Si loin si proche

© Renaud Vezin

Théâtre musical écrit, joué, chanté et mis en scène par Abdelwaheb Sefsaf, assisté de Marion Guerrero – Compagnie Nomade in France – Maison des Métallos/Focus récits de vie.

L’action se passe dans les années 1970/80, une famille immigrée en France rêve d’un retour dans son pays, l’Algérie. L’ambivalence entre les deux pays crée des tensions intérieures mais aussi des rires dans ce récit croisé dit et chanté par Abdelwaheb Sefsaf. Le fils de la famille, Wahid, part se marier au bled, les parents et leurs dix enfants embarquent dans une estafette trop petite, le voyage est pénible et cocasse. Le miroir aux alouettes d’un possible retour les taraude, on les suit dans leur traversée de plus de trois mille kilomètres. Le constat, réaliste et désenchanteur, montre qu’ils ne sont plus vraiment d’Algérie mais n’ose se projeter en France et que l’appartenance et la nostalgie sont toujours au rendez-vous. Le réveil brutal face à la conscription mélange encore un peu plus les identités, un an en France ou deux en Algérie…

Le récit-concert auquel Abdelwaheb Sefsaf convie le spectateur s’inscrit entre théâtre et récital, entre Algérie et France, entre passé et futur, entre je t’aime et je te hais. L’auteur, huitième de la famille, raconte son enfance heureuse, et oscille entre légèreté et gravité, l’épique et le particulier dans le contexte banlieue des années soixante-dix qu’il a connu avec les langues, les modes, les musiques et les espérances de chacun.

La scénographie représente un crâne de métal s’ouvrant en deux et laissant passer les idées. Des écritures calligraphiques le recouvre, labyrinthes de la pensée et poème de Mahmoud Darwich, La Mort n° 18 : « L’oliveraie était verte, autrefois… Mon cœur était un oiseau bleu, autrefois… Je te donnerai tout, l’ombre et la lumière… L’oliveraie était toujours verte, était, mon amour. Cinquante victimes l’ont changée en bassin rouge au couchant… » et les tombes du début du spectacle se transforment en une collection de valises. Accompagné de deux musiciens magnifiques, Georges Baux aux claviers, guitare et chœur et Nestor Kéa, live-machine, guitare, theremin et choeur, le chanteur-acteur aux thèmes et mélodies lancinantes remplit l’espace avec fluidité et talent. Il donne le récit plein d’humour et de variations de son expérience et de sa vie, sur le sujet on ne peut plus grave et d’actualité, du racisme et de l’immigration.

En 2010 Abdelwaheb Sefsaf fonde la Cie Nomade In France avec pour mission un travail autour des écritures contemporaines et la rencontre entre théâtre et musique. Formé à l’École Nationale Supérieure d’Art Dramatique de Saint-Étienne, il avait d’abord fondé et dirigé la Compagnie Anonyme. En 1999 il s’était fait connaître sur la scène musicale en tant que leader du groupe Dezoriental qui avait reçu en 2004 le Coup de cœur de la chanson française de l’Académie Charles Cros. Parallèlement à la musique, Abdelwaheb Sefsaf mène sa carrière de metteur en scène et de comédien, il a entre autres travaillé avec Jacques Nichet, Claudia Stavisky et Claude Brozzoni. Sa rencontre avec Georges Baux, réalisateur, arrangeur et compositeur notamment pour Bernard Lavilliers, fut décisive dans le parcours qu’il mène entre théâtre et musique.

Derrière le rire, les larmes, sur la déclinaison du verbe partir, avec l’urgence de l’initiation vers ce qui fut longtemps un rêve qui aidait à tenir, ou une belle utopie.

Brigitte Rémer, le 27 décembre 2018

Avec Abdelwaheb Sefsaf, comédien et chanteur – Georges Baux, claviers, guitare et chœur – Nestor Kéa, live-machine, guitare, theremin et choeur – musique Aligator, Baux/Sefsaf/Kéa –  direction musicale Georges Baux – scénographie Souad Sefsaf – création lumière et vidéo Alexandre Juzdzewski – régie son Pierrick Arnaud – Le texte est publié aux éditions Lansman.

Du 18 au 23 décembre 2018, Maison des Métallos, 94 rue Jean-Pierre Timbaud, 75011. Paris – Métro : Couronnes – Tél. : 01 47 00 25 20 – Site : www.maisondesmetallos.paris – En tournée :   2 février 2019, Théâtre Municipal, Tarare (69) – 7 et 8 février 2019, Comédie de Saint-Etienne/Salle Albert Camus à Chambon-Feugerolles (42) – 8 au 10 mars 2019, Théâtre de Privas (07) – 5 avril 2019, Théâtre Sarah Bernhardt, Goussainville (95).

Sombre Rivière

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène de Lazare, Compagnie Vita Nova, au Théâtre du Rond-Point.

C’est un spectacle joyeux même s’il parle de choses graves, dans une forme qui pourrait relever de la comédie musicale ou d’une sorte de revue, un spectacle tonique qui a pour levier l’énergie vitale de son créateur et de son équipe.

La trame parle de l’enfance abîmée à travers les yeux d’une petite fille de cinq ans attendant le retour du père parti manifester le 8 mai 1945, à Guelma, en Algérie. Les émeutes nationalistes et indépendantistes réprimées violemment par la France la priveront pour toujours de sa présence. Cette petite fille était la mère de Lazare, convoquée par son fils sur écran pour apporter sa part de mémoire. Une mère courage au sourire lumineux comme forme de résistance.

Pour Sombre Rivière, le déclencheur part de la barbarie des attentats et particulièrement de celui du Bataclan que Lazare lie à ces autres événements et autres dates relevant de la mémoire familiale et de la mémoire collective du pays dont sont originaires ses parents, l’Algérie. Fils de l’immigration algérienne et né en banlieue parisienne, Lazare sait mettre l’absurde et la violence en rythme et en chansons. Il est un rebelle qui trace sa route de solitude en s’immergeant dans le théâtre par l’écriture et la mise en scène. Le théâtre, il l’a rencontré par Jacques Miquel, fondateur du Théâtre du Fil et éducateur, récemment disparu, à qui il dédie le spectacle. Ce sont « les trous de l’histoire » qui intéressent Lazare, « ceux de la colonisation comme de l’Algérie indépendante. J’interroge la façon de vivre avec de tels trous quand on se retrouve coincé, sans racines, au pied des grands ensembles… Je ne défends pas l’idée d’un art sociologique mais je pose des questions qui me brûlent à vif… » dit-il. Son style s’apparente à ce qu’est l’art brut dans le champ des arts plastiques, le slam à la musique. A partir de la réalité, Sombre Rivière est comme un long poème.

Construit en deux parties – elle, sa mère et lui, Claude Régy, qu’il admire profondément – le spectacle est fait de fragments. Claude Régy dit de son écriture : « Lazare, c’est une écriture sauvage, un langage puissant, heurté, une blessure intérieure. Cette parole spécifique, comme inachevée, demande à être testée dans un espace, à être travaillée avec une équipe d’acteurs. » Il ne cesse de la tester depuis l’écriture de sa trilogie où se retrouve le même personnage, Libellule : Passé – je ne sais où, créé en 2009 ; Au pied du mur sans porte, créé en 2010 et repris quelques années plus tard au Festival d’Avignon ; Rabah Robert, monté en 2013. Lazare est aussi grand admirateur de Fernando Pessoa dans lequel il pourrait se reconnaître quand il disait : « Pour me créer, je me suis détruit ; je me suis tellement extériorisé au-dedans de moi-même, qu’à l’intérieur de moi-même je n’existe plus qu’extérieurement. » Lazare écrit ses textes comme des partitions, ses variations passent d’annonciation à dénonciation, de mezza voce à staccato mêlant le tragique du récit aux contes oniriques. Les voix sont puissantes, en chœur ou contre-choeur, en solo ou choralité.

Plusieurs lieux soutiennent depuis ses débuts la démarche de la Compagnie, Vita Nova, créée en 2007, entre autres – le Théâtre National de Bretagne, La Fonderie au Mans, la MC93 Bobigny, l’Échangeur de Bagnolet, le Studio-Théâtre de Vitry – Lazare est associé au Théâtre National de Strasbourg depuis 2015, Stanislas Nordey accompagne ses créations et l’avait invité, en 2001, à suivre la formation d’acteur de l’École du Théâtre National de Bretagne qu’il dirigeait.

Tout en s’emparant de l’Histoire, Lazare sait donner de la distance par l’humour et le grotesque parfois, par les personnages qu’il convoque comme Sarah Kane, par les vivants et les morts qu’il mêle, par le poète présent son double, par le chant et la musique. Il n’occulte rien de son Histoire du monde, celle qu’oublient souvent les livres et construit avec ses acteurs-chanteurs, la Rivière du temps et la poétique d’un rêve récurrent. « Cueille le jour parce que tu es le jour » pourrait lui dire Pessoa.

Brigitte Rémer, le 22 décembre 2018

Avec : Anne Baudoux, Laurie Bellanca, Ludmilla Dabo, Marion Faure, Julie Héga, Louis Jeffro, Olivier Leite, Mourad Musset, Veronika Soboljevski, Julien Villa. Collaboration artistique Anne Baudoux, Marion Faure – lumières Christian Dubet – scénographie Olivier Brichet en collaboration avec Daniel Jeanneteau – costumes Marie-Cécile Viault – son Jonathan Reig –  image Lazare, Nicos Argillet – montage vidéo Romain Tanguy –  prise de vue sur le plateau Audrey Gallet – directeur de choeur Samuel Boré – assistanat général Marion Faure – assistanat musical Laurie Bellanca – avec la participation filmée de Ouria et Olivier Martin-Salvan – Le spectacle a été créé le 14 mars 2017 au TNS, Strasbourg – Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

 Du 28 novembre au 28 décembre 2018, à 21h, dimanche à 15h – Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris – www.theatredurondpoint.fr – Tél. : 01 44 95 98 21

Concours de photographies

 

Concours SOPHOT

9ème édition

 

Le site SOPHOT.com

dédié à la photographie sociale et environnementale organisera une exposition avec les deux reportages lauréats  

Lieu d’exposition
Galerie FAIT & CAUSE

58 rue Quincampoix – 75004 Paris – France
du mardi 14 mai au samedi 13 juillet 2019

  

Conditions de participation

. Être inscrit sur le site, avoir mis à jour sa Fiche personnelle et y avoir enregistré le reportage présenté – Inscription gratuite.

. Le travail soumis par le photographe devra :

Porter sur un problème social ou environnemental – Avoir été achevé en 2017 ou 2018 – Chaque photographe présente un seul reportage.

 

Le dossier de candidature soumis à la sélection devra comporter :

– Une biographie sommaire du photographe.

– Un synopsis : intentions, sujet, problématique et partenaires éventuels. (1 page)

– 30 à 50 photographies au format papier A5 minimum, A4 ou plus (tirages de lecture, ou impressions laser de très bonne qualité.) Chaque photographie devra être numérotée et légendée.

 – Une clef ou un CD avec ces mêmes données. Textes et légendes (accompagnées des vignettes photos correspondantes) en format Word ; photos en format jpeg, 72dpi – 1920 pixels sur le plus grand côté.

– Le photographe indiquera s’il est d’ores et déjà prévu que son reportage fasse l’objet d’une exposition ou d’une publication en 2019.

Les dossiers sont à déposer ou à envoyer à :
Association Pour Que l’Esprit Vive


SOPHOT.com – 69 boulevard de Magenta, 75010 Paris, France,
jusqu’au vendredi 1er février
2019, dernier délai.

L’annonce de la sélection aura lieu dans la 2ème semaine du mois de mars 2019.

 

La disparition de Guy Rétoré, directeur du Théâtre de l’Est Parisien, défenseur d’un théâtre populaire dans le XXème arrondissement de Paris

© Archives Théâtre de l’Est Parisien

Situé au 17 de la rue Malte-Brun, le Théâtre de l’Est Parisien était depuis 1911 date de sa construction, un cinéma et un music-hall d’environ mille places, qui répondait au nom de Zénith. Le ministère des Affaires Culturelles que dirigeait André Malraux en fit l’acquisition en 1963 et en confia la direction à Guy Rétoré, alors directeur d’une compagnie théâtrale amateur, La Guilde, qu’il avait créée en 1951. Né à Ménilmontant et enfant du quartier, Rétoré avait découvert le théâtre avec la troupe de la SNCF, entreprise où l’avait fait entrer son père pendant la guerre, pour échapper au Service du travail obligatoire, puis il avait suivi des cours avant de créer sa compagnie, La Guilde.

