter et Lars Noren. La dimension esthétique et onirique qu’il transmet ici donne toute sa dimension au texte, auquel répondent en écho les musiciens. Jaz est un monologue-solo rythmé par les instruments. Entre Jaz et jazz il n’y a qu’un z de différence.

« J’écris sur le frottement de tous ces mondes qui se côtoient. Je me considère comme un citoyen français mais comme un dramaturge ivoirien. Ce que j’écris ressemble beaucoup plus à ce qui se fait en Occident, mais lorsque je suis arrivé en France, j’étais déjà adulte. Mon imaginaire était déjà formé. Pour moi, c’est l’imaginaire ivoirien qui se déplace ailleurs » dit Koffi Kwahulé également essayiste, comédien et metteur en scène qui témoigne par la peau de la violence de l’histoire noire, avec radicalité et musicalité. L’auteur a reçu le Prix Edouard Glissant 2013 pour l’ensemble de son œuvre, riche d’une trentaine de pièces de théâtre qui enrichissent la dramaturgie africaine et de deux romans dont l’un, Babyface, a reçu en 2006 le Prix Ahmadou Kourouma. Son écriture polyphonique et métissée puise dans les origines du jazz : « Je me considère sincèrement comme un jazzman. C’est mon rêve absolu » dit-il. « Une note puis une autre note puis encore une autre note, la même comme on frappe à la porte une myriade de notes la même se frottant les unes contre les autres comme pour se tenir chaud… » écrit-il.

Dans la partition musicale du Mister Jazz Band présent sur scène, qui montre le danger, répète les motifs, menace et provoque le vertige, revient l’exergue inscrite au fronton de Jaz par les mots de Dizzy Gillespy : « Qu’on fasse beaucoup ou peu de notes n’a pas d’importance, il faut simplement que chacune de ces notes ait un sens. »

Brigitte Rémer, le 20 octobre 2018

Avec 
Ludmilla Dabo – Mister Jazz Band : Franck Perrolle (guitare), Gilles Normand (basse), Louis Jeffroy (batterie), Arthur Des Ligneris (saxophone). Scénographie, création lumière Benjamin Gabrié – création sonore 
Antoine Cadou, Gilles Normand 
- composition musicale Franck Perrolle, Gilles Normand – arrangements 
Le Mister Jazz Band – régisseur son Guillaune Callier – costumes Claudia Dimier, Laure Mahéo, Isabelle Beaudouin – maquillage, coiffure 
Sylvie Cailler.

Théâtre de la Cité internationale – 17, bd Jourdan 75014 Paris – Tél. : 01 43 13 50 50 – www.theatredelacite.com  – La Camara Oscura : contact.lacamaraoscura@yahoo.fr – Autour de la représentation, le Laboratoire SeFeA de l’Institut de Recherche en Études Théâtrales de L’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle (Sylvie Chalaye) a organisé un cycle de rencontres –  Jaz en tournée le 18 novembre 2018 aux Théâtrales Charles Dullin (Orly, Val-de-Marne) – les 3 et 4 avril 2019, au Théâtre national de Strasbourg, L’autre saison.

Le Jeu de l’amour et du hasard

© Vincent Arbelet

Texte de Marivaux, mise en scène de Benoît Lambert/Théâtre Dijon Bourgogne, au Théâtre de l’Aquarium-La Cartoucherie.

L’espace scénique révèle, face au spectateur, toute sa profondeur et présente, côté cour, une sorte de cabinet de curiosité avec animaux empaillés, tables anciennes et flacons, côté jardin une nature en relief des arbres en son sommet, une frondaison et des bosquets, raccord avec la nature du XVIIIème. Particulièrement réussi, ce bel espace porte le spectacle comme un personnage principal et permet à l’action de se dérouler à l’intérieur comme à l’extérieur (scénographie et lumière Antoine Franchet). Un long échange entre Silvia (Edith Mailaender) et sa servante Lisette (Rosalie Comby), ouvre la pièce, sur le thème du mariage arrangé : « Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu’il vous marie, si vous en avez quelque joie ; moi je lui réponds qu’oui ; cela va tout de suite ; et il n’y a peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai, le non n’est pas naturel » dit Lisette à sa maîtresse, Silvia. « Le non n’est pas naturel ; quelle sotte naïveté ! Le mariage aurait donc de grands charmes pour vous ? » répond Silvia.

Cette comédie en trois actes de Marivaux, écrite en 1730 et représentée une quinzaine de fois du vivant de l’auteur par des comédiens italiens, joue sur le travestissement et un chassé-croisé amoureux. Pour déjouer le plan d’Orgon son père (Robert Angebaud) qui complote habilement pour la marier, en compagnie de Mario son fils et frère de Silvia (Étienne Grebot), cette dernière se métamorphose en servante tandis que de servante, Lisette travestie devient la maîtresse. En jeu symétrique, le promis, Dorante (Antoine Vincenot), pour mieux observer sa future fiancée, prend la place d’Arlequin, son serviteur et Arlequin (Malo Martin) se transforme en Dorante. La pièce ne repose que sur les quiproquos qui s’ensuivent, dans ce double jeu de masques inversant les rapports maîtres-valets qui floutent la lisibilité des sentiments et leurs destinataires.

La pièce est légère et pétulante, sans grand problèmes métaphysiques ni profondeur. Le dénouement reste dans les codes classiques de la bienséance et le respect des castes sociales : le serviteur épousera la servante ; Silvia et Dorante – l’aristocrate dont elle est amoureuse – s’épouseront. Des scènes enlevées et ombrageuses, le passage du rire aux larmes, l’autorité paternelle indulgente et sur-jouée, la tentation de transgression, sont les ingrédients de ce plat d’été gentiment assaisonné.

Benoît Lambert, directeur du Théâtre Dijon Bourgogne-centre dramatique national, se plaît à explorer les classiques et met en scène la pièce. Dans le cadre du dispositif d’insertion professionnelle pour les jeunes acteurs issus des écoles supérieures d’art dramatique qu’il a mis en place en 2014, il a opté l’année dernière pour Marivaux et Le Jeu de l’amour et du hasard – scolairement bien connu – leur offrant un tremplin, en leur début de parcours professionnel et leurs premiers grands rôles. Défi relevé. Le thème du mariage arrangé dans la pièce n’est qu’un marivaudage et peu d’inquiétude accompagne le traitement du sujet où les jeux se font relativement à l’avance et mènent à un happy end.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2018

Avec : Robert Angebaud, Monsieur Orgon, père de Silvia – Rosalie Comby, Lisette, femme de chambre de Silvia, travestie en Silvia – Étienne Grebot, Mario, frère de Silvia – Edith Mailaender, Silvia, fille d’Orgon, travestie en Lisette – Malo Martin, Arlequin, valet de Dorante, travesti en Dorante – Antoine Vincenot, Dorante, maître d’Arlequin travesti en Bourguignon, valet. Assistant mise en scène Raphaël Patout – scénographie et lumière Antoine Franchet – son Jean-Marc Bezou – costumes Violaine L. Chartier –  coiffures et maquillage Marion Bidaud – régie générale, son et vidéo Jean-Marc Bezou – régie lumières Hugues Herbet – régie plateau Eric Den Hartog – habilleuse Anne Le Turcq – spectacle créé le 3 octobre au Théâtre Dijon Bourgogne-CDN.

Du 26 septembre au 21 octobre 2018, au Théâtre de l’Aquarium-La Cartoucherie. 75012 – Tél. : 01 43 74 99 61 site : www. theatredelaquarium.com – En tournée dans de nombreuses villes de France, voir : www. tdb-cdn.com

Atelier

© Jorn Heijdenrijk

Spectacle des collectifs tg STAN, de Koe et Maatschappij Discordia – de et avec Matthias De Koning, Damiaan De Schrijver, Peter Van den Eede – au Théâtre de la Bastille, en co-réalisation avec le Festival d’Automne à Paris.

Les spectateurs s’installent de chaque côté de l’espace scénique, espace bricolé de type entrepôt où sont entassées de hautes piles de caisses bleues en plastique. Un vieux tapis, un seau, traînent par-là, des étagères pleines de bimbeloterie semblent couvertes de poussière. Les trois acteurs vont et viennent dans ce no man’s land et attendent, une passerelle de bric et de broc suspendue au-dessus de leurs têtes.

Pendant le premier quart d’heure, ils s’attachent à faire disparaitre les caisses et construisent, planche après planche et sur plusieurs couches entrecroisées, un sol qui restera accidenté et étouffe la lumière des néons posés au sol. La soirée est muette et les acteurs se dépassent en inventivité appliquée, avec bonhommie, construisant l’absurde en une succession de gags et d’objets : du tuyau de poêle au rabot, du rouleau de nappe en papier au transistor-violon, des tréteaux aux sabots. Ils créent des espaces, dessinent une porte puis la découpent, repeignent un mur de plastique, passent des obstacles, se peinturlurent le crâne, enduisent de colle le papier peint, déballent leurs chemises, passent leurs chemises, salissent leurs chemises, s’installent dans des fauteuils et préparent le thé de cinq heures. L’air de pince-sans-rire chacun s’occupationne et se crée des accidents de parcours. Bricoleurs du dimanche ils détruisent autant qu’ils construisent, pastichent le théâtre shakespearien et la mise à mort au Golgotha, surprennent, avec l’image finale du retournement des morts. Il y a un humour corrosif, de l’arrogance et du burlesque, pourtant le propos flotte. On fait collection d’instants dont les premiers effacent les suivants, et les acteurs ne sont ni Groucho Marx ni Chaplin, ni Keaton ni Grock.

Trois collectifs se sont fédérés pour cette polyproduction : les compagnies tg STAN et de KOE venant d’Anvers, le collectif néerlandais Maatschappij Discordia, Le programme parle de fabrique de théâtre et origine du geste créateur. Le geste semble pourtant venir de la protohistoire et de l’ante-diluvien. Le collectif pose ses questions : « Les créateurs de théâtre disposent- ils d’un atelier – tout comme les sculpteurs et les peintres – et, si oui, à quoi ressemble-t-il ? Qu’y font-ils comme travail, où, comment, quand et pourquoi travaillent-ils ? Est-ce du travail ? » Du radeau dont ils parlent ne reste que la méduse des mangroves catégories scyphoméduses aux formes opaques et massives, assimilée dans la mythologie grecque aux monstres. Mais en croisant leur regard le spectateur n’est pas même changé en pierre. Et poussé par les vents, il repart.

Brigitte Rémer le 13 octobre 2018

De et avec Matthias de Koning, Damiaan De Schrijver et Peter Van den Eede – costumes Elisabeth Michiels – technique Pol Geussens Bram De Vreese Tim Wouters – www.stan.be www.discordia.nl – En tournée : 14 au 17 avril 2019, Comédie de Genève.

Du 1er au 12 octobre 2018 à 20h, dimanche à 17h, relâche le jeudi 4 et le mardi 9 octobre – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette 75011- Métro Bastille – Tél :  01 43 57 42 14 –  Site www.theatre-bastille.com et www.stan.be/deroovers.bewww.dekoe.be

Le Cri du Caire

© Nabil Boutros

Concert : textes, chant, musique, Abdullah Miniawy composition musicale, saxophone, clarinette, Peter Corser – violoncelle, guitare électroacoustique, Karsten Hochapfel – avec Yom à la clarinette. Au Théâtre 71 de Malakoff et en tournée.

Après un vif succès remporté à Paris, au printemps, lors du festival La Voix est Libre – dont nous avons rendu compte dans Ubiquité-Cultures le 10 juin – puis au Festival d’Avignon l’été dernier, Abdullah Miniawy poursuit sa tournée en France, entouré de ses deux brillants musiciens : Peter Corser au saxophone et à la clarinette, Karsten Hochapfel au violoncelle et à la guitare. A leurs côtés, entré discrètement sur scène à mi-spectacle, l’extraordinaire Yom et sa clarinette engage un dialogue avec le trio, joue certains morceaux en solo puis reprend en écho sa conversation musicale, avec une grande virtuosité et profondeur.

