Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide… je pense

Texte et jeu Lauren Houda Hussein – mise en scène Ido Shaked – musique Hussam Aliwat – théâtre Majâz/Collectif et compagnie, au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine.

Hussein © Alain Richard

C’est un triptyque dans lequel la mémoire collective croise la mémoire individuelle à travers l’histoire subjective écrite par Lauren Houda Hussein et portée à la scène par Ido Shaked. L’auteure et interprète se glisse dans la peau de son propre personnage avec flash-back dans le temps et projecteur sur sa jeunesse. Plutôt narratrice qu’actrice, elle raconte des bribes de son récit de vie, en écho aux drames récurrents objectifs qui émaillent son pays, le Liban, dans une région du monde on ne peut plus sensible et une géopolique depuis longtemps incertaine.

Les deux premières parties de cette histoire ont été écrites en 2021 et 2022 : dans la première, Beyrouth ou bon réveil à vous ! on voyage avec Lauren Houda Hussein au pays de son père, en 2006, à l’aube de ses vingt ans. La narratrice s’apprête à partir à Baalbeck assister au concert de Fayrouz, chanteuse libanaise emblématique qui a bercé sa jeunesse et que sa mère écoutait en boucle sur Radio-Orient, ainsi que sa consoeur Sabah, Oum Kalthoum l’Égyptienne, et Jacques Brel – dont on entend Ces gens-là (création sonore Thibaut Champagne). Mais à la veille du concert, le 12 juillet 2006, éclate à Beyrouth la guerre, nouvel acte du conflit israélo-libanais qui durera trente-trois jours, avec pour déclencheur, des tirs de roquettes et l’attaque du Hezbollah contre une patrouille de l’armée israélienne à la frontière. La narratrice fête ainsi ses vingt ans et son passage brutal à l’âge adulte. Les informations qu’elle suit à la télévision, à Beyrouth, le chef du Hezbollah parti se cacher dans les montagnes, la paix, un concept abstrait, composent son environnement. Elle apprend l’histoire familiale, celle du père, prince sans royaume et de ses sœurs dont l’une est en Syrie, la famille dispersée, en parallèle au contexte politique. Au Liban, même le chauffeur de taxi décrypte vos origines à partir du nom de famille, parmi les dix-huit confessions que reconnaît l’État. Certains s’enfuient, des bombes sont lancées sur les files de voiture. Elle, fait ses adieux à Beyrouth.

La seconde partie, Jérusalem, premiers pas sur la lune, nous mène de l’autre côté de la frontière, en Israël. Quelques mois après la guerre, alors qu’elle est à Paris et qu’elle apprend le théâtre, la narratrice tombe amoureuse d’un apprenti comédien, Hesse, Israélien. Et elle décide de partir avec lui voir l’autre pays, tant côté israélien que palestinien, le pays de l’autre contre lequel le Liban est épisodiquement en guerre. La voici coincée dans un conflit de loyauté et lâchée par son père qui pendant deux ans ne lui parlera plus. Le séjour commence par un interrogatoire serré à l’aéroport Ben Gourion. Elle rencontre la famille de Hesse, doit gérer sa culpabilité et manier la politesse avec virtuosité. Là-bas, les deux acteurs montent Roméo et Juliette, fort symbole. « Vous couchez avec l’ennemi » s’entend-elle dire. Pour elle Jérusalem est arrogante. Elle consulte une psychologue pour tenter de s’apaiser, parle de sa rencontre avec Tel-Aviv qu’elle n’aime pas, apprend à se méfier du moindre mot. Derrière la frontière, la Palestine occupée… À Tibériade, c’était l’abondance avant, et comme un paradis, lui raconte-t-on. Elle visite Saint-Jean d’Acre où elle regarde les oliviers, à perte de vue.

Hussein © Alain Richard

Là, elle commence à s’interroger, constatant que ce qu’elle avait vécu n’existait pas, que tout crie au vol ou à l’usurpation, que tout est orienté vers l’utopie d’un monde nouveau. Elle ne retrouve plus les villages que certains de sa famille ont habité. Alors, comment créer son propre récit ? En chemin, elle parle de l’enfant qu’elle attend et fait le constat d’un incommensurable fossé : « qu’allons-nous dire à cet enfant, est-ce que l’amour est suffisant ? » pose-t-elle. Elle révise dans sa tête le Dôme du Rocher, l’Esplanade des Mosquées, épicentres du conflit israélo-palestinien et bien d’autres sites, s’interroge sur le fantasme ou la réalité, comprend qu’il est temps de se dire au revoir.

Dans la troisième partie, Paris, oeil pour oeil dent pour dent, la narratrice reprenant l’écriture de son récit est envahie par l’image du père et règle ses comptes. Il sait qu’elle écrit son scénario avec à la base, son histoire, leur histoire. Pour pouvoir aller au bout du récit, elle place son père face aux formes de violence perçues dans l’intimité de la maison. « Il faut que je parle de ce que tu ne racontes pas » dit-elle. Et il évoque avec elle les oranges sanguines et le manguier de son frère qu’il leur apprend à arroser, l’olivier planté par le grand-père. « Je creuserai pour trouver la racine. Pour ne pas te ressembler » dit-elle, malgré l’admiration qu’elle nourrit envers lui. Et elle lui reproche tout ce qui a été mis sous le tapis, pour l’épargner peut-être. Il rappelle la guerre civile, elle se dédouane : « Je n’arrive pas à écrire parce que je t’épargne… Mais qu’est-ce que vous avez tous avec cette histoire de pardon ? »  Le 4 août 2020, elle est à Marseille quand elle entend l’information sur l’explosion du port de Beyrouth. Le générique de fin arrive sur l’image d’un panneau de village, en Syrie et des brouillards, sur scène. « Tu fais quoi en Syrie ?  – Je regarde la mer. »

Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide… je pense, construite en trois parties, nous fait traverser deux frontières et trois pays. La narratrice, Lauren Houda Hussein, en exil à Paris, y dessine le récit de sa vie, piégée dans les conflits interrégionaux et la violence autour de Beyrouth et Jérusalem. Sobrement vêtue de noir, elle est seule en scène et en occupe tout l’espace-avant, avec pour seul accessoire une chaise ; elle se déplace latéralement. L’absence de théâtralisation et le ton de la narration, posent question. Un musicien, Hussam Aliwat, placé sur une large estrade, en hauteur, la suit et l’accompagne au oud et au clavier. Il porte salopette, tee-shirt blanc et bonnet jaune. Chacun opère sur son territoire, les deux ne se rencontrent pas. Quinze projecteurs en fond de scène sont tournés vers le spectateur (création lumières Léo Garnier). Dans la seconde partie, des spots ronds surplombent le plateau, qui font penser à l’éclairage naturel du hammam.

Hussein © Alain Richard

Lauren Houda Hussein, auteure libanaise et Ido Shaked, metteur en scène israélien, ont fondé le Théâtre Majâz en 2009, à Paris. Leur premier spectacle, Croisades, texte de théâtre de Michel Azama, rassemble des comédiens français et du Proche-Orient. Il est joué en hébreu, arabe et français dans différentes villes d’Israël et de Palestine, avant de venir à Paris au Théâtre du Soleil, en 2011. Les Optimistes est le premier texte de la Compagnie, créé en 2012 au Théâtre du Soleil après une longue période de résidence à Jaffa en Israël, et a tourné pendant quatre ans. En 2016, la Compagnie crée Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible en co-production avec le Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, puis elle crée à Toulon, en 2019 L’Incivile, en coproduction avec la Scène Nationale Châteauvallon-Liberté et le Théâtre Joliette à Marseille.

La troupe présente désormais son intégrale de Une histoire subjective du Proche-Orient mais néanmoins valide… je pense, dessinant sa cartographie entre Orient et Occident. Depuis l’écriture de ce texte  la région s’est embrasée, davantage encore. Comme un bateau-ivre le Moyen-Orient est en feu. On tourne en rond dans la géopolitique. Mais qu’ont donc accepté les grands de ce monde en 1948, dans le partage arbitraire du Moyen-Orient et qui ne laisse aucun répit, nulle part dans le monde ?

               Brigitte Rémer, le 3 janvier 2024

Texte et jeu Lauren Houda Hussein – mise en scène Ido Shaked – création musicale et interprétation live Hussam Aliwat – création lumières Léo Garnier – création sonore Thibaut Champagne. Les deux premières parties ont été créées au Théâtre de Châtillon, en novembre 2023.

 Vu le 8 décembre 2023 en intégrale au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine, 1 place Jean Vilar/avenue de l’Abbé Roger Derry. 94400. Vitry-sur-Seine – tél. : 01 55 53 10 60 – en tournée : intégrales du 12 au 15 décembre 2023 au Théâtre Joliette, à Marseille – le 8 mars 2024 à 19h au Centre culturel Jean-Houdremont à la Courneuve – Le 26 mars 2024, au Théâtre Jean Lurçat, scène nationale d’Aubusson.

Reformuler

© Le CentQuatre

Carte blanche Alice Diop, au CentQuatre-Paris, dans le cadre du Festival d’Automne.

Menu chargé au CentQuatre, qui a confié pendant trois jours les clés de la maison à Alice Diop. Écrivaine et réalisatrice de documentaires de création depuis plus d’une quinzaine d’années, l’artiste a souvent été primée. Son dernier film documentaire, sorte de polyptyque sociologique et politique intitulé Nous l’a notamment été à la Berlinade 2021 dans la section Encounters et son premier long métrage de fiction, Saint Omer, a obtenu le Lion d’Argent et le Lion d’Or du futur à la Mostra de Venise 2022, ainsi que le César du meilleur premier film et celui du scénario original, en 2023.

Au point de départ, saisie par une photographie de Zanele Muholi représentant une femme noire qui se scrute dans un miroir, Alice Diop pose des mots sur son propre cheminement intime et politique. Cette Carte blanche s’articule autour de ses questionnements existentiels et artistiques en tant que femme et en tant que femme noire française, à savoir ce va-et-vient entre ses identités. Ce temps de réflexion s’est construit par étapes, commente Alice Diop dans le dossier de presse : d’une part il s’est appuyé sur la traversée de l’Afrique qu’a fait Michel Leiris aux côtés de l’ethnologue Marcel Griaule pendant presque deux ans, Dakar-Djibouti et que Leiris relate dans L’Afrique fantôme, son œuvre emblématique ; d’autre part dans la mise en chantier de l’écriture d’une pièce de théâtre qui n’a pas encore abouti. La maturation d’un projet reste souvent pour Alice Diop, longue et complexe, ajoute-t-elle : « J’emprunte très souvent des détours avant d’arriver à le faire. »

© Le CentQuatre

Quand le Festival d’Automne lui propose une Carte blanche, Alice Diop fait le point de ses urgences et de ses envies, et décide de se confronter aux récits d’autres femmes noires, faisant le constat de l’héritage de la violence issue de la colonisation, des rapport complexes à la sexualité, l’amour, la maternité, de la réalité de la vie. C’est une assemblée de femmes qu’elle convoque autour de leur singularité et de leur créativité.

La proposition fut riche : les journées ont débuté par une lecture d’extraits de textes intitulée Page blanche, faite par Seynabou Sonko, Guslagie Malanda, Kiyémis, Diaty Diallo et Alice Diop, suivie d’une conversation entre Alice Diop et Miriam Bridenne, directrice adjointe de la librairie Albertine à New York, qui promeut la littérature française aux États-Unis, la vitalité et la diversité des littératures contemporaines. Au fil des trois jours de programmation se sont croisés de nombreux imaginaires et pratiques artistiques : entre autres les univers de Casey, rappeuse qui cisèle les mots et l’espace, de son corps face à Lisette Lombé, slameuse aux multiples pratiques poétiques, scéniques, plastiques, pédagogiques et militantes, au cours d’un spoken word/littéralement mot parlé. Bintou Dembélé a dansé Rite de passage/ solo II, sur le thème du marronnage – la fuite des esclaves africains loin des maîtres qui les maintenaient en captivité. L’écrivaine Hélène Frappat présentait une installation visuelle et sonore : Est-ce que je peux pleurer pour toi ? à partir de photos retrouvées de Verena Paravel, anthropologue et cinéaste.

© Le CentQuatre

Plusieurs concerts furent proposés dont un de Mélissa Laveaux, un autre de Maré Mananga, intitulé La performance d’automne et un du collectif de free jazz, Irreversible Entanglements, musiciens de Philadelphie, New York et Washington DC, qui ont donné le meilleur de leurs compositions. Un court métrage a été projeté, Conspiracy de Simone Leigh et Madeleine Hunt-Ehrlich, montrant les figurines en argile, ces centaines de petites servantes embarquées comme des suppliantes, signées de la sculptrice Simone Leigh dans sa recherche de la beauté et qui, au final, brûle au bord de l’eau en temps réel l’une de ses figures majeures une sculpture femme à taille humaine, revêtue d’un pagne. Un second court métrage, signé Sarah Maldoror, inspiré de la pièce d’Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient, était programmé.

© Le CentQuatre

La lecture d’un court texte en prose intitulé Le voyage de la Vénus noire, issu de l’épilogue du recueil de poésies Voyage of the Sable Venus and Other Poems de Robin Coste Lewis – Prix Pulitzer – lecture faite par Kayije Kagame et mise en espace par Alice Diop fut un magnifique moment de partage autour d’une relecture radicale de l’histoire de l’art : une femme sillonne la nuit, en rêve, les musées du monde. Elle part à la recherche des corps fragmentés de toutes ces femmes noires qui peuplent la marge des tableaux depuis la Renaissance. Elle les invite à voyager à travers le temps, sur un vaisseau qui a pour capitaine la Vénus noire. Le texte commence avec la représentation d’Olympia le tableau d’Édouard Manet, au scandale retentissant, puis à une interrogation sur le pied d’une jeune femme noire, taillé dans une table : pourquoi ? toutes les postures de la sculpture et de la peinture « grouillant des arts décoratifs de femmes noires », la référence au tableau de Botticelli, La Naissance de Vénus au XVème siècle et la réflexion autour de L’Origine du monde de Gustave Courbet.

La manière dont on nomme les images, les codes, textuel et visuel, les tableaux sans signature, anonymes, pour femmes anonymes, la puissance rédemptrice du silence, les vierges noires à l’enfant vues sur tous les continents, de la Palestine au Vietnam, de la Pologne au Mexique, l’esclave en fuite en quête d’un refuge et dont le corps est brisé, sont autant de métaphores et d’énonciations données. « J’étais le corps brisé qui n’allait ni débarquer ni revenir. »

La traversée proposée par Alice Diop à travers sa Carte blanche intitulée Reformuler, terrain de réflexion s’il en est, a permis la rencontre, la confrontation entre sensibilités artistique et culturelle venant d’horizons différents. Son esprit d’expérimentation participe d’une mise en commun pour penser un monde où chacune a droit de cité, chacune sait s’autodéterminer et se réinventer. « J’ai l’impression qu’au-delà de ma propre histoire, c’est une chose si partagée par nombre de femmes noires que ces questions en deviennent politiques » a conclu Alice Diop au cours de ce temps fort proposé au CentQuatre, une initiative sensible et attentive.

Brigitte Rémer, le 30 décembre 2023

Du ven. 10 au dim. 12 novembre 2023, au CentQuatre-Paris, 5 Rue Curial, 75019 Paris – métro : Riquet, Crimée – tél. : 01 53 35 50 00 – site : www.104.fr et Festival d’Automne : www. festival-automne.com – tél. : 01 53 45 17 17

Carte blanche Alice Diop, production Festival d’Automne à Paris en coréalisation avec le CentQuatre-Paris. Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès.

Casablanca, Not The Movie 

Photographie Yoriyas Yassine Alaoui © br

Installation photographique de Yassine Alaoui Ismaili, alias Yoriyas, à la Galerie L’Art est Public, de Montpellier.

C’est un projet qui a débuté en 2014 et témoigne de la réalité de Casablanca, la plus grande ville du Maroc, dans les contrastes et contradictions de sa vie quotidienne. L’auteur, Yassine Alaoui Ismaili, alias Yoriyas y est né en 1984 et y vit toujours. La breakdance fut son premier mode d’expression, ainsi que la performance, avant de se passionner pour la photographie. Sa démarche reste la même, celle de l’exploration de l’espace urbain et public.

Armé de son appareil, Yoriyas Yassine Alaoui rend compte de la manière dont on habite la ville et raconte son histoire. En sociologue il observe les groupes sociaux, en chorégraphe il capte les mouvements de la rue. Il travaille dans la spontanéité et l’instantanéité, la luminosité des couleurs, la mathématique des lignes et nous donne à entendre les bruits de la ville.

Yoriyas Yassine Alaoui © br

Le titre de son exposition, Casablanca, Not The Movie, fait référence au film Casablanca de Michaël Curtiz, tourné en 1942 avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman qui a laissé un impact émotionnel profond, en noir et blanc. Quand Yoriyas Yassine Alaoui tournait dans le monde avec sa compagnie de danse et qu’il disait être né et venir de Casablanca, les gens faisaient immédiatement référence au film, ancré dans la mémoire collective, mais qui pour lui n’a pas grand-chose à voir avec SA ville.

Comme un clin d’œil et à l’opposé, Yoriyas Yassine Alaoui attrape les couleurs, à travers d’immenses ciels d’un bleu si bleu, des roses qui accrochent le regard, des contrastes. Il saisit les photos au vol, pour montrer la ville et la restituer telle qu’il la voit et regarde souvent en contre-plongée, comme s’il captait depuis le plateau de danse qu’il a longtemps pratiqué les scènes et événements qui s’offrent à lui. Son sujet domine la scène et son regard n’est pas sans humour ni références. Il voyage dans une poétique où se croisent un sujet une/des couleurs. Son apparente légèreté dépasse le danger et la pauvreté de la rue et montre la vie comme elle va, dans son mouvement et ses collections d’instants spontanés avant qu’ils ne s’effacent, dans ses visages d’enfants et d’ados, dans les animaux et objets symboles du pays comme les chevaux de la fantasia, le sable blanc et les parasols, pour mieux démonter la carte postale cliché de la ville et du pays. « Mes photos représentent mon chemin, ma mémoire dit-il, les contrastes et l’énergie de la ville. Je me souviens très bien de mes venues à Casa, quand j’étais enfant, pour rendre visite à ma grand-mère, je regardais l’horizon de la terrasse de mon oncle, on voyait quelques bateaux puis rien. Casablanca était la fin du monde. Il n’y avait rien au-delà ! »

Yoriyas Yassine Alaoui © Uni’Sons

Yoriyas Yassine Alaoui montre ses images sur trois types de supports : à partir de montages et juxtaposition d’images sur supports classiques ; sur papiers peints version grand format, elles recouvrent certains murs ; à partir de vidéos. L’ensemble reconstruit son regard, il faut prendre le temps de dénicher jusqu’aux plus petites icônes pour composer le puzzle de son observation et de ses réflexions sur la ville, à partir de la rue.

L’artiste a reçu plusieurs distinctions dont le Contemporary African Photography Prize en 2018 et le Prix des Amis de l’Institut du Monde Arabe pour la jeune création contemporaine en 2019 et pour la danse, le prix Taklif du Festival Danse Contemporaine On Marche Marrakech 2023. Il a exposé et performé dans des institutions internationales comme la Fondation d’entreprise Hermès à Paris, 836m Gallery de San Francisco et l’Institut pour La photographie de Lille. En tant que commissaire pour l’exposition inaugurale du Musée national de la Photographie de Rabat, Sourtna/ صورتنا il a sélectionné les oeuvres de jeunes photographes émergents, disant avec fierté, dans son texte d’introduction : « C’est important, pour moi, de les montrer ensemble, pour mettre en valeur leur cohérence, leur dynamisme et leur complémentarité, et encourager la transmission d’une génération à l’autre. C’est une chance historique. »  Il a participé à l’exposition We Are Afrika : The Power of Women and Youth, organisé par la banque mondiale, à Washington, en 2022.