A la tête du Théâtre de l’Est Parisien, sa mission fut de développer l’art théâtral et la culture dans l’est de Paris, excentré et sorte de désert culturel. En 1983 Jack Lang fit reconstruire la salle, devenue Théâtre national de la Colline, et en confia la direction à Jorge Lavelli. Guy Rétoré se vit alors déplacé au 159 avenue Gambetta, sa troupe redevint structure de production et de diffusion subventionnée par l’État sous l’égide de La Colline. Huit ans plus tard il sera sommé de quitter les lieux par Catherine Trautmann, Ministre de la Culture qui nomme à la direction du TEP, en 2001, Catherine Anne. Contraint et forcé de libérer la place, par la Ministre suivante, Catherine Tasca, en juin 2002, il finit par lâcher. “Un fauteuil pour deux” titrait L’Humanité le 9 avril 2001 au moment de la polémique.

A croire que ce lieu est prédestiné aux difficultés, car au départ de Catherine Anne en 2011, le Théâtre international de Langue Française créé par Gabriel Garran, quitte La Villette et prend place avenue Gambetta pour changer de nom et devenir Le Tarmac, avec tous les séismes du printemps dernier que l’on a suivi, qui visaient à déloger Valérie Baran et son équipe pour y installer Théâtre Ouvert. Le jeu des chaises musicales décidément est actif.

Pendant plus de quarante ans au pilote de la vie théâtrale du XXème arrondissement Guy Rétoré fit un véritable travail de démocratisation culturelle et développa un théâtre populaire et national dans le droit fil des grands de la décentralisation et du service public comme Romain Rolland, Maurice Pottecher, Firmin Gémier, Jean Dasté et Jean Vilar. La Guilde devient troupe permanente en 1960, et le lieu fut inauguré par Malraux comme Maison de la Culture ayant statut de Centre Dramatique National. Rétoré mit en place une politique de création des textes, contemporains et classiques, et lança de nombreuses actions de développement culturel notamment dans un dialogue avec les écoles. Jacques Duhamel, lui donne le label de Théâtre National, en 1972 et  statut d’établissement public. Outre les créations maison, Guy Rétoré y invitait les grands de la création dans un esprit d’ouverture, ainsi Dario Fo en 1980 y présenta son Histoire du tigre et autres histoires.

Rétoré fidélisa des acteurs engagés, comme lui, dans la mission de service public qui leur était assignée et mit en scène les grands auteurs d’une manière très ouverte, de Shakespeare à Brecht, de Musset à O’Casey en passant par Pagnol, de Roger Vaillant à Armand Gatti, de Claudel à Beckett. « Notre répertoire, c’est Molière, Shakespeare, Aristophane, Sophocle et le théâtre contemporain qui parle aux contemporains » disait-il lors d’une interview.

Ces dernières années il vivait en Sologne où il s’est éteint à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.

 Brigitte Rémer, le 26 décembre 2018

 

Kiss and Cry,

© Maarten Vanden Abeele

Sur une idée originale de Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael, création en collaboration avec le collectif Kiss & Cry, à La Scala de Paris.

Créé en 2011 à Mons, en Belgique, Kiss and Cry remporte depuis sa création, un vif succès. C’est la première partie d’une trilogie dont les deux autres spectacles, présentés à La Scala s’intitulent Cold Blood et Amor. D’une impressionnante précision, la finesse du travail est à l’échelle du long générique énoncé ci-dessous. Inventive, poétique et légère, la caméra-personnage principal suit les tracés et micro déplacements des acteurs manipulateurs qui entourent la séquence présentée d’un bout du plateau à l’autre, avec la même délicatesse et le même soin que des parents penchés sur le berceau du nouveau-né.

Et que voit-on ? Une multiplicité d’univers en modèles très réduits de type nanos objets et nanos danses sous la loupe de l’objectif. Ils servent une histoire puzzle dans laquelle une vieille femme se souvient de son premier amour, croisé dans un train, non par son visage mais par ses mains, effleurées peut-être : c’est ici la main qui trace et les doigts comme acteurs principaux de la scène, chorégraphiés comme s’ils étaient des personnages. Des petits plateaux sur lesquels sont posés en maquettes minusculissimes des séquences dans une diversité de paysages – comme la mer, le train ou les ciels infinis – scénarios qui prennent vie sous nos yeux et croisent des mains ballerines, d’une grande souplesse et virtuosité, décalant totalement les mondes et les échelles.

La retranscription sur écran est éblouissante et crée des univers disparates, tous aussi surprenants les uns que les autres, tous réalisés avec autant de minutie dans cet entremêlement mains/objets. La complicité entre les neuf artistes de différentes disciplines – jeu, cinéma, danse, vidéo, arts plastiques, bricolage conceptuel – s’élabore avant le début du spectacle et se prolonge après. Ces neuf manipulateurs tels des techniciens imaginatifs présents sur le plateau, permettent de créer des mondes oniriques et un autre langage où le spectateur perd ses repères.

Kiss and Cry est un mot lié aux compétitions de patinage artistique, c’est le banc sur lequel après la compétition et dans l’attente de la notation du jury, les patineurs reprennent souffle, le regard fixé sur le panneau d’affichage avant sidération, positive ou négative. Il n’y a ici ni patineurs ni jury, mais un spectacle singulier qui place le public face à un film en train de se faire où une équipe en synergie construit des scénographies décalées. Tout se passe en direct sous les yeux des spectateurs. La bande son a la vue large, comme le spectacle, et passe de l’opéra à la chanson des Feuilles mortes. On se laisse dériver.

Kiss and Cry est une création collective née de l’inventivité de Michèle Anne De Mey, danseuse et chorégraphe que l’on connaît pour avoir dansé avec Anne Teresa De Keersmaeker dans les années 80 – notamment dans Fase, son duo emblématique – créatrice de la Compagnie Astragales et de celle de Jaco Van Dormael, réalisateur entre autres de Toto le héros qui obtint la Caméra d’or au Festival de Cannes en 1991, metteur en scène impliqué et proche aussi du théâtre pour enfants. C’est vrai qu’il y a de l’enfance, de l’impertinence et du jeu de colin-maillard dans Kiss and Cry, il y a aussi beaucoup de grâce, d’imaginaire et de poésie.

Ce travail commun et d’expérimentation entre le couple, à la ville comme à la scène, Michèle Anne De Mey-Jaco Van Dormael, s’est élargi depuis quelques années à l’univers du conteur et humoriste Thomas Gunzig. Initiée à la mort par un moment de coma, la chorégraphe se suspend entre le rêve et la conscience, aux côtés du réalisateur et de l’auteur. Ensemble, ils construisent un univers narratif singulier mi-merveilleux mi-fantastique, dans un entre-deux de résistance poétique. L’espace-temps théâtral s’en trouve bousculé, comme le spectateur par ces personnages-mains dansant dans des paysages miniatures plein de magie artisane. Du grand art de la narration, en mains, espaces et images.

Brigitte Rémer, le 15 décembre 2018

Création en collaboration avec le collectif Kiss & Cry : Grégory Grosjean, Thomas Gunzig, Julien Lambert, Sylvie Olivé, Nicolas Olivier – Avec : Michèle Anne De Mey, Frauke Marien, Jaco Van Dormael, Renaud Alcade, Harry Cleven, Grégory Grosjean, Gabriella Iacono, Charlotte Pauwels, Philippe Guilbert, Aurélie Leporcq, Juliette Van Dormael, Nicolas Olivier, Ivan Fox, Stefano Serra – chorégraphies et nanodanses Michèle Anne De Mey, Grégory Grosjean – mise en scène Jaco Van Dormael – texte Thomas Gunzig – narration française Jaco Van Dormael – scénario Thomas Gunzig, Jaco Van Dormael – lumières Nicolas Olivier – image Julien Lambert – assistante caméra Aurélie Leporcq – décor Sylvie Olivé – design sonore Dominique Warnier – son Boris Cekevda – manipulations et interprétation Bruno Olivier, Gabriella Iacono, Pierre Garnier – construction et accessoires Walter Gonzales assisté de Amalgame/Elisabeth Houtart, Michel Vinck – conception deuxième décor Anne Masset, Vanina Bogaert, Sophie Ferro – régie générale Nicolas Olivier – techniciens de création Gilles Brulard, Pierre Garnier, Bruno Olivier – directeur technique Thomas Dobruszkès – régie son Benjamin Dandoy –  tour manager Thomas Van Cottom, Lou Colpé –  relations publiques Marie Tirtiaux.

Du 4 au 31 décembre 2018, 21h, les dimanches à 15h, lundi 31 décembre à 19h30 – à La Scala/Paris, 13 Boulevard de Strasbourg, 75010. Métro : Strasbourg-Saint-Denis – site :  www.lascala-paris.com – Dans le cadre de la carte blanche à Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael, à voir : Cold Blood, du 4 au 27 janvier 2019, suivi de Amor, du 29 janvier au 3 février 2019.

 

Pentti Sammallahti

©  Pentti Sammallahti – Helsinki, Finlande, 2002
Courtesy galerie Camera Obscura

Exposition à la Maison de la Photographie Robert Doisneau de Gentilly – En collaboration avec la Galerie Camera Obscura – En partenariat avec l’Institut Finlandais à Paris.

Ouverte en 1996, la Maison de la Photographie Robert Doisneau y fait depuis plus de vingt ans un travail remarquable. Elle s’intéresse particulièrement à la photographie humaniste et donne lecture du lien qui se tisse entre le photographe et son sujet.

Elle présente en ce moment l’œuvre de Pentti Sammallahti, né à Helsinki en 1950 et qui se passionne très tôt pour la photographie. Sa grand-mère, Hildur Larsson, d’origine suédoise, était photographe, et, dès quatorze ans, Sammallahti fait partie du Camera Club d’Helsinki, s’intéresse à la prise de vue, au développement et au tirage. C’est à vingt et un ans qu’il réalise sa première exposition et compose son premier livre. Le photographe finlandais a le génie du noir profond et de la touche blanche qui attire le regard, obtenue par la chimie, ou l’alchimie du photographe. Il est aussi dans la déclinaison des blancs et des gris qui se perdent en fondus-enchaînés entre nuages bas, neiges et glaces. Il faut s’approcher de la photo petit format pour en voir toutes les nuances, trouver l’oiseau au loin ou la mouche dans un coin. Il travaille beaucoup sur les oiseaux. Pentti Sammallahti se poste de longues heures à l’affût de celui qu’il guette ou qu’il décide d’inscrire dans son paysage, comme une confidence. Il y a toujours quelque chose qui vit dans ses photographies au milieu des ambiances hivernales, il pose des appâts pour attirer vers lui les animaux. Le photographe a traversé le monde, sa chambre noire sous le bras à la recherche de la magie de la luminosité.

En parallèle au travail de prise de vue qui peut durer d’une minute à dix jours, Pentti Sammallahti est un excellent tireur qui met tout son talent au service du temps d’exposition et des tirages argentiques qu’il peaufine dans sa cave-laboratoire. Il aime à faire monter l’image pour donner l’émotion des matières que sont la neige et les brumes. De ses photographies se dégage un fort sentiment de la nature, certaines ressemblent à des estampes japonaises. Sammallahti travaille sur des virages au bleu, du sépia, joue sur la distorsion de l’espace et le panoramique, et garde sa liberté en ne limitant pas le nombre de tirages. A côté de ces paysages de solitude, une série est présentée, hommes en uniforme, avec une unité de lieu et un rythme s’intégrant au paysage. La scénographie emboite le pas au mouvement de la photographie, la Maison Robert Doisneau la présente sous forme de portée musicale, une belle idée.

Pentti Sammallahti a reçu plusieurs fois, à partir de 1975, le Prix National Finlandais de la Photographie. Parallèlement à son travail de photographe il se passionne pour les livres et les techniques de reproduction de la photographie et a conçu une quarantaine de livres auto-publiés et classés en Opus. Ainsi, The Nordic Night, partie I Opus 2, Helsinki, 1982 ; The Japanese Portfolio Opus 15, Helsinki, 1990 ; Archipielago Opus 41, Helsinki, 2004 ; Ici au loin Actes Sud, 2012. « Si le début de la pensée c’est l’étonnement (et sans doute sa fin aussi) alors on sait gré à Pentti Sammallahti de nous le montrer en images, dans le regard perdu d’un chien, ou dans sa surprise devant un homme qui passe ou un oiseau qui s’envole » écrit Gérard Macé dans son article Une pensée en images. L’œuvre de Pentti Sammallahti est d’une grande puissance philosophique et poétique qui prête à la méditation et au nocturne. Et il faut longuement regarder l’oeuvre pour s’imbiber de sa clarté contrastée, du noir au blanc.

