Fase – Four movements to the music of Steve Reich

© Rosas – Théâtre de la Ville

Chorégraphie de Anne Teresa de Keersmaeker, Compagnie Rosas – Théâtre de la Ville / Espace Cardin.

Anne Teresa de Keersmaeker a développé son parcours chorégraphique, après s’être formée à Mudra, l’école de Maurice Béjart, à la fin des années soixante-dix. Elle a chorégraphié plus de trente-cinq pièces et développé une large palette de mouvements et matériel gestuel.

Créées en 1982, les quatre pièces qui composent Fase sont emblématiques du travail de la chorégraphe et comptent parmi les œuvres fondatrices de la danse contemporaine. Ces trois duos et ce solo traversent le temps, portés par la musique minimaliste et répétitive de Steve Reich composée à la fin des années 60. Une dramaturgie lumières et son traverse l’ensemble, la danse est épurée, le geste d’une grande précision et perfection. C’est Anne Teresa De Keersmaeker elle-même qui a créé, avec Michèle Anne de Mey, ces quatre figures. Elles ont aujourd’hui passé la main à d’autres danseuses, tout aussi éblouissantes et qui marchent dans leurs traces, Yuika Hashimoto et Laura Maria Poletti le jour où j’ai assisté au spectacle, danseuses qui furent ovationnées.

La première pièce, Piano Phase, est un duo fluide et gracieux où les jeux de lumières renvoient les silhouettes sur un écran qui danse. La musique porte le geste, les robes fluides mettent le corps en valeur, les chaussures blanches dialoguent avec le sol, le corps oscille de l’horizontal à l’oblique dans un jeu de miroir troublé et troublant.

D’une autre facture, la seconde pièce, Come Out, nous transporte au cœur d’une usine où la mécanisation fait grand bruit, où la répétition des gestes devient lancinante. Les deux danseuses-ouvrières, vissées sur des tabourets, machines elles-mêmes, scandent leurs mouvements synchronisés au rythme des machines. Deux lampes d’usine tombent du plafond et les éclairent faiblement.

La troisième pièce est un solo Violin Phase, où la mathématique le dispute à l’élégance et à la pureté du geste. La danseuse – Yuika Hashimoto, ce jour-là – trace, par ses déplacements, une rosace qui s’esquisse et s’efface, et qui est à l’origine du nom de la Compagnie, Rosas. De pure beauté !

La dernière pièce, Clapping Music est un duo rythmé et ludique où les danseuses entrent et sortent de la lumière parallélépipédique réfléchie sur l’écran. Fantaisie et poésie mènent la danse.

La grande force de Anne Teresa de Keersmaeker est de décliner à l’infini les quelques gestes qui servent ici sa base chorégraphique, de les épurer, de les transcender. La chorégraphie atteint la même force que la musique, déploie une même intensité, maitrisée et sauvage, simple et sophistiquée à donner le vertige.

C’est d’une beauté à couper le souffle où la rythmique savante le dispute aux figures récurrentes et décalées. C’est porté par deux éblouissantes danseuses à qui la chorégraphe a passé le relais et qui écrivent, par leur grâce et la précision de leurs mouvements, un réel beau poème qui traverse le temps avec une grande intensité.

Brigitte Rémer, le 17 février 2020

Chorégraphie, Anne Teresa De Keersmaeker – Musique, Steve Reich : Piano Phase (1967), Come Out (1966), Violin Phase (1967), Clapping Music (1972) – Avec (en alternance) Yuika Hashimoto, Laura Maria Poletti, Laura Bachman, Soa Ratsifandrihana. Lumières, Remon Fromont – costumes (1981), Martine André, Anne Teresa De Keersmaeker. Création le 18 mars 1982, à Bruxelles, avec Michèle Anne de Mey et Anne Teresa De Keersmaeker.

Du 12 au 22 février 2020 – Théâtre de la Viile / Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – métro : Concorde – tél. : 01 42 74 22 77 – www.theatredelaville-paris.com

Nous campons sur les rives

Frédéric Leidgens – © Hervé Bellamy

Textes de Mathieu Riboulet – mise en scène et scénographie Hubert Colas, Compagnie Diphtong – Théâtre Nanterre Amandiers.

C’est un diptyque composé de textes de facture différente : le premier, Nous campons sur les rives, fut écrit et lu par son auteur, Mathieu Riboulet, en 2017 à Lagrasse, dans le sud de la France, pendant le Banquet du livre. L’auteur-penseur y parle poétiquement de l’ici et de l’ailleurs, de manière abstraite et récurrente. « Eh bien, soit ! vous êtes ici, nous sommes ici, je suis ici. Et je peux même être d’ici sans que le monde s’enferre aux horizons étroits où on le tient parfois. Je suis ici, et dans la lumière, le vent, les pierres, le sable et les odeurs d’ici je tiens le monde, le monde m’appartient, et tout voyage est inutile, toute étrangeté annulée de n’être rien que ma propre étrangeté. Le monde, sans revers et sans gloire, mais le monde. » Rester ici et rêver d’ailleurs. Debout dans un halo de lumière, l’acteur, Frédéric Leidgens, évoque les indissociables ici – là où l’on est – et ailleurs, l’en-dehors, imaginé ou fantasmé, qui n’existe que dans sa relation à l’ici.

Thierry Raynaud – © Hervé Bellamy

Le second texte, Un dimanche à Cologne, est extrait de l’ouvrage Lisières du corps, écrit en 2015. C’est un hymne au désir homosexuel. Sexe et volupté sans retenue ni frontière s’y inscrivent dans le clair-obscur du désir, entre réalité et rêve. L’acteur Thierry Raynaud, assis à la table comme à un bureau d’écolier, est en tension.

Entre fiction et autobiographie, Mathieu Riboulet (1969-2018) avance sans masque. Il franchit les frontières au gré de ses pulsions. Ses mondes, intérieur et extérieur, semblent se rejoindre dans l’érotisme et la sexualité, sa source d’inspiration. Avant de se tourner vers la littérature dans les années 90, Riboulet a fait des études de cinéma. Il a ensuite écrit une quinzaine de livres, fut découvert par Maurice Nadeau qui publie ses premiers textes dont Un sentiment océanique en 1996. Il publie ensuite chez Gallimard Les âmes inachevées en 2004, Le Corps des anges en 2005, Deux Larmes dans un peu d’eau en 2006. « J’ai, de longue date, de sérieux démêlés avec le réel » dit-il en introduction à l’ouvrage.

La rencontre avec les éditions Verdier, qui publieront tous les écrits suivants, est ensuite fondamentale. L’amant des morts (2008) sur le sida, Avec Bastien (2010) Les Œuvres de miséricorde (2012). Entre les deux il n’y a rien, publié en 2015, met en scène ses révoltes et questionnements sur les retombées des années 70 en termes de libertés et il met en regard sexualité et politique. La même année il co-signe avec l’historien Patrick Boucheron, Prendre dates, réflexions croisées suite à l’attentat contre Charlie Hebdo, en janvier, un livre à deux voix. « Le travail de la langue est pour moi le seul moyen, non seulement d’essayer de comprendre ce qu’il se passe, mais surtout de faire surgir le réel » disait-il. La langue est précise et acerbe.

Entre l’essai, le conte philosophique, l’autobiographie et la critique, Riboulet voyage d’Eros à Thanatos. « Il pose sa voix sur le monde » dit Boucheron. Présenté dans le Planétarium de Nanterre-Amandiers, le spectacle – récitatif ou cérémoniel plutôt que spectacle – est un outre-noir, une danse des ténèbres. Le voyage à Cologne est de sensualité, de brutalité et de radicalité, de rage peut-être. L’homme n’est plus que corps érotisé, comme un Jardin des délices à la Jérôme Bosch ou comme Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini, donc chez Sade et proche des cercles infernaux de la Divine Comédie. Les acteurs dégagent tous deux une intensité et une incandescence qui ne laissent pas indifférent malgré la rudesse du texte, pour le second. L’environnement, intimiste et minimaliste de la scénographie et de la mise en scène les porte. Ne restent que les mots.

Hubert Colas s’intéresse au langage. Il écrit et met en scène ses textes et ceux d’autres auteurs comme Martin Crimp, Witold Gombrowicz, Sarah Kane et bien d’autres. Il s’intéresse aux écritures contemporaines et fonde en 2000 à Marseille un lieu de résidence et de création, Montévidéo. Le festival actOral qu’il crée en 2002 et se déroule dans une quinzaine de lieux pendant trois semaines, est une des expressions de ses recherches. Rêches et peu théâtral, les textes de Riboulet passent la rampe dans leur poétique comme l’auteur aura passé sa vie à chercher sa place. « L’art est à peu près la seule façon que nous ayons d’échapper au poids des choses, qui sans cela pourraient nous tuer », confiait-il dans un interview, en 2006,

Brigitte Rémer, le 10 février 2020

Avec : Frédéric Leidgens, Thierry Raynaud – son Oscar Ferran – vidéo Emese Pap – régie vidéo Hugo Saugier – stagiaire assistante mise en scène Jeanne Bred – Textes : « Nous campons sur les rives » éditions Verdier, 2018 – « Dimanche à Cologne » extrait de Lisières du corps, éditions Verdier, 2015.

Du 23 janvier au 9 février 2020 au Théâtre Nanterre-Amandiers/Centre dramatique national – 7 avenue Pablo-Picasso, 92022 Nanterre Cedex – site : nanterre-amandiers.com – tél. : 01 46 14 70 00 Une reprise est annoncée, du 27 au 29 novembre 2020, à La Criée / Marseille.

La terre se révolte

© Raphaël Arnaud

Texte de Sara Llorca, Omar Youssef Souleimane, Guillaume Clayssen – mise en scène Sara Llorca – MC93 maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Un acteur syrien livre un court récit face au public en guise de prologue, parcours de vie entre sa fuite de Syrie, son travail en Arabie Saoudite et sa tentative d’assimilation, la dérive de son pays, sa tentation du salafisme, l’exil, l’arrivée en Europe. IL raconte, seul moment vrai du spectacle.

Car il n’est pas évident de comprendre la démarche ni l’objectif visé par l’équipe de conception et de réalisation du spectacle. Le spectacle naît de la rencontre provoquée par Sara Llorca, actrice et metteuse en scène avec Omar Youssef Souleimane, écrivain syrien, chacun faisant une plongée dans son histoire familiale et dans sa propre histoire : elle, d’une famille d’espagnols réfugiés en France pour fuir le franquisme, lui, exilé ayant fui la guerre en Syrie, s’interrogeant sur l’influence familiale et la religion.

Mais entre l’intention et la réalisation, les chemins sont brouillés. Il y a l’acteur qui conte, celui qui interroge, journaliste ou préfet de police et qui plus tard se prendra pour Descartes, la philosophe, jeune femme démonstrative, très européenne dans son approche de l’Autre, il y a Wassim n°2 le poète, réfugié syrien, dans son ironie désabusée, et l’image du père, une caricature esquissée, il y a la danseuse. La tentative de théâtralisation ne suit pas, chacun joue sa partition de manière désynchronisée, laissant le public en quête de sens.

Si ça parle philo puisque Descartes est à l’affiche, j’aurais préféré Deleuze pour qui « La violence est ce qui ne parle pas » ou si Taha Hussein, intellectuel égyptien influent ayant étudié à La Sorbonne, a contribué à introduire Descartes dans le monde arabe, comme le dit Omar Youssef Souleimane dans le programme, je choisirais Hussein et laisserais Descartes. « La philosophie n’est ni contemplation, ni réflexion ni communication. Elle est l’activité qui crée les concepts… » poursuit Deleuze.

Les séquences donc se suivent, tirées par les cheveux, sans dépaysement de la pensée ni dramaturgie, juste des poncifs et quelques artifices.  Est-ce un témoignage, une histoire de vie, un collage, un conte philosophique, un spectacle ? Et qu’est-ce qu’un spectacle ? Oui, la scénographie est intéressante, podium mobile, astucieux en soi – notamment quand il tourne à grande vitesse sur lui-même, apportant l’image d’une guerre qui détruit tout – mais en fait, cela prive du bel espace scénique de cette salle, et enferme. Oui, la danseuse noire et rouge, âme des revenants, écho ou commentaire, superbe dans sa gestuelle, apporte distance et théâtralité mais on ne sait bientôt plus qu’en faire.

Sur ce sujet actuel et douloureux de la destruction d’un pays et de l’exil, où tout est blessure – La terre se révolte annonce le titre – on n’a guère envie de composition même sous couvert de la philo, qui ici est bien indigeste. On voudrait une direction, un point de vue, et on ne les trouve pas. Et s’il s’agit d’exil je choisis le texte d’Edward W. Saïd, grand intellectuel d’origine palestinienne : « J’ai défendu l’idée que l’exil peut engendrer de la rancœur et du regret, mais aussi affûter le regard sur le monde. Ce qui a été laissé derrière soi peut inspirer de la mélancolie, mais aussi une nouvelle approche. Puisque, presque par définition, exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est ce dont on se souvient et la manière dont on s’en souvient qui déterminent le regard porté sur le futur. »

Brigitte Rémer, le 7 février 2020

Avec : Lou de Laâge, Elie Youssef, Logann Antuofermo, Ingrid Estarque, Raymond Hosny, Tom Pézier. Dramaturgie et collaboration à l’écriture Guillaume Clayssen – assistanat à la mise en scène Céline Lugué – musique Benoît Lugué – chorégraphie Sara Llorca, Ingrid Estarque – scénographie Anne-Sophie Grac – lumières Camille Mauplot – régie générale François Gautier-Lafaye – son Clément Roussillat – construction décors Ateliers de la MC93. Le spectacle a été créé en janvier au Théâtre des Bernardines de Marseille.

Du 30 janvier au 9 février 2020, mardi au jeudi à 19h30, vendredi 20h30, samedi 18h30, dimanche 15h30 – MC93 maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine. Métro : Bobigny Pablo Picasso – Tél. : 01 41 60 72 72 – site : MC93.com

Un tramway nommé Désir

© Aurore Vinot – Blanche et Stanley

Texte de Tennessee Wiliams – adaptation de Pierre Laville – mise en scène Manuel Olinger – Théâtre La Scène Parisienne.

Tennessee Williams, naît à Colombus dans le Mississipi en 1911 et meurt à New-York en 1983. Il est l’un des dramaturges américains les plus importants du XXe siècle, au même titre qu’Arthur Miller et Eugène O’Neill. Né dans un milieu peu stimulant, il déteste son père, voyageur de commerce alcoolique presque toujours absent de la maison et joueur de poker, et ne s’entend guère avec sa mère, difficile et lointaine. La folie l’obsède, il est marqué par l’hospitalisation de sa sœur aînée, en psychiatrie. Très tôt il a le goût de l’écriture, qu’il découvre et pratique tout jeune, au cours d’une longue hospitalisation. On reconnaît son écriture et il devient populaire à partir des années quarante, avec la publication de La Ménagerie de verre (1944), Un Tramway nommé Désir (1947), La Chatte sur un toit brûlant (1955), Doux oiseau de jeunesse (1959), La nuit de l’iguane (1961). A la fin de sa vie il sombre dans l’alcool et la drogue. Son théâtre dissèque l’humain et ses pathologies, la condition sociale et la misère, il joue sur la transgression. Ses personnages sont des déclassés, des border line, des abîmés de la vie.

L’Amérique de la première moitié du XXème siècle est lieu d’inspiration pour les réalisateurs et metteurs en scène, et l’œuvre de Tennessee Williams s’inscrit dans un style réaliste. Il parle surtout des franges urbaines et de ses fragilités, matérielles, psychologiques, de sa recherche d’identité sociale. On connaît Un tramway nommé Désir, film archétype d’Elia Kazan tourné en 1951 dans le plus pur style Actor’s Studio, avec Vivien Leigh dans le personnage de Blanche Dubois, et Marlon Brando dans celui de Stanley. En France, Raymond Rouleau fut le premier à monter la pièce, en 1949, au Théâtre de l’œuvre, dans une adaptation de Jean Cocteau. D’autres s’en sont emparés, entre autres Philippe Adrien en 1999, Krzysztof Warlikowski en 2010 à l’Odéon avec Isabelle Huppert dans le rôle de Blanche, Lee Breuer à la Comédie Française, en 2011.

