Political Mother Unplugged

© boshua

Chorégraphie et musique de Hofesh Shechter, au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

C’est en 2008 que le danseur chorégraphe Hofesh Shechter fonde sa compagnie, après s’être installé à Londres quelques années auparavant. Sa première chorégraphie, Fragments, date de 2002. Il a été formé à l’Académie de danse et de musique de Jérusalem, a ensuite dansé au sein de la Batsheva Dance Company, a travaillé avec les chorégraphes Wim Vandekeybus, Paul Selwyn-Norton et Tero Saarinen. Très tôt, adolescent, la danse folklorique l’attirait.

La pièce, Political Mother Unplugged, qu’il présente au Théâtre de la Ville, aujourd’hui par écran partagé, fête ses dix ans et n’a cessé d’évoluer. Cette nouvelle version est présentée par sa Compagnie Junior, dans un Théâtre de la Ville solidaire et généreux, vidé de son public mais non de sa substance. Les jeunes danseurs de la Compagnie ont entre vingt-et-un et vingt-cinq ans et viennent de différents pays – États-Unis, France, Grande Bretagne, Singapour, Taïwan – C’est pour eux une plateforme de lancement dans la carrière. Chaque année depuis dix ans, la Hofesh Shechter Company est invitée au Théâtre de la Ville et présente ses spectacles. Uprising et In your rooms furent les premiers, en 2010. Hofesh Shechter signe aujourd’hui Political Mother Unplugged en sa nouvelle version, en tant que chorégraphe et compositeur de la partition musicale. Il est en effet également musicien, a appris et pratiqué les percussions et avait hésité entre les deux disciplines. La musique qui accompagne ses spectacles est habituellement jouée en live, des images (de Shay Hamias) viennent ici combler le vide de l’absence des musiciens.

Le mot Political contenu dans le titre de la pièce, Political Mother Unplugged, a ici son importance. Des images vidéo suggèrent et esquissent en des dessins brouillés quelques figures peu fréquentables et l’allusion à une mère-patrie incertaine. La première scène chorégraphique montre un samouraï qui se fait hara-kiri, seul en scène. On est entre le politique, le militaire, la transe et la déliquescence, entre la destruction et la folie. Les séquences se suivent, rythmées par des moments musicaux forts où alternent le collectif, les duos, trios, et autres configurations, mais le collectif domine. La lumière alterne de même entre semi-obscurité et éclairage cru, agressif parfois. Les couleurs des costumes sont hétérogènes, de l’ocre au rose foncé ou à l’orange, short, robe ou pantalon. Rondes, sauts, ligne, fête, le spectacle déborde d’énergie comme un volcan qui gronde. On est entre la fin atomique, l’adoration au soleil, le magma du centre de la terre, dans des spasmes et des secousses en dérapage contrôlé.

Il y a beaucoup de fougue et sur l’écran les images d’un tyran-pantin qui hurle, porteur de tous les totalitarismes. La dramatisation nous mène de mort à résurrection et les éléments se déchaînent. Tout à coup une note, unique, continue, suspend le mouvement bientôt reprise par les violons. Plus tard les danseurs sortent, hagards. Est-on dans un camp ou dans un asile ? Le plateau se vide. Une mélodie reprend. Les dix interprètent s’avancent, face au public, bras en l’air, en réponse à celui qui, sur écran, les menace de son arme. Un dialogue s’engage avec l’image, les danseurs sont en fondu enchaîné avec elle, dans tous les sens du terme. C’est la force du collectif. On voit peu leurs visages, ils sont souvent dos public, face à l’écran. Qui tire sur eux ? Déflagration, désintégration, anomie entourent le samouraï de retour, démultiplié en quatre figures, couleur gris acier.

Les moments crus et agressifs où une armée se rapproche alternent avec d’autres, méditatifs et oniriques, avant que les rayons d’un soleil cruel n’aveuglent le public et que tout à nouveau disjoncte et se délite. Des tours de cour, image de captivité, des accélérations décélérations, des passages de relais spontanés, une lutte contre l’invisible. La douceur des violons tout-à-coup apporte son réconfort et son lyrisme sous une lune blanche et brillante avant que ne reviennent des tremblements sourds et le rythme d’un tambour au loin, comme un cœur qui bat. Certains danseurs se suspendent, d’autres courent, d’autres tressaillent et s’agitent. Des dessins aux contours blancs s’écrivent sur un tableau noir. La figure du tyran revient en un flux et un reflux, comme un cauchemar, accompagné de cris fauves.

Political Mother Unplugged ressemble à un conte philosophique et une histoire d’aujourd’hui. Les danseurs se remettent en mouvement, sur un rythme lancinant avant que ne monte une psalmodie et que se superposent des mélodies, avant qu’une ronde ne se forme. Where there is pressure there is folk dance… L’un danse, tous regardent, avant de disparaître. Une lumière crue comme en surexposition, surgit. La fin s’étire, une voix passe sur un air de balade, suivie de quelques notes de saxo. Retour sur le danseur samouraï qui ferme le spectacle – I really don’t lie/Je ne sais pas mentir – jusqu’à ce que l’image s’éteigne et que les danseurs se figent. La troupe salue devant une salle vide, sans applaudissements ni remerciements. Ils ont du mérite d’autant, félicitons-les chaleureusement. Bonjour tristesse !

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2021

Avec : Jack Butler, Evelyn Hart, Evelien Jansen, Niek Wagenaar, Rosalia Panepinto, Jill Goh Su-Jen, Chieh-Hann Chang, Charles Heinrich, Marion de Charnacé, Jared Brown.

Chorégraphie et musique Hofesh Shechter – lumières originales Lee Curran – costumes originaux Merle Hensel – projection vidéo Shay Hamias – collaboration musicale Nell Catchpole et Yaron Engler – arrangements percussion Hofesh Shechter et Yaron Engler – musiques additionnelles Jean-Sébastien Bach, Cliff Martinez, Joni Mitchell, Giuseppe Verdi.

Vu en direct sur www.theatredelaville.com

Cosmopolite Égypte – Portraits intimes

Sept personnages hauts en couleur livrent leurs confidences et ouvrent leurs albums de famille. Hommes et femmes de 63 à 96 ans, ils sont juifs, chrétiens, musulmans ou libres penseurs. Ils sont italien, iranienne, palestinien, belge, turco-russe, française, syrienne mais ils sont surtout égyptiens. Ils appartiennent aux différentes catégories de l’échelle sociale et professionnelle. Leurs petites histoires croisées et entrelacées ressuscitent la grande Histoire : celle de l’Égypte cosmopolite et ouverte du dernier tiers du XIXe et de la première moitié du XXe siècles, avant qu’elle ne se recroqueville sous les coups de butoir des nationalismes, du colonialisme déclinant, de la création d’Israël et du redécoupage géostratégique du monde.

Cette galerie de portraits insuffle également en filigrane une réflexion sur les racines, l’immigration, l’intégration, le rapport à l’autre et, surtout, les liens tumultueux entre l’Orient et l’Occident. Ces fragments épars de mémoires sont d’une grande actualité : ils nous interpellent sur notre époque et sur nos sociétés abîmées par les identités meurtrières.

Emad Adly, traducteur-interprète franco-égyptien, est né au Caire. Depuis 1989 au service de l’Institut français d’archéologie orientale (Ifao) au Caire, il occupe actuellement le poste de chroniqueur archéologique et édite, sous la direction de Nicolas Grimal, le Bulletin d’Information Archéologique, qui décrypte questions de fond et débats d’opinion dans le monde de l’égyptologie et de l’archéologie. Curieux de tout, libre penseur, fi n connaisseur de l’Égypte et de la France, il est un inlassable passeur entre les deux cultures.
Robert Solé, écrivain et journaliste français d’origine égyptienne, ancien rédacteur en chef et directeur adjoint de la rédaction du quotidien LeMonde dont il a été le médiateur, signe aujourd’hui un billet dans l’hebdomadaire Le 1. Il est aussi l’auteur d’une fresque romanesque commencée avec Le Tarbouche (Le Seuil, prix Méditerranée 1992), ainsi que de plusieurs essais, dont Ils ont fait l’Égypte moderne (Perrin, 2017).

Et aussi : Renée Blandin  Abdel Raouf, Shihada  Shirine Bayat  Francesco D’Angeli  Maryse Helal, Albert Arié,  Christina Meyvis.

Éditions Riveneuve  – 85 rue de Gergovie, 75014 Paris – www.riveneuve.com – Ouvrage actuellement en promotion.

BON DE SOUSCRIPTION À RENVOYER AVANT LE 10 DÉCEMBRE 2020

Je souhaite acquérir et réserver dès à présent l’ouvrage Cosmopolite Égypte, portraits intimes
au prix promotionnel de 30€ (au lieu de 34€).
Je recevrai l’ouvrage dès son impression avant la diffusion en librairies et sur le site des éditions Riveneuve.
30€ + frais de port offerts
30 € x ……. exemplaire(s)

Je joins à cet envoi le règlement par chèque encaissable sur banque française à l’ordre de Riveneuve éditions, ou je l’achète en ligne à l’adresse https://www.riveneuve.com/catalogue/cosmopolite-egypte-portraits-intimes/
Mon chèque ne sera encaissé qu’à l’expédition de l’ouvrage avant la sortie en librairie, prévue à la mi-décembre 2020.

NOM Prénom …………………………………………………………………………………………………………………………………………………..
Adresse postale …………………………………………………………………………………………………………………………………………………..
Adresse de courriel …………………………………………………………………………………………………………………………………………………..

 

Aux Studios Misr

En peignant l’enseigne des Studios Misr

Long métrage documentaire, écrit et réalisé par Mona Assaad, produit par Karim Gamal El Dine et Mona Assaad.

« L’histoire des Studios Misr s’inscrit en écho à celle de l’Égypte dans son rapport à la modernité », affirme le critique de cinéma Samir Farid face à la caméra de la réalisatrice, Mona Assaad. Parmi les pays de grande tradition cinématographique, l’Égypte était en effet pionnière en Afrique, au siècle dernier. L’arrivée du train en gare de La Ciotat fut un acte fondateur : cinquante secondes tournées et diffusées par le cinématographe des Frères Lumière à Alexandrie le 5 novembre 1896, dans une salle de la Bourse Toussoun Pacha, puis au Caire le 28 novembre. Le quotidien Al-Ahram les décrivait comme « un curieux mélange d’arts cinématographiques et de jeux de lanterne magique. » Un an plus tard ouvrait à Alexandrie la première salle de projection, le Cinématographe Lumière, et au Caire une salle située place Halim-Pacha, qui ont permis la projection des premiers films produits et réalisés en Égypte.

L’Égypte – cinéma et contexte politique

À l’avant-garde du cinéma Premier producteur de films au Moyen-Orient à partir du début du XXème et pendant plus d’un demi-siècle, à l’avant-garde du cinéma tant au plan technique qu’artistique, l’Égypte s’est fait l’écho d’un extraordinaire dynamisme qui a longtemps dominé le marché et attiré les artistes et producteurs de la région, dans un contexte politique et social positif et multiculturel. Elle a diffusé son cinéma dans l’ensemble du monde arabe : premières scènes du quotidien, tournées à partir des années 1912/1913 ; comédies satiriques à succès, comme Le Fonctionnaire de Mohamed Bayoumi, en 1924, réalisateur passionné de photographie au départ et créateur d’une compagnie de théâtre en 1919 ; premier long-métrage égyptien muet qui fait date, Leïla, tourné en 1926 à l’initiative de l’actrice et productrice Aziza Amir. Très vite passé du muet au parlant à partir des années 30, le cinéma égyptien ouvre la voie de la comédie musicale. Acteurs, compositeurs, producteurs, danseurs, dévoilent un talent fou, et si la grammaire impose le masculin, force est de constater que les femmes ont été les reines de l’écran et les pionnières dans le développement du théâtre et du cinéma égyptien. Ainsi, Mounira el-Mahdeya, (1885-1965) la sultane de la chanson, première femme musulmane à monter sur les planches, en 1915 ; Badia Masabni (1892-1974) actrice et danseuse orientale née en Syrie, qui crée à Alexandrie un premier lieu de spectacle et de danse et qui travaille avec Naguib el-Rihani (1889-1949) acteur et metteur en scène, son époux ; Rose el-Youssef (1898-1958), Aziza Amir (1901-1952), Fatima Rochdi (1908-1996), la libano-Égyptienne Assia Dagher (1908-1986), Amina Rizq (1910-2003), Amal el-Atrache, sœur du très populaire chanteur Farid el-Atrache, dite Amashane (1912-1944) ; Mary Queeny, née au Liban (1913-2003), Madiha Yousri (1921-2018), Layla Fawzi (1923-2005), Faten Hamama (1931-2015) et bien d’autres. La liste est longue et le théâtre fut un véritable creuset dans l’art du jeu. Youssef Wahbi (1898-1982) qui se passionne pour la comédie au théâtre avant de s’investir dans le cinéma en tant qu’acteur et producteur, fonde une troupe en 1932, Ramsès, dont seront issues une majorité de stars, actrices, chanteuses, danseuses, qui envahiront les écrans des années 1930 à 1950 et qui, pour certaines d’entre elles, seront productrices.

“La Rose blanche” de Mohamed Karim

L’âge d’or, l’esprit de la fête – A Alexandrie, le réalisateur et producteur Togo Mizrahi (1901-1986) tourne et produit trente-trois longs-métrages, entre 1931 et 1946, principalement des films comiques et des mélodrames musicaux. Il dirige la célèbre chanteuse et actrice Oum Kalthoum (1898-1975) dans Sallama, en 1945 et, dans plusieurs de ses films,dont Leïla, en 1942, inspiré de La Dame aux camélias – la chanteuse et actrice, Leïla Mourad (1918-1995). Celle-ci s’est produite pour la première fois au théâtre en 1930 et a obtenu son premier rôle principal en 1938 aux côtés du très populaire chanteur et compositeur Mohamed Abdel Wahab (1902-1991), contribuant ainsi à l’essor du mélodrame musical égyptien. Ce dernier, joueur de oud et l’un des principaux artisans du renouveau de la musique arabe, inaugure le cinéma parlant avec La Rose blanche de Mohamed Karim, tourné en 1933 et qui marque la transition, dans le passage de l’art à l’industrie cinématographique. De 1933 à 1949 Abdel Wahab interprète huit films, en y imposant l’art du duo chanté et définit les règles de la chanson moderne arabe. Farid El Atrache (1910-1974), acteur, auteur, compositeur et interprète syro-égyptien, virtuose de oud est aussi l’un des plus importants noms de la musique arabe du XXème siècle. Il commence sa carrière professionnelle dans les années 1930 en jouant et chantant dans des radios égyptiennes privées et à la Radio nationale. Il joue dans 31 films et enregistre environ 350 chansons, rencontre le succès avec le film Victoire de la jeunesse dont il signe la bande originale, tourné en 1941 avec sa sœur, l’actrice Asmahane très tôt disparue. Il forme un duo célèbre avec Samia Galal dans une dizaine de films. Dans un autre style, Ismail Yassin (1915-1972) rejoint la troupe de Badia Masabny en tant que chanteur, avant de faire carrière au cinéma dans les rôles de comique au grand cœur, par son physique très expressif de bon vivant. Plus tard, dans les années 1960, Abdel Halim Hafez (1929-1977) surnommé le rossignol brun, considéré comme l’un des plus grands chanteurs et acteurs de comédies musicales arabes, s’impose dans des personnages d’amoureux sensibles et romantiques. Parallèlement à l’imposante production, l’infrastructure très développée des salles de cinéma, au Caire comme à Alexandrie et dans les provinces du pays, permet la diffusion des films et participe d’un paysage cinématographique hors du commun. Un monde de joie de vivre, de rêves et de paillettes, le plaisir de la sortie au cinéma pour le public, l’esprit de la fête, constituent cet âge d’or du cinéma égyptien.

1935 – Création des Studios Misr – C’est dans ce contexte électrique de création que voient le jour en 1935 les Studios Misr. Évoquer leur histoire, comme le fait la réalisatrice Mona Assaad dans son film, Aux Studios Misr, c’est appeler la mémoire politique, économique, sociale et artistique de différents moments de l’Égypte, précédant le développement de la télévision à partir des années 60, suivi des mutations liées au numérique. Situés près des Pyramides de Gizeh, les Studios Misr, en translittération Studios Masr (Masr signifiant Égypte) ont été créés en 1935 par la Banque Misr, elle-même fondée en 1920 par Talaat Harb père de l’économie moderne égyptienne qui avait investi dans tous les domaines industriels du pays, tels que le coton, le tourisme, l’aviation etc. – Il avait auparavant créé, en 1925, la Société Misr pour le théâtre et le cinéma, première marche vers la création des Studios dix ans plus tard, et après avoir observé les systèmes russe, américain, allemand et français.

Oum Kalthoum dans “Wedad”

Inspirés des studios hollywoodiens, l’objectif qui présidait à la création des Studios Misr était d’accompagner le développement de l’industrie cinématographique. Pendant quarante ans, un véritable star-système s’était mis en place. Oum Kalthoum y tourna en 1936, Wedad, du réalisateur allemand Fritz Kramp, une histoire romantique inspirée des Mille et une nuits qui connut un grand succès populaire, première production des nouveaux Studios.

Contexte historique et nationalisations – De 1882 à 1956, satellite de l’Empire ottoman, l’Égypte est dirigée en sous-main par les Britanniques qui usent de différents statuts juridiques pour privilégier leurs intérêts économiques – domination jusqu’en 1914, reconnaissance de l’indépendance du pays sous protectorat et établissement d’une monarchie égyptienne en 1922, traité anglo-égyptien qui confirme dans un premier temps l’indépendance du pays, puis qui obtient le stationnement des troupes britanniques, en 1936. De 1936 à 1952 règnent les rois Fouad puis Farouk, son fils qui lui succède et sera renversé en 1952 par le Comité d’officiers libres, un groupe de militaires dans lequel se trouvent deux figures de la future vie politique égyptienne, Nasser et Sadate. Gamal Abdel Nasser renverse la monarchie, place sur le devant de la scène le général Mohammed Naguib, nommé premier président d’Égypte pour l’écarter un an plus tard et accéder à son tour à la présidence de la République d’Égypte, en juin 1956. On entre dans le socialisme nassérien de plein fouet. La décision de construire le Haut Barrage d’Assouan – en noyant la vallée de la Nubie – en est le premier acte et pour financer cet immense chantier, celle de nationaliser le Canal de Suez. Nasser promulgue de grandes lois de nationalisation en 1961 qui ne laissent plus aucun espace aux investissements privés. Les industries de tous bords, dont les studios de cinéma, a-fortiori les Studios Misr, passent sous la coupe de l’État qui crée, dans le cadre du secteur public, la Fondation du cinéma. Comme le souligne Mona Assaad, « et la crise commence… »

À propos du film Aux Studios Misr

Privatisations, état des lieux des Studios – En 2000, sous le gouvernement Moubarak, à l’inverse des quarante ans précédents, se profile un mouvement de privatisation. Les studios et salles de cinéma sont proposés à de potentiels investisseurs. Une équipe de jeunes utopistes, tous amoureux de cinéma, s’intéresse alors aux mythiques Studios Misr dans le but de les moderniser et relève le défi. Ils signent un bail de vingt ans avec l’État pour la reprise des Studios, avec la possibilité, plus tard, de les acquérir. De 17 hectares de propriété originelle, la signature se fait pour 8 hectares, les entrepôts décors ayant entre-temps été transformés en potager. Garder les fonctionnaires est une clause du contrat.