Écrivain, chanteur et compositeur, Abdullah Miniawy est originaire du Fayoum, ville oasis de Moyenne Égypte à une centaine de kilomètres au sud du Caire. Il défend la liberté d’expression et la “slame” haut et fort. Il s’engage, par ses textes, contre l’injustice et l’oppression. Par son chant, puissant et habité, il remplit son rôle de passeur dans la circulation des idées. « Mes poésies sont le miroir de ce que je vis » dit-il. Abdullah Miniawy a chanté pour la première fois en public peu après les manifestations de janvier 2011, sur la scène montée par la librairie El-Shorouk, place Talaat Harb au Caire, à deux pas de la Place Tahrir. Il a ensuite créé un groupe et joué dans des lieux très divers. La solidarité d’autres musiciens égyptiens comme Mahmoud Refaat et sa maison de production 100Copies, comme Ahmed Saleh compositeur électro avec qui il s’est produit, lui a permis d’avancer et de lancer son message poétique.

Les chants sont en arabe littéraire, métaphoriques et denses, dits, chantés et psalmodiés, ils ne sont pas traduits lors du récital mais l’engagement d’Abdullah Miniawy et ses prises de position sont lus en français, en introduction à la soirée. Il évoque notamment Giulio Regeni, étudiant italien faisant des recherches sur les syndicats ouvriers indépendants au Caire, enlevé puis retrouvé mort et torturé, en 2016. Sa démarche s’inscrit comme acte de résistance et sa musique rock, jazz et électro-chaâbi, entre dans la rythmique soufie. Sa voix est claire et expressive, et dans la déclinaison de leurs instruments Peter Corser et Karsten Hochapfel lui répondent avec intensité. Le souffle de Yom et la virtuosité de ses doigts apportent au paysage musical d’autres teintes encore. Certains soir le clarinettiste cède la place au trompettiste Erik Truffaz dans cette même idée du dialogue instrumental.

« J’ai passé mes dix-huit premières années en Arabie Saoudite, scolarisé à domicile, sans beaucoup d’espaces de liberté. J’ai commencé très tôt à écrire de la poésie… La vision politique, la liberté d’amour, de pensée et de foi des grands philosophes soufis m’ont beaucoup inspiré » dit Abdullah Miniawy lors d’un entretien *. Une soirée dense, inspirée et inspirante.

Brigitte Rémer, le 8 octobre 2018

Vu le 5 octobre 2018, au Théâtre 71 de Malakoff, 3 Place du 11 novembre – Site : www.theatre 71.com

* Entretien avec Malika Baaziz, traduit par Nabil Boutros – musique Abdullah Miniawy, Peter Corser – son Anne Laurin – collaboration artistique Blaise Merlin. En tournée – 11 janvier 2019 : Bonlieu/scène nationale d’Annecy* – 31 janvier 2019 : Maison de la Culture de Bourges*
- 2 février 2019 : Maison de la Musique de Nanterre* – 16 mars 2019 : La Ferme du Buisson/scène nationale, Noisiel* – 5 avril 2019 : Jazz à Millau*
- 16 avril 2019 : Grenoble – les Détours de Babel
- Novembre 2019 : Le Grand T, Nantes*  (*avec Érik Truffaz).

The Idiot

© Abe Akihito

De et avec Saburo Teshigawara et Rihoko Sato, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris et de  Japonismes 2018, à Chaillot/Théâtre National de la Danse.

A la base de l’inspiration pour cette pièce dansée intitulée The Idiot, le roman de Dostoïevski, dans un lointain arrière-plan. Nous ne sommes pas dans la vision du tableau du peintre Hans Holbein le Jeune qui avait tant ému l’auteur russe, Saburo Teshigawara chorégraphe et danseur, créateur lumières et costumes, concepteur du montage musical, donne son interprétation du prince Mychkine. Il est accompagné de la danseuse Rihoko Sato dans le personnage de Nastassia Filippovna, sa fiancée. Seuls liens visibles au texte, les crises d’épilepsie du Prince ainsi que la mort de Nastassia, dans le roman, assassinée par Rogojine. « Je savais qu’il était impossible de créer une chorégraphie tirée d’un tel roman, mais cette impossibilité a été la clef pour approcher et créer quelque chose de complètement neuf. Une danse qui existe seulement dans l’instant présent » dit le chorégraphe.

Dans la vision très personnelle du chorégraphe, tout est danse, mouvement, grâce et maîtrise. Il crée le trouble dès le début du spectacle dans un travail plasticien, accrochant sur écran en fond de scène, un astre blafard mi-lune, mi-soleil au coucher. La lumière qu’il compose vacille pendant toute la pièce, comme l’esprit du Prince et les duos succèdent aux solos, créant l’ambigüité du double. Troublant cette belle harmonie à un moment donné et comme un cauchemar du Prince, une silhouette au masque de rat traverse subrepticement le plateau.

Le travail du corps et la gestuelle chez Saburo Teshigawara sont éblouissants, ses mains sont volubiles comme des papillons, il sculpte l’air et décline tous les registres, de la danse au butō, de l’esquisse au mimodrame. Rihoko Sato, sa complice depuis plus d’une vingtaine d’années, apparaît et disparaît dans un tourbillon de la vie, vêtue de robes noires de toute beauté, voile, satin et coton ajusté, qu’il a réalisées. Rihoko Sato dégage une grâce dans ses déplacements arabesques, ses bras ondulent et cisèlent l’espace. Tous deux forment une sorte de Janus, jouent des équilibres et dialoguent avec sensibilité. « Nous sommes comme deux miroirs qui se renvoient la lumière » dit-il en parlant de leur collaboration. Et « chaque mouvement a sa raison d’être » ajoute le chorégraphe.

Peintre et sculpteur, Saburo Teshigawara a fondé sa compagnie, Karas – qui signifie Corbeau –  en 1985 et s’inscrit dans le mouvement de la danse contemporaine de manière forte et singulière. Sa danse est incandescente et hypnotique même si l’assemblage des musiques enregistrées faisant alterner voix, musique classique et rythmes contemporains manque ici de couleur et sature, malgré la valse n°2 de Chostakovitch. Ses œuvres précédentes, Flexible Silence avec l’Ensemble Intercontemporain, Glass Tooth ou Miroku, témoignaient déjà de sa créativité. Le Festival d’Automne l’invite cette année et Chaillot-Théâtre National de la Danse l’accueille, dans le cadre de Japonismes 2018. Saburo Teshigawara a créé plusieurs pièces pour le Nederlands Dans Theater, le Ballet de l’Opéra de Paris, le Ballet de Frankfurt à l’invitation de William Forsythe et bien d’autres. Il nous introduit ici dans son Empire des signes, chargé de signifiants à décoder, notamment dans son rapport à Dostoievski.

Brigitte Rémer, le 6 octobre 2018

Avec Saburo Teshigawara et Rihoko Sato – direction, lumières, costumes, collage musical, Saburo Teshigawara – collaboration artistique Rihoko Sato – coordination technique, assistant lumières Sergio Pessanha – assistant lumières Hiroki Shimizu – habilleuse Mie Kawamura.

Du 27 septembre au 5 octobre 2018, à Chaillot/Théâtre National de la Danse, 1 place du Trocadéro. 75116 Paris – Tél. : 01 53 65 30 00 – www.theatre-chaillot.fr

 

Trois solos, aux « Plateaux »

Trois solos proposés le 28 septembre au Théâtre Jean Vilar de Vitry lors de la 26éme édition des Plateaux, plateforme internationale de danse programmée par La Briqueterie, Centre de développement chorégraphique national du Val-de-Marne : bang bang de Manuel Roque, Oh ! rage de Calixto Neto et NoirBlue d’Ana Pi.

A l’initiative de Daniel Favier, directeur de La Briqueterie, Les Plateaux proposent quatre jours d’échanges et de diffusion de la jeune création internationale en danse, cette année sous le concept de Visions élargies. Du solo aux pièces de groupe, danseurs et chorégraphes venant d’Australie, du Canada, du Brésil, d’Espagne et de France partagent leur perception du monde.

Dans le cadre des partenariats développés par La Briqueterie, le Théâtre Jean Vilar de Vitry son voisin, lui ouvre ses portes et son plateau, une belle surface carrée, dépouillée. Les danseurs y présentent leur solo, construisant leurs chemins singuliers loin des stéréotypes. Chacun, dans son espace et avec sa propre inventivité, propose un langage sonore construit, un environnement lumières élaboré, un style proche de la performance ou de l’installation si l’on fait référence aux arts visuels. Répétition et récurrence, concentration, accentuation et obstination, sont leurs points communs.

Manuel Roque, danseur et chorégraphe découvert par l’équipe de La Briqueterie en 2015 avec Matière Noire, pièce présentée dans le cadre du projet canadien/européen Migrant Bodies interprète son solo, bang bang. Formé aux arts du cirque et du théâtre à Montréal, avant d’aborder la danse et de travailler avec différents chorégraphes phares de la scène québécoise – dont Marie Chouinard, Sylvain Émard et Daniel Léveillé, il trace son propre parcours chorégraphique depuis plus d’une huitaine d’années. Bang bang fut créé au laboratoire Les Subsistances, à Lyon, en 2017. Manuel Roque a obtenu pour cette pièce comme meilleure œuvre chorégraphique de la saison (2016-2017) le Prix du Conseil des arts et des lettres du Québec ainsi que le Prix de la danse de Montréal, en catégorie Interprète (2017). La percussion ébranle le plateau de manière lancinante, avant même que le danseur apparaisse. Manuel Roque débute de manière mécanique, comme la presse d’une usine de construction automobile, répétant inlassablement le même geste, insistant, dérangeant. Il frappe le sol du pied dans toutes ses déclinaisons, avec détermination. Puis il s’anime, s’élève, dessine sur le sol par les pieds et les jambes en action, ses chemins de traverse, avec habileté, vélocité, virtuosité. Il disparait dans les brumes, dans la nuit, se métamorphose et devient animal, sorte d’iguane face à la lumière, son ombre projetée au mur. Le danseur s’est lancé des défis, posé des limites, donné des règles. Ancré au sol il change de parcours et transgresse les repères, va au-delà, jusqu’à l’absurde. Sa concentration et sa gravité, le dépassement de soi, obligent au respect. Avec obstination il travaille sur la répétition.

Le second solo, Oh ! rage, est chorégraphié et dansé par Calixto Neto. Le danseur a étudié le théâtre à l’université Fédérale de Pernambuco au Brésil, puis a commencé à danser à l’âge de vingt ans avec le Groupe Expérimental de Danse de Recife. De 2007 à 2013, il est avec la compagnie Lia Rodrigues et tourne au Brésil et en Europe. De 2013 à 2015 il crée le solo Petites explosions et le duo Pipoca, avec Bruno Freire dans le cadre de son Master d’études chorégraphiques/ formation Ex.e.r.ce. au CCN de Montpellier-Languedoc Roussillon. Il a depuis participé à la création de And we are not at the same place avec Aria Boumpaki, Noga Golan et Pauline Brun, pièce présentée au Festival d’Épidaure et à celle de la pièce Giovanni’s Club du chorégraphe Claudio Bernardo. Pour Oh ! rage, Calixto Neto a tracé au sol d’un trait rouge un parallélépipède et joue sur le dedans/dehors, passant les frontières avec un grand naturel. Il s’intéresse aux danses dites périphériques et travaille dans le discontinu. Il danse longtemps de dos. Pour lui qui construit sur et à partir de l’altérité, du croisement des cultures, des mouvements Afropunk, c’est un acte de résistance. Il joue de plusieurs styles à travers la célébration, la protestation, la révolte. L’œuvre de Gayatri Chakravorty Spivak, théoricienne de la littérature et critique littéraire indienne, l’inspire, notamment avec son ouvrage : les subalternes peuvent-elles parler, un des textes de la critique contemporaine et des études postcoloniales, très discuté, très polémique. Calixto Neto s’en empare et pose la question qu’il traduit par : Les subalternes peuvent-ils/elles enfin danser ?