Dans la pièce il est justement question de folie, celle de Blanche Dubois (Julie Delaurenti). Tennessee Williams décortique ce qui se passe dans sa tête, sa perte des repères, la construction de la folie. Pour distancer son passé si ce n’est l’effacer, la jeune femme se réfugie chez Stella, sa sœur, en Nouvelle Orléans. La charmante Stella a épousé Stanley Kowalski (Manuel Olinger) ouvrier d’origine polonaise, rude et parfois même violent, qui n’envoie pas dire ce qu’il a à dire et vit avec elle dans un logement modeste composé d’une pièce. Ni le logement, ni le mari ne correspondent aux canons classiques de la fantasmatique de Blanche, qui débarque du tramway nommé Désir avec ses deux valises pleines de robes et renards argentés, et qu’on installe, faute de mieux, sur un vieux lit pliant au milieu de la pièce. Si les deux sœurs ont plaisir à se retrouver, le clash avec Stanley a lieu dès les présentations et va monter crescendo au fil des exaspérations dues à la présence de cette belle-sœur intrusive, lourde dans ses strass, squattant la salle de bains et s’incrustant en un long séjour. Il n’apprécie pas ses manières affectées et pour la mettre en défaut, cherche à connaître son véritable passé.

© Aurore Vinot – Stella et Blanche

Que fuit-elle ? Quels fantômes ou quelles désillusions cachent-elles ? Blanche raconte à Stella des bribes de son histoire, jusqu’au point névralgique où elle avoue la vente de la propriété familiale, Belle Rêve, devenue, dit-elle, trop chère à entretenir. Elle cherche à s’accrocher à une dernière bouée de secours en s’amourachant de Mitch, ami de Stanley depuis la guerre qu’ils ont faite ensemble, Mitch à la recherche de la femme idéale et sous influence de sa mère malade. Dans son récit, Blanche oublie les zones d’ombre, Stanley se charge de les faire émerger. Dans une grande fureur car privé de l’usufruit de Belle Rêve qu’il pensait avoir un jour au titre d’époux, ne supportant plus que son espace privé et amoureux avec Stella soit pillé et faisant face à la frustration d’une ascension sociale qui ne vient pas, il décide d’acculer Blanche.

© Aurore Vinot – Steve et Mitch

Par quelques papiers trouvés au fond de sa valise, il la place face à ses mensonges et à sa vie, qu’il déconstruit sans pitié, jusqu’à l’écroulement, tandis que Stella part accoucher. Pour cadeau d’anniversaire il lui offre cash un billet retour, puis lui jette à la figure ses activités diurnes et nocturnes dans des hôtels de passe et tire les fils du passé qu’elle tentait de fuir. Elle, attrape un couteau au fond de sa valise, le mépris de Stanley va jusqu’à la basculer sur le lit conjugal. On est face à la mythomanie de Blanche, sa déréalisation, sa folie. Jusqu’au bout elle va se raconter une autre histoire s’inventant même un départ en croisière avec un de ses admirateurs. L’image finale est celle de son départ pour l’hôpital psychiatrique, orchestré par Stanley.

La pièce est forte. La mise en scène de Manuel Olinger nous fait pénétrer dans l’ambiance de la Nouvelle Orléans par la musique, des standards jazz in live (Jean-Pierre Olinger au saxophone et dans le rôle de Steve Hubbel) et par l’environnement, transcrit dans la scénographie : un ventilateur au plafond, un bout de damier noir et blanc au sol, une sorte de petit balcon à balustrade, en fer forgé, un mur composé de lattes de bois. En fond de scène un cyclo représente la rue et l’immeuble, éclairé selon la courbe du jour. On est au bout d’un monde, chez Stella Dubois et Stanley Kowalski qui se battent pour leur survie et une reconnaissance sociale. L’arrivée de Blanche en diva précieuse et maniérée dérègle leur fragile équilibre.

La pièce est éloquente en ce qui concerne la condition de la femme, soumise à l’homme, comme l’est Stella face à Stanley – on est dans les années 50 – au demeurant ce thème du pouvoir entre hommes et femmes, sous d’autres formes, reste d’actualité ; elle est éloquente dans la recherche   d’indépendance de Blanche en même temps que dans son incapacité à être seule, théâtralisant la séduction.

© Aurore Vinot

Dirigés par Manuel Olinger, actrices et acteurs jouent remarquablement leur partition dans un ré-équilibrage des rôles voulu par le metteur en scène : Stella tient ici une place pivot, avec beaucoup de charme et de sensibilité (Murielle Huet des Aunay), et Mitch (Gilles-Vincent Kapps) est un pôle important de la pièce.  Julie Delaurenti compose au scalpel le personnage de Blanche, une femme libre, rêche, maniaco-dépressive, envahissante et déconnectée. Manuel Olinger interprète le rôle de Stanley, à la lisière du psychopathe et met en scène. Il aime les textes et a monté Molière, Hugo et Claudel. Il s’attache ici au contexte, essentiel dans le théâtre de Tennessee Williams. On croit à sa Nouvelle Orléans, et les personnages sont incarnés. La quête d’identité est au cœur du sujet, et chacun s’accroche à ses rêves : la promotion sociale pour Stanley, fonder une famille pour Stella, suivre les directives maternelles pour Mitch, se racheter une conduite pour Blanche. Cruauté et humanité se côtoient dans la lecture qu’en fait le metteur en scène et dans l’interprétation des acteurs. Une pièce à voir dans un lieu joliment rénové, la Scène Parisienne.

Brigitte Rémer, le 5 février 2020

Avec : Julie Delaurenti, Blanche Dubois – Tiffany Hofstetter ou Murielle Huet des Aunay, Stella Dubois – Gilles-Vincent Kapps ou Philipp Weissert, Harold Mitchell, dit Mitch – Manuel Olinger, Stanley Kowalski – Jean-Pierre Olinger, Steve Hubbel (+ saxophone + cyclo). Lumière : Théo Guirmand. Production Div’Art et Ph Masks.

Du 14 janvier au 12 avril 2020, du mardi au dimanche, à 19h – Théâtre La Scène Parisienne, 39 rue Richer, 75009. Paris – métro : Cadet. Tél. : 01 40 41 00 00.

© Aurore Vinot

Falaise

© François Passerini

Texte et mise en scène Camille Decourtye, Blaï Mateu Trias – Compagnie Baro d’Evel – MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Deux personnages égarés sur l’extrême avant-scène cherchent à pénétrer sur le plateau. Dès l’avant-propos du spectacle on entre dans l’absurde, la dérision, l’inventivité, la poésie. Quand le rideau se lève une envolée de pigeons blancs entoure un personnage beckettien, sorte de François d’Assise dont les oiseaux mangent dans la main et veillent sur lui.

Le monde de Baro d’Evel est plein de surprise et d’extravagance, de virtuosité. Ils sont acteurs, danseurs, jongleurs, chanteurs, viennent du cirque et du monde clown, volent dans le ciel, tombent des toits et des falaises. Ils racontent des histoires et créent des scénarios de fantaisie, des personnages anachroniques, des langages codés et des signes au pinceau, une partition savante avec chants et musiques. Il souffle un vent de dramaturgie et de poésie, de liberté créatrice, dans leur spectacle où la scénographie escarpée évoque des reliefs – falaises et failles – dans un environnement peu hospitalier entre terre volcanique et désert noir, fin de mondes et résurrections, solitudes et empathies. Ils mutent et viennent d’une autre planète, d’humour et de finesse, travaillent du noir au blanc dans la gamme infinie des gris.

Un cheval blanc, une mariée, des rituels et des effondrements, de l’humour, de l’inattendu. Tel est l’univers de Falaise, deuxième volet d’un diptyque dont le premier, , était un duo. Le spectacle met en œuvre le travail de la troupe, engagé depuis Bestias. Au fil de son parcours et de ses itinérances, Baro d’Evel dont la troupe est l’atout majeur, a inventé des spectacles de différentes factures, présentés dans des espaces divers comme la rue, le chapiteau, ou dans des salles. Le voyage est sensoriel et en images, entre Chagall et Magritte, Tarkovski et Béla Tarr. C’est un univers chargé, bouleversé, absurde et philosophique.

Baro d’Evel ré-enchante notre monde et l’interroge, fruit d’un énorme travail du corps et de la voix, du rythme et des mouvements, de l’élaboration d’espaces et d’univers singuliers et maitrisés où la relation à l’animal – ici cheval et oiseaux – est spontanée. La démarche de syncrétisme interdisciplinaire recherchée par la troupe, construit et invente l’écriture scénique. Précision et virtuosité, humour et élégance, dépassement de soi, sont au rendez-vous, dans un spectacle de liberté poétique, métaphorique et onirique.

Brigitte Rémer, le 30 janvier 2020

Avec : Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Claire Lamothe, Blaï Mateu Trias, Oriol Pla, Julian Sicard, Marti Soler, Guillermo Weickert, un cheval et des pigeons. Collaboration à la mise en scène Maria Muñoz, Pep Ramis/Compagnie Mal Pelo – collaboration à la dramaturgie Barbara Métais-Chastanier – scénographie Lluc Castells, assisté de Mercè Lucchetti – collaboration musicale et création sonore Fred Bühl – création lumières Adèle Grépinet – création costumes Céline Sathal – musique enregistrée Joel Bardolet – régie générale Cyril Monteil – régie plateau Flavien Renaudon – régie son Fred Bühl, Rodolphe Moreira – accessoiriste Lydie Tarragon – régie animaux Nadine Nay – Production/diffusion Laurent Ballay, Marie Bataillon – attachée de production Pierre Compayré.

Du 28 janvier au 6 février 2020 – MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine. Métro : Bobigny Pablo Picasso – Tél. : 01 41 60 72 72 – site : MC93.com – En tournée : 10 et 11 mars, Espace Malraux/scène nationale de Chambéry – 17 et 18 mars, Bonlieu/scène nationale d’Annecy – 23 au 30 avril, Théâtre de la Cité/Théâtre Garonne, Toulouse – 14 au 19 mai, Le Grand T, Nantes – 27 au 29 mai, Théâtre de Lorient.

Oncle Vania

© Elisabeth Carecchio

Texte d’Anton Tchekhov – mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig – Odéon/Théâtre de l’Europe – spectacle en russe, surtitré en français, avec les acteurs du Théâtre des Nations de Moscou.

C’est un Oncle Vania en version originale, qui fut créé en septembre dernier au Théâtre des Nations de Moscou. Ce lieu de création au large répertoire d’auteurs russes et étrangers, propose à des metteurs en scène du monde, de monter, avec ses acteurs, des spectacles qu’il produit.  C’est dans ce cadre que Stéphane Braunschweig a mis en scène Oncle Vania qu’il présente dans le lieu qu’il dirige, l’Odéon/Théâtre de l’Europe. Depuis plus de vingt-cinq ans, et même si les textes qu’il monte sont éclectiques, le metteur en scène s’est intéressé très tôt à Tchekhov et s’y réfère souvent. Il a présenté La Cerisaie en 1992, La Mouette en 2001, et Les Trois Sœurs en 2007.

La scénographie – également assurée par Braunschweig – nous mène dans le jardin d’une datcha de la campagne russe, bordée d’arbres qui s’impriment en arrière-plan. Trois marches longent l’ouverture du plateau, un grand bac d’eau-piscine circulaire est au centre. Tout est en bois. Quelques chaises longues et fauteuils, un samovar. C’est l’été, il fait soleil et vacances.

La pièce se compose de quatre actes, ici ponctués de baissés de rideau. Le premier est d’oisiveté. Vania se prélasse entre deux bains et laisse s’étirer le temps. Il attend la visite de son ex beau-frère, le grand professeur Serebryakov qu’il admirait jadis et avec qui il va régler ses comptes. Sa belle-soeur, Elena, presque du même âge que Sonia sa nièce, issue d’un premier mariage du professeur, l’a toujours attiré, mais il ne s’est jamais déclaré. Les deux femmes pleines d’animosité l’une envers l’autre vont faire la paix, et Sonia, follement amoureuse d’Astrov, demande à Elena d’observer ses sentiments. Médecin passionné d’écologie et amoureux des arbres, Astrov évoque avec pessimisme la déforestation ravageuse et la perte de la biodiversité. Il ne remarque pas même Sonia mais entre vodka et défaitisme, regarderait plutôt vers Elena. Téléguine, propriétaire foncier ruiné, décalé du réel et sans objectif, joue de la guitare. Marina, la nourrice, vogue entre résignation et exaspération. L’ennui plane sur la maison.

Oncle Vania est une fresque familiale où se croisent des personnages de solitude, à la recherche d’un hypothétique bonheur. Convoitée par Vania, Elena la privilégiée, qui se sait inutile et s’ennuie, effleurera à peine Astrov, avant de repartir avec son hypocondriaque de mari. Capricieux égotique regrettant le temps de sa gloire, Serebryakov, est une sorte de caricature purement autocratique. Il réunit la famille en une conférence grandiose et ridicule pour l’informer de son idée de vendre le domaine et de placer l’argent. Par là-même il en chasse Vania et Sonia, qui en sont les gestionnaires.

En réponse, Vania, qui a tout sacrifié pour son beau-frère et n’en a obtenu aucune reconnaissance, lui hurle ses quatre vérités et ce qu’il a sur le cœur, puis sort. Serebryakov le suit. En coulisse, un coup de feu claque. Vania a tiré, mais a raté sa cible. Contraint de renoncer à son grand projet, Serebryakov s’en va, accompagné de son épouse qui choisit les valeurs sûres. Vania, sous contrôle de Sonia, rend le flacon de morphine dérobé à Astrov, brisant l’amitié entre les deux hommes. Le suicide rôde. Restés seuls au domaine, Vania et Sonia tentent de se jeter dans le travail. Leurs dernières illusions se sont éteintes, mélancolie et désespoir sont au rendez-vous.

La pièce est une succession d’instants de vie où la mélancolie côtoie l’oisiveté et l’ennui, où la désillusion s’installe chez tous les personnages. En 1889, Tchekhov avait écrit une première ébauche, le Sauvage ou l’Esprit de la forêt, de ce qui deviendra Oncle Vania. Publiée en 1897, la pièce est créée deux ans plus tard au Théâtre d’Art de Moscou dans une brillante distribution incluant Stanislawski dans le rôle d’Astrov et Olga Knipper, la future femme de Tchekhov, dans celui d’Elena. « On peut dire qu’Oncle Vania est un mini-écosystème où les hommes se détruisent les uns les autres… Pour Tchekhov, il n’y a pas d’un côté la destruction de la nature, et de l’autre la destruction de l’homme par l’homme. Les deux sont intrinsèquement liées » dit le metteur en scène qui insiste sur la capacité de destruction qu’ont les individus. Un autre passage de la pièce va dans le même sens, évoqué par Astrov : « L’homme a été doué de raison et de force créatrice pour multiplier ce qui lui était donné, mais jusqu’à présent, il n’a pas créé, il a détruit. »

Il ne se passe pas grand-chose dans la pièce, pas d’action particulière, plutôt l’ennui qui se distille à petites gorgées et le quotidien, un bonheur à peine recherché donc inaccessible, les non-dits, les silences. « Le climat est détraqué » dit Astrov qui résume la situation, si l’on entend par climat l’extérieur, l’environnement, et l’intérieur, les mélancolies. Les acteurs russes du Théâtre des Nations, sous la houlette de Stéphane Braunschweig, marquent ce temps étiré qu’ils recréent avec talent dans l’environnement écologique décrit par Tchekhov et développé par la mise en scène. Peu de surprise et d’émotion dans le spectacle comme dans la pièce, une musique de chambre bien interprétée, sans accident ni fulgurance.