Yoriyas Yassine Alaoui © br

L’agenda de Yoriyas Yassine Alaoui est bien rempli. Pour la Galerie L’Art est Public, à Montpellier, il a animé un atelier auprès d’un groupe de douze jeunes issus de différents horizons sur le thème Photographie – Tirage – Accrochage – Collage. Pour lui, « la photographie peut avoir une dimension politique, sociale ou culturelle. Quand on parle de la rue, c’est aussi une manière d’évoquer les changements opérés dans un pays ! »

Né en 2020 pour fêter vingt ans de l’association Uni’Sons, L’Art est Public est un projet qui cultive la diversité par l’art et l’engagement, et joue un rôle de premier plan dans le paysage artistique et socioculturel de Montpellier. Son quartier général se situe sur les Hauts de Massane, au nord de La Mosson. C’est là que la galerie, lieu culturel innovant, a élu domicile, aux côtés d’Uni’Sons dont le Festival Arabesques pour la diffusion des musiques et des arts du monde arabe est l’un des fleurons, et qui se mue, hors festival, en Caravane Arabesques permettant de faire voyager l’inspiration et le partage dans les écoles, les quartiers et les lieux culturels de la région.

Yoriyas Yassine Alaoui © br

L’exposition Casablanca, Not The Movie de Yoriyas est la quatrième proposée par L’Art est Public. La première présentait la figure emblématique du monde arabe, Oum Kalthoum L’Astre d’Orient, dont le parcours témoigne de l’histoire sociale et politique de l’Égypte autant que du panarabisme, et de l’élan donné par une femme arabe aux femmes arabes ; la seconde, présentait L’Émir Abd El-Kader, un homme, un destin, un message, figure mystique et guerrière à la tête de la résistance algérienne ; la troisième montrait le travail graphique d’Ali Guessoum, sur le thème : Ya pas bon les clichés, démontant les représentations stéréotypées. Lieu d’évidences et de pensées, L’Art est Public ose la diversité en action. Vaut le détour !

Brigitte Rémer, le 28 décembre 2023

Casablanca, Not The Movie, jusqu’au 5 avril 2024, du mardi au vendredi 14h30/18h00, le samedi 11h00/18h00, à la Galerie L’Art est Public, 475 avenue du Comté de Nice, Montpellier – tél. : 04 99 77 28 09 – site : unisons.fr

Jean Genet et la Palestine

Colloque dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde, le 18 novembre 2023, à l’Institut du Monde Arabe – avec le concours de l’IMEC/Institut des Mémoires de l’édition contemporaine, directeur littéraire Albert Dichy.

Jean Genet © MNAMCP, Marc Trivier / Nabil Boutros.

C’est un premier colloque international portant sur la relation singulière qu’a nouée Jean Genet (1910-1986) avec le peuple palestinien. L’échange, s’est inscrit au cours d’une journée de réflexion proposée dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde, comme prolongement à l’exposition éponyme – dont nous avons rendu compte dans ubiquité-cultures.fr, par un article du 30 juin 2023. Elle interroge avec acuité les différents sens que contient l’expression être chez soi, à partir de la parole d’un écrivain au parcours chaotique, sans famille ni patrie, qui aimait à se présenter comme vagabond, se sentant proche, par son errance, des Palestiniens, L’autre point commun rapprochant Genet du peuple palestinien est le rapport à la mort, une mort toujours proche.

Universitaires, écrivains, historiens, artistes, témoins et proches de Genet participaient à l’événement. Ils ont évoqué l’étonnant parcours biographique d’un auteur qui a passé du temps dans les camps palestiniens au Liban, et le témoignage bouleversant qu’il en a donné au lendemain des massacres de Sabra et Chatila en janvier 1983. Dans son œuvre ultime, Un captif amoureux paru au lendemain de sa mort, il échange ses derniers souvenirs de Palestine, sublimant sa colère et ciselant les mots. « L’impassibilté de la langue… » dit Samuel Beckett parlant de Quatre heures à Chatila.

La journée s’est ouverte par un mot d’accueil de Jack Lang, Président de l’Institut du Monde Arabe et de Leila Shahid, ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, qui fut une amie proche de Jean Genet. « Je ne me suis jamais cru Palestinien, cependant j’étais chez moi » écrit Jean Genêt dans l’une de ses notes inédites figurant dans Les Valises de Jean Genêt au cœur de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde.

La première séquence de la journée – intitulée Politique du témoin – s’est déroulée en trois temps, sous la modération d’Albert Dichy (1): Elias Sanbar, historien et écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine à l’Unesco et rédacteur en chef de la Revue d’études palestiniennes, commissaire général de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde, a présenté sa réflexion autour de Jean Genet en un pays hors-les-murs ; Sandra Barrère (2), chercheuse associée à l’équipe Plurielles de l’Université Bordeaux-Montaigne, a pris la parole sur le thème Jean Genet à Chatila, un témoin particulier ; Manuel Carcassonne (3), directeur général des Éditions Stock, journaliste, critique et écrivain s’est exprimé sur le thème Jean Genet : l’ultime retour Cendres et renaissance.

Leila Shahid et Albert Dichy – © brigitte rémer

La seconde séquence de la journée, modérée par Sandra Barrère sous le titre Entre fiction et Histoire, a permis la projection de deux brefs extraits de Morts pour la Palestine, film inédit du réalisateur syrien Mamoun Al-Bunni tourné en 1974. Jean Genet avait accompagné la création du film, qui comprend une de ses interventions, un fait suffisamment rare. Le film est présenté par Marguerite Vappereau, maître de conférence en études cinématographiques à l’université Bordeaux-Montaigne, auteure d’une thèse sur Jean Genet et le cinéma. Elle rapporte les mots d’Edward Saïd : « L’engagement de Genet échappe aux clichés. L’orientalisme est mis en pièces ». Dans cette seconde séquence, Patrice Bougon, président de la Société des amis et lecteurs de Jean Genet, ancien maitre de conférences à l’université japonaise d’Iwate et professeur contractuel à Paris-Denis Diderot a évoqué Jean Genet et les Palestiniens : amitié et écriture de l’histoire et transmis de nombreuses références. C’est sous l’angle de l’écrivain qu’il présente Genet, évoque Jacques Derrida et Michel de Certeau, pour parler de l’amitié de Genet avec les Palestiniens d’une part, mettant en relief son écriture de l’Histoire et son engagement d’autre part, invitant à s’interroger sur le sens des mots. Le Captif amoureux débute par « La page qui fut d’abord blanche… »  Genet est autodidacte mais fut un immense lecteur et c’est en comparant qu’il définit son rapport au monde et à l’Histoire. Il fut soldat à Damas à l’âge de dix-neuf ans, et livre quelques traces de cette période dans Le Captif amoureux. Sur Sabra et Chatila, il présente aussi des données historiques vérifiées par ses amis  et problématise. Poète quand il écrit pour le théâtre ainsi que dans ses récits, il fait des digressions qui déplacent le sens, Edward Saïd citant Adorno reprend : « Écrire devient un lieu pour vivre, pour qui n’a plus de patrie. »

© Brigitte Rémer

Elias Sanbar a ensuite pris la parole autour de deux thèmes, celui de la trahison à travers le regard de Genet sur Freud – dont il ne gardait que L’Homme Moïse, son dernier texte, parlant des religions monothéistes – car pour Genet, le psychanalyste avait trahi sa tribu, d’où son regard sur lui. Le second thème évoqué par l’historien et écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, est celui de la solitude : pour lui, Genet est l’homme le plus solitaire qu’il ait jamais rencontré. Il était à la fois ce cavalier seul et quelqu’un de totalement impliqué là où il était, avec un fort sentiment d’affectivité. Il en rapporte pour exemple ce café où il se plaisait à aller à Paris, La Closerie des Lilas, située à deux pas de la clinique où il était né, racontant ainsi quelque chose de sa propre histoire, dans une sorte de dévoilement. Sa mère l’avait en effet abandonné à l’âge de sept mois, au dépôt de l’avenue Denfert Rochereau, abandon qui a nourri toute son œuvre. Mairéad Hanrahan (4), professeure de littérature française à University College London, a parlé de Un captif amoureux, une écriture de mousse et de lichen posant la question récurrente : À quoi sert la littérature ? et constatant qu’on en avait encore plus besoin dans les moments de tragédie. En évoquant Le Captif amoureux, texte très ouvragé, elle évoque une structure désordonnée et une grande préoccupation éthique, une vision personnelle et subjective, derrière le côté historique très présent. Elle y voit un arrière-plan composé d’arbres et de souvenirs et considère l’ouvrage comme une lettre d’amour aux Palestiniens. Elle y parle de l’eau comme source de la révolte, de la texture de l’écriture, de fissurations à l’intérieur du texte, de révolte cosmique, de chaînes de significations. Et elle conclut avec Le Journal du voleur et l’évocation du lichen, appelant le nom de Genet, comme un végétal et comme matrice fictionnelle et poétique.

© Brigitte Rémer

Au cours de la troisième séquence, modérée par Mairéad Hanrahan, Melina Balcázar (5), maîtresse de conférence à El Colegio de Mexico, a évoqué De la joie : Jean Genet en Palestine, faisant référence à la notion de mal qu’on trouve dans l’œuvre de l’écrivain, plutôt qu’à celle de la joie et de l’amour. Pour elle, nulle œuvre n’est aussi vraie que celle de Genet, sa signature étant de disparaître en même temps que d’être partout et de laisser traces. C’est dans l’écriture qu’il trouve une sorte de jubilation, comme ce fut le cas avec Les Paravents, tout en disant : « Je voudrais être presque mort tellement c’est difficile. » Et face à la mort il parle en stoïcien d’une délivrance proche. Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC, a ouvert son propos sur le thème : Comment traverser la frontière, et retracé le parcours de Genet dans sa relation avec le monde arabe. À l’âge de treize ans il fut placé dans le centre de Montevrain comme apprenti-typographe, s’intéressa au cinéma égyptien dans son rapport au romanesque puis alla en Syrie à l’âge de vingt ans, pour l’armée. Il mourut au Maroc où il repose, tourné vers La Mecque. Albert Dichy parle du Captif amoureux comme d’un livre autobiographique ou d’un récit de voyage en Orient, d’un voyage à l’intérieur d’une fiction. « Le texte s’ouvre en se retirant » dit-il et il fait référence à Edward Saïd et à Pierre Loti, évoque l’image du couple mère-fils que Genet n’a pas connue, à travers l’image de la Pietà dans l’église de son enfance, dans le Morvan. Il pose la question de la domination culturelle, parle du rapport à l’image à travers Chateaubriand pour qui le paysage prime et Pierre Loti pour qui, à l’inverse « il n’y a rien à voir. » Il définit le captif comme celui qui regarde, ceux qui regardent étant en principe à l’abri des regards, alors que chez Genet c’est tout le contraire : il est vu, jugé et reconnu. Il évoque le narrateur et le reflet de soi dans l’oeil de l’autre, parle des tâtonnements quant à l’écriture du Captif amoureux pour lequel Genet a traversé trois étapes et conçu trois versions : dans la première, il restait proche de l’orientalisme, réorganisant l’ordre des paragraphes, notamment celui prévu initialement pour l’ouverture du livre qu’on retrouve à la page treize ; dans le second, il mettait sur le devant de la scène la supériorité de la femme palestinienne dans un renversement protocolaire et dessinait, par le rire, un Orient à l’envers ; dans le troisième, il posait une réflexion sur l’écriture. « La réalité se trouve entre les signes, dans les blancs de la page » note Albert Dichy qui remarque que la loi et l’ordre sont bien présents dans l’écriture de Genet, à l’inverse de son art de l’irrespect. Dans la discussion qui a suivi, Leila Shahid a témoigné qu’à la fin de sa vie, au moment où il écrit le Captif amoureux, Genet révèle une certaine humilité face à la vie.

Une table ronde a fermé cette riche journée autour de Jean Genet et la Palestine, au cours de laquelle quatre intervenants ont échangé sur la place de Genet aujourd’hui. Autour de Leila Shahid, René de Ceccatty, romancier, essayiste, dramaturge et traducteur, spécialiste aussi de Pier Paolo Pasolini, Alberto Moravia et Elsa Morante ; Hadrien Laroche, écrivain et diplomate, actuellement attaché d’action et de coopération culturelle à Toronto (6) ; Kadhim Jihad, poète, traducteur de Un captif amoureux en arabe, professeur au département d’études arabes à l’Inalco. Leila Shahid a parlé du destin cosmique de Genet et noté l’aspect prémonitoire des textes de Genet tant dans Quatre heures à Chatila que dans un Captif amoureux, dans la stratégie d’annihilation des camps de Sabra et Chatila, aujourd’hui de Gaza – nous sommes quarante et un jours après le 7 octobre 2023 – « Genet n’a jamais été autant présent qu’aujourd’hui, pourtant les milieux littéraires avaient été très critiques par rapport à son engagement » ajoute Leila Shahid. Elias Sanbar revient sur la Nakba, la Catastrophe, qui entre 1947 et 1948 avait chassé 800 000 Palestiniens de leurs terres dans le contexte de la création d’Israël, le 14 mai 1948, et du partage de la Palestine avec force destructions, pillages et massacres. « Ils se débarrassent de l’humiliation à gommer la honte » dit-il, montrant qu’avant le 7 octobre, toutes discussions s’étaient suspendues, classant l’affaire, Israël bravant tous les interdits et poursuivant sans relâche sa colonisation.

© Brigitte Rémer

Les discussions sont remontées à la source de l’attirance de Genet pour les Palestiniens, liée aux chants spirituels de la chorale de l’église du Morvan dans laquelle, enfant, Genet chantait, de la présence de Palestiniens en Égypte, de son admiration pour leur modernité, de son engagement auprès des émigrés, avec Foucault et Sartre, de sa vie de reclus, de son côté tendre et émotif qui ont alimenté son désir d’écrire. Hadrien Laroche s’est exprimé sur Genet et la politique, qui appelle l’enfance et ses humiliations, plus tard une maison palestinienne dans laquelle il se projette comme étant le fils – substitut d’un vrai fils, parti au combat. Kadhim Jihad, traducteur de Un Captif amoureux parle de la prose narrative de Genet et de l’intraduisible, parfois. Pour lui la page est un poème en soi, avec des phrases longues, comme à tiroir, il parle d’un haut langage où se côtoient la langue du XVIème siècle, le parigot et l’argot. Il évoque sa position de marginalisé spontanément attiré par les marginalisés, qui, toute sa vie, a cherché un accueil. René de Ceccatty a évoqué la rencontre qui ne s’est jamais faite entre Pasolini et Genet, dans une proximité-rivalité vraisemblables, et de la mauvaise image que nourrissaient l’un envers l’autre Moravia et Genet, de sensibilités politiques différentes.

La projection d’un bref extrait sur l’écriture de Jean Genet, entretien avec Antoine Bourseiller tourné en 1981 (7)  a été proposée et Genet dit : « J’ai été heureux dans la colonie, cette morale féodale dans les bagnes d’enfants. J’ai perdu une fraîcheur quand j’ai été payé. L’insécurité m’a donné la fraîcheur… J’ai su dès l’âge de 14/15 ans que je ne pourrai être que vagabond ou voleur. C’est à quinze ans que j’ai commencé à écrire.» Écrire c’est quand on est chassé du domaine de la parole donnée entend-on dans le commentaire du film. Des lectures d’extraits de textes de Jean Genet ont été faites par Farida Rahouadj – comédienne française d’origine algérienne qui tient le rôle de Warda dans Les Paravents, présentés au Théâtre national de Bretagne en octobre dernier dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel, programmés à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en mai 2024 : un Abécédaire Jean Genet à partir des citations affichées dans La Valise de Genet, au cœur de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde avec entre autres les mots : vagabond, écrire, langue, Panthères noires, semblable, rêver, imposture etc. – un extrait de Quatre heures à Chatila, parlant de la beauté, « impalpable, innommable, sensuelle et si forte qu’elle veut gommer tout érotisme… » Reste à écrire un grand opéra sur la Palestine, conclut Elias Sanbar, pour que les chants palestiniens et les chœurs d’enfants résonnent d’une colline à l’autre.

 Brigitte Rémer le 27 décembre 2023

Visuel : Marc Trivier, Portrait de Jean Genet, 1985, Rabat. Don de l’artiste, collection du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine. © MNAMCP, Marc Trivier/Nabil Boutros.

1/ – Albert Dichy, commissaire de l’exposition Les Valises de Jean Genet à l’IMA a coédité le Théâtre complet de Jean Genet dans la Pléiade (Gallimard).  2/ – Sandra Barrère : Une histoire tue : le massacre de Sabra et Chatila dans l’art et la littérature (Garnier). 3/ – Manuel Carcassonne est l’auteur du Retournement (Grasset) et prépare un ouvrage sur l’année 1982 au Liban, Jean Genet, la Palestine, le monde. (4) – Mairéad Hanrahan, Genet’s Genres of Politics (Legenda) et Lire Jean Genet, une poétique de la différence (Presses universitaires de Lyon et Montréal). 5/ – Melina Balcázar : Travailler pour les morts. Politiques de la mémoire dans l’œuvre de Genet (Presses Sorbonne nouvelle).  6/ – Hadrien Laroche, Le Dernier Genet (…), publié aux éditions du Seuil. 7/ – Film Jean Genet, entretien avec Antoine Bourseiller tourné en 1981, paru dans la collection Témoins Écrire  – Voir aussi : https://www.xn--ubiquit-cultures-hqb.fr/ce-que-la-palestine-apporte-au-monde/

Les Vagues

© Damien Bourletsis

Texte d’après Les Vagues de Virginia Woolf – mise en scène et scénographie Elise Vigneron, dramaturgie et adaptation Marion Stoufflet – Théâtre de l’Entrouvert, au Théâtre de Châtillon.

Le spectacle s’ouvre sur le bruit de la mer, le flux et le reflux, et sur des voix d’enfants enregistrées. Une boule de verre va et vient jusqu’à ce qu’on la lance et qu’elle se casse. Cela annonce ce qui ensuite se brisera et les fragilités de chacun. La première image des enfants-marionnettes est forte. Rangés dans une vitrine réfrigérante, ils font corps et sont déjà en action. Les manipulateurs viennent ouvrir les portes de ces vitrines et les délivrent, délicatement, l’un après l’autre, car ce sont des mannequins grandeur nature, on les croirait en verre, ils sont en glace et se dégraderont au fil du spectacle, perdant petit à petit des pans de leur enveloppe translucide. Ils prennent vie par une mathématique de fils qui les relient au gril du théâtre et sont finement manipulés, de près et de loin, par des gouvernails très élaborés dont chaque manipulateur a la charge, avec trois ou quatre commandes en mains et une quinzaine de fils par marionnette. La technique est très sophistiquée.

© Damien Bourletsis

On pénètre dans ce poème en prose – Virginia Woolf le nomme poème-jeu – écrit sous forme de monologues qui arrivent et repartent comme des vagues sur le sable au fil des marées montantes et descendantes. L’étrangeté prend place à travers le récit de six personnages, trois femmes : Rhoda fuyant les compromis et appelant la solitude, Jinny dans sa réussite financière et sa beauté physique, Susan aux états d’âme ambivalents face à la maternité et délaissant la ville ; trois hommes : Bernard, un conteur en quête du mot juste, Neville à la recherche de l’amour masculin sublimé, Louis, étrange étranger en attente de la reconnaissance – six voix et personnages que l’on suit à chaque étape de leur vie. Percival, le septième, l’absent, admiré, est au centre du récit, son portrait se dessine à travers les récits des autres personnages. Plutôt que d’individualités séparées, l’ensemble forme une entité commune, comme un tout qui conduit à une sorte de réalisme fantastique, autour d’une conscience centrale dans laquelle les personnages voyagent dans leurs souvenirs et réminiscences. Des inter-textes, sorte d’interludes, s’imbriquent dans le matériau-texte, utilisant la troisième personne et le temps au passé pour dessiner, au fil du jour, un paysage marin de l’aube au crépuscule. Les souvenirs reviennent sous forme de visions.