Le troisième solo présenté, dans une chorégraphie et une interprétation d’Ana Pi, NoirBlue, décline la couleur bleue à la manière de Michel Pastoureau analyste des couleurs, quand il travaille sur le Bleu, histoire d’une couleur. Elle passe, sur un mode ludique, du bleu au noir, et du bleu émerge la danse noire. Diplômée de l’École de Danse de l’Université Fédérale de Bahia au Brésil, Ana Pi étudie la danse et l’image au Centre chorégraphique national de Montpellier sous la direction de Mathilde Monnier, dans le cadre de la formation Ex.e.r.ce. Performeuse, elle travaille sur les danses urbaines et présente une conférence dansée, Le Tour du Monde des Danses Urbaines en dix villes, avec Cecilia Bengolea et François Chaignaud. Elle est interprète dans les créations de ces deux chorégraphes : Twerk et Dub Love, ainsi que pour Malika Djardi, Yves-Noel Genod, Mark Tompkins et Eric Mihn Cuong Castaing. Ana Pi commence au sol par des rotations et ondulations de pieds, chaussures cerclées d’un bleu fluo qui écrivent dans le noir. Elle se meut ensuite dans des fonds sous-marins, sirène parmi les murènes avant d’égrener avec le public toutes les nuances de bleu qu’elle symbolise, bleu après bleu, par une pastille collée sur la peau, bras, jambes, buste : bleu de cobalt, marine, outremer, ciel, pétrole etc. Quand la lumière tombe on repère sa gestuelle par ces petites pastilles fluorescentes. Puis elle souffle sur une poudre de pigment bleu, joue d’une longue natte de cette même couleur, met un disque vinyle noir posé sur un coin de pick-up. Ana Pi joue entre apparition et disparition, présence et absence, clin d’œil et réflexion. Son écriture chorégraphique est un syncrétisme entre danse traditionnelle, populaire et danse contemporaine.

Entre le spectacle d’ouverture, Opus, de Christos Papadopoulos, première pièce de la sélection « Aerowaves », suivie de Wreck, Scarabeo et Forecasting et celui de clôture, Molar de Quim Bigas Bassart, Les Plateaux présentent, cette année encore, beaucoup de jeunes artistes qui rivalisent en discours chorégraphiques, parcours et créativité, dans une poétique invitation au voyage.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2018

. Bang bang – création 2017 – 50 min, Québec – chorégraphie et interprétation Manuel Roque – répétitrices et
 conseillères artistiques Sophie Corriveau, Lucie Vigneault – dramaturgie Peter James – costumes et scénographie Marilène Bastien – lumières Marc Parent – trame sonore Manuel Roque incluant des extraits de Debussy, Chopin, Merzbow, 2001 Space Odyssey et Tarkowky.

. Oh ! rage – création 2018 – 40 min, Brésil – chorégraphie et interprétation Calixto Neto – lumières Eduardo Abdala – création sonore 
Charlotte Boisselier – regards extérieurs 
Carolina Campos, Isabela Fernandes Santana, Marcelo Sena.

. NoirBlue – création 2017- 50 min, France – Corpo & Imagens – chorégraphie, dramaturgie, costumes, objets et interprétation 
Ana Pi – musique originale Jideh High Elements – lumières Jean-Marc Ségalen – conseillers
 Taata Mutá Imê, Samuel Mwamé, Besrekè Ahou, Ousmane Baba Sy.

Les Plateaux : du 26 au 29 septembre 2018 – La Briqueterie
CDCN du Val-de-Marne 17 rue Robert Degert, Les Malassis. 
94407 Vitry-sur-Seine – Site : www. alabriqueterie.com – Tél. : + 33 (0 )1 46 86 17 61.

 

Les Enivrés

© Hélène Bozzi

Texte d’Ivan Viripaev – Traduction Tania Moguilevskaia et Gilles Morel – Mise en scène Clément Poirée – au Théâtre de la Tempête.

Deux heures vingt du délirium tremens de quatorze personnages, en réflexion métaphysique sur l’amour et sur Dieu. Huit acteurs pour les interpréter, qui crient, vocifèrent, délirent, se déclarent, s’empoignent et s’écroulent. L’insobriété commence dans le bar du théâtre où le public s’entasse avant d’entrer et se poursuit dans la désagrégation de parcours approximatifs.

L’auteur, Ivan Viripaev, directeur artistique du Théâtre Praktika de Moscou, est né à Irkoutsk en Sibérie orientale, en 1974. Il y fait le Conservatoire, après un parcours personnel, de son propre aveu chaotique. Il crée sa compagnie en 1998 et écrit. Sa première pièce, Rêves, remporte un vif succès, ses textes sont joués à l’étranger, notamment en Allemagne et en Pologne. Ses traducteurs, Tania Moguilevskaia et Gilles Morel, connaissent bien son univers, ils sont les passeurs d’une grande partie de ses textes, en France.

Le théâtre de Viripaev joue avec les limites et on ne sait dans quel registre s’inscrit Les Enivrés, tragique ou comique, grotesque ou décadent, métaphorique ou hyper réaliste, lyrique ou pathétique. Est-on en enfer ou au paradis ? La scénographie structure cet Armaguédon : le plateau tourne, à l’endroit comme à l’envers, avec deux cercles indépendants qui se meuvent aussi à contre sens. Les acteurs travaillent le déséquilibre, jouent le chaos et déambulent vers nulle part. C’est pour eux incontestablement un exercice de style auquel ils prennent un certain plaisir. Selon la vitesse du plateau, le spectateur a lui aussi la sensation de tituber.

Ce bateau ivre pourtant nous saoule, même si le spectateur reçoit des sms d’avant-spectacle comme avis de Tempête, le mettant en condition, messages que décline le poème baudelairien du Spleen de Paris, « Enivrez-vous. » On est ici plus près des Fleurs du mal que de tout Spleen.

« Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

Sur le plateau la suite est tout autre et l’ivresse peu poétique ni spirituelle – juste spiritueuse – même si l’on brandit le nom de Dieu et joue avec le comme si de l’amour.  On est dans un tracé à gros traits, sans logique dramaturgique et le côté loufoco-baroque du début de la pièce s’évapore très vite. C’est un spectacle du vide sidéral – celui de notre époque, peut-être – et le metteur en scène, Clément Poirée, maître de cérémonie pour la soirée, remplit les verres dès qu’ils sont vides.

Brigitte Rémer, le 24 septembre 2018

Avec : John Arnold, Aurélia Arto, Camille Bernon, Bruno Blairet, Camille Cobbi, Thibault Lacroix, Matthieu Marie, Mélanie Menu – scénographie Erwan Creff – lumières Elsa Revol assistée de Sébastien Marc – costumes Hanna Sjödin assistée de Camille Lamy – musiques Stéphanie Gibert – maquillages Pauline Bry – peinture décor Caroline Aouin – collaboration artistique Margaux Eskenazi – régie générale Farid Laroussi – Le texte est publié aux Solitaires Intempestifs.

Théâtre de la Tempête – route du Champ-de-Manœuvre. 75012 Paris – métro Château de Vincennes puis navette Cartoucherie ou bus 112 – Site : www.la-tempete.fr – Tél. : 01 43 28 36 36

 

Infidèles

© théâtre de la Bastille

Spectacle de tg STAN et de Roovers, d’après le scénario Infidèles et l’autobiographie Laterna Magica d’Ingmar Bergman – Au Théâtre de la Bastille, en coréalisation avec le Festival d’Automne à Paris.

Depuis plusieurs années tg STAN travaille en contre-plongée sur l’œuvre d’Ingmar Bergman (né en 1918, mort en 2007 sur l’île de Fårö) et le Théâtre de la Bastille depuis 2001, accompagne ses créations. La première d’une série de trois présentée cette saison, Infidèles, place le réalisateur face à ses personnages, à sa vie, à son œuvre. Nous sommes aux frontières de la fiction et de la réalité où l’art et les sentiments se mêlent, où le geste artistique a rendez-vous avec l’intime.

Le spectacle part du scénario écrit par Ingmar Bergman en même temps qu’il fait référence au film réalisé par Liv Ullmann, Infidèle sans « s », tourné en 2000 et présenté à Cannes. Tg STAN y intègre des éléments de Laterna Magica, œuvre autobiographique de Bergman. Une femme se raconte et reconstruit son histoire amoureuse telle que perçue dans la fantasmatique du réalisateur. Il la nomme Marianne, elle met en scène ses vérités, sa vie. On entre dans le spectacle à petits pas, sur un ton ludique, sorte de jeu d’amour et de hasard. Petit à petit se dessine des portraits et s’élabore le récit, dans une puissante montée dramatique.

Autour de Marianne, son époux, Markus, chef d’orchestre, souvent sur les routes pour des tournées internationales, qui vibre à l’écoute du tumultueux et romantique andante du Quatuor pour piano et cordes opus 60 de Joannes Brahms évoquant l’amour secret du compositeur, pour Clara Schumann sa muse. David, ami de Markus et d’un couple qui semble heureux, met en scène Le Songe de Strindberg dans un climat houleux, quelques extraits très kitch seront montrés, soulignés de vert par des lumières flashy et des acteurs rococos. David rend souvent visite à ses amis et aime à raconter des histoires à leur fille, Isabelle, âgée de neuf ans, qui peuple sa chambre de trolls et de fantômes.

Mais la belle machinerie s’emballe quand le mensonge s’installe et qu’un soir en l’absence de Markus, la relation entre David et Marianne change de nature. Les petits arrangements n’ont qu’un temps et Markus, l’homme blessé, déclenche les hostilités.  « Tu pleures… C’est toujours un jeu ? » demande-t-il. « C’est une affaire d’âme » répond-elle. On assiste au naufrage du couple, à celui de Marianne, puis celui de Markus qui va jusqu’au suicide, tandis que David poursuit ses conquêtes. La découverte d’un mensonge réciproque en la personne d’une autre femme auprès de Markus, Margareta, laisse Marianne dans le vide et Isabelle, qui avait tant aimé ce pique-nique au lac avec son père, semble oubliée de tous.

Marianne se plie au jeu de l’auteur et le guide pour remonter le temps. Elle lui permet ainsi d’écrire un nouveau scénario à partir de son histoire d’amour passée. Au-delà de ce portrait de femme et du chaos intérieur des personnages, s’esquissent les étapes d’une œuvre torturée qui conduit dans le labyrinthe de la condition humaine, semblable à l’œuvre de Bergman. Metteur en scène pour le théâtre, réalisateur à partir de 1946 de nombreux films devenus cultes, du Septième Sceau en 1957 à Persona en 1966, de Cris et chuchotements en 1972 à Fanny et Alexandre en 1982, il fut aussi écrivain. Franck Vercruyssen, du collectif Tg STAN et de Roovers, se passionne pour son écriture.

Le collectif a travaillé sur deux de ses textes, Après la répétition et Scènes de la vie conjugale. Dans un réalisme troublant et une simplicité élaborée, quatre acteurs aux sensibilités éclatées, servent magnifiquement le propos : Ruth Becquart, Robby Cleiren, Jolente De Keersmaeker et Frank Vercruyssen. On ne trouve ici ni métaphysique ni onirisme à travers les textes rassemblés qui se fondent en un, seulement des vérités, à chacun la sienne. Infidèles invite à une plongée abyssale dans une analyse à cru des comportements du couple, jusqu’au vertige.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2018

De et avec Ruth Becquart, Robby Cleiren, Jolente De Keersmaeker et Frank Vercruyssen – costumes An D’Huys – lumières Stef Stessel – technique tg Stan et de Roovers – régisseur Bastille Mathieu Bouillon – traduction du suédois Une affaire d’âme d’Ingmar Bergman in Cahiers du cinéma, 2002, par Vincent Fournier.

10 au 28 Septembre 2018 – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette 75011- Métro Bastille – Tél :  01 43 57 42 14 –  Site www.theatre-bastille.com et www.stan.be/deroovers.be – Le 22 septembre, à partir de 19h, projection de la nouvelle version du film de Bergman, Persona (1966) avec Bibi Anderson et Liv Ulmann, suivie d’un échange avec Frank Vercruyssen du collectif tg STAN et un spécialiste de l’œuvre du cinéaste. Tg STAN présente aussi au Théâtre de la Bastille, Atelier du 1er au 12 octobre et Après la répétition du 25 octobre au 14 novembre, dans le cadre du Festival d’Automne.

Un jour pour les femmes

© fifdaparis

Youm Lel Setat – Film égyptien réalisé par Kamla Abou Zekri, présenté dans le cadre du Festival international de films de la diaspora africaine – FIFDA Paris, au cinéma Saint-André des Arts.

Dans un quartier populaire du Vieux Caire qu’elle observe derrière la caméra, la réalisatrice, Kamla Abou Zekri dessine trois portraits de femmes égyptiennes. La réouverture de la piscine du centre sportif lui sert de point d’appui pour parler de la place de la femme dans la société égyptienne, de ses relations aux hommes, à la famille, de la pression sociale, des amours et du désir, de la frustration et de la sexualité.