Brigitte Rémer, le 27 janvier 2020

Avec, par ordre d’apparition : Marina Timofeevna, Nina Gouliaéva (du 16 au 19 janvier), en alternance avec Irina Gordina (du 21 au 26 janvier) – Mikhail Lvovich Astrov, Anatoli Béliy – Ivan Petrovich Voynitsky dit Oncle Vania, Evguéni Mironov – Sofia Alexandrovna Serebryakova dite Sonya, Nadejda Loumpova  – Aleksandr Vladimirovich Serebryakov, Victor Verjbitski – Helena Andreyevna Serebryakova, Elisaveta Boyarskaya (du 16 au 19 janvier), en alternance avec Yulia Peresild (du 21 au 26 janvier) – Ilya Ilych Telegin, Dmitri Jouravlev – Maria Vasilyevna Voynitskaya, Ludmila Trochina. Collaboration à la scénographie Alexandre de Dardel – lumière Marion Hewlett – costumes Anna Hrustalyova – assistante à la mise en scène, surtitrages Olga Tararine – et l’équipe technique de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Le texte des surtitres en français est basé sur la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan (éditions Actes Sud).

Du 16 au 26 janvier 2020, Odéon/Théâtre de l’Europe, 2 rue Corneille. 75006 – métro : Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.eu

Le reste vous le connaissez par le cinéma

© Mammar Benranou

Texte Martin Crimp, d’après Les Phéniciennes d’Euripide, traduit de l’anglais par Philippe Djian – Mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau – T2G / Théâtre de Gennevilliers.

Martin Crimp écrit la pièce en 2013, s’inspirant des Phéniciennes d’Euripide, auteur qui lui-même avait puisé dans les Sept contre Thèbes, d’Eschyle : les deux fils d’Œdipe, Étéocle et Polynice se déchirent pour le pouvoir, à Thèbes. Étéocle, qui devait le céder, n’entend pas le partager, contrairement à l’accord scellé avec son frère. Jocaste, leur mère, essaie d’arbitrer le débat, qui devient vite combat, menaces de mort et meurtres. Claire Nancy, spécialiste d’Euripide, qui avait traduit la pièce montée par Michel Deutsch et Philippe Lacoue-Labarthe il y a une trentaine d’années, a participé à l’élaboration du spectacle.

Polynice parti (Jonathan Genet), Étéocle (Quentin Bouissou) convoque Créon (Philippe Smith) qui vient avec son fils, Ménécée. Il place Antigone (Solène Arbel), sous la responsabilité de son oncle : « Si je devais mourir Je veux que tu te portes garant d’Antigone et que tu t’assures que quoi qu’il arrive son mariage avec ton fils aîné se déroulera comme prévu… » De plus, si Polynice devait mourir Étéocle interdit sa mise en terre : « Laisse-le pourrir. Et si quiconque tente de l’enterrer, même un membre de la famille, mets-le à mort. » Puis il fait convoquer Tiresias (Axel Bogousslavsky) qui, accompagné de sa fille, redit l’Histoire – le parricide d’Œdipe puis l’inceste maternel – et la manière de sauver la ville, en sacrifiant Ménécée. La pièce se termine dans le sang, l’officier au doux parler, sorte de messager, (Stéphanie Beghain) fait le récit du massacre des deux frères, puis du suicide de leur mère. Revient alors le nom d’Œdipe son fils et époux (Yann Boudaud), père d’Étéocle, Polynice, Antigone et Ismène – cette dernière ne paraissant pas dans la pièce – comme coupable idéal de la tragédie. L’homme s’est lui-même châtié, se crevant les yeux, et vit en reclus dans un coin du palais, ici une sorte de mobil-home placé en hauteur où l’on accède par un escalier rudimentaire et où Jocaste lui apporte de la nourriture. Créon, à la fin de la pièce l’en chasse. Il quitte le palais accompagné d’Antigone dans sa tentative infructueuse de mettre en terre Polynice : « Vous avez une heure tous les deux pour faire vos valises… »

Dans sa démarche d’écriture, Martin Crimp fait le grand écart entre la tragédie grecque et le monde d’aujourd’hui et place, dans le rôle principal, le Chœur des Phéniciennes, ces servantes d’Apollon ici parfaitement contemporaines, qu’il nomme Les Filles. Aux côtés d’une Jocaste digne, forte et calculatrice, vêtue d’une robe longue et noire (remarquable Dominique Reymond), les actrices s’inscrivent dans le quotidien en jeans teeshirt ou minijupe sweat, s’apostrophant et apostrophant le public, échangeant entre elles conversations et petits secrets, à différents moments de la pièce : « Si Caroline a trois pommes et Louise a trois pommes combien d’oranges a Sabine… ? » « Qu’est-ce qu’un Sphinx ? Pourquoi est-ce qu’il tue ?… »  « Qu’y-a-t-il dans mon poing ? Est-ce une pierre, est-ce une pièce ?… » « Où est le monde ? … » Ce grand écart est passionnant. En choisissant des jeunes filles de Gennevilliers et des villes alentour, qui prennent sur le plateau leur envol avec justesse et décontraction, Daniel Jeanneteau éclaire la pièce autrement, et la tire vers nous. Aux côtés d’acteurs expérimentés, ces jeunes actrices servent la tragédie avec une extraordinaire énergie et, dépassant la cité antique, dessinent le contour politique de la cité d’aujourd’hui. Au début du spectacle on se croirait dans la cour d’un lycée, d’autant que le mobilier évoque une salle de classe, désuète, avec son vieux plancher, ses chaises et tables de fer et de bois qui, plus tard, dans les mains des deux frères et dans celles d’Antigone à la colère intacte, voltigeront et transformeront le palais en champ de bataille, sorte de no man’s land. Elles posent ainsi un regard neuf sur le vieux monde, plein de haine et de fureur, et la langue poétique cohabite avec le langage d’aujourd’hui, dans sa crudité.

Le long titre de la pièce, Le reste vous le connaissez par le cinéma est une réplique du spectacle. Grande voix du théâtre anglais et de livrets d’opéra depuis les années 1980, Martin Crimp est imprégné de Pasolini auquel il fait référence : « Oh et pourquoi quand la caméra avance à travers les cimes vertes des arbres de Thèbes à la fin du film Œdipe-Roi datant de 1967 de Pier Paolo Pasolini avez-vous envie de pleurer ? Est-ce la musique ? Ou est-ce que vous êtes en colère ? Êtes-vous jaloux de la robe de Silvana Mangano ? Ou bien de la bouche ou des cheveux de Silvana Mangano… ? »  Quelques images nous sont présentées sur un drap tendu, tenu par deux Filles du Chœur. Les textes de Crimp ont été montés dans la banlieue londoniennes par l’Orange Tree Theatre, à partir des années 80. Après un séjour à New-York il collabore, dans les années 90, au Royal Court de Londres où il monte certaines de ses pièces. Il obtient en 1993 le John Whiting Award for Drama, écrit, en 2012, un livret d’opéra, Written on skin, dont la composition musicale est signée de George Benjamin. Crimp est connu dans le monde. Plusieurs de ses textes ont été présentés en France, dont Play House, Le Traitement, Claire en affaires, Probablement les Bahamas, La Ville.

Après avoir été essentiellement scénographe, Daniel Jeanneteau met en scène depuis une vingtaine d’années Racine, Strindberg, Maeterlinck, Tennessee Williams, Sarah Kane et bien d’autres, s’intéressant aussi bien aux modernes qu’aux classiques. Il dirige, depuis trois ans le théâtre T2G de Gennevilliers et travaille à l’insertion du théâtre dans le tissu local. Avec Le reste vous le connaissez par le cinéma, le metteur en scène s’empare de la violence du texte qu’il injecte dans le monde d’aujourd’hui, superpose le passé et le présent et, par son propos artistique, développe un art de la résistance.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2020

Avec : Solène Arbel, Stéphanie Béghain, Axel Bogousslavsky, Yann Boudaud, Quentin Bouissou, Jonathan Genet, Elsa Guedj, Dominique Reymond, Philippe Smith et Clément Decout, Victor Katzarov – Le Choeur : Delphine Antenor, Marie-Fleur Behlow, Diane Boucaï, Juliette Carnat, Imane El Herdmi, Chaïma El Mounadi, Clothilde Laporte, Zohra Omri (en alternance). Assistanat et dramaturgie Hugo Soubise – collaboration artistique / choeur Elsa Guedj – conseil dramaturgique Claire Nancy – assistanat scénographie Louise Digard – lumières Anne Vaglio – musique Olivier Pasquet – ingénierie sonore et informatique musicale Ircam Sylvain Cadars, Anaëlle Marsollier (en alternance) – costumes Olga Karpinsky – décors ateliers du TNS. Le texte est publié chez L’Arche Éditeur.

Du 9 janvier au 1er février 2020, lundi, jeudi et vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h – au T2G / Théâtre de Gennevilliers, Centre dramatique national, 41 avenue des Grésillons. 92230. Gennevilliers – Métro : ligne 13, station Gabriel Péri – tél. : 01 41 32 26 26 – site : www.theatre2gennevilliers.com – La pièce a été créée au Festival d’Avignon en juillet 2019 –  En tournée : 7 au 15 février, Théâtre National de Strasbourg – 10 au 14 mars, Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts de France – 20 et 21 mars Théâtre de Lorient, Centre dramatique national.

 

Contes et Légendes


© Elizabeth Carecchio

Une création théâtrale de Joël Pommerat – Compagnie Louis Brouillard – Nanterre Amandiers/Centre dramatique national.

Le trouble est presque parfait et la construction dramaturgique élabore nos inquiétudes. Sous un titre faisant référence au passé, Contes et légendes, Joël Pommerat mène le spectateur sur des territoires inconnus, tournés vers le futur. Derrière le pays de l’enfance et de l’adolescence, derrière celui du genre, il aborde le terrain de l’intelligence artificielle. Il substitue aux acteurs/actrices des mannequins croit-on, ou plutôt, fait glisser l’acteur/actrice dans la peau de personnes artificielles, leur donnant l’apparence de mannequins en capacité de s’exprimer. Le moment est magnétique. Le texte s’écrit à la manière d’un film, en séquences, les unes effaçant les autres comme sur une ardoise magique, mais se sédimentant dans la mémoire du spectateur. Quelques tables et chaises, un canapé quelques fauteuils, judicieusement agencés, laissent place, selon les moments, à un espace vide.

La première séquence nous place dans une cour d’école face aux archétypes du masculin et du féminin, au formatage, par la provocation entre deux ados garçons face à une (jeune) fille qui se défend bec et ongles. Âpreté de l’échange, lâcheté et courage, fiction et réalité… « T’es un robot ou t’es une femme ? » lance l’un d’entre eux. La seconde séquence introduit au thème de l’intelligence artificielle et de la robotique d’une manière pédagogique et didactique, elle est suivie d’un face à face entre un adolescent-bien-réel et un adolescent-robot, souriant et charmant, représentation d’un monde idéal. Un adulte-animateur met ensuite les jeunes à l’épreuve et les bouscule, insiste sur la manipulation entre les humains et l’apprentissage du respect de l’autre. Il les contraint à l’analyse de leurs réactions et à la prise de conscience des interactions du collectif dans le jeu social. « Qu’est-ce que la masculinité, qu’est-ce que la féminité ? » pose-t-il.

S’ensuit un canevas tissé de fragments dramaturgiques où se mêlent adolescents du réel et personnes artificielles qui s’intègrent au quotidien. On y suit l’affect et l’attachement qui se nouent entre eux, une sorte de complicité, quand tout est programmé. L’humanoïde devient un quasi sosie de l’humain, son rôle est de compagnie, de soutien, de consolation et pour certains de tentative d’exploitation. Ainsi la scène, émouvante, où le robot sosie du chanteur préféré d’un adolescent malade n’a pas l’effet escompté par sa mère, qui pensait lui faire plaisir, mais au contraire provoque chagrin et désarroi. Ainsi la tentative d’achat de l’homme artificiel par une famille dont la mère, atteinte d’une maladie incurable, va mourir et qui cherche un robot domestique, erreur de compréhension et de casting. On est dans un jeu de double et de trouble, jusqu’à la dernière scène où l’homme artificiel n’a plus d’existence, quand on le débranche.

Pour ajouter au trouble, les adolescents sont interprétés par des actrices, admirables, qu’il faut saluer, et la langue qui fluctue entre le quotidien, la rue, le métaphorique et le poétique. La relation programmée acteurs-robots humanoïdes est tissée de tendresse et la personne artificielle tient le rôle qu’on lui attribue. Texte, direction d’acteurs, langage scénique et esthétique du spectacle sont d’une grande finesse, faisant balancer le spectateur entre le réel, la technologie et la fiction.

Le travail mené depuis des années par Joël Pommerat est exemplaire et son parcours, d’intelligence et d’excellence. L’auteur et metteur en scène parle du monde d’aujourd’hui et ne cesse d’expérimenter les formes théâtrales. Le Ça ira (1) Fin de Louis où il montrait la France révolutionnaire précédant 1791 n’était pas loin de notre débat démocratique d’aujourd’hui. Dans un style plus intime, la société futuriste qu’il esquisse ici, porteuse d’étrangeté, s’appuie sur la question de la transmission et des représentations, nous fait perdre nos repères et donne un certain vertige.

Brigitte Rémer, le 24 janvier 2020

Avec : Prescillia AmanyKouamé, Jean-Edouard Bodziak, Elsa Bouchain, Léna Dia, Angélique Flaugère, Lucie Grunstein, Lucie Guien, Marion Levesque, Angeline Pélandakis, Mélanie Prézelin. Scénographie et lumière Eric Soyer – costumes et recherches visuelles Isabelle Deffin –  habillage/création Tifenn Morvan, Karelle Durand, Lise Crétiaux – création perruques et maquillage Julie Poulain – son François Leymarie, Philippe Perrin – création musicale Antonin Leymarie – dramaturgie Marion Boudier – renfort dramaturgie Elodie Muselle – assistante mise en scène Roxane Isnard – assistante observatrice Daniely Francisque – renfort assistant Axel Cuisin, Lucie Trotta – direction technique Emmanuel Abate – régie son Philippe Perrin, Yann Priest – régie lumière Gwendal Malard, Jean-Pierre Michel – régie plateau Pierre-Yves Le Borgne, Jean-Pierre Constanziello, Damien Ricau – habillage Elise Leliard – construction décors Ateliers de Nanterre-Amandiers – construction mobilier Thomas Ramon/Artom.

Du 9 janvier au 14 février 2020, mardi, mercredi, vendredi à 20h30, jeudi à 19h30, samedi à 18h, dimanche à 16h – Nanterre Amandiers / Centre dramatique national, 7 avenue Pablo Picasso – Nanterre. RER A, station Nanterre Préfecture et navette – tél. : 01 46 14 70 00 – www.nanterre-amandiers.com – Le spectacle a été créé le 5 novembre 2019 à La Coursive, scène nationale de La Rochelle – En tournée : 3 au 7 mars 2020, Théâtre Olympia/CDN de Tours – 13 au 20 mars 2020,  Théâtre de la Cité/CDN Toulouse-Occitanie – 26 et 27 mars 2020, Espace Jean Legendre, Compiègne – 2 et 3 avril 2020, CDN Orléans – 8 au 10 avril 2020, La Comédie/scène nationale de Clermont Ferrand – 28 et 29 avril 2020, Le Phénix/scène nationale de Valenciennes – 5 et 6 mai 2020, L’Estive/scène nationale de Foix et de l’Ariège – 13 au 17 mai 2020, La Criée/Théâtre national de Marseille – 27 au 29 mai 2020, Scène nationale de Chateauvallon – 9 au 13 juin 2020 MC2/scène nationale de Grenoble. Le texte est publié aux Editions Actes Sud-papier.