Les manipulateurs-acteurs portent le texte : Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc Carcassès, Thomas Cordeiro, Azusa Takeuchi en alternance avec Yumi Osanai et un manipulateur scénique, Vincent Debuire. Leur technicité dans la maîtrise de la manipulation aux mille et un fils et leur présence-absence dans la partition, sont éblouissantes. La voix de Percival est enregistrée. « Chez moi les vagues font des kilomètres » dit l’un. « Ici je ne suis personne » constate l’autre à son arrivée au pensionnat, « Jour de classe jour de haine… »  L’un des mannequins est hissée en haut du gril : « Je coule, je tombe, je rêve… » suivi des autres, tous incroyablement mobiles et vivants. A certains moments, trois manipulateurs pilotent un personnage pour en donner toutes les variations. Derrière les individualités, les mouvements d’ensemble sont de toute beauté, les personnages dansent ensemble, tournent sur eux-mêmes, se balancent. « « Je regarde le monde s’étirer, se contracter » dit l’un.

© Damien Bourletsis

La mort de Percival est un axe et occupe une place centrale dans les évocations des personnages-amis et complices. « Les oiseaux étaient immobiles. Il est mort, tombé de son cheval. Les lumières du monde se sont éteintes. » Les éléments se déchaînent, l’acteur parle, on ne l’entend plus, sa voix est couverte par le déchainement de l’eau et du vent. Le narrateur gît dans l’eau, il n’a plus de visage, sa manipulatrice gît aussi. L’offrande faite à leur camarade par les autres personnages assistant à la scène, les hypnotise, avant qu’ils ne quittent l’espace scénique. Des oiseaux noirs endeuillés sont posés dans l’eau, le cri des mouettes accompagnent le geste. Une ode funèbre est célébrée, « la mort est entrelacée de violettes… A midi, le soleil brûlait », les acteurs vident l’eau des bouteilles de verre suspendues en fond de scène – en un ballet de bouteilles qui montent et descendent – dans le bassin constitué par le goutte-à-goutte qui s’égrène au fil du spectacle et les éléments se détachant des mannequins laissant apparaître leur armature métal, « L’eau coule de ma colonne vertébrale » entend-on justement. Cette eau devient le lieu des frissonnements et des reflets. La lumière de la salle se rallume – le public à découvert – le tonnerre gronde et gonfle jusqu’à la tempête, décuplée par la violence d’une bande-son aux bruitages et musiques très élaborés (création sonore Géraldine Foucault et Thibault Perriard ; création lumière César Godefroy).

L’expression des visions, la trace des émotions comme « poudre de papillon », l’empreinte de l’autre, l’intensité d’être soi, la luminosité de la vie malgré les questions : « Qu’avez-vous fait de la vie ? – Et moi, qu’en ai-je fait ? – J’ai vécu mille vies » et jusqu’à la colère : « Nous sommes lisses à la surface… » Les fils des marionnettes se détachent. Une forêt de fils, gît. Restent les oiseaux dans l’eau « Écoutez, rossignols, courlis et alouettes. » Le texte de Virginia Woolf, qu’elle appela provisoirement Les Ephémères, se ferme sur les mots : « Les vagues se brisèrent sur le rivage. »

Élise Vigneron vient des arts plastiques et du cirque. Blessée au cours de son apprentissage au cirque elle découvre la marionnette par un spectacle du Royal de luxe qui éclaire sa trajectoire. Elle se forme à l’École Nationale Supérieure des Arts de la Marionnette de Charleville-Mézières et poursuit ses recherches sur le carrefour entre arts plastiques, théâtre et mouvement. Le texte de Virginia Woolf, par ses images et son monde intérieur, n’est pas simple à porter à la scène. La metteuse en scène décuple la difficulté en optant pour des marionnettes de glace, qui nous mènent vers l’éphémère des choses et de la vie. Elle n’en est pas à son coup d’essai, elle a cultivé la technique d’abord avec Impermanence, créé en 2013, à partir d’un texte de l’auteur norvégien Tarjei Vesaas, puis avec Anywhere, en 2016, et 2019, dans le cadre du festival d’Avignon et du programme un Sujet à vif ! où elle construit une scénographie de glace dans un climat du sud, avec Anne Nguyen. Pendant des années elle élabore sa méthode, mêlant recherche scientifique, recherche esthétique et artistique, se testant en une performance participative, comme elle le fait dans Lands, habiter le monde où elle moule les pieds d’une trentaine de personnes pour en fabriquer des sculptures de glace, préalable à ce travail sur Les Vagues avec des personnages-mannequins à taille humaine.

© Damien Bourletsis

La création du spectacle a eu lieu au Théâtre Joliette de Marseille en octobre 2023. Elise Vigneron est artiste associée au Théâtre de Châtillon, où elle a aussi travaillé avec des étudiants en architecture d’intérieur qui ont réalisé des maquettes, présentées dans le hall. Son théâtre des voix intérieures ouvre sur un univers onirique dans lequel les personnages, à la fois interprètes et mannequins, convoquent la métaphore du double. Et derrière les vagues qui s’abîment et effacent les traces, la figure du temps qui passe et qui engloutit le passé.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2023

Marionnettistes-interprètes : Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc Carcassès, Thomas Cordeiro, Azusa Takeuchi en alternance avec Yumi Osanai – Manipulateur scénique Vincent Debuire – dramaturgie et adaptation Marion Stoufflet – direction d’acteur Stéphanie Farison – regard extérieur Sarah Lascar – création sonore Géraldine Foucault et Thibault Perriard – oreille extérieure Pascal Charrier – création lumière César Godefroy – régie plateau Max Potiron ou Marion Piry – régie générale Marion Piry – construction des marionnettes Arnaud Louski-Pane assisté de Vincent Debuire, Alma Roccella et Ninon Larroque – assistants à la mise en scène Maxime Contrepois et Sayeh Sirvani – fabrication des marionnettes de glace Vincent Debuire ou Louna Roizes – construction d’objets animés Vincent Debuire et Élise Vigneron – scénographie et construction Vincent Gadras – construction d’éléments scéniques Samson Milcent et Max Potiron – costumes Juliette Coulon – costumes marionnettes Maya-Lune Thiéblemont – régie son Camille Frachet ou Alice Le Moigne – régie lumière César Godefroy, Tatiana Carret ou Aurélien Beylier.

Vu à Châtillon, le 2 décembre 2023 – En tournée : 7 et 8 décembre, Le Manège, scène nationale/coréalisation Comédie de Reims (51) – 12 décembre, Le Figuier Blanc dans le cadre du festival PIVO, Argenteuil (95) – 1er et 2 février 2024, La Comète, scène nationale, Châlons-en-Champagne (51) – 8 février 2024, Théâtre de Laval, centre national de la marionnette, Laval (53) – 12 février 2024, Scène nationale 61, Mortagne-au-Perche (61) – 15 février 2024, L’Hectare, centre national de la marionnette, Vendôme – coréalisation /Halle aux Grains, scène nationale Blois (41) – 22 février 2024, La Faïencerie, scène conventionnée, Creil (60) – 16 au 26 mai 2024, Théâtre de la Tempête/Cartoucherie de Vincennes (75).

Relative Calm

© Lucie Jansch

Concept, lumière, vidéo, scénographie et direction Robert Wilson – chorégraphie Lucinda Childs – compagnie MP3 Dance project/direction Michele Pogliani – musique Jon Gibson, Igor Stravinsky, John Adams – Chaillot/Théâtre national de la Danse, à la Grande Halle de La Villette.

 Relative Calm est construit comme une architecture, en trois séquences. Quarante ans après sa création, la pièce renaît dans une toute nouvelle version. Elle fut créée cinq ans après le très emblématique opéra Einstein on the Beach, qui fondait en 1976 la rencontre entre deux icônes de la scène américaine, Robert Wilson, metteur en scène et Lucinda Childs, chorégraphe. Au cœur du spectacle et de cette nouvelle collaboration, Igor Stravinsky et sa célèbre suite, Pulcinella, composée en 1920 pour les Ballets Russes, entouré de deux pièces d’un tout autre style, l’une de John Adams et l’autre de Jon Gibson. Entre chaque acte, Lucinda Childs lit des extraits du Journal de Nijinski, datant de la période où Pulcinella se créait, sans lui.

© Lucie Jansch

Une image éblouissante ouvre le spectacle où tout est blanc, presque transparent. L’écran en fond de scène, les costumes et maquillages, les lumières, l’immobilité. Quand ils se mettent en mouvement et se retournent, les danseurs ont une barre noire verticale à la Op art imprimée sur le justaucorps, qui apporte le contraste. Des néons en une ligne de lumière posée à l’avant-scène et de discrets projecteurs de chaque côté du plateau dessinent le paysage visuel et ses contrejours. Une sorte de Pendule semblable à celui du physicien Foucault descend et traverse inlassablement la scène sur un fil, allers et retours, se dirigeant vers les étoiles.

Sur l’écran s’inscrit la mathématique de Robert Wilson par des barres, obliques, verticales et horizontales argentées. La musique est circulaire et les repères musicaux complexes, une basse continue s’invite. La danse très structurée évolue en quatuor hommes et quatuor femmes qui se déplacent selon de savantes figures classiques, se rapprochent en quadrille. Les mouvements sont ininterrompus et marquent parfois des accélérations. Il y a quelque chose d’enfantin et tout est réglé comme une boîte à musique. Les traits se transforment en contenants, les danseurs entrent dedans, évoquant l’univers du peintre et scénographe Oskar Schlemmer dans un même souci d”immobilité hiératique, de rigueur géométrique et de pureté des contours face à la vivacité des formes et la mobilité de l’espace.

Et soudain l’écran passe au noir. Apparaît Lucinda Childs, vêtue de noir et cheveux argent, qui, sur quelques notes de violon, prononce en anglais et en français les mots de Nijinski. Un guépard au galop traverse l’écran : « Je veux danser. J’aime les vêtements chers, on a l’impression que je suis riche… Je suis Nijinski. » Puis s’avancent les notes des hautbois et violon et sur écran un petit rond comme un soleil au centre qui, petit à petit se remplit de soleils et de pois. Assis de dos sur un praticable, en fond de scène, Méphistophélès au féminin, crâne lisse et vêtu de noir est assisté de deux serviteurs rouge vermeil, aux larges épaules et jabots (costumes de Tiziana Barbaranelli). Sur l’écran, la même mathématique wilsonienne dessine à gros traits rouges, qui se transforment en symboles japonais, avant qu’un œil n’apparaisse, issu d’un dessin de Nijinski. « Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles » dirait Baudelaire. Puis arrivent deux quadrilles de cosaques qui se croisent, six femmes et deux hommes, dans un jeu de rouge et de noir. Sur l’écran devenu incendie quelques images d’un mimodrame guerrier en même temps que d’un univers burlesque.

© Lucie Jansch

Lucinda Childs revient, sur des images de troupeaux de bisons ou autres mammifères, au galop. « Je suis la terre. Je n’ai peur de rien. Je ne suis pas Christ » poursuit le texte qui ouvre sur la troisième partie. Il fait plein soleil. Des bruissements de forêt et pépiements d’oiseaux dans des sous-bois envahissent le théâtre, apaisants. Les danseurs arrivent par deux, haut et pantalon blanc, souple. Jeux féminin et masculin. Des rangs de ronds roulent et s’enroulent sur l’écran, certains deviennent soleil. Il y a beaucoup d’élégance dans ce silence, du bien-être, une lumière immobile qui monte ensuite par les projecteurs latéraux et joue de ses variations et déclinaisons du spectre des lumières. Les mouvements d’ensemble, deviennent légers.

Par ce Relative Calm Robert Wilson et Lucinda Childs apportent avec brio et dans leur complémentarité tout le vocabulaire qui sert le théâtre comme la danse : musique, costumes, maquillages, gestuelle, univers graphique et pictural, lumière qui définit l’espace. Les motifs répétitifs, les glissements et déplacements au cordeau des personnages dans leurs apparitions et disparitions, les symétries et la création vidéo révèlent une maitrise presque trop parfaite des techniques du spectacle. « Pour moi, tout théâtre est danse. Et tous les éléments font corps » dit Robert Wilson. Le Beau est là, dans sa construction savamment élaborée, qui mène à l’idéal, à la contemplation. « Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre » poursuit Baudelaire dans son poème La Beauté.

Brigitte Rémer, le 18 décembre 2023

Avec Agnese Trippa, Giovanni Marino, Irene Venuta, Sara Mignani, Nicolò Troiano, Asia Fabbri, Mariagrazia Avvenire, Mariantonietta Mango, Giulia Maria De Marzi, Xhoaki Hoxha, Cristian Cianciulli, Gerardo Pastore. Collaborateur à la scénographie Flavio Pezzotti – collaborateur à la lumière Cristian Simon – collaborateur à la vidéo Tomek Jeziorski  – costumes Tiziana Barbaranelli – son Dario Felli – maquillage Claudia Bastia – directeur technique Enrico Maso – régisseur de scène Petra Deidda – assistant à la lumière Fabio Bozzetta – assistant à la vidéo Michele Innocente – assistante aux costumes Flavia Ruggeri – direction de projet Marta Delbona – production et communication Martina Galbiati – assistant personnel de Robert Wilson Aleksandar Asparuhov.

Du jeudi 30 novembre au dimanche 3 décembre 2023, Grande Halle de La Villette, 211 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro Porte de Pantin – tél. :  01 40 03 75 75  – site : www. lavillette.com – Avec Chaillot/Théâtre national de la Danse – site : theatre-chaillot.fr – tél. : 01 53 65 30 00

Après la répétition – Persona

Textes Ingmar Bergman – mise en scène Ivo van Hove – dramaturgie Peter van Kraaij – traduction Daniel Loayza – au Théâtre de la Ville/Sarah Bernhardt.

Après la répétition © Vincent Béranger

Ivo van Hove poursuit son exploration de l’univers bergmanien. Après Cris et chuchotements mis en scène en 2009, puis Scènes de la vie conjugale en 2011, il remet sur le métier l’ouvrage en présentant Après la répétition, suivi de Persona. Il avait monté ce même diptyque il y a une dizaine d’années avec une distribution néerlandaise. Entre temps il a exploré tant le monde du théâtre, que celui du cinéma et de l’opéra, parcourant un vaste répertoire d’œuvres.

Après la répétition, tourné par Ingmar Bergman en 1984, élaboré et reconstruit ici en texte dramatique, nous place au coeur de la création théâtrale. Henrik Vogler, metteur en scène, enfermé nuit et jour dans sa salle de répétition, travaille sur Le Songe de Strindberg, (Charles Berling) mais construit en même temps son autobiographie. La pièce repose sur un huis-clos où il affronte le regard de sa jeune actrice qui souhaite en rester là avec le théâtre (Justine Bachelet) et se reconnaît « blessé dans la vie mais pas au théâtre. » Une certaine attirance se fait jour. Anna pourrait bien être sa fille, car il dévoile la liaison qu’il avait eue par le passé avec sa mère avant d’entrer dans dix ans de silence. « Tu ressembles à ta mère avortée. » La figure tutélaire et douloureuse de la mère, Rakel, (Emmanuelle Bercot) rôde, illusion et réalité se superposent. « Ma mère est folle » déclare la jeune femme. Par le théâtre, sa réalité, Vogler révise sa vie, ses amours, ses failles.

Dans Persona, tourné en 1966, on est à l’opposé. Une grande dame du théâtre, Elizabeth (Emmanuelle Bercot), est allongée nue sur une table d’examen médical, laissant filtrer sa souffrance. La veille, elle s’est tout à coup fermée comme une feuille morte, immobilisée en pleine représentation d’Électre, devenant brutalement mutique. Corps sans défense et prostrée, on dirait une sculpture. Elle est soignée dans une clinique où aucun diagnostic n’est posé. Son chaos est intérieur, la bande son le reflète. « Quel rôle vous a fait le plus mal ? » lui demande-t-on. « La vraie vie finit toujours par vous rattraper » réussit-elle à dire sur des sons lancinants.

On l’envoie en convalescence sur une île, accompagnée d’une jeune infirmière, Alma (Justine Bachelet). Le rideau s’ouvre et l’on découvre un cadre enchanteur où la vie est, par les éléments comme le vent, la pluie, les bourrasques, le soleil. L’eau soigne l’âme, par les mains, les pieds, les jeux d’eaux (belle scénographie et lumières de Jan Versweyveld). Le violoncelle accompagne. Un certain flou s’installe entre les deux femmes qui tissent des liens et une certaine complicité jusqu’à gommer un peu de leurs personnalités propres, jusqu’à se perdre. Face au silence d’Élizabeth, Alma se raconte en confiance, évoque ses amours, ses soirées, ses dérapages, juxtaposant le rêve et la réalité. « Les gens disent que je sais bien écouter mais personne n’a jamais pris la peine de m’écouter. » Se greffent des histoires de tentative d’avortement, de fils mal aimé. La montée dramatique est en marche, jusqu’à un sommet. Alma craque et se met en colère : « Je ne supporte plus le silence » sur fond de déchainement des éléments, violence de l’eau qui tombe, vent qui hurle. Elles se cherchent, s’agrippent, s’approchent, se fuient. Il y a transfert de personnalités, Alma devient Elizabeth qui se raconte et vice-versa, récits, pleurs, excès devant Vogler qui réapparaît dans cette partie. La fin se perd un peu en points de suspension.

Persona © Vincent Béranger

Ivo van Hove mène de mains de maître les deux volets du spectacle, dans une direction d’acteurs subtile et un jeu qui fluctue au gré des états d’âme. Leur complexité est parfaitement rendue par les actrices/acteurs, le travail est d’une grande finesse. La scénographie – un bureau dans la coulisse pour la première partie, Après la répétition, la clinique puis cet espace de nature et d’eau très pictural dans la seconde, Persona, se fait l’écho de l’énergie vitale qui s’enfuit. La bande-son grave les reliefs de la partition bergmanienne dessinant avec une grande justesse et précision ce Crayonné au théâtre cher à Mallarmé (conception sonore Roeland Fernhout).

Osez pénétrer l’univers de Bergman dans son étrangeté et ses silences, dans ses distributions magnétiques d’actrices et acteurs forgés à son image, est un risque. Ivo van Hove s’y aventure avec ses trois protagonistes – Emmanuelle Bercot, Charles Berling, Justine Bachelet – et il a bien raison. Par le langage des corps autant que par les mots et les silences, ensemble, ils traduisent et portent la quintessence du théâtre.

Brigitte Rémer, le 12 décembre 2023

Après la répétition © Vincent Béranger

Avec : Emmanuelle Bercot : Rakel dans Après la répétition / Elisabeth Vogler dans Persona – Charles Berling : Vogler dans Après la répétition / Vogler dans Persona – Justine Bachelet : Anna dans Après la répétition / Alma dans Persona – Elizabeth Mazev ou Mama Prassinos  (représentation du 11 novembre) : La Docteur dans Persona – et la voix d’Isabelle Huppert.  Scénographie et lumières Jan Versweyveld – conception sonore Roeland Fernhout – costumes An D’Huys – assistant mise en scène Matthieu Dandreau – assistant lumières Dennis van Scheppingen – assistant décors et scénographie Bart Van Merode – assistantes costumes : Anna Gillis et Sandrine Rozier – Direction de production Marko Rankov – Administration de production Bruno Jacob. Équipe technique de création directeur technique Nicolas Minssen – directeur technique adjoint Matthieu Bordas – régisseur général William Guez – régisseuse lumière Cathy Gracia – régisseur plateau Félix Page – régisseur son Samuel Pionnier – régisseur vidéo Pierre Vidry – accessoiriste Sébastien Grange – habilleuse Lucie Lizen – maquilleuse/perruquière Charlotte Le Clerre.