Avec beaucoup de finesse, elle met tour à tour sur le devant de la scène chacune de ses actrices/personnages : la toute jeune Azza (Nahed el Sebai) dont les parents sont morts dans un accident de moto, prodigue à sa grand-mère des soins quotidiens. Insouciante et bagarreuse, excessive et rude en apparence, elle mord la vie à pleines dents. La perspective de la piscine la fait exploser de joie et le maillot de bains devient sa valeur sûre. La fragile Leyla au visage de Madone (Nelly Kareem), porteuse d’un drame, vend des parfums dans sa petite échoppe et ne se mêle à personne. Triste et résignée, elle est maltraitée par un frère intégriste et capricieux craint aussi par leur père, tous les trois vivent sous le même toit depuis la mort de son époux et de leur fils, noyés accidentellement. Leyla repousse la vie, la piscine est loin de ses pensées. Shamya son amie, lui rend visite chaque jour. Modèle pour les peintres et bonne vivante, elle a mauvaise réputation. Elle remplit l’espace des déceptions de sa vie, entre autres celle d’avoir vu l’homme dont elle était éprise partir et qu’elle n’a jamais remplacé. Son retour dans le quartier lui redonne un espoir fou, à juste titre. Ces femmes ont pour point commun leur solitude, leurs blessures, leurs espérances et leur quartier. Là, chacun vit sous le regard de l’autre, entre promiscuité, bienveillance ou indiscrétion des voisins, violence et harcèlement.

Quand la piscine du quartier ré-ouvre, c’est la fête. Les garçons accaparent le bassin et s’empoignent joyeusement, mais n’acceptent pas le règlement qui leur impose de libérer les lieux le dimanche, pour laisser la place aux femmes. Dimanche est “un jour pour les femmes”. Le maître-nageur a fort à faire pour gérer les lieux. Après les hommes, les femmes arrivent avec la même euphorie, toutes générations confondues et se jettent à l’eau dans leurs vêtements de ville ou d’eau. Elles investissent pleinement la piscine. Azza s’étend sur l’eau et regarde le ciel en buvant quelques tasses, elle apprend la liberté. Shamya apprivoise la piscine et cultive sa coquetterie et sa sociabilité tout en convainquant Leyla de se joindre à elle. Leyla se glisse dans l’eau comme un dauphin et nage à la rencontre de son fils. Elle pleure enfin. On assiste à son lent retour à la vie dans une eau amniotique où elle réapprend à s’aimer et à aimer.

Le film décrit la partition entre hommes et femmes, et parle du féminin. Pivots de la famille, les femmes savent se montrer fortes et lutter pour leur dignité. Elles se rebiffent après le vol de leurs vêtements, se serrent les coudes et développent des espaces de solidarités. Leyla résiste à son frère, l’intégriste, avant qu’on le chasse du quartier, Shamya cache son amertume amoureuse, Azza définit les limites de la relation à son soupirant, son élu. Les trois héroïnes vont renaitre, chacune à sa manière. Le quartier, puis la piscine, créent du lien social.

Dans le débat qui suivait la projection, Nevine Khaled, conseillère culturelle près l’ambassade d’Égypte en France a souligné la pertinence du film à partir de portraits de femmes authentiques, et telles qu’elles vivent en Égypte, de leurs parcours de vie, des empreintes qu’elles laissent dans la société égyptienne. Elle évoque le pays où sur cent millions d’habitants, 49% sont des femmes.

Formée à l’Institut Supérieur du Cinéma du Caire, Kamla Abou Zekri a débuté comme assistante réalisatrice avant de signer ses propres courts-métrages et films documentaires. Elle tourne son premier long métrage de fiction en 2002, Sara oula naceb, puis Un-zéro en 2009 et co-réalise le film 18 jours avec Yousry Nasrallah, Marwan Amhed, Mariam Abou Ouf, Mohamed Aly, Chérif Al-Bendari, Khaled Marei, Ahmad Abdalla, Ahmad Alaa, sur la révolte qui a soulevé le pays du 25 Janvier au 11 février 2011.

Réalisé en 2016, Un jour pour les femmes est projeté pour la première fois en France au Saint-André des Arts, dans le cadre du Festival International de Films de la Diaspora Africaine (FIFDA). Le film a obtenu le Grand Prix Ousmane Sembene de la 20ème édition du Festival africain de Khouribga, au Maroc. Kamla Abou Zekri montre un quartier populaire du Caire où quand il pleut tout le monde patauge et le met en vis-à-vis avec quelques plans larges du Vieux Caire patrimonial. Le traitement de l’image est très réussi, la transparence et le flou de l’eau nous entraînent dans une fable métaphorique où le rêve s’intercale, dans un monde qui change selon la perception qu’on a de soi.

Brigitte Rémer, le 16 septembre 2018

Cinéma Saint-André des Arts, 30 rue Saint-André des Arts. 75006. Paris – Dans le cadre du Festival International de Films de la Diaspora Africaine (FIFDA Paris 2018) – Tél. : 01 43 15 99 51 – Site www. FIFDA.org

 

Asphalt jungle

© Ludovic Giraudon

D’après le texte de Sylvain Levey, Pour rire pour passer le temps – mise en scène Laurent Maindon.

Dans le prolongement de Fuck America qu’il présente à la Manufacture des Abbesses, le Rictus Théâtre poursuit ses traversées de la violence. Après le spectre de la guerre et de l’exil, il conduit le spectateur dans les bas-fonds de l’âme humaine à travers un huis clos qui devrait le pousser vers la sortie de secours, dès les premières secondes.

Asphalt jungle est comme une partie de roulette russe où un quatuor d’hommes faisant figure de monsieur toutlemonde, s’exerce à des actes gratuits de barbarie. Sorte d’incorruptibles cyniques, ils se partagent les rôles entre donneurs d’ordre et victimes. Et le manège de la bêtise, de la manipulation et de la cruauté tourne. La montée dramatique de cette école des bourreaux rappelle les expériences de Stanley Milgram dans ses recherches sur la soumission à l’autorité : jusqu’où accepter la négation de l’autre, sa destruction ?

Brutalité, perversité, délation, veulerie, servitude et complicité, l’homme à l’état brut ordonne la torture. L’autre est contraint de l’accepter avant de devenir à son tour l’exécuteur. On est ici dans un carré d’as où deux donnent ordre et deux exécutent, où chacun devient l’agresseur de l’autre avant d’en devenir la victime. A ce jeu de colin-maillard on ne sait ni qui est qui, ni ce qui se passe dans sa tête, qui en jouit qui se rebelle. La loi du plus fort l’emporte et tout est flou à l’extrême jusqu’à l’exécution finale, d’une froideur clinique.

Le texte de Sylvain Levey entraine le spectateur dans le fait divers, signe de la dérive des sociétés, et dans le passage à l’acte. Laurent Maindon propose une mise en scène dépouillée, au plus vif du sujet et investit dans la direction d’acteurs – un remarquable quatuor : Ghyslain Del Pino, Christophe Gravouil, Yann Josso, Nicolas Sansier. Le spectateur s’accroche aux espaces musicaux, sas de décompression apportés par la musique comme bouffées d’air nécessaires, après l’apnée. Au final il ne lui est pas facile de sortir du labyrinthe, ni même d’applaudir.

   Brigitte Rémer, le 10 septembre 2018

Création lumières Jean-Marc Pinault – création son Guillaume Bariou Jérémie Morizeau  – création costumes  Anne-Emmanuelle Pradier – construction décor Thierry et Jean-Marc Pinault – adaptation du texte Loic Auffret, Claudine Bonhommeau, Christophe Gravouil, Laurent Maindon.

Du 29 août au 13 octobre 2018, Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron, 75018 – métro : Abbesses, Pigalle – Du mercredi au samedi à 19h. site : www.theatredurictus.fr

 

Fuck America

© L. Giraudon

Texte d’Edgar Hilsenrath, mise en scène Laurent Maindon – Théâtre du Rictus, à la Manufacture des Abbesses.

Écrivain juif allemand né en 1926, Edgar Hilsenrath a connu l’errance, sa famille s’étant vu refuser un visa d’entrée aux États-Unis par le consul général des États-Unis d’Amérique à Berlin. Les appels au secours de la famille Hilsenrath, comme ceux de tant d’autres familles, ne furent pas entendus. 10 novembre 1938 : « Les choses vont encore empirer. Le temps presse… » 12 juillet 1939 : « La guerre est aux portes. Je vois venir des choses horribles. Ayez pitié ! » Réponse d’une grande violence du consul général, quelque temps plus tard : « Des bâtards juifs comme vous, nous en avons déjà suffisamment en Amérique. Ils encombrent nos universités et se ruent sur les plus hautes fonctions sans plus se gêner. Renvoyez-moi les formulaires de demande et veuillez attendre treize ans. Il est inutile de m’importuner avec d’autres lettres… »

Les Hilsenrath partent en Roumanie où ils ont de la famille, ils sont déportés quelque temps plus tard dans un ghetto ukrainien, puis libérés par l’Armée rouge. Edgar fait alors l’expérience des kibboutz, en Palestine, et erre de ville en ville pendant deux ans, multipliant les petits boulots. En 1947, après avoir rejoint ses parents à Lyon, la lecture d’Arc de triomphe d’Erich-Maria Remarque, un livre sombre aux accents humanistes, le transforme. Il commence à écrire son roman, en France, puis à New York où il suit son frère, en 1951 et où la famille s’installe. En 1958, il obtient la nationalité américaine et termine Nuit, roman d’un réalisme cru. Au printemps 1971, Le Nazi et le barbier, dans la même veine provocatrice et impertinente, est un succès. Le statut d’Edgar Hilsenrath reste pourtant précaire, les petits boulots continuent, il est entre autres serveur dans un delicatessen et travaille au noir. Il rentre en Allemagne en 1978 et publie, non sans mal, compte tenu de la crudité de ses récits. Depuis, de nombreux prix littéraires lui ont été décernés.

Récit autobiographique, Fuck America débute avec la lecture par Jacob Bronsky des lettres de son père, Nathan, implorant des visas. Le texte théâtral se calque sur la vie de la famille Hilsenrath : Jacob Bronsky accuse l’Amérique de les avoir abandonnés aux mains des nazis : Fuck America ! lance-t-il. Il raconte sa vie déstructurée, quand enfin il pose le pied outre atlantique, coincé entre les petits boulots pour la survie, la faim, la solitude, le désir, et le roman qu’il se presse d’écrire et qui pour lui, a valeur d’exorcisme.

Un narrateur assis au premier rang des spectateurs et qui porte la voix intérieure de Jacob, raconte les nuits d’écriture sans sommeil dans les petits hôtels minables, les boulots qui s’enchaînent plus ou moins comme serveur, portier de nuit ou promeneur de chiens, les subterfuges qu’il apprend des autres pour se nourrir, la cafétéria où se réunissent les émigrés de la communauté juive, la tentation des putes. Il écrit son roman, chapitre après chapitre, qu’il intitule Le Branleur, justifié dans tous les sens du mot. Son écriture s’affiche sur grand écran. La dernière scène est le pastiche d’une thérapie où la psychologue l’oblige à énoncer ce qu’il a toujours refoulé : « Je n’ai pas fait d’études, et je n’avais rien appris de sérieux me permettant de gagner mon pain. Alors, à New York, j’ai accepté n’importe quel job que je pouvais trouver. Un jour, j’ai commencé à écrire. Et brusquement, j’étais guéri » lui dit-il.

Publié en 1980, aux États-Unis d’abord, puis en Allemagne et en France, l’écriture d’Edgar Hilsenrath est crue. L’auteur épluche les mots un à un et les évide à coeur, précis et provocateur, truculent. Il ose s’attaquer au tabou absolu de la shoah et à celui du sexe comme désir animal. De l’ironie, de la légèreté, des anecdotes, des envies, de la gravité et du grotesque forment l’ensemble de ce cocktail éto/déto/(n)nant où se côtoient effroi, tendresse et extravagance.

Dans une scénographie des plus sobres et sur grand écran s’inscrit le roman en gestation de Jakob Bronsky. Le texte est magnifiquement porté par cinq acteurs qui jouent la même partition avec un petit air de rien du tout, donnant puissance, humour et diversité à la palette : Nicolas Sansier est Jakob Bronsky. Laurence Huby, Ghyslain Del Pino, Christophe Gravouil, Yann Josso interprètent chacun plusieurs personnages et font vivre ensemble ce terrible moment de vérité entre chaos mondial et Amérique des années 50, histoire individuelle et histoire collective.