Brigitte Rémer, le 9 décembre 2018

Du 19 octobre au 13 janvier 2019, Maison de la Photographie Robert Doisneau, 1 rue de la Division du Général Leclerc 94250 Gentilly – www.maisondoisneau.agglo-valdebievre.fr – Tél. : 01 55 01 04 85 –  et Galerie Camera Obscura – représentant en France de Pentti Sammallahti – du 26 octobre au 29 décembre 2018 – Publication d’un nouvel ouvrage, Les Oiseaux, aux éditions Xavier Barral.

Une forêt en bois… Construire

© Matthieu Rousseau

Reprise au Festival AVIGNON OFF – Du 6 au 22 juillet 2019, à 9h45 – à La Caserne des Pompiers : 116, rue de la Carreterie 84000. Avignon – (Durée 40 ‘ – Relâches les 9 et 16 juillet). Dans le cadre de la programmation Grand-Est/Alsace, Champagne-Ardennes, Lorraine.

Conception, écriture et fabrication Fred Parison, mise en scène Estelle Charles, La Mâchoire 36.

C’est un spectacle pour un acteur-manipulateur, dédié au jeune public. Un spectacle sensible et créatif à partir d’un matériau, le bois. Un joli bric-à-brac artisan est en place sur le plateau, scrupuleusement organisé. Dans sa cabane, l’élégant bûcheron, Sylvestre, costume gris, chemise écossaise, chaussettes et casquette rouge, est à l’écoute, environné de chants d’oiseaux. Il fait pénétrer son petit public haut comme trois pommes de pin au cœur de son paradis forestier. La petite maison est poétiquement extravagante et pleine de surprises. Il fait froid. C’est le 6 janvier. Le coucou chante pour se réchauffer.

Une palissade en bois, pleine de malices, nous fait face, ainsi qu’une toile couverte des objets dessinés de son quotidien, et ses outils. Comme dans un livre d’images Sylvestre détache sa maisonnette et la place sur la table, en miniature, à l’échelle du public. Et quand il pose l’oreille sur cette table, il entend les oiseaux pépier. Il observe la forêt, grimpant sur une chaise à trois branches et non pas à quatre pieds. Autour de lui des automates comme ce bûcheron qui casse du bois à la hache, son autoportrait, et un oiseau posé au-dessus d’une cheminée. L’atmosphère est ludique et poétique. Sylvestre le malicieux construit des mots avec des lettres de l’alphabet : de branche à planche, de planche à manche, puis à hache et à deux h. les lettres dansent. Il dessine son univers, branche son casque déraisonnablement et donne à entendre à tous ce qu’il y écoute, met un disque, rondelle de bois de belle épaisseur sur sa platine, cueille un de ses dessins accrochés à la toile posée sur chevalet, se met à peindre… une forêt.

Sylvestre, véritable homme-orchestre, continue pieds nus et en bras de chemise, souliers bien alignés, chaussettes militairement pliées. Il se glisse sous une tente astucieusement dépliée, plantée au cœur de la forêt projetée sur sa toile, comme si on y était. Pieds et tête dépassent, car la toile n’est pas à l’échelle, créant le sourire. Puis se déclenche un orage avec pluie diluvienne rendue par la bande son, et s’agitent les émotions. Sylvestre se met à peindre, d’abord le cadre, puis la forêt, à gros traits-belles couleurs puis tire devant lui un wagonnet de quatre électrophones aux 45 tours vinyle, écoute et dialogue avec sa forêt « la forêt, la forêt, la forêt… » « Découvrir la cabane en bois au milieu » des bribes de texte d’un conte déstructuré qui se fait entendre. L’homme porte sa cabane en bois comme un masque, apparait avec une guitare qu’il pose et éclaire d’une bougie, peint avec un bâton le long de la palissade, une fenêtre puis une porte, met la clenche sur la porte, puis ouvre la porte, et se cache. Il réapparaît mi-ours mi-oiseau, poilu grandeur nature, en manipulateur. En haut de la cheminée, l’oiseau tourne sur lui-même et danse.

« Une forêt en bois… construire » montre un univers éphémère et un pays des merveilles. La poétique naît du décalage dans l’échelle des objets, dans le calme et l’étonnement, dans la distorsion du sens par la traduction personnelle des choses du quotidien, réinterprétées. Sylvestre/Fred Parison a les mains magiques d’un talentueux inventeur qui suspend le temps et le réinvente à son image, comme est magique sa présence devant les enfants à l’écoute. Issu du domaine des Arts plastiques il travaille avec Estelle Charles, qui elle vient du théâtre, ensemble ils ont créé leur Compagnie, La Mâchoire 36. Ils construisent à quatre mains et entourés d’autres artistes, des bricolages plastiques où les petites mécaniques, le mouvement et la manipulation, participent de l’élaboration d’un langage théâtral très poétique.

Brigitte Rémer, le 27 novembre 2018

Conception, écriture et fabrication Fred Parison – mise en scène Estelle Charles – jeu et manipulation Fred Parison –  lumière, régie Phil Colin – Spectacle tout public à partir de 4 ans.

Du 21 au 25 novembre 2018 au Théâtre Dunois, 7 rue Louise Weiss, Paris. Métro : Chevaleret ou Bibliothèque François Mitterrand. Tél. : 01 45 84 72 00. www.theatredunois.org – En tournée : du 8 au 10 janvier 2019, Théâtre des Sablons, Neuilly sur Seine – du 15 au 18 janvier 2019, Théâtre de La Méridienne, Lunéville – les 5 et 6 mars 2019, La Passerelle, Rixheim – www.lamachoire36.com – Reprise /Festival AVIGNON OFF 2019.

Sensacje / Sensations

© Axel Saxe

Œuvres de Grazyna Bacewicz, Frédéric Chopin, Elżbieta Sikora, Piotr Ilyitch Tchaïkovski, interprétées par l’Orchestre Pasdeloup sous la direction de Marzena Diakun – Salle Gaveau. En partenariat avec l’Institut Polonais de Paris.

À l’occasion du centenaire du recouvrement de l’indépendance de l’État Polonais, l’Orchestre Pasdeloup met à l’honneur le pays. Le 11 novembre 1918 en effet, la Pologne, divisée entre trois puissances voisines depuis plus d’un siècle, retrouvait, avec le retour du Maréchal Józef Piłsudski à Varsovie, sa souveraineté. C’est la même année que les femmes obtenaient le droit de vote. Pour ce concert, intitulé Sensacje/Sensations, les femmes sont à l’honneur.

Marzena Diakun tout d’abord, jeune et brillante cheffe d’orchestre née à Koszalin, est à la baguette et dirige l’Orchestre, déclinant les œuvres les plus contemporaines jusqu’au répertoire classique. Deux grandes compositrices ensuite sont à l’affiche : Elżbieta Sikora, avec des extraits de ses Miniatures, musique instrumentale d’ensemble et Grażyna Bacewicz avec son Concerto pour violon n°5. Deux compositeurs du XIXème siècle, liés à la Pologne, complètent le programme : Frédéric Chopin en son Nocturne n° 20 dans une orchestration pour violoncelle solo et orchestre à cordes d’Antonin Rey, et Piotr Ilyitch Tchaïkovski dont la Symphonie n° 3 en ré majeur opus 29 s’intitule Polonaise.

Le concert débute avec la création française de deux des six Miniatures d’Elżbieta Sikora, n° 1 et n°4, commande de la Radio Polonaise en 2013. Pianiste de formation et ingénieur du son, la compositrice fut l’élève de Pierre Schaeffer et François Bayle avec qui elle s’est initiée à la musique électroacoustique, à travers le GRM et l’IRCAM, comme elle l’a fait ensuite au CCRMA (Center for Computer Research for Music and Acoustics) de l’Université de Stanford (États-Unis). Elle a suivi des études de composition au Conservatoire de Varsovie auprès de Tadeusz Baird et Zbigniew Rudzinski et composé plus de cinquante œuvres, dont Guernica, hommage à Pablo Picasso (1975), La tête d’Orphée II (1982), L’arrache-cœur (1992), Flashback (1996). Sa palette est variée, elle a à son actif trois opéras, trois ballets, des oeuvres symphoniques, des concertos, de la musique de chambre, des musiques électroacoustiques et mixtes. Plusieurs prix lui ont été décernés comme le Prix Magistère à Bourges, le Prix Nouveau Talent Musique SACD, le Prix du Printemps SACEM, et elle a reçu une mention spéciale de l’Académie du Disque Lyrique. Son opéra, Marie Curie, rencontre actuellement un succès international. Commande pour la commémoration du Centenaire de l’attribution du Prix Nobel de chimie à Marie Skłodowska-Curie, l’œuvre fut créée à l’Unesco en 2012 avant d’être reprise à l’Opéra baltique de Gdańsk puis dans de nombreux pays. Elzbieta Sikora est directrice artistique du Festival Musica Electronica Nova de Wroclaw, en Pologne. Son cycle, Miniatures, dont elle présente ici deux courtes pièces est d’une forte expressivité tout en gardant pour points d’appuis les principes formels de la composition. Elzbieta Sikora manie à la fois la narration et maîtrise l’orchestration, ses pièces sont d’un profond lyrisme. La suite des Miniatures sera donnée lors des prochains concerts de l’Orchestre Pasdeloup.

Seconde compositrice présentée par l’Orchestre, Grażyna Bacewicz avec son Concerto pour violon n°5, brillamment interprété par Geneviève Laurenceau. D’une famille de musiciens lituaniens, la compositrice apprend le violon et le piano auprès de son père et donne son premier concert à l’âge de sept ans. Elle perfectionne ses deux instruments au Conservatoire de Varsovie et approfondit leur apprentissage tout en faisant des études de philosophie. Elle apprend la composition avec Kazimierz Sikorski en Pologne, puis auprès de Nadia Boulanger, à Paris. Elle devient soliste principale au Wielka Orkiestra Symfoniczna Polskiego Radio/Orchestre Symphonique de la Radio Polonaise, sous la conduite de Grzegorz Fitelberg et commence à composer de manière clandestine pendant la guerre. Elle enseigne au Conservatoire de Łódź, avant de se dédier à la composition jusqu’à sa mort, en 1969. Elle laisse plus de deux cents œuvres, écrit de nombreuses partitions pour cordes en général, dont sept quatuors et la Symphonie, et pour le violon en particulier sept concerti, cinq sonates avec piano, trois sonates en solo, et sept concertos pour violon. Composé en 1954, le Concerto pour violon n°5 a été joué l’année suivante par l’Orchestre Philharmonique de Varsovie dirigé par Witold Rowicki, avec en soliste Wanda Wiłkomirska, Grażyna Bacewicz victime d’un grave accident n’ayant pu l’interpréter elle-même. C’est ici Geneviève Laurenceau qui joue avec virtuosité ses trois mouvements : Deciso, Andante et Vivace. Brillante représentante du violon français qu’elle apprend dès l’âge de trois ans, elle transmet avec fulgurance la rythmique de l’œuvre tant dans ses harmonies vives et dissonantes que dans sa douceur inquiète, et accompagne le chant introspectif de l’Andante en mettant en relief sa force et sa fragilité. L’instrument se déploie sous ses doigts d’une grande habileté qui passent de la structure néo-classique de l’oeuvre aux formes musicales populaires et colorées privilégiées par la compositrice.

Le Nocturne n° 20 en do dièse mineur de Chopin dans une orchestration commandée par l’Orchestre Pasdeloup et une interprétation du violoncelliste Éric Villeminey est la troisième œuvre de ce concert. Pas de Pologne sans Chopin qui composa une vingtaine de nocturnes à différents moments de sa vie. Il a vingt ans quand il compose celui-ci, en1830 et s’apprête à quitter la Pologne pour Vienne puis Paris. Ce Nocturne ne sera publié qu’après sa mort, en 1870. L’interprétation proposée par Éric Villeminey, violoncelle solo de l’Orchestre Pasdeloup depuis une vingtaine d’années, est magistrale. Elle restitue avec profondeur la mélancolie de la mélodie et les déclinaisons de la composition des plus nostalgiques et romantiques.