A Love Suprême

© Cosimo Mirco Magliocca.

Texte de Xavier Durringer – mise en scène et scénographie Dominique Pitoiset – jeu Nadia Fabrizio – Les Gémeaux / Scène nationale de Sceaux.

Le spectacle porte le titre d’un album culte du saxophoniste John Coltrane, sorti en 1965, A Love Supreme dont on entendra un extrait. Compagnon de route de Miles Davis, Thelonius Monk et Archie Shepp, comme eux il a marqué son époque et appartient à la mythologie musicale africaine-américaine. L’écrivain congolais Emmanuel Dongala a rendu hommage à Coltrane par une nouvelle qu’il a publiée en 2003 dans son ouvrage Jazz et Vin de palme, et qui portait ce même titre. Il disait que Coltrane avait apporté « une dimension spirituelle au jazz. »

Dans le monologue de Xavier Durringer, c’est Tommy, le rabatteur du Peep-show et « sorte de gérant à tout faire », qui est fan de Coltrane et qui se présente comme son fils caché. « Tommy est vaguement noir. Métis. Et vaguement juif par sa mère, il porte une étoile de David autour du cou et une main de Fatma en or, au cas où son père se soit converti à l’Islam. Il dit que son père était un jazzman new-yorkais de passage à Paris et qu’il a été séduit pour une nuit par une jeune fille de la Place Clichy. Sa mère. » Et il démontre que tout coïncide : la date du concert, sa naissance en août de l’année suivante, sa mère ouvreuse à l’Olympia, et maintenant le nom de son strip-club, A Love Supreme, choisi en référence à l’album du père, réel ou fantasmé.

Celle qui parle de Tommy s’appelle Bianca, cinquante ans, collant léopard, perruque blonde et hauts-talons. Elle évoque son lieu de travail, le peep-show A Love Suprême, avec accent circonflexe en néon qui clignote, ajouté par les deux frères directeurs qui viennent de la licencier, les Stanko. Loin d’avoir pu l’imaginer, Bianca se trouve brutalement congédiée pour raison d’âge, de manière ni très légale ni très élégante, et cela remet en jeu son fragile équilibre : « En tous cas pour moi, c’est un coup dur… J’ai pas vu le truc arriver. Ils veulent que j’arrête et que je vide mon vestiaire ! Et j’ai aucun recours possible, je suis virée comme une malpropre, comme si j’avais fait une connerie, une faute grave, je suis débarquée comme une pauvre merde… » Trente-deux ans de sa vie lui reviennent comme en boomerang, et défilent. Ce peep-show était un peu sa maison, elle s’y déshabille et y danse depuis l’âge de dix-huit ans et a rapporté pas mal d’argent à la boîte, comme elle le souligne. Nous ne sommes pas dans la ségrégation raciale et le texte n’évoque pas la communauté noire américaine regardant le continent africain, nous sommes dans la ségrégation des générations et le culte du jeunisme.

Elle, Bianca, c’est Nadia Fabrizio, aux prises avec l’histoire de la streap-teaseuse. Elle colle à son histoire de vie, témoigne de l’esprit des lieux avec amertume, fureur, indignation, tendresse et exaltation. Bianca exprime son amour de la scène et du quartier, exotique et multiculturel, sa rancœur et ses questionnements, depuis le Lavomatic où elle fait tourner ses costumes de scène, lingerie fine et sexy. Six lave-linges font face au public, elle est assise devant, sur un banc, et attend la fin des programmes, retirant ses affaires de l’un, rechargeant l’autre, et vidant son sac, au propre comme au figuré. Elle est défaite, anéantie : « Moi j’ai pas de rêves. Enfin, j’en ai plus. J’en avais, mais je les ai tous perdus en route. Comme on perdrait ses clefs. » Pour vivre et élever son fils elle avait accepté la précarité du travail, la séduction, les faux-semblants. Elle avait cru en la fraternité des filles, la protection de Sainte Rita patronne des causes désespérées dont l’église est à deux pas, le début de ce qu’elle croyait être une vie d’artiste.  « Pour moi, j’étais une performeuse. Je faisais de l’art… » Solitude à la clé elle refait le chemin de l’enfance : coups du père, danse classique, accident de moto et mort de l’ami pilote, fracture du genou, rêve de Paris, cours de théâtre. « Je suis la petite punk qui quitte sa province et le chemin de l’usine ou du secrétariat pour devenir actrice et qui glisse, peut-être par peur, par manque de confiance en soi ou plus simplement par facilité ou fainéantise, et qui devient strip-teaseuse. »

Dramaturge et cinéaste, on connaît Durringer par sa compagnie, La Lézarde, créée à la fin des années 80, par ses nombreuses pièces publiées aux éditions Théâtrales et traduites en une vingtaine de langues, pièces qu’il a parfois lui-même mises en scène – Une rose sous la peau en 1988, La Quille en 1999, Histoires d’Hommes et Les Déplacés en 2005 – Il a réalisé de nombreux films pour le cinéma et la télévision dont un long-métrage, La Conquête, film de politique-fiction, présenté en 2011 en sélection officielle au festival de Cannes. Il écrit ce monologue pour l’actrice Nadia Fabrizio, répondant à la commande à l’écriture de la compagnie Pitoiset. L’auteur y parle d’un parcours de vie blessé, fragile et tortueux, dans un langage cru. Il y parle d’amour « L’amour est mythique ou c’est pas de l’amour. » Il y parle d’art « J’aimerais montrer aux gens le divin dans un langage artistique qui transcende les mots. Je veux parler à leurs âmes. »

Dominique Pitoiset assure la mise en scène et la scénographie du spectacle. Metteur en scène pour le théâtre et l’opéra, pédagogue, scénographe et acteur, il crée en 1988 avec Nadia Fabrizio, la Compagnie portant son nom et débute par la mise en scène du Pélican, d’August Strindberg. Il a mis en scène de nombreux auteurs comme Goethe et Shakespeare, Kafka et Bernhard, entre Dijon sa ville, Paris, la Suisse et l’Italie. Il dirige le Théâtre National Dijon-Bourgogne, puis le Théâtre national de Bordeaux, en Aquitaine. Artiste associé à Bonlieu Scène nationale d’Annecy depuis 2014, son Cyrano de Bergerac avec Philippe Torreton dans le rôle-titre, rencontre un vif succès, en France et à l’étranger. Il s’intéresse à l’auteur américain Tracy Letts dont il met en scène en 2015 Un été à Osage County, et récemment, Linda Vista – présenté aux Gémeaux de Sceaux, en novembre dernier -. Il fait aussi de nombreuses incursions dans l’opéra, montant Mozart, Purcell, Britten, Puccini et d’autres.

Metteur en scène et scénographe du spectacle, le dispositif qu’il met en place est simple et pertinent. Comme on lave le linge sale en famille Bianca lave le sien en convoquant ses fantômes. Nadia Fabrizio porte le texte avec véhémence et ironie, humanité et fragilité, et, pour exorciser ses peurs du lendemain, va jusqu’au bout de sa nuit magnétique, « deux noires pour une blanche, c’est inscrit dans le tempo. »

Brigitte Rémer, le 20 janvier 2020

Directeur technique Philippe Richard – conception lumières Christophe Pitoiset – régie lumières Didier Peucelle – conception son et régie Bertrand Lechat – conception vidéo et régie Emmanuelle Vié Le Sage – conseils perruques et maquillages Cécile Kretschmar – administration Alice Houssais. Le texte est publié aux éditions Théâtrales.

Du mercredi 15 au mardi 21 janvier 2020, à 20h45, dimanche à 17h, relâche le lundi. Les Gémeaux / Scène nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau. 92330. Sceaux. Tél. : 01 46 61 36 67. Site : www.lesgemeaux.com

 

Dom Juan ou le Festin de pierre

© Thierry Laporte

D’après le mythe de Don Juan et le Dom Juan de Molière – direction Jean Lambert-wild et Lorenzo Malaguerra – Théâtre de l’Union/CDN du Limousin, au Théâtre de la Cité internationale/Paris.

Une scénographie flamboyante et baroque, sorte de jungle élaborée en point numérique d’Aubusson, sur des dessins de Stéphane Blanquet, avec : côté cour, un escalier en colimaçon réalisé en porcelaine de Limoges, au pied duquel s’entassent des sacs de tabac en grosse toile de jute ; côté jardin une plateforme à l’étage, l’espace des musiciens. Conçue par Jean Lambert-wild et Stéphane Blanquet, la scénographie, très réussie, colle à la lecture singulière de mise en scène, entre music-hall et cabaret sauvage.

Sorte de clown blanc au visage fardé, Dom Juan – interprété par  Jean Lambert-wild – a les cheveux aussi rouges que les chaussures. Il porte son traditionnel pantalon rayé et une chemise blanche à manches bouffantes, prêt à l’assaut. L’acteur poursuit la recherche entreprise sur son personnage du clown, Gramblanc, dans Loyaulté Me Lie, une adaptation de Richard III et dans En attendant Godot. Ici la simulation fait corps avec le personnage et la roulette russe à laquelle se prête Dom Juan dès la première scène, pistolet sur la tempe, n’émeut guère. Cet anti-héros reste bien vivant, parfaitement désinvolte et cynique, suivi de sa galerie de personnages, tout aussi loufoque.

A ses côtés dans un rapport maître-valet composite, une Sganarelle aux ordres, aussi noire qu’il est blanc – Yaya Mbilé Bitang, actrice camerounaise – audacieuse souvent, sur ses gardes toujours, terrorisée parfois, un(e) confident(e) au costume-collant noir sur lequel un squelette peinturluré nargue, à la manière des rituels de mort mexicains et festifs, personnage qui écoute, conseille, sermonne et pète les plombs. Fagotée comme une soubrette endimanchée, Elvire, bien petite devant l’arrogance d’un Dom Juan théâtral, merle moqueur perché sur son escalier de porcelaine, tenant en ses mains un éventail aux plumes rouges, ou soufflant des bulles de savon. La visite du Commandeur, dans le style directeur d’une supérette de province, père du héros dilettante qui joue à cache-cache pour éviter la rencontre, et qui se travestit avant de recevoir une dérouillée du père, à coups de ceinture, père qui lui-même en recevra une, infligée par Sganarelle. Dom Juan qui tousse et prend ses médicaments. Le crâne de la mère, posé au-dessus de l’horloge comtoise, puis son squelette qu’il porte en sac à dos. La drague avec Charlotte, sorte de Bécassine prête à lui sauter dessus, oubliant son Pierrot.

Coups de pistolet, farces et attrapes. Les musiciens sur leur plateforme, scie musicale, claviers, trombone, comme un ensemble de cabaret, d’abord très sérieux, en queue de pie et perruques poudrées, jouant de leurs instruments de façon appliquée, finissent comme des potaches, pris à témoins et à partie dans le tourbillon de l’invincible Dom Juan.

De la BD au fantastique, la séquence du tombeau où pénètrent Dom Juan et Sganarelle à la recherche du Commandeur prolonge la même impertinence à travers fumées et chambre d’écho, moments psychédéliques et lumières sucre d’orge. Une apothéose finale comme champ de bataille finit de décaler les lignes d’une comédie dite classique, avec coups de feu, trappes, enfers et bruits, avec un(e) Sganarelle tétanisé(e) et le glissement progressif d’une Elvire drapée de noir, annonçant son entrée au couvent. L’apparition des sosies de Dom Juan comme autant d’hallucinations, et la mort au combat du séducteur, sont les derniers subterfuges de cette comédie hybride dont la dernière image montre un(e) Sganarelle pleurant à chaudes larmes, non pas la mort du Maître mais ses gages, non versés.

Il y a du mouvement dans cette adaptation, un peu Far-West, un peu polar. Le spectacle mélange les genres, les styles, les générations, les acteurs confirmés et ceux en devenir. Elvire, Charlotte, Don Carlos et le Mendiant sont interprétés en alternance par les quatorze jeunes comédiens et comédiennes de dernière année de l’École Supérieure Professionnelle de Théâtre, de L’Académie de l’Union, dans une logique de compagnonnage. La musique bat son plein, composée par Jean-Luc Therminarias et l’humour coule à flots, avec irrévérence.

Jean Lambert-wild dirige le Théâtre de l’Union/CDN du Limousin et l’Académie de l’Union dont le manifeste est : Le plus grand bien pour le plus grand nombre. Il se dédie à la formation des acteurs, promeut les talents et les produits locaux et table sur ses complicités artistiques. Il assure depuis plusieurs années la co-mise en scène des spectacles avec Lorenzo Malaguerra, directeur du Théâtre du Crochetan, à Monthey (Suisse), collabore avec la compagnie de l’Ovale, Denis Alber, Pascal Rinaldi et Romaine, présents ici en tant que musiciens et acteurs et qui s’en donnent à cœur joie. Il développe son personnage, de spectacle en spectacle, par son clown. Son Dom Juan est par là-même iconoclaste et arrogant, antipathique et diabolique, intranquille et insolent. Il sait mener les femmes et le public en bateau. Trois petits tours et puis s’en vont.

Brigitte Rémer, le 16 janvier 2020

Avec Jean Lambert-wild, Yaya Mbilé Bitang, Denis Alber, Pascal Rinaldi, Romaine, ainsi que quatre acteurs /actrices en alternance issus de L’Académie de l’Union/École Supérieure Professionnelle de Théâtre du Limousin : Claire Angenot, Gabriel Allée, Quentin Ballif, Matthias Beaudoin, Romain Bertrand, Hélène Cerles, Ashille Constantin, Yannick Cotten, Estelle Delville, Laure Descamps, Antonin Dufeutrelle, Nina Fabiani, Marine Godon, Isabella Olechowski.

Adaptation Jean Lambert-wild, Catherine Lefeuvre – regard associé Marc Goldberg – musique et spatialisation en direct Jean-Luc Therminarias – scénographie de Porcelaine et de Tapisseries en point numérique d’Aubusson de Jean Lambert-wild et Stéphane Blanquet, réalisées avec le soutien de la fabrique Porcelaines de la fabrique et l’entreprise Néolice – assistants à la scénographie Thierry Varenne, Alain Pinochet – lumière Renaud Lagier – costumes Annick Serret Amirat – maquillage, perruques Catherine Saint-Sever – habilleuse Christine Ducouet – assistant Nicolas Verdier – directrice technique Claire Seguin – régie générale Thierry Varenne – régie son Nourel Boucherk. Le spectacle a été créé à Limoges le 19 mars 2019, au Théâtre de l’Union/CDN du Limousin. En tournée à la Comédie de Caen-Théâtre d’Hérouville/CDN Hérouville-Saint-Clair, les 5 et 6 mai 2020.

Du 13 janvier au 15 février, lundi, mardi, et vendredi à 20 h 30 – jeudi et samedi à 19 h – relâche mercredi et dimanche au Théâtre de la Cité Internationale, 17 bd Jourdan, 75014 Paris – RER A Station : Cité Universitaire – tél. :  01 43 13 50 50 – www.theatredelacite.com

La Consagración de la Primavera

© Théâtre de la Ville

Mise en scène, chorégraphie et danse Israël Galván – Composition et piano, direction musicale Sylvie Courvoisier – piano Cory Smythe. Israël Galván Company, au Théâtre de la Ville/13ème Art.

Issu d’une famille sévillane qui dansait le flamenco, Israël Galván construit ses spectacles de manière personnelle et inspirée depuis une vingtaine d’années à partir de ce même vocabulaire, qu’il enlace et décale. Il présente ici sa déclinaison du Sacre du Printemps de Stravinski, pièce à laquelle les plus grands chorégraphes, au fil du temps, se sont confrontés, entre autres Vaslav Nijinski (1913), Maurice Béjart (1959), Pina Bausch (1975), Martha Graham (1984), Angelin Preljocaj (2001), Emmanuel Gat (2004).