« Je suis tombé sous le charme de Fuck America alors même que je cherchais à travailler à l’adaptation d’un roman » dit Laurent Maindon, metteur en scène, passionné des écritures contemporaines. « L’univers du New York des années 50, l’exil de cet écrivain en devenir, l’humour et la profondeur de ce personnage, Jakob Bronsky, la liberté de ton d’Hilsenrath ont résonné avec mes interrogations actuelles de metteur en scène. » Avec son équipe il pose ici un regard oblique, explosif et radical, sur l’univers irrévérencieux d’Edgar Hilsenrath. Pari théâtral fort réussi.

 Brigitte Rémer, le 30 août 2018
 

Avec : Laurence Huby, Yann Josso, Nicolas Sansier, Ghyslain Del Pino, Christophe Gravouil – Création lumières Jean-Marc Pinault – création son Guillaume Bariou Jérémie Morizeau –  création vidéo David Beautru Dorothée Lorang Marc Tsypkine – création costumes   Anne-Emmanuelle Pradier – construction décor Thierry et Jean-Marc Pinault  – adaptation du texte Loic Auffret, Claudine Bonhommeau, Christophe Gravouil, Laurent Maindon.

Du 23 août au 14 octobre 2018 – Manufacture des Abbesses, 7 rue Véron, 75018 – métro : Abbesses, Pigalle – Du jeudi au samedi à 21h, dimanche à 17h. site : www.theatredurictus.fr

Valjean

© Laetitia Piccarreta

D’après Les Misérables de Victor Hugo, adaptation et interprétation Christophe Delessart – mise en scène Elsa Saladin – Etoile et Compagnie.

L’homme est seul en scène, rugueux et tendre. C’est Jean Valjean, figure emblématique des Misérables, la grande fresque hugolienne publiée en 1862 qui témoigne de son temps, le XIXème siècle, et qui pose un regard social, politique et philosophique sur la misère humaine, au propre comme au figuré. Derrière les hésitations de Valjean, l’intensité du rachat et de la rédemption se tissent d’un certain romantisme. On reconnaît l’engagement de Victor Hugo et son humanisme se superposant aux errances de son anti-héros. Comme Hugo, Valjean sera Maire, comme lui il ira sur les barricades, tentera de fuir puis se constituera prisonnier, comme lui il prendra une fausse identité, se battra pour les libertés et le respect des humbles, contre les injustices et pour la protection des petites gens. Valjean passera dix-neuf ans au bagne, Hugo tout autant en exil.

La Passion selon Valjean, titre de l’adaptation réalisée par Christophe Delessart, est un voyage intérieur en sept stations – de la Rédemption à l’Agonie – qui dessine les multiples visages du personnage et le porte, de rébellion en hésitation et de ressentiment en humanité. D’émondeur à Faverolles, dans la Brie où ses parents sont paysans, au bagne de Toulon où il passe dix-neuf ans pour avoir volé un pain destiné aux enfants de sa sœur, son identité de bagnard le poursuit par le passeport jaune qui lui est remis à sa sortie. Il succombe encore à ses démons en dérobant des couverts d’argent au vieillard qui lui offre souper et coucher, évêque de profession et qui l’accompagne sur le chemin du pardon en lui offrant une paire de chandeliers. « Ah vous voilà. Je suis content de vous voir. Mais je vous avais donné les chandeliers aussi. Pourquoi ne pas les avoir emportés avec vos couverts ? … Jean Valjean mon frère, vous n’appartenez plus au mal mais au bien… »

Plein de talent et construisant les marches de sa revanche sociale, Valjean apprend à lire et à écrire en autodidacte, devient Maire sous le nom emprunté de Père Madeleine, mais son passé toujours le taraude et le rattrape. « Libération n’est pas délivrance. On sort du bagne mais non de la condamnation » dit-il. L’inspecteur de police Javert mène autour de lui une traque incessante et lui tend piège sur piège pour mieux le confondre, après ses évasions. « Quelques semaines plus tard Javert vint m’apprendre qu’il m’avait dénoncé. Il avait reconnu l’ancien bagnard de Toulon du nom de Jean Valjean… » Quand Javert finit par comprendre la métamorphose de Jean Valjean, devenu profondément humaniste, il perd ses repères et se jette dans la Seine.

Sur la route de Valjean, il y a Fantine, mère célibataire et ouvrière à la fabrique de verroterie qu’il a créée, contrainte de placer sa fille, Cosette, âgée de huit ans, pour travailler. Chez les Thénardier, famille de trois enfants, peu recommandable, on l’utilise comme servante et la méchanceté de la mère concourt avec l’obséquiosité et la veulerie du père. « Quand les filles de la Thénardier s’amusent avec leurs poupées, elle tricote des bas de laine. » Valjean tente d’aider Fantine qui meurt prématurément et selon ses promesses, va chercher Cosette qu’il arrache à son triste sort. Il l’élève comme sa propre fille, dans un couvent d’abord où il est jardinier puis dans un appartement qu’il loue. « Tu te souviens Cosette, nos promenades au Luxembourg ? Nos rires, nos silences, nos longues discussions, nos petites colères, nos étonnements, nos plaisanteries… » On ne peut s’empêcher de penser à Léopoldine, la fille de Victor Hugo, disparue à dix-neuf ans : « Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, Je partirai… » écrit-il.

Plus tard, Cosette épousera Marius, baron de Pontmercy, son bien-aimé, un véritable arrachement pour Valjean qui entrera en souffrance. Mais auparavant, lors de la journée des barricades, Valjean sauve Marius, inconscient, d’une mort certaine, après une traversée des plus périlleuses par les égouts, nouvel acte rédempteur. Livré à la solitude quand il choisit de révéler sa véritable identité à son gendre qui se met à douter, Valjean s’efface et meurt dans un grand désarroi, non sans avoir épelé à Cosette le nom de sa mère. Marius et Cosette arrivent à son chevet pour recueillir son dernier souffle. « Mes enfants je vais m’en aller… »

Christophe Delessart a créé plusieurs textes en solo et élaboré une première version de Valjean il y a une trentaine d’années. « Jean Valjean est le héros de mon enfance » explique-t-il. Il reprend son projet en 2017 et construit, à la lueur de son histoire de vie, un environnement intimiste, sa vulnérabilité, sa complexité, son humanité. Il s’entoure de l’actrice et metteure en scène, Elsa Saladin qui le dirige, dans un climat proche des Nocturnes de Chopin. Sur le plateau, un bureau et quelques accessoires d’écriture – une plume d’oie et du papier, des chandeliers pour éclairer – une chaise, un miroir couvert de la poussière du passé, une cuvette et un broc d’eau qu’il se verse, comme en la métaphore du lavement, un paravent, une robe, un somptueux manteau et chapeau que Valjean portera. « L’homme, seul au seuil de sa vie, fort de ses expériences mais parfois submergé de doutes doit affronter dignement son destin » dit-il.

Les métamorphoses intérieures de Valjean ne cessent de nous pétrir et de nous interroger, même si la misère et les injustices prennent aujourd’hui d’autres formes. Ce récit initiatique a obtenu un grand succès au Festival Avignon off ces deux dernières années, il est présenté un soir sur trois en anglais.

Brigitte Rémer,  28 août 2018

Adaptation et interprétation Christophe Delessart – mise en scène Elsa Saladin. Lumière Johanna Dilolo – bande son Tristan Delessart – traduction Perrine Millot. Etoile et Compagnie.

Du 23 août 2018 au 19 janvier 2019 – jeudi et samedi à 19h30, en langue française – vendredi à 19h30, en langue anglaise – Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre-au-Lard, 75004. Métro : Hôtel de Ville, Rambuteau – Tél. : 01 42 78 46 42 – www. valjean.eu et www. essaion-theatre.com

Italienne scène et orchestre

© Alain Dugas

Texte et mise en scène Jean-François Sivadier, à la MC 93 Bobigny. Dans le cadre du Festival Paris l’été.

Ce pourrait être un sévère pamphlet sur l’opéra, c’est avant tout un déchainement d’humour qui souffle le chaud-glacé, une tartine d’ironie bien assaisonnée, un pavé dans la mare des ego artistiques. Le spectateur assiste à l’élaboration de La Traviata, de Verdi, à des répétitions qui tiennent davantage de la bande dessinée et du feuilleton que de l’opéra. Il est engagé comme choriste dans la première partie du spectacle et se trouve sur la scène, face à une salle vide ; il est instrumentiste en seconde partie, devant un pupitre et la partition, dans la fosse d’orchestre d’où il suit l’action en contre plongée.

Protagoniste malgré lui, le public est accueilli par Jean-François Sivadier – auteur et metteur en scène de la pièce, Italienne scène et orchestre – au titre ici de chef de chœur, sa partition dans la première partie du spectacle ; par Nicolas Bouchaud, dans la pièce metteur en scène de La Traviata, qui a du fil à retordre avec les artistes pour faire passer ses messages et honorer son cahier des charges ;  par son assistante, Nadia Vonderheyden, avec qui il forme un pétillant duo.

L’adresse se fait en direct du chef de chœur, rude et provocateur, au spectateur/choriste – seul et dans un ensemble, comme au théâtre : « A quelle école étiez-vous ? J’en étais sûr, ils vous apprennent à jouer pour les abonnés. Vous devez jouer pour celui qui ne sait rien, qui vient à l’opéra pour la première fois… » Il est contredit par le metteur en scène, en recherche d’une théâtralité affirmée et mis sur le banc de touche. Chacun défend férocement son territoire.

Le spectateur assiste aux errements de la création, face aux acteurs-chanteurs interprètes de La Traviata, pris sur le vif des fausses belles idées qu’ils proposent au metteur en scène : une jeune chanteuse de bonne volonté (Marie Cariès) et un ténor sûr de lui, bien loin de la demande et de l’attente du metteur en scène (Vincent Guédon) ; une diva qui se fait attendre et se donne toutes les libertés (Charlotte Clamens) et sa doublure qui peine à trouver la juste chute (Nadia Vonderheyden).

Si la pièce interroge la création et ce que représenter veut dire, elle est aussi un superbe divertissement. Le rire est présent et l’humour, enchanteur plutôt que grinçant. C’est pur plaisir de voir Jean-François Sivadier en chef d’orchestre dans la seconde partie, face au dépit de Nicolas Bouchaud. Créée en 1996 au Cargo de Grenoble sous le titre Italienne avec Orchestre, reprise à différents moments dont en 2003 au Théâtre National de Bretagne et en 2006 à l’Opéra de Lille, la pièce, devenue emblématique de la compagnie, n’a cessé d’évoluer. Elle repose sur la notion de collectif à laquelle Jean-François Sivadier est sensible pour avoir cheminé aux côtés de Didier-Georges Gabily, comme d’ailleurs Nicolas Bouchaud avec qui il travaille depuis une vingtaine d’années.

Sivadier a monté Brecht, Shakespeare et Claudel, Büchner, Beaumarchais et Molière. Il connaît l’opéra et travaille régulièrement avec celui de Lille. Il a d’ailleurs mis en scène La Traviata au festival d’Aix-en-Provence, en 2011. Les relations entre metteurs en scène, musiciens, chefs d’orchestre et de chœur, ne semblent guère avoir de secret pour lui.

De cette expérience où la frontière entre acteurs et spectateurs s’efface, il y a le théâtre à travers l’opéra, la dérision et le rire. Et il y a le plaisir du spectateur.

Brigitte Rémer, le 15 juillet 2018

Avec Nicolas Bouchaud, Marie Cariès, Charlotte Clamens, Vincent Guédon, Jean-François Sivadier, Nadia Vonderheyden. Collaboration artistique Véronique Timsit – son Jean-Louis Imbert – lumière Jean-Jacques Beaudouin – assistante technique Léa Sarra – stagiaire à la mise en scène Djo Ngeleka.

 Du 9 au 28 juillet 2018, à MC93 Bobigny, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis – 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny – Métro Bobigny Pablo-Picasso. Sites : www.mc93.com et www.parislete.fr – tél. : 01 44 94 98 00.