La quatrième œuvre interprétée par l’Orchestre est la Symphonie n° 3 en ré majeur opus 29 de Piotr Ilyitch Tchaïkovski, dite Polonaise. Écrite en 1875, elle a pour particularité d’être construite non pas en quatre mouvements comme habituellement, mais en cinq : Introduzione e Allegro, Alta tedesca, Andante elegiaco, Scherzo, Finale. L’Orchestre déploie ici avec une grande puissance un langage orchestral universel et traduit avec passion les reliefs rythmés et dansés donnés par le compositeur à son œuvre.

Par ce concert, percutant et enthousiaste, qui célèbre la Pologne, concert porté notamment par des femmes musiciennes, l’éblouissante cheffe d’orchestre, Marzena Diakun, encourage et contient l’Orchestre Pasdeloup avec une grande maîtrise et émouvante sensibilité, musiciens que nous félicitons tous.

Brigitte Rémer, le 25 novembre 2018

Samedi 17 novembre 2018, Salle Gaveau – Orchestre Pasdeloup, 1 boulevard Saint-Denis 75003. Tél. : 01.42.78.10.00 –  Site : www.concertspasdeloup.fr

 

« Les Mystiques », ou comment j’ai perdu mon ordinateur entre Niort et Poitiers

© Théâtre Irruptionnel

Texte et mise en scène Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre. Création du Théâtre Irruptionnel, aux Plateaux Sauvages.

 « L’impression étrange d’être submergé par un imaginaire collectif auquel s’ajoutait ma propre représentation du sujet… » commente Lui, l’auteur, dans sa quête de l’objet oublié dans le train – son ordinateur – portant dans le fruit de ses entrailles le scénario composite des Mystiques, son grand projet. Ce prologue, par images projetées sur les stores de sa chambrette au sol jaune type cellule monacale, parle des notes écrites et perdues de son travail engagé et du U-avec-un-accent-grave de son clavier absent, ù comme ùrgence d’écrire. Il est entouré de livres-capteurs de rêves, dans lesquels il pioche et tente de recréer dans sa mémoire, ce qui s’est perdu, convoquant en une galerie de portraits, une trentaine de personnages – interprétés par six acteurs – qui vont se succéder en un pétillant manège, du plus réel au plus abstrait.

Et l’écrivain solitaire replonge dans son sujet et s’illumine, jusqu’à la déréalisation. Son amie Élise l’exaspère assez vite, croquant des orangettes au chocolat qui le déconcentrent cruellement. Et les multiples voix qui l’assaillent sont chargées d’anecdotes sur l’expérience mystique de tout un chacun. Et chacun y va de son antienne.

La demi-sœur de Lui, qu’il a connue au décès de leur père et avec qui il s’attable une fois l’an, ici dans un restaurant japonais de La Tour-Maubourg, lui offre Le Dialogue, livre de Catherine de Sienne, mystique à laquelle elle s’identifie. La scène est drôle et déjantée. « Elle ne savait ni lire ni écrire. Elle dictait et ses disciples notaient. Il y a quelque chose de très répétitif, comme une pensée qui s’invente devant nous. » Et La demi-sœur de Lui voyage entre extase et ressassement. Le tableau suivant ouvre sur un débat autour de la reproduction de la peinture d’Il Sodoma, Extase de Catherine de Sienne, dans le bureau de production de Florence et Mathieu. Difficile à vendre, Catherine de Sienne ! La productrice ne sent pas vraiment le projet et joue de la litote : « C’est compliqué ! » Son assistant s’enflamme : « Catherine de Sienne c’est pas du tout ça : c’est une femme, en Italie, à Sienne, au XIVème siècle, qui prend la parole, avec force, contre la guerre, la peste, l’église qui est en partie corrompue… »

Vont et viennent différents personnage hétéroclites : l’Ancien Professeur de diction de Lui qui le taraude de questions sur le pourquoi du choix de ce sujet ; le Fantôme du Père de Lui, grand baraqué en uniforme qui apparaît et disparaît, qui se met à saigner du nez – comme Lui juste après – et qui donne à son fils des conseils d’écriture : « Mais je t’en supplie, tu t’en tiens à une structure claire et surtout, t’évites les listes… » ; Mme Madebeine la Prof de français option grec et latin au lycée, fana de Socrate, plantée devant trois colonnes de carton-pâte projetées dirige les acteurs en graine vêtus de toges romaines, qui déclament avec conviction : « Connais-toi toi-même et tu connaitras les dieux.” Et Sarah, la patiente collaboratrice travaillant avec Lui au Fort Foucault, en présence de La demi-sœur de Lui, essaie de rationaliser : « Tuer ses pensées, ses habitudes, sa famille, tuer ses désirs aussi, tout, tout ce qui vous empêche, tout ce que vous aimez, dans un premier temps en tout cas. C’est pour ça que c’est si dur, c’est pour ça que c’est si seul toujours. C’est un combat, terrible, parce que contre soi-même… » Plus tard, apparaitront Le Jeune Bûcheron retiré dans la forêt, Un Vieux Chanoine, l’Éditeur, La voisine de Lui dans le train Milan-Paris qui connaît par cœur son alphabet et la Voix de l’Oncle de Lui l’encourageant dans ses recherches sur les moustiques plutôt que sur les mystiques.

Entre temps le public voyage jusqu’à Sienne, dans la ville couleur brique où le héros-auteur, Lui, commence par s’engueuler avec L. (Élise), robe rouge légère, lunettes de soleil alors qu’ils mangent des glaces. Elle ne comprend pas ses humeurs, il pique sa crise, elle part. Alors il devise avec un scénariste français en vacances en Italie, est appelé par un Producteur avant de s’endormir devant la télé et de faire des cauchemars d’où s’échappent de la fumée… une jambe… et apparaît Cassandre… Il part et revient du Deserto di Accona, situé à vingt-cinq kilomètres de Sienne dont il parle, après son black-out avec L’Ophtalmologiste italien : « Quand on va là-bas, nous les Siennois, on dit qu’on va sur la lune… Les yeux si vous voulez sont les organes qui déforment le plus la réalité, ils mentent et pour revenir à une forme de vérité, le corps et l’esprit peuvent décider la mise en place d’un œil intérieur, qu’on appelle troisième œil… » Le thé déborde, l’atmosphère s’embrume et s’alourdit de phénomènes extravagants qui nous placent dans l’illusion, entre stigmates et miracles. Le désert apparaît derrière les fenêtres et Lui devient habité, mystique, entouré de visions, jusqu’à voir Catherine de Sienne élevée au firmament et qui ressemble aux personnages envolés des tableaux de Chagall.

Écrit en vingt et un tableaux, le texte oscille entre extravagances, hilarités et décalages. On est aux frontières de l’irrationnel et de la folie, dans la loufoquerie érudite et la réflexion sur la création car « Très tôt tu dois savoir ce que tu vas faire plus tard. Dès la troisième on te demande d’avoir un projet professionnel. Après c’est pire. Si t’as pas de projets, c’est suspect, tu vas forcément mal. Donc tu passes ton temps à en avoir, des projets. Tu t’en inventes même, ça rassure. Le projet mystique c’est l’inverse en fait : avant de faire des conneries j’essaye de savoir un peu qui je suis. » La chute est modeste et inattendue, quand Lui s’avoue avoir raté et l’accepte presque joyeusement.  « Les mystiques eux-mêmes doutent de leurs capacités à rendre compte de leur expérience de l’indicible. Alors moi… »

Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre – fondateur en 2003 du Théâtre Irruptionnel, avec Lisa Pajon, sa complice de toujours depuis le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris – mêle à la représentation, en texte et en images en tant qu’auteur et comme metteur en scène, de nombreuses références, toujours avec précision et légèreté. Il parle entre autres des auteurs Joë Bousquet et Michel de Certeau, de l’icône mexicaine Frida Kahlo, montre Patti Smith photographiée par Robert Mapplethorpe ou les transes filmées par Jean Rouch. Dans leurs partitions respectives, les acteurs s’en donnent à cœur joie, avec virtuosité, nous emmenant avec eux – avec Lui – sur les chemins escarpés de ce vertigineux sujet qui prend à témoin le spectateur et le plonge dans l’expérience du mystère de la création, qui pourrait s’apparenter à celui du sentiment amoureux.

Brigitte Rémer, le 26 novembre 2018

Avec Mathieu Genet,
Bruno Gouery,
Mireille Herbstmeyer,
Flore Lefebvre des Noëttes,
Lisa Pajon en alternance avec Florence Fauquet, Makita Samba. Dramaturgie Sarah Oppenheim – costumes Olga Karpinsky – lumière Kelig Le Bars – son Nicolas Delbart – vidéo Christophe Walksmann – scénographie Alexandre de Dardel, avec la collaboration de Louise Scari – assistanat à la scénographie Rachel Testard – atelier de construction Le Préau/CDN de Normandie/Vire – régie générale Marie Bonnemaison – régie lumière Grégory Vanheulle – administration et production Mathieu Hillereau/Les Indépendances – diffusion Florence Bourgeon. Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs, avec la collaboration d’Éric Tillette de Clermont-Tonnerre.

Lundi 19 au vendredi 30 novembre 2018, à 20h (sauf samedi et dimanche) Les Plateaux Sauvages, 5 Rue des Plâtrières, 75020 Paris – En tournée à Versailles, Vire, Bar-le-Duc, Bressuire, Saintes et Châtellerault. Le Théâtre Irruptionnel est associé au Moulin-du-Roc, à Niort où il a créé le spectacle, le 6 novembre 2018

Mama

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et mise en scène Ahmed El Attar – Spectacle en langue arabe, surtitré en français – Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Mama raconte, par les quatorze acteurs présents sur scène, l’histoire d’une famille de la bourgeoisie égyptienne. Un grand canapé central type copie du XVIIIème résume l’affrontement de trois générations où les petits drames ont valeur de grands scénarios. Dans une scénographie de Hussein Baydoun, l’espace est cerné de barres métalliques, symbole de piège ou bien d’enfermement.

En scène, côté cour, la grand-mère, (Mehna El Batrawy) calée dans son fauteuil et qui n’en bouge guère, rivalisant d’hostilité avec sa belle-fille, (Nanda Mohamad, présente dans les précédents spectacles d’Ahmed El Attar). Côté jardin, le grand-père (Boutros Boutros-Ghali dit Piso) calé dans le sien, son fils et ses deux enfants en mouvement de yoyo entre les deux pôles, masculin et féminin. Les tensions familiales s’expriment sur la scène entre grand-mère et belle- fille, entre hommes et femmes, entre les deux enfants, entre la famille et les serviteurs.

Du canapé où s’expriment les conflits d’une société en crise, la famille s’embourbe dans les clichés d’un monde machiste et de conflits de génération. La question posée par Ahmed El Attar sur un ton de comédie sociale touche à l’obsession misogyne qui envahit, sournoisement ou non, les rapports masculin/féminin de la société égyptienne. Il cherche à en démonter le mécanisme en montrant que les femmes, premières victimes de cette oppression masculine, en seraient aussi la source : chargées de l’éducation des enfants, elles adulent leurs fils et les aident à acquérir très tôt ce sentiment de toute-puissance, de telle manière qu’elles sont elles-mêmes signataires de la reproduction du système. Le discours d’Ahmed El Attar pourtant n’est jamais frontal il suit les méandres de la vie familiale quotidienne, comme si de rien n’était. Les séquences se succèdent de manière enlevée par des acteurs bien dirigés, petits morceaux de vie teintés d’humour et de sarcasmes, au gré de la courbe des guerres intestines et comme un Jeu des sept familles. Je demande… la grand-mère… !

Auteur, metteur en scène et opérateur culturel parfaitement francophone, Ahmed El Attar travaille au Caire et dirige le Studio Emad Eddine où il s’investit aussi dans la formation des comédiens et des acteurs culturels. A travers le Théâtre El-Falaki qu’il dirige et le Festival de théâtre indépendant, Downtown Contemporary Arts Festival D’Caf qu’il programme chaque année dans la ville, il crée, par son franc-parler, une dynamique théâtrale et des synergies auprès des jeunes artistes, et partage avec eux l’espace artistique. Dans son pays, l’Égypte, où plus de 60% de la population a moins de vingt-cinq ans et où les rapports de classe et de pouvoir se sont figés, ces bouteilles jetées à la mer, chargées de dérision, sont salutaires.