Vu en novembre 2023 au Théâtre de la Ville/Sarah-Bernhardt, place du Châtelet, 75004. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

Communiqué de presse – Odéon/Théâtre de l’Europe

© Carole Bellaiche

L’annonce du départ de Stéphane Braunschweig de la direction de L’Odéon – Théâtre de l’Europe qui ne souhaite pas prolonger son mandat à la tête de cette institution sonne comme un avertissement.

La situation de l’ensemble du théâtre public, théâtres nationaux, opéras, centres dramatiques et chorégraphiques nationaux, scènes nationales, etc. ne cesse de se dégrader au point que la plupart des institutions théâtrales n’ont plus de marge artistique pour investir dans la création, la production, la co-production. Obligation qui figure pourtant dans leur cahier des charges.

La pandémie, puis la guerre en Ukraine ont fragilisé cet écosystème : les théâtres ont dû faire face à l’augmentation constante de coûts incompressibles, comme notamment les coûts liés à l’énergie. Désormais, l’équation économique devant laquelle se retrouvent toutes les directrices et directeurs des institutions ne peuvent se résoudre sans le soutien de l’État.

Car le public est au rendez-vous. À l’Odéon, le taux de fréquentation frôle les 90 %. Sa programmation témoigne d’une grande diversité esthétique et artistique.

Le syndicat professionnel de la Critique Théâtre, Musique et Danse s’inquiète vivement de cette situation qui oblige toutes ces maisons à revoir à la baisse leurs ambitions artistiques et baisser le nombre de productions. Nous sommes aux côtés des artistes et des personnels qui, par leur engagement, font vivre la création et continuent d’accueillir le public. Les récentes annonces du ministère de la Culture comme le plan “la Relève” ne répondent pas à l’urgence de la situation.

Les arts vivants doivent rester… vivants.

Le Syndicat Professionnel de la Critique Théâtre, Musique et Danse 

Marie-José Sirach, vice-présidente théâtre – Olivier Frégaville-Gratian d’Amore, président – Co-signé par les membres du comité du Syndicat de la critique

https://associationcritiquetmd.com/lassociation/

 

Extinction

© Simon Gosselin

Textes de Thomas Bernhard, Hugo von Hofmannsthal, Arthur Schnitzler – adaptation et mise en scène Julien Gosselin – traduction Anne Pernas, Francesca Spinazzi (Panthea) – avec la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin et la compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, en partenariat avec le Théâtre Nanterre-Amandiers – dans le cadre du Festival d’Automne.

C’est un livre de Thomas Bernhard, Extinction – un effondrement, cinq cents pages écrites très serrées et sans paragraphes ni respiration, scindé en deux sections intitulées télégramme et testament, texte qui se révèle dans la dernière partie du spectacle. C’est une soirée en trois temps, deux entractes et beaucoup de mouvements, de styles et d’auteurs différents, évoquant l’écroulement de l’Empire Austro-hongrois et comme une véritable fin du monde. Extinction, le titre, sert le propos. Par le partenariat avec la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz de Berlin où Julien Gosselin est artiste associé, les actrices et acteurs allemands et français se partagent le plateau pour dessiner ce monde viennois sur le déclin. De la Volksbühne : Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Marie Rosa Tietjen et Max Von Mechow ; de la Compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde. La langue voyage avec souplesse de l’allemand au français et vice versa, par les sur-titrages. La caméra in situ est reine et suit les acteurs dans des pièces où le spectateur ne pénètre que par écran interposé. Le spectacle a été créé au Printemps des Comédiens de Montpellier en juin dernier, avant d’être présenté au Festival d’Avignon.

La première partie est exclusivement électro, signée Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde. Les spectateurs entrant dans le théâtre sont invités à monter sur le plateau pour danser et prendre un verre de bière, autour des DJ. Certains rejoignent le groupe des danseurs, d’autres s’installent et regardent le plateau qui ressemble à un dancefloor, une discothèque, avec néons, images et fumées. Une trentaine de minutes plus tard, deux femmes, Rosa et Victoria se fraient un passage dans la foule et s’extraient, se poursuivant en se jetant à la figure des mots d’amour en allemand, évoquant un village, Wolfsegg et un appel téléphonique pressant. Elles esquissent ainsi ce qui se développera dans la partie finale du spectacle.

Après un premier entracte au cours duquel le ballet des techniciens prend le relais pour construire la scénographie (de Lisetta Buccellato) – les différentes pièces d’une maison huppée dans laquelle se déroule une soirée mondaine – ce second temps du spectacle débute par des images de jeux de massacre et de tuerie, l’extinction concrète d’une aristocratie décadente. Cette partie nous mène dans l’univers d’Arthur Schnitzler, auteur autrichien comme Thomas Bernhard, à travers plusieurs récits dont Mademoiselle Else/Fräulein Else, un monologue intérieur écrit en 1924 qui montre, d’une soirée à l’autre la jeune femme au nom éponyme, issue de la bourgeoisie viennoise, contrainte à l’humiliation allant jusqu’à la prostitution, pour sauver son père, avocat, de la ruine ; Double Rêve/Traumnovelle, d’abord publié en feuilleton à partir de 1925, récit dans lequel les fantasmes d’Albertine et les pulsions de Fridolin circulent de l’un à l’autre et se répondent en une confession mutuelle d’aventures érotiques, vécues ou fantasmées ; La Comédie des séductions/Komödie der Verführung  publiée en 1924, peinture sensible de la société viennoise, dans laquelle rôde la figure de Sigmund Freud et dans un autre registre celle de Gustav Mahler, le jour où la première guerre mondiale éclate et où la catastrophe des deux guerres s’annonce. Lors d’un bal masqué chez le prince de Perosa, la comtesse Aurélie, soeur d’un écrivain, se décide pour l’un de ses trois prétendants, le baron de Falkenir, alors que les jeux de séduction emportent les autres invités, principalement la cantatrice Judith Asrael et la violoniste Séraphine Fenz.

© Simon Gosselin

Cette seconde partie montre la société viennoise d’avant-guerre en pleine décadence, la grande Histoire en toile de fond. Elle est presque exclusivement composée d’images projetées issues de la captation in situ. Franck Castdorf – qui a dirigé la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz jusqu’en 2017 – avait utilisé cette technique, notamment dans Les Frères Karamazov à la Friche Babcock de La Courneuve. On y trouve aussi des passages de La Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal, ami de Schnitzler, une sorte de manifeste de la dissolution de la parole et du naufrage du moi, significatifs de l’époque. Ils étaient juifs tous deux, faisant face à l’émergence de l’antisémitisme. Ces différentes histoires se tissent entre elles et les personnages interfèrent et se mêlent en fondu-enchaîné. Le spectateur est emporté par les mouvements de la caméra et entre dans l’intimité des personnages. De loin en loin, comme si l’on regardait par le trou de la serrure de la salle de bains ou de la chambre scénographiées aux deux extrêmes de l’espace scénique, côté jardin et côté cour, apparaissent quelques personnages qui nous permettent de pénétrer dans leur sphère privée et leurs doutes, à travers quelques bribes de dialogues et quelques scènes où l’on comprend que le réel leur pèse.

© Simon Gosselin

La troisième partie, après un second entracte et le démontage du décor dans une même chorégraphie des techniciens, est basée sur le récit de Thomas Bernhard, Extinction, mot-clé qui guide le concept d’ensemble du spectacle, extinction du monde, du couple, de la famille, extinction de l’espèce. La guerre est bien là pour le rappeler et l’aristocratie ne pose aucune limite. Cette partie prend la forme d’une longue narration, en allemand surtitré, remarquablement restituée par l’actrice Rosa Lembeck, – jeune femme qu’on suit de manière discontinue depuis le début du spectacle, et néanmoins sorte de lien entre les parties – dans un monologue acide contre sa famille, sur un plateau dépouillé où se côtoient intimité, violence et rage. Assise sur un tabouret posé sur une estrade, elle est entourée d’une poignée de spectateurs invités à rejoindre le plateau, séquence de théâtre dans le théâtre. Elle se raconte, endossant le rôle de Murau, le narrateur d’Extinction dans le récit de Thomas Bernhard, un riche héritier qui ne côtoyait plus sa famille depuis longtemps, et qui revient au château familial de Wolfsegg, en Autriche, pour enterrer ses parents – son père, ancien membre du parti nazi, sa mère, fervente catholique et maîtresse de l’archevêque Spadolini – et son frère. Il vient d’apprendre leur mort dans un accident de voiture. L’actrice débobine ce monologue, dans un texte plein de rancœur et de réminiscences.

© Simon Gosselin

Par le croisement des textes des grands auteurs qui balisent le spectacle, la littérature autrichienne est à l’honneur et se décode à travers les images montées en direct de la captation vidéo s’affichant en miroir avec les acteurs, sur scène. De courtes séquences prolongent en effet, de l’écran à la scène, le raffinement autant que la barbarie et l’apocalypse à venir, l’intellectualité et les références, la place de l’art et le nihilisme de Thomas Bernhard.

Comme dans ses spectacles précédents, Julien Gosselin pose un geste artistique radical, avec sa compagnie, fondée en 2009, à laquelle se sont joints pour Extinction les acteurs de la Volksbühne Am Rosa-Luxemburg-Platz. Après Les Particules élémentaires, de Michel Houellebeq il y a dix ans ; 2666, roman-fleuve de Roberto Bolaño, fut un marathon de douze heures sur la violence dans nos sociétés ;1993, d’Aurélien Bellanger une traversée sur l’idée européenne ; Le Marteau et la Faucille de Don DeLillo, touchait à l’absurde du monde des affaires ; Le Passé, à travers le portrait d’une femme, faisait déjà celui d’une fin du monde à travers cinq textes de Léonid Andréïev tissés ensemble. C’est toujours une expérience que d’assister à un spectacle de Julien Gosselin, le terrain est escarpé, et il slalome effrontément sur la ligne blanche entre théâtre, cinéma et ici, concert. Son évocation de mondes et de sociétés en décomposition en montre toutes les tensions. Il travaille aux frontières de la transgression artistique, brouillant le rapport scène/salle et questionnant le théâtre.

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2023

© Simon Gosselin

Interprètes : Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Rosa Lembeck, Lotic, Victoria Quesnel, Marie Rosa Tietjen, Maxence Vandevelde, Max Von Mechow – scénographie, Lisetta Buccellato – dramaturgie, Eddy d’Aranjo, Johanna Höhmann – musique : Guillaume Bachelé, Lotic, Maxence Vandevelde – lumière, Nicolas Joubert – vidéo : Jérémie Bernaert, Pierre Martin Oriol – son, Julien Feryn – costumes, Caroline Tavernier – cadre vidéo :  Jérémie Bernaert, Baudouin Rencurel – avec la participation de tous les départements de Si vous pouviez lécher mon cœur et de la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz – Le Théâtre de la Ville-Paris, le Théâtre Nanterre-Amandiers/CDN et le Festival d’Automne à Paris sont coproducteurs de ce spectacle et le présentent en coréalisation..

Théâtre de la Ville/Sarah Bernhardt, place du Châtelet. 75004. Paris – du 29 novembre au 6 décembre 2023, à 19h – tél. : 01 42 74 22 77 – sites : www.theatredelaville-paris.com – www. festival-automne.com – www.nanterre-amandiers.com – Prochaine dates : les 5 et 6 janvier 2024, Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz (Berlin, DE) – les 23 et 24 mars 2024, les Théâtres de la Ville de Luxembourg.

 

Double Infinite – The Bluebird Call

Danse – direction, création et interprétation María Muñoz, Pep Ramis, collectif Mal Pelo – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, Paris.

© Tristan Pérez Martin

Quelqu’un marche dans la neige, filmé de dos, emmitouflé dans une parka à capuche bordée de fourrure. La neige craque sous ses pas. On entend le bruit d’un torrent qui coule. L’image est belle, en noir et blanc, sur un grand écran placé en fond de scène. Tout est paisible. Puis la séquence glisse, très naturellement, sur le plateau. Le personnage est là, face à nous. Il semble sortir d’une longue marche, harassante. On distingue à peine le bout de son visage. Il, est en fait elle, María Muñoz, qui s’élance dans la pénombre sur un tapis de danse auparavant blanc immaculé, placé dans la profondeur de la scène, traversé d’une fine diagonale rouge. Ce sol  s’est couvert de traits de peinture noire, sorte d’écritures et de calligraphies à la manière d’Henri Michaux. « Je suis de ceux, écrit ce dernier, qui aiment le mouvement, qui rompt l’inertie, qui embrouille les lignes, qui défait les alignements…mouvement comme désobéissance… » L’actrice-danseuse se roule dans l’œuvre avec volupté et semble se laisser entrainer dans les éléments de la nature, prolongeant les images précédentes.

© Tristan Pérez Martin

Côté cour se trouve l’espace des musiciens, au début du spectacle, car ils deviennent ensuite mobiles : un violoniste (Joel Bardolet) et un violoncelliste (Bruno Hurtado), portant jupes et chemises noires, la soprano, à certains moments percussionniste (Quiteria Muñoz), vêtue d’un blouson de cuir et pantalon noir. Voix d’une grande amplitude, rythme appuyé, percussions comme un galop. Cette musique live se mêle à certains enregistrements, des voix polyphoniques rejoignent aussi l’ensemble (son Andreu Bramón).

Dans Double Infinite/ The Bluebird Call – Double Infini/Appel de l’Oiseau bleu, à l’image et au geste se joint le poème. Pleins feux sur scène. Devant un micro, María Muñoz, lance des questions en une litanie de pourquoi… dans une conversation tantôt introspective tantôt en dialogue. « J’y suis, Billy. Si je n’étais pas tombée de cheval… » A plusieurs moments le texte prend le pouvoir et elle continue à parler en dansant, avec quelque chose de léger dans le mouvement, comme si elle patinait sur la glace.

Deux grands projecteurs du temps jadis, de lourds Cremer vintage, seront allumés et déplacés par María Muñoz et son complice, Pep Ramis quand il apparaitra, dans une seconde partie du spectacle. Face à face ils contribueront à la recherche de vérité ou agiront comme une poursuite, ou un appareil photo où chacun capture l’autre, son semblable, son double. « Donne-moi un incendie » provoque-t-elle avant de poser sa parka, de mettre un bonnet et un manteau. Comme par magie une lumière rouge apparaît (lumière Luís Martí, August Viladomat).

© Tristan Pérez Martin

Retour sur le tapis de danse, blanc et la fine diagonale de couleur rouge. Le glacier est sur scène. Le monologue, les bribes de dialogue et les imprécations reprennent : « Billy, tu n’es pas venu, les oiseaux non plus… Chaque fois que je trouve un nouveau rêve… Ne nous retire pas le désir… Imagine que le temps court à reculons. » L’écran passe du vert au jaune vif, agressif, en rupture. « Imagine que nous repoussions nos infinis. »

Apparaît l’homme, Pep Ramis, dos au public, assis dans un fauteuil devant le grand écran fenêtre-paysage, qu’il contemple. Il se penche de côté et tombe. Il se relève, tombe et retombe à maintes reprises dans un art de la chute sophistiqué et jusqu’à s’étourdir et ne plus se relever. Il se roule alors sur le tapis de danse devenu forêt en perdition, par projections vidéo de branches d’arbres entremêlées, comme si une tempête l’avait décimée. Il s’y roule et s’y fracasse dans un bruit d’eaux et de tonnerre avant de réussir à prendre la parole, en français. « Il y a une loi, c’est l’amour… Il y en a qui se cachent, d’autres pas. » Homme aux cheveux blancs, barbe blanche portant bonnet et manteau brun, il danse avec légèreté, puis se met en colère, en anglais. Une musique baroque l’accompagne. Sur l’écran il se promène dans un bois, dans la nature. Sur scène, l’homme nous regarde, avant d’être à nouveau déstabilisé, de tomber et retomber. Violon et violoncelle soutiennent son déséquilibre, qu’il mène jusqu’au rire et jusqu’à la crise.

© Tristan Pérez Martin

María Muñoz et Pep Ramis créent des mondes sensibles et magnétiques, mondes d’ombres et de questionnements, de feuilles, de fragilités. « Avez-vous vu l’oiseau bleu ? » demandent-ils.  Ils naviguent entre une question, un vide, une certitude, une prière, quelque chose qui maintienne debout. L’acteur-danseur se perche comme un oiseau. « Un paysage préféré. Des yeux où se voir. Un océan où se perdre. Une odeur familière. Un cri. Une blessure. Une raison pour mourir. Ceci est ma dernière confession » poursuit-il, avant qu’un chant choral ne l’enveloppe.

Ce chant lointain est repris par une image de neige (vídéo Leo Castro), et sur scène par le déplacement d’objets, dans l’attente des oiseaux qui ne sauraient tarder à arriver. Côté cour, en fond de scène, les trois musiciens ponctuent la rencontre entre les deux danseurs-acteurs. Elle, revient. Elle, reproche : « Tu n’as même pas changé les meubles. » Retrouvailles après de longues années, tous les deux face à nous, côte à côte. Elle le touche, le renifle, tous deux semblent gauches, se cherchent, s’effleurent. C’est à la fois tendre et agressif, comme un duo-duel.

Très rythmé, le final débobine et rembobine la vie. « Imagine… imagine… si on avait toutes les saisons en un seul jour… » Elle danse. Il lit un texte. « Tu es qui ?  Je ne me rappelle plus si tu aimes la country… » Perdus de vue, ils se retrouvent. Revient l’image de la chute, c’est elle qui du fauteuil, tombe et retombe. Puis les deux chantent, accompagnés du violoncelle, un très beau moment polyphonique. Les mots s’effacent, ils sont oiseaux…

© Tristan Pérez Martin

Double Infinite – The Bluebird Call interpelle par sa savante simplicité, son ardeur à lancer une bouteille à la mer… de glace, son espérance et sa désespérance, par sa poésie, sa dérision parfois, dans le côté personnel de son langage. Différents champs artistiques y interfèrent, dans la démarche menée par María Muñoz et Pep Ramis depuis 1989, avec le collectif Mal Pelo qu’ils ont fondé. La tension qu’ils créent entre ces univers donne sa fragilité au spectacle en même temps que sa force, par l’absurde et par la narration qu’ils proposent. La danse et le mouvement sur scène, les images sur écran, la musique et la représentation visuelle qu’ils élaborent à travers lumière et scénographie, invitent au voyage.

Brigitte Rémer le 4 décembre 2023

Collaboration artistique Leo Castro – espace sonore Fanny Thollot – collaboration et interprétation musicale Joel Bardolet (violon), Quiteria Muñoz (soprano), Bruno Hurtado (violoncelle) – lumière Luís Martí, August Viladomat – son Andreu Bramón – scénographie Pep Ramis, Adrià Miserachs – costumes CarmePuigdevalliPlantés – vídéo Leo Castro – production Mamen Juan-Torres – gestion et administration Gemma Massó – relations extérieures AnSó Raybaut.

Du 28 novembre au 2 décembre 2023 à 20h, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – et aussi, au Théâtre de la Ville/ Les Abbesses : les 5 et 6 décembre, Pep Ramis, The Mountain, the Truth and the Paradise – les 8 et 9 décembre, María Muñoz, Bach.

Jeanne

© Denis Meyer

Texte et mise en scène Yan Allegret, compagnie (&) So Weiter – spectacle pésenté au Nouveau Gare au Théâtre/NGAT dans une programmation du Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur Seine.