Akaji Maro. Danser avec l’invisible

Présentation, entretiens, traduction Aya Soejima – Ouvrage publié aux éditions Riveneuve/Archimbaud, en mars 2018.

Akaji Maro est acteur et danseur de butô, metteur en scène et chorégraphe, directeur artistique de la compagnie de danse Dairakudakan. Il est né en 1943 à Nara, à l’ouest du Japon, fut très impliqué dans les mouvements contestataires des années 60/70 et le théâtre underground. « Dans le théâtre underground, on était contre le système, la censure, on aimait la radicalité, ce qui sentait le soufre… » dit-il.

Maro participe avec Jûrô Kara à la création du Jôkyô Gekijô, troupe dans laquelle il débute et interprète les rôles principaux. Sa rencontre avec le maître du butô et amoureux de l’écriture de Jean Genêt, Tatsumi Hijikata, est pour lui fondatrice, c’est aussi la porte d’entrée qui lui donne accès à des intellectuels et artistes singuliers, comme l’écrivain Yukio Mishima et le photographe Nobuyoshi Araki. Il fonde sa compagnie en 1972, Dairakudadan, prenant de la distance avec le théâtre et s’oriente vers la danse. Autour de lui s’y produisent notamment Ushio Amagatsu, fondateur en 1975 de la célèbre compagnie Sankaï Juku, Kô Murobushi, danseur et chorégraphe de Butô très reconnu au Japon et qui a notamment travaillé avec Bartabas dans Le Centaure et l’animal, Carlota Ikeda qui crée la Compagnie Ariadone uniquement composée de femmes et qui explore une forme de butô libre. Sa troupe sillonne pays et continents, faisant découvrir le butô tant aux États-Unis qu’en Europe. Séduits par sa forte personnalité et son physique de yakusa – cette célèbre organisation du crime – Maro a intéressé de nombreux réalisateurs, ainsi Kô Nakahira qui l’a engagé en 1970 dans son film Une Âme au diable, présenté au Festival de Cannes.

Akaji Maro. Danser avec l’invisible donne la parole à l’artiste. Dans une première partie, Akaji Maro répond aux questions de son interlocutrice, Aya Soejima et se raconte. Suivent quatre pages de photos présentant l’artiste en majesté, visage peint, mi Nosferatu, mi guerrier à la Kurosawa, sorte de diva concentrée et inquiétante. Une seconde partie d’une quarantaine de pages livre ensuite ses réflexions sur les origines du butô né sur la vision fantomatique des irradiés par la bombe atomique ; sur sa pratique de la collecte des gestes ; sur ses fondamentaux et ses oscillations entre le théâtre et la danse ; sur sa conception du corps-espace et sur la signification du fard blanc ; sur ses liens avec l’invisible. Une courte postface signée du pionnier de la musique électronique, Jeff Mills, intitulée Maître du « monde réel » ferme cette danse avec l’invisible : « Je le considère comme un Maître qui exerce dans l’art de la Réalité. Il nous rappelle d’une façon constante d’autres voies du possible ou des chemins de traverse. »

Aya Soejima a longtemps observé son sujet à la personnalité contrastée, le regardant travailler, s’exprimer, rencontrer. « Tel un rituel désormais immuable, je me rends deux fois l’an au studio de Dairakudadan à Tokyo pour assister à la revue déglinguée de fin d’année ou pour interviewer Maro et ses danseurs… C’est dans ces moments d’intimité que Maro m’a raconté sa vie d’artiste vagabond des années soixante et soixante-dix avec son florilège d’anecdotes souvent truculentes. C’est dans ces moments qu’il m’a fait part aussi de ses doutes, des paris qu’il a gagnés, de ses échecs, de sa fidélité immuable vis-à-vis de ses danseurs, de sa vision de la vie. »

Dans cet ouvrage d’une bonne centaine de pages, il parle de son enfance, de ses racines, d’une mère chassée de la famille à la mort de son père alors qu’il a un an, de son éducation par sa vraie/fausse grand-mère paternelle, des petits boulots très tôt, des galères, du contexte socio-politique dégradé, du parcours artistique et personnel, des rencontres. Il raconte les numéros de kimpun show dans les cabarets, le corps enduit d’huile dorée, l’atelier de formation des danseurs créé avec Ushio Amagatsu, l’ancienne usine désaffectée rénovée par les vingt membres de la Compagnie, devenu lieu emblématique de création et de recherche avant de tomber en faillite en raison de la gestion douteuse du conseiller financier, sa manière de poursuivre les actions de création et de formation. Le livre suit les sinuosités et digressions de sa pensée et de sa parole.

Le livre Akaji Maro. Danser avec l’invisible a reçu le Prix de la Critique 2017-2018 remis le 18 juin par le Syndicat de la critique théâtre, musique et danse, dans la section Danse, prix partagé avec Isabelle Launay pour son ouvrage Poétiques et Politiques des répertoires, les danses d’après, I, édité par le Centre National de la Danse.

C’est une belle initiative des éditions Riveneuve qui mène le lecteur au cœur de la création artistique d’un moment donné – les années 1960/70 –  dans le contexte d’un pays qui tente de se relever de l’agression atomique, le Japon, pays qui a vivement intéressé les créateurs et le public français et qui fut plusieurs fois à l’honneur au Festival Mondial du Théâtre de Nancy créé et longtemps dirigé par Jack Lang, ainsi qu’au Festival d’Avignon.

Brigitte Rémer, le 3 juillet 2018

Akaji Maro. Danser avec l’invisible, édition Riveneuve/Archimbaud. Paris. Mars 2018. (117 pages) – 12 euros – Tél. : 01 45 42 23 85 – Site : www.riveneuve.com

55ème Prix de la Critique – Théâtre,Musique, Danse

Le Palmarès 2017-2018 des Grands Prix de la critique pour le théâtre, la musique et la danse, porté par le Syndicat de la Critique, a été dévoilé le 18 juin, au Théâtre Paris-Villette.

THÉÂTRE

GRAND PRIX (meilleur spectacle théâtral de l’année) : TOUS DES OISEAUX, texte et mise en scène Wajdi Mouawad  – (La Colline – Théâtre national).

PRIX GEORGES-LERMINIER (meilleur spectacle théâtral créé en province) : SAÏGON, texte et mise en scène Caroline Guiela Nguyen (Compagnie Les Hommes approximatifs / La Comédie de Valence – CDN Drôme-Ardèche / joué à l’Odéon-Théâtre de l’Europe).

MEILLEURE CRÉATION D’UNE PIÈCE EN LANGUE FRANÇAISE : LES ONDES MAGNÉTIQUES, texte et mise en scène David Lescot (Comédie-Française – Théâtre du Vieux-Colombier).

MEILLEUR SPECTACLE ÉTRANGER : TRISTESSES, texte et mise en scène Anne-Cécile Vandalem (Das Fräulein Kompanie, joué à l’Odéon-Ateliers Berthier).

PRIX LAURENT-TERZIEFF (meilleur spectacle présenté dans un théâtre privé) : SEASONAL AFFECTIVE DISORDER, de Lola Molina, mise en scène Lélio Plotton (Théâtre du Lucernaire).

MEILLEURE COMÉDIENNE : ANOUK GRINBERG dans Un Mois à la campagne d’Ivan Tourgueniev, mise en scène Alain Françon (Théâtre des nuages de neige / joué au Théâtre Déjazet).

MEILLEUR COMÉDIEN : BENJAMIN LAVERNHE dans Les Fourberies de Scapin de Molière, mise en scène Denis Podalydès (Comédie-Française – salle Richelieu).

PRIX JEAN-JACQUES-LERRANT (révélation théâtrale de l’année) : PAULINE BAYLE pour sa mise en scène d’Iliade / Odyssée, d’après Homère (Compagnie À Tire-d’aile / joué au Théâtre de la Bastille).

MEILLEURE CRÉATION D’ÉLÉMENTS SCÉNIQUES : EMMANUEL CLOLUS pour Tous des oiseaux, texte et mise en scène Wajdi Mouawad (La Colline – Théâtre national).

MEILLEURS COMPOSITEURS DE MUSIQUE DE SCÈNE : VINCENT CAHAY et PIERRE KISSLING pour Tristesses, texte et mise en scène Anne-Cécile Vandalem (Das Fräulein Kompanie / joué à l’Odéon-Théâtre de l’Europe).

MEILLEUR LIVRE SUR LE THÉÂTRE : QU’ILS CRÈVENT LES CRITIQUES ! par Jean-Pierre Léonardini (Solitaires Intempestifs).

 

MUSIQUE

GRAND PRIX (meilleur spectacle lyrique de l’année) : LE DOMINO NOIR, opéra-comique de Daniel-François Esprit Auber / Direction musicale Patrick Davin / Mise en scène Valérie Lesort et Christian Heck (Opéra Comique – Paris, Opéra Royal de Wallonie – Liège).

PRIX CLAUDE ROSTAND (meilleur spectacle lyrique créé en province) : WERTHER, opéra de Jules Massenet / Direction musicale Jean-Marie Zeitouni / Mise en scène Bruno Ravella (Opéra national de Lorraine à Nancy).

MEILLEURE CRÉATION MUSICALE : PINOCCHIO, opéra de Philippe Boesmans sur un livret de Joël Pommerat d’après Carlo Collodi / Direction musicale Emilio Pomarico à Aix-en-Provence, Patrick Davin à Bruxelles (Festival international d’art lyrique d’Aix-en-Provence, Théâtre royal de la Monnaie – Bruxelles).

MEILLEUR CRÉATEUR D’ÉLÉMENTS SCÉNIQUES : JEAN-PHILIPPE CLARAC et OLIVIER DELOEUIL, dans le cadre de leur résidence à l’Opéra de Limoges pour les spectacles suivants : Peer Gynt d’Edward Grieg en co-production avec l’Opéra de Montpellier / Schubert-Box sur des lieder de Schubert / Butterfly d’après Giacomo Puccini en co-production avec l’Opéra de Rouen.

PERSONNALITÉ MUSICALE DE L’ANNÉE : STÉPHANE DEGOUT, baryton. REVELATION MUSICALE DE L’ANNÉE : JULIEN MASMONDET, chef d’orchestre.

MEILLEURS LIVRES SUR LA MUSIQUE :
– Essai : LE VOYAGE D’HIVER DE SCHUBERT, ANATOMIE D’UNE OBSESSION, par Ian Bostridge (Actes Sud).
– Monographie : FRITZ BUSCH, L’EXIL 1933/1951, par Fabian Gastellier (Notes de Nuit/Collection la beauté du geste).

MEILLEURE DIFFUSION MUSICALE AUDIOVISUELLE : CLAUDE DEBUSSY – INTÉGRALE DE L’ŒUVRE (coffret de 33 CD comportant des pièces inédites – Warner classics) / Texte de présentation Denis Herlin.

ÏPRIX DE L’EUROPE FRANCOPHONE : ADRIANA LECOUVREUR, opéra de Francesco Cilea / Direction musicale Maurizio Benini / Mise en scène Davide Livermore (Opéra de Monte-Carlo, Opéra de Saint-Étienne, Opéra de Marseille).

 

DANSE

FINDING NOW, Chorégraphie Andrew Skeels, Théâtre de Suresnes Jean Vilar/Festival Suresnes Cités Danses 2018.

GRANDS PRIX EX-AEQUO :– CROWD, chorégraphie Gisèle Vienne, DACM, Compagnie Gisèle Vienne.

MEILLEURS INTERPRÈTES : HOFESH SHECHTER II – SHOW, chorégraphie Hofesh Shechter, Théâtre des Abbesses 2018.

PERSONNALITÉ CHORÉGRAPHIQUE DE L’ANNÉE : BRUNO BOUCHÉ, directeur du CCN / Ballet de l’Opéra National du Rhin.

MEILLEURS FILMS SUR LA DANSE EX-AEQUO :
- LOUISE LECAVALIER-SUR SON CHEVAL DE FEU, réalisateur Raymond St-Jean, Ciné Qua non Média Production, Distribution Film Option International.
- MAURICE BÉJART, L’ÂME DE LA DANSE, d’Henri de Gerlache et Jean de Garrigues, Arte.

MEILLEURE COMPAGNIE : BALLET NATIONAL DU CANADA, direction artistique Karen Kain pour Nijinsky de John Neumeier, Transcendanses 2017-18, Théâtre des Champs-Élysées, 2017.