Après avoir travaillé en 2014 dans The Last Supper sur la figure du père – celui qui, dans le Monde Arabe, a le pouvoir – El Attar poursuit sa saga familiale avec la figure de la mère, première actrice d’une normalité confisquée entre les hommes et les femmes. Il pose la question de la responsabilité.

Brigitte Rémer, le 10 novembre 2018

Avec Belal Mostafa, Boutros Boutros-Ghali, Dalia Ramzi, Hadeer Moustafa, Heba Rifaat, Menha El Batrawy, Menna El Touny, Mohamed Hatem, Mona Soliman, Nanda Mohammad, Noha El Kholy, Ramsi Lehner, Seif Safwat, Teymour El Attar – Musique et vidéo Hassan Khan – Décor et costumes Hussein Baydoun – Lumière Charlie Astrom – Production Henri Jules Julien et Production Orient productions, Temple independant Theater Company

Après sa création au Festival d’Avignon 2018, la pièce a poursuivi sa route au Théâtre de Choisy-le-Roi le 9 octobre, à la MC 93 du 11 au 14 octobre, au TNB de Rennes. Site : www.festival-automne.com

Ensemble Lyaman

© Théâtre d’Ivry Antoine Vitez

Mourchid Abdillah, Mohamed Ali Chadhouli, Mohamed Saïd, chanteurs soufis des Comores – Auditorim Antonin Artaud de la Médiathèque, Ivry-sur-Seine.

La présence de trois initiés soufis issus du collectif des Nurul’Barakat est programmée dans le cadre du spectacle Obsession(s) présenté par Soeuf Elbadawi au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez, ils sont le lien entre les tableaux. Les représentations ont pourtant commencé sans eux, faute de visas les trois artistes manquaient à l’appel « à la suite d’une crise diplomatique entre la France et Les Comores » explique Christophe Andréani, directeur du Théâtre d’Ivry Antoine Vitez dans un article Médiapart : « Le savoir-faire et la geste de ces artistes-là sont uniques, car ils ont su préserver leur tradition authentique, en refusant tout reformatage en vue de commercialisation ou de tournée mondiale. Ils ne peuvent donc absolument pas être remplaçables… » Leur arrivée fut décalée.

Dirigé par Mourchid Abdillah, le collectif a mis les bouchées doubles et a rejoint le spectacle. Il a aussi donné un récital à la Médiathèque d’Ivry en partenariat avec le Théâtre et le Conservatoire municipal de la ville qui l’a inscrit dans sa Saison musicale. Les trois chanteurs ont pris place, assis sur des troncs d’arbres. On les trouve habituellement dans un grand collectif qui fait cercle. Le rythme est donné par le souffle, une technique très particulière des Comores, il n’y a pas d’instrument de musique. Les chanteurs portent une djellaba blanche bordée de liserés or, ils sont pieds nus et coiffés d’un tarbouche.

« Le soufisme repose sur deux idées essentielles : la conviction que le Coran possède un sens caché qui complète son message apparent et la nécessité d’en faire une lecture intériorisée pour favoriser l’élévation spirituelle des musulmans » écrit Thierry Zarcone dans un ouvrage qu’il lui a consacré, les plus grands poètes du monde musulman ont une appartenance soufie

Les chanteurs ici déclinent leurs mélodies en trio, duo, ou parfois en solo. Un son circulaire en enchaîne un autre, le chant choral se décale de quelques petites notes avec reliefs et demi-tons. Accélérations, décélérations, variations, superpositions. Les chanteurs se répondent et se fondent dans les notes qui arrivent, jusqu’à l’essoufflement. Ils racontent. Harmonies, psalmodies, expressivité, nostalgie, appel. Les corps s’inclinent et se balancent, les mains sur les genoux marquent le tempo, parfois se joignent ou sont en position d‘accueil. Imploration, supplication, adresse, injonction, chacun entre dans la gestuelle à son rythme. L’un commence et appelle les autres dans l’expression de leurs solitudes intérieures. Parfois un regard furtif glisse vers l’autre. Une belle puissance, comme un chœur, comme un cri, se dégage de cette psalmodie coranique, les voix sont invocations. Puis ils se lèvent et à la fin dansent comme en un seul corps. Les mouvements sont circulaires, codifiés, ils sont impulsions, contemplation, expérience mystique, émotion esthétique.

Brigitte Rémer, le 18 novembre 2018

Vu le 17 novembre à l’Auditorim Antonin Artaud de la Médiathèque, Ivry-sur-Seine – Le spectacle Obsession(s) sera présenté du 5 au 8 décembre 2018 avec l’Ensemble Lyaman au Théâtre Studio d’Alfortville – 16 Rue Marcelin Berthelot – 94140 Alfortville – Dans le cadre des Rencontres Charles Dullin. Tél. : 01 48 84 40 53 – www.lestheatrales.com

Obsession(s)

© Théâtre d’Ivry Antoine Vitez

Texte et mise en scène Soeuf Elbadawi, Compagnie O Mcezo* – Dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin.

Soeuf Elbadawi est né à Moroni, dans l’archipel des Comores, l’une des quatre îles posées dans l’Océan Indien, il y travaille. Avec Obsession(s) il s’empare de l’Histoire. « Ce projet naît du besoin d’interroger la fabrique coloniale, loin des mémoires dites exclusives. Il y a la volonté de retrouver le chemin d’une histoire en partage, de s’affranchir du récit mutilé d’un peuple encore sous tutelle, le mien, et de contribuer à faire tomber quelques certitudes bien établies » déclare-t-il.

Par des techniques théâtrales diversifiées comme le théâtre d’objets, la musique soufie, le jeu dramatique et le conte, l’auteur-metteur en scène dénonce avec virulence la colonisation française aux Comores. Il convoque différents personnages comme le fou, le narrateur, l’artiste, dans des rencontres-tableaux mises bout à bout en un ressassement qui vise à faire émerger l’Histoire de sa part d’ombre.

Trois hommes vêtus de blanc ouvrent le spectacle, ils représentent le chœur soufi Lyaman qui n’a pu arriver à temps à Paris faute de visa, mais qui rejoindra les représentions suivantes. On débute par un rituel. Puis André Dédé Duguet, conteur martiniquais originaire de Sainte-Marie, haut lieu de la culture Bèlè, place le décor historique dans son rôle de professeur-conférencier. Son propos est mis en débat, depuis la salle, par Leïla Gaudin, comédienne et performeuse. Soeuf Elbadawi excelle dans le rôle du fou travestit en vieille femme et Francis Monty auteur, metteur en scène et manipulateur québécois, dans la traversée des océans par objets interposés. Le rendez-vous sous-marin qu’il imagine, avec un ancêtre aquatique, le coelacanthe, est une merveille.

Dans les écrits qu’il publie depuis 2003 comme dans Obsession(s), Soeuf Elbadawi questionne l’humanité. « J’essaie d’appartenir à un monde pluriel, où tous se disent d’accord pour une décolonisation des esprits et un décentrement du regard. » Son obsession de la question coloniale lui permet de construire cette aventure multiculturelle où la place du sacré reste présente. Acteur majeur de la scène artistique aux Comores et hyper actif de l’espace francophone entre les pays de l’Océan Indien, La Réunion la France, La Martinique, le Québec, la Belgique et la Suisse, Soeuf Elbadawi est à la fois auteur, metteur en scène, comédien et chanteur. Il est engagé dans plusieurs associations théâtrales et musicales et vit entre Moroni, la capitale des Comores et Paris. Ses recherches touchent à la complexité des relations Nord-Sud et la mémoire collective, elles mettent en jeu sur le plateau la pluridisciplinarité.

L’exigence du Théâtre Antoine Vitez l’accompagne, dans son ambitieuse programmation qui « fait hospitalité à toutes formes d’expressions sensibles, savantes et populaires, qui témoignent de la diversité culturelle à l’œuvre dans une société joyeusement cosmopolite ». Des débats autour de la situation aux Comores réunissent parallèlement journalistes et anthropologues. Les chanteurs soufis de l’Ensemble Lyaman, à bon port, donneront un concert vendredi 16 novembre à midi, à la Bibliothèque Antonin Artaud d’Ivry-sur-Seine, dans le cadre de la Saison Musicale du Conservatoire municipal de la ville.

La parole de Soeuf Elbadawi rare et forte, appelle l’attention sur son archipel, les Comores, dont il écrit sa part d’Histoire. La théâtralisation qu’il en fait porte sa voix d’une manière directe, documentaire, poétique, drôle et cinglante, en dialogue avec l’équipe artistique constituée autour de lui dans la diversité des disciplines.  Sa puissance est salutaire.

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2018

Avec André Dédé Duguet, Leïla Gaudin, Francis Monty, Soeuf Elbadawi ; avec Mourchid Abdillah, Mohamed Saïd, Chadhouli Mohamed, du chœur Soufi Lyaman – conception théâtre d’objets et manipulation Francis Monty en complicité avec Julie Vallée-Léger et pour la fabrication Chann Delisle – scénographie Margot Clavières et Julie Vallée Léger – régie générale, lumières Matthieu Bassahon.

Théâtre d’Ivry Antoine Vitez les 8, 9, 12, 15 et 16 novembre à 20h, en coproduction avec Le Tarmac et le Théâtre Studio d’Alfortville, 1 rue Simon Dereure 94200 Ivry-Sur-Seine, métro : Mairie d’Ivry – Tél. : 01 46 70 21 55 theatredivryantoinevitez.ivry94.fr – En tournée : Théâtre Studio d’Alfortville du 5 au 8 décembre 2018, au Tarmac, du 3 au 5 avril 2019 –  D’autres dates sont à préciser.

 

Scala

© Géraldine Aresteanu

Conception, mise en scène et scénographie Yoann Bourgeois –  à La Scala / Paris.

L’ai-je bien descendu ? L’escalier central du dispositif imaginé par Yoann Bourgeois, pour sa troupe a marqué la réouverture de la salle parisienne, Scala, à la programmation ouverte et éclectique et qui a inspiré le metteur en scène pour le titre de son spectacle.

Célèbre café-concert au début du XXe siècle, cinéma reconstruit à l’italienne après sa destruction dans l’entre-deux guerres à la manière du modèle milanais, temple du porno dans les années soixante-dix, la Scala est aujourd’hui « théâtre d’art privé d’intérêt public » à l’initiative de Mélanie et Frédéric Biessy.

Acrobate, jongleur et danseur, Yoann Bourgeois a mis en scène et en espace depuis 2010 une douzaine de spectacles comme Cavale et Les Fugues, Celui qui tombe ou Les Passants. Il co-dirige avec Rachid Ouramdane le Centre chorégraphique national de Grenoble, une première pour un artiste de cirque. Il présente aujourd’hui Scala avec sept danseurs-acrobates et fait tourner son poétique manège sur le déséquilibre, la chute, la suspension, l’illusion et la disparition avec une grande vitalité et virtuosité. Le grand escalier s’inscrit dans une scénographie pleine de cachettes, de toboggans et trampolines. Une histoire envolée se construit. Cela commence par des trous dans lesquels les danseurs-acrobates disparaissent un à un, où les cadres tombent et les portes grincent, où se démultiplient les personnages comme autant de sosies – quatre hommes en jeans et chemises à carreaux, deux femmes en shorts et tee-shirts – où les chaises sont truquées, où les meubles s’écroulent et se redressent. Mirage, génie du mirage… Yoann Bourgeois dit s’être inspiré des wakouwas, ces petits animaux de bois qui, d’un petit coup de poussoir se désarticulent, gisent et se relèvent.

Il se joue mille et une aventures sur le plateau de la Scala où les corps roulent comme l’eau en cascades descendant l’escalier, où se désynchronisent et se désarticulent de singuliers duos et trios, où de subtils mouvements collectifs, nous conduisent petit à petit dans le monde des morts-vivants. Un environnement animal rampant, des mouvements incessants et lancinants qui font penser aux travailleurs d’une mine d’or repartant inlassablement à l’assaut de leur montagne, ou à l’univers de la cave musicale et solidaire du Roi et l’Oiseau. Les lits sont truqués, la bande son joue entre le grésillement des criquets et les bruits d’usine, elle nourrit l’imagination. Hommes et femmes s’abattent comme des aigles et sont catapultés jusqu’au ciel. Ils sont virtuoses dans leur art.

Le spectacle débute dans l’insouciance du burlesque et la légèreté, puis la tension monte et l’horizon se charge. La construction dramaturgique nous conduit au gris- bleu nuit du trouble profond. C’est talentueux et magnifique, c’est inscrit dans le lieu, c’est la gravité même, tête en bas.