Elle, Jeanne, (Julie Moulier) est accrochée au téléphone, à l’avant-scène, en train de parler avec son compagnon. Elle est dehors, dans un coin de rue, comme en état de sidération.  « J’peux pas, j’peux plus » lui dit-elle quand il lui suggère de rentrer. Lui, Éloi, (Olivier Constant) tente de l’aider, de la convaincre, de comprendre, comme il le tentera tout au long de la pièce : « Tu es sous le choc… »  Le couple ne semble pas en déroute. Il y a deux enfants, Léo et Élise, qu’il faut protéger. Elle, incarne le mal de vivre, elle est en rupture d’avec elle-même, comme foudroyée, des éclats de lumière l’agressent. « J’ai regardé le ciel au-dessus de nous. Le ciel presque blanc. L’immensité du ciel. Je ne suis pas allée travailler. Je ne suis pas allée chercher les enfants. Je ne suis pas rentrée. »

Derrière elle, immobile, passe un Vieil homme étourneau (Yoshi Oïda), figure de la mémoire, qui, d’après Yan Allégret, serait l’écho des anges silencieux représentés par Wim Wenders dans son film Les Ailes du désir. « Et le courant nous emmène. C’est comme l’eau du fleuve » philosophe le Vieil homme étourneau.

© Denis Meyer

Le parcours du spectacle est cet aller sans retour par coups de fil interposés entre Éloi, qui cherche tous les arguments, use de beaucoup de patience et de force de conviction jusqu’à épuisement et elle, qui dérape et ne s’en remettra pas, même si des « je t’aime » s’échangent. « Assise sous les abribus, debout silencieuse près des grands immeubles. Des journées entières à regarder les gens… En moi le silence grandit. » Et elle implore son compagnon de ne pas la joindre. « Quelque chose en moi ne réagit pas » dit-elle.

On la suit dans la ville, dans sa dérive, dans son mutisme, dans son inexpliqué. Elle regarde la nature dans les parcs, entre en contemplation, « Je suis une feuille détachée », s’installe dans un petit hôtel où elle découvre une étrange créature. Celle-ci se présente comme la Fille des marais (Olga Abolina) et répond au nom de Lou Reed. En rupture elle-même d’avec la norme, elle est un ressort dramatique qui décale le huis-clos. Couverte de boues, est-elle un double de Jeanne ou la traduction de son état d’esprit ? Elle se raconte : « Un matin le sol est devenu mou, des herbes se sont mises à pousser. L’air est devenu moite, ça m’a plu tu sais. J’ai continué à travailler, assise sur le lit, mais de moins en moins. Je voyais la chambre se transformer. Je dormais quand je voulais. J’écrivais quand je voulais. Je regardais le marais prendre sa place autour de moi. Et jamais de violence. Tout dans une douceur incroyable. »

© Denis Meyer

Quelques flash-back sur le partage et les beaux moments que Jeanne a passé avec son compagnon, notamment quand elle lui annonçait être enceinte ; la douleur de l’absence, celle des enfants, ses « deux papillons » ; le sonnet de l’enfance sur les espaces de liberté, dont elle se souvient.  Pour elle l’enfance s’est arrêtée là où elle se revoit dans ces quelques jeux de l’enfance. Le silence est devenu sa matière vive.

Avant que le fil ne se rompe entre Jeanne et Éloi, elle décrit ce qui l’entoure, comme « les nuées d’étourneaux et leurs battements d’ailes. » Les lumières du fleuve l’attirent, il y a de la roulette russe dans l’atmosphère : « Je me dirige vers le pont. ». Au fond du désarroi, sur le pont, passe le Vieil homme étourneau qui apporte un peu de vie, sort sa thermos, l’invite à partager un thé et raconte lui aussi l’absence, depuis la mort de sa femme, devenue transparence.

Le rendez-vous manqué avec Éloi ajoute encore à la tension dramatique, son coup de fil à Léo, qui raccroche, ses pas qui la mènent devant le lycée d’Élise. Les enfants qui questionnent leur mère. La prostration de Jeanne, qui s’enfonce, comme une poupée de chiffon, son vertige face à l’appel du vide. « Je perds toutes connaissances. »

© Denis Meyer

A certains moments le duo Jeanne/Lou Reed prend le dessus, même si leurs discours et l’expression de leurs sentiments sont en décalé, elles ont entre elles quelques petits rituels, un certain cérémonial. Comme une musique de nuit qui va s’éteindre, le dernier échange entre Jeanne et Éloi fait monter d’un cran encore le récit dramatique. Il lui dit sa fatigue et sa décision de ne plus l’attendre : « Je suis ailleurs moi aussi. » Derniers coups de pioche dans les jardins secrets de l’un et de l’autre, au bout d’eux-mêmes. « Autour, les gens, la présence, notre présence commune, et nous, éphémères, sans explication. » Tout s’estompe et s’obscurcit. Jeanne passe le seuil de la porte, vers un au-delà mythique ou fantasmé, elle aborde un autre monde. « Au cœur du vacarme, des oiseaux, un grand silence. »

Le spectacle montre les paysages urbains et les marches intenses de Jeanne à travers la ville, les ciels, les déchirements, les nuits blanches devant le fleuve, la quête de soi. La mise en scène et la direction d’acteurs n’alourdissent pas la situation, suffisamment dramatique dans son déroulé. Julie Moulier donne beaucoup de finesse au personnage de Jeanne et Olivier Constant à celui d’Éloi. Leurs positions géographiques sur le plateau les maintiennent à distance, sauf à un moment donné et on avance au gré de leurs conversations téléphoniques. Rien de réaliste dans le jeu, ils réussissent à traduire la complexité du sentiment amoureux et les variations du mal-être. Le Vieil homme étourneau, Yoshi Oïda, sous son apparence granitique, révèle son propre mystère et Lou Reed, la Fille des marais, mi animale-mi-humaine développe son travail d’actrice à partir du corps dans son énergie et sa dégradation.

© Denis Meyer

Simple et efficace, la scénographie se compose d’un sol en bois, d’un seuil de porte mobile, passage entre deux mondes, d’une chaise. Le mur du fond, organique, avec ses aspérités de lichen et de mousse, est comme une faille ; les éclairages du spectacle donnent de l’épaisseur au vide et utilisent le bleu du peintre Yves Klein pour un univers très noir, (scénographie et lumières Philippe Davesne et Yan Allegret). Le plateau, comme un corps vivant, se dégrade et chavire. La création musicale du spectacle est signée de la compositrice, auteure et interprète Demi-Mondaine qui apporte au désarroi des personnages le contrepoint de la scène rock underground dans laquelle elle évolue, avec sa force de vie.

Le texte de Yan Allegret a été lauréat de l’Aide à la création en 2019 et a prêté, en 2022 à l’occasion des Douze Heures des auteurs célébrant l’écriture contemporaine, organisées par Artcena, à la réalisation d’un Autoportraits vidéo en quatre minutes, carte blanche donnée à tous les lauréats. Une belle promotion pour un texte et un spectacle qui le méritent. Par ailleurs France Culture soutient et accompagne l’écriture de Yan Allegret depuis plusieurs années, et a produit la création sonore destinée à la fois à la fiction radiophonique et au spectacle. Une belle entreprise de création collective.

Brigitte Rémer, le 3 décembre 2023.

Avec : Julie Moulier, Olivier Constant, Yoshi Oïda, Olga Abolina – collaboratrice artistique et dramaturge Ziza Pillot – assistante stagiaire Lola La Rocca – son et musique Demi-Mondaine & Mystic Gordon – musique additionnelle Yan Féry et Fabrice Planquette avec les voix de Gabriel Pavie – sénographie et lumières Philippe Davesne et Yan Allegret – collaboration scénographie Al Tatou, Anne Leray, Ziza Pillot – régie Lumière Philippe Davesne – régie son Vivien Chabin – costumes Ziza Pillot et Anne Leray – collaboration artistique pour France Culture Laurence Courtois

Du 22 au 25 novembre 2023, accueilli par le Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur Seine au Nouveau Gare au Théâtre/NGAT, 13 rue Pierre Sémard.  94400 Vitry-sur-Seine – En tournée : 30 novembre, Théâtre du Garde-Chasse, Les Lilas (93) – 9 décembre, La Chartreuse, Centre National des Écritures du Spectacle avec le Théâtre des Carmes, Avignon (84) – 22 et 23 février 2024, Espace Koltès, Scène conventionnée d’intérêt national, Metz (57) – 28 mars 2024, Théâtre de la Tête Noire, Scène conventionnée Écriture contemporaine (45) – 27 avril 2024, Espace Culturel André Malraux / Kremlin-Bicetre (94) – 6 au 11 mai 2024, Théâtre de l’Échangeur / Bagnolet (93)

Le Petit Prince

© Thomas O’Brien

Mise en scène François Ha Van, avec la voix de Philippe Torreton – interprétation Hoël Le Corre – création de magie augmentée Moulla, création graphique Augmented Magic – compagnie Vélo Voléà La Strada/Paris.

Dans nos fondamentaux il y a Le Petit Prince écrit par Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944) qui en a dessiné les aquarelles, et la voix de Gérard Philipe qui en avait assuré un magnifique enregistrement. Autant dire que monter Le Petit Prince, c’est s’attaquer à un grand mythe, et pour le spectateur osciller entre se laisser embarquer et scruter les failles.

La Scala propose une version de l’œuvre, dans une mise en scène de François Ha Van pour une actrice-Petit Prince seule en scène, Hoël Le Corre, et un univers graphique animé. La voix du narrateur, chaleureuse, enregistrée par Philippe Torreton, fait vivre le texte, et ces différents univers – texte, jeu, images – se mêlent harmonieusement. Sous ses airs de conte pour enfants, Le Petit Prince est un texte poétique et philosophique qui se transmet de génération à génération. Saint-Exupéry l’a publié depuis New-York en 1943, en français en même temps qu’en anglais.

© Thomas O’Brien

Le narrateur est aviateur, comme l’auteur. Saint-Exupéry s’est formé en tant que mécanicien dans l’Armée de l’Air puis a suivi des cours de pilotage civil et obtenu son brevet de pilote. Il a ensuite travaillé dans l’Aéropostale avant de devenir pilote de raid, journaliste et reporter. Il est lui-même tombé en panne au milieu du Sahara en 1935, avec son mécanicien et fut sauvé de justesse par des Bédouins. C’est en 1944 au cours d’une autre mission que son avion disparaît, donnant lieu à de nombreuses hypothèses. Quelques morceaux épars de l’avion retrouvés beaucoup d’années plus tard et formellement identifiés montrent qu’il aurait été abattu par un tir allemand.

L’épisode réelle de la chute dans le désert de Saint-Exupéry a sans doute inspiré Le Petit Prince. Son narrateur-aviateur en effet tombe en panne au milieu du désert et tente de réparer le moteur. Apparaît comme un mirage, un petit bonhomme qui d’une voix timide lui demande de dessiner un mouton. Distrait, l’aviateur s’exécute, mais les esquisses ne sont pas à la hauteur des attentes. Le mouton ne doit pas manger les fleurs, il lui faut une muselière. Rapidement, la confiance s’installe entre l’aviateur et le Petit Prince. Ensemble, ils découvrent un puit et les limites de leur existence dans ce désert. « Droit devant soi on ne peut pas aller bien loin » conviennent-ils l’un et l’autre. Et le Petit Prince raconte sa rose, coquette et orgueilleuse, qu’il a quittée pour voyager et découvrir les étoiles et d’autres planètes. Il décrit ces planètes à l’aviateur.

© Thomas O’Brien

Avec lui nous les traversons, joliment illustrées ici par la création d’images numériques (magie augmentée, Moulla, Augmented Magic pour la création graphique), belles et foisonnantes. Avec lui, nous rencontrons les habitants de ces planètes, personnages parfois poétiques, quelquefois politiques, souvent magnifiques : le monarque et le vaniteux, le buveur, le businessman, l’allumeur de réverbères dans sa toute petite planète, le géographe, un aiguilleur, un marchand. Quand il arrive sur terre il fait face à l’absurde, interroge un serpent qui ne répond que par énigmes, croise une fleur misérable, à trois pétales seulement, et apprend de la vie par le renard qui lui explique ce qu’apprivoiser veut dire. Il découvre un champ de roses et comprend que la sienne n’est pas unique, c’est un grand chagrin. Le renard l’introduit alors sur la planète Amitié et lui en explique les mécanismes. « On ne voit bien qu’avec le cœur… L’essentiel est invisible pour les yeux… Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé… C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante. »

Huit jours ont passé et le Petit Prince doit repartir chez lui. Il fait ses adieux à l’aviateur qui termine ses réparations, lui demandant de ne pas s’inquiéter quand il trouverait son corps. « J’aurais l’air d’être mort et ce ne sera pas vrai » lui di-il.

Le Petit Prince apporte beaucoup de fraîcheur en même temps que de la gravité et de la profondeur. Hoël Le Corre, habite ici le personnage et fait le lien avec talent entre la terre et les planètes, et entre les différentes disciplines artistiques qui servent le propos. Elle ne joue pas le Petit Prince, elle réussit à être Petit Prince, avec tendresse et attention à ce qui l’entoure, avec grâce et mobilité, et dans un juste équilibre. Le pari de François Ha Van est donc réussi, d’autant que les illustrations qui accompagnent le récit ont leur personnalité propre.

Brigitte Rémer, le 30 novembre 2023

Avec Hoël Le Corre et la voix de Philippe Torreton – création de magie augmentée Moulla – création graphique Augmented Magic – chorégraphie Caroline Marcadé – création lumière Alexis Beyer – création musicale Guillaume Aufaure – à partir de cinq ans. Le Petit Prince est publié aux éditions Gallimard.

Du 24 octobre au 31 décembre, du mardi au samedi à 11h pendant les vacances scolaires – le dimanche à 11h en décembre – représentation scolaire lundi 18 décembre à 11h- La Sccala, 13 boulevard de Strasbourg. 75002. Paris – site : www.lascala-paris.com – métro : Strasbourg-Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30

Morphē

Texte, mise en scène, scénographie et jeu Simon Falguières – spectacle tout public à partir de huit ans – Compagnie Le K, au Théâtre Paris-Villette.

© Christophe Raynaud de Lage

Simon Falguières entre en scène et se présente, « Pierre, je suis l’acteur » puis il présente ses personnages. Ils sont dans un pays en guerre, quelque part, loin d’ici et dans un petit village de ce pays vit son grand-père, Rezzo. Pour calmer les peurs de sa fille, Macha, Rezzo a construit un théâtre de marionnettes, en bois, sur lequel s’inscrit en lettres lumineuses son nom, La Baleine bleue et il lui montre son dernier spectacle, Morphē.

Pierre – Simon Falguières, seul en scène, se projette dans le temps passé et joue le rôle du grand-père qui raconte à sa fille, qui racontera à son tour à son fils, Pierre lui-même, qui nous raconte aujourd’hui, avec Morphē – la divinité des rêves chez les Grecs – la naissance du monde. Pour faire ce récit, Pierre se métamorphose en clown cosmique-conteur-bonimenteur, magicien et dessinateur, étant tantôt Rezzo, tantôt Macha, tantôt lui-même. Deux acteurs-manipulateurs l’accompagnent pour que la créativité et la féérie de son poème visuel l’emportent sur les canons qui tonnent.

© Christophe Raynaud de Lage

De génération en génération passe l’histoire. Le jour de ses huit ans, Pierre demande à sa mère de lui raconter quelque chose qu’elle ne lui a encore jamais raconté. Macha est actrice, elle aussi. Née en exil, elle avait grandi dans un autre pays que Pierre ne connaît pas. Et elle va lui raconter La Baleine bleue transmettant l’histoire de ce petit théâtre, inventé par le grand-père. « Micro ! Lumière ! » commande l’acteur d’un coup de baguette magique pour devenir Macha transmettant l’histoire familiale et offrant à Pierre et aux spectateurs d’entrer dans le rêve.

« C’était l’hiver… » commence-t-elle « Mon père sort son grand trousseau de clefs de sa poche. Des clefs immenses et dorées digne des clefs d’un château de conte. Mon père ouvre la porte du théâtre et la referme derrière lui. Nous traversons le hall une lampe à la main. Il y a une odeur de bois, de poussière, de cigarettes et de cire. Il y a les costumes, les masques et les marionnettes qui attendant dans l’obscurité des loges et des couloirs. Nous sommes dans le ventre de la baleine bleue… Le ventre du théâtre à l’écart du reste du monde… » Les sons se déforment, les personnages apparaissent et s’effacent, le mimodrame et la magie se mettent en place. Au début la scène est vide, et par le pouvoir du théâtre et de la mémoire, tout au long du spectacle, Pierre la remplit d’objets magiques, de dessins et de mots inventés (accessoires, régie plateau, Alice Delarue).

On entre dans l’irrationnel et l’alchimie, et on perd les références : le tiroir s’ouvre tout seul, le cylindre tourne quand on ne lui demande pas, le fil – d’Ariane – ne se rattrape pas, tout se télescope et s’emballe, un caillou tombe d’on ne sait où, puis une pluie de pavés, une trappe s’ouvre, des objets sortent des murs, la guerre déstructure le monde. Tout est étrange, tout est troublé.

© Christophe Raynaud de Lage

Au commencement était Kaïros, la terre, peuplée d’étranges animaux comme un diplodocus ou un singe qui s’affichent en dessins sur le mur du fond, puis une baleine qui s’articule. L’océan est né de l’humanité, nous sommes nés des étoiles et des animaux marins, d’un émerveillement, il y aura toujours quelqu’un pour le rappeler. La lumière traverse la fenêtre comme en clair-obscur (création lumières Léandre Gans). Puis la mémoire de la petite enfance s’estompe et l’acteur réapparait sans son nez de clown.  « Fais que les étoiles t’entourent. Émerveille-toi ! »

La transmission, le pouvoir et la fragilité de la création face à la grande Histoire, l’art du théâtre, sont à la source de ce spectacle, très visuel, où l’acteur est aussi chef d’orchestre et maître de magie. Seul en scène, Simon Falguières dessine les personnages en s’appuyant sur l’art du clown et du burlesque, auquel  il a été formé, même si ses autres spectacles sont d’une toute autre facture, comme Nid de Cendres, la longue fresque qu’il a écrite et mise en scène, et pour laquelle il a obtenu le Prix Georges-Lerminier du Syndicat de la Critique, en 2023.

Son personnage, Pierre, habillé chic (création costumes Lucile Charvet), construit son univers en dessins, inventions et bricolages, enfermé dans une maison de bois qui ressemble au petit théâtre de son grand-père. Derrière la guerre, il dessine la magie du monde et emplit cet espace vide de ses trésors, donnant vie à Rezzo, le grand-père et à Macha, sa mère. Le spectacle est soutenu par une ligne mélodique et des sons qui assourdissent la guerre, des voix enregistrées, des sons aquatiques et le chant des baleines (création sonore Celsian Langlois).

Morphē est la première création que la compagnie réalise dans le nouveau lieu qu’elle a investi, Le Moulin de l’Hydre, une ancienne filature réinterprétée en fabrique théâtrale, à Saint Pierre d’Entremont, dans le département de l’Orne en région Normandie. La pièce s’en inspire dans sa scénographie et son environnement. Le spectacle a été créé le 3 mai 2023 au Tangram – Scène Nationale Evreux Louviers et poursuit sa route dans de nombreuses villes.

Brigitte Rémer le 27 novembre 2023

Création accessoires et marionnettes, Alice Delarue – création lumières, Léandre Gans – création sonore, Celsian Langlois – création costumes, Lucile Charvet – assistant à la mise en scène, David Guez – régie lumière : Léandre Gans, Lison Foulou – régie plateau Alice Delarue – Roméo Rebiere – régie son Celsian Langlois, Hippolyte Leblanc

Du 19 octobre au 5 novembre 2023 au Théâtre Paris Villette, 211 Av. Jean Jaurès, 75019 Paris tél. : 01 40 03 72 23 – site : www.theatre-paris-villette.fr – métro : Porte de Pantin – En tournée : 21 et 22 mars 2024, au Théâtre du Château d’Eau, scène conventionnée d’intérêt national – 25 au 29 mars 2024 à la Comédie de Caen, centre dramatique national de Normandie – 8 au 13 avril 2024, Transversales, scène conventionnée de Verdun – 3 et 4 mai 2024,  La Mégisserie – centre culturel de Saint- Junien

Yom – Alone in the light

© Léa Rouaud

Concert au Théâtre Jean-Claude Carrière, Domaine d’O/Montpellier, le 10 novembre 2023 – Yom, composition et clarinette, Léo Jassef, piano.