Deux pianos à queue, tête-bêche – magnifiquement habités par Sylvie Courvoisier, compositrice et improvisatrice avec laquelle Israël Galván a déjà travaillé, et Cory Smythe, interprète rigoureux et improvisateur inspiré – s’inscrivent dans la scénographie à travers laquelle le danseur chorégraphe trace son chemin. Quand la pièce débute, portant une courte blouse et des bottines noires, une jambe gainée de laine rouge et comme blessée, il est crucifié sur la table d’harmonie d’un piano, mise à la verticale. Son corps devient instrument de percussion entre le sol et les cordes de ce piano inversé. Il dialogue avec les deux musiciens qui interviennent dans le corps de leurs instruments pour en faire vibrer les cordes, dans une introduction musicale intitulée Conspiración, prélude au Sacre. Le danseur, tel l’esprit frappeur frappe, avec énergie et insolence, avec la puissance d’un Méphisto qui se déchaîne.

Après cette brillante introduction on glisse dans l’univers de Stravinski, partition construite en deux parties : L’adoration de la terre, terre piétinée avec extase par le danseur et Le sacrifice, qui mène au rituel des ancêtres. On le retrouve sculptural au centre d’un plissé noir de 380 degrés, majestueuse robe avec laquelle, en grand ordonnateur, il va jouer, déployant rythme et force au sol, grâce et précision. Les espaces sur lesquels il se dirige et se pose, répartis sur l’ensemble de la scène, résonnent de manière singulière et minérale selon les supports : graviers, terre, pierre, bois, métal, subtilement disposés en labyrinthe, lui permettant de remplir l’espace. Il se faufile entre les deux pianos, danse sur une plateforme située derrière, passe à l’avant-scène ou se retrouve au centre. Plein d’une énergie vitale, jambes et bras d’une mobilité extravagante, Israël Galván invente, décline et joue de ses mains papillons, qui dansent aussi en émettant des sons. L’alternance entre pièces dansées et pauses musicales permet au danseur de reprendre souffle et/ou de changer de costume, et au public de se reposer de la scansion flamenca.

Le spectacle se ferme sur une éblouissante pièce musicale de Sylvie Courvoisier, Spectro, jouée à quatre mains, envol de notes cristallines virtuoses, dignes d’un Gaspard de la nuit de Maurice Ravel. Les pièces de la compositrice se fondent dans la partition de Stravinski et Israël Galván se fond avec intensité et légèreté dans l’univers sonore qui le porte. L’attention réciproque et les interactions entre danseur et musiciens dégagent une grande virtuosité et liberté. Galván prend racine dans le sol de manière ludique et déterminée, il sait puiser son énergie comme les racines des végétaux cherchent l’eau, poussant sa technicité à l’extrême. Il est de ces grands, comme le furent Nijinsky et Noureev en leur temps, faune parmi les faunes.

On connaît Israël Galván en France depuis une douzaine d’années. Son premier spectacle, Metamorfosis, inspiré de Franz Kafka, fut créé en 2000 mais c’est avec El Final de este estado de cosas – redux, un rite de mort à partir de l’Apocalypse de Jean, présenté à la Carrière Boulbon du Festival d’Avignon en 2009  et repris au Théâtre de la Ville en 2010 et 2011, qu’on le découvre. Le Théâtre de la Ville depuis l’accompagne en présentant chacune de ses créations. Ainsi, La Curva (le virage, la courbe) en 2012, où il est déjà entouré de Sylvie Courvoisier ; Lo Real en 2013 ; Torobaka avec Akram Khan en 2014/15 ; FLA.CO.MEN en 2016/17 ; La Fiesta, présentée à La Villette en 2018 et Gatomaquia au Cirque Romanès, dans les deux cas dans le cadre de sa programmation hors les murs.

La Consagración de la primavera mêle les différents styles musicaux – entre la musique néoclassique aux accents folkloriques d’Igor Stravinski, avant-gardiste en son temps, qui modifie la notion de rythme au tout début du XXème siècle et la recherche contemporaine et jazz de Sylvie Courvoisier, imprégnée de Thelonious Monk et des interprétations de Martha Argerich – au vocabulaire flamenco d’Israël Galván, figure majeure de l’évolution de cette tradition populaire dont il s’est emparé, et qu’il interprète avec une sauvagerie raisonnée. Une belle réussite !

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2020

Musique : Conspiración, composition et piano Sylvie Courvoisier et Cory Smythe – Le Sacre du Printemps, composition Igor Stravinski – Réduction pour piano à quatre mains de l’auteur, sur deux pianos – Spectro, composition Sylvie Courvoisier, au piano Sylvie Courvoisier et Cory Smythe – créations lumières, Ruben Camacho – scénographie, Pablo Pujol – design sonore Pedro León – assistante mise en scène Balbi Parra – conseillère costumes Reyes Muriel del Pozzo.

Du 7 au 15 janvier 2020, Théâtre de la Ville – Le 13e Art – métro : Place d’Italie 75013. Paris. www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

Claude Régy, dernier acte

© Pascal Victor – ArtComPress

Comme Pierre Soulages pour la peinture, Claude Régy a la passion du noir. Il est, pour le théâtre, l’homme de l’outre-noir et du silence, son parcours est exigeant.

Né le 1er mai 1923, Claude Régy s’est éteint le 29 décembre 2019, à l’âge de 96 ans. Il a habité les hauts plateaux du théâtre au XXème et début du XXIème siècles et laisse son empreinte, par l’amour de la langue et l’éloge de la lenteur. C’était un découvreur d’auteurs, un amoureux des textes, un archéologue de l’inconscient, un passionné des clairs-obscurs, un révélateur et admirateur des acteurs. Dans son parcours audacieux et souvent expérimental il a cultivé une certaine solitude, se tenant à l’écart de la profession. Nombre de ses spectacles ont pourtant remis en question l’art du théâtre et marqué leur temps, sa reconnaissance fut plutôt tardive. Sa singularité et ses esthétiques ont bouleversé le langage scénique.

Jeune, Claude Régy quitte Nîmes où il est né et monte se former à l’art dramatique à Paris où il suit les cours de Charles Dullin, Tania Balachova, Michel Vitold. Longtemps il fut l’assistant d’André Barsacq au Théâtre de l’Atelier. En 1946 on le trouve sur scène en tant qu’acteur dans deux pièces de Jean-Paul Sartre, La Putain Respectueuse mise en scène par Julien Bertheau et Morts sans sépulture, par Michel Vitold. A partir de 1950 il crée ses propres mises en scène, dont en 1952 Doña Rosita, de Federico Garcia Lorca., son premier travail.

Du côté des textes, mis à part un spectacle qu’il élabore lui-même, écrit et met magnifiquement en scène, Vermeil comme le sang, qu’il présente à Chaillot en 1974, Claude Régy se passionne pour les écritures. Il monte les auteurs français, fait connaître les auteurs anglais, autrichiens, allemands, belges et nordiques, avec une grande fidélité à celles et ceux qu’il met en scène, au fil de son parcours. Deux écrivaines françaises furent particulièrement à l’affiche de ses travaux : Marguerite Duras avec une pièce comme Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1963) ou avec ses romans dont il fait l’adaptation, comme L’Amante anglaise qu’il présente cinq fois à partir de 1968, Un barrage contre le Pacifique qu’il met en scène sous le titre Eden Cinéma (1977) et Navire Night (1979). De Nathalie Sarraute, il présente Isma (1973), C’est beau (1975), et Elle est là, (1980).

Il s’intéresse vivement aussi, aux auteurs non francophones et se passionne notamment pour les auteur(e)s anglais(es) ou de langue anglaise qu’il fait connaître dès les années soixante : Harold Pinter (La Collection et L’Amant, 1965 – Le Retour, 1966 – L’Anniversaire, 1967) ; James Saunder (La prochaine fois je vous le chanterai, 1966) ; John Osborne (Témoignage irrecevable, 1966) ; Tom Stoppard (Rosencrantz et Guildenstern sont morts, 1967) ; Edward Bond (Sauvés, 1972) ; Le Criminel de Leslie Kaplan, écrivaine franco-américaine (1988) ; Gregory Motton (Chutes, 1991 – La Terrible Voix de Satan, 1994) ; John Fosse (Quelqu’un va venir, 1999 – Melancholia, 2001 – Variations sur la mort, 2003) et Sarah Kane dont il présente en 2002 4,48 Psychose au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, avec Isabelle Huppert.

Il présente les auteurs autrichiens comme Peter Handke, avec La Chevauchée sur le lac de Constance dans une éblouissante distribution comprenant entre autres Michael Londsdale, Gérard Depardieu, Delphine Seyrig, Sami Frey et Jeanne Moreau (1974), Les gens déraisonnables sont en voie de disparition (1978), Par les villages (1983),  monte les auteurs allemands comme Kleist (Penthésilée, 1954) ; Frank Wedekind (Lulu, 1976) ; Botho Strauss (Trilogie du revoir, 1980 Grand et Petit, 1982 – Le Parc, 1986) ; Jakob Lenz (Les Soldats, 1985). Il s’intéresse aux auteurs nordiques comme le Suédois August Strindberg (La Danse de mort, 1969), les Norvégiens Tarjei Vesaas (Brume de Dieu, 2010 – La Barque Le Soir, 2012) et Arne Lygre (Homme sans but, 2007). Il approche aussi l’opéra avec Le Vaisseau fantôme de Richard Wagner (1973 à Angers et 1981 à Nancy) et Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg (1990, Théâtre du Châtelet, Paris) ; Jeanne d’Arc au bûcher d’Arthur Honegger (1992, Opéra Bastille, Paris) ; Carnet d’un disparu de Leos Janacek (Festival d’Aix-en-Provence, 2001).

La liste des auteurs abordés et mis en scène est immense, ils sont parmi les plus grands. On peut compléter par Luigi Pirandello avec La vie que je t’ai donnée (1953) et Se trouver (1966) ; Stanislas Ignacy Witkiewicz avec La Mère (1970) ; Anton Tchekhov avec Ivanov, à la Comédie Française alors administrée par Jean-Pierre Vincent (1984) ; Viktor Slavkine avec Le Cerceau (1990) ; Fernando Pessoa avec Ode maritime (2009). L’auteur belge Maurice Maeterlink collait parfaitement à son univers, il a remis sur le métier plusieurs fois l’ouvrage, avec Intérieur (1985), et La mort de Tintagiles (1996). Intérieur, monté avec des acteurs japonais, fut présenté à Avignon en 2016. Régy en effet s’intéressait à l’Extrême-Orient par les formes théâtrales du Nô et du Bunraku. Il fut aussi l’invité du Festival d’Automne à Paris à plusieurs reprises, dont une ultime fois en septembre 2016, au CDN Nanterre-Amandiers, avec une œuvre intense, Rêve et Folie de Georg Trakl, auteur mort en 1914 sur le front à l’âge de vingt-sept ans, obsédé d’autodestruction et qu’il rapproche du génie de Rimbaud. A cette occasion et en collaboration avec l’Université de Nanterre, un colloque avait été organisé sur le parcours théâtral du créateur, Regards croisés sur l’œuvre de Claude Régy, en présence de nombreux collaborateurs et exégètes.

Claude Régy déconstruit le temps et jongle avec le réel, cherche les limites, travaille sur les seuils. Il tord les stéréotypes, table sur l’incertitude et le doute, la recherche de l’abandon de soi. Il a dirigé les plus grandes actrices dont Maria Casarès, Valérie Dréville, Isabelle Huppert, Bulle Ogier, Emmanuelle Riva, Delphine Seyrig, et les plus grands acteurs comme Michel Bouquet, Pierre Brasseur, Alain Cuny, Sami Frey, Michael Lonsdale, Jean-Pierre Marielle, Jean Rochefort. Il fut le parrain des débuts de Gérard Depardieu qui, de 1972 à 1977, joua dans six de ses spectacles dont La Chevauchée sur le lac de Constance. Pédagogue intransigeant et soucieux de croiser les générations d’acteurs, il a approfondi ses recherches avec les jeunes acteurs, notamment à l’école du Théâtre national de Bretagne, écrit et théorisé sur le théâtre et laisse traces dans plusieurs ouvrages, dont le premier, Espace perdu publié en 1991, et le dernier, Dans le désordre, en 2011.

Il n’était pas toujours simple d’entrer dans l’univers de Claude Régy, il fallait que le spectateur soit particulièrement disponible et entier pour s’immerger dans ses textes et contextes, dans son noir absolu, et s’interroger avec lui sur les chemins et passages qu’il empruntait et qui mènent de l’écrit à l’oral.

Un grand monsieur s’en est allé. Il nous laisse un matériau infini pour interroger la magie du théâtre et de l’incarnation. Pendant des décennies son écriture théâtrale a fait voyager nos réflexions et notre imaginaire, suspendue entre vie, mort, utopies et poésie.

Brigitte Rémer, le 5 janvier 2020

Bajazet/en considérant le théâtre et la peste

© Mathilda Olmi

D’après Jean Racine et Antonin Artaud, mise en scène de Frank Castorf, MC93 Bobigny / Festival d’Automne à Paris.

Publiée en 1672 et créée la même année, Bajazet est la septième pièce de Racine. L’auteur  a trente-trois ans et inscrit son propos dans un contexte orientaliste. L’action se passe dans le sérail du Sultan ottoman Amurat, parti faire le siège de Babylone et croise plusieurs intrigues où se contredisent passions amoureuses et intérêts politiques. En l’absence du Sultan, le vizir Acomat (Mounir Margoum) et son confident, Osmin (Adama Diop), complotent pour mettre sur le trône Bajazet (Jean-Damien Barbin), frère du Sultan mais ce dernier craignant son influence, prend les devants et intime l’ordre de le tuer. Or deux femmes sont amoureuses de Bajazet : Roxane, ancienne esclave et favorite du Sultan, chargée des pleins pouvoirs en son absence (Jeanne Balibar), qui a fait d’Atalide (Claire Sermonne) son ambassadrice auprès de Bajazet, et Atalide elle-même, secrètement amoureuse et aimée de Bajazet. Roxane détient le sort de Bajazet entre ses mains et les deux femmes se battent pour sa survie. Quand Roxane comprend l’attirance de Bajazet pour Atalide, elle change de cap et propose à son héros, un marché : le sauver, vivre et régner avec lui, la mort d’Atalide en échange. Bajazet refuse et est exécuté, tandis qu’Atalide, croyant encore en son salut, avoue à Roxane l’amour qu’elle lui porte, déchaînant un océan de jalousie et de violence. Chez Racine, Roxane puis Bajazet sont assassinés selon les ordres d’Amurat qui invite Atalide à le suivre. Cette dernière refuse et se suicide.

Dans la mise en scène de Frank Castorf, malgré son absence physique, Amirat le Sultan, est omniprésent par un portrait géant tombant des cintres qui le représente, bordé d’une enseigne lumineuse inscrivant Babylone en toutes lettres. Le Sultan aux yeux d’agate et au regard de ruse et riche drapé, coiffé d’un imposant turban des mille et une nuits, est le pouvoir incarné et le point central de la scénographie. Le plateau est dépouillé, une tente bédouine/le sérail, s’y trouve côté jardin, et une grande cage côté cour, les lumières tamisées appellent la conspiration et l’intrigue amoureuse (scénographie Aleksandar Denic, lumières Lothar Baumgarte). La pièce maîtresse, comme toujours chez le metteur en scène, se construit autour d’images filmées in situ par une caméra qui les transmet en direct, sur grand écran (vidéaste Andreas Deinert). Le spectateur devient témoin, ici voyeur et même acteur de la vie du sérail qui se déroule en coulisses.

Dans la mise en scène, tout tourne autour du personnage de Roxane, de la force de ses sentiments et de sa passion déchirante, et bientôt déchirée, pour et par Bajazet. Une Roxane vue et revue sous toutes les coutures, d’abord moulée dans une combinaison noire on ne peut plus ajustée, sorte de sirène aux sandales-coturnes, plus tard torse nu sous un vêtement rouge vermeil et perruque blonde de travestissement (costumes, Adriana Braga Peretzki). Entre temps, nudité absolue par écran interposé, allant chercher au plus intime de la peau et des expressions. De fait, dans le spectacle, l’image prend le pas sur la scène et insiste sur la nudité, le désir et le sexe.