 Brigitte Rémer, le 3 novembre 2018

Avec : Mehdi Baki, Valérie Doucet, Damien Droin, Nicolas Fayol, Emilien Janneteau, Florence Peyrard, Lucas Struna – lumières Jérémie Cusenier – costumes Sigolène Petey – son Antoine Garry – conception et réalisation de machineries Yves Bouche – conseil scénographique Bénédicte Jolys – collaboration artistique Yurie Tsugawa.

La Scala/Paris, 13 bd de Strasbourg, 75010. Paris. Métro : Strasbourg-Saint-Denis. Jusqu’au 24 octobre 2018, puis en tournée – Tél. : 01 40 03 44 30 – www.lascala-paris.com – www.ccn2.fr

« Les Mystiques », ou comment j’ai perdu mon ordinateur entre Niort et Poitiers

© Baptiste Muzard

Texte et mise en scène Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre – Création du Théâtre Irruptionnel au Moulin du Roc-Scène Nationale, à Niort, mardi 6 et mercredi 7 novembre, aux Plateaux Sauvages à Paris du 19 au 30 novembre 2018.

Dans un train, « Lui » perd son ordinateur dans lequel se trouvait l’ébauche et toutes les notes d’un projet à venir : « Les Mystiques ». Il nous raconte l’année qu’il vient de traverser, des prémices de ses recherches jusqu’à la perte, finalement libératrice, de son ordinateur. « Lui » entreprend alors un parcours initiatique sur l’entreprise d’écrire et plus largement sur celle de vivre.

D’après les Notes de l’auteur, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, la pièce prend la forme d’une enquête sur les traces des mystiques, que « Lui » entreprend pour tenter de se rapprocher d’une demi-sœur qu’il connaît peu. Au fur et à mesure, « Lui » se libère de sa volonté de définitions claires et de réponses précises à ce qu’il croyait être sa question première : qu’est-ce qu’un mystique ?

Écrasé par la masse d’informations qui s’impose à lui dès lors qu’il commence ses recherches, confronté à la difficulté d’écrire de manière personnelle sur le sujet, « Lui » décide de s’isoler en quittant Paris.
Au cours de son voyage, « Lui » quitte la ville où il habite et s’éloigne par étapes de son quotidien jusqu’à une marche solitaire qui le mène au désert. Lors de son road-trip, il traverse les grandes stations qui jalonnent un cheminement mystique : Révélation, Dépouillement, Élévation.

C’est d’abord la Révélation des questions fondamentales liées à l’origine de toute mystique : Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Questions qui le hantent au point de le pousser à s’engager dans une quête qui le mènera beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait imaginé au départ.
C’est ensuite le Dépouillement au cours duquel « Lui » quitte son quotidien, sa famille, ses amis, pour entamer un face-à-face avec lui-même dans une errance assumée loin des réponses toutes faites. C’est enfin l’Élévation, quand « Lui » prend conscience que toute quête est vaine mais que l’échec intrinsèque à toute tentative est ce qui nous pousse à aller plus loin dans la recherche : c’est raté, on peut commencer !

Au-delà d’une pièce qui tenterait de définir ce que sont les mystiques, Les Mystiques porte sur l’entreprise d’écrire et plus largement sur l’entreprise de vivre. C’est le parcours d’un homme tentant d’aller au bout de lui-même et qui abandonne pour cela tout désir de projet, de réussite ou de reconnaissance, sentiments qui gouvernent tellement nos vies. Accepter que c’est raté, non comme un échec mais comme le début d’une possibilité créatrice, c’est finalement la leçon que « Lui » tire de son parcours initiatique.

A voir et à entendre ! Une écriture qui se joue des codes, une pièce qui s’écrit au présent, un sujet abordé avec légèreté et humour, une construction rythmée et cinématographique, un spectacle porté à la scène par le Théâtre Irruptionnel fondé en 2003 par Lisa Pajon et Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre à leur sortie du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris. 27 personnages, 6 comédiens, dans une esthétique mêlant prosaïque et sacré !

En avant-première, le 30 octobre 2018

Avec Mathieu Genet,
 Bruno Gouery,
 Mireille Herbstmeyer, Flore Lefebvre des Noëttes, 
Lisa Pajon en alternance avec Florence Fauquet, Makita Samba – Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs, avec la participation d’Éric Tillette de Clermont-Tonnerre, dramaturgie Sarah Oppenheim – Administration, production Mathieu Hilléreau, Les Indépendances, tél. : 01 43 38 23 71  E-mail : production@lesindependances.com – Site : lesindependances.com

Mardi 6 novembre à 20h30, mercredi 7 novembre à 19h, Moulin du Roc-Scène Nationale/Niort, 9 Boulevard Main, 79000 Niort – 13 novembre 2018, Le Préau, CDN de Normandie-Vire – Lundi 19 au vendredi 30 novembre 2018, à 20h (sauf samedi et dimanche) Les Plateaux Sauvages, 5 Rue des Plâtrières, 75020 Paris –  6 décembre 2018, ACB Scène Nationale de Bar-Le-Duc – 11 et 12 décembre 2018, Théâtre Montansier à Versailles – 20 décembre 2018, Scènes de Territoire de Bressuire – 29 janvier 2019, Le Gallia Théâtre Cinéma de Saintes – 31 janvier 2019 – 3T Scène conventionnée de Châtellerault – Le Théâtre Irruptionnel est associé au Moulin-du-Roc, à Niort.

 

Jaz

© Clara Pauthier

Texte Koffi Kwahulé – Adaptation et mise en scène Alexandre Zef, musique Mister Jazz Band, Compagnie La Camara Oscura – au Théâtre de la Cité Internationale.

La langue de Koffi Kwahulé s’écrit comme un poème, puissante et crue, douce et musicale. L’écrivain franco-ivoirien vit en France depuis longtemps : « Mon outil de travail c’est la langue française, et que je le veuille ou non, j’entretiens avec cette langue des relations conflictuelles, à cause de mon histoire. Un jour on m’a dit : Tu parles français. Comment, dans mon travail, dépasser ce conflit ? Pour ne pas subir cette langue, il faut que je la fasse sonner autrement. D’où la nécessité d’avoir avec elle une autre relation, une relation musicale. C’est une façon de me l’approprier. Je suis donc dans une situation de transcendance, de dépasser ce qui m’a été imposé» disait-il à Gilles Mouëllic, en 2000, dans Jazz Magazine.

Et avec Jaz, monologue écrit en 1998, la langue est rude. L’histoire d’une jeune femme nommée Jaz est le fil conducteur de ce Golgotha. Cela commence par une histoire de pauvreté dans un immeuble sans entretien et qui se délabre, où il n’y a plus même de toilettes, l’obligeant à descendre dans les sanisettes de la Place Bleu-de-Chine, « une sorte de no man’s land au milieu de la Cité étiquetage uniforme et lisible
de tous les noms sur les boîtes 
en utilisant les caractères le maire et la police et ceux qui tiennent les comptes du livre des morts chacun attend que tout pourrisse et s’écroule de lui-même » écrit l’auteur. Sur la Place Bleu-de-Chine un homme l’observe, la piste, la pousse à l’intérieur et s’enferme avec elle. « Il ne disait rien. Il ne faisait que regarder Jaz pendant qu’entre ses jambes ses doigts pétrissaient le désir… Assise sur la cuvette elle s’est bouché le nez, elle a fermé les yeux, elle a fait taire ses oreilles. » Jaz ne parle pratiquement pas, son amie parle pour elle : « Mon amie.
Je ne suis pas ici pour parler de moi mais de Jaz … Jaz ne possède rien, ne s’accroche à rien » dit-t-elle à plusieurs reprises.

Le spectacle débute d’une manière scintillante. Au centre de la scène, une cage que dessine la lumière et un sol noir, glacé et aseptisé donnent la précision clinique du récit (scénographie et création lumière de Benjamin Gabrié). Est-ce Jaz la diva qui chante et swingue avec ce côté chaloupé, accompagnée de quatre musiciens qui l’entourent, en fond de scène – guitare et basse côté jardin, saxophone et batterie côté cour – ? Est-ce Jaz, noire, belle et sensuelle, avec cette expression du jazz et du blues qui s’entrelace à la rythmique des mots et de la représentation ? La métamorphose du personnage, au second tableau où elle se présente crâne rasé, jetant sa perruque et le paraître, pour entrer dans la tragédie et sa vérité, est saisissante. Elle se glisse dans le costume de la narratrice et fait le récit de l’anéantissement de Jaz, de son naufrage car elle est aussi Jaz par instants, et elle est encore l’homme en play-back, son violeur, lnquisiteur au regard de Christ, telle qu’elle le décrit.

C’est une grande actrice qui porte le rôle, Ludmilla Dabo, aussi belle dans les strass quand elle chante, au début du spectacle – et elle chante blues et jazz magnifiquement – que dans la misère du clair-obscur de son récit. La force qu’elle dégage dans le dépouillement de soi est une belle leçon de théâtre et de vie. Formée au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris elle a joué dans de nombreuses pièces et côtoyé les textes de Koffi Kwahulé, notamment Misterioso-119 qu’elle a mis en scène. L’errance qu’elle conte ici, guidée par la mise en scène d’Alexandre Zeff parle de violence et de viol, de résilience et de reconstruction.

Diplômé du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, Alexandre Zeff a fondé sa compagnie, La Camara Oscura, en 2006 et connaît lui aussi l’univers de Koffi Kwahulé dont il a mis en scène Big Shoot. Il a réalisé des courts-métrages, et monté au théâtre entre autres Harold Pinter et Lars Noren. La dimension esthétique et onirique qu’il transmet ici donne toute sa dimension au texte, auquel répondent en écho les musiciens. Jaz est un monologue-solo rythmé par les instruments. Entre Jaz et jazz il n’y a qu’un z de différence.

« J’écris sur le frottement de tous ces mondes qui se côtoient. Je me considère comme un citoyen français mais comme un dramaturge ivoirien. Ce que j’écris ressemble beaucoup plus à ce qui se fait en Occident, mais lorsque je suis arrivé en France, j’étais déjà adulte. Mon imaginaire était déjà formé. Pour moi, c’est l’imaginaire ivoirien qui se déplace ailleurs » dit Koffi Kwahulé également essayiste, comédien et metteur en scène qui témoigne par la peau de la violence de l’histoire noire, avec radicalité et musicalité. L’auteur a reçu le Prix Edouard Glissant 2013 pour l’ensemble de son œuvre, riche d’une trentaine de pièces de théâtre qui enrichissent la dramaturgie africaine et de deux romans dont l’un, Babyface, a reçu en 2006 le Prix Ahmadou Kourouma. Son écriture polyphonique et métissée puise dans les origines du jazz : « Je me considère sincèrement comme un jazzman. C’est mon rêve absolu » dit-il. « Une note puis une autre note puis encore une autre note, la même comme on frappe à la porte une myriade de notes la même se frottant les unes contre les autres comme pour se tenir chaud… » écrit-il.

Dans la partition musicale du Mister Jazz Band présent sur scène, qui montre le danger, répète les motifs, menace et provoque le vertige, revient l’exergue inscrite au fronton de Jaz par les mots de Dizzy Gillespy : « Qu’on fasse beaucoup ou peu de notes n’a pas d’importance, il faut simplement que chacune de ces notes ait un sens. »

Brigitte Rémer, le 20 octobre 2018

Avec 
Ludmilla Dabo – Mister Jazz Band : Franck Perrolle (guitare), Gilles Normand (basse), Louis Jeffroy (batterie), Arthur Des Ligneris (saxophone). Scénographie, création lumière Benjamin Gabrié – création sonore 
Antoine Cadou, Gilles Normand 
- composition musicale Franck Perrolle, Gilles Normand – arrangements 
Le Mister Jazz Band – régisseur son Guillaune Callier – costumes Claudia Dimier, Laure Mahéo, Isabelle Beaudouin – maquillage, coiffure 
Sylvie Cailler.

Théâtre de la Cité internationale – 17, bd Jourdan 75014 Paris – Tél. : 01 43 13 50 50 – www.theatredelacite.com  – La Camara Oscura : contact.lacamaraoscura@yahoo.fr – Autour de la représentation, le Laboratoire SeFeA de l’Institut de Recherche en Études Théâtrales de L’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle (Sylvie Chalaye) a organisé un cycle de rencontres –  Jaz en tournée le 18 novembre 2018 aux Théâtrales Charles Dullin (Orly, Val-de-Marne) – les 3 et 4 avril 2019, au Théâtre national de Strasbourg, L’autre saison.