C’est un éblouissant duo qui enveloppe le public, ce soir-là au Domaine d’O, de ses sonorités chaudes. Yom est à la clarinette, Léo Jassef au piano. En un souffle ininterrompu, Yom pénètre le public de ses réitérations et récurrences et construit, dans une complicité absolue avec le pianiste, un long poème dramatique.

Tous deux se connaissent, ils ont enregistré sous label Komos en 2020 Célébration, un album composé d’abord en studio pour fêter la venue au monde du fils de Yom, et qui mêle piano, percussions et clarinette, créant des sonorités bien particulières, en sourdine, douces comme une boîte à musique, à la fois cinématographiques et oniriques. « J’ai passé neuf jours en studio et j’ai utilisé tout ce temps qu’il est très rare d’avoir pour travailler réellement chaque morceau. Je peux dire que c’est mon premier album de compositeur. Comme une célébration. »

© Léa Rouaud

Dès l’âge de cinq ans Yom décidait de la clarinette en écoutant Pierre et le Loup. Il apprend d’abord la flûte à bec à l’école de musique de son quartier puis la clarinette à partir de l’âge de dix ans, au Conservatoire à rayonnement régional de Paris. Il se passionne très vite pour la musique Klezmer qu’il expérimente, dans ses ornementations et improvisations, musique issue des ashkénazes d’Europe orientale et centrale qu’on joue notamment pendant les mariages et festivités religieuses, dans laquelle il se reconnaît une part d’hérédité,

Tout en jouant avec des formations diverses, Yom creuse son sillon en solo et fait des pas de côté au gré de ses rencontres. Son album Unue – qui signifie Espérance, en espéranto, était sorti en 2009. C’est un album de complicités musicales où il joue en duo avec des musiciens tels que Denis Cuniot, spécialiste de musique Klezmer, Wang Li spécialiste de guimbarde et de flûte à calebasse, Ibrahim Maalouf, bien connu à la trompette, Farid D guitariste, et d’autres encore.

Il y eut ensuite, entre autres, Le Silence de l’exode, musique ininterrompue déjà, qui avait existé d’abord sur scène lors d’un concert donné à la Dynamo de Banlieues bleues, en septembre 2012. Yom le relie à son histoire personnelle et familiale, à sa propre « fantasmagorie généalogique, l’exode du peuple juif à la sortie d’Égypte il y a 3300 ans… car l’humanité est faite d’exodes, d’épopées, d’odyssées » poursuit-il. Trois instruments l’accompagnaient, une contrebasse (Claude Tchamitchian), un violoncelle (Farid D) et des percussions – zarb, daf et bendir (Bijan Chemirani).

© Léa Rouaud

Yom poursuit sa route et descend vers le sud, se rapprochant de la Turquie aux sonorités plus profondes et plus graves. Dans son dernier album, Alone in the light, produit par Planètes Rouges en décembre 2022, avec Léo Jassef et Julien Perraudeau, ingénieur du son en même temps que musicien, il part à la rencontre de ses ancêtres, « des multitudes tapies dans l’ombre de l’Histoire qui laissent en chacun de nous une particule de présence, qui nous construisent et qui parfois s’expriment avec ou à travers nous » dit-il. Au gré de ses arpèges en souffle continu il navigue entre vibrations, éruption et exploration et passe de la lumière tranquille aux fulgurances, qu’il lance avec passion.

Au carrefour de géographies et d’influences musicales multiples – classique, contemporaine, jazz, de tradition orientale – Yom poursuit sa conversation poétique avec Léo Jassef, dans la symbiose de leurs instruments, pour le plus grand plaisir et l’émotion du public du Domaine d’O, ce soir-là. Comme un voyage initiatique, son nocturne éclairé a quelque chose de sacré et de contemplatif, il est pure énergie, concentration et lyrisme.

Brigitte Rémer, le 22 novembre 2023

Concert au Domaine d’O de Montpellier, le 10 novembre 2023, 178 Rue de la Carrierasse, 34090 Montpellier –  tramway ligne 1, arrêt Malbosc, Bus, ligne 24, arrêt Galéra – tél. : 04 48 79 89 89 – site : www.domainedo.fr – en tournée, le 27 novembre, au Théâtre de l’Athénée, Paris – 7 et 8 décembre, La Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc (22) – 15 décembre, Le Triton, Les Lilas  – L’album Alone In The Light, est sorti le 13 octobre 2023, label Planètes Rouges.

Le Mythe de Sisyphe

D’après l’œuvre d’Albert Camus – adaptation et interprétation Pierre Martot – collaboration artistique Jean-Claude Fall – compagnie Pierre Martot/Théâtre de Sisyphe, au Lavoir Moderne Parisien.

© MhLeNy

Le Mythe de Sisyphe est un essai publié en 1942 par Albert Camus, qui s’inscrit dans le « Cycle de l’Absurde » ainsi que son roman L’Étranger publié la même année, et deux pièces de théâtre, Caligula et Le Malentendu, deux ans plus tard. Né en 1913 dans le département de Constantine, en Algérie, Camus, tout au long de son œuvre – pour laquelle il obtient le Prix Nobel de Littérature, en 1957- s’interroge sur le sens de l’homme dans un monde inintelligible où l’âme a disparu, et sur l’absence de Dieu. Il reprendra ces mêmes interrogations dix ans plus tard, avec la publication de L’Homme révolté qui, avec Les Justes et La Peste, terminera son « Cycle de la Révolte. »

C’est un seul en scène qui est proposé par Pierre Martot. L’acteur apparaît dans l’aire de jeu par la salle. Pour point de départ et comme dans l’essai, c’est sur le suicide qu’il devise, prenant le public à partie. « Se tuer, c’est avouer que ça ne vaut pas la peine… » et cela montre, dit-il, le caractère dérisoire de la vie ordinaire, entre inutilité et souffrance. Il en cherche les causes et les questionne « car enfin, il s’agit de mourir… » Il nomme la routine, la lassitude et le pire ennemi de tout, le temps. Il nomme l’inhumanité de l’homme en reconnaissant : « Au fond de toute beauté, git l’inhumain. » Dans l’étrangeté qu’il évoque et l’hostilité millénaire du monde, plutôt que le suicide, Camus défend la révolte.

© MhLeNy

Dans l’espace vide du Lavoir Moderne Parisien aux murs de pierres qui, à elles seules, parlent, un bureau et un micro devant lequel se pose parfois l’acteur-écrivain dans son itinéraire labyrinthe. Une faible ampoule pend du plafond. Plus loin un micro sur pied. Ce clair-obscur convient bien au combattant de l’absurde auquel l’acteur prête vie, avec beaucoup d’expressivité. « Pour toujours je serai étranger à moi-même et à ce monde. » L’évocation par Camus de l’absurde face à sa propre image, relayée par l’acteur, donne du grain à moudre au spectateur. Pour Camus, le suicide est acceptation et résout l’absurde, il offre de mourir irréconcilié, c’est en même temps une méconnaissance. La mort est là, comme seule réalité, les jeux sont faits et il n’y a plus de lendemains.

© MhLeNy

Sur scène, Pierre Martot – qui a aussi réalisé l’adaptation de l’essai, pour une première fois proposée au théâtre par un acteur seul en scène – après le traitement du raisonnement absurde qu’il vient de mettre en espace et en volume, parle de l’homme absurde avant d’aborder la création absurde, troisième partie de l’essai, et de clôturer avec le mythe de Sisyphe, qui ferme aussi l’ouvrage. Il se déplace d’un point à l’autre de l’espace scénique, tantôt inquiet, tantôt en colère, toujours en recherche, toujours convaincant. Se parle-t-il à lui-même, s’adresse-t-il à Dieu l’inexistant, apostrophe-t-il le public ? Il ressasse, dans un monde peu raisonnable et très inflammable, réitère là où l’homme a désappris d’espérer, insiste, au-delà de l’intelligence, sur le chaos de tous côtés et jusqu’en soi. Et dans cette vie sans consolation ouvrant sur l’effondrement et le néant, il s’enflamme. « Je sais ce que veut l’homme. Je sais ce que le monde lui offre », poursuit-il.

© MhLeNy

C’est un texte sans filtre que porte Pierre Martot-Albert Camus, comme un lion en cage et dans sa soif d’absolu. Camus, le philosophe, parfois se réconcilie à la vie, notamment par les arts, « le verbe, l’art, la musique, la danse ont quelque chose de divin » dit-il, même si les oeuvres sont éphémères. Car il s’agit de vivre. Il s’interroge sur la place de l’œuvre d’art et évoque Goethe dans son expérience du temps, déclarant : « Mon champ c’est le temps. » Il nomme, pour penser le plateau, plusieurs héros de théâtre comme Iago, Alceste, Gloucester ou Sigismond, Phèdre comme héroïne, reprend les mots de Camus parlant de l’acteur dont le corps est roi, l’acteur comme voyageur du temps, voulant tout atteindre et tout vivre, se perdant pour se retrouver. Voyageur, Pierre Martot l’est aussi devant nous et nous fait voyager. « Il y a ainsi un bonheur métaphysique à soutenir l’absurdité du monde » insiste-t-il en référence à Dostoïevski. « De toutes façons, il s’agit de mourir à la scène et au monde » renchérit-il.

Debout devant le micro, l’acteur s’embrase dans les mots de l’auteur, en reconnaissant le créateur comme le plus absurde des personnages, même si créer c’est vivre deux fois et que c’est aussi donner une forme à son destin. Il revendique les chemins de la liberté, s’insurgeant contre la mort, suprême abus. Sisyphe, « condamné par les dieux à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids » devenu héros absurde malgré lui par ses passions et son tourment, dans ce travail inutile et sans espoir. « Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. » Tout n’est pas épuisé pourtant. Il n’y a pas de soleil sans ombre reprend l’acteur, qui fait un rappel à la conscience. Porteur de nuit, l’homme, toujours en marche, se retourne sur sa vie et sait qu’il restera pourtant dans le noir. « Nous finissons toujours par avoir le visage de nos vérités. »

Par sa formation en psychologie clinique et pathologique, Pierre Martot s’intéresse aux paysages intérieurs. Acteur depuis 1986 après s’être formé auprès de Philippe Adrien, Jean-Claude Fall, Ariane Mnouchkine et John Strasberg, il a tenu de grands rôles du répertoire tragique et joué dans les pièces d’auteurs classiques et contemporains, sous la direction de divers metteurs en scène. Et comme il est dit dans le spectacle « l’éternité n’est pas un jeu » et l’aventure du spectacle a quelque chose de déchirant dans son introspection. Cette invitation à réflexion sur la question du sens, prise dans le mouvement du spectacle que conduit Pierre Martot, amène le spectateur à une expérience sensible dans ce lieu d’exploration et d’épuisement qu’est le théâtre.

Brigitte Rémer, le 24 novembre 2023

D’après Le Mythe de Sisyphe, d’Albert Camus, publié aux éditions Gallimard – adaptation et interprétation Pierre Martot – collaboration artistique Jean-Claude Fall – assistanat, Baptiste Meilleurat – régie générale, Mathieu Rodride.

Vu le 29 octobre 2023, au Lavoir Moderne Parisien, 35, rue Léon, 75018 Paris – métro Château Rouge, Barbès Rochechouart – tél. : 01 46 06 08 05 – site : www.lavoirmoderneparisien.com – programmé le 25 novembre à 19h, au Moulin d’Andé, 65 rue du Moulin 27430 Andé – site : ww.moulinande.com – tél. :  02 32 59 90 89 – Tournée en cours.

Luz

Adaptation du roman d’Elsa Osorio, Luz ou le temps sauvage, et mise en scène de Paula Giusti, compagnie Toda Vía Teatro, au Théâtre du Soleil/Cartoucherie de Vincennes.

© Rodolphe Haustraete.

C’est une plongée dans l’histoire sombre de l’Argentine, à travers les interrogations de Luz sur sa famille, (Luz signifie Lumière ! et dans ce cas, Vérité) elle nous prend à témoin. Née en 1975 pendant la dictature, la jeune femme est brutalement saisie d’un doute sur ses origines quand elle met au monde son propre fils. Elle a vingt ans et se lance alors à la recherche d’elle-même et de son identité.

À partir du roman d’Elsa Osorio – née en 1952 à Buenos-Aires – roman dense et complexe avec ses allers et retours dans le temps, Paula Giusti transpose la démarche du metteur en scène dans sa recherche de création pour l’énonciation d’un sujet et sa transformation en objet théâtral. Elle est, dans le spectacle, cette metteuse en scène en train de façonner son histoire par des jeux de miroirs, accompagnée d’un musicien, six comédiens et six marionnettes.

© Rodolphe Haustraete.

L’histoire de Paula Giusti se superpose à celle d’Elsa Osorio, l’auteure. Elle en dit les analogies : « Je suis née en Argentine en 1975, dans la ville de Tucumán où le militaire Antonio Domingo Bussi a été d’une efficacité redoutable pendant la dictature… » Dans le pays, 30 000 disparus, dont un certain nombre ont fait partie de ce qui s’appelait les vols de la mort, jetant les prisonniers dans l’océan depuis la porte d’un avion, 15 000 fusillés, 9000 prisonniers politiques, 500 bébés volés dont seulement 130 connaissent aujourd’hui leur véritable filiation. Autant dire que l’Histoire n’est pas close et que des procédures sont toujours en cours. Tous les Argentins, depuis ces années de dictature militaire – qui se sont étendues de 1976 à 1983 – vivent avec ce mot Desaparecidos, comme symbole du vol d’enfants nés en captivité, et symbole d’absence quant à leurs mères.

Luz, qui a quitté l’Argentine à l’âge de vingt-cinq ans, remonte le fil de l’Histoire, qu’elle découvre par fragments, en Espagne, aux États-Unis et sur place en Argentine, et comprend que sa mère, détenue politique, avait accouché en prison d’une petite fille destinée à la famille d’un des tortionnaires, appelé La Bête. Une seule personne connaît ses origines, c’est Miriam, la compagne de ce tortionnaire qui avait en charge de veiller sur la mère et le bébé à son domicile avant de remettre l’enfant à la famille d’adoption. Or Miriam se lie d’amitié avec sa prisonnière et, à ses risques et périls, l’aide à s’enfuir, s’engageant à veiller sur l’enfant et à récupérer son acte de naissance. Luz se lance alors à la recherche éperdue et éprouvante de sa mère, en recoupant les indices et les témoignages, et en saisissant les associations susceptibles de lui apporter des éléments de vérité, dont lesAbuelas de la Plaza de Mayo/Les Folles de la Place de Mai, à Buenos Aires. Refaisant le chemin de l’enfance, elle remet aussi en cause sa famille adoptive.

© Rodolphe Haustraete.

À ses côtés, Eduardo, le père adoptif, au début complice du mensonge dans lequel Luz a grandi et qui, quand il décide de regarder la réalité en face et de la lui révéler alors qu’elle a sept ans, est assassiné ; Mariana, sa mère adoptive à qui le mensonge convient ; Carlos, son père biologique, exilé politique en France et qui aura du mal à reconnaître sa fille et se trouvera ébranlé de découvrir son statut de père et de grand-père, alors qu’il avait décidé de couper tout lien avec son pays d’origine ; La Bête, tortionnaire exécutant les ordres du pouvoir militaire et essayant de tirer profit de la situation en offrant un bébé à sa femme, Miriam, qui ne peut en avoir ; elle,  ancienne prostituée ayant reçu peu d’éducation mais qui sait ouvrir les yeux sur la réalité et s’exposer, en aidant Liliana la mère de Luz, avant de s’enfuir à son tour et de rencontrer la jeune femme, qui n’aura eu de cesse de la chercher. Miriam lui fera récit de ses origines.

© Rodolphe Haustraete.

Dans cette chronique des années noires, des marionnettes complètent la distribution : les grands-parents de Luz, le Général Dufau et sa femme Amalia, qu’elle porte dans son sac à dos ou qui apparaissent dans une valise, le poids de la mémoire ; la mère biologique de Luz, Liliana, depuis longtemps disparue car assassinée, représentée par une tête qui prend vie à travers le corps de plusieurs comédiens ; Luz bébé, un petit paquet qui passe de mains en mains ; le médecin accoucheur, Murray ; Jorge Rafael Videla, le dictateur qui s’est emparé du pouvoir à la tête d’une junte militaire, en 1976 et y restera jusqu’en 1981, passant ensuite le relais à Roberto Eduardo  Viola.

Les tréteaux se dressent au début du spectacle et le dialogue s’installe entre la metteuse en scène, assise côté public et les acteurs. La troupe arrive, les personnages se présentent. « Je meurs dans la seconde partie » annonce celui qui sera le père adoptif de Luz. « Vous êtes ? » demande l’un, « Miriam » répond l’actrice. Les interactions entre personnages et marionnettes se construisent. Quand Luz rencontre son père biologique dans un café, et qu’il ne la reconnaît pas, elle le ramène à la réalité de la mi-novembre 1976 : « On a détruit nos maisons, on a volé nos enfants. » La scène se rejoue et sur la nappe-écran se projettent des images d’actualité de l’époque, témoignant de l’horreur. Et elle amorce l’histoire de Miriam et de La Bête, son mari tortionnaire qu’elle disait « un peu ballot mais brave » et qui lui avait promis le bébé d’une « subversive », un bébé-cadeau… Et Luz raconte, le cadavre de sa mère qu’on lui a finalement montré et dont on a confirmé l’hérédité par les analyses ADN mises en place depuis la fin des années 80, la fuite de Miriam, sa rencontre avec Luz et son petit garçon. L’émotion est présente à toutes les étapes du récit, mis en images, et jusqu’à la fin quand son père passe outre son amnésie et redonne son identité à l’absente, la mère de Luz, Liliana Ortiz.

© Rodolphe Haustraete.

Le spectacle est accompagné, sous différentes formes, des interventions du musicien Carlos Bernardo, guitariste, compositeur et multi-instrumentiste, entre bruitages, berceuse et orchestrations qui soulignent la gravité du sujet et la tension des personnages. Tous sont acteurs aux mains nues ou donnant vie à un personnage-marionnette qui brouillent les pistes des identités, collant ainsi au sujet, se dédoublent et se démultiplient, reflétant la complexité de l’adaptation du roman. Et par ce biais du théâtre dans le théâtre, Paula Giusti et sa troupe abordent de manière frontale et précise cette douloureuse question de la disparition et des traces, où se rencontrent la mémoire individuelle et la mémoire collective.

C’est avec la création du spectacle Autour de la stratégie la plus ingénieuse pour s’épargner la pénible tâche de vivre, que la compagnie Toda Vía Teatro voit le jour, en 2005, autour de Paula Giusti. Créé en Argentine, ce spectacle avait valeur d’introduction subjective et ludique à la vie de Fernando Pessoa, à partir de son œuvre. Paula Giusti crée ensuite en 2008 Le Grand cahier, d’Agota Kristof ; en 2015, Le Révizor, de Gogol ; en 2019, Le Pain nu, d’après Mohamed Choukri, ainsi que L’affaire méchant loup, pour jeune public ; en 2020, Des histoires qui changent le monde, contes et chansons données en plein air pour braver le Covid. Luz a été créé en mars 2023 et vient de se poser quinze jours au Théâtre du Soleil,

Toda Vía Teatro reprend la route, alors que l’Argentine – qui semble « avoir une faculté d’oubli » comme le dit le texte – vient d’élire à sa tête un dangereux ultra-droite et qu’on reste dans le vide. « À quoi ça sert de savoir ? » posait l’un des personnages, avec inquiétude…

Brigitte Rémer, le 25 novembre 2023

Avec les comédiens-manipulateurs : Dominique Cattani, Larissa Cholomova, Pablo Delgado, Laure Pagès, Florian Westerhoff et Armelle Gouget – musique sur scène/composition originale Carlos Bernardo – assistance à la mise en scène Pablo Delgado – stagiaire assistante de création d’accessoires et de décors Léane Coutelier – régie générale et lumières Florian Huet – Le roman Luz ou le temps sauvage d’Elsa Osorio est publié aux éditions Métailié.