Aly Mourad, ex-directeur général

Ils acquièrent ce qui reste des somptueux Studios des années 36 : deux labos, quatre plateaux, un auditorium de mixage, des ateliers-entrepôts, des décors cachant le délabrement des bâtiments, un groupe électrogène, une pompe à essence, les studios étant situés loin du centre-ville. Ce film est le récit de l’immense travail réalisé pour faire revivre les Studios Misr, mémoire du cinéma égyptien et partie de l’identité égyptienne, porté par l’enthousiasme d’une équipe réunie autour de Karim Gamal el-Dine, président d’Elixir Artistic Services, société privée de post-production pour le montage et le mixage. Mais le mal est fait, et profond, l’équipe trouve les bâtiments et matériels quasi à l’abandon et découvre l’ampleur du désastre, bien caché lors de la visite protocolaire d’achat. L’état des lieux rapporté par la caméra, comme les transactions entre l’équipe Elixir et le chef du Comité de remise des Studios et ses fonctionnaires, est surréaliste. Tout est obsolète et délabré mais tout se vend, même une chaise à trois pieds, déclarée utilisable aux trois-quarts par le vendeur. Le secteur public, responsable des Studios pendant quarante ans, n’a pris aucun soin des infrastructures, tout est détruit ou hors d’usage, les équipements sont caducs. Au-delà du cauchemar administratif lié entre autres aux contrats, et la découverte de certains entrepôts jusqu’alors cachés ou détournés vers d’autres usages, l’état des négatifs mal stockés efface l’art et la mémoire d’une partie de la cinématographique égyptienne, un crève-cœur. « Le celluloïd des vieux films se décompose avec le temps et dégage une odeur de vinaigre… » dit Karim Gamal el-Dine. Les images de Mona Assaad montrent l’étendue de la corruption.

Image ou réalité ?

L’équipe Elixir Artistic Services – « Filles d’Alexandrie, on est les statues des Studios Misr ! » cette comptine traverse le temps et conduit le jeu des enfants, aujourd’hui comme hier : « Quand on dit image, on se fige comme une statue et on ne doit ni parler ni bouger ; quand on dit réalité, on court » raconte l’un d’eux, un peu comme en France on joue à « un, deux, trois, Soleil ! » Image ou réalité… Cette comptine accompagne le film et la reconstruction des Studios, elle raconte l’histoire d’Elixir. La réalisatrice présente l’équipe, qu’elle suit et qui s’investit avec générosité, inventivité et passion dans la restauration, parcours éprouvant mais début d’une belle histoire professionnelle et d’une formidable histoire de vie et de fraternité. Mona Assaad, réalisatrice et narratrice leur tend le micro quinze ans plus tard, pour garder traces. Chacun se présente en parlant de sa rencontre avec le cinéma : Hatem Taha, ancien directeur technique et directeur de post-production ; Karim Gamal el-Dine, président d’Elixir ; Aly Mourad, ancien directeur général ; d’autres encore qui ont travaillé dans les Studios. En vis-à-vis, deux personnalités commentent et réagissent :  le critique et historien de cinéma Samir Farid, aujourd’hui disparu et Gaby Khoury, producteur de Misr International Films (MIF), société de production créée en 1972 par le réalisateur Youssef Chahine. Des extraits de films du début du XXème accompagnent le récit, avec de brefs flash-back sur ce passé étoilé et sur les strass passés, chambre d’écho de trésors cinématographiques enfouis dont certains sont à jamais perdus. Ces extraits en fondus enchaînés enrichissent le récit sans jamais en perturber le rythme.

Le chantier, les nouveaux équipements – Dans la seconde partie du film, Une histoire de développement, on assiste au grand chantier de rénovation des Studios. Toute l’infrastructure est repensée et entièrement refaite : électricité, alimentation en eau, égouts etc. avant que de nouveaux appareils soient installés. Le directeur du labo, Gamal Hola, explique la rénovation des salles de développement et de tirage, le nettoyage des négatifs, les unités de contrôle, la salle de projection, les vestiaires du personnel etc. Inauguré en 2004, le labo rénové des Studios Misr, fut un succès, il a traité plus de 181 films, de 2004 à 2015. Mohamed Attia, directeur technique et architecte d’intérieur arrivé sur le projet en 2001pour la rénovation des bâtiments s’est penché sur le design des plus petits détails, l’accueil, la mosaïque du sol, le légendaire portail de fer utilisé dans les tournages qu’il convenait de protéger.

Les Studios rénovés, en action

Karim Gamal el-Dine présente l’auditorium de mixage baptisé Auditorium Oum Kalthoum en référence au premier film tourné dans les Studios dont la chanteuse fut la vedette et aux enregistrements qu’elle y fit, lieu parfaitement insonorisé dans les matières traditionnelles du pays. Aly Mourad reconnaît de son côté le bond technologique fait pour le cinéma égyptien, au vu du nouveau labo et de l’auditorium, et montre, par quelques chiffres, le renouveau des Studios : 170 films mixés entre 2004 et 2015 ; 96 films montés entre 2003 et 2015, 243 films tournés de 2000 à 2015. La production ayant repris il donne l’exemple du long métrage documentaire de Tahani Rached produit par les Studios, Ces filles-là, sur les adolescentes vivant dans les rues du Caire, présenté en sélection officielle hors compétition au Festival de Cannes 2006. « On produit les films que nous pensons nécessaires » dit-il, avec l’adaptation nécessaire à une certaine rentabilisation, le budget s’étant épuisé dans la rénovation.

Les mutations technologiques – Gaby Khoury, producteur et vice-président de la Chambre du Cinéma parle du contexte économique pour le cinéma et se souvient de la censure. Pour placer l’échelle de la demande en cinéma, il compare : « l’Égyptien va au cinéma une fois tous les six ans, le Français une fois tous les trois ans…Il y a 400 écrans de cinéma en Égypte, 5500 en France. » Cette troisième partie du film évoque la place de l’État aujourd’hui dans le domaine du cinéma et évoque la concurrence avec l’EMPC : Egyptian Media Production City, privatisés par Moubarak mais qui reste propriété de l’Union nationale radio et télévision, donc du secteur public. De ce fait le prix des prestations pour le cinéma ont nettement baissé et mettent à nouveau en danger les Studios Misr. « Les films ont perdu de leur valeur à cause du gouvernement, car les producteurs étaient contraints à céder leurs droits à la télévision d’État pour 99 ans, et nombre de films furent vendus à des sociétés étrangères » constate Karim Gamal el-Dine. La crise financière de 2008 a généré des pertes importantes pour les Studios Misr, en 2009. Puis la révolution de 2011 a marqué un coup d’arrêt dans le développement des Studios. Par ailleurs la technologie a fait un nouveau saut en avant et changé le visage de l’industrie. Rama Mansour, chargée du service clients, mesure ce changement et fait le constat de l’évolution technique : « Les caméras numériques induisent l’absence de négatifs, le film part au montage puis au mixage sur disque. » Le travail est profondément modifié. « Force est de constater que presque tous les labos ont fermé et que ceux qui fonctionnent font de la restauration de films » dit Aly Mourad. Et Karim Gamal el-Dine précise : « Aujourd’hui, il n’y a ni perte ni bénéfice… si le cinéma est demandé, le gouvernement contrôle tout. »

Au montage

Vingt ans plus tard – La dernière partie du film, Et finalement notre histoire, raconte l’histoire d’Elixir, en flash-back : « Dans le temps on était une équipe de jeunes qui avons transformé l’industrie du cinéma. Notre génération a bâti quelque chose qui a entraîné le développement de divers domaines. » Aly Mourad fait la synthèse de l’aventure : « Notre entité, Elixir, s’est trouvée menacée par l’immensité des Studios. » Hatem Taha regarde de son côté l’avant et l’après de ce chantier titanesque et Karim Gamal el-Dine analyse : « On était jeunes. On rêvait sans trop réaliser le travail nécessaire et les ressources requises, surtout en Égypte. » Les mutations technologiques ont obligé à réduire l’équipe et à licencier, par exemple l’équipe de montage puisqu’il n’y a quasiment plus de pellicules, et l’équipe originelle a commencé à se disperser. Aujourd’hui, quinze à vingt ans ont passé depuis la re-construction des Studios Misr à partir de l’année 2000, rendue possible par l’ardent travail de toute une équipe.

Affiche “Aux Studios Masr”

Autour, à Gizeh, les bâtiments ont poussé comme des champignons, on ne voit plus les Pyramides. Karim Gamal el-Dine réaffirme son acte de foi pour le cinéma, un art qui, en Égypte, « s’arrête puis reprend », avec « des films qui nous restent et nous rassemblent » malgré de nombreuses pertes. « Les films, ce n’est pas juste un héritage, ils font partie de nous » ajoute-t-il.

La réflexion sur la réalité cinématographique égyptienne à travers le temps qu’induit ce film, représente une impressionnante somme de travail, et du courage. L’Égypte, le seul pays au monde ayant produit plus de cinq mille longs métrages et qui n’a pas d’archives ; un régime méprisant le passé… Des archives non seulement importantes pour la conservation des films anciens mais aussi pour la promotion du cinéma égyptien » commente le critique Samir Farid. Basé sur un projet d’équipe et une belle utopie, ce documentaire offre une mine d’images et une pluralité de pistes de réflexions, vitales en art : secteur privé et secteur public ; liberté de création et censure ; intervention de l’État et politique culturelle ; protection des artistes et des œuvres ; éthique et corruption ; conservation du patrimoine cinématographique. Il montre la puissance créatrice de l’Égypte au XXème siècle dans les domaines de l’image, de la chanson et de la musique, de la danse, de l’écriture, de l’interprétation. Il renvoie à la mémoire collective, comme un miroir de l’Égypte passée qui mêle drame, comédie, musique, chant et danse. Il témoigne d’un art de vivre, d’une liberté de dire et de penser, de jouer, rêver et imaginer, depuis la naissance du septième Art. « Il est de la responsabilité du cinéaste de travailler avec la vérité et de la montrer à tous. Et ce processus commence avec sa propre vérité » disait le célèbre réalisateur Youssef Chahine, dans sa Leçon de cinéma, à Cannes, en 1998. C’est ce qu’applique magnifiquement Mona Assaad avec Aux Studios Misr. Dans un environnement technique aujourd’hui totalement modifié, ce film nous renvoie de fait à la question : qu’est-ce que le cinéma aujourd’hui et quelle est sa place au XXIème siècle ?

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2020

Écrit et réalisé par Mona Assaad – producteurs Mona Assaad, Karim Gamal el-Dine – caméra et prise de son Waheed Nagy – montage Reem Farid – montage sonore Moataz al-Kamary – mixage Ahmad Gaber – graphique et générique Ahmed Abdel Maksoud. Dans l’ordre d’apparition : Hatem Taha, Aly Mourad, Karim Gamal el-Dine, Samir Farid, Gaby Khoury. site : www.studiomasr.com – © Studio Masr, les photographies de l’article sont issues du film.

Homme de théâtre et de compagnonnage, Jean-Pierre Vincent s’en est allé

© Jean-Louis Fernandez

Metteur en scène et directeur de théâtre, né en 1942, Jean-Pierre Vincent, s’est éteint dans la nuit du 4 au 5 novembre. C’était avant tout un ardent défenseur d’idées, un homme et un artiste engagé qui a traversé les grands moments du théâtre, des années soixante à aujourd’hui.

Au fil de son parcours, Jean-Pierre Vincent a su prendre de nombreux virages, tant dans le choix de ses textes et de ses créations théâtrales que dans les institutions dont il a eu la charge – entre autres le Théâtre National de Strasbourg qu’il dirigea de 1975 à 1983 ; la Comédie-Française où il fut administrateur de 1983 à 1986 et qu’il choisit de quitter après son premier mandat ; le Théâtre Nanterre-Amandiers dont il fut le directeur de 1990 à 2001, succédant à Patrice Chéreau. Fidèle à lui-même, il fut un témoin des grandes utopies de la société, s’investissant dans des formes de théâtre politique, défendant l’exigence artistique et la transmission.

C’est au Lycée Louis-le-Grand où il entre en 1958 qu’il se passionne pour le théâtre. Il y rencontre d’autres passionnés qui, comme lui, deviendront des personnalités du monde théâtral, dont le grand réalisateur et metteur en scène, Patrice Chéreau et celle qui deviendra son épouse, l’actrice et metteure en scène Hélène Vincent. Période de jeunesse, fondatrice et des plus fécondes où se crée un véritable réseau théâtral. Jean-Pierre Vincent monte La Cruche cassée, de Kleist, en 1963, sa première mise en scène où sous couvert d’un humour noir sont mis en exergue les abus de pouvoir du système judiciaire. Le groupe théâtral présente ensuite en 1964/65, L’intervention, de Victor Hugo, qui dénonce l’aliénation à partir du destin d’un couple ouvrier au bout du rouleau ; Fuenteovejuna, de Lope de Vega, révolte des vassaux contre un seigneur tyrannique ; L’Héritier de village, de Marivaux, dans un esprit grave et burlesque, spectacle présenté au Festival de Nancy, trois mises en scène de Chéreau. Dans les années 60 Jean-Pierre Vincent fait compagnonnage artistique avec Chéreau qui lui permet de rencontrer Roger Planchon et le Berliner Ensemble qu’il suit de près, se rendant souvent à Berlin-Est, malgré les dix-huit heures de train à assurer. Tous deux admirent le théâtre de Strehler, au Piccolo Teatro de Milan, qui nourrit leur réflexion artistique.

Ensemble, ils se lancent dans la vie théâtrale professionnelle, à Gennevilliers, avec L’Affaire de la rue de Lourcine, de Labiche, que monte Chéreau en 1966, puis au Théâtre de Sartrouville où ce dernier est nommé directeur, à 22 ans. C’est là que Chéreau met en scène plusieurs de ses pièces emblématiques dont Les Soldats de Jakob Lenz en 1967, qui reçoit le prix du Concours des jeunes compagnie, où il présente La Neige au milieu de l’été et Le Voleur de femmes, de Guan Hanqing, sorte de Shakespeare chinois, en 1967, Le Prix de la révolte au marché noir, première pièce de l’auteur dramatique et poète grec, Dimitri Dimitriadis, en 1968.

L’aventure de Sartrouville prend fin en 1968, avec une importante dette à la clé et Jean-Pierre Vincent se lance dans une nouvelle aventure, plus philosophique, en tandem avec le dramaturge Jean Jourdheuil avec qui il fonde le Théâtre de l’Espérance, en 1972. Ils s’entourent d’un groupe d’acteurs sur un projet de partage, entre autres Philippe Clévenot, Maurice Bénichou, Gérard Desarthe et Hélène Vincent, de plasticiens comme Lucio Fanti ou Gilles Aillaud, présentent Goldoni, Labiche, Marivaux, Rezvani, s’intéressent aux auteurs allemands dont Brecht. De Brecht, Jean-Pierre Vincent monte, en 1968, La Noce chez les petits bourgeois qu’il mettra à nouveau en scène en 1973, puis en 1974 ; Tambours et trompettes, en 1969 ; Dans la jungle des villes, en 1972, qu’il présente au Festival d’Avignon ; La Mère, en 1975 et Homme pour homme, en 2000. Il travaille avec Peter Brook dans Timon d’Athènes pour l’inauguration du Théâtre des Bouffes du Nord, en 1974. Michel Guy, Ministre de la Culture marquant, le nomme directeur du Théâtre National de Strasbourg.

Au cours de ses trois périodes institutionnelles où il dirige d’abord le TNS, puis la Comédie-Française et le Théâtre Nanterre-Amandiers, Jean-Pierre Vincent met en scène les auteurs allemands Büchner, Kleist, Grabbe, les grecs classiques : Eschyle, Sophocle, Sénèque, les « textes du passé français à des moments charnières de l’histoire culturelle » à travers Molière : Le Misanthrope (1977 et 1984), Les Fourberies de Scapin (1990), Tartuffe (1998). Dom Juan ou le Festin de pierre (2008), L’École des femmes (2012). Il monte Beaumarchais : Le Mariage de Figaro (1987), La Mère coupable (1990) – Marivaux : Les Acteurs de bonne foi (1970 et 2010), Le Jeu de l’amour et du hasard (1998) – Labiche : La Cagnotte (1971), La Dame aux jambes d’Azur (2015) – Musset : La Mort d’Andrea Del Sarto, peintre florentin (1978), Fantasio et Les Caprices de Marianne (1991), On ne badine pas avec l’amour et Il ne faut jurer de rien (1993). Il met aussi en scène les textes des auteurs contemporains : Thomas Bernhard, Edward Bond, Fatima Gallaire, Jean-Claude Grumberg, Vaclav Havel, Jean-Luc Lagarce, Valère Novarina, Botho Strauss, et d’autres. Entre temps il fait la mise en scène de trois opéras de Mozart : Don Giovanni, sous la direction musicale de John Pritchard, au Festival d’Aix-en Provence, en 1976 et en 1981 ; Les Noces de Figaro, sous la direction musicale de Paolo Olmi, à l’Opéra de Lyon, en 1994 ; Mithridate, sous la direction musicale de Christophe Rousset, au Théâtre du Châtelet, en 2000.

Au Théâtre National de Strasbourg (1975 à 1983) il monte plusieurs pièces de Bernard Chartreux dont Vichy-Fictions et Violences à Vichy en 1980, puis l’année suivante Palais de justice. Ensemble ils mettent au point des méthodes de travail basées sur l’observation et l’enquête, fouillant dans la mémoire récente, pour une écriture basée sur l’histoire proche et sur le réel. Plus tard, il met en scène d’autres travaux de Bernard Chartreux – avec qui il fera compagnonnage tout au long de son parcours – comme : Dernières Nouvelles de la peste présenté à Avignon en 1983, Cité des oiseaux dans la Trilogie d’Œdipe et les Oiseaux, qu’il mettra en scène à Avignon en 1989, Un homme pressé, création de 1992. Avec Michel Deutsch il fait, en 1975, une adaptation de Germinal, d’après le roman d’Émile Zola. Ils sont à la recherche d’une autre manière d’écrire et de faire du théâtre, de nouvelles formes de spectacles et d’autres styles de jeu. Il montera aussi de lui Convoi et Ruines, en 1980. Jean-Pierre Vincent donnera une place importante à l’école du TNS, qu’il intégrera pleinement à la vie du théâtre.

A la Comédie-Française (1983/1986), Jean-Pierre Vincent met en scène Jean Audureau (Félicité), Shakespeare (La Tragédie de Macbeth), Nicolaï Erdman (Le Suicidé), Pirandello (Six personnages en quête d’auteur), et fait entrer au répertoire Le Balcon de Jean Genet. Il invite Klaus-Michael Grüber et Luca Ronconi à faire une mise en scène, le premier monte une magnifique Bérénice, le second Le Marchand de Venise. Il accueille aussi de nouveaux pensionnaires dont Dominique Valadié et Jean-Yves Dubois. Il n’est pas très heureux dans cette institution très hiérarchisée qu’il quittera à la fin de son mandat.

Au Théâtre Nanterre-Amandiers où il succède à Patrice Chéreau (1990/2001) Jean-Pierre Vincent accueille en résidence Stanislas Nordey, et pendant une dizaine d’années fait alterner la création d’auteurs classiques et contemporains. Il reprend sa liberté et son bâton de pèlerin en 2001, crée le Studio Libre avec Bernard Chartreux entouré de ses fidèles compagnons de travail Jean-Paul Chambas, Alain Poisson et Patrice Cauchetier qui ont contribué avec lui à élaborer une nouvelle image critique du monde. Il monte plusieurs spectacles par an et les plus grands auteurs. Parallèlement à son travail de création, Jean-Pierre Vincent se passionne pour l’enseignement, créant des passerelles au Théâtre National de Strasbourg entre l’école et la création, formant des générations d’acteurs au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, à l’ENSATT de Lyon et à l’École Régionale d’Acteurs de Cannes.