Frank Castorf prend aussi le pari de rapprocher deux mondes a priori éloignés l’un de l’autre, et intercale l’univers d’Antonin Artaud dans la tragédie racinienne. Les deux auteurs sont dans la provocation et appellent le théâtre de la cruauté, ils sont dans l’utilisation d’images filmées, mais on ne reconnaît, dans la décomposition des textes, ni la logique racinienne ni l’incandescence d’Artaud, et cela opacifie la lecture des deux univers. « Une vraie pièce de théâtre bouscule le repos des sens, libère l’inconscient comprimé, pousse à une sorte de révolte virtuelle et qui d’ailleurs ne peut avoir tout son prix que si elle demeure virtuelle, impose aux collectivités rassemblées une attitude héroïque et difficile » écrit Antonin Artaud dans « Le théâtre et la peste » (cf. Le Théâtre et son double), mais le public n’est pas toujours partant pour l’héroïsme.

Né en 1951 en Allemagne de l’Est, Frank Castorf, a débuté comme metteur en scène dans les années soixante-dix. Il s’attire les foudres des autorités de RDA avec Tambours dans la nuit de Brecht et Maison de poupée d’Ibsen, en 1984. Pendant plus de vingt-cinq ans à la tête de la Volksbühne de Berlin, les spectacles qu’il y présente sont radicaux : Alkestis, d’après Euripide en 1993, une adaptation de La Cité des femmes de Federico Fellini en 1995, Les Mains sales de Jean-Paul Sartre, en 1998. Il s’empare de textes, littéraires et dramatiques et les met en scène de manière souvent iconoclaste : Le Maître et Marguerite de Boulgakov en 2002, Forever young de Tennessee Williams en 2003, Nord d’après Céline en 2007, Médée de Sénèque en 2009, L’Avare de Molière en 2012, La Cousine Bette d’après Honoré de Balzac en 2013, La Tétralogie de Wagner au Festival de Bayreuth, en 2013, version très sifflée. Il monte presque tout Fiodor Dostoievski, son univers, sa démesure et ses réflexions philosophiques sur le bien et le mal lui vont bien. A différents moments de son parcours il monte Les Possédés, L’Idiot, Le Joueur, Humiliés et Offensés, Crime et Châtiment, Les Frères Karamazov (cf. notre article du 15 septembre 2016) et il aime les croisements entre auteurs.

Admiré et controversé Castorf décline ses visions du tragique dans un foisonnement subversif. C’est sa marque de fabrique. Avec Bajazet/en considérant le théâtre et la peste on est dans le baroque et l’outrance, dans la complexité des êtres et la mise en danger des personnages, on est dans la puissance shakespearienne, dans la langue et l’anéantissement du monde. Actrices et acteurs habitent la puissance du propos avec virulence et détermination, Jeanne Balibar en tête mais l’image mange le plateau et l’on finit par décrocher.

Brigitte Rémer, le 11 décembre 2019

Avec : Jeanne Balibar (Roxane), Claire Sermonne (Atalide), Jean-Damien Barbin (Bajazet), Mounir Margoum (Acomat, le grand Vizir), Adama Diop (Osmin, son confident), une caméra live. Scénographie, Aleksandar Denic – Costumes, Adriana Braga Peretzki – Musique, William Minke – Vidéo, Andreas Deinert – Lumières, Lothar Baumgarte – Assistante aux costumes, Sabrina Bosshard – Assistante à la mise en scène, Hanna Lasserre – Stagiaires assistantes à la mise en scène, Camille Logoz, Camille Roduit – Stagiaire assistante à la scénographie, Maude Bovey

Du 4 au 14 décembre 2019 à 19 h, Le vendredi à 20 h, le samedi à 18 h, le dimanche à 16 h MC93 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.mc93.com et www.festival-automne.com – En tournée : 17 et 18 janvier 2020, Teatros del Canal, Madrid – 12 et 13 février 2020, La Comédie de Valence – 19 au 21 février 2020, Bonlieu/scène nationale, Annecy – 27 et 28 février 2020, ERT Fondazione-Teatro Stabile Pubblico Regionale, Modène – 12 et 13 juin 2020, Teatro municipal do Porto – 19 et 20 juin 2020, Teatro Nacional Donna Maria II, Lisbonne.

A mon Bel Amour

© Patrick Berger

Création Danse Anne Nguyen, Compagnie Par Terre – au Théâtre 71, Scène Nationale de Malakoff.

Anne Nguyen est une virtuose de la danse hip hop sur scène, de l’art du présent et des cultures urbaines, déclinés à travers de multiples formes dansées. « La danse hip-hop partage avec les danses tribales une caractéristique significative : le danseur fait rentrer son corps dans le sol sur les accents forts de la musique. Semblable au martèlement d’une danse guerrière, l’énergie qu’elle dégage est profondément organique, presque animale. » Pour elle « les danseurs hip hop sont des guerriers de la ville… » Éclectisme et énergie font partie de son alphabet où s’hybrident, dans une même phrase chorégraphique, différentes gestuelles.

Dans À mon bel amour quatre danseuses et quatre danseurs s’avancent vers le public comme dans un ressac, ce courant d’arrachement des océans. Ils s’avancent seuls, avec l’assurance du mannequin dans un défilé de mode ; en duo, ou encore en groupes comme convoqués pour un filmage cinématographique. Ils interrogent notre perception de l’individu, du couple et du collectif en déclinant différentes conceptions de l’identité et de la beauté. Chacun intervient avec sa personnalité et son style : Le voguing, apparu dans les années 1960 au sein de la communauté homosexuelle et transgenre afro-américaine et latino-américaine défavorisée, à Harlem ; le waacking,, style de danse inspiré de la musique funk et disco underground, né dans les années 1970 à Los Angeles qui, à l’origine, se dansait dans les nightclubs où la communauté homosexuelle pouvait s’exprimer librement ; le popping, popularisé à la fin des années 70 par le groupe californien Electric Boogaloos, qui joue sur la contraction-décontraction des muscles, en rythme ; le krump, né dans les quartiers pauvres de Los Angeles dans les années 2000. Il y a de la théâtralité, des poses que l’on prend, des personnages que l’on crée. Chaque danseur est plus particulièrement porteur d’un style, d’un vocabulaire et d’une gestuelle spécifiques. Un contrepoint classique des plus purs y trouve aussi sa place, et les différentes techniques s’amalgament les unes aux autres en un geste chorégraphique de danse contemporaine sur des musiques aux bases rythmiques diverses.

On trouve dans À mon bel amour à la fois une grande liberté du corps et une puissance du mouvement, une sensation de libération, une belle vitalité, de la spontanéité en même temps qu’une parfaite géométrie et perfection de l’espace et du rapport au sol, et une maîtrise de l’énergie libérée. La chorégraphie d’Anne Nguyen est à la fois transgression du mouvement et cérémonie, elle est cosmogonie. « Danseuse par passion mais lancée sur le tard, j’ai eu la chance lors de mes études d’aborder des disciplines telles que la physique, les mathématiques, la littérature ou la linguistique » dit-elle pour se présenter.

Elle a créé la Compagnie par Terre en 2005 avec Racine carrée, solo qu’elle a élaboré et qu’elle interprète, qui a fait le tour du monde. A partir de 2007 elle crée pour « défendre sa vision de la danse hip-hop » et élaborer des chorégraphies, au même titre que toute pièce dansée qui se pense, se construit et se note. Elle chorégraphie Promenade obligatoire et bal.exe, un duo/Yonder Woman, et un quatuor/Autarcie, présente en 2017 Kata, puis Danse des guerriers de la ville et anime des ateliers artistiques. Elle prend un virage en 2018 pour mieux « affirmer la place de l’artiste comme reflet et gardien de l’âme de la société. » La danse est son propos et chacune de ses créations met en valeur une discipline en particulier,  repoussant les limites techniques de la danse hip-hop, cette culture de partage basée sur la mixité culturelle et le brassage des cultures. « J’ai beaucoup pratiqué les arts martiaux, en particulier la capoeira et le jiu-jitsu brésilien, mais aussi le Viet Vo Dao et le Wing Chun. L’une des caractéristiques de ces pratiques est le rapport au partenaire, qui implique un contact physique. » Elle fait vivre ce syncrétisme des styles avec une grande exigence, ses spectacles sont présentés sur les grandes scènes de France et du monde et dans de prestigieux festivals tels qu’à New-York, Helsinki, Berlin, Huê, Barcelone etc.

« Pour un danseur hip-hop, danser a quelque chose d’un rituel. La Compagnie par Terre tient son nom de ce rapport presque sacré à la terre mère, où la Terre tient le rôle d’une déité… Le nom par Terre reflète également un attachement très scientifique aux lois de la Nature, partant du principe que les lois physiques régissant le mouvement du corps humain sont spécifiques à la planète Terre et à notre environnement. » Tel est son Manifeste.

Brigitte Rémer, le 15 décembre 2019

Avec : Sonia Bel Hadj Brahim (waacking, popping) – Arnaud Duprat (popping) – Stéphane Gérard (voguing) – Pascal Luce (popping, locking, waacking) – Andréa Moufounda (danse contemporaine) – Sibille Planques (danse contemporaine) – Emilie Ouedraogo (krump) – Tom Resseguier (danse classique). Musiques originales Jack Prest – stylisme Manon Del Colle – création lumière Ydir Acef.

Les 28 novembre à 19h30, 29 novembre à 20h30, Théâtre 71, scène nationale de Malakoff, 3 pklace du 11 novembre, 92240. Malakoff – métro : Malakoff Plateau de Vanves – tél. : 01 55 48 91 00 – En tournée 2020 : 12 février, Theater Rotterdam (Pays-Bas) – 26 février, Festival Hip Opsession / La Soufflerie/Rezé (44) – 29 février, La Ferme du Buisson, scène nationale de Noisiel (77) – 19 mars, Festival Le Grand Bain (CDCN Roubaix) / Salle Josiane Balasko/Chambly (60) – 26 mars, Festival Le Grand Bain (CDCN Roubaix) / Maison Folie Wazemmes, Lille (59) – 12 mai, La Ferme de Bel Ebat, Guyancourt (78) – 15 mai, Théâtre Molière, scène nationale de Sète (34) – 3 au 5 juin, La Villette/Salle Charlie Parker, Paris (75019).

 

Points de non-retour [Quais de Seine]

© Christophe Raynaud-de-Lage

Texte et mise en scène Alexandra Badea – à La Colline Théâtre National.

C’est une belle écriture qui replace la mémoire face à l’Histoire et qui traite des périodes sombres de la France et de la colonisation, dans un triptyque intitulé Points de non-retour. Le premier volet, Thiaroye, présenté à la Colline en septembre 2018, traitait du massacre de dizaines de tirailleurs sénégalais – anciens prisonniers de guerre rapatriés dans un camp militaire de la périphérie de Dakar qui demandaient leur solde, en 1944 – et mettait en scène Nora, documentariste radio, reprenant le travail commencé par un de ses amis, brutalement disparu.

Le second volet, Quais de Seine, parle des relations franco-algériennes, longtemps restées taboues car inavouables. Deux histoires s’y croisent. La pièce débute par l’écriture d’une lettre, en avant-scène, dans un espace de clair-obscur où les mots s’affichent sur un écran : une jeune femme faisant fonction de narratrice (Alexandra Bodea), demande des précisions à celle qu’elle a un jour rencontrée dans un café et dont le récit de vie lui semblait proche du sien. Le scénario se bâtit autour du mal-être de Nora et de sa vraisemblable tentative de suicide (Sophie Verbeeck), de ses vertiges au sens propre comme au figuré, au moment de traverser la Seine, Pont Saint-Michel. Tétanisée par des angoisses qu’elle ne sait pas nommer, par des images qui  s’entrechoquent, elle bute et ne peut avancer. Pour tenter de comprendre, elle finit par accepter de se faire accompagner par un thérapeute (Kader Lassina Touré). Avec lui elle reconstitue le puzzle de son enfance à travers l’histoire de son père et de ses archives, après sa mort.

Séparé de sa mère venue en France alors qu’elle était très jeune, son père ne l’a pas élevée et a refait sa vie. Elle découvre des séquences du passé familial où les couples mixtes sont montrés du doigt et comprend en même temps le fil des événements politiques qui opposaient l’Algérie en quête d’Indépendance et la France. Des coupures de journaux et des notes de son père lui montre la violence des événements du 17 octobre 1961 qui ont opposé sur les quais de Seine une manifestation d’Algériens pacifistes à la police, menée par le préfet Papon, qui les a violemment réprimés, arrêtés, fait torturer et froidement assassiner jusqu’à jeter des manifestants dans la Seine, par-dessus bord. Elle découvre l’humiliation et la violence, ici et là-bas. Ses grands-parents, présents, avaient été arrêtés.

Une seconde histoire s’enchevêtre au récit premier, celle d’Irène (Madalina Constantin), fille de pieds noirs et de Younes (Amine Adjina), algérien, ami d’enfance depuis Sétif où ils sont nés, avec lequel elle s’enfuit en France et dont elle attend secrètement un enfant. Irène et Younes sont en fait les grands-parents que Nora n’a jamais rencontrés. On suit le fil narratif de leur vie en France : les difficultés identitaires auxquelles ils font face dans ce contexte de guerre entre les deux pays, la complexité du sentiment amoureux dans un cadre bi-culturel, leur engagement pour la libération de l’Algérie, la disparition de Younes et l’arrestation d’Irène, lui interdisant d’élever leur enfant.

Le spectacle nous mène de l’espace intime d’Irène et Younes à la prison, dans un va et vient permanent entre passé et présent. Les images des deux femmes, Nora et Irène, se fondent l’une dans l’autre tandis que l’image du demi-frère de Nora se superpose à celle du père absent. Surélevé, l’espace de jeu est au début espace clinique avec lit métallique et chaise où Nora exorcise son passé dans l’échange avec son thérapeute (scénographie et costumes de Velica Panduru). Apparaît ensuite le passé, derrière un voile qui marque la distance temps, et la nécessité pour Nora de se protéger d’un passé qu’au demeurant elle cherche, pour mieux s’en délivrer – l’espace privé d’Irène et Younes, la montée dramatique des événements politiques, portée par la narration, la métaphore de l’abattoir – (création sonore Rémi Billardon). C’est simple et épuré, porté sobrement par les acteurs, tous binationaux. La fiction donne une esquisse de ce que furent réellement ces événements historiques sur lesquels l’auteure a travaillé à partir de témoignages, archives de presse, fragments de rêves et d’utopie, elle a le mérite d’interpeller la mémoire coloniale (lumières Sébastien Lemarchand, assisté de Marco Benigno).

Née en Roumanie, Alexandra Badea a débuté ses études théâtrales à Bucarest et les a achevées en France où elle est arrivée en 2003. Elle a demandé sa naturalisation dix ans plus tard et, à partir de là, s’est interrogée sur les zones d’ombre de son pays d’adoption. Elle s’est investie dans l’écriture dramatique, écrit aussi des fictions radiophoniques, des courts-métrages et a publié un roman, Zone d’amour prioritaire, adapté en 2013 pour le Festival d’Avignon et mis en scène par Frédéric Fisbach. Sa langue d’écriture est le français. Sa pièce, Pulvérisés, montée en 2014 par Jacques Nichet et Aurélia Guillet, avait obtenu l’année précédente le Grand Prix de Littérature Dramatique.