Du 7 au 26 novembre 2023, du mardi au samedi à 20h dimanche à 16h, au Théâtre du Soleil, route du Champ de Manoeuvre. M° Château de Vincennes, puis navette ou bus 112 – site : theatredusoleil.fr – réservations 06 68 62 42 64 – Prochaine représentation, le 30 novembre 2023 à L’Archipel de Fouesnant- Les Glénan (29).

Exit Above

© Anne Van Aerschot

D’après La Tempête, de William Shakespeare – chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker – musique Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin – au Théâtre de la Ville/Sarah-Bernhardt, dans le cadre du festival d’Automne.

La cage de scène est grande ouverte montrant ses nouveaux équipements. Sa hauteur est imposante, de nouvelles passerelles, escaliers et ponts s’entrecroisent au plafond. Les panneaux acoustiques qui avaient fait leur temps ont été remplacés par des murs et dégagements techniques de couleur noire. La salle Sarah-Bernhardt du Théâtre de la Ville, toujours aussi impressionnante, a infléchi sa courbe. On retrouve ce lieu qu’on a toujours aimé et Anne Teresa de Keersmaeker le met en valeur. Un danseur aux figures multiples de break dance (Solal Mariotte) frappe dans les mains nous permettant d’apprécier la qualité sonore de la salle.

© Anne Van Aerschot

Sur le sol noir de la scène, s’entrecroisent des figures géométriques décalées et en couleurs. Quatre guitares sont alignées, côté jardin, et la musique ponctue les deux histoires qui se croisent, celle de La Tempête de Shakespeare et celle du blues, à l’origine des musiques d’aujourd’hui. Walking Blues enregistré en 1936 par le musicien Robert Johnson qui a influencé les générations suivantes, est une source d’inspiration. Jean-Marie Aerts, musicien et producteur, joue des musiques pop et blues en live et se mêle aux danseurs, il est aussi en duo avec Meskerem Mees, autrice-compositrice-interprète flamande d’origine éthiopienne, éblouissante chanteuse à la voix douce, d’une grande évidence et simplicité dans sa présence et sa façon de se mouvoir et qui fait fonction de narratrice. Elle établit ainsi le lien entre tous, imprimant à la chorégraphie un mouvement de ballade musicale. Carlos Garbin, danseur de Rosas, la troupe d’Anne Teresa de Keersmaeker, qui a appris la guitare et s’est passionné pour le blues, est le troisième auteur de la création musicale, il est aussi danseur.

Le groupe entre, guidé par une voix : Go walking ! Let’s go for a walk!, selon la chorégraphe « la marche est la ligne de base du mouvement. » Deux hommes portent avec élégance une longue jupe noire. Rythmes, respirations. Une étoffe de soie argentée vole au vent, poussée par une soufflerie que pilote un danseur, comme en pleine tempête, à la barre d’un navire. On entre chez Shakespeare. Les danseurs jouent avec ce nuage qui passe et s’enroulent dedans. Apparaît la figure de l’ange dans la représentation de Paul Klee, Angelus Novus, à partir d’un texte de Walter Benjamin, Sur le concept de l’histoire : « Ce tableau représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard… Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Ici, par ce tissu fluide et d’argent, un ange passe.

© Anne Van Aerschot

Des silences, des suspensions et des arrêts, des ondulations et des balancements, tout est mouvement. Le collectif est présent dans son hétérogénéité et du groupe se détachent des solos, duos et trios. Meskerem Mees glisse avec grâce sur la scène et conduit l’ensemble, avec le guitariste. Lent, rapide, accélérés. Tremblements et sifflements d’oiseaux et autres corbeaux. Quelques changements de costumes à vue, le solo d’une danseuse en robe rouge, discrète, mais bien là dans son élégance, la musique électronique, le chant, tout est dépouillé. Deux danseurs aux jupes blanches tournent. Ils entrent et sortent, engagent un geste, changent de partenaires. Au centre le micro tourne comme un lasso, le tonnerre approche. Noir. Poursuite. Rond de lumière, contrejour, voix, guitare.

La narratrice-chanteuse et musicienne revient jouant du saxophone, elle traverse la lumière. Des sons discontinus relaient le chant. « Aujourd’hui je suis né. I can’t do. Nothing. J’entends encore l’océan. » Un texte aux inflexions expressives est repris en chœur. Feux de détresse, rondes, marche avant, arrière, sauts, farandoles, jeux, accélération. Meskerem Mees danse au son de la batterie. Il y a des moments d’explosion et de perte de gravité avant que les choses ne se délitent, que les hommes ne jettent leurs chemises comme des naufragés et que tout se déchaîne. Soudain une fumée recouvre le plateau, sorte de napalm et comme une fin du monde. La scène se métamorphose, la mort et la violence s’invitent. Tout espoir s’efface. Seul le musicien reste debout. L’ensemble est comme un champ de bataille, une sorte de charnier. Il n’y a rien à voir, rien à faire, seule la mort… On est dans l’aujourd’hui. « Emmène-moi ! » Meskerem Mees est touchée, on la porte comme pour l’ensevelir. « Partez ! » Les danseurs s’immobilisent, la musique est forte. Ils se remettent en mouvement, reprennent leur marche, puis tout se suspend. Ils sont en ligne et nous regardent, ils amorcent un mouvement d’ensemble, lancinant.

Dans Exit Above, pièce créée l’été dernier au Festival d’Avignon, Anne Teresa De Keersmaeker explore les relations entre la danse et la musique, comme elle le fait depuis les années 80 dans les chorégraphies qu’elle signe. De Steve Reich à Jean-Sébastien Bach ou Mozart, des musiques du Moyen-Âge au jazz, elle explore toutes les formes musicales. Ici le blues est à l’honneur et terrain d’expérimentation, par la présence et le grand talent de la toute jeune Meskerem Mees – née à Addis-Abeba, qui vit et travaille en Belgique et a publié son premier album, Julius, en 2021 ; qui a joué dans plusieurs festivals dont le Montreux Jazz Festival et obtenu différents Prix – par les interventions en composition et interprétation à la guitare de Jean-Marie Aerts, né à Bruges et qui est aussi producteur studio et celle de Carlos Garbin, né au Brésil, également danseur et assistant artistique dans différentes productions, dont l’opéra.

Anne Teresa De Keersmaeker accompagne ses recherches chorégraphiques d’incursions dans le monde social et notre environnement. Ses figures géométriques obsessionnelles sont ici dessinées au sol comme une configuration incertaine du monde, une carte troublée et qui s’efface  Fidèle à son travail, le Théâtre de la Ville le présente dans toutes ses créations chorégraphiques, depuis 1985.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2023

© Anne Van Aerschot

Créé avec et dansé par Abigail Aleksander, Jean Pierre Buré, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos, Rafa Galdino, Carlos Garbin, Nina Godderis, Solal Mariotte, Meskerem Mees, Mariana Miranda, Ariadna Navarrete Valverde, Cintia Sebők, Jacob Storer – musique, Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin – musique interprétée par Meskerem Mees, Carlos Garbin – scénographie, Michel François – lumière, Max Adams – costumes, Aouatif Boulaich – direction des répétitions, Cynthia Loemij, Clinton Stringer – texte et paroles Meskerem Mees, Wannes Gyselincktexte d’ouverture Über den Begriff der Geschichte, Thèse IX, de Walter Benjamindramaturgie Wannes Gyselinck direction des répétitions Cynthia Loemij, Clinton Stringer – coordination artistique Anne Van Aerschot – assistanat à la direction artistique Martine Lange – administration de tournée Bert De Bock – direction technique Freek Boey – assistanat à la direction technique Jonathan Maes – régie plateau Jonathan Maes, Quentin Maes, Thibault Rottiers – régie son Alex Fostier – direction costumes Emma Zune assistée de Els Van Buggenhout – habillage Els Van Buggenhout – couture Chiara Mazzarolo, Martha Verleyen.

Du mercredi 25 au mardi 31 octobre, lundi au samedi à 20h, relâche dimanche – Théâtre de la Ville/Sarah-Bernhardt, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – métro Châtelet-RER : Châtelet-Les Halles – tél. : 01 42 74 22 77 – Suite de la tournée : Du 29 novembre au 2 décembre 2023 De Singel (Belgique) – 27 février 2024 CC Hasselt (Belgique) – 6 mars 2024 Theater Rotterdam (Pays-Bas) – 15 mars 2024 Le Cratère Scène nationale d’Alès – 19 mars 2024 Scène nationale d’Albi – 22 et 23 mars 2024 Le Parvis Scène nationale de Tarbes – 26 mars 2024 Scène nationale Grand Narbonne – 5 et 6 avril 2024 Opéra de Lille – 26 et 27 avril 2024 Teatro Central de Sevilla (Espagne) – 19 mai 2024 Teatro del Canal de Madrid (Espagne) – 12 et 13 novembre 2024 Sadlers Wells (Royaume-Uni).

Par autan

© Jean-Pierre Estournet

Mise en scène et scénographie François Tanguy, Théâtre du Radeau – au T2G Théâtre de Gennevilliers/Centre dramatique national, dans le cadre du Festival d’Automne.

François Tanguy s’est éclipsé en décembre 2022. Il avait créé Par autan quelques mois auparavant, le 17 mai, au Théâtre des 13 Vents, de Montpellier. Sa troupe du Théâtre du Radeau poursuit la route, pour le partage de cette dernière création, sous sa signature.

C’est par temps de grand vent que s’écrit le spectacle à partir d’un canevas de textes de sources différentes qui se construisent en séquences, s’enchâssant les unes dans les autres : textes de Robert Walser, dont La Sonate, Réclame et Tableau vivant ; Shakespeare avec Hamlet, Le Roi Lear et Richard III ; Dostoievski, des Frères Karamazov et du Petit oignon ; Tchekhov, La Mouette et La Noce ; Kafka avec A.Gottfried Kölwel et Le Journal ; Kleist, La Cruche cassée et son mythique  Prinz von Homburg. Sont aussi présents les poètes T.S. Eliot et Luis de Góngora, le philosophe Kierkegaard, Mendelssohn par sa chanson Abschiedslied der zugvögel. Autant dire qu’on traverse les siècles, les univers et les styles. À chaque texte sa musique, de Schubert à Grieg, de Mahler à Stockhausen, d’Hindemith à Dusapin. Plus de vingt-cinq textes et autant de partitions, autant d’images proposées par François Tanguy.

© Jean-Pierre Estournet

La première séquence retient son souffle sur un magnifique texte de Robert Walser, dit en voix off : « Dans une grande ville, une cour éclairée par la lune. Au milieu de la cour, une caisse en fer. Une partie chantée qui vient de l’intérieur et qu’on entend jusque dans la salle de spectacle… » La scène est encombrée de rideaux et paravents, de fenêtres opaques et d’objets de guingois. Une grande table en bois, quelques planches aux rôles multiples, des chaises en formica, du kitsch, tout comme l’élégance décalée des personnages, ils sont six, assis ou presque, à nous regarder. Derrière la cloison, un pianiste et son instrument. Les tréteaux sortis, on entre dans ce voyage des comédiens où François Tanguy joue de l’hétéroclisme, du contrepoint, du paradoxe.

Apparaît le patron du Cabaret de la Montagne, sorte de géant de la montagne venant encaisser les trente pfennigs d’entrées dans son établissement sur fond de bruitage et pépiements d’oiseaux. Une jeune femme danse. « Applaudissez bien fort, même si vous n’avez pas aimé » demande-t-il. De ce Cabaret, aux nymphes du Lac Léman qui s’en sont allées, signées du poète Eliot, il n’y a qu’un pas. Derrière une immense vitre opaque se déposent des personnages. Kantor n’est jamais très loin. Une cantatrice devant un rideau de scène-toile à matelas se donne un air ; à son chant solo succède un chant choral, apportant son relief, repris en off par un chœur puissant. Passent un Écossais en vêtements de là-bas, un Tyrolien tout aussi exotique, un berger. Les cloches du troupeau résonnent dans la vallée. « A cet instant vous avalez vous-même une gorgée de votre lait des Alpes qui a encore la tiédeur du pis… »

© Jean-Pierre Estournet

Soudain la gifle du vent d’autan s’abat violemment sur scène, étoffes et personnages volent et s’envolent. Arrive la pluie, une femme tente une traversée, une paysagiste portant sa toile dans les bras. « Les jours de pluie, le froid et le vide sont épouvantables. La campagne donne le frisson. » Tous les dérèglements et les anachronismes se croisent. L’un porte un chambranle de porte, l’autre hausse la voix mais personne ne l’entend, une cloison disparaît et déstructure la maison. Chapeaux extravagants, grimages, fausses barbes. « C’est comme si le va-et-vient entre le général et le particulier se déroulait sur une vraie scène de théâtre, alors que la vie en général ne serait inscrite que sur le décor du fond » remarque Kafka. Monté sur la table, Kierkegaard s’illumine oscillant entre divin et diabolique, et esquisse la légende d’Agnès et le triton. On se croirait chez les dadaïstes.

© Jean-Pierre Estournet

Passe par là le Prince de Hombourg, portant avec fierté le costume de son époque, à faire pâlir de jalousie l’assemblée. Il déclame quelques strophes en langue allemande : « Nun, o Unsterblichkeit, bist du ganz mein ! Du strahlst mir, durch die Binde meiner Augen, Mit Glanz der tausendfachen Sonne zu ! » (Maintenant, ô immortalité, vous êtes tous à moi ! Tu brilles sur moi à travers le bandeau de mes yeux, Avec la splendeur du soleil mille fois !) Puis s’avance la mariée de La Noce sur fond de grondement de tonnerre. « Je vous aimais… » dit-elle. De La Noce à La Mouette Tchekhov rôde, « On étouffe, il va y avoir de l’orage cette nuit… » Le dispositif scénique s’est ouvert laissant voir le pianiste et donnant une perspective et une profondeur de champ. À nouveau une rafale de ce vent d’autan, le vent des fous, qui empêche de dormir la nuit, soulève les nappes, les esprits, les tables et les bancs. « Les anges n’ont pas besoin d’espoir » poursuit Walser avant que Richard III n’abatte son épée et que Dostoïevski ferme la danse : « Tu ne vas quand même pas partir mon petit Aliocha ! Qu’est-ce que tu fais de moi ? Tu m’appelles, tu me déchires, et ça recommence, cette nuit ça recommence, je reste seule ! » Le rideau se tire sur un clair-obscur à la Rembrandt où disparaissent ces personnages archétypes.

La poétique de François Tanguy, dans Par autan comme dans l’ensemble de son œuvre, engage son art de l’invention à la manière de l’Arte Povera. Il invente des mondes à partir d’objets banals réinterprétés, du rapiècement des meubles, rideaux et morceaux de bois, du bric et du broc tant dans l’environnement scénique que dans les costumes, les éléments sonores et les textes, construits en paraboles vers un infini qu’il touche aujourd’hui. Le travestissement, l’humour, le gai savoir, l’extravagance, l’hybride et le dépareillé, l’éclectique et l’hétéroclisme sont à la base de son travail où des lambeaux de personnages se disputent le leadership. Son cabinet de curiosités s’est enrichi au fil des spectacles et de la créativité qu’il suscitait chez les acteurs, au Théâtre du Radeau où il officiait depuis 1982. Ses mises en scène ont souvent été présentées par le Festival d’Automne et un hommage lui a été rendu à Gennevilliers le 18 novembre, moment de partage avec sa troupe. Météo de gros grain dans le paysage théâtral, comme un vent d’autan.

Brigitte Rémer, le 19 novembre 2023

© Jean-Pierre Estournet

Avec : Frode Bjørnstad, Samuel Boré, Laurence Chable, Martine Dupé, Erik Gerken, Vincent Joly, Anaïs Muller – élaboration sonore Éric Goudard, François Tanguy – lumières François Fauvel, Typhaine Steiner, François Tanguy – régie générale François Fauvel – régie lumières François Fauvel, Typhaine Steiner, Julienne Rochereau – régie son Éric Goudard, Emmanuel Six – couture Odile Crétault – construction François Fauvel, Erik Gerken, Julienne Rochereau, Jimmy Péchard, Paul-Emile Perreau – production, diffusion Geneviève de Vroeg-Bussière – diffusion internationale Arafat Sadallah – À voir aussi, du 15 au 24 mars 2024, Item, l’avant-dernier spectacle monté par François Tanguy et le Théâtre du Radeau, au Théâtre de l’Aquarium, dans le cadre de BRUIT/Festival théâtre et musique.

Du 9 au 20 novembre 2023, lundi, jeudi, vendredi à 20h samedi à 18h, dimanche à 16h, relâche mardi et mercredi – au T2G Théâtre de Gennevilliers, CDN, 41 avenue des Grésillons. 92230 Gennevilliers – www.theatredegennevilliers.fr – tél. : 01 41 32 26 10 – et site Festival d’Automne : www.festival-automne.com – tél. : 01 53 45 17 13.

Le Joueur d’échecs

Texte de Stefan Zweig, traduit et interprété par Gilbert Ponté, la Birba Compagnie, au Théâtre Essaïon.

© Pierre François

Né à Vienne en 1881, Stefan Zweig écrit Le Joueur d’échecs entre 1938 et 1941 durant son exil à Rio de Janeiro, au Brésil. La nouvelle est publiée en 1943 à Stockholm, à titre posthume. Un an plus tôt il se donnait la mort ainsi que sa femme, pour fuir le nazisme. Derrière son récit, qui oppose au cours d’une partie d’échecs le champion du monde Mirko Czentovic – un Hongrois vaniteux, rustre et sans aucun affect – à Monsieur B. qui en perd la raison, le spectre de l’Histoire.

Au son d’un morceau de trompette jazz, on embarque sur un paquebot partant de New-York pour l’Argentine. Un mouvement de foule attire l’attention du narrateur : les flashs crépitent autour d’une célébrité montée à bord, on lui apprend qu’il s’agit du champion mondial du jeu d’échecs Mirko Czentovic. Et l’auteur-narrateur qu’interprète ici Gilbert Ponté, seul en scène, n’a de cesse de le rencontrer et se met lui-même à jouer. Au cours de la traversée il fait connaissance avec quelques passagers dont un homme d’affaires écossais, Mac Connor, assez imbus de sa personne et qui souhaite affronter le champion. Il raconte cette première partie d’échecs entre Mac Connor et Czentovic qui accepte de jouer moyennant deux cent cinquante dollars, et qui le fait de la manière la plus dédaigneuse et cynique possible, sans même s’asseoir face à l’échiquier. Lenteur, calcul, dix minutes entre chaque coup, Czentovic gagne en vingt-quatre coups. « La partie terminée, cette sorte de machine à jouer aux échecs prononça : Mat ! puis resta là, immobile et muet, attendant de savoir si nous désirions recommencer. » Mac Connor voulait en découdre et annonça Revanche ! en payant le même prix pour cette seconde partie. « Je fus épouvanté de son ton provocant ; en ce moment, il faisait plutôt penser à un boxeur qui va asséner un coup qu’à un gentleman bien élevé » commente le narrateur, interprétant tous les personnages. Et la description qu’il fait du joueur d’échec, ce monomaniaque, est cinglante et précise : « Les monomaniaques touchent l’infini… »

La seconde partie s’engage dans une tension dramatique qui monte d’un cran au-dessus. L’intouchable Czentovic avait accepté que l’adversaire soit multiple, autour de Mac Connor « tout notre cercle participait. Nous discutions chaque coup avec plus de passion qu’auparavant et nous ne nous mettions d’accord qu’au dernier moment pour donner à Czentovic le signal qui le rappelait à notre table. » Au moment où Mac Connor à un moment, poussait son pion, une main inconnue intervint pour suspendre son geste : « Pour l’amour du ciel, ne faites pas ça ! » lui souffle-t-on. « Nous vîmes un homme d’environ quarante-cinq ans, au visage étroit et anguleux, que j’avais déjà rencontré sur le pont, et qui m’avait frappé par sa pâleur extrême… Cet homme semblait tomber du ciel à la manière d’un ange sauveur. » Un nouveau palier dans la montée dramatique du récit, digne d’un polar, se met en place : « N’avancez pas maintenant, évitez l’adversaire ! » lui souffle l’homme. Et faisant corps avec Mac Connor, le groupe adversaire surprend, et semble déstabiliser l’arrogant Czentovic, prétentieusement seul contre tous… qui « cherchait manifestement à savoir qui lui opposait tout à coup une si énergique résistance. » Il déclara la partie nulle et en proposa une troisième à l’adresse du nouvel entrant, mais celui-ci déclina.