En 2019 il présente au Festival d’Avignon L’Orestie d’Eschyle – Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides – avec le Groupe 44 de l’École supérieure d’art dramatique du TNS après un long chantier mené sur trois ans, « un texte-monde, notre source, notre origine, théâtrale et politique, notre repère » comme aime à le définir Jean-Pierre Vincent. Il préparait avec eux, pour 2021, une version d’Antigone, de Sophocle.

Défenseur du théâtre populaire, Jean-Pierre Vincent s’est inscrit dans le droit fil de l’esprit Jean Vilar. Il est l’homme des compagnonnages, a travaillé neuf ans avec Chéreau, six ans avec Jourd’heuil, et depuis 1973 avec Bernard Chartreux. Il a traversé un moment politique fort où 68 a fait basculer la société et conquis des libertés, où, derrière le rideau de fer s’écrivait un théâtre politique de référence ; un temps où l’on parlait de classe ouvrière et des craquements du communisme. Il a trouvé de nouveaux souffles au contact des jeunes apprentis comédiens et apporté sa lecture du monde. Un parcours bien rempli et d’influences diverses où la profondeur du texte et des idées côtoyait des esthétiques toujours renouvelées.

Brigitte Rémer, le 6 novembre 2020

Today Is A Beautiful Day

© Jeronimo Roe

Chorégraphie, interprétation et création sonore de Youness Aboulakoul, dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis – Compagnie Ayoun, au Théâtre municipal Berthelot-Jean Guerrin de Montreuil.

On est plongé dans un univers sombre et abstrait, habité d’une présence étrange, personnage qui apparaît, recouvert de couches métalliques, sorte de casques superposés dissimulant son visage. Il retire, couche par couche, cette peau métal, sur un fond sonore lancinant et lointain.

Le danseur, Youness Aboulakoul, construit son espace visuel et scénique avec lenteur, et cultive le singulier. La musique monte progressivement, emplissant l’espace et accompagne le rituel. Il détourne l’objet premier et élabore une figure mathématique dans l’espace, faite de filins d’acier, figure de l’infini, sophistiquée. Comme une sorte de scarabée, il déplace ensuite quatre néons, qu’il intègre au mouvement. La lumière blanche et crue au départ, raye l’atmosphère noire du plateau, puis se métamorphose en rayons bleus. Les néons se contorsionnent et dansent.

Youness Aboulakoul répand du sable sur le plateau, par des gestes codifiés, ébauche quelques pas de danse traditionnelle, puis il sort et revient, vêtu comme un dieu, d’un blouson doré. Il  porte sur une assiette un gâteau d’anniversaire, qu’il dépose, Today Is A Beautiful Day / Quel beau jour !  allume trois cierges magiques, et disparaît.

Né à Casablanca et vivant à Paris, Youness Aboulakoul présente ici un premier solo. Sa toute première pièce, Logos, un duo, fut créée en 2010, suivie d’un second duo, Les Architectes, entre performance et installation à géométrie variable, réalisé en 2015 avec le chorégraphe et artiste visuel Youness Atbane et présenté au regretté Tarmac. Il est aussi compositeur et développe son propre univers sonore, de la musique et de la danse hip-hop aux musiques traditionnelles marocaines. « Ce que je trouve intéressant, c’est la manière dont la musique parvient à provoquer un état de corps et comment le corps à son tour peut devenir source d’inspiration pour créer des univers sonores » dit-il. Très tôt, la danse l’attire, il la pratique entre sept et quinze ans avant de rencontrer le chorégraphe contemporain Khalid Benghrib, directeur de la compagnie 2K-FAR à Casablanca qui l’engage, à l’âge de seize ans, dans sa pièce Western Palace. Il se forme, par un compagnonnage avec des chorégraphes et artistes de diverses disciplines et collabore avec des chorégraphes, au Maroc comme en Europe, entre autres Olivier Dubois, Radhouane El Meddeb, Ramon Baez, Meryem Jazouli, Rosa Sanchez et Alain Baumann, Filipe Lourenço, Bernardo Montet, Christian Rizzo.

Son spectacle, Today Is A Beautiful Day, est de l’ordre de la performance et de la déconstruction, on se laisse dériver. Il est élaboration et représentation d’un univers mental dans un environnement visuel, d’une sophistication sensible, d’une métamorphose en cours comme la chenille devient papillon. L’objet est réalisé avec un grand soin et une maîtrise parfaite, en concentration et tension. Ça ne danse pas, ou peu, ça pense. Autour du spectacle, Youness Aboulakoul réfléchit au thème de la violence mais n’en apporte aucune matérialité ni réalité, la pièce est plutôt douce et aspire le temps, dans la spirale de son geste artistique. Le travail avec les objets, le son, la lumière et l’espace entrent en résonance avec le mouvement, pensé et maîtrisé.

Le champ de la danse et celui des musiques électroniques en écho, composent sa sphère d’intervention première, nourrie des arts visuels. Autant dire qu’il dialogue entre les disciplines artistiques et développe une pratique expérimentale qui cultive le mystère. Certaines énigmes, pour le spectateur, restent à résoudre. Mais peut-être n’y a-t-il « rien à saisir » comme le dit Barthes dans son Empire des Signes, seulement quelque chose à ressentir.

Brigitte Rémer, le 29 octobre 2020

Conception, chorégraphie et interprétation Youness Aboulakoul – regard extérieur Youness Atbane – lumières Omar Boukdeir – création sonore Youness Aboulakoul – media design Jéronimo Roé – accompagnement en dramaturgie Gabrielle Cram – régie son : Atbane Zouheir

Vu le 21 octobre 2020, à 19h – Théâtre municipal Berthelot-Jean Guerrin, 6 Rue Marcelin Berthelot, 93100 Montreuil – métro : Croix-de-Chavaux – tél. : 01 71 89 26 70 – site : tmb-jeanguerrin.fr – Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis, tél. :  +33 (0)1 55 82 08 08 – site : www.rencontreschoregraphiques.com

Rusan Filiztek et l’Ensemble Atine

© Villes des Musiques du Monde

Concert, en partenariat avec le Festival Villes des Musiques du Monde, au 360 Paris Music Factory.

Premier concert après le couvre-feu dans ce bel espace du 360 Paris Music Factory qui avait ouvert le 21 janvier 2020 et fermé le 15 mars pour raisons de confinement. Le lieu a ré-ouvert en juin, et comme tous les lieux culturels qui oeuvrent pour préserver le lien social, adapte aujourd’hui ses horaires et revoit sa jauge à la baisse. Plaisir d’être là, dans une salle accueillante, et plaisir des musiques d’un soir au Festival Villes des Musiques du Monde.

En première partie, seul en scène, Rusan Filiztek, un des plus jeunes représentants de la musique kurde, joue du saz et du oud avec virtuosité. Il a reçu le Prix des Musiques d’Ici, en 2019. Son répertoire se compose de morceaux d’abord purement instrumentaux auquel il adjoint ensuite la voix, une voix de miel, qui dit, chuchote, décline, conte des balades, des louanges, des chants d’amour d’une voix sensuelle et formidablement expressive. Le chant est en langue grecque, en turc d’Antioche ou en kurde. Rusan Filiztek présente aussi Nomade, une de ses compositions. Son talent est immense.

En seconde partie, cinq musiciennes prennent place en demi-cercle sur la scène, l’Ensemble Atine, qui s’est constitué il y a un an – (Photo ci-contre / © Jeff Le Cardiet) – Atine signifie réunies en même temps qu’inédit, « à l’image de ce qu’on a essayé de faire » dit l’une d’elles. L’Ensemble revisite des mélodies iraniennes et étend son répertoire à la musique traditionnelle et aux chansons arabes. Chaque soliste, dans son parcours et dans la déclinaison de son instrument, est un affluent qui se mêle aux autres pour composer un harmonieux fleuve musical : la voix puissante et sensible d’Aïda Nosrat, le tar à la sonorité métallique de Sogol Mirzaei, le qanun aux soixante-quinze cordes pincées et chromatiques de Christine Zayed, la viole de gambe, sorte de luth à archet de Marie-Suzanne De Loye, les percussions, dont le tombak aux techniques élaborées de Saghar Khadem.

Des compositions inédites se mêlent à la poésie persane du XIXème siècle – chants d’amour de Arif Ghazvini, Saadi, Hassan Sadr Salek, Ali Akbar Sheyda, Cheick Bahaï – « Ô mon aimée, l’amour de ta face me revient, Ô mon idole dressée au cœur des jardins et roseraies, Moi captif de tes noirs cheveux, ces chaînes aux couleurs de corbeau… » écrit Saadi, ou encore, d’Ali Akbar Sheyda : « Ton amour, ô mon cœur, a embrasé mon âme, mon argile et ma substance, au vent chagrin elles sont livrées… » Chaque instrumentiste est virtuose. L’Ensemble a enregistré son premier CD, Persiennes d’Iran, sous label Accords croisés, sa sortie est prévue dans le courant du mois de novembre.

Cette balade instrumentale et poétique, brillante et généreuse, s’inscrit dans la 23ème édition du Festival Villes des Musiques du Monde qui poursuit sa programmation jusqu’au 9 novembre, en Seine-Saint-Denis, Paris et Grand Paris. Un vrai plaisir !

 Brigitte Rémer, le 20 octobre 2020

Avec Rusan Filiztek, Saz, Oud et Vocal / et avec l’Ensemble Atine : Aïda Nosrat, Voix – Sogol Mirzaei, Tar – Christine Zayed, Qanun- Marie-Suzanne De Loye, Viole de Gambe – Saghar Khadem, Percussions.

Concert, le 20 octobre 2020, au 360 Paris Music Factory, 32 rue Myrrha, 75018. Paris – métro : Château Rouge, Barbès Rochechouart, en partenariat avec Villes des musiques du monde. Sites : www.le360paris.com www.villesdesmusiquesdumonde.com – tél. : 01 48 36 34 02 – www.accords-croises.com

A toi appartient le regard et…

Gosette Lubondo, Imaginary trip II © musée du quai Branly – Jacques Chirac (2018)

A toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses. Photographies et vidéos contemporaines – Commissaire d’exposition, Christine Barthe – Musée du Quai Branly Jacques Chirac.

Ce titre a pour source l’expérience visuelle faite en 1800 par un écrivain allemand, August Ludwig Hülsen, qui lors d’un voyage en Suisse décrivant les chutes du Rhin, soulignait la capacité de l’œil à recomposer une unité dans un paysage étranger perçu jusque-là par fragments. Les questions que posent l’exposition partent de cette description : pouvons-nous percevoir le monde par les yeux des autres ? Jusqu’où les expériences visuelles des artistes peuvent-elles nous transporter ? Comment l’image découpe-t-elle un fragment, dans le réel ?

L’exposition cherche ses réponses et propose un parcours à travers l’œuvre de vingt-six artistes utilisant la photo, la vidéo, et l’installation d’images. Ils sont, à travers leurs œuvres, en quête des concepts d’identité et de mémoire qu’ils posent chacun selon un angle de vue qui lui est propre. Les oeuvres sont regroupées en cinq chapitres : L’image est-elle un coup d’œil arrêté ? Se reconnaître dans une image. Les images se pensent entre elles. Histoire des paysages. Passages dans le temps.    

L’exposition débute par un ruban d’autoportraits de l’artiste d’origine camerounaise, Samuel Fosso, spécialiste de la métamorphose, qui recouvre en une ligne sinueuse ininterrompue les murs en spirale. La série présentée, SixSixSix (2016), 666 tirages polaroid, montre les transformations de son visage/image, sans maquillage ni accessoire, de manière obsédante et inquiétante. « Le sujet c’est moi. Mais le sujet c’est une autre personne qui raconte l’histoire d’une autre personne » déclare-t-il. Les photographies de deux artistes latinos sont ensuite mises en vis-à-vis : celles de Cynthia Soto, du Costa Rica, qui joue avec la photo analogique en décalant les cadres et qui livre des paysages fragmentés comme son Paysage (re)trouvé : à la recherche du paradis perdu, en trois clichés ; celles de l’artiste mexicaine, Daniela Edburg, qui établit des passerelles entre la nature et les échantillons qu’elle met en écho, en travaillant le cadrage à l’ovale – ainsi un extrait de lave noire rapporté d’Islande donne la réplique à la photo du site où il a été prélevé.

On passe d’un univers à l’autre avec fluidité à travers les regards d’artistes de pays et continents différents. D’Afrique du Sud, sont présentés plusieurs artistes : Santu Mofokeng, disparu en janvier 2020, à qui l’exposition est dédiée avec L’album photos noir/Regardez-moi, diaporama tournant en boucle (photo ci-dessous).

S. Mofokeng © musée du quai Branly

Il avait l’art de capturer le quotidien et depuis une vingtaine d’années collectait les photographies anciennes et parfois abîmées auprès des familles de Soweto, à la recherche de la mémoire de l’apartheid. Jo Ractliffe, l’une des photographes sociales sud-africaines les plus influentes et figure de référence s’intéresse aux zones frontières, et montre Greeting the Dead, Pomfret Cemeter de la série The Borderlands – où des enfants font cercle autour d’une tombe qu’on ne voit pas et d’un paysage désertique, image en noir et blanc d’une grande force. D’abord photojournaliste en Afrique du sud où il est né, Guy Tillim sillonne les rues de Harare (2016) et Nairobi (2018) cherchant à capter les signes des changements politiques, économiques et sociaux dans les villes, vues à travers le quotidien et les mutations du paysage urbain. Sa série s’appelle Museum of the Revolution.

D’Asie, Dinh Q.Lê présente une multitude de photographies anciennes, de lettres, cartes et petits mots, traces des années 1920 à 1970 qu’il a collectionnées et accrochées aux fils de grandes moustiquaires dressées en un imposant dispositif. Il cherche à sauvegarder le passé et à ranimer la mémoire de son pays, le Viêtnam, qu’il avait quitté à l’âge de dix ans avec sa famille, pour raisons de guerre contre le Cambodge. Crossing the Farther Shore est le nom de ce travail qui fait écho à son expérience de réfugié en Thaïlande. Lek Kiatsirikajorn, photographe thaïlandais, parti à la recherche de ses repères personnels et familiaux, présente une série intitulée Lost in Paradise, dans une démarche plus méditative. José Luis Cuevas, photographe mexicain qui se situe entre documentaire et fiction rapporte du Japon où il a effectué plusieurs résidences, une série, A kind of Chronic Disease dans une vision teintée d’étrangeté à travers un monde plutôt hostile. Portrait of a young student, Tokyo, en atteste. De Corée du Sud, Che Onejoon documente l’histoire de son pays avec A monumental Tour/Une tournée des monuments en témoignant de constructions mégalomanes construites par la Corée du Nord dans la guerre diplomatique que se livrent les deux parties du pays. Une vidéo de Ho Rui An, de Singapour, Solar : A Meltdown/Solaire : un effondrement, parle de la production et de la circulation des images dans le contexte de la mondialisation.

D’Afrique et plus précisément de République Démocratique du Congo, deux artistes retiennent l’attention : Gosette Lubondo et son Imaginary trip qui mêle la fiction et le réel autour de bâtiments abandonnés, dans un contexte onirique qu’elle construit par un effet de surimpression. Certains personnages – dont la photographe elle-même, parfois présente dans la scène, non pas à titre d’autoportrait mais comme un personnage – sont comme des apparitions, sortes d’âmes mortes. Il y eut Imaginary trip I en 2016. Il y a aujourd’hui Imaginary trip II réalisé en 2018 dans le cadre des Résidences photographiques du musée du Quai Branly-Jacques Chirac. Sammy Baloji fouille de même la mémoire de son pays, la RDC et reprend des éléments de l’administration coloniale belge et de l’exploitation des travailleurs dans les mines et les plantations, à partir de 1926. Son œuvre, Essay on urban planning, juxtapose des vues aériennes de la capitale du cuivre, Lubumbashi, anciennement Élisabeth-ville à des boites d’insectes provenant du Musée national de la ville. Il fait ainsi référence aux travailleurs sous contrainte chargés de lutter contre l’invasion de mouches dans la ville, à cette époque-là. « Superposer le passé au présent relève de la volonté de faire un parallèle entre les abus qui existaient et ceux qui existent encore. Ce qui m’intéresse, c’est d’interroger les legs de ce rapport de force et de pouvoir entre le Congo et la Belgique » dit l’artiste. D’Afrique encore, mais venant d’Égypte, Heba Y. Amin présente The Earth is an imperfected Ellipsoid, impressions pigmentaires noir et blanc sur papier, textes gravés au laser sur bois. Elle avait entrepris, en 2014, un voyage prenant pour itinéraire Le Livre des routes et des royaumes écrit au XIème siècle par Al-Bakri, géographe de Cordoue qui avait consigné les récits des marins et des marchands décrivant les modes de vie, les coutumes, les villes traversées etc. L’artiste utilise cette métaphore pour mettre en parallèle deux époques et rappeler que ces mêmes routes sont aujourd’hui empruntées par les migrants.

D’autres artiste encore dévoilent leurs processus de recherche et de réflexion, nous ne pouvons tous les citer, chaque œuvre est légitime et singulière. Ils et elles viennent d’Algérie, d’Australie, du Brésil, de Colombie, de l’Ile Maurice, de l’Inde, du Mexique, du Venezuela. Tous cherchent à se réapproprier l’Histoire, à la ré-interpréter et s’interroge sur le passé colonial. La commissaire, Christine Barthe – responsable de l’Unité patrimoniale des collections photographiques, en charge des acquisitions en photographie ancienne et contemporaine au Musée du Quai Branly/Jacques Chirac – mêle ici les continents, les paysages et les scènes d’intérieur, les niveaux de reconnaissance des artistes, les supports – photographies et vidéos et met en dialogue les œuvres et les artistes « Le travail des artistes contribue à modifier notre perception » dit-elle.

A toi appartient le regard et (…) la liaison infinie entre les choses, cette « fenêtre sur le monde » selon les mots de l’artiste Guy Tillim, apporte par cette multiplicité de regards, une réflexion subtile et salutaire sur le monde d’aujourd’hui, à travers le monde d’hier.

Brigitte Rémer, le 18 octobre 2020

Prolongation jusqu’au 1er novembre 2020 – Musée du quai Branly, 37 quai Branly, Paris 75007 – tél. : 01 56 61 70 00 – site : www.quaibranly.fr

Paris se souvient de Juan Camilo Sierra

© El País /Colombia

Un adieu de France des plus chaleureux à Juan Camilo Sierra Restrepo, grand gestionnaire culturel colombien qui s’est envolé vers l’Ailleurs, samedi 26 septembre 2020, à Bogotá, à l’âge de cinquante-cinq ans. Il souffrait d’un cancer. Une amie de Colombie nous a transmis la bien triste nouvelle.

Homme de conviction et d’action, Juan Camilo avait passé un an à Paris, en 1994/1995, dans le cadre de la Formation Internationale Culture créée en 1991 par Jack Lang alors Ministre de la Culture et mise en œuvre sous l’égide de la Commission nationale française pour l’Unesco. Il était diplômé de l’école de journalisme de Bogotá, écrivait des articles sur les événements culturels dans divers organes de presse colombiens et était correspondant à Paris du journal El Tiempo. A son retour il avait été commissaire d’expositions et critique d’art, conseiller éditorial en relation avec le Mexique et directeur du Fondo de Cultura Económica à Bogotá, entre 2001 et 2007 et, plus tard, entre 2011 et 2015. Il s’était spécialisé dans le domaine du livre en créant, en 2016, la Feria del Libro/ le Salon du Livre de Cali qu’il développait au fil des ans. Il en avait préparé l’édition virtuelle 2020, programmée entre le 15 et le 25 octobre.

Juan Camilo, 2d à gauche, et la Formation Internationale Culture – Novembre 1994 – Ministère de la Culture, Paris.