Alexandra Badea prépare le troisième volet de sa trilogie Points de non-retour qui clôturera ce travail sur la mémoire et la transmission, sur la parole libérée et notre rapport au monde. L’Ile de la Réunion en sera le contexte. Et comme l’écrit l’exégète, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre, Olivier Neveux, dans son récent ouvrage Contre le théâtre politique : « Oui, tout est politique… En un mot : politique est le théâtre. »

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2019

Avec : Amine Adjina, Younes – Madalina Constantin, Irène – Kader Lassina Touré, le thérapeute Sophie Verbeeck, Nora – Alexandra Badea – voix Corentin Koskas et Patrick Azam. Dramaturgie Charlotte Farcet – scénographie, costumes Velica Panduru – lumières Sébastien Lemarchand, assisté de Marco Benigno – création sonore Rémi Billardon – collaboration artistique Amélie Vignals, assistée de Mélanie Nonotte – régie générale Mickaël Varaniac-Quard – construction des décors Ioan Moldovan / Ateliers Tukuma Works – direction de production, diffusion Emmanuel Magis (Anahi) assist. de Barbara de Casabianca et Leslie Fefeu – Le texte est publié chez L’Arche éditeur.

Du 7 novembre au 1er décembre 2019, mercredi au samedi 20h, mardi 19h, dimanche 16h. La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

Spectacle créé le 5 juillet 2019 au Festival d’Avignon – En tournée : du 4 au 7 décembre 2019, Comédie de Béthune – les 22 et 23 janvier 2020, le Lieu Unique, Nantes – le 3 février 2020, le Gallia Théâtre, Saintes – le 6 février 2020, Scène nationale d’Aubusson – du 12 au 14 mai 2020, Comédie de Saint-Étienne – le 1er juin 2020 au Sibiu International Theatre Festival/Roumanie.

 

Bekannte Gefühle, Gemischte Gesichter

© Walter Mair

Sentiments connus, visages mêlés, spectacle de Christoph Marthaler, Anna Viebrock et la troupe de la Volksbühne, en allemand surtitré en français – Parc et Grande Halle de La Villette – dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

On est au cœur d’un grand espace intérieur de type entrepôt couleur béton brut duquel sourd une certaine tristesse. Plusieurs pianos sont placés de chaque côté du plateau. Un acteur pianiste joue et accompagne les actions à différents moments du spectacle. En fond de scène, une imposante porte à battants est le lieu de croisement entre les acteurs qui entrent et sortent en un mouvement quasi continu. Côté jardin deux portes d’ascenseur, superposées et une petite fenêtre de type passe-plat (décor d’Anna Viebrock – lumières Johannes Zotz).

Un vieil homme cherche une place pour poser la chaise qu’il porte, il semble hésitant et perdu. Il est vêtu d’une tunique /chemise de nuit et donne le ton de nos interrogations. Au premier regard on ne sait où l’on se trouve : dans une pension pour personnes âgées frappées d’Alzheimer, dans un musée, une salle de répétition, ou ailleurs. Un régisseur à l’ancienne, sorte d’appariteur en blouse grise (Marc Bodnar) transporte sur d’immenses chariots des acteurs mannequins qu’il dispose, comme dans une galerie ou dans un musée, et aussi de gros paquets étrangement emballés.

Du premier paquet, s’échappe une voix accompagnée d’un clavecin, duquel s’échappe peu après une femme, fausse cantatrice élégamment habillée comme pour un récital, qui disparaît par un surprenant saut périlleux, dans tous les sens du terme, à travers la minuscule fenêtre. Puis quand le paquet s’ouvre apparaît le claveciniste, tranquillement assis devant son instrument. Le second paquet ressemble à une grosse pierre. Une femme en sort, se dépliant comme un accordéon. Puis des caisses apparaissent. Dans l’une, une femme en sous-vêtements à qui l’appariteur laisse le temps de s’habiller, avant qu’elle ne s’extirpe. Dans une autre, une cantatrice, petite bonne femme au chignon impeccable. Une diva est royalement installée dans une troisième. Un homme surgit du plancher, s’électrocute avec le bouton d’ascenseur qu’il désosse. Une femme pose son coussin-cabas sur la chaise du piano et se met à jouer. L’intendant place méthodiquement les figures comme dans une salle d’exposition, personnages de son musée imaginaire qui se métamorphoseront au final. Merci, sera le dernier mot.

Cette méditation sur le temps fut conçue en 2016 par Christoph Marthaler à l’occasion du départ forcé de Frank Castorf de la Volksbühne de Berlin, qu’il a dirigée pendant près de vingt-cinq ans. C’était aussi un peu sa maison, il y avait créé nombre de spectacles. Par son mouvement régulier et incessant, Sentiments connus, visages mêlés évoque le flux et le reflux de l’eau, spectacle mélodique, construit comme une chorégraphie. Chaque acteur y a sa partition en même temps qu’il se fond dans un Ensemble, tant dans les actions et les déplacements, que vocalement. La traversée se fait en musiques, de Mozart et Boby Lapointe réunis en passant par Verdi, Haendel, Schubert et Schœnberg (musique Tora Augestad, Bendix Dethleffsen, Jürg Kienberger – son Klaus Dobbrick). C’est extravagant, burlesque, immensément loufoque et poétique. C’est d’une précision d’horlogerie et d’une nostalgie folle.

Né en 1951 à Erlenbach, Christoph Marthaler est musicien de formation et intègre un orchestre comme hautboïste. C’est par la musique qu’il entre en contact avec le monde du théâtre en composant pour des metteurs en scène. Il réalise son premier projet, Indeed, à Zurich en 1980, avec des comédiens et des musiciens, rencontre en 1989 la scénographe et costumière Anna Viebrock qui signera pratiquement tous les décors et costumes de ses spectacles. De 2000 à 2004, Marthaler codirige le Schauspielhaus de Zurich avec la dramaturge Stefanie Carp et poursuit son travail de metteur en scène de théâtre et d’opéra. Il présente le spectacle Papperlapapp en 2010 au Festival d’Avignon dans la Cour du Palais des Papes, y revient en 2012 avec Foi, Amour, Espérance d’Ödön von Horváth et Lukas Kristi – réalisé en partenariat avec l’Odéon-Théâtre de l’Europe et le Festival d’Automne à Paris – et en 2013 avec King Size.

Sentiments connus, visages mêlés est un magnifique hommage au théâtre. Acteurs et actrices, complices de longue date de Christoph Marthaler, portent avec virtuosité cet univers excentrique et plein d’humanité dans lequel, inexorablement, le temps fait son œuvre.

Brigitte Rémer, le 6 décembre 2019

Avec : Hildegard alex, Tora Augestad, Marc Bodnar, Magne Havard Brekkle, Raphael Clamer, Bendix Dethleffsen, Altea Garrido, Olivia Grigolli, Ueli Jäggi, Jürg Kienberger, Sophie Rois, Ulrich Voss, Nikola Weisse. Dramaturgie Malte Ubenauf, Stéphanie Carp – musique Tora Augestad, Bendix Dethleffsen, Jürg Kienberger – son Klaus Dobbrick – lumières Johannes Zotz – décors et costumes Anna Viebrock.

Du 21 au 24 novembre 2019 à 20h, dimanche à 16 h – Grande Halle de la Villette, 211 avenue Jean Jaurès. 75019 – métro Porte de Pantin – tél. : 01 40 03 75 75 – site : www.lavillette.com et www.festival-automne.com, tél. : 01 53 45 17 17 – En tournée : Teatros del Canal, Madrid, 17 et 18 janvier 2020 – Comédie de Valence, 12 et 13 février 2020 – Bonlieu Scène Nationale, d’Annecy, du 19 au 21 février 2020 – Teatro Municipal do Porto, 12 et 13 juin 2020 – Teatro Nacional Donna Maria II, Lisbonne, 19 et 20 juin 2020.

La Vita Nuova

© Veerle Vercautere

Performance – conception et mise en scène Romeo Castellucci – à la Grande Halle de La Villette, dans le cadre du Festival d’Automne.

Le spectateur est guidé dans les sous-sols de la Grande Halle, aménagés en un immense parking. Une cinquantaine de voitures dormant sous des housses blanches y sont scrupuleusement alignées en stationnement, dans un décor de Istvan Zimmermann et Giovanna Amoroso.

Cinq acteurs à la peau noire, vêtus de djellabas blanches, immaculées, émergent lentement du fond du garage, chaussés de sandales féminines à hauts talons, étrange contraste (réalisation des costumes, Grazia Bagnaresi). Ils sont loin de nous et portent à bouts de bras comme un bâton avec lequel ils dessinent des signes dans l’espace et accomplissent une série de gestes rituels. Ils sont concentrés et en majesté. Ils se regroupent ensuite autour d’un grand anneau doré, sorte de trophée qu’ils déposent au sol et qui sera ensuite repris et mis autour du cou de l’un d’entre eux, le chef de clan, comme un collier magique ou honorifique. Un arbre factice est déposé auprès des spectateurs. On assiste à une cérémonie païenne sans trop en comprendre le sens.

Les acteurs déplacent ensuite plusieurs voitures dont le frein à mains est desserré et nous font assister à un ballet silencieux de mise en place des véhicules. Puis ils se rejoignent près de l’une d’elle qu’ils couchent et font pivoter offrant au spectateur le ventre du véhicule où sont accrochés des objets assez kitch : une statue de plâtre, une tête de mort, un filet d’oranges dans lequel chacun puise, prenant solennellement un fruit, avant de pousser la voiture et de la mettre sur le toit.

Désincarnés et lointains, les acteurs exécutent une série de gestes cérémoniels. Lentement, ils revêtent un grand manteau blanc d’apparat. Une courte séquence se déroule au fond de la salle, à cent mètres des spectateurs avec la brève apparition d’un faucon, ou d’un aigle. La beauté de l’éclairage nous propulse comme dans la brousse. S’affiche alors un texte, abstrait, écrit par Claudia Castellucci, qui confirme un certain flou et de possibles interprétations. Au cours de la scène finale, dans l’une des deux voitures retournées se glisse un acteur qui, tournant la clé, met le moteur en marche.

Le geste posé par Romeo Castellucci est chorégraphique et poétique, d’une beauté énigmatique, sorte de mystère des temps modernes. Le son va et vient et sert de guide, avec ses bruissements élaborés, collectés dans la nature – pépiements d’oiseaux, sonneries de cloches, bêlements de moutons – avec des sections en référence au garage et à la mécanique (musique  de Scott Gibbons). On a le sentiment d’assister à une célébration, dans un lieu, confidentiel et souterrain, est-ce la promesse d’une vie nouvelle, à la manière de Dante, signataire d’un ouvrage portant ce même titre, La Vita Nuova ? Une forme de résistance ou de révolte ? Est-ce l’espérance à la clé, comme le philosophe allemand Ernst Bloch l’évoque, dans son Esprit de l’utopie ?

Formé à la peinture et à la scénographie, les spectacles de Romeo Castellucci croisent les arts plastiques et les arts de la scène dont il maîtrise avec virtuosité toutes les fonctions, de manière iconoclaste et visionnaire. La Vita Nuova est une expérience, à coups sûrs, pour le spectateur qui avance hors des sentiers  balisés, sur un chemin de grande randonnée, hors du temps, dans la contemplation du néant où la tension dramatique crée l’émotion. C’est une métaphore où tout devient paradoxal et que chacun peut interpréter à sa manière.

Brigitte Rémer, le 25 novembre 2019

Avec : Sedrick Amisi Matala, Abdoulay Djire, Siegfried Eyidi Dikongo, Olivier Kalambayi Mutshita, Mbaye Thiongane – texte Claudia Castellucci – musique, Scott Gibbons – décor Istvan Zimmermann, Giovanna Amoroso – Plastikart studio – réalisation des costumes, Grazia Bagnaresi – production Socìetas (Cesena) // coproduction Bozar, Center For Fine Arts

Du 19 au 24 novembre 2019, Parc et Grande Halle de La Villette, 211 avenue Jean-Jaurès. 75019 – www.lavillette.com tél. : 01 40 03 75 75 – et www.festival-automne.com – tél. : 01 53 45 17 17

Summerspace, Exchange, Scenario

“Summerspace” –  © Michel Cavalca

Trois chorégraphies de Merce Cunningham, reprises par le Ballet de l’Opéra de Lyon, dans le cadre de la 48è édition du Festival d’Automne à Paris et de la programmation hors les murs du Théâtre de la Ville, présentées au Théâtre du Châtelet.

Le Festival d’Automne rend un important hommage à Merce Cunningham (1919-2009) pour fêter les cent ans de sa naissance. Ses principales pièces sont à l’affiche, re-montées par différents chorégraphes et dansées par dix compagnies de ballets de différents pays. Un multi-partenariat tissé par le Festival avec une quinzaine de théâtres, à Paris et en Île-de-France a permis de remettre sur le devant de la scène une partie de l’histoire de la danse de la seconde moitié du XXème siècle. Cette traversée du temps est en soi un événement.

C’est à partir de 1972, dans le cadre de sa rencontre avec Michel Guy que le Festival d’Automne pour sa première édition invitait Merce Cunningham et que s’est construit entre le Festival et le chorégraphe une longue histoire commune, jusqu’en 2009, année où il a présenté son testament dansé, « Nearly 90» juste avant de disparaître. C’est aussi en dialogue avec Gérard Violette, directeur du Théâtre de la Ville, qu’ont été présentées au fil du temps, dans la fidélité de l’échange, ses nouvelles créations. Emmanuel Demarcy-Mota son successeur et directeur du Festival d’Automne lui a emboîté le pas.

Merce Cunningham a bouleversé les codes de la danse dans son rapport à l’espace, dans lequel le danseur devient son propre centre. Il a créé autour de lui un collectif artistique, s’entourant des plus grands plasticiens et musiciens qu’il a associés à ses recherches. Parlant de son travail, – cent-quatre-vingts chorégraphies écrites entre 1942 et 2009 – il note les quatre événements qui lui ont ouvert des voies nouvelles : sa collaboration avec la structure rythmique de John Cage ; l’utilisation de procédés aléatoires pour chorégraphier, offrant diverses possibilités pour l’enchaînement des figures, selon le temps et le rythme ; l’introduction de la vidéo et du cinéma dans la classe de danse influant sur les tempos ; l’utilisation d’un logiciel de danse permettant la mémorisation de ses esquisses chorégraphiques et répétitions. « Mon travail est toujours un processus. Quand je finis une danse, j’ai toujours l’idée, même mince au départ, de la prochaine. C’est pourquoi je ne vois pas chacune d’elle comme un objet, mais plutôt comme un bref arrêt sur la route » dit-il.

Summerspace, Exchange et Scénario, trois pièces majeures de Merce Cunningham dansées par le Ballet de l’Opéra de Lyon et récemment entrées à son répertoire ont été présentées dans un Théâtre du Châtelet rénové, avec les peintures et dorures des balcons de la grande salle et de la coupole restaurées, et un plafond qui a retrouvé sa verrière rétro éclairée. Le reste est invisible pour le spectateur et fait partie des aménagements techniques.

Créées à des intervalles de vingt ans, ces trois pièces de nature différente montrent la diversité d’inspiration du parcours de Merce Cunningham : Summerspace fut créée le 17 août 1958 à l’American Dance Festival du Connecticut College de New London, pièce pour quatre danseuses et deux danseurs, elle est re-montée par Banu Ogan. Les décors – une grande toile pointilliste en fond de scène – et les costumes – zébrés de couleurs vives ou de pois jetés, à base d’orangé – sont de Robert Rauschenberg, les lumières d’Aaron Copp et le piano d’Agnès Melchior sur une musique de Morton Feldman composent l’oeuvre. A côté de l’abstraction il y a de la douceur et un certain lyrisme à travers les six interprètes qui s’élèvent « comme les oiseaux qui se posent parfois puis reprennent leur vol » avec la perfection des corps, l’élévation, le collectif dans ses traversées de plateau, les grands pliés d’une grâce infinie.