© Pierre François

Nouvelle montée d’adrénaline sur le pont du paquebot, le narrateur se voit chargé par ses pairs de convaincre l’homme, Autrichien comme lui, d’accepter la partie. S’ouvre alors une autre fenêtre dans le texte, comme dans le spectacle, avec le récit de vie de Monsieur B. qui donne les clés de son refus. Stefan Zweig se montre là diaboliquement habile et remet la guerre sur le devant de la scène. Monsieur B. travaillait dans une étude d’avocats fondée par son père, et qu’il dirigeait. Malgré la discrétion de tous, l’introduction d’une taupe dans son équipe l’obligea à cacher certains documents, à en emporter chez lui, à en détruire d’autres. A la veille de la guerre il fut arrêté et placé sous le contrôle de la Gestapo. On ne l’envoya pas dans un camp de concentration, on le confina dans l’isolement d’un hôtel de luxe pendant quatre longs mois, pour tenter de lui extorquer de précieux renseignements. « Je ne voyais jamais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m’adresser la parole et de ne répondre à aucune question. » Aucun dérivatif, aucun livre, le temps qui s’étire inlassablement, lui, comme sous cloche, qui s’étiole lentement, s’inventant des actions pour faire marcher son cerveau comme, se souvenirs de textes appris, s’inventer des calculs, compter des boutons… Les seules sorties étaient les interrogatoires. Il commença à perdre pied. « À de petits signes inquiétants, je connus que mon cerveau se détraquait. »

Et c’est dans l’antichambre d’un interrogatoire que Monsieur B. commença à renaitre : il trouva un livre dans la poche d’une vareuse militaire suspendue à une patère et le prit, avec d’infinies précautions et malgré le risque, réussit à le cacher et à le monter dans sa chambre. « Mais quel instant inoubliable que celui où je me retrouvais dans mon enfer, enfin seul, et cependant en cette précieuse compagnie. » Le livre escamoté était un manuel de jeu d’échecs. La déception passée, il se lança dans son décryptage et se mit à faire des parties, lui contre lui-même. « Pour conserver son charme à ma nouvelle occupation, je partageai méthodiquement ma journée : deux parties le matin, deux parties l’après-midi, et le soir une brève révision des quatre. » Bientôt il ne se passa plus de son activité et inventa lui-même d’autres parties, partageant son cerveau entre « cerveau blanc et cerveau noir » et comprenant que l’excitation provoquée par sa nouvelle passion et addiction s’appelait pathologie. Il était les trente-deux figures noires et blanches, il était soixante-quatre cases, mais on ne peut se battre contre soi-même. Sur scène et recouvrant le personnage-acteur, la vidéo d’un échiquier qui ressemble fort à une prison montre l’acteur, dévoré par sa passion, fébrile jusqu’au délire et jusqu’à ce qu’il se retrouve à l’hôpital, sans savoir vraiment pourquoi. Il dût sa libération au médecin qui lui relata les conditions dans lesquelles il fut hospitalisé, après sa crise de démence.

Le narrateur remplit sa mission et persuada Monsieur B. d’accepter le tournoi. « Vous ne prétendez pas sérieusement, j’espère, que je me mesure avec un champion mondial et que je le mette hors de combat. La seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir une fois pour toute si je jouais vraiment aux échecs, dans ma chambre d’hôtel, ou si j’étais déjà fou. En un mot, si j’étais en deçà ou au-delà de la zone dangereuse. C’est le but unique de cette partie à mes yeux. » La partie eut bien lieu, Czentovic réfléchissait plus longuement ; nous comprîmes à ce signe que la lutte était sérieusement engagée » et il fallut, un peu plus tard, que le grand champion prenne acte de son échec. Mais toujours avec le même mépris, Czentovic balaya les pions puis demanda une seconde partie. Monsieur B. qui s’était engagé à ne jouer qu’une seule et unique fois accepta pourtant, ce que le narrateur lui déconseillait. La partie fut lente, et incisive, deux ennemis se détruisaient mutuellement, métaphore omniprésente du nazisme dans le récit. « Czentovic ne bougeait pas. Lent, calme, il réfléchissait, et je sentais toujours mieux que sa lenteur était voulue et méchante » jusqu’à ce que Monsieur B. éclate, perde le contrôle et qu’il arrache, à tort, le roi, dans un cri strident, « Échec au roi ! » Il montait au plus haut du même délire qu’il avait connu dans sa chambre d’hôtel, à l’isolement, en apprenant mentalement toutes les stratégies des échecs et dans la même attitude de dépendance. Le narrateur vint à son secours et l’empoigna. Il capitula et reconnut sa méprise, s’excusa, puis se retira avec courtoisie devant l’arrogance glacée de Czentovic : « Dommage, dit ce dernier, magnanime. L’affaire n’allait pas si mal. Pour un dilettante, ce monsieur est très remarquablement doué. »

© Pierre François

Ainsi finit le récit dont l’action principale se déroule autour de la table de jeu, espace réduit en soi, donnant l’impression au spectateur d’y prendre réellement place. Fin narrateur, Gilbert Ponté excelle dans l’art de conter et se métamorphose au fil de la narration, passant avec fluidité et en quelques gestes et mouvements d’un personnage qu’il habite, à l’autre. Avec une grande expressivité et dans une économie de moyens il est l’incarnation de chacun des personnages, accompagné des lumières d’Antoine Le Gallo qui donnent du relief et de la profondeur à la pierre du théâtre, sculptant une atmosphère. Dans les entre-deux revient la trompette swing du début.  L’acteur metteur en scène qui se définit lui-même comme comédien-conteur mène une carrière de soliste et sillonne les routes de France depuis une trentaine d’années. Il a notamment créé La Ferme des animaux de Georges Orwell, Francesco, le Saint-jongleur d’après Dario Fo, et son dernier solo est l’adaptation d’une nouvelle de Heinrich Von Kleist, Michaël Kohlaas l’homme révolté. Suzanne Flon est une des figures de proue de son parcours théâtral qui avait débuté à Paris par des apprentissages à l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre et au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique et qui s’était poursuivi en travaillant dans de nombreuses compagnies. De spectacle en spectacle Gilbert Ponté crée sa propre écriture théâtrale. Avec Le Joueur d’échecs il porte magnifiquement l’univers clair-obscur de Stefan Zweig terrassé par le cauchemar de la guerre, il en assure lui-même la traduction et l’adaptation, et conte d’une manière profonde et lumineuse ce récit, s’inspirant de la vie de solitude de l’auteur, perpétuel exilé.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2023

Traduction, mise en scène et jeu Gilbert Ponté – lumières, Antoine Le Gallo – du 16 octobre 2023 au 7 février 2024, les lundis et mardis à 19h15 – Théâtre Essaïon, 6, rue Pierre au lard, 75004. Paris – métro : Hôtel de Ville, Rambuteau –  site : www.essaion-theatre.com

Cabaret de l’Exil – Femmes Persanes

Scénographie, conception et mise en scène, Bartabas – assistante à la mise en scène Emmanuelle Santini – Théâtre équestre Zingaro, au Fort d’Aubervilliers, jusqu’au 31 mars 2024.

© Alfons Alt

Ce troisième volet du Cabaret de l’Exil – après le Cabaret yiddish et sa musique klezmer, et après le Cabaret Irish Travellers et ses ballades – met à l’honneur les Femmes Persanes. Avec leurs instruments de musique – Firoozeh Raeesdanaee au kamantcheh et au chant, Shadi Fathi à la setâr, au shourangiz et au daf, Farnaz Modarresifar au santûr, Niloufar Mohseni au tombak – elles sont en majesté et transfigurent la représentation. « Oui, il fut un temps, où chantaient les poétesses le visage toujours découvert, un temps où l’on louait le talent des maîtres de musique au féminin » rappelle Bartabas, l’inventeur du concept.

On entre de plain-pied dans l’univers poétique de son Théâtre équestre Zingaro, qu’il fonde en 1984, toujours en mouvement et recommencement, jamais à court d’idées ni de pensées : « Avec la tribu Zingaro, il me plaît de bâtir des spectacles de contrebande où la pensée se glisse comme par effraction et sème le trouble dans la conscience émerveillée du spectateur » écrit-il. Le centre de la piste luit, c’est une piste d’eau au fond rougi, comme une piste de sang dans laquelle les musiciennes se reflètent, ponctuant les séquences de leurs mélodies et de leurs chants, populaires et savants. En vis-à-vis côté jardin, une musicienne-amazone (Catherine Pavet), se tenant comme à un gouvernail-rose des vents ou ajustant son sextant, leur répond de loin en loin.

© Hugo Marty

Au-dessus de la piste apparaît un funambule portant le masque d’un âne, qui entreprend sa périlleuse traversée à l’aveugle, sur le câble tiré (Stéphane Drouard, fildefériste) ; l’écuyère-comédienne introduisant la séquence s’assied sur une chaise d’écolier au centre de la piste, les pieds dans l’eau, entourée de cinq ânes qui la regardent. « Jamais je n’ai espéré devenir une étoile dans le mirage du ciel » leur confie-t-elle, l’œil au firmament. Un cheval brun arrive au centre et s’immobilise. Debout, en équilibre sur son dos, l’écuyère prononce une phrase-poème, rituel qui reviendra inlassablement au fil du spectacle. « Oui, il fut un temps où, sans être hantée par l’au-delà, la femme s’avançait debout sur sa monture pour éprouver la beauté du monde et clamer les joies de la passion amoureuse. » Puis le cheval se met à galoper le long de la piste sur l’étroite bande de terre restée sèche, l’écuyère, frêle guerrière, porte une épée. Les barrières s’ouvrent, ils disparaissent. En fondu enchaîné sur un minuscule cercle au plancher de bois tourne avec élégance une femme derviche dans sa robe blanche marquée à la taille d’une ceinture rouge (Sahar Dehghan, danseuse). Accélérations, réverbérations.

© Hugo Marty

Passe un couple à dos d’âne, image furtive de la fuite en Égypte, suivie de l’apparition de deux femmes enveloppées d’un tissu bleu gris, qui se déplient et laissent apparaitre de somptueux habits brodés (création costumes, Chouchane Abello Tcherpachian). Debout sur le cheval au galop elles se pendent au tissu en effectuant d’acrobatiques saltos, forment une figure à deux têtes montées sur les épaules l’une de l’autre et assurent des changements de mains virtuoses. Au centre, par ses gestes, la dresseuse guide le cheval et l’encourage. Passe l’écuyère-comédienne chevauchant un petit âne anthracite avec lequel elle s’entretient, puis deux princesses l’une vêtue de bleu, l’autre de rouge. Une reine-mère a pris place dans un charriot, une fine dentelle tombe de son chapeau. Deux chevaux noirs, l’un petit, l’autre grand, cheminent ensemble. D’élégants personnages, vestes de velours et élégants turbans passent avec dignité sur un cheval blanc.

Dans la pénombre ensuite des brulots posés sur pilotis, dans l’eau, annoncent l’arrivée de deux femmes jonglant avec des torches de feu. « Mon visage découvert ne me dénude pas. Pourquoi porterai-je sur ma tête le poids de tes faiblesses ? » Et elles jettent des étoiles en lançant les cinq bras de leurs flambeaux, comme des Shiva, et exécutent une magnifique danse du feu ; les percussions les accompagnent. Quatre grands oiseaux-huppes qui pourraient ressembler à des paons blancs sont portés tels des animaux sacrés et déposés aux quatre coins de la piste par des pénitents aux grands manteaux de velours noir. Un cinquième, bleu, aux plumes dépliées est posé, empaillé, sur un autel-cheval qui danse au rythme de la musique. Quatre autres pénitents, masqués et aux manteaux brun-vert, viennent les reconduire.

© Hugo Marty

Les séquences se succèdent, chacune pleine de surprises, de nouveautés et d’extravagances. Quatre écuyères aux vêtements toutes couleurs arrivent à grande allure sur un cheval au son d’un chant porté. Elles posent pied à terre et chacune à leur tour exécute des figures en attrapant à la volée le cheval lancé au galop ; costumes, pantalons bouffants, couleurs et imprimés, il y a toujours ce même raffinement, la constante du spectacle. Retour de l’âne blanc portant sur le dos un tableau noir et sur le tableau noir des écritures blanches. « Je suis moi. Je suis femme. Je suis vie. » Les chaises sont renversées, l’écuyère-comédienne qui l’accompagne est voilée. Image d’exil sur notes jouées au kamantcheh et chant de nostalgie repris par les autres musiciennes mêlant le son et le rythme de leurs instruments.

Revient la femme derviche, en robe rouge vermeil, dans sa gestuelle soufie, la ligne courbe et fluide de ses bras. Un cheval blanc arrive au galop, à contre-sens. Une caravane traverse la piste, marchant sur l’eau, chevaux et ânes transportent la maison, toute une vie sur le dos : bidons multicolores, chaises entassées, figures de proue, chien, fagots et branches, batteries de cuisine, sacs de riz, livres, fleurs serrées dans un papier. À nouveau l’exil par temps de grand vent. Le funambule au masque d’âne observe la marche lancinante et forcée. Suivent les oies, en perte de repères et qui n’en font qu’à leur tête, le cygne résigné. Puis un défilé de chevaux couleur tabac s’arrêtant tour à tour au centre de la piste, montés par des écuyères guerrières lançant un texte très court, sorte d’haïku. « Oui, il fut un temps où, à cheval, les guerrières scythes récitaient leur destin et déjà leur parole témoignait d’une conscience rebelle » conte Bartabas. « Mon cœur me dit que tu seras là, ce soir, ou demain » lance la première. « Ton amour, c’est de l’eau, c’est du feu, et des flammes me consument et des vagues m’engloutissent » dit la seconde. « Mon pantalon couleur de feu glisse sur mes cuisses. Mon cœur me dit que tu seras là ce soir, ou demain » poursuit la troisième. « Viens, tout autour de mon cou, je te bercerai sur la coupole de mes seins. » Ces mots volent comme autant de caractères posés sur un papier précieux.

© Hugo Marty

S’avance une jeune femme à la robe de satin noir qui se suspend par les cheveux à un filin d’acier et s’élève. Serait-ce la mort ? Le visage est serein, la posture hiératique, elle glisse dans les airs comme on glisse sur l’eau, dans une grâce infinie, prend la posture du scribe accroupi et tourne sur elle-même. Ni barque solaire ni royaume des morts, une magnifique artiste dans une discipline étrange et rare. (Eva Szwarcer capillotraction). Et la marche de l’exil reprend. Sept ânes accompagnés de deux chevaux sur lesquels sont montés les cheikhs, portant manteaux noirs, turbans et lunettes de soleil, leur dignité en bandoulière. Un brassard avec un numéro leur est accroché dans le dos. Le 7 s’annonce rebelle, s’égare souvent et rebrousse chemin. Des femmes aux longs manchons de soie couleur pastel formant un arc en ciel et volant au vent, fendent au galop l’espace de la piste. Le troupeau d’oies suit sa route et dans le clair-obscur un chant solo accompagne la poudre d’or lancée dans les airs comme autant d’étoiles ou d’alphabets, lettres d’or qui s’inscrivent dans la nuit. « Ne livre pas mes lèvres au verrou du silence car je dois dire tous mes secrets et faire entendre au monde entier le crépitement enflammé de mes chants… »

Énergie, pensée et beauté, une fois encore Bartabas et son arche de Noé séduisent, par le jeu des échelles, des contrastes et des couleurs, par l’amour des chevaux et par les éléments, feu, eau, terre et air, qui tissent le spectacle. Dans cette troisième édition du Cabaret de l’Exil les musiques venues d’Iran, pays à la culture millénaire et aux libertés surveillées, mettent les Femmes Persanes à l’honneur, et avec elles toutes les Femmes des mondes opprimés.  « Me voici. Je suis moi. Je suis femme. Je suis monde. Et sur mes lèvres passe le chant de l’aube blanche. »

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2023

Avec les musiciennes : Chant et Kamantcheh, Firoozeh Raeesdanaee – Setâr, Shourangiz et Daf, Shadi Fathi – Santûr, Farnaz Modarresifar – Tombak, Niloufar Mohseni – Création sonore, percussions, Catherine Pavet. Artistes : Bartabas, Amandine Calsat, Sahar Dehghan (danseuse), Stéphane Drouard (fildefériste), Marion Duterte, Johanna Houé, Camille Kaczmarek, Perrine Mechekour, Alice Pagnot, Tatiana Romanoff, Emmanuelle Santini, Alice Seghier, Eva Szwarcer (capillotraction). Micos : Henri Carballido, Yael Coudray, Volodia Girard, Florent Mousset, Paco Portero. Chevaux et ânes : Corto, Dun, Famoso, Guerre, Hamadan, Harès, Héragone, Houblon, Inca, Isope, Ispahan, Jade, Kaboul, Kandahar, Karaj, Kawa, Pablo, Parade, Qom, Raoul, Tabriz, Téhéran, Vino, Zurbaran, la Mule et l’Âne, et la mule Chiraz – Responsable des écuries, Johanna Houé – groom de Bartabas, Ludovic Sarret – soins aux chevaux : Julie Boucherot, Caroline Viala – création costumes, Chouchane Abello Tcherpachian – costumiers : Eloise Descombes-Rotella, Jean Doucet, Anne Véziat – assistantes costumières : Gwendoline Grandjean, Tifenn Morvan – patineuse, Léa Deligne – habilleuses : Isabelle Guillaume, Cléo Pringigallo, Clarisse Véron  – accessoiristes : Samuel Babinet, Delphine Cerf, Romain Duverne, Juliette Nozieres, Sébastien Puech – masque d’âne, Cécile Kretschmar. Directeur Technique, Hervé Vincent – son, Juliette Regnier – lumière : Clothilde Hoffmann, Léa Mathé – techniciens plateau : Laurent Bureau, Pierre Léonard Guétal, Christelle Naddéo, Erwan Tur – technicien de maintenance, Ouali Lahlouh Dessin affiche, Serena Luna Raggi. Sur les deux premiers Cabaret de l’exil, voir aussi nos articles des 4 décembre 2021 et 23 mars 2023.

Du 20 octobre 2023 au 31 mars 2024, mardi, mercredi et vendredi, samedi à 19h30, dimanche à 17h30. Relâche lundi et jeudi, au Théâtre équestre Zingaro, 176 avenue Jean-Jaurès, 93300. Aubervilliers – métro : Fort d’Aubervilliers/sortie 1 – tél. : 01 48 39 54 17 – site : www.zingaro.fr