Avec quatorze autres responsables culturels de pays et continents différents, Juan Camilo s’était formé à la gestion culturelle à partir de l’observation en France et en Europe du fonctionnement des institutions culturelles, du montage de projets et par les rencontres sur le terrain avec les décideurs politiques et les opérateurs culturels de toutes disciplines. De la politique culturelle de la ville de Lille à la problématique européenne de la ville de Luxembourg, cette année-là ville européenne de toutes les cultures ; de la Cité des Sciences et de l’Industrie où il avait effectué un stage, au Festival d’Avignon où la promotion achevait son parcours d’étude, Juan Camilo se montrait curieux de tout et analysait avec pertinence et talent les expériences rencontrées.

Il avait élaboré et soutenu un mémoire pour l’obtention du DESS Action artistique, Politiques culturelles et Muséologie délivré par l’Université de Bourgogne/Faculté de Droit et de Science politique, intégré dans les apprentissages, sur le thème : La communication culturelle – Une approche de la salle Sciences-Actualités de la Cité des Sciences et de l’Industrie. Daniel Jacobi, professeur en sciences de l’information et de la communication, l’avait accompagné dans son travail.

Homme de partage, Juan Camilo échangeait volontiers son expérience culturelle colombienne avec les collègues de sa promotion. Il avait acquis un véritable savoir-faire international qu’il a mis en pratique tout au long de sa vie professionnelle. A son retour en Colombie il avait travaillé plusieurs années au centre d’art de Banco de la República/Biblioteca Luis Angel Arrango, à Bogotá. Là, avec sa collègue russe de la session précédente, Katia Selezneva-Nikitch, chargée des relations internationales à la Galerie Tretiakov de Moscou, il avait créé de fructueux partenariats et monté deux expositions qui avaient voyagé de Moscou à Bogotá. La première, en 1999 : Pioneros del arte moderno/Arte ruso y soviético, 1900-1930. La seconde, en 2002 : 500 Años de Arte Ruso/Iconos de la Galería Tretyakof de Moscú. Un exploit que de réussir à faire venir en Colombie ce patrimoine russe !

Ouvert et généreux, compétent et inventif, Juan Camilo était directeur du Salon du Livre de Cali/ Feria del Libro de Cali qu’il avait créé en partenariat avec la Mairie de Cali et la Fundación Spiwak, en 2016, et dans laquelle l’Université de Valle del Cauca, était partie prenante. Un vibrant hommage vient de lui être rendu par le Réseau des Salons du Livre de Colombie qu’il avait fondé, la Chambre colombienne du Livre et le Ministère colombien de la Culture. Ses collègues de Colombie, d’Espagne et du Mexique, tous, ont mis en exergue son immense professionnalisme et son éthique, son intelligence vive et sa dynamique, sa générosité et sa bienveillance attentive.

Juan Camilo Sierra, Juan Cam comme certains le nommaient, était une personne et une personnalité fascinante, d’une élégante profondeur et richesse. Par son impressionnant travail et son expérience sédimentée il a beaucoup apporté à l’écosystème, si fragile, qu’est le domaine culturel, et a ouvert de grands espaces pour le livre et pour la culture, tous le reconnaissent. Il avait une vision culturelle et de nombreuses ressources, il avait la foi en ce qu’il faisait. Par son don pour le travail en réseau, il laisse son empreinte, comme au centre culturel Gabriel Garcia Márquez de Bogotá au cœur de La Candelaria où se trouve le siège de la maison d’éditions mexicaine Fonds de Culture Économique qu’il a longtemps fréquentée.

Son sourire communicatif, son enthousiasme, sa discrétion et son attention aux autres vont manquer dans le paysage culturel. De Paris jusqu’à Bogotá et Cali, d’Europe à l’Amérique Latine, nous nous joignons à la tristesse de ses proches, famille, amis et collègues et transmettons toute notre amitié. Précieusement, nous le gardons dans nos mémoires.

« Mais avant d’arriver au vers final, il avait déjà compris qu’il ne sortirait jamais de cette chambre car il était dit que la cité des miroirs (ou des mirages) serait rasée par le vent et bannie de la mémoire des hommes à l’instant où Aureliano Babilonia achèverait de déchiffrer les parchemins, et que tout ce qui y était écrit demeurait depuis toujours et resterait à jamais irrépétible, car aux lignées condamnées à cent ans de solitude, il n’était pas donné sur terre de seconde chance. » (Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Márquez).

Brigitte Rémer, le 15 octobre 2020

Danses pour une artiste (Valérie Dréville)

© MC93 Bobigny

Conception Jérôme Bel, avec Valérie Dréville – à la MC93 Bobigny, dans le cadre du Festival d’Automne.

Elle s’avance, se place au milieu du plateau nu où se trouve juste une petite table, côté cour. Un portable et un ampli y sont posés, ses outils de travail. Le portable ne sert pas de métronome mais de chronomètre. On dirait une petite fille, queue de cheval, pantalon noir et veste de survêt. Elle se place en cinquième position et débute avec application la classe de danse classique qu’elle reprend en boucle. Ni barre ni miroir. Dans un grand silence, l’actrice poursuit, avec une improvisation de danse moderne où elle esquisse quelques gestes, avec concentration.

Valérie Dréville enchaîne ensuite des fragments ayant pour source des chorégraphies et/ou des références à quelques chorégraphes élus par Jérôme Bel, concepteur du spectacle. L’actrice se met dans les pas d’Isadora Duncan en 1905, sur le Prélude n°7 de Chopin, puis dans ceux de Pina Bausch, à travers deux de ses chorégraphies emblématiques : Café Muller, œuvre fondatrice créée en 1978 sur la musique d’Henry Purcell ; Le Sacre du Printemps, créé en 1975 sur la musique de Stravinsky, dont le livret originel du ballet fut chorégraphié en 1913 par Vaslav Nijinski, qui y montrait l’Élue en robe rouge sang. C’est à partir d’une vidéo regardée et commentée sur son mobile que Valérie Dréville restitue les effets dramatiques et cathartiques de la pièce, comme elle commenterait un match de football. Un peu frustrant pour le spectateur !

Deux autres vidéos sont décrites sur le même mode, à partir de son mobile, Valérie Dréville assise sur une chaise, face au public, commente : Huddle/Se blottir, une chorégraphie de Simone Forti réalisée en 1961, où six ou sept danseurs/gymnastes/performers étroitement regroupés, se tiennent par les épaules et où chacun d’entre eux se détache l’un après l’autre, pour escalader la structure formée par les corps en une pyramide, avant de reprendre sa place, sculpture vivante ou mêlée de rugby. L’autre vidéo témoigne de la gaieté et du pétillant de Singing in the rain/Chantons sous la pluie où l’actrice esquisse quelques pas à la manière de Gene Kelly. A l’opposé de cette légèreté, on entre dans l’obscurité du danseur et chorégraphe japonais, Kazuo Ōno, qui puise dans la profondeur de l’être. Valérie Dréville s’enfonce dans cette obscurité qu’elle rejoint jusqu’à disparaître dans un noir profond, avant de ré-apparaître graduellement, comme le révélateur fait monter la photo. Le portable sonne au bout de dix minutes. Fin de la séquence.

L’actrice, qui a joué sous la direction des plus grands metteurs en scène – dont Claude Régy, Anatoli Vassiliev, Thomas Ostermayer, Krystian Lupa, Roméo Castellucci -, accepte le jeu de l’amateure, et performe. Elle est ici une danseuse sans expérience dans les mains d’un chorégraphe singulier, Jérôme Bel, davantage dans la recherche que dans la danse. Il lui faut un certain courage, ou une curiosité certaine, ou le goût de l’aventure minimaliste, pour se laisser porter par ce non-événement. L’actrice est là, avec son corps, en apprentissage et en recherche elle aussi, tissant le silence de ses gestes, imparfaits et répétés.

Le geste est-il plus fort que le mot et les cinq chorégraphes retenus dans le Panthéon de Jérôme Bel suffisent-ils à une réflexion sur la danse, sur la relation entre le mot et la danse, sur l’imaginaire ? Le chemin proposé ici est de l’ordre de l’exercice de style. Comme quand Georges Pérec s’amuse, en 1968, à enlever la lettre e, dans son roman La Disparition, Jérôme Bel gomme la danse. Par là même, il nous oriente davantage du côté de l’ironie que de la réflexion ou de l’émotion. On est, avec ce Danses pour une artiste, dans une esquisse, un crayonné au théâtre pour reprendre l’expression de Mallarmé. Petit détail, qui n’en est peut-être pas un : pour des raisons écologiques, maître Bel annule la bible/petit papier remis à l’entrée de la salle qui indique le programme et porte le nom des collaborations. Il demande à l’actrice, en cours de spectacle, d’énoncer ce programme, qu’on ne retient pas. Merci à la MC93 d’émettre en grand format ses Carnets #10, bien appréciés.

Brigitte Rémer, le 15 octobre 2020

Du 7 au 16 octobre 2020, à la MC93 Bobigny, 9 boulevard Lénine, 93000. Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – site :  www.mc93.com – tél.: +33 (0) 1 41 60 72 72 – En tournée : du 19 au 26 novembre, au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers – du 2 au 4 décembre, à la Comédie de Valence. www.festivaldautomne.fr

Dans la solitude des champs de coton

© Cyril Isy Schwart

Texte de Bernard-Marie Koltès, mise en scène et scénographie David Géry, au Lavoir Moderne Parisien – Compagnie du PasSage.

C’est une pièce courte et sans artifice qui met face à face deux hommes, le dealer et le client. C’est une rencontre crépusculaire dans un espace indéterminé, quelque part à la périphérie, dans un espace de marginalité, sorte de hangar où ils se parlent mais ne s’entendent pas. C’est un échange basé sur l’offre et la demande, le licite et l’illicite, le monologue plutôt que le dialogue. Ce sont des silences, des ruptures, une attente. C’est un combat où du désir circule. C’est un duel.

La pièce de Bernard-Marie Koltès a été créée en février 1987 au théâtre Nanterre-Amandiers, dans une mise en scène de Patrice Chéreau, avec Laurent Mallet (le client) et Isaach de Bankolé (le dealer) acteur qui cette année-là reçoit le César du meilleur espoir. Emblématique, la pièce a fait date. Patrice Chéreau reprend le rôle du dealer, début 1988, puis à nouveau, dans une troisième version donnée à la Manufacture des Œillets d’Ivry en 1995, avec Pascal Greggory dans le rôle du client. Chéreau reçoit pour ce travail le Molière du metteur en scène, en 1996.

Dans la solitude des champs de coton consacre aussi la relation entre le metteur en scène et l’auteur, l’un des plus joués dans le monde. Koltès/Chéreau, les deux noms sont inséparables. De Koltès, Chéreau avait déjà monté Combat de nègre et de chiens en 1983, Quai Ouest en 1985. Il met en scène Le Retour au désert en 1988, La Nuit juste avant les forêts en 2013. Entre temps il aura monté les plus grands auteurs, une quinzaine d’opéras et tourné une douzaine de films. C’est une pièce à laquelle les metteurs en scène aiment s’affronter. Quiconque s’y risque n’échappe pas à la référence archétype. Œuvre littéraire plutôt que de théâtre elle offre un espace métaphorique puissant et incisif sur le thème de la solitude. A partir d’une transaction de négoce et de trafic, les personnages ne se répondent qu’en chassé-croisé, leurs paroles, philosophiques et poétiques, s’envolent dans la spirale du temps qui se suspend. Le mot repris par l’autre n’est pas porteur du sens premier et dérive, dans la limite et le labyrinthe de l’altérité.

Dans la mise en scène de David Géry, un immense lustre effondré occupe l’espace scénique, des morceaux de verre et de miroir jonchent le sol. Les personnages sont de ce fait éloignés l’un de l’autre, le dealer à l’avant-scène se positionne côté jardin, le client, en observateur et fond de scène côté cour. L’espace entre les deux ne se franchit pas, les quelques pas exécutés craquent sous les débris, monde brisé, monde qui se réfléchit dans ces morceaux empilés.

Le dealer, Souleymane Sanogo, est un danseur malien, à coups sûrs un excellent danseur. De ce fait le metteur en scène le met en danse. Tout au long du spectacle il est en mouvement, sans raison particulière et le texte porté perd en intensité, notamment dans l’ambigüité de sa relation à l’autre. On a logiquement envie de le voir danser vraiment, comme il l’a fait dans sa chorégraphie La Danse ou le chaos. La mise en scène le place ici dans un monde aquatique qui atténue la brutalité de l’échange. « Dites-moi donc, vierge mélancolique, en ce moment où grognent sourdement hommes et animaux, dites-moi la chose que vous désirez et que je peux vous fournir, et je vous la fournirai doucement, presque respectueusement, peut-être avec affection ; puis, après avoir comblé les creux et aplani les monts qui sont en nous, nous nous éloignerons l’un de l’autre, en équilibre sur le mince et plat fil de notre latitude, satisfaits d’être hommes et insatisfaits d’être animaux… »  Le client, Jean-Paul Sermadiras, quasi immobile c’est écrit dans la pièce, lointain et détaché, donne peu le change dans ce jeu de séduction et d’intimidation réciproque où il est plus spectateur qu’acheteur. « Alors je ne vous demanderai rien. Parle-t-on à une tuile qui tombe du toit et va vous fracasser le crâne ? On est une abeille qui s’est posée sur la mauvaise fleur, on est le museau d’une vache qui a voulu brouter de l’autre côté de la clôture électrique ; on se tait ou l’on fuit, on regrette, on attend, on fait ce que l’on peut, motifs insensés, illégalité, ténèbres. »

On reste un peu sur sa faim dans ce match aux balles souvent perdues où les nocturnes de la géométrie du temps se distillent à travers les méandres et la poétique d’un texte aux multiples facettes et écueils.

Brigitte Rémer, le 10 octobre 2020

Avec Souleymane Sanogo et Jean-Paul Sermadiras – collaboration à la mise en scène Laura Koffler – lumières Jean-Luc Chanonat – costumes Cidalia Da Costa.

Du 7 au 11 octobre 2020, du mercredi au samedi à 19h, dimanche à 15h – Le Lavoir Moderne Parisien, 35 Rue Léon, 75018 Paris – métro : Château Rouge – tél. : 01 46 06 08 05 – site : lavoirmoderneparisien.com

 

Sopro/ Le Souffle

© Filipe Ferreira

Texte et mise en scène Tiago Rodrigues – Théâtre 71 Malakoff/scène nationale, Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine, dans le cadre du Festival d’Automne – Spectacle en portugais surtitré en français.

Le poumon du théâtre selon Tiago Rodrigues serait le souffleur. Le metteur en scène, directeur du Teatro Nacional Dona Maria II, à Lisbonne, ne nous mène pas sous la scène d’un théâtre à l’italienne dans le traditionnel trou du souffleur. Il invite sous les projecteurs, la souffleuse de son théâtre, Cristina Vidal, femme de l’ombre depuis vingt-cinq ans qu’il a dû convaincre, et construit un récit sur le théâtre. Sopro, signifie Le Souffle. Elle se souvient de la chanson de Nina Simone, Wild is the Wind, dont la voix emplissait le théâtre quand elle y était entrée pour la première fois, reprise a cappella par la troupe, au cours du spectacle.

Un grand plateau vide où le temps a fait son œuvre, par la végétation qui se faufile entre les lattes du parquet – quelques herbes, un arbuste – plateau entouré d’un tissu translucide qui s’envole, poussé par un souffle magique, une méridienne rouge théâtre, deux chaises, une lumière crue. Il ne s’agit pas de Six personnages en quête d’auteur, même si, comme chez Pirandello, nous sommes en répétition, il s’agit de la construction d’un nouveau spectacle, avec six acteurs, à partir de la mémoire de la Souffleuse, dans un théâtre en ruines.

Il a dit… Il a répondu… Il a dit… Vêtue de noir, la Souffleuse donne le texte aux acteurs en suspens, dans un souffle, et permet de rejoindre les deux rives du théâtre. Pour Tiago Rodrigues le théâtre devient la métaphore du fleuve. Par les textes se construit le récit de la Souffleuse, sa découverte du théâtre à cinq ans, sa mémoire, textes fragmentés qui reviennent en un flux et reflux, déposant leurs alluvions de mots oubliés, puis restitués. On entend des fragments de Bérénice, Antigone, Les Trois Soeurs et L’Avare arrachés de leurs contextes qui, mis bout à bout, ont un nouveau statut de texte à travers le spectre de Racine, Sophocle, Tchekhov et Molière. Derrière, les mouettes et le bruit de la mer.

Ne pas mourir. Rester en vie. Surtout ne pas mourir écrit Tiago Rodrigues, dramaturge et metteur en scène. Pour lui la vie et la mort croisent le théâtre, le réel et la fiction se superposent, l’art et la vie s’apostrophent, l’acteur reste au bord du vide. Par une théâtralité singulière, simple en apparence mais conceptuelle et élaborée, Tiago Rodrigues pose la question du théâtre, du sens de ce qui se passe sur un plateau, il le montre par le débat/combat d’idées entre le metteur en scène et l’actrice, par les aléas d’une troupe. Il a pour exemple la troupe tg STAN avec qui il a longtemps travaillé et défend les mêmes interactions, sans hiérarchie, à l’intérieur de la troupe qu’il a créée avec Magda Bizarro en 2003, Mundo Perfeito : la liberté de jeu et la prise de décision collégiale comme mode d’organisation et bases de leurs relations, l’idée de nomadisme défendue jusqu’en 2014, date de sa nomination au Teatro Nacional.

Depuis plus de cinq ans, Tiago Rodrigues est connu et reconnu en France où ses textes sont traduits – et publiées aux éditions Les Solitaires intempestifs – où il a présenté plusieurs de ses spectacles : By heart en 2014 au Théâtre de la Bastille qui a par la suite mis le théâtre à sa disposition pour une occupation artistique de deux mois, au printemps 2016. Il a alors invité soixante-dix personnes à participer à la création de deux performances : Ce soir ne se répétera jamais et Je t’ai vu pour la première fois, et il a créé Bovary. En 2015, au Festival d’Avignon, il a donné une version très personnelle d’Antoine et Cléopâtre d’après Shakespeare, et en 2017 présenté Sopro. Le Festival d’Automne l’accueille cette année pour les reprises/re-créations de Sopro et de By Heart.

Tiago Rodrigues parle de façon métaphorique de l’invisible, ici, le souffle de la scène, ce qui est caché, les coulisses, l’inspiration de l’acteur accompagné de la Souffleuse comme d’un double. De noir vêtue, elle suit l’acteur comme le manipulateur s’efface derrière la marionnette Bunraku. Pour le metteur en scène « la figure du souffleur concentre non seulement l’histoire du bâtiment théâtral mais aussi l’essence du geste théâtral parce qu’elle est avant l’esthétique, avant la forme ; son travail est souterrain. » La théâtralité selon Tiago Rodrigues repose sur une économie de moyens devenue la base de sa grammaire théâtrale et se construit à partir du vide premier, ici le no man’s land d’un théâtre au passé. Avec l’équipe il construit la dramaturgie, invente ses codes – jamais les mêmes, de spectacle en spectacle – introduit l’illusion. Sopro serait comme un extrait du plus pur parfum dégageant l’essentiel du théâtre. Ni esbroufe ni moulins à vents, le style personnel qu’il imprime à partir de l’image d’une femme dans les ruines d’un théâtre où elle a travaillé toute sa vie comme souffleuse, apporte beaucoup d’émotion et parle de la fragilité de cet art de la scène. Pour s’imprégner de l’idée de ruines, la troupe a regardé les images d’archives de l’incendie du Teatro Nacional, en 1964, métaphore qui pourrait aussi évoquer, dans l’avenir, la disparition du théâtre. Et si le rêve devenait cauchemar et véritable dystopie ?