Le Jeu de l’amour et du hasard

© Vincent Arbelet

Texte de Marivaux, mise en scène de Benoît Lambert/Théâtre Dijon Bourgogne, au Théâtre de l’Aquarium-La Cartoucherie.

L’espace scénique révèle, face au spectateur, toute sa profondeur et présente, côté cour, une sorte de cabinet de curiosité avec animaux empaillés, tables anciennes et flacons, côté jardin une nature en relief des arbres en son sommet, une frondaison et des bosquets, raccord avec la nature du XVIIIème. Particulièrement réussi, ce bel espace porte le spectacle comme un personnage principal et permet à l’action de se dérouler à l’intérieur comme à l’extérieur (scénographie et lumière Antoine Franchet). Un long échange entre Silvia (Edith Mailaender) et sa servante Lisette (Rosalie Comby), ouvre la pièce, sur le thème du mariage arrangé : « Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu’il vous marie, si vous en avez quelque joie ; moi je lui réponds qu’oui ; cela va tout de suite ; et il n’y a peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai, le non n’est pas naturel » dit Lisette à sa maîtresse, Silvia. « Le non n’est pas naturel ; quelle sotte naïveté ! Le mariage aurait donc de grands charmes pour vous ? » répond Silvia.

Cette comédie en trois actes de Marivaux, écrite en 1730 et représentée une quinzaine de fois du vivant de l’auteur par des comédiens italiens, joue sur le travestissement et un chassé-croisé amoureux. Pour déjouer le plan d’Orgon son père (Robert Angebaud) qui complote habilement pour la marier, en compagnie de Mario son fils et frère de Silvia (Étienne Grebot), cette dernière se métamorphose en servante tandis que de servante, Lisette travestie devient la maîtresse. En jeu symétrique, le promis, Dorante (Antoine Vincenot), pour mieux observer sa future fiancée, prend la place d’Arlequin, son serviteur et Arlequin (Malo Martin) se transforme en Dorante. La pièce ne repose que sur les quiproquos qui s’ensuivent, dans ce double jeu de masques inversant les rapports maîtres-valets qui floutent la lisibilité des sentiments et leurs destinataires.

La pièce est légère et pétulante, sans grand problèmes métaphysiques ni profondeur. Le dénouement reste dans les codes classiques de la bienséance et le respect des castes sociales : le serviteur épousera la servante ; Silvia et Dorante – l’aristocrate dont elle est amoureuse – s’épouseront. Des scènes enlevées et ombrageuses, le passage du rire aux larmes, l’autorité paternelle indulgente et sur-jouée, la tentation de transgression, sont les ingrédients de ce plat d’été gentiment assaisonné.

Benoît Lambert, directeur du Théâtre Dijon Bourgogne-centre dramatique national, se plaît à explorer les classiques et met en scène la pièce. Dans le cadre du dispositif d’insertion professionnelle pour les jeunes acteurs issus des écoles supérieures d’art dramatique qu’il a mis en place en 2014, il a opté l’année dernière pour Marivaux et Le Jeu de l’amour et du hasard – scolairement bien connu – leur offrant un tremplin, en leur début de parcours professionnel et leurs premiers grands rôles. Défi relevé. Le thème du mariage arrangé dans la pièce n’est qu’un marivaudage et peu d’inquiétude accompagne le traitement du sujet où les jeux se font relativement à l’avance et mènent à un happy end.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2018

Avec : Robert Angebaud, Monsieur Orgon, père de Silvia – Rosalie Comby, Lisette, femme de chambre de Silvia, travestie en Silvia – Étienne Grebot, Mario, frère de Silvia – Edith Mailaender, Silvia, fille d’Orgon, travestie en Lisette – Malo Martin, Arlequin, valet de Dorante, travesti en Dorante – Antoine Vincenot, Dorante, maître d’Arlequin travesti en Bourguignon, valet. Assistant mise en scène Raphaël Patout – scénographie et lumière Antoine Franchet – son Jean-Marc Bezou – costumes Violaine L. Chartier –  coiffures et maquillage Marion Bidaud – régie générale, son et vidéo Jean-Marc Bezou – régie lumières Hugues Herbet – régie plateau Eric Den Hartog – habilleuse Anne Le Turcq – spectacle créé le 3 octobre au Théâtre Dijon Bourgogne-CDN.

Du 26 septembre au 21 octobre 2018, au Théâtre de l’Aquarium-La Cartoucherie. 75012 – Tél. : 01 43 74 99 61 site : www. theatredelaquarium.com – En tournée dans de nombreuses villes de France, voir : www. tdb-cdn.com

Atelier

© Jorn Heijdenrijk

Spectacle des collectifs tg STAN, de Koe et Maatschappij Discordia – de et avec Matthias De Koning, Damiaan De Schrijver, Peter Van den Eede – au Théâtre de la Bastille, en co-réalisation avec le Festival d’Automne à Paris.

Les spectateurs s’installent de chaque côté de l’espace scénique, espace bricolé de type entrepôt où sont entassées de hautes piles de caisses bleues en plastique. Un vieux tapis, un seau, traînent par-là, des étagères pleines de bimbeloterie semblent couvertes de poussière. Les trois acteurs vont et viennent dans ce no man’s land et attendent, une passerelle de bric et de broc suspendue au-dessus de leurs têtes.

Pendant le premier quart d’heure, ils s’attachent à faire disparaitre les caisses et construisent, planche après planche et sur plusieurs couches entrecroisées, un sol qui restera accidenté et étouffe la lumière des néons posés au sol. La soirée est muette et les acteurs se dépassent en inventivité appliquée, avec bonhommie, construisant l’absurde en une succession de gags et d’objets : du tuyau de poêle au rabot, du rouleau de nappe en papier au transistor-violon, des tréteaux aux sabots. Ils créent des espaces, dessinent une porte puis la découpent, repeignent un mur de plastique, passent des obstacles, se peinturlurent le crâne, enduisent de colle le papier peint, déballent leurs chemises, passent leurs chemises, salissent leurs chemises, s’installent dans des fauteuils et préparent le thé de cinq heures. L’air de pince-sans-rire chacun s’occupationne et se crée des accidents de parcours. Bricoleurs du dimanche ils détruisent autant qu’ils construisent, pastichent le théâtre shakespearien et la mise à mort au Golgotha, surprennent, avec l’image finale du retournement des morts. Il y a un humour corrosif, de l’arrogance et du burlesque, pourtant le propos flotte. On fait collection d’instants dont les premiers effacent les suivants, et les acteurs ne sont ni Groucho Marx ni Chaplin, ni Keaton ni Grock.

Trois collectifs se sont fédérés pour cette polyproduction : les compagnies tg STAN et de KOE venant d’Anvers, le collectif néerlandais Maatschappij Discordia, Le programme parle de fabrique de théâtre et origine du geste créateur. Le geste semble pourtant venir de la protohistoire et de l’ante-diluvien. Le collectif pose ses questions : « Les créateurs de théâtre disposent- ils d’un atelier – tout comme les sculpteurs et les peintres – et, si oui, à quoi ressemble-t-il ? Qu’y font-ils comme travail, où, comment, quand et pourquoi travaillent-ils ? Est-ce du travail ? » Du radeau dont ils parlent ne reste que la méduse des mangroves catégories scyphoméduses aux formes opaques et massives, assimilée dans la mythologie grecque aux monstres. Mais en croisant leur regard le spectateur n’est pas même changé en pierre. Et poussé par les vents, il repart.

Brigitte Rémer le 13 octobre 2018

De et avec Matthias de Koning, Damiaan De Schrijver et Peter Van den Eede – costumes Elisabeth Michiels – technique Pol Geussens Bram De Vreese Tim Wouters – www.stan.be www.discordia.nl – En tournée : 14 au 17 avril 2019, Comédie de Genève.

Du 1er au 12 octobre 2018 à 20h, dimanche à 17h, relâche le jeudi 4 et le mardi 9 octobre – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette 75011- Métro Bastille – Tél :  01 43 57 42 14 –  Site www.theatre-bastille.com et www.stan.be/deroovers.bewww.dekoe.be

Le Cri du Caire

© Nabil Boutros

Concert : textes, chant, musique, Abdullah Miniawy composition musicale, saxophone, clarinette, Peter Corser – violoncelle, guitare électroacoustique, Karsten Hochapfel – avec Yom à la clarinette. Au Théâtre 71 de Malakoff et en tournée.

Après un vif succès remporté à Paris, au printemps, lors du festival La Voix est Libre – dont nous avons rendu compte dans Ubiquité-Cultures le 10 juin – puis au Festival d’Avignon l’été dernier, Abdullah Miniawy poursuit sa tournée en France, entouré de ses deux brillants musiciens : Peter Corser au saxophone et à la clarinette, Karsten Hochapfel au violoncelle et à la guitare. A leurs côtés, entré discrètement sur scène à mi-spectacle, l’extraordinaire Yom et sa clarinette engage un dialogue avec le trio, joue certains morceaux en solo puis reprend en écho sa conversation musicale, avec une grande virtuosité et profondeur.

Écrivain, chanteur et compositeur, Abdullah Miniawy est originaire du Fayoum, ville oasis de Moyenne Égypte à une centaine de kilomètres au sud du Caire. Il défend la liberté d’expression et la “slame” haut et fort. Il s’engage, par ses textes, contre l’injustice et l’oppression. Par son chant, puissant et habité, il remplit son rôle de passeur dans la circulation des idées. « Mes poésies sont le miroir de ce que je vis » dit-il. Abdullah Miniawy a chanté pour la première fois en public peu après les manifestations de janvier 2011, sur la scène montée par la librairie El-Shorouk, place Talaat Harb au Caire, à deux pas de la Place Tahrir. Il a ensuite créé un groupe et joué dans des lieux très divers. La solidarité d’autres musiciens égyptiens comme Mahmoud Refaat et sa maison de production 100Copies, comme Ahmed Saleh compositeur électro avec qui il s’est produit, lui a permis d’avancer et de lancer son message poétique.

Les chants sont en arabe littéraire, métaphoriques et denses, dits, chantés et psalmodiés, ils ne sont pas traduits lors du récital mais l’engagement d’Abdullah Miniawy et ses prises de position sont lus en français, en introduction à la soirée. Il évoque notamment Giulio Regeni, étudiant italien faisant des recherches sur les syndicats ouvriers indépendants au Caire, enlevé puis retrouvé mort et torturé, en 2016. Sa démarche s’inscrit comme acte de résistance et sa musique rock, jazz et électro-chaâbi, entre dans la rythmique soufie. Sa voix est claire et expressive, et dans la déclinaison de leurs instruments Peter Corser et Karsten Hochapfel lui répondent avec intensité. Le souffle de Yom et la virtuosité de ses doigts apportent au paysage musical d’autres teintes encore. Certains soir le clarinettiste cède la place au trompettiste Erik Truffaz dans cette même idée du dialogue instrumental.

« J’ai passé mes dix-huit premières années en Arabie Saoudite, scolarisé à domicile, sans beaucoup d’espaces de liberté. J’ai commencé très tôt à écrire de la poésie… La vision politique, la liberté d’amour, de pensée et de foi des grands philosophes soufis m’ont beaucoup inspiré » dit Abdullah Miniawy lors d’un entretien *. Une soirée dense, inspirée et inspirante.

Brigitte Rémer, le 8 octobre 2018

Vu le 5 octobre 2018, au Théâtre 71 de Malakoff, 3 Place du 11 novembre – Site : www.theatre 71.com

* Entretien avec Malika Baaziz, traduit par Nabil Boutros – musique Abdullah Miniawy, Peter Corser – son Anne Laurin – collaboration artistique Blaise Merlin. En tournée – 11 janvier 2019 : Bonlieu/scène nationale d’Annecy* – 31 janvier 2019 : Maison de la Culture de Bourges*
- 2 février 2019 : Maison de la Musique de Nanterre* – 16 mars 2019 : La Ferme du Buisson/scène nationale, Noisiel* – 5 avril 2019 : Jazz à Millau*
- 16 avril 2019 : Grenoble – les Détours de Babel
- Novembre 2019 : Le Grand T, Nantes*  (*avec Érik Truffaz).