“Exchange” – © Michel Cavalca

La seconde pièce, Exchange, fut créée le 26 septembre 1978 au City Center Theater de New-York, elle est re-créée par Patricia Lent et Andrea Weber. L’environnement sonore urbain de David Tudor témoigne des bruits scandés de la ville, où quinze danseuses et danseurs évoluent et se rejoignent, aux intersections des géographies et des moments. Ils semblent porter le nuage de pollution qui stagne au-dessus de la ville dans leurs collants aux dégradés sombres type anthracite (décors, costumes et lumières, créés par Jasper Johns) et construisent des figures qui refluent de manière récurrente, en solos, duos ou en ensembles : la moitié des danseurs ouvrent la pièce dans une première partie, la seconde moitié prend le relais dans une seconde partie, l’ensemble fait chorum dans le final.

“Scenario” – © Michel Cavalca

La troisième pièce de Merce Cunningham, Scénario, créée le 17 octobre 1997 à la Brooklyn Academy of Music et re-créée par Andrea Weber, Jamie Scott et Banu Ogan, transforme danseuses et danseurs en sculptures en mouvement. Les costumes de Rei Kawakubo aux couleurs vives – vermillon ou turquoise, épaisses rayures bleu et blanc, gros carreaux – mettent en mouvement d’excentriques silhouettes qui créent de surprenantes figures virtuoses, loufoques et en équilibre instable. Le geste en volute est volubile en même temps que volatile, le corps joue de contrepoints.

Le Ballet de l’Opéra de Lyon dirigé par Yourgos Loukos depuis une trentaine d’années poursuit le travail lancé par ses prédécesseurs, Louis Erlo à la tête de l’Opéra Nouveau de Lyon à partir de 1969, puis Françoise Adret à compter de 1985. Il développe la palette chorégraphique de l’Ensemble avec exigence et précision. Cent dix-sept œuvres sont inscrites à son répertoire dont la moitié sont des créations, les plus grands créateurs, notamment français et américains, ont été invités à y travailler. Grâce, maîtrise et perfection sont les maîtres mots qui conviennent pour parler des danseuses et danseurs du Ballet qui interprètent ces trois pièces de Merce Cunningham, avec virtuosité et poésie.

“Summerspace” – © Michel Cavalca

Ce Portrait Merce Cunningham interroge l’héritage d’un précurseur de la post modern dance qui n’a cessé d’expérimenter et a créé son propre langage. Laissant un espace d’imprévu dans l’ordonnancement des gestes chorégraphiques, il a libéré l’énergie et pris possession de l’espace avec rigueur et liberté. Il est à la source de nombreuses recherches chorégraphiques d’aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 3 décembre 2019

Avec le Ballet de l’Opéra de Lyon – *Summerspace : musique Morton Feldman, Ixion – décor et costumes Robert Rauschenberg – lumières Aaron Copp – pianistes Agnès Melchior, Futaba Oki – remonté par Banu Ogan avec six danseurs, créé le 17 août 1958 par la Merce Cunningham Dance Company à l’American Dance Festival à New London, Connecticut. *Exchange : musique David Tudor, Weatherings – design sonore Phil Edelstein, Jean-Pierre Barbier – décor, costumes,lumières d’après les dessins originaux de Jasper Johns – remonté par Patricia Lent et Andrea Weber avec quinze danseurs, créé le 26 septembre 1978 au City Center Theater, New York. *Scenario : musique Takehisa Kosugi, Wave Code A-Z – costumes, conception d’espace et de lumières Rei Kawakubo – concept et conseil technique Davison Scandrett – remonté par Andrea Weber, Jamie Scott et Banu Ogan avec quinze danseurs, créé le 14 octobre 1997 à la Brooklyn Academy of Music à Brooklyn, New York.

« Portrait Merce Cunningham, 100 ans » programmé par le Festival d’Automne, du 28 septembre au 21 décembre 2019 – Summerspace, Exchange et Scénario, du 14 au 20 novembre 2019, au Théâtre du Châtelet, 1 Place du Châtelet, Paris 75001 – métro Châtelet – www.chatelet.com – Théâtre de la Ville, tél. :  01 42 74 22 77, www.theatredelaville-paris.com et aussi, les 13 et 14 décembre 2019 à 20h30, au Théâtre des Louvrais, place de la Paix à Pontoise.

 

La dernière bande

© Pierre Grosbois

Texte Samuel Beckett – mise en scène Jacques Osinski – jeu Denis Lavant – compagnie L’Aurore boréale – à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet.   

Assis à un bureau métallique devant son magnétophone et des piles de bandes magnétiques rangées dans des cartons, Krapp, (Denis Lavant) semble comme pétrifié, les yeux dans un vague lointain, jusqu’au tréfonds de lui-même. Il s’immobilise, pose comme un long soupir sur une partition et suspend le temps, sans un mot, sous la lumière crépusculaire d’un plafonnier.

L’homme a ses habitudes et son savoir-faire, il a ses manies. Il fait le tour du bureau et avec difficulté ajuste la bonne clé au bon tiroir. On dirait qu’il va se faire avaler par le tiroir, il s’y penche dangereusement et, victorieux, en ressort une précieuse bobine dans un jeu de babillage : « Bobine… (il se penche sur le registre)… ccinq… (il se penche sur les bobines)… ccinq… ccinq… ah ! petite fripouille ! (Il sort une bobine, l´examine de tout près’.) Bobine ccinq. (Il la pose sur la table, referme la boîte trois, la remet avec les autres, reprend la bobine.) Boîte trrois, bobine ccinq. (Il se penche sur l´appareil, lève la tête. Avec délectation.) Bobiiine ! »  Il fait aussi main basse sur une première banane, qu’il épluche et qu’il mange, rencontre incongrue dans l’épaisseur de sa solitude.

C’est le jour de ses soixante-dix ans. Comme chaque année à son anniversaire, Krapp, écrivain raté et malheureux, enregistre ses pensées et remonte le temps. Il a rendez-vous avec son amour perdu dont il lui plaît de se souvenir. Comme chaque année il cherche la bande magnétique qui lui procurera ce petit bonheur. Il avait gravé, il y a trente ans, la douceur du moment. « (Il écoute la bande ancienne) : « J’ai dit encore que ça me semblait sans espoir et pas la peine de continuer. Et elle a fait oui sans ouvrir les yeux. (Pause) Je lui ai demandé de me regarder et après quelques instants – (pause) – et après quelques instants, elle l’a fait, mais les yeux comme des fentes à cause du soleil. Je me suis penché sur elle pour qu’ils soient dans l’ombre et ils se sont ouverts. (Pause) M’ont laissé entrer. (Pause). » Vertige du passé, dérision de lui-même entre deux verres de vin qu’il fait mine d’aller chercher en fond de scène. Il y a un grand lyrisme dans l’écriture de Beckett et ces fragments envolés du temps, entre passé et présent. « Viens d’écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j’aie jamais été con à ce point-là… » remarque-t-il.

Créée au Royal Court Theatre en 1958 par l’acteur nord-irlandais Patrick Magee, c’est Samuel Beckett lui-même qui a ensuite traduit Krapp’s Last Tape, La Dernière bande, courte pièce en un acte pour un acteur, présentée pour la première fois à Paris en 1959, au Théâtre de la Contrescarpe. Roger Blin l’avait montée un an plus tard au Théâtre Récamier. Beckett l’avait mise en scène dans ce même théâtre en 1970, puis au Théâtre d’Orsay en 1975. Ce monodrame est depuis, souvent monté. Récemment Peter Stein l’a présenté avec un Jacques Weber grimé dans le rôle de Krapp.

Aucun grimage ici, aucun geste parasite. Le diamant est taillé brut. Seule la présence, puissante, de Denis Lavant dans ses ressassements et sa réitération. Et jusqu’au salut final à la Buster Keaton – clin d’œil au film que Beckett avait tourné avec lui – l’acteur reste loin. Avec Jacques Osinski pour metteur en scène il n’en est pas à son coup d’essai. Ensemble ils avaient présenté en 2017 un autre texte de Beckett, l’un de ses derniers, Cap au pire, spectacle qui avait été remarqué. Avec La dernière bande, ils jouent le silence, le grand écart du temps et le dépouillement, la rocaille du paysage mental, et atteignent la même simplicité que la langue de Beckett.

Brigitte Rémer, le 28 novembre 2019

Avec : Denis Lavant – scénographie Christophe Ouvrard – lumières Catherine Verheyde – son Anthony Capelli – costumes Hélène Kritikos – dramaturgie Marie Potonet – Le texte est publié aux Éditions de Minuit.

Du 7 au 30 novembre 2019 à 20h (sauf les mardis 12, 19 et 26 novembre, à 19h) – Athénée Théâtre Louis-Jouvet, square de l’Opéra-Louis Jouvet, 7 rue Boudreau, 75009. Paris – métro : Opéra, Havre Caumartin, Auber – site : www.athenee-theatre.com – tél. : 01 53 05 19 19.

On s’en va

@ Magda Hueckel

D’après Sur les valises, comédie en huit enterrements, de Hanokh Levin – mise en scène Krzysztof Warlikowski – traduction en polonais Jacek Poniedzialek – adaptation Krzysztof Warlikowski et Piotr Gruszczynski – à Chaillot/Théâtre national de la Danse – spectacle en polonais surtitré en français et en anglais.

Dans le quartier populaire d’une ville non identifiée, les habitants désenchantés rêvent d’un ailleurs, forcément meilleur, mais se piègent eux-mêmes dans leur incapacité à agir et leur immobilité. Pour vivre, ils se construisent quelques mirages, leur destin ne s’accomplit jamais, ils n’ont aucune perspective d’avenir. La mort devient alors leur seul mode d’expression, ou leur dernière utopie. Huit enterrements rythment les trois heures trente de spectacle duquel humour et sexualité ne sont pas absents, dans un jeu grinçant entre Eros et Thanatos.

Une vingtaine d’acteurs du Nowy Teatr de Varsovie, fondé par Krzysztof Warlikowski en 2008, s’emparent des personnages de cette pièce radicale et cynique comme l’est l’ensemble de l’écriture théâtrale de Hanokh Levin (1943-1999). Né en Palestine sous mandat britannique, de mère polonaise, l’auteur a publié différentes formes littéraires comme des poèmes, récits, chansons, etc. mais s’intéresse particulièrement au théâtre. Il est aussi metteur en scène, a écrit une cinquantaine de pièces et en a monté un certain nombre. « Mon avis est que le théâtre est plus séduisant. Plus interpellant parce que vous voyez les choses se passer devant vous… » disait-il. Métaphore de la société, l’ensemble de son écriture dramatique est centré sur la famille et la vie d’un quartier, et met en scène les aspirations de personnages étriqués et coincés dans leur vie. Hanokh Levin excelle dans la satire politique et les propos subversifs. On le connaît en France par sa pièce Kroum l’ectoplasme, mise en scène à Avignon en 2005 par Krzysztof Warlikowski, et en 2018 au TGP de Saint-Denis par Jean Bellorini, avec la troupe du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg, pièce qui décrit un univers de ratage et de conformisme.

On s’en va s’ouvre sur un grand espace central dont le plancher ressemble à celui d’une salle de bal, avec en fond de scène des portes vitrées de ce qui se révélera être un funérarium. Une rangée de chaises y sont alignées. Au-dessus, un écran pour projection de vidéos. Côté cour quelques chaises de skaï rouge et tables bistrot alignées devant des portes et fenêtres donnant sur une salle de bains/WC carrelée de blanc et fermée d’un grillage, dont on ne devine qu’une partie. L’espace se transforme en toilettes publiques signalées par lettres lumineuses, Lady d’un côté, Gentleman de l’autre. À jardin, le drapeau d’Israël, bicolore blanc et bleu, portant l’étoile de David, s’agite sur fond de coupes sportives, canapé et fauteuil pour intérieur banal. La scénographie dessine les différents espaces que sont les lieux de vie des personnages, assez insignifiants, (scénographie de Malgorzata Szczesniak). La retransmission à la radio de Diva, chanson de l’artiste israélienne trans, Dana, gagnante de l’Eurovision 1998, débute le spectacle et dans la playlist du metteur en scène, on entendra Madonna et Michelle Gurevitch.

Mais que racontent ces personnages qui se croisent, se décroisent et se convoitent ? Ils parlent de leurs tribulations et de leurs désirs, de leurs attentes, échangent de petites conversations en tout genre et s’enterrent les uns après les autres. Les femmes sont pimpantes, extraverties et « faciles » et les hommes de ridicules chasseurs, tout le monde est border line, chacun sur sa trajectoire. Une touriste américaine soudain tombe du ciel et occupe l’espace médiatique du quartier, très préoccupée à se « selfier ». Un mirage de plus pour ceux du quartier dont le nombre fond à vue d’œil puisqu’on les célèbre, un à un, dans leur passage de vie à trépas.

Du stylo au plateau l’humour noir devient caricature, le mauvais goût calculé, vulgarité. Cette galerie de portraits grinçante et acide offre des récits discontinus et serait une métaphore de la société israélienne d’où est issu Hanokh Levin et/ou métaphore de la Pologne, pays de Warlikowski où l’antisémitisme n’est jamais loin et où les orientations politiques d’aujourd’hui conduisent à la restriction des libertés. « L’œuvre théâtrale de Hanokh Levin est imprégnée d’une critique virulente de la réalité politique, sociale et culturelle de l’État d’Israël. Avec une acuité hors du commun, Levin n’a cessé d’interpeller ses concitoyens contre les conséquences nuisibles d’une occupation durable des territoires conquis » analyse Nurit Yaari, professeur à l’Université de Tel-Aviv.

Krzysztof Warlikowski emboite le pas à Hanokh Levin et nous entraîne, par les arcanes du tragi-comique, dans un monde décadent qui semble le fasciner et nous tétanise. Règlements de comptes, transposition, déconstruction et effets scéniques nous plongent dans le néant. Les acteurs mènent avec talent leur partition jusqu’au-boutiste entre sensualité, érotisme et férocité, composantes de ce qui devient le système Warlikowski à base de transgression, de provocation et de crépusculaire. Élève de Krystian Lupa et formé à l’École nationale supérieure du théâtre de Cracovie il enchaîne les mises en scène de théâtre depuis plus de vingt-cinq ans, de Shakespeare à Sarah Kane, de Racine à Gombrowicz, et depuis une dizaine d’années met en scène l’opéra, de Verdi à Glück et de Berg à Wagner. Remémoration et désintégration sont devenus ses maîtres-mots, dans un monde fragmenté et féroce où l’humour noir se teinte de ressentiment. Les ambiguïtés historiques polonaises non réglées se superposent à la cruauté des textes de Hanokh Levin et, dans le langage artistique de Krzysztof Warlikowski explosent, entre discordance et perturbation. Dans sa radicalité, tout espoir s’est absenté. Ne reste que la dérision, bien empaquetée dans une enveloppe théâtrale lointaine et froide.

 Brigitte Rémer, le 23 novembre 2019

Avec : Agata Buzek, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dalkowska, Bartosz Gelner, Maciej Gasiu Gosniowski, Malgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Wojciech Kalarus, Marek Kalita, Dorota Kolak, Zygmunt Malanowicz, Monika Niemczyk/ Dorota Pomykala, Maja Ostaszewska, Jasmina Polak, Piotr Polak, Jacek Poniedzialek, Magdalena Poplawska, Maciej Stuhr. Scénographie et costumes Malgorzata Szczesniak – musique Pawel Mykietyn – lumières Felice Ross – mouvement Claude Bardouil – animations et vidéo Kamil Polak – assistance à la mise en scène Katarzyna Luszczyk, Adam Kasjaniuk – dramaturgie Piotr Gruszczynski, assisté de Adam Radecki – maquillages et perruques Monika Kaleta – régie plateau Lukasz Luszczyk – direction technique Pawel Kamionka – traduction française Margot Carlier – traduction anglaise Arthur Zapalowski – surtitrage Zofia Szymanowska.

Du 13 au 16 novembre 2019, 19h30 – Chaillot/Théâtre national de la Danse, 1 place du Trocadéro 75116 Paris – tél. : 01 53 65 30 00 – site : www.theatre-chaillot.fr