Brigitte Rémer, le 10 octobre 2020

Avec Isabel Abreu, Sara Barros Leitão, Romeu Costa, Beatriz Maia, Marco Mendonça, Cristina Vidal – scénographie et lumières, Thomas Walgrave – costumes, Aldina Jesus – son, Pedro Costa – assistant à la mise en scène, Catarina Rôlo Salgueiro – opération lumières, Daniel Varela – traduction, Thomas Resendes – surtitres, Rita Mendes – production exécutive, Rita Forjaz – Assistante production, Joana Costa Santos – production Teatro Nacional D. Maria II (Lisbonne) – production de la tournée francilienne Festival d’Automne à Paris – avec le soutien de l’Onda.

7 et 8 octobre 2020, au Théâtre 71 Malakoff/scène nationale, 3 place du 11 novembre, 92240 Malakoff – métro : Malakoff Plateau de Vanves – tél. : 01 55 48 91 00 – site : www.malakoffscenenationale.fr – Samedi 10 octobre, au Théâtre Jean Vilar de Vitry, 1 Place Jean Vilar, 94400 Vitry-sur-Seine – tél. : 01 55 53 10 60 – site : www.theatrejeanvilar.com

Exils intérieurs

© Théâtre de la Ville

Théâtre-Performance mis en scène par Amos Gitai, artiste associé au Théâtre de la Ville – textes de Thomas Mann, Hermann Hesse, Rosa Luxembourg,  Antonio Gramsci, Else Lasker Schüler, Albert Camus – Extraits vidéo de Berlin-Jérusalem, Kippour, Lullaby to my father, Terre promise, Tsili – au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

Artiste associé au Théâtre de la Ville, Amos Gitai y avait présenté l’année dernière Letter to a friend in Gaza où il mettait à l’honneur Albert Camus (cf. notre article du 12 septembre 2019). Dans Exils intérieurs, le réalisateur-metteur en scène, reste fidèle à l’écrivain en livrant des passages de son Discours d’Upsala, sur L’artiste et son temps, prononcé le 14 décembre 1957, quelques jours après le discours de Stockholm accompagnant le Prix Nobel qui lui était remis. « L’artiste, comme les autres, doit ramer sans mourir, s’il le peut. »

Le spectacle débute avec la voix de Jeanne Moreau sur des images de pluie diluvienne, comme une fin du monde. On est entre le passé simple et le present perfect. A côté du Discours de Camus, d’autres textes d’une grande force, datant de la fin du XIXème / début du XXème, nous sont restitués par d’éblouissants acteurs qui prennent place, un à un, à la grande table faisant face aux spectateurs. Amos Gitai tisse, entre ces écrits, un dialogue imaginaire sur le thème de l’oppression, de l’exil et sur la place de l’artiste. Jérôme Kircher tient le rôle de Monsieur Loyal, chargé d’introduire chaque personnalité, par sa biographie.

Le premier texte est de Thomas Mann (1875-1955) par la voix et la présence à la table de Markus Gertken. Sa longue correspondance échangée dans les années 1933/34 avec Herman Hesse rend compte de l’époque et des positions de chacun sur fond de 2nde Guerre mondiale. Tous deux sont écrivains de langue allemande, tous deux exilés en Suisse, tous deux déclarés inaptes au combat pour problèmes de santé, tous deux influencés par les philosophes, Schopenhauer pour le premier, Jung pour le second. Thomas Mann, tient en haute estime Hermann Hesse malgré une certaine distance qui est toujours restée entre eux. S’il n’avait été écrivain il aurait voulu être chef d’orchestre, il avait appris le violon. Il est l’auteur de nombreux essais et de pièces de théâtre, de romans, entre autres de Les Buddenbrook, sur la grandeur et la décadence d’une famille, qui pourrait être la sienne, ouvrage publié en 1901 chez Fischer, à Berlin ; de La Mort à Venise publié en 1911, inspiré de la fin de vie de Gustav Mahler, réflexion sur la mort, l’amour, le mal, l’art et la culture ; de La Montagne magique publiée en 1924, ouvrage dans lequel transparaissent les débats politiques, philosophiques et religieux de l’époque, pour lequel il a reçu le Prix Nobel de Littérature, en 1929. Son positionnement politique est assez flou et il hésite, pendant longtemps, à l’officialiser. En 1922, dans une conférence prononcée à Berlin, il prend position pour la jeune démocratie de Weimar, puis à partir de 1930 lutte contre l’hitlérisme et travaille sur la synthèse entre humanisme et politique. En 1936, Thomas Mann est en exil volontaire en Suisse depuis trois ans, il n’a encore rien dit publiquement concernant l’antisémitisme nazi. Soumis à la pression des deux camps, il comprend qu’il lui faut officialiser ses positions. « Rien de bon ne peut venir des dirigeants allemands, pour l’Allemagne ou pour le monde » déclare-t-il. Sa citoyenneté lui est immédiatement retirée par le Reich et le Doyen de l’Université de Berlin annule sa distinction Honoris Causa. La lettre-réponse que lui adresse l’écrivain est lue dans le spectacle.

Tôt exilé en Suisse avec ses parents, à Bâle, Hermann Hesse (1877-1962) avait eu une jeunesse tourmentée, avec des idées suicidaires et peu de projection dans l’avenir. Il découvre le domaine les livres en débutant comme apprenti vendeur en librairie où il publie ses poèmes dans des revues. Son premier roman, Peter Camenzind, est édité en 1904 chez Samuel Fisher, il commence par ces mots Au commencement était le mythe… Cette publication lui vaut d’emblée une belle consécration littéraire. Pendant la Première Guerre mondiale, depuis Berne où il vit alors, il s’occupe de l’assistance aux prisonniers de guerre allemands et leur expédie des livres. Il critique et lutte contre la politique allemande. Ses romans les plus connus sont Le Loup des steppes (1927), Narcisse et Goldmund (1930), Le Voyage en Orient (1932). En 1933, Bertold Brecht et Thomas Mann s’arrêtent chez lui dans leurs voyages vers l’exil. Par ses écrits, Hermann Hesse tente, à sa manière, de contrer l’expansionnisme allemand. Ses prises de position contre la guerre et le nationalisme lui valent des campagnes de dénigrement. Il fait front contre les querelles politiques en se réfugiant dans une posture spirituelle et de retrait. Il obtient le prix Nobel de littérature en 1946 pour son roman Le Jeu des perles de verre. « Pour que le possible se réalise, il faut toujours tenter l’impossible » écrit-il. Hans Peter Cloos habite les mots de l’écrivain.

Troisième personnalité, le philosophe et théoricien politique, membre fondateur du Parti communiste italien, Antonio Gramcsi (1891-1937), par la présence et la voix de Pippo Delbono qui donne lecture de ses lettres de captivité, le régime mussolinien l’ayant emprisonné à partir de l’année 1926, et jusqu’à sa mort. Né en Sardaigne et de fort mauvaise santé, Gramsci trace sa route de manière singulière et ne se trouve jamais là où on l’attend. Il fait des études de Lettres à Turin dans des conditions matérielles difficiles, mais curieux de tout, puise dans bien d’autres disciplines telles que le droit, l’économie, la philosophie et la linguistique. D’abord proche des mouvements sardes autonomistes, il s’intéresse aux cercles des jeunes socialistes et c’est à Turin, ville où l’industrie automobile bat son plein, qu’il comprend l’immense fossé existant entre le patronat et le prolétariat. Comme ses collègues allemands, Gramcsi n’est pas mobilisé en 1915 pour raisons de santé, mais rend compte de la guerre vue par les classes sociales dominées, dans le journal L’Avanti où il écrit. Il s’intéresse à la culture, crée différentes revues et n’hésite pas à utiliser verve et irrévérence. Après avoir fondé le Parti communiste italien en 1921, Gramsci participe en 1925, à Moscou, au Ve congrès de l’exécutif élargi de l’Internationale Communiste. Il est arrêté le 8 novembre 1926, comme les autres députés socialistes et communistes, pour conspiration, instigation à la guerre civile, apologie du crime et incitation à la haine de classe. Ce ne sont pas ses célèbres Cahiers de prison qui sont lus ici mais les lettres à sa famille, déchirantes car imprégnées de solitude, à sa mère, à Tania sa belle-sœur qui l’accompagne jusqu’au bout de ce parcours hors de la vie sociale et familiale, à l’un de ses fils, Delio, pour prendre des nouvelles de ses autres enfants. Au son du violon et sur des images de neige et d’immensités désertes, il subit les derniers moments de son écrasement. « J’étais, je suis, je serai. Je résisterai » dit-il encore.

Les écrits de Rosa Luxemburg, (1871-1919) militante marxiste et révolutionnaire allemande formée en économie, en philosophie et en droit sont ensuite lus par Talia de Vries. Née en Pologne sous domination russe, Rosa Luxemburg fait de brillantes études au lycée de Varsovie où elle milite très tôt au sein du parti socialiste révolutionnaire, Prolétariat. Contrainte de s’enfuir en Suisse, elle y passe une thèse d’économie politique, acquiert la nationalité allemande en 1898, milite au sein du SPD, le Parti social-démocrate et défend l’Internationalisme, qu’elle oppose au Nationalisme, ainsi que l’idéologie marxiste. Elle cofonde la Ligue spartakiste – un mouvement d’extrême gauche marxiste révolutionnaire, actif en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale – et le Parti communiste allemand. Elle meurt assassinée à Berlin pendant la révolution allemande, le 15 janvier 1919. Son travail théorique touche au capitalisme, qu’elle dénonce avec force, à la révolution et au développement des idées démocratiques. Elle défend « La liberté de celui qui pense autrement. »

Dernière personnalité évoquée dans le spectacle, moins connue en France, Else Lasker Schüler, (1869-1945) poétesse expressionniste judéo-allemande à l’identité disloquée, née à Elberfeld, au nord-ouest de l’Allemagne, région qu’elle quitte en 1894, à peine mariée, pour Berlin. Là, l’effervescence culturelle de l’avant-guerre lui convient. Son errance dans les cafés lui fait rencontrer intellectuels et artistes. Elle noue des liens notamment avec Franz Marc, créateur avec Kandinsky du groupe d’artistes d’inspiration expressionniste, Le Cavalier bleu ; Georg Trakl, grand poète lyrique autrichien dont l’existence fut tragiquement marquée par la drogue, l’alcoolisme et l’autodestruction, qui mourut à l’âge de vingt-sept ans d’une overdose et qui écrivit en 1904, Crépuscule et Déclin, une de ses œuvres majeures et en 1914 le lied et poème Kaspar Hauser. Claude Régy monta de lui Rêve et folie, son ultime spectacle, en 2016 ; Gottfried Benn, écrivain et médecin allemand, l’un des plus grands écrivains germanophones de sa génération considéré comme une figure de l’expressionnisme. Else Lasker Schüler divorce, abandonne sa vie confortable et devient une figure emblématique de la bohême berlinoise. Excentrique et de tempérament exalté, les poèmes ardents qu’elle écrit, dits par la voix d’Hanna Schygulla, deviennent un creuset du surréalisme. « Je fis pour toi le ciel couleur de mûre Avec le sang de mon cœur. Mais tu ne vins jamais avec le soir… Je t’attendais, debout, chaussée de souliers d’or. » ou encore « Me voici parvenue au terme de mon cœur. Nul rayon ne mène au-delà. Derrière moi je laisse le monde. Les étoiles s’envolent : oiseaux d’or. » Elle reçoit le prix Kleist en 1932, part en 1933 à Zurich pour fuir la montée du national-socialisme, entreprend des voyages en Palestine en 1934 et 1937, « pour m’évader en moi-même. » Elle est déclarée apatride en 1938. C’est à Jérusalem qu’elle meurt, en 1945.

L’œuvre féconde d’Amos Gitai prend ici une nouvelle forme et une autre dimension par l’espace de réflexion qu’il propose à travers les textes choisis, mêlant les langues dont la traduction s’affiche sur un grand écran, en fond de scène. Des projections d’images issues de ses films accompagnent de loin en loin le parcours (Berlin-Jérusalem, Kippour, Lullaby to my father, Terre promise, Tsili). Le chant virtuose de Nathalie Dessay traverse ces Exils intérieurs dans lesquels l’actrice-cantatrice glisse comme une âme morte à travers les mots et les séquences. Plusieurs respirations musicales transmettent ses vibrations, jusqu’à la magnifique interprétation de L’Invitation au voyage de Baudelaire, qu’elle chante, Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur D’aller là-bas vivre ensemble ! Aimer à loisir, Aimer et mourir Au pays qui te ressemble ! » Elle est accompagnée du sensible doigté de trois musiciens, présents tout au long du spectacle – Philippe Cassard au piano, Bruno Maurice à l’accordéon, Alexey Kochetkov au violon. Le Discours d’Upsala, sur L’artiste et son temps d’Albert Camus ferme le spectacle. Un à un, acteurs et musiciens quittent le plateau aussi discrètement qu’ils y sont entrés. « L’artiste fait face à deux abîmes, la frivolité et la propagande, chaque pas est une aventure. La liberté de l’art est comme une discipline ascétique. Créer aujourd’hui, c’est créer dangereusement. » Restent les sons cristallins du piano et l’épaisseur des mots que viennent de livrer avec ardeur et intensité les acteurs, de leur présence habitée.

Brigitte Rémer, le 8 octobre 2020

Avec Nathalie Dessay, Hans-Peter Cloos, Pippo Delbono, Markus Gertken, Jérôme Kircher, Talia de Vries – Avec les musiciens Philippe Cassard, piano – Alexey Kochetkov, violon – Bruno Maurice, accordéon – avec les voix de Hanna Schygulla et Jeanne Moreau – Lumière Jean Kalman – costumes Emmanuelle Thomas – assistante à la mise en scène Talia de Vries.

Du 1er au 5 octobre 2020 – Théâtre de la Ville / Théâtre des Abbesses – 31, rue des Abbesses.  75018 – Métro : Pigalle, Abbesses – www. theatredelaville-paris.com. –  tél. : 01 42 74 22 77

Et le cœur fume encore

© Loïc Nys

Conception, montage et écriture Margaux Eskenazi et Alice Carré – mise en scène Margaux Eskenazi – avec des extraits de textes de Kateb Yacine, Assia Djebar, Jérôme Lindon – Compagnie Nova, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

C’est à partir de 2016, presque dix ans après sa création et plusieurs pièces mises en scène par Margaux Eskenazi, que la Compagnie Nova s’est orientée vers une autre manière de penser les spectacles, axant son travail sur la problématique de la décolonisation. Margaux Eskenazi et son équipe ont élaboré un diptyque, Écrire en pays dominé dont le premier volet s’intitulait Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre, à partir de textes sur la négritude signés entre autres de Léopold Sédar Senghor et Aimé Césaire. Le second volet, Et le cœur fume encore – présenté dans le Off d’Avignon en 2019 – met en réflexion et spectacle la guerre d’Algérie et ses répercussions, avec ses zones d’ombre et ses non-dits, avec l’amnésie qui a suivi et qui se perpétue souvent dans les familles, d’une génération à l’autre. Au-delà du travail documentaire approfondi, l’écriture a pour point de départ la collecte de témoignages et récits de vie, réalisée et traitée par Alice Carré et Margaux Eskenazi.

Le spectacle est construit en séquences et fait des allers-retours entre le présent et le passé, croise le destin et les témoignages d’Algériens, de Harkis – ces militaires algériens qui s’étaient engagés et avaient servi aux côtés des Français, de Pieds-noirs nostalgiques – français d’Algérie rapatriés en France dans les années 1960, de soldats et combattants de l’Organisation armée secrète (OAS) organisation militaire clandestine française et du Front de Libération Nationale (FLN) créé en 1954 dont les membres se battaient pour la création d’un État algérien démocratique et populaire.

Un simple rideau de tulle permet la transformation de l’aire de jeu, délimitée par un grand praticable. Quelques chaises, de chaque côté. La première séquence se passe le 24 décembre 1955 dans une Section administrative spécialisée (SAS) autrement dit une caserne située dans une zone rurale, chargée de faire barrage entre les nationalistes du FLN et les populations musulmanes locales. En cette nuit de Noël les appelés décident de faire la fête et commencent à se lâcher, jusqu’au rappel à l’ordre manu militari de leur officier. Du casino de la Corniche à Alger au Stade de France de Saint-Denis, de la Goutte d’Or à Paris jusqu’à Mantes-la-Jolie, les sept acteurs se démultiplient et glissent d’un rôle à l’autre avec fluidité, générosité et virtuosité, en mélangeant les genres de manière indifférenciée.

Il y a l’ancien ouvrier métallurgiste, ex-militant du FLN, mal accueilli à son retour en Algérie car supposé communiste ; il y a celui qui interroge sa grand-mère, en 2018, l’obligeant à fouiller sa mémoire ; il y a les jeunes des cités qui envahissent en 2001 la pelouse du Stade de France en agitant des drapeaux algériens à la fin du match France/Algérie, une façon de plaider la reconnaissance pour leurs parents, ex-combattants, et pour eux de défendre leur statut de français à part entière, et d’espérer l’égalité des chances ; on assiste à Alger au tournage du film La Bataille d’Alger, en 1965, réalisé par Gillo Pontecorvo, une reconstitution de la véritable bataille d’Alger qui s’est déroulée en 1957 et opposait les militants du FLN aux parachutistes français de la dixième division, pour prendre le contrôle de la Casbah d’Alger ; la réunion d’anciens combattants qui fête en 1992 le trentième anniversaire de l’Indépendance de l’Algérie, à Saint-Étienne, réunion qui tourne au règlement de comptes – celui qui ne s’en est pas remis, ceux qui s’opposent et règlent leurs comptes, celui qui est né dans un camp de réfugiés harkis et y a vécu toute sa jeunesse, qui en raconte la précarité et les difficultés de vie sans la reconnaissance de ceux auprès de qui ses parents ont combattu ; la troisième génération de Mantes-la-Jolie qui cherche à comprendre pourquoi tant de silence autour de cette guerre, même en famille, pourquoi on ne leur apprend pas la langue arabe, et comment on a pu leur donner des prénoms français dans lesquels ils ne se reconnaissent pas. « Moi qui ai toujours vécu en France, je découvrais que cette histoire était aussi la mienne. Je réalisais que j’étais partie pleine de questions. J’avais la rage contre la France, mais je ne savais pas grand-chose de l’Algérie. Et ma famille d’Algérie, avait la rage contre l’Algérie. Moi, je devais me construire au milieu de ça » dit la fille de Brahim.

Trois moments clés entrecoupent ces bribes de récits. Le premier est un dialogue entre Kateb Yacine (1929-1989) et Jean-Marie Serreau (1915-1973), dans la loge du Théâtre Molière de Bruxelles, le 25 novembre 1958, juste avant la représentation de Le Cadavre encerclé. Couronné par le grand prix national des Lettres, en France, en 1986, Kateb Yacine était poète, romancier – auteur notamment de Nedjma (1956) et de Le Polygone étoilé (1966) et dramaturge algérien, – auteur entre autres de Le Cercle des représailles (1959), de Les Ancêtres redoublent de férocité, joué au TNP en 1967, de Boucherie de l’Espérance, quatre pièces écrites entre 1972 et 1988 et publiées après sa mort, en 1999. Jean-Marie Serreau metteur en scène, ancien élève de Charles Dullin, fut le découvreur de grands auteurs comme Beckett, Genêt, Ionesco, Césaire et Kateb Yacine, dirigea le Théâtre de Babylone et créa le théâtre de La Tempête, à la Cartoucherie de Vincennes. Il est un des premiers metteurs en scène français à avoir élargi l’horizon théâtral par l’ouverture à l’international et par les premiers apports audio-visuels au théâtre. Dans leur échange avant le lever de rideau, on apprend que des menaces d’attentat planent sur la représentation et que le premier acteur entrant en scène risque fort d’être liquidé. L’acteur entre quand même en scène. L’attentat annoncé n’a pas lieu. Le titre du spectacle Et le coeur fume encore est tiré d’un poème de Kateb Yacine et seule une petite phrase extraite de Le Polygone étoilé nous est offerte : « Persuasif et tremblant J’erre au bord de la grotte Vers la limpide imploration. Point de soleil encore Mais de légers nuages Des oiseaux gémissants. J’ai la douceur du peuple Effrayante Au fond du crâne. Et le cœur fume encore. L’hiver est pour demain. » On aurait aimé en entendre davantage.