MEILLEURS LIVRES SUR LA DANSE EX-AEQUO :
- DANSER AVEC L’INVISIBLE, Akaji Maro, Riveneuve éditions.
- POÉTIQUES ET POLITIQUES DES RÉPERTOIRES, LES DANSES D’APRÈS, I, Isabelle Launay, Éditions Centre national de la danse.

Félicitations aux artistes !

L’éducation artistique dans le monde – Récits et enjeux.


Ouvrage collectif sous la direction d’Éric Fourreau publié aux éditions de l’Attribut.

Communiqué de presse – Si l’éducation artistique est désormais affichée comme une priorité politique en France, c’est loin d’être le cas ailleurs. Ce livre est le premier à retracer toute une série d’expériences conduites à travers le monde en matière d’éducation artistique, tout en faisant le point sur les politiques éducatives et culturelles mises en œuvre.

Il montre l’extrême diversité des politiques et des actions qui
 ont cours sur l’ensemble des continents : des engagements
 de la compagnie Teatro Trono dans les bidonvilles de La Paz,
 en Bolivie, jusqu’au projet Learning Through Arts du musée 
Guggenheim de New York, en passant par les initiatives des artistes du centre Koombi, au Burkina Faso, l’enseignement
du cinéma et des médias en Corée du Sud, l’énergie 
cathartique de l’École de cirque de Palestine ou la politique
 d’éducation artistique et culturelle du département de la Seine-Saint-Denis…

Autant d’études de cas illustrant des situations particulières, complétées par les analyses des plus grands spécialistes sur les enjeux de l’éducation artistique à l’heure de la globalisation, sur une alternative éducative mondialisée, ou encore l’éclosion des orchestres de jeunes à travers la planète.

Auteurs : Razan Al-Azzeh, Balázs Berkovits, Cecilia Björklund Dahlgren, Marie-Christine Bordeaux, Ralph Buck, Gemma Carbó, Francis Cossu, Claudine Dussollier, Emmanuel Ethis, Lígia Ferro, Éric Fourreau, Carlos Fragateiro, Luvel García Leyva, Souria Grandi, Teunis Ijdens, Giulia Innocenti Malini, Ivan Jimenez, Alain Kerlan, Jean-Marc Lauret, Myriam Lemonchois, François Matarasso, Nathalie Montoya, Hania Mroué, Iván Nogales Bazán, Nevelina Pachova, Giusy Pisano, Jean-Yves Potel, Maria Lúcia de Souza Barros Pupo, Brigitte Rémer, Christelle Renoux, María Inés Silva, Barbara Snook, Kouam Tawa, Luísa Veloso, Emmanuel Wallon, Aurélien Zolli.

En vente (20 €) en librairie et sur www.editions-attribut.fr (320 pages) – Courriel : info@editions-attribut.fr – Pour tout renseignement : 06 82 95 26 73.

 

Elle s’écoule

© Bernard Baudin

Composition et direction artistique Nicolas Frize, production Les Musiques de La Boulangère, à la Maison des Sciences de l’Homme – Paris Nord/ La Plaine St-Denis – Dispositif inclus comme projet de recherche dans le Labex Arts H2H des universités Paris 8 et Paris 13, et dans la programmation du contrat de ville 2018.

La nouvelle expérimentation du compositeur Nicolas Frize après deux ans de résidence et d’enracinement sur le territoire de Seine-Saint-Denis, mise en musique, en espace et en traduction graphique sur le thème du désir, dans le sens de désir d’être, est présentée au public. L’expression de la relation, les résistances, le choix, l’attente, l’abandon sont nés des échanges entre les élèves de collèges et de lycées, ceux du conservatoire, les interprètes professionnels et les non musiciens qui se sont en même temps attachés à un instrument. Le chemin initiatique se fait en huit stations, huit tempos, dans les espaces de la Maison des Sciences de l’Homme. Plusieurs groupes de spectateurs se constituent et le suivent en un mouvement différent, avant de converger à l’unisson sur le parvis de la MSH, pour le final.

Mon parcours a commencé par Idéal idéaux présenté dans l’auditorium, pièce pour deux violons, piano en double, deux pianos et guitare électrique. Les instruments s’éveillent les uns après les autres dans une grande liberté de mouvement, la guitariste est au sommet d’une tour-échafaudage. Chacun à tour de rôle mène la danse et dirige. Seconde étape, Ourlet rêvé, se déroule dans la salle panoramique d’où l’on domine la ville en construction et ses grues. Le violoncelle est dans une cabine de verre qui ressemble à un studio d’enregistrement, la guitare et les percussions agissent jusqu’au vocal final. On est dans le noir et le rouge et les traitements numériques interrogent. Des mains gantées de lumière s’approchent des spectateurs et déclenchent des sons et des musicalités. Sur les vitres se dessinent des arabesques à la peinture blanche. La troisième station, En secret, nous mène au sous-sol dans une immense pièce carrée, harmonieuse dans ses dimensions. Au centre, une imposante kora africaine en double sur un podium répond à la soprano, au ténor, au baryton, et au trio vocal qui se déplacent dans une salle qui prête à la méditation. Intimes élans pour harpe, harpe troubadour et viole de gambe est le quatrième check point où s’inscrivent sur les murs des mots et expressions énigmatiques au fusain et à la craie, comme ouvrir cette porte… La cinquième halte, Dans son sillage, se fait à la Bibliothèque que le public surplombe. Une voix de basse profonde, très profonde, accompagnée d’un basson, erre parmi les livres en écho à des sons enregistrés et monte jusqu’à la galerie supérieure. Atouts trèfle, carreau, cœur, pique, des cartes déposées par une jeune femme-elfe en rouge, ouvre les paris. Entre deux eaux/deux (z)hauts, se passe dans le hall d’accueil où là encore le public suit les événements en surplomb. La pièce est ludique. Tantôt sage tantôt effrontée, le piano disjoncte et joue seul, sans son pianiste, certains « tubes » comme Les Gymnopédies ou La Sonate au clair de lune. Diverses interventions, toutes teintées d’humour, mettent en action des grelots, crécelles, hochets, jouets en tous genres, une flûte de pan, des cymbales jusqu’à ce que les musiciens engagent entre eux une course poursuite. Le huitième rendez-vous, Pris dans les flots, a lieu dans le jardin où se déploie le grand chœur, soprano, baryton, orgue, guitare et sons enregistrés, dirigé par Nicolas Fehrenbach placé en hauteur, face au chœur et derrière le public. C’est une pièce en majesté, tonique et joueuse entre bruits d’abeille, mouvements de foule et claquement de langues, avec un vocal très précis qui apporte différents contextes et ambiances, accompagné d’un orgue et d’une guitare. La dernière station, Troubles, pour deux saz, quatre flûtes et récitante se déroule dans l’amphithéâtre où le rapport entre maître et élève, est net. Paysage sonore rassemble tous les spectateurs sur le parvis de la Maison des Sciences de l’Homme, à la fin du parcours, au rythme des  guitares électriques.

Nicolas Frize aime à surprendre et met en place des processus singuliers basé sur une longue immersion dans un territoire. Il métisse musiciens professionnels et jeunes apprenants, l’instrumental, le vocal et l’électroacoustique, pose un geste politique en même temps que poétique qu’il traduit à travers l’œuvre composée, l’œuvre graphique et la réflexion intellectuelle. Depuis 1975, il dirige Les Musiques de la Boulangère, association qui diffuse la musique contemporaine dans les lieux culturels et ceux de la vie quotidienne et du travail. A travers ses nombreuses compositions et concerts il trace trois axes et met en exergue les interprètes amateurs et professionnels ; l’instrumentation, avec la recherche de nouveaux  instruments et sonorités adaptés aux lieux et aux circonstances, les scénographies inventées et réalisées dans des lieux non conventionnels. En 2014 il avait œuvré chez PSA Peugeot et donné une symphonie fantastique de sa composition dans l’usine de Saint-Ouen et divers établissements de la ville dont l’église et l’école.

« Le désir prend la lumière et l’enfouit dans la nuit, fait jaillir de cette nuit ses rayons les plus vifs… » Avec Elle s’écoule, cent quarante interprètes ont porté ce désir jusqu’à son terme, la représentation. Qu’ils soient remerciés.

Brigitte Rémer, le 23 juin 2018

Avec les interprètes professionnels – Antoine Berquet : basson
- Laurent Bourdeaux : voix baryton –  Jean-Christophe Brizard : voix basse profonde
Pauline Buet : violoncelle
- Laurent David : voix ténor
- Sophie Deshayes : Flûte – Amaya Dominguez : voix alto – Pierre-Jean Gaucher : Guitare basse – Paul Goussot : Orgue
- Ariane Granjon : violon – Claire Gratton : Viole de Gambe – Alice Gregorio : Voix mezzo soprane  – Anne-Marie Jacquin : Voix soprane – Céline Roulleau : Piano
- Thomas Roullon : Voix baryton – Christophe Saunière : Harpe – Christelle Séry : Guitare -
Boubacar, dit Babene, Sissoko : Kora – Huseyin Ucürum : Saz
- Yi-Ping Yang : Percussions – et la dessinatrice Pascale Evrard.

Avec les interprètes non professionnels – les élèves : du collège Jean Lurçat de Saint-Denis, du lycée Henri Wallon d’Aubervilliers, du lycée Jacques Amyot de Melun, du conservatoire de musique de Saint-Denis du CRR d’Aubervilliers/La Courneuve, de l’Université Paris 8 Vincennes/ Saint-Denis – et avec plus de 90 choristes amateurs, fidèles du travail du compositeur ou nouveaux venus, dirigés par Nicolas Fehrenbach – Pour l’accueil et l’accompagnement du public : les étudiants du BTS tourisme du Lycée Feyder d’Epinay-sur-Seine, entre autres.

Les 7 et 8 Juin à 20h, samedi 9 Juin à 15h et 18h, dimanche 10 Juin à 15h et 18h – Maison des Sciences de l’Homme/Paris Nord, 20 avenue George Sand, La Plaine St-Denis – Entrée Libre –  Les Musiques de La Boulangère/ siège social : 91 rue du Faubourg saint-Martin. 75010 – Bureau : 15 rue Catulienne. 93200 Saint Denis – Téléphone : 01 48 20 12 50 – Site www.nicolasfrize.com

 

The Keeper

© Antoine Repesse

Chorégraphie de Samar Haddad King et Amir Nizar Zuabi – répétitions ouvertes dans le cadre du dispositif la Fabrique Chaillot et du Printemps de la Danse Arabe de l’Institut du Monde Arabe.

La chorégraphe américano-palestinienne Samar Haddad King, poursuit son travail de recherche sur The Keeper/Le Gardien, travail engagé en collaboration avec le dramaturge Amir Nizar Zauabi. Elle présente le résultat de ce work in progress après un mois de résidence avec son équipe, dans le cadre de la Fabrique Chaillot. Sa réflexion touche aux relations qu’entretiennent tout homme et toute femme, à leur terre, à la notion d’identité et d’appartenance.

Quand on entre dans le Studio Maurice Béjart de la salle Firmin Gémier, l’ambiance est au travail : danseurs et acteurs s’échauffent. Deux trois fleurs blanches dans des pots, une armoire, un lit. Samar Haddad King et Amir Nizar Zuabi présentent le contexte de leur travail où deux disciplines se mêlent, la danse et le théâtre, deux mondes et processus différents.

Le spectacle s’ouvre sur un couple perdu dans une ville pleine de bruit et de fureur, au rythme d’un battement de cœur. Tout est affolé, les voitures, les travaux, il y a quelque chose de mécanique et de déshumanisé dans ce chaos. Ils arrivent dans une chambre où l’homme est contraint de s’étendre, souffrant. On est transporté dans le contexte d’un d’hôpital où le mot incurable est énoncé, où le couple se sépare. Il la remercie, elle est anéantie. Apparaît l’équipe médicale qui prend en charge le patient et le teste. Il résiste. On est dans le jeu et le geste contrasté, entre mobilité et immobilité – mobilité des gens du ménage et de leur phobie du propre, immobilité de l’homme et de la femme au charriot, comme pétrifiés. On ne sait ce qui est du fantasme ou de la réalité. Déformation, agitation, accélération, décélération se succèdent. Des fleurs blanches arrivent dans la chambre. Le symbole de la terre se met en marche.