The Idiot

© Abe Akihito

De et avec Saburo Teshigawara et Rihoko Sato, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris et de  Japonismes 2018, à Chaillot/Théâtre National de la Danse.

A la base de l’inspiration pour cette pièce dansée intitulée The Idiot, le roman de Dostoïevski, dans un lointain arrière-plan. Nous ne sommes pas dans la vision du tableau du peintre Hans Holbein le Jeune qui avait tant ému l’auteur russe, Saburo Teshigawara chorégraphe et danseur, créateur lumières et costumes, concepteur du montage musical, donne son interprétation du prince Mychkine. Il est accompagné de la danseuse Rihoko Sato dans le personnage de Nastassia Filippovna, sa fiancée. Seuls liens visibles au texte, les crises d’épilepsie du Prince ainsi que la mort de Nastassia, dans le roman, assassinée par Rogojine. « Je savais qu’il était impossible de créer une chorégraphie tirée d’un tel roman, mais cette impossibilité a été la clef pour approcher et créer quelque chose de complètement neuf. Une danse qui existe seulement dans l’instant présent » dit le chorégraphe.

Dans la vision très personnelle du chorégraphe, tout est danse, mouvement, grâce et maîtrise. Il crée le trouble dès le début du spectacle dans un travail plasticien, accrochant sur écran en fond de scène, un astre blafard mi-lune, mi-soleil au coucher. La lumière qu’il compose vacille pendant toute la pièce, comme l’esprit du Prince et les duos succèdent aux solos, créant l’ambigüité du double. Troublant cette belle harmonie à un moment donné et comme un cauchemar du Prince, une silhouette au masque de rat traverse subrepticement le plateau.

Le travail du corps et la gestuelle chez Saburo Teshigawara sont éblouissants, ses mains sont volubiles comme des papillons, il sculpte l’air et décline tous les registres, de la danse au butō, de l’esquisse au mimodrame. Rihoko Sato, sa complice depuis plus d’une vingtaine d’années, apparaît et disparaît dans un tourbillon de la vie, vêtue de robes noires de toute beauté, voile, satin et coton ajusté, qu’il a réalisées. Rihoko Sato dégage une grâce dans ses déplacements arabesques, ses bras ondulent et cisèlent l’espace. Tous deux forment une sorte de Janus, jouent des équilibres et dialoguent avec sensibilité. « Nous sommes comme deux miroirs qui se renvoient la lumière » dit-il en parlant de leur collaboration. Et « chaque mouvement a sa raison d’être » ajoute le chorégraphe.

Peintre et sculpteur, Saburo Teshigawara a fondé sa compagnie, Karas – qui signifie Corbeau –  en 1985 et s’inscrit dans le mouvement de la danse contemporaine de manière forte et singulière. Sa danse est incandescente et hypnotique même si l’assemblage des musiques enregistrées faisant alterner voix, musique classique et rythmes contemporains manque ici de couleur et sature, malgré la valse n°2 de Chostakovitch. Ses œuvres précédentes, Flexible Silence avec l’Ensemble Intercontemporain, Glass Tooth ou Miroku, témoignaient déjà de sa créativité. Le Festival d’Automne l’invite cette année et Chaillot-Théâtre National de la Danse l’accueille, dans le cadre de Japonismes 2018. Saburo Teshigawara a créé plusieurs pièces pour le Nederlands Dans Theater, le Ballet de l’Opéra de Paris, le Ballet de Frankfurt à l’invitation de William Forsythe et bien d’autres. Il nous introduit ici dans son Empire des signes, chargé de signifiants à décoder, notamment dans son rapport à Dostoievski.

Brigitte Rémer, le 6 octobre 2018

Avec Saburo Teshigawara et Rihoko Sato – direction, lumières, costumes, collage musical, Saburo Teshigawara – collaboration artistique Rihoko Sato – coordination technique, assistant lumières Sergio Pessanha – assistant lumières Hiroki Shimizu – habilleuse Mie Kawamura.

Du 27 septembre au 5 octobre 2018, à Chaillot/Théâtre National de la Danse, 1 place du Trocadéro. 75116 Paris – Tél. : 01 53 65 30 00 – www.theatre-chaillot.fr

 

Trois solos, aux « Plateaux »

Trois solos proposés le 28 septembre au Théâtre Jean Vilar de Vitry lors de la 26éme édition des Plateaux, plateforme internationale de danse programmée par La Briqueterie, Centre de développement chorégraphique national du Val-de-Marne : bang bang de Manuel Roque, Oh ! rage de Calixto Neto et NoirBlue d’Ana Pi.

A l’initiative de Daniel Favier, directeur de La Briqueterie, Les Plateaux proposent quatre jours d’échanges et de diffusion de la jeune création internationale en danse, cette année sous le concept de Visions élargies. Du solo aux pièces de groupe, danseurs et chorégraphes venant d’Australie, du Canada, du Brésil, d’Espagne et de France partagent leur perception du monde.

Dans le cadre des partenariats développés par La Briqueterie, le Théâtre Jean Vilar de Vitry son voisin, lui ouvre ses portes et son plateau, une belle surface carrée, dépouillée. Les danseurs y présentent leur solo, construisant leurs chemins singuliers loin des stéréotypes. Chacun, dans son espace et avec sa propre inventivité, propose un langage sonore construit, un environnement lumières élaboré, un style proche de la performance ou de l’installation si l’on fait référence aux arts visuels. Répétition et récurrence, concentration, accentuation et obstination, sont leurs points communs.

Manuel Roque, danseur et chorégraphe découvert par l’équipe de La Briqueterie en 2015 avec Matière Noire, pièce présentée dans le cadre du projet canadien/européen Migrant Bodies interprète son solo, bang bang. Formé aux arts du cirque et du théâtre à Montréal, avant d’aborder la danse et de travailler avec différents chorégraphes phares de la scène québécoise – dont Marie Chouinard, Sylvain Émard et Daniel Léveillé, il trace son propre parcours chorégraphique depuis plus d’une huitaine d’années. Bang bang fut créé au laboratoire Les Subsistances, à Lyon, en 2017. Manuel Roque a obtenu pour cette pièce comme meilleure œuvre chorégraphique de la saison (2016-2017) le Prix du Conseil des arts et des lettres du Québec ainsi que le Prix de la danse de Montréal, en catégorie Interprète (2017). La percussion ébranle le plateau de manière lancinante, avant même que le danseur apparaisse. Manuel Roque débute de manière mécanique, comme la presse d’une usine de construction automobile, répétant inlassablement le même geste, insistant, dérangeant. Il frappe le sol du pied dans toutes ses déclinaisons, avec détermination. Puis il s’anime, s’élève, dessine sur le sol par les pieds et les jambes en action, ses chemins de traverse, avec habileté, vélocité, virtuosité. Il disparait dans les brumes, dans la nuit, se métamorphose et devient animal, sorte d’iguane face à la lumière, son ombre projetée au mur. Le danseur s’est lancé des défis, posé des limites, donné des règles. Ancré au sol il change de parcours et transgresse les repères, va au-delà, jusqu’à l’absurde. Sa concentration et sa gravité, le dépassement de soi, obligent au respect. Avec obstination il travaille sur la répétition.

Le second solo, Oh ! rage, est chorégraphié et dansé par Calixto Neto. Le danseur a étudié le théâtre à l’université Fédérale de Pernambuco au Brésil, puis a commencé à danser à l’âge de vingt ans avec le Groupe Expérimental de Danse de Recife. De 2007 à 2013, il est avec la compagnie Lia Rodrigues et tourne au Brésil et en Europe. De 2013 à 2015 il crée le solo Petites explosions et le duo Pipoca, avec Bruno Freire dans le cadre de son Master d’études chorégraphiques/ formation Ex.e.r.ce. au CCN de Montpellier-Languedoc Roussillon. Il a depuis participé à la création de And we are not at the same place avec Aria Boumpaki, Noga Golan et Pauline Brun, pièce présentée au Festival d’Épidaure et à celle de la pièce Giovanni’s Club du chorégraphe Claudio Bernardo. Pour Oh ! rage, Calixto Neto a tracé au sol d’un trait rouge un parallélépipède et joue sur le dedans/dehors, passant les frontières avec un grand naturel. Il s’intéresse aux danses dites périphériques et travaille dans le discontinu. Il danse longtemps de dos. Pour lui qui construit sur et à partir de l’altérité, du croisement des cultures, des mouvements Afropunk, c’est un acte de résistance. Il joue de plusieurs styles à travers la célébration, la protestation, la révolte. L’œuvre de Gayatri Chakravorty Spivak, théoricienne de la littérature et critique littéraire indienne, l’inspire, notamment avec son ouvrage : les subalternes peuvent-elles parler, un des textes de la critique contemporaine et des études postcoloniales, très discuté, très polémique. Calixto Neto s’en empare et pose la question qu’il traduit par : Les subalternes peuvent-ils/elles enfin danser ?

Le troisième solo présenté, dans une chorégraphie et une interprétation d’Ana Pi, NoirBlue, décline la couleur bleue à la manière de Michel Pastoureau analyste des couleurs, quand il travaille sur le Bleu, histoire d’une couleur. Elle passe, sur un mode ludique, du bleu au noir, et du bleu émerge la danse noire. Diplômée de l’École de Danse de l’Université Fédérale de Bahia au Brésil, Ana Pi étudie la danse et l’image au Centre chorégraphique national de Montpellier sous la direction de Mathilde Monnier, dans le cadre de la formation Ex.e.r.ce. Performeuse, elle travaille sur les danses urbaines et présente une conférence dansée, Le Tour du Monde des Danses Urbaines en dix villes, avec Cecilia Bengolea et François Chaignaud. Elle est interprète dans les créations de ces deux chorégraphes : Twerk et Dub Love, ainsi que pour Malika Djardi, Yves-Noel Genod, Mark Tompkins et Eric Mihn Cuong Castaing. Ana Pi commence au sol par des rotations et ondulations de pieds, chaussures cerclées d’un bleu fluo qui écrivent dans le noir. Elle se meut ensuite dans des fonds sous-marins, sirène parmi les murènes avant d’égrener avec le public toutes les nuances de bleu qu’elle symbolise, bleu après bleu, par une pastille collée sur la peau, bras, jambes, buste : bleu de cobalt, marine, outremer, ciel, pétrole etc. Quand la lumière tombe on repère sa gestuelle par ces petites pastilles fluorescentes. Puis elle souffle sur une poudre de pigment bleu, joue d’une longue natte de cette même couleur, met un disque vinyle noir posé sur un coin de pick-up. Ana Pi joue entre apparition et disparition, présence et absence, clin d’œil et réflexion. Son écriture chorégraphique est un syncrétisme entre danse traditionnelle, populaire et danse contemporaine.

Entre le spectacle d’ouverture, Opus, de Christos Papadopoulos, première pièce de la sélection « Aerowaves », suivie de Wreck, Scarabeo et Forecasting et celui de clôture, Molar de Quim Bigas Bassart, Les Plateaux présentent, cette année encore, beaucoup de jeunes artistes qui rivalisent en discours chorégraphiques, parcours et créativité, dans une poétique invitation au voyage.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2018

. Bang bang – création 2017 – 50 min, Québec – chorégraphie et interprétation Manuel Roque – répétitrices et
 conseillères artistiques Sophie Corriveau, Lucie Vigneault – dramaturgie Peter James – costumes et scénographie Marilène Bastien – lumières Marc Parent – trame sonore Manuel Roque incluant des extraits de Debussy, Chopin, Merzbow, 2001 Space Odyssey et Tarkowky.

. Oh ! rage – création 2018 – 40 min, Brésil – chorégraphie et interprétation Calixto Neto – lumières Eduardo Abdala – création sonore 
Charlotte Boisselier – regards extérieurs 
Carolina Campos, Isabela Fernandes Santana, Marcelo Sena.

. NoirBlue – création 2017- 50 min, France – Corpo & Imagens – chorégraphie, dramaturgie, costumes, objets et interprétation 
Ana Pi – musique originale Jideh High Elements – lumières Jean-Marc Ségalen – conseillers
 Taata Mutá Imê, Samuel Mwamé, Besrekè Ahou, Ousmane Baba Sy.

Les Plateaux : du 26 au 29 septembre 2018 – La Briqueterie
CDCN du Val-de-Marne 17 rue Robert Degert, Les Malassis. 
94407 Vitry-sur-Seine – Site : www. alabriqueterie.com – Tél. : + 33 (0 )1 46 86 17 61.