Le second moment clé se passe au tribunal de première Instance, où le directeur des Éditions de Minuit, Jérôme Lindon, est convoqué, le 20 décembre 1961 pour provocation à la désobéissance. Un morceau de choix dans le spectacle. Lindon est l’un des signataires du Manifeste des 121 paru le 6 septembre 1960, sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. L’objet du délit pour cette convocation au tribunal est un roman intitulé Le Déserteur, de Jean-Louis Hurst, publié sous le pseudonyme de Maurienne un an avant aux Éditions de Minuit, manifeste anticolonialiste incitant à la désertion et dénonçant la torture, aussitôt interdit et saisi. Le procureur charge. Gallimard témoigne. Jérôme Lindon aidé de son avocat défend avec brio la liberté d’expression. Il est condamné. Dans Les Cahiers du bruit il commente : « Chaque Français sait (…) depuis le 18 juin 1940 que la désobéissance ne constitue pas forcément un crime en soi, et qu’on risque même dans certains cas – cela s’est vu à la Libération, par exemple, ou après le 22 avril (ndlc : date de tentative de putsch des généraux, à Alger, en 1961) d’être condamné pour n’avoir pas désobéi à ses supérieurs. »

Le troisième moment clé est le discours de réception à l’Académie Française de l’écrivaine Assia Djebar, le 22 juin 2006, au-delà de la double peine qu’aurait pu être le fait d’être femme d’une part, Algérienne, d’autre part, pour entrer dans cette noble institution, elle rappelle : « … Il y a une autre Histoire, Mesdames et Messieurs, et consécutive à celle-ci… Permettez-moi de l’évoquer à présent : la France, sur plus d’un demi-siècle, a affronté le mouvement irréversible et mondial de décolonisation des peuples. Il fut vécu, sur ma terre natale, en lourd passif de vies humaines écrasées, de sacrifices privés et publics innombrables, et douloureux, cela, sur les deux versants de ce déchirement… L’Afrique du Nord, du temps de l’Empire français, – comme le reste de l’Afrique de la part de ses coloniaux anglais, portugais ou belges – a subi, un siècle et demi durant, dépossession de ses richesses naturelles, déstructuration de ses assises sociales, et, pour l’Algérie, exclusion dans l’enseignement de ses deux langues identitaires, le berbère séculaire, et la langue arabe dont la qualité poétique ne pouvait alors, pour moi, être perçue que dans les versets coraniques qui me restent chers… Mesdames et Messieurs, le colonialisme vécu au jour le jour par nos ancêtres, sur quatre générations au moins, a été une immense plaie ! »

Et le cœur fume encore met en jeu l’Histoire, avec la force qui se dégage de certaines séquences, de nature et style disparates, toutes portées avec conviction et talent par les acteurs. Certaines sont traitées sur un ton ludique, voire parodique, jamais caricatural, ce qui n’enlève rien à la profondeur des sujets abordés, longtemps restés tabous. Le va-et-vient dans le temps construit de manière assez aléatoire – il n’y a aucune chronologie – et le passage du réel à la fiction pourraient être fastidieux ils ne le sont pas, la proposition garde une justesse de ton pour traiter de manière vivante et documentée une part bien sombre des relations complexes entre la France et l’Algérie. « Pourquoi es-tu parti en France ? » demande le fils à son père. La responsabilité des politiques est en question, la transmission et l’exploration de la mémoire aussi.

Brigitte Rémer, le 6 octobre 2020

Avec : Armelle Abibou, Loup Balthazar, Malek Lamraoui, Yannick Morzelle, Raphaël Naasz, Christophe Ntakabanyura, Eva Rami et la participation artistique du Jeune Théâtre National – avec les voix de Éric Herson-Macarel, Nour-Eddine Maâmar, Paul Max Morin – collaboration artistique Alice Carré – espace Julie Boillot-Savarin – lumières Mariam Rency – vidéo Jonathan Martin, Mariam Rency – création sonore Jonathan Martin – costumes Sarah Lazaro – régie générale et lumière Marine Flores.

Du 30 septembre au 11 octobre 2020, du mardi au samedi à 20h, dimanche à 15h30 – Théâtre Gérard Philipe/CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules Guesde, 93200 Saint-Denis – métro : Saint-Denis Basilique – Tournée 2020 : 13 octobre, Centre culturel Charlie Chaplin, Vaulx-en-Velin – 15 octobre, Espace 93, Clichy-sous-Bois – 17 octobre, Théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France –  4 novembre, Théâtre de Corbeil Essonne – 6 novembre, Théâtre de Privas, Scène conventionnée –  9 et 10 novembre, Théâtre d’Angoulême, Scène nationale – 13 novembre, Théâtre Le Sémaphore, Scène conventionnée de Port-de-Bouc – 18 novembre, Théâtre Au Fil de l’eau, Pantin –  24 novembre, Théâtre La Passerelle, Scène nationale de Gap – 26 et 27 novembre, Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence – 28 novembre, Théâtre Antoine Vitez, Aix-en-Provence – 1er au 13 décembre, Théâtre National Populaire, Villeurbanne – 15 au 17 décembre, Comédie de Reims, CDN.

Impressions… d’être

© Nicolas Frize

Création musicale de Nicolas Frize / 2e volet – pour soprano, mezzo-soprano, ténor, flûte, hautbois, basson, trompette, clarinette basse, piano, orgue, groupe de rock, violon, violoncelle, basse de viole, contrebasse, archiluth, guitare électrique, percussions, récitante, claviers numériques et écritures, choeur, sons enregistrés, vidéos et rencontres graphiques – à la Direction de l’information légale et administrative (DILA).

Cette création s’inscrit dans le cadre de la résidence Impressions… d’être qui a débuté en 2018 en son premier volet, dans différentes imprimeries comme le groupe Riccobono, le groupe Stipa et à la Direction de l’information légale et administrative. Pour ce second volet, le public est réparti en quatre groupes à son arrivée et invité à circuler dans le bâtiment de la Direction de l’information légale et administrative du XVème arrondissement, chacun en un parcours guidé, spécifique.

La nouvelle composition musicale de Nicolas Frize est construite en cinq mouvements : quatre pièces courtes d’une durée de neuf minutes chacune, une cinquième de trente minutes. Cinq étapes donc pour le public dans ce lieu où s’impriment les journaux officiels, d’où ce titre à double lecture : Impressions… d’être.

Première halte dans la salle Crémieux-Brilhac, une grande bibliothèque du rez-de-chaussée, pour la pièce intitulée Geste où des podiums ont été montés dans les différents coins de la pièce. En diagonale, deux chanteuses, de styles différents, l’une mezzo-soprano, l’autre chanteuse rock accompagnée de guitaristes et d’un batteur, se répondent et se confrontent à l’usage d’Internet ; au centre une guitariste. Sur plusieurs écrans s’affichent de manière intermittente des informations juridiques, sociales et fiscales qui se perdent dans la marée montante du son qui voyage. Les morceaux sont alternés, chaque spectateur se déplace et fabrique son propre environnement dolby stéréo.

Dans l’atelier d’impression où les rotatives sont à l’arrêt, rendez-vous est donné pour la seconde escale musicale intitulée Figure. De gros rouleaux de papier posés au sol tiennent lieu de scénographie. Un choeur psalmodie et chante comme un début d’oratorio, avant de lancer au vent ses feuilles partitions. Un pianiste guide l’ensemble, suivi d’un violoniste. Des triangles, une table à percussions luminescente déclenchent le vent et la tempête. Une bille roule sur la toile tirée d’un cylindre de papier et des graines y glissent en un léger effleurement. Des portées sont dessinées sur ces imposants rouleaux immaculés, une lumière crue s’inscrit sur l’écran musical.

Instant, sur le plateau dit Vie Publique, accueille les spectateurs dans son grand open space du 4ème étage, après un parcours labyrinthe. Ils sont invités à s’asseoir devant des bureaux, l’ambiance est intime. En temps ordinaire, des rédacteurs s’y concentrent pour faire la synthèse de textes officiels. Ici, les musiciens se fondent dans le public : quelqu’un tape sur l’ordinateur, le bruit amplifié des touches se mêle au grattement métallique de la Sergent-Major sur le papier, le vocal est chuchoté, un joueur d’archiluth se trouve au centre de l’espace, dans un bureau de verre la basse de viole occupe la place du contremaître, un homme au clavier numérique régule volumes et harmonies.

Après le secteur Vie Publique, les spectateurs se dirigent vers le Plateau dit Service Public pour entendre une pièce nommée Segment. Quelques portraits photographiques sont affichés dans les couloirs et une très longue Chut (e) de papier-partition graphique réalisée par le compositeur tombe dans la cage d’escalier, du 7ème étage au rez-de-chaussée. Dans cet open space du 3ème étage aux lumières rose fluo se trouvent sept interprètes qui se détachent par leurs chemises blanches, dispersés aux quatre coins de l’espace, avec leurs instruments : violon, violoncelle, contrebasse, hautbois, clarinette, flûte à bec. Ils se répondent et entrent en dialogue avec les sonorités électroacoustiques. Un ruissellement de graviers et bâtons de pluie retournés évoquent l’aquatique. Des guirlandes de post-it courent sur certains murs.

La dernière séquence, Situation, a lieu dans le grand atelier expédition finition où se retrouvent sans se croiser les quatre groupes, invités à changer de place à mi-parcours. Pupitres et instruments sont disséminés dans divers points. Face à la tombée de chaîne et aux palettes du grand atelier de façonnage se trouvent des liasses de papier restées en suspens. Deux solistes promènent sur de grandes feuilles leur partition, tout en chantant. L’orgue est intégré au contexte industriel. Avec leurs trompette, clarinette basse et basson, percussions, les chanteurs, et les musiciens vont d’un pupitre à l’autre. Une narratrice parle de l’écrit, en accord avec le lieu, des livres posés au sol évoque le paysage des mots et invite à partager les réflexions du compositeur : « Qu’est-ce qu’un livre ? Un assemblage de pages, des tas de piles à mettre ensemble… un objet façonné pour être feuilleté… des métiers différents… » Est-ce bien nouveau ?

Compositeur de musique contemporaine, Nicolas Frize poursuit depuis des années son chemin singulier à travers l’environnement sonore urbain, le monde du travail, l’univers carcéral, l’enfance. Il travaille sur la mémoire des sons et la recherche vocale, depuis 1975, date de création des Musiques de la Boulangère, une structure culturelle de production, création et formation implantée à Saint-Denis. « Tout est son tout est forme. Écrire c’est lutter contre le présent » dit-il. Ses œuvres sont le résultat de résidences artistiques longues qui nourrissent ses créations. Ainsi en 1984 il débute une collecte de plusieurs années sur la mémoire sonore, dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt. Plus tard, il passe trois ans en résidence à la Manufacture Nationale de Sèvres, puis deux ans à l’usine PSA Peugeot Citroën de Saint-Ouen et deux ans aux Archives nationales. Il travaille sur l’acoustique, l’architecture, la spatialisation, en sortant des lieux habituels de concert, cherche la place de l’auditeur et réinvente les rapports publics-interprètes.

A partir de ses années d’expérience et d’investigation, Nicola Frize systématise les concerts déambulatoires, mêle musiques instrumentale et électroacoustique, interprètes professionnels et non-professionnels (ici certains issus des personnels de la Direction de l’information légale et administrative) et témoigne de son engagement citoyen. Pourtant, pour qui connaît son travail, une impression de déjà-vu commence à l’emporter, et si le processus d’élaboration reste séduisant et la démarche excitante pour ceux qui en sont partie prenante, il manque au spectateur la notion de renouveau en même temps que le décryptage d’un univers finalement assez personnel. Pour Impressions… d’être, « j’ai juste décidé de comprendre ce qui se passe avec l’impression. Courir après ces grandes feuilles de papier qui se maculent à si grande vitesse, sans les lire, juste les voir filer sous mes yeux et mes micros, chercher à saisir le sens de de quelque chose de mon époque, de toutes les époques, capter sans rien capter parce que ça va très vite et se répète sans fin… » telle est la déclaration d’intention émise par le compositeur, mais il manque la compréhension des textes qui permettraient peut-être au spectateur de mieux percevoir le sens de la proposition dans laquelle l’architecture devient le principal héros.

Incontestablement, Nicolas Frize sait transmettre et composer avec différents types et groupes de personnes. La valeur ajoutée vient aussi du lien qu’il crée avec le milieu scolaire et étudiant, pourtant les travaux graphiques sont ici peu mis en valeur dans le dédale des couloirs qu’emprunte le public. Ces travaux sont signés des étudiants de 2nde année préparant le Diplôme national des métiers d’art et du design du lycée Claude-Garamont de Colombes qui livrent leurs Impressions de soi sur papiers de soie, leurs fractions d’impression, leurs feuilles de chaîne et leurs corps d’impression, leurs livres numériques et impressions d’êtres, leurs impressions de rue. Et si l’idée théorique de la déclinaison des impressions est intéressante dans le contexte de la DILA, on reste un tant soit peu sur sa faim.

Brigitte Rémer, le 3 octobre 2020

Une production Les Musiques de la Boulangère et la Direction de l’information légale et administrative (DILA), avec le soutien de la direction régionale des Affaires culturelles d’Île de France – ministère de la Culture, le conseil départemental de Seine-Saint-Denis, la ville de Saint-Denis, la Spédidam, la Sacem, et le concours de la SACIJO, société anonyme de composition et d’impression des Journaux officiels.

Samedi 26 sept 2020, 14h – 17h – 20h – dimanche 27 sept 2020, 14h – 17h. DILA – Direction de l’information légale et administrative – 26 rue Desaix – 75015 Paris – www.museboule.free.fr

Passé Présent

Sarah Moon. “En Roue Libre”, 2001
© Sarah Moon

Installation de Sarah Moon, au musée d’Art moderne de Paris. Directeur Fabrice Hergott – commissaire Fanny Schulmann – assistante de l’exposition Pauline Roches – scénographe Cécile Degos – direction artistique Sarah Moon, assistée de Guillaume Fabiani.

Sarah Moon conduit le visiteur dans son Passé Présent c’est-à-dire hors du temps, comme elle le pose dans une équation au début de l’exposition. « Vous avez dit chronologie ? Je n’ai pas de repères ; mes jalons ne sont ni des jours, ni des mois, ni des années. Ce sont des avant – pendant – après. » Elle est une magnifique conteuse qui met l’enfance au centre de l’image et qui mêle tragédie et poésie, avec virtuosité. L’installation qu’elle propose au musée d’Art moderne de Paris fait dialoguer de nombreuses photographies allant des années 80 à aujourd’hui, les films qu’elle a tournés en mettant ses pas dans ceux des frères Grimm, d’Andersen ou de Perrault, les livres qu’elle a publiés. Elle habite un univers sensible et raffiné.

Après avoir été mannequin dans les années soixante, Sarah Moon choisit d’être photographe de mode et son talent est reconnu internationalement à partir des années quatre-vingts. Elle signe alors les premières campagnes de photographies de mode, pour la marque Cacharel entre autres. « C’est à la fois pour m’approcher et m’échapper de la réalité qu’instinctivement j’ai regardé à travers l’objectif d’un appareil photographique » dit-elle. Elle a profondément modifié le concept de présentation du vêtement et de représentation de la femme, la notion de beauté et de féminité. « Je fais presque toujours la même photo. Une photo de mode, une robe, une femme, ou plutôt une femme, une robe » dit-elle. Sa griffe d’artiste-conceptrice, immédiatement identifiable, puisait dans des références cinématographiques et littéraires, de Murnau à Charles Laughton, marquant un chemin artistique singulier basé sur le noir et blanc, « couleur de l’inconscient et de la mémoire » précise-t-elle. Les imprimés des robes, la position des bras, les mains qui cachent le visage, sont autant de signes particuliers qui la nomment.

A partir des années 80, Sarah Moon se met à travailler le récit par la photographie et par le film. A partir de son premier film, Mississipi One réalisé en 1992, elle entrecroise les recherches entre images fixes et images animées et note : “D’aussi loin que je me souvienne, faire un film a toujours été un désir que je croyais impossible, comme si c’était trop demander, comme si c’était rêver… De tous les projets qui déjà me hantaient, Mississipi a été le premier que j’ai pu réaliser. D’autres ont suivi, ceux que j’appelle home movies – contes, portraits et autres vidéos. Alors tout a changé, y compris dans le travail de commande, la mode, où je me suis débarrassée de l’anecdote pour aller vers l’essentiel… » Sarah Moon se plait à croiser les époques, les architectures, les musiques et taille sa liberté artistique avec certitude et douceur. D’une grande capacité d’invention, elle aime brouiller les pistes : « Il faut pouvoir tout changer, faire l’hiver en été, le soleil en novembre, la nuit en plein jour » explique l’ensorceleuse. Elle obtient le Grand prix national de la photographie en 1995.

En introduction à l’exposition et dans son lien avec la mode, le regard du visiteur suit le mouvement d’une robe, sa transparence, ses plis, le tressage du lamé, dans des images qui souvent cachent le visage, mettant en avant le corps et le vêtement. On y trouve des photographies aux patines floutées, passées, créant l’étrangeté comme Theresa Stewart et Fashion I, pour Issey Miyake (1995), où le mannequin devient mouvement, où les couleurs éteintes de la robe et de ses liserés se retrouvent dans L’Oiseau (1995), plein d’humanité, où La Robe à pois (1996) évoque l’habit du clown blanc. Dans Pour Renate (2007) on aperçoit un visage sur lequel se superpose une pleine lune. K.P. pour Yohji Yamamoto (1998) introduit dans le raffinement d’une pose naturelle sur fond bicolore, et Foudroyé en plein vol (2013), met en scène un oiseau au somptueux plumage, immobilisé à la verticale. Sarah Moon a aussi composé des scènes de travestissements inspirées de bestiaires, moments de théâtre et d’extravagance, comme cet homme au masque animal fièrement assis à côté de l’écriteau Renseignements, du titre de la photo (1981), dans ce qui pourrait être la réception d’un hôtel fin XIXème, une jeune fille en vêtement marin portant un grand chapeau, se tient debout à ses côtés ; ou encore comme ce Chat masqué (1976) portant canne et cache-oeil, déclinant la tasse de café que lui tendent deux élégantes. « Je guette l’imprévisible, j’attends de reconnaitre ce que j’ai oublié… J’invente une histoire qui n’existe pas, je crée un lieu ou j’en efface un autre, je déplace la lumière, je déréalise et j’essaie » dit Sarah Moon parlant de sa démarche de travail. Elle note sur les murs ses pensées et commentaires, sentiments et sensations, ou celles d’autres artistes dans lesquels elle se reconnaît, comme le poète T.S.Eliot ou le peintre Georges Braque. « Définir une chose c’est substituer la définition à la chose » dit ce dernier.