La terre se renverse, à partir des fleurs d’abord, puis se déverse et se brise sous le lit comme une vague. L’un se couche et se recouvre de terre, s’enfouit, signe d’une mort annoncée. Imaginaire, visions, mirages, illusions ? Quatre personnes rampent comme des vers de terre. Lui, se recroqueville et s’efface, dans sa camisole chimique. Solos, duos et mouvements de groupe se succèdent dans ce contexte hospitalier fantasmé, entre fusion et dévoration. Dans le dialogue, celui qui écoute est comme possédé, celui qui s’adresse voudrait garder la maitrise. L’un parle, l’autre danse. L’élue, devenue autre, s’approche de lui en une danse érotique. Il reste sans réaction. Elle le recouvre de terre avec rage. Il se dégage.

S’ensuit une dernière séquence, celle de la mort. Des fleurs blanches se mêlent à la terre qui recouvre presque tout le plateau. Il se relève, prend une pelle sous son matelas et tient le rôle du fossoyeur. Il creuse sa tombe et raconte l’histoire de sa grand-mère : « On a enterré ma grand-mère j’avais quinze ans. Elle avait dix-sept ans de plus que moi… » Le texte arabe, sous-titré en anglais, s’inscrit en fond de scène. L’une des danseuses l’incarne et danse, comme désarticulée. Il jette sur elle de grandes pelletées de terre, comme il l’a fait peut-être sur la tombe de cette grand-mère bien aimée. Il la jette compulsivement et recouvre la danseuse, comme une emmurée vivante. Le geste est fort. Puis il agonise sur son lit, six personnes autour de lui, comme des âmes mortes. L’élue tente de le réanimer, prend son souffle au plus profond et respire longuement pour et avec lui, mais l’homme s’enfonce et disparaît, spectateur des derniers instants de sa vie.

Le jeu subtil qui se tisse entre danseurs et acteurs venant de tous les points du monde, dans ce travail encore en recherche, mène du réalisme à l’abstraction, du tragique au burlesque, du romantisme à l’excès. Très concentrés ils s’inscrivent dans ce mouvement perpétuel de la vie et de la mort où le geste parle et le mot divague, aux frontières de l’impuissance et de l’absurde. La terre est leur emblème en même temps qu’elle devient étrangère. « La terre nous est étroite » disait Mahmoud Darwich, « elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer. »

Danseuse et chorégraphe, Samar Haddad King fonde et dirige la compagnie Yaa Samar ! Danse Theatre (YSDT), basée entre New York et la Palestine, depuis 2005. Diplômée en chorégraphie du programme Ailey/Fordham Bachelor of Fine Arts de New York, sous la tutelle de Kazuko Hirabayashi elle s’est produite dans de nombreux lieux prestigieux aux États-Unis en même temps qu’elle travaille au Moyen-Orient. Elle a notamment présenté Catching the Butterflies pour Zakharif in Motion en Jordanie en 2010, et travaille en Palestine depuis 2012 où elle a présenté au Festival International de Danse Contemporaine de Ramallah From Dust, puis Bound en 2014, Playground pour le Festival international d’art vidéo et performance si:n en 2013 ; not/tob pour la Biennale Qalandiya Internationale de Palestine, en 2014. Elle développe des programmes d’éducation à la danse en Palestine et soutient le travail de jeunes danseurs palestiniens. Sa démarche à travers les pièces qu’elle présente est transdisciplinaire et trans-nationale elle se tisse étroitement au contexte social dans lequel elle vit. Sa collaboration avec Amir Nizar Zuabi, se développe depuis plusieurs années. Lui est auteur, dramaturge, metteur en scène et directeur du ShiberHur Theater Company. Il travaille entre autres au Young Vic et à la Royal Shakespeare Company de Londres, a présenté ses mises en scène au Festival d’Edimbourg et à Paris au Théâtre des Bouffes du Nord. Il est engagé dans les réseaux européens de théâtre dont United Theaters Europe for artistic achievement.

La Fabrique Chaillot est un dispositif qui offre aux artistes un espace de recherche et un temps de réflexion, un nouveau programme, une belle initiative. Samar Haddad King et Amir Nizar Zuabi s’en sont emparés pour développer un projet ambitieux et explorer un langage qui, entre théâtre et danse, pousse les limites du fond et de la forme pour porter leurs messages. L’Institut du Monde Arabe et sa première édition du Printemps Arabe de la Danse s’inscrit à point nommé comme partenaire.

    Brigitte Rémer, le 20 juin 2018

Chorégraphie : Samar Haddad et Amir Nizar Zuabi
- Avec Khalifa Natour, Samaa Wakeem, Mohammad Smahneh, Fadi Zmorrod, Ayman Safieh, Zoe Rabinowitz, Yukari Osaka

14 et 22 juin 2018, à la Fabrique Chaillot, Chaillot/Théâtre National de la Danse, 1 Place du Trocadéro. 75016. Paris – Métro : Trocadéro. Tél. : 01 53 65 31 00 – Site : www.theatre-chaillot.fr

 

Salon du Livre des Balkans

© Yves Rousselet

8ème édition du Salon du Livre des Balkans, les 25 et 26 mai 2018 à l’Inalco/Pôle des langues et civilisations, Paris 13.

Créé en 2011 par un connaisseur et grand passionné des pays Balkaniques, Pascal Hamon, la 8ème édition du Salon du livre des Balkans s’est déroulée les 25 et 26 mai 2018, croisant trois thèmes : Le Danube, Écrivains scénaristes et Les Fantasmes.

La manifestation rassemble chaque année des écrivains, éditeurs et libraires venant d’Albanie, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Croatie, Grèce, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Roumanie, Serbie, Slovénie, Turquie ainsi que les acteurs de France s’intéressant aux littératures de ces pays. Ainsi l’association Albania qui porte le Salon, l’agence Botimpex, les Éditions franco-slovènes & Cie, Fondencre, l’Union des éditeurs de voyage indépendants qui fédère entre autres Intervalles, Géorama, Ginkgo, Bouts du monde, et beaucoup d’autres. Toutes initiatives contribuant à la promotion des écrivains de la région s’y diffusent, comme ce spectacle présenté par la Compagnie l’Embellie Turquoise à partir du texte de Matéi Visniec, La Femme comme champ de bataille. L’événement s’inscrit dans le paysage des salons littéraires impliqués dans cette région du monde. Son Comité d’Honneur se compose de Nedim Gursel, Maya Ombasić, Driton Kajtzazi, Jordan Plevnes et Michel Volkovitch. Il permet aux éditeurs et éditrices de présenter leurs catalogues, accueillent les auteur(e)s sur stand et les mettent en relation avec le public en organisant des signatures.

L’édition 2018 s’est ouverte sur un hommage au jeune photographe Jérémie Buchholtz, mort accidentellement en septembre dernier, qui avait présenté en ce même Salon du Livre des Balkans il y a deux ans, son travail sur Skopje, réalisé en 2013 à la demande de l’Institut français de la capitale macédonienne. De cette ville en partie rasée par un tremblement de terre, Jérémie Buchholtz rapportait, par images interposées, le choc culturel et architectural reçu en observant la ville et ses habitants : une ville coupée en deux par le fleuve Vardar qui accueille au nord la population musulmane et de l’autre côté, les Macédoniens orthodoxes. Il s’était alors posé la question : « Qui va à quel endroit ? » témoignant par ses photographies en noir et blanc, de la lumière et de l’identité macédonienne, dans sa diversité.

Emmanuel Bovet prend le relais cette année et présente les photographies de son voyage au fil du Danube, publié aux éditions Filigrane sous le titre East Stream. Le Fonds de dotation Agnès b en est partie prenante. Photographe et vidéaste, Emmanuel Bovet aime à montrer les paradoxes de la vie quotidienne à travers des thèmes éclectiques et à découvrir les réalités de la vie des gens, en Irak, au Japon et ailleurs, aujourd’hui en Europe centrale. Son travail témoigne ici du bouleversement des paysages traversés dans dix pays d’une Europe qui se réinvente – Allemagne, Autriche, Hongrie, Slovaquie, Croatie, Serbie, Roumanie, Bulgarie, Moldavie, Ukraine – et se fait l’écho des gens qu’il rencontre, sur l’eau et sur les routes. Ses photographies aiment à révéler ce qui est enfoui au plus profond et qu’on ne voit pas à l’œil nu, elles sont une invitation au voyage, une initiation. « Voyager, c’est peut-être être capable d’attendre, disponible, que se produise le mystère de cette sublime installation quand, au-dessus du miroir gris bleu de l’eau, délimité par le rythme des sphères rosies par le petit matin, un sfumato de brume vient estomper la lumière au réveil. Emmanuel Bovet dit que c’est le Danube. Il faut le croire » écrit Christian Caujolle, fondateur de l’Agence Vu, dans la préface du livre.

Le Salon est aussi un espace public de débats donnant lieu à de fructueux échanges : une table ronde sur le thème Le Danube au travers de ses villes et de ses populations s’inscrit dans le droit fil de l’exposition ; une Carte blanche à Paul Vinicius qui avait obtenu le Prix du Public 2017 et présentait cette année son recueil de poèmes, L’imperceptible déclic du miroir, publié aux éditions Charmides. Une table ronde sur le thème La Littérature roumaine actuelle, part de la spiritualité balkanique, qui a rassemblé de nombreux écrivains roumains présents sur le Salon comme Radu Bata, Florin Lazarescu, Cristina Hermeziu etc… avec la participation active de l’Institut Culturel Roumain de Paris. Une autre table ronde sur le thème des Écrivains scénaristes dans les Balkans, a donné lieu à de belles confrontations, une autre sur le thème : Les Balkans terre de fantasmes et terre de création, avec des lectures sur le thème, à travers l’œuvre de Feri Lainscek avec Halgato, d’Emmanuelle Favier avec Le Courage qu’il faut aux rivières, de Vesna Maric avec Bluebird, d’Ismail Kadaré avec Le Palais des Rêves.

Un hommage à Robert Elsie, né à Vancouver et disparu en 2017, a été rendu à ce grand érudit et traducteur, passionné d’Albanie depuis la fin des années 70. Il a notamment travaillé à Bonn sur la linguistique comparée et a publié plusieurs dictionnaires dont un Dictionnaire des religions, mythologies et folklore albanais, un Dictionnaire de la littérature albanaise en deux volumes, un Dictionnaire biographique de l’Histoire albanaise, un Dictionnaire sur le Kosovo, à partir du conflit de 1998/99, donnant de précieuses informations sur les institutions, la géographie et les villes.

On peut noter la rencontre avec les élèves de l’école bulgare Cyrille et Methode de Paris, consacrée à la présentation de l’oeuvre de Yordan Raditchkov (1929-2004), une rencontre très suivie notamment par la communauté bulgare de la capitale. Par ailleurs deux Prix ont été, comme chaque année, attribués : Le “Prix du Public” 2018, à Jasna Samić pour Un thé avec Karpionović à Paris, texte choisi parmi dix autres en compétition : « … Dès que je lui verse du thé dans sa tasse, il me prend la main : Assieds-toi ici, juste un peu. Il est passé au tutoiement ! Il m’attire vers lui … » et le “Prix du Salon du livre des Balkans” à Milena Marković, auteure d’une pièce publiée aux éditions Espace d’un instant, intitulée La forêt qui scintille, qui fait se croiser, s’affronter et s’ignorer jusqu’au petit matin des personnages au bord du monde.

Au fil des ans, le Salon du livre des Balkans s’ancre un peu plus dans les territoires concernés, en dialogue avec la France et ses milieux littéraires. Il permet des synergies entre les auteurs, les éditeurs et les traducteurs et favorise la découverte de nouveaux textes et d’univers poétiques et littéraires singuliers. Il développe de nouveaux partenariats et permet la conclusion d’accords avec d’autres salons du livre dans le monde, présents dans les pays balkaniques. Une belle initiative, simple et obstinée, un vrai travail et de petits moyens, chaque pays comme un continent à découvrir.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2018

Salon du Livre des Balkans, Pôle Universitaire des Langues et Civilisations Inalco- Bulac/ Bibliothèque universitaires des langues et civilisations 65 rue des Grands Moulins, 75013. Paris –  Métro : BNF François Mitterrand, sortie Chevaleret – www.livredesbalkans.net (entrée libre) – Organisation du Salon : Association Albania, 34 rue de Toul 75012 – Tél. 00 33(0)6 64 82 20 79.