Le parcours de l’exposition s’articule ensuite autour de cinq films montrés dans des boîtes de projection, sorte de petites cabanes rapidement bâties au fond des jardins. Ils s’adossent à des contes populaires liés à l’enfance, Sarah Moon en est la narratrice : « On relie toujours les contes à l’univers enfantin… Quand j’ai commencé à les re-conter, j’ai éliminé tout un folklore de fées, de lutins, les happy-ends, pour m’attacher à la symbolique, à une inquiétude et à une réalité, immédiatement perceptibles… » dit-elle. Elle annonce aussi la couleur par les propos de Franz Kafka, qu’elle rapporte : « Il n’existe que des contes de fées sanglants. Tout conte de fées est issu des profondeurs, du sang et de la peur. »

Et le chemin des peurs et des tragédies enfantines commence ici : Dans Circuss (2002), à l’origine du drame l’Éléphante du cirque Drurova, un numéro raté, le départ de l’écuyère à travers l’étoile lumineuse-point d’entrée du cirque, l’abandon des enfants, la tentative de survie et la quête de nourriture de la petite fille vendant des allumettes et tentant de se réchauffer, la force de ses visions au cours desquelles apparaissent ceux qu’elle aime, sa mort dans la froidure d’une nuit de Noël. Sarah Moon part du conte de Hans Christian Andersen, La Petite fille aux allumettes qu’elle réinterprète dans de sublimes paysages-émotions. Mises en écho, les photographies s’intitulent Black Bird (2005), Le Guépard (2000), 05h05 (1990) rue déserte aux échoppes fermées, Le Marabout (2002), Le Ventriloque (2000) une sorte d’elephant-man, La Funambule (2003) vue de dos concentrée sur son fil, un balancier dans les mains, Cinq (2002) où l’enfant jongleur assis au sol en grand écart facial rattrape avec habileté les balles lancées.

Avec Le Fil rouge (2005) plane ensuite la menace. Le film projeté s’inspire du conte de Charles Perrault, Barbe-bleue. Un homme robuste, en apparence bienveillant, séduit sur les manèges de la fête foraine une jeune fille à qui il promet le mariage. On entre petit à petit dans l’épaisseur des mensonges et dans le drame. De joyeux, le lieu devient sinistre. Dans le conte, l’homme est tué par les frères de la mariée, qui arrivent à temps, Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Chez Sarah Moon, après la transgression et la visite de la chambre de mort, l’homme va au bout de son acte, la réalisatrice le suggère avec habileté. Les photographies commentent le scénario, ou le prolongent : dans 18 juillet (1989) la mélancolie des nénuphars paraît sortie d’un tableau de Claude Monet ; un corps féminin inanimé, est allongé, dont on ne voit que les chaussures et les jambes sous un manteau. Dans Wonderwheel et Drôle de journée pour un mariage (2001) la grande roue est à l’arrêt et l’endroit semble déserté, dans Ailleurs (2018) la demeure hantée est enfouie dans les sous-bois. La Main mise (2004), montre la main de l’ogre posée sur le front de la jeune fille aux mille taches de rousseur et Julie Stouvenel (1989) regarde le visiteur de ses yeux limpides. À travers ce Fil rouge Sarah Moon joue sur le paradoxe entre la fête foraine, signe de gaieté et la brutalité des faits, glaçante. Elle filme magnifiquement les lieux de fête et les charge de drôles de drames.

Le Petit Chaperon Noir (2010), d’après Le Petit Chaperon Rouge de Charles Perrault, troisième escale, se déroule dans un troublant clair-obscur. Une vieille Peugeot 202, noire, datant des années quarante en guise de méchant loup et son discret conducteur. On voit monter l’inquiétude d’une petite fille, et se projeter sur le mur l’ombre d’un véritable loup, comme un clin d’œil. Côté photos, dans Exit (1988), trois oiseaux aux angles aigus prennent leur envol au-dessus de l’enseigne lumineuse d’un bâtiment indiquant la sortie. Avec Il y eut ce dimanche de novembre (1995), et Dans une voiture abandonnée (2001) se joue un drame, Entre les lignes (2018) montre les fils électriques et poteaux métalliques au-dessus desquels se perd un ciel noir. Et cette magnifique photo reprenant un plan du film et le résumant, Il était une fois (1983), petite fille perdue entre décor naturel et photographie sur toile, installation où se fondent fiction et réalité.

 L’Effraie (2004), quatrième halte proposée par Sarah Moon, d’après Le Petit soldat de plomb de Hans Christian Andersen engage une histoire d’amour entre la danseuse sortie du cadre et le petit soldat. Dans une maison quasi-désertée, quelques objets ont été oubliés. Parmi eux un petit soldat de plomb et une toile. Le premier, tombe amoureux du personnage de la seconde qui sort du cadre et s’enfuit, pour le rejoindre. Quand les enfants arrivent, ils ne prennent soin ni du cadre ni du soldat qu’ils décident de détruire dans la gratuité de leur jeu. Les années passent et la danseuse toujours l’attend, ses cheveux devenus gris. L’Effraie, du nom de la maison, qui est aussi le nom d’une chouette au plumage clair, reprend la trame du conte. Autour, les photographies s’intitulent C’est trop beau pour durer (2003) portrait du garçon au chapeau et à la croix d’honneur, Le Rond-point des trois palmiers (1994) sur fond de peinture. L’Appel (2011), comme un visage juvénile taillé dans la pierre, Le Poirier (1992) solitude entre un ciel qui s’étend à l’infini et un morceau de terre.

Où va le blanc… (2013) est l’ultime étape filmée que propose Sarah Moon à partir d’une courte vidéo réalisée en 2015.  « Où va le blanc quand la neige a fondu » demande Shakespeare. On y trouve les photographies : On l’appelait Val et Les bas de coton (1999) ; Palimpseste (2002) et Le marabout au soleil (2002), posé dans une flaque ; ou encore Avec le temps (2001) une mouette vole dans le ciel au-dessus d’un immeuble ressemblant aux grands hôtels des villes de villégiature surplombé d’une horloge, avec, à l’arrière-plan, comme l’ombre d’une cathédrale ; dans Horizon (2002) le ciel mange la photo, au loin une bande de terre, est-ce un phare en son extrémité ? Le geste (2000) a la profondeur d’un tableau plein de mystère et donne accès à l’intérieur d’un crâne. Sarah Moon complète sa démarche en présentant des photographies regroupées sous le titre Still, qui signifie Encore autant qu’il désigne l’Alambic servant à la fabrication des eaux florales et huiles essentielles, ou encore à la distillation des eaux de vie. Elle témoigne ici du plissé de pierre avec La Robe de l’Ange (1999) ou de La Baigneuse V (2000) en costume et bonnet de bain dans un geste de désarroi, montre L’Homme au manteau (2014) la tête enfouie sous un épais tissu, évoque La Noyée (2014) sous un somptueux plissé et l’air étonné, photographie La Femme de pierre (1995) jeune visage recouvert de mousse jusque dans les commissures des lèvres et des yeux.

L’exposition rend aussi hommage à Robert Delpire – écrivain, éditeur, galeriste, publicitaire et commissaire d’expositions qui partagea la vie de Sarah Moon pendant quarante-huit ans -. Il  disait d’elle : « Elle se met à rêver les arbres comme elle a rêvé les hommes, elle prend des chemins qui ne mènent qu’à elle, elle accroche des étoiles dans un ciel de pluie et les champs qu’elle parcourt accueillent un étrange bestiaire. » Les livres qui accompagnent les films et les photographies de Sarah Moon sont en eux-mêmes des oeuvres d’art. « On dit que la photographie c’est la mort, pour moi c’est l’instant retrouvé » ajoute-t-elle. Sarah Moon montre l’évanescent et suggère la mélancolie. Son univers est résolument onirique. « Cela, dire cela, sans savoir quoi » écrit Samuel Beckett.

Dans son œuvre comme à travers l’exposition, Sarah Moon parle d’illusion, qu’elle définit comme « la chimère, cette étrange alchimie entre le désir et le hasard… » Elle filme des lieux à la grâce déchue qu’elle repère méticuleusement, maisons désaffectées, chemins de halage, rails, granges décadentes, murs grattés et écorchés… Elle a ses secrets de fabrication : « J’ai utilisé pendant très longtemps des Polaroïds négatifs pour le repérage. Quand je ne les développais pas tout de suite, des accidents naissaient sur la surface. Ils donnaient l’impression de quelque chose d’encore plus fragile… » Chez elle, tout est signe et symbole, et même si les guirlandes du cirque s’éteignent, elle transporte le visiteur hors du réel et hors du temps, dans la marelle de l’enfance, du ciel à l’enfer. Sa pierre philosophale appelle la vie et la mort, la frontière, l’innocence, l’étrangeté, le décalage, le temps, insaisissable. Sur ses objectifs s’inscrivent la buée, les ombres, les brumes de l’heure du loup, Nostalghia de Tarkovski.

Du 18 septembre 2020 au 10 janvier 2021 – Musée d’Art Moderne de Paris, 11 Avenue du Président Wilson 75116 Paris – tél. 01 53 67 40 00 – www.mam.paris.fr – ouvert du mardi au dimanche, de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 22h.

Le catalogue, dans une magnifique édition Paris Musées, propose les textes de vingt-cinq artistes et écrivains. (239 pages – 39,90 euro)

Brigitte Rémer, le 28 septembre 2020

L’appel du large

Huile sur toile de Bernard Hugonnot

Exposition Elizabeth et Bernard Hugonnot, peintures et textes –  Salon du Vieux Colombier, Mairie du VIème.

C’est un chemin initiatique que proposent Elizabeth et Bernard Hugonnot dans ce grand Salon d’exposition avec sa coursive de circulation à l’étage. Il témoigne de leurs parcours personnels et professionnels, sorte de carnets de voyages qui iraient des rives de la Méditerranée à celles de l’océan indien, en passant par celles de la mer Rouge. “Mais cette exposition ne garde de nos pérégrinations que les traces de nos rencontres avec des pays, des cultures et des hommes que la mémoire, l’émotion éprouvée et retrouvée et l’imagination ont transformées en poèmes et en tableaux” écrivent-ils.

De cette invitation au voyage émergent d’éclatantes couleurs. Il faut marquer chaque station, longuement, pour en comprendre la complexité – les toiles sont signées Bernard Hugonnot – et pour s’immerger dans une méditation poétique signée Elizabeth Hugonnot, réaction sensible aux tableaux et écho qu’elle répercute par l’écriture.

Le visiteur a donc un double travail : à chaque tableau son texte ou à chaque texte son tableau, charge à lui d’orienter la diagonale de son regard vers l’un d’abord ou vers l’autre, ou le contraire et de ne pas oublier l’autre, ni l’un. Car les deux expressions tracent des univers à la fois parallèles en même temps que tout autre.

On ne peut citer toutes les toiles car elles sont nombreuses, en voici quelques-unes : les Lauriers-roses et les Pins pignons de Bandol ainsi que le Marché de Bandol aux parasols rouges (2001) ; les Danseurs d’Aix-en-Provence (1970), ou est-ce un danseur en mouvement et son élégant reflet, sous un soleil rouge cerné de blanc dans des dégradés de bleu presque nuit ? De Paris et pour mémoire, Une Marine avec deux personnages admirant un tourbillon d’indigos (2000), « Et si le ciel était la mer ? » questionne le texte. Les couleurs sont profondes, intenses, les patines travaillées ont la densité de la mémoire et des sensations. Le Souvenir marocain, qui appelle le pays (1999) et Guerre (2001) sorte de mosaïque vermeil comme le sang, une évocation du Kosovo,  confirment cette densité.

De nombreuses toiles font trace du passage d’Elizabeth et de Bernard Hugonnot à L’île de La Réunion (2007/2009) dont un Portrait, sans concession, ou encore l’immensité de la Ravine à malheur qui s’étend, dans le lieu-dit La Possession ; Un Nocturne où les nuages s’immobilisent, où se forme une brume au ras de l’eau dans un lieu du bout du monde où s’est résolument perdue une maisonnette ; la profondeur de L’Averse sur Saint-Denis et Les deux pétroliers qui glissent en parallèle, l’un blanc l’autre noir. Deux étapes de travail où se croisent obliques et diagonales sont présentées, avec la Tour de Babel I et II, et avec Cosmos, montrant deux boules de feu en spirales sur un désert qui pourrait être de glace. La sensation d’un rideau d’eau à travers Cascades, accompagnée des mots suivants : « Elle tombe drue l’interjection, allume un feu de la passion, jette des pierres sur l’horizon, mais l’eau se rit de la passion… »

À l’étage, on entre dans une autre démarche, spirituelle et mystique, qui propose des toiles de transfiguration à partir de signes et de fragments mémorisés (1999/2001) : Passage de la mer Rouge met en scène et en couleurs les mouvements successifs de l’eau ; Lazare se dresse sur fond rouge et chemins jaunes ; le Mont des Oliviers (Gethsémani) semble encaissé ; La piscine de Bethesda sur le chemin de la vallée de Beth Zeta, parle d’espérance et de guérison, une silhouette blanche dans le lointain ; un Crucifié sorti de son vitrail révèle une forte présence tragique en mêlant les bleus d’amplitude aux stries de discrètes couleurs qui s’y fondent. « Où donc se perd la vérité ? » commente le texte.

Avec l’exposition L’appel du large on est entre deux mondes, le pictural et le littéraire, le visuel et le poétique. « Le texte ne commente ni n’explique l’œuvre peinte qui apporte le souffle des mots en faisant pénétrer son lecteur au coeur de l’œuvre » dit Elizabeth Hugonnot. Papier marouflé sur toile ou sur bois, huile sur carton entoilé, acrylique ou huile sur papier ou sur toile, réalisées au pinceau ou au couteau, la peinture de Bernard Hugonnot esquisse, évoque et communique une émotion esthétique certaine, renforcée par les textes. Ainsi dans Océane (2008), une huile sur toile : « Un homme s’assoit sur une vague, un bateau file vers le large, en bleu, en rose, en vert et jaune. Le cœur repose. Plus loin viendra l’exaltation. Poète, tu vois dans le couchant, la très grande arche de l’Orient ? »

Brigitte Rémer, le 24 septembre 2020

Du 9 septembre au 7 octobre 2020 – du lundi au vendredi 10h30/17h, jeudi 10h30/19h, samedi 10h/12h – Mairie du VIème. Place Saint-Sulpice. 75006. Paris (métro : Saint-Sulpice).

Couleurs du monde

“Paysage” de Vladimir Veličković – 2004.

Collection du musée national d’Art moderne et contemporain de la Palestine – à l’Institut du Monde Arabe, Paris.

C’est la troisième fois que le président de l’Institut du Monde Arabe, Jack Lang, invite son ami et ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, Élias Sanbar, à montrer la collection du futur musée de la Palestine, actuellement composée de quatre-cent-vingt œuvres, tous médias confondus. Pour un musée en Palestine en 2017 et Nous aussi, nous aimons l’art en 2018 en furent les éditions précédentes. L’idée de ce musée des gens solidaires avait été formulée par l’Ambassadeur il y a dix ans, sur le même mode que le Musée Salvador Allende pour le Chili, créé pendant la dictature militaire, ou comme le Musée de l’exil porté par la diaspora d’Afrique du Sud, pour dénoncer l’apartheid. Ce musée pour la Palestine était un véritable défi, il continue à l’être. « Il est essentiel dans des moments comme celui-là, non pas de s’obstiner, mais de tenir tête : aux vents contraires, aux aléas, aux menaces… » dit Élias Sanbar. La spécificité de ce nouvel accrochage c’est que « nous continuions à relever ce défi, coûte que coûte… » poursuit-il.

L’exposition Couleurs du monde propose aujourd’hui, sous le regard de l’écrivain Laurent Gaudé comme commissaire d’exposition, les œuvres des nouveaux artistes donateurs acquises au cours des deux dernières années. Loin de la guerre et des souffrances palestiniennes Laurent Gaudé a fédéré les œuvres autour de la couleur, en dialogue avec Élias Sanbar et avec l’artiste Ernest Pignon-Ernest, l’un des premiers donateurs qui avait affiché dans l’espace public palestinien, dans les rues de Ramallah et d’Hébron, des portraits dessinés du grand poète Mahmoud Darwich. Le lien de Laurent Gaudé (Prix Goncourt 2004) à la Palestine, passe justement par l’écriture de Mahmoud Darwich dont Élias Sanbar fut le traducteur.

La diversité des œuvres est au cœur du musée, avec des peintures, dessins, sculptures, photographies, bandes dessinées. Les artistes qui offrent une de leurs œuvres, sans nécessité qu’elle parle de la Palestine, posent un geste d’engagement. Ils décident d’être là. « Cette exposition est plus proche du banquet qu’autre chose. Chacun a voulu être à sa place, là, à côté des autres » dit Laurent Gaudé. Et il ajoute : « Chacun doit amener son monde à lui pour le donner à partager avec le peuple palestinien. Il s’agit d’un voyage dans les deux sens… »

La liste des plasticiens donateurs de toutes générations s’allonge. On y trouve beaucoup d’artistes européens, de Claude Viallat du mouvement Supports/Surfaces, à l’abstraction de Patrick Loste ; de la figuration libre de François Boisrond, Henri Cueco (Chiens courant), Hervé Di Rosa à la figuration narrative de Gérard Fromanger et Hervé Télémaque ; des célèbres photographies de Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson et Martine Franck (Ireland, Donegal, Tory Island) aux auteurs de bande dessinée comme Edmond Baudoin et Tardi, ou encore aux  sculptures d’artistes comme Françoise Pierson avec Toute une vie, personnage traînant derrière elle une petite malle, réalisée avec armature d’acier, journaux, terre et bois.

Une centaine d’œuvres d’artistes arabes a, au fil des ans, rejoint la collection, dont une toile de Hani Zurob, né dans la bande de Gaza et réfugié en France depuis dix ans, Stand by, un portrait géant défiguré avec du goudron et des pigments de henné, qui raconte l’exil ; dont les calligraphies de l’Algérien Rachid Koraïchi comme sa lithographie Les Maîtres de l’invisible-Al Tijâni ; dont les œuvres égyptiennes comme la toile Al-Thawra/Révolution, du peintre moderniste Hamed Abdalla et les photographies de Nabil Boutros issues d’une série intitulée Beyond/Au-delà où derrière une grille-moucharabieh sorte de labyrinthe réalisé en écriture kufique orthogonale se cache un récit du quotidien.

Couleurs du monde rend aussi hommage à l’un des premiers donateurs pour le musée national d’Art moderne et contemporain de la Palestine, Vladimir Veličković, né à Belgrade en 1935, disparu en 2019 à Paris où il s’était installé il y a plus d’une cinquantaine d’années. La pièce qu’il avait offerte, Paysage, est montrée, ainsi qu’une dizaine de ses œuvres, choisies dans son atelier et prêtées par sa famille. Ernest Pignon-Ernest disait de lui et de son œuvre : « Cette tragédie qu’il exprimait porte en elle une dimension presque métaphysique. Au fond, il s’agissait d’une représentation de la Passion, comme aurait pu le faire un chrétien, de la violence faite au corps humain. »

Cette année les nouveaux donateurs s’appellent Amadaldin Al Tayeb (L’Homme bleu), Mehdi Bahmed (Scène intérieure), Serge Boué-Kovacs (Totem de mer-Vent du large), Sophie Bourgenot (Offrande), Lise-Marie Brochen (Totem – Série des terres), Samia Cheloufi (Nouba aux oiseaux), Noriko Fuse (Recueil/ une série d’eaux-fortes), Daphne Gamble (Constructing Spaces n° 1, 2, 3), Beatriz Garrigo (Jarre 1 et 2 et Nature bleue), Stéphane Herbelin (Nature morte 1, 2, 3, 4), Ahmad Kaddour (Le Dernier et Les Autres), May Murad (You can’t go back), Stephan Zaubitzer (Le Colorado, Tripoli, Liban). Ils sont exposés parmi d’autres de la collection, qui s’enrichit magnifiquement.

« Aller dans le sens de la vie et non pas des désastres… » confirme Élias Sanbar qui porte haut les couleurs de la Palestine. C’est ce que propose l’exposition.

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2020

Du 15 septembre au 20 décembre 2020 – Institut du monde arabe 1, rue des Fossés-Saint-Bernard Place Mohammed V – 75005 – www.imarabe.org

Voir aux mêmes dates l’exposition Mémoires partagées, photos et vidéo de la Donation Claude et France Lemand.

Condition ovine – Célébrités

© Nabil Boutros

Exposition de Nabil Boutros pour le Pont Saint-Ange, Paris. Programmation de l’Institut des Cultures d’Islam.

À la frontière des Xème et XVIIIème arrondissements de Paris, au-dessus des voies de la Gare du Nord, de part et d’autre du métro aérien, un espace d’exposition pour une cinquantaine de photographies grand format a été aménagé par la Ville de Paris, participant du projet d’aménagement de promenade urbaine Barbès/Stalingrad.

Le Pont Saint-Ange véritable viaduc des arts, affiche aujourd’hui de splendides portraits réalisés par l’artiste visuel Nabil Boutros. Cette exposition s’inscrit dans le prolongement de celle que présente l’Institut des Cultures d’Islam, Croyances : faire et défaire l’invisible qui avait débuté juste avant le confinement et qui a ré-ouvert le 1er septembre (voir notre article du 4 avril 2020).

Artiste visuel franco-égyptien, Nabil Boutros a beaucoup de cordes à son arc. Il travaille ici le portrait, cisèle la personnalité de ses sujets photographiés en mode pause. Rien de figé, ni maquillage ni retouche, les sujets sont des brebis. Pour ce court instant de vie fixé en chambre noire il a recherché des éleveurs complices qui acceptent d’aménager leur bergerie en studio photo et de persuader quelques coquettes de l’importance du moment. Il n’a couru ni la Patagonie, ni la Nouvelle Zélande, ni l’Australie, il a patiemment cherché dans les régions de France.

Cinquante clichés sont accrochés et autant de moutons leur communauté d’appartenance, autant dire un important troupeau le long des voies ferrées, de races, familles et variations de couleur de laine savamment agencées. Starifiés, les moutons aiment les lieux bien éclairés, voient derrière eux sans tourner la tête et surveillent ainsi l’éleveur autant que le photographe. On dit qu’ils ont la mémoire des visages et repèrent les états émotionnels. Ils sont ici majoritairement de trois-quarts sur fond noir ou fond blanc dans un subtil système de déclinaisons des couleurs, celles de la robe, des yeux, de la tête, selon le ressenti du photographe. Ils sont en majesté, pris de trois-quarts, comme des célébrités. Certains sont blancs au poil ras, d’autres ont des robes aux teintes brunes, des colliers de laine autour du cou ou des poils épais et bouclés, d’autres encore ont la tête noir profond et de la laine claire, quelques-uns ont les yeux cernés cacao, quelques autres sont tachetés, ou pie. L’agneau duveteux est à peine rassuré. Le meneur à la tête noire et à l’épais manteau semble perdu dans ses pensées. Une cloche autour du cou pour sonner le ralliement lui confère une autorité naturelle. Chacun est unique et arbore avec fierté et individualité ses signes distinctifs. Nous sommes loin de Rabelais et de son Panurge, pas un ne se ressemble, tous ont l’oreille attentive, leur conventionnelle boucle jaune piquée dedans. La prise de vue est talentueuse et les tirages d’une grande précision. Les moutons font bonne figure, ici comme dans la nature, jamais ils ne perdent la face.

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

A travers ces portraits ovins pris sur le vif en 2015, l’artiste-philosophe apostrophe le visiteur et le questionne dans sa relation au vivant. Il interroge l’instinct grégaire qui commande aux moutons de se regrouper quand ils se sentent menacés, un trait comportemental fondamental de leur espèce. C’est pourquoi le mouton aurait été une des premières espèces animales domestiquées il y a environ dix-mille ans, en Mésopotamie, entre le Tigre et l’Euphrate. Pour preuve de cette domestication, leur hiérarchie dominante naturelle et leur inclinaison à suivre docilement un chef de file vers de nouveaux pâturages. Leur comportement grégaire leur permet de fuir le danger en un clin d’œil mais s’ils n’ont pas de prédateurs, leur comportement s’ajuste.

La Condition ovine fait référence aux psychosociologues qui ont travaillé sur les foules et observent des comportements souvent irrationnels, d’autant par rapport au discours dominant. Les interactions d’Erving Goffman envisagent la vie sociale comme une scène et développe la métaphore théâtrale considérant « les personnes en interaction comme des acteurs menant une représentation ». Ou comme la présentation de soi à laquelle le mouton s’applique à travers le regard du photographe. Ainsi la théorie de l’identité sociale pose la question de l’appartenance ou de la non-appartenance à divers groupes sociaux.

Le choix du thème est ici un symbole fort. Les moutons font partie de l’agriculture de subsistance entre sédentarité et transhumance saisonnière, entre hauts plateaux et basses terres. Ils ont leurs codes et règles de conduite. On dit que par le passé, dans certains endroits, ils recevaient un nom propre. Le mouton demeure le symbole sacrificiel par excellence dans les trois religions monothéiste – judaïsme, christianisme, islam – depuis la description du sacrifice d’Abraham par la Bible. Dieu demande à Abraham de sacrifier ce qu’il a de plus cher, son fils Isaac (Ismaël selon le Coran). Devant son obéissance, un ange lui retient le bras et place un bélier à la place du fils. De même, les hébreux, à la veille de leur sortie d’Égypte reçoivent l’ordre de tuer un agneau de moins d’un an et d’asperger les portants et le linteau de la porte avec son sang afin que l’ange exterminateur épargne leurs nouveau-nés. L’Aïd el-Kebir est l’une des principales fêtes rituelles annuelles de l’islam au cours de laquelle des moutons sont sacrifiés en souvenir de cet acte. Dans la religion égyptienne antique le bélier est aussi le symbole de plusieurs dieux : Khnoum, dieu des cataractes et du Nil, Harsaphes, divinité à la tête de bélier, coiffée de la couronne solaire, Amon, multiforme, qu’on retrouve parfois sous la forme d’un bélier portant les insignes pharaoniques. Le mouton fait aussi partie de la légende grecque avec Ulysse et la Toison d’or qu’il est parti quérir, sa manière d’échapper au Cyclope en se cachant dessous.

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

Nabil Boutros travaille entre Le Caire et Paris à la croisée de différentes disciplines : peinture, scénographie, installation et photographie. Il y a de la dérision dans ses sujets, il y a aussi la métaphore, les légendes et l’Histoire, le rapport à l’image et aux textes sacrés. Montré dans des manifestations internationales, des institutions culturelles et des galeries privées, son travail est principalement tourné vers l’Égypte et le Moyen-Orient. Depuis les années 90 il utilise le medium photographique et réalise notamment, entre 1990 et 1994, une série de portraits d’égyptiens qui a fait date. Il poursuit ses recherches sur plusieurs thèmes en Égypte, dont le concept de modernité à partir d’Alexandrie, en 2006. Son travail sur les rituels et le quotidien des Coptes, Chrétiens d’Égypte, présenté entre autres à la Biennale de Bamako en 2003 et publié en 2007, fait référence. A partir de là, il pose un regard critique et son expérience de scénographe le mène souvent vers des installations visuelles sous-tendues par un discours écrit à l’encre sympathique qui oblige le visiteur à décoder l’énigme.

Les photographies accrochées aux grilles du Pont Saint-Ange s’inscrivent dans ce parcours. Portraits pleins de fierté, d’inquiétude, de désinvolture et d’élégance, Condition ovine – Célébrités rythme la marche des passants et apaise les trépidations et les bruits des chemins de fer ambiants. Son auteur bon pasteur, Nabil Boutros, nous en conte l’histoire, entre Barbès et Stalingrad.

Exposition Condition ovine – Célébrités. Pont Saint-Ange, Boulevard de la Chapelle, 75010 Paris (métro La Chapelle).

Exposition Croyances : faire et défaire l’invisible/commissariat Jeanne Mercier, co-fondatrice de la plateforme Afrique in Visu Institut des Cultures d’Islam/direction générale, Stéphanie Chazalon, direction artistique Bérénice Saliou – 56 rue Stephenson et 19 rue Léon, 75018 – métro : Marcadet Poissonniers – site : www.ici.paris – Jusqu’au 27 décembre 2020.

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2020

Giorgio de Chirico. La peinture métaphysique

La Mélancolie du départ, (1916)  *

Exposition organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie, à Paris et la Hamburger Kunsthalle de Hambourg – commissariat général Paolo Baldacci, président de l’Archivio dell’Arte Metafisica – au Musée de l’Orangerie.  

Giorgio de Chirico (1888-1978) naît en Grèce dans une vieille famille cosmopolite de Constantinople, d’origine italienne. Il perd son père à l’âge de dix-sept ans, voyage en Italie de 1909 à 1911, séjourne à Florence, Rome et Milan, avant de s’installer à Munich avec son frère et sa mère. Pendant ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Munich il s’imprègne des philosophes, notamment de Nietzsche et voyage en 1911 à Turin sur ses pas, séjour au cours duquel le philosophe était au bord de l’effondrement. De Chirico cherche à la frontière du visible et de l’invisible, parle d’un éternel retour et d’éternité.

On entre dans son monde onirique et philosophique, aux couleurs affirmées, à travers trois espaces successifs relativement intimes et prêtant à la méditation. Trois périodes pour révéler à travers ses esquisses, études, dessins et huiles sur toile ce peintre de la métaphysique, proche du surréalisme.

Le premier espace d’exposition s’intitule Munich : la proto-métaphysique et parle des mythes de la Grèce antique à travers les peintres symbolistes allemands qu’il admire et qui nous sont montrés dans l’exposition : Arnold Böcklin (Ulysse et Polyphème et Vision en mer/1896) et Max Klinger (L’Enlèvement de Prométhée/1894). Son frère, duquel il est très proche, Alberto Savinio, peintre et écrivain, l’accompagne dans la région de leur enfance, la Thessalie. Centaures et Argonautes lui servent d’inspiration et Ulysse errant, métaphore de la connaissance, a pour lui valeur de modèle. Il réalise Prométhée (1908) et le Centaure mourant (1909). Sa peinture prend en même temps une dimension autobiographique. Lors de ses séjours en Italie des visions l’envahissent qui font figure de révélations. Des formes symboliques, des images d’édifices archaïques, des contrastes d’ombre et de lumière marquent cette époque. « L’abolition du sens en art, ce n’est pas nous les peintres qui l’avons inventée. Soyons juste, cette découverte revient au polonais Nietzsche, et si le français Rimbaud fut le premier à l’appliquer dans la poésie, c’est votre serviteur qui l’appliqua pour la première fois dans la peinture » écrit de Chirico.

Le second espace d’exposition évoque Paris : la métaphysique, Paris où il séjourne avec sa famille entre 1911 et 1915. Il y côtoie le milieu artistique, s’inspire de Cézanne, Picasso et Matisse, rencontre Modigliani, Brancusi, Archipenko et d’autres, travaille surtout sur les associations d’idées et la quête du sens à travers d’énigmatiques compositions : « Lourde d’amour et de chagrin mon âme se traîne comme une chatte blessée. Beauté des longues cheminées rouges. Fumée solide. Un train siffle. Le mur. Deux artichauts de fer me regardent » écrit-il. Créateur d’un art nouveau et radical il participe de la vie artistique parisienne. Dans ses peintures se trouvent souvent la figure du père, ingénieur ferroviaire, et la référence au train. Ainsi dans La Récompense de la devineresse (1913) où une muse étendue sur un socle de pierre, à la manière d’une sculpture hellénistique, pense ou rêve entre deux palmiers penchés et le panache de la fumée d’un train qui passe au loin.

La Récompense de la devineresse (1913) *2

On y lit les lettres à Paul Guillaume, galeriste, des textes d’Apollinaire, on y voit une Nature morte de Picasso, Les Citrons de Matisse, présentés dans la revue Les Soirées de Paris. « Dans le mot métaphysique, je ne vois rien de ténébreux. C’est cette même tranquille et absurde beauté de la matière qui me paraît métaphysique » s’explique-t-il. Il expose au Salon d’Automne de 1912, travaille le thème récurrent des arcades et celui d’Ariane endormie avec La nostalgie de l’infini (1911), La Tour rouge ou La Tour rose et Le Rêve mystérieux (1913), Le Retour du poète (1914). Il joue avec les oppositions : masculin/féminin, dionysiaque/apollinien cette dernière notion esthétique développée par Nietzsche, dans La Naissance de la tragédie. Il développe une suite d’œuvres inspirées des Illuminations d’Arthur Rimbaud et compose des récits picturaux avec fruits exotiques, artichauts, bananes, canons qu’il nomme la solitude des signes. Ainsi Mélancolie d’un après-midi (1913) et Le Revenant, appelé aussi Le Cerveau de l’enfant (1914) où la figure centrale a les yeux fermés comme est fermé le livre posé devant lui, illustration du thème de l’artiste voyant, frappé par la révélation ; ainsi une série de crayons et d’encres sur papier comme Deuxième étude pour nature morte (1914), Manuscrit sur l’art de l’avenir (1914). La figure du mannequin que l’on trouve dans nombre de ses œuvres, nous place à la frontière des êtres animés et objets inanimés. C’est la métaphore de l’artiste aveugle aux choses du présent mais qui sait jouer avec le passé et conjuguer le futur. Guillaume Apollinaire découvre sa peinture en 1913, il la qualifie de métaphysique. Ensemble ils partagent la vision d’un langage poétique qui se situe entre modernité et antiquité, ensemble ils cultivent le mystère des cultes orphiques et fréquentent les cercles culturels et littéraires parisiens. « L’étrangeté des énigmes plastique que nous propose M. de Chirico échappe encore au plus grand nombre. C’est au ressort le plus moderne, la surprise, que ce peintre a recours pour dépeindre le caractère fatal des choses modernes » dit le poète. Apollinaire lui présente Paul Guillaume, collectionneur et marchand d’art moderne qui sera son tout premier acheteur et l’intégrera, le 1er avril 1914, dans une exposition collective de sculptures nègres. De confidentiel, de Chirico commence alors à toucher un plus large public.

Le cerveau de l’enfant (1914) *3

Le troisième espace d’exposition, Ferrare, la grande folie du monde, couvre les années de la Grande Guerre. Giorgio de Chirico est envoyé avec son frère à Ferrare pour des raisons militaires, il y poursuivra ses recherches picturales dans des conditions précaires, souvent la nuit et sans atelier. On y trouve Le retour du poète (1914) : une haute cheminée de briques, une tour, le train au loin, ou encore La mélancolie du départ (1916) où s’entrecroisent une savante construction entre carte des continents perdus et instruments détournés des sciences mathématiques. De Chirico peint et met en scène de petites toiles aux objets inquiétants, faisant référence à la guerre et aux mutilés. Il entre en relation avec le peintre Carlo Carrà, militaire comme lui dans un hôpital où il crée des ateliers de rééducation. En 1918, le peintre Giorgio Morandi se lance aussi dans le langage métaphysique. Quelques-unes des toiles des deux peintres complètent l’exposition : Mon fils (1917) et Le Fils du constructeur (1917/21) pour le premier, plusieurs Nature Morte datant de 1918 pour le second. André Breton avait découvert l’œuvre de Giorgio de Chirico dans la vitrine de la galerie Paul Guillaume, par son tableau Le Cerveau de l’enfant. Lui qui avait publié en 1924 le Manifeste du Surréalisme en avait immédiatement compris la pensée et l’expression liées au mouvement. « Les œuvres peintes par Chirico avant 1918 gardent un prestige unique et, à en juger par le don qu’elles ont de rallier autour d’elles les esprits les moins conformistes, par ailleurs les plus divisés, leur pouvoir d’action reste immense » disait-il. Picasso s’en inspire en rendant hommage à de Chirico dans sa toile cubiste L’Homme au chapeau melon assis dans un fauteuil (1915) et Max Ernst avec La Piétà ou La Révolution la nuit (1923).

Organisée par les musées d’Orsay et de l’Orangerie et la Hamburger Kunsthalle de Hambourg, l’exposition Giorgio de Chirico – La peinture métaphysique nous mène au cœur d’une œuvre singulière qui a pris place dans la vie artistique européenne et les mouvements qui ont habité le début du XXème siècle. Les influences, reçues et données mises en dialogue avec les œuvres de Giorgio de Chirico montrent les tourments et les questionnements des artistes et intellectuels de l’époque notamment les plasticiens et les poètes, leurs visions et leurs rêves, leurs idées philosophiques et représentations métaphysiques, la Grande Guerre. Par de petits et moyens formats montrés dans l’exposition on voyage en terre étrangère, traversant le temps et rencontrant les artistes qui ont marqué ce temps. Une belle découverte.

Brigitte Rémer, 15 septembre 2020

Commissariat général Paolo Baldacci, président de l’Archivio dell’Arte Metafisica – commissariat de l’exposition à Paris Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l’Orangerie – commissariat de l’exposition à Hambourg Dr. Annabelle Görgen-Lammers, conservatrice à la Hamburger Kunsthalle.

Du 16 septembre au 14 décembre 2020 – Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, Place de la Concorde. 75001 Paris – tél. :  +33 (0)1 44 77 80 07 +33 (0)1 44 50 43 00 – ouvert de 9h à 18h (dernier accès à 17h15) – fermé le mardi.

* – La Mélancolie du départ – 1916 – Huile sur toile – 51,8 x 35,9 cm – Royaume-Uni, Londres, Tate Collection – Photo © Tate, Londres, Dist. RMN-Grand Palais/ Tate Photography – © ADAGP, Paris, 2020.

*2 – La récompense de la devineresse – 1913 – Huile sur toile – 135,6 x 180 cm – Philadelphia Museum of Art, The Louise and Walter Arensberg Collection, 1950 –  © Artists Rights Society (ARS), New York / SIAE, Rome – © ADAGP, Paris, 2020.

*3 – Le cerveau de l’enfant – 1914 – Huile sur toile – 80 x 65 cm – Suède, Stockholm, Moderna Museet Stockholm – Photo © Moderna Museet / Stockholm – © ADAGP, Paris, 2020.

L’asphyxie

La Centrale 4 de Tchernobyl © Thomas Lévy-Lasne

Exposition des peintures et dessins de Thomas Lévy-Lasne – Galerie Les Filles-du-Calvaire.

En pénétrant dans la Galerie, le regard est attiré par la grande toile qui nous fait face, Le Bosco, un sombre sous-bois aussi finement réalisé et précis qu’une photo, fusain sur toile de trois mètres sur quatre qui prête à la méditation. A l’invitation de Thomas Lévy-Lasne qui pose un geste pictural fort, on s’enfonce sur le chemin clair-obscur qui mène à une clairière peut-être, ou une décharge, ou sur le vide. Il n’y a ni apparition ni miracle dans ce lieu pourtant magique situé près de la Villa Médicis, à Rome, où l’artiste a séjourné un an, et qui subit l’œuvre du temps et des vents. D’indestructible en apparence Le Bosco semble voué à une dégradation prématurée par la nature même qui est censée le protéger. Le noir est intense et profond.

Plus discrètement, compte tenu de la présence de cette grande œuvre qui dévore le rez-de-chaussée, trois fusains sur papier, réalisés en 2018 et de même dimension (89X116cm), parlent de spectacle, vivant : Le concert et L’entracte, ou visuel : Le cinéma. Dans chaque tableau le public est présent : debout près des musiciens écrasés de lumière pour le premier ; assis dans des rangs clairsemés pour raison d’entracte et non de covid, une lumière crue réfléchie sur le rideau de fer pour le second ; imposant, dans la pente douce d’une salle bondée, devant un écran blanc dans l’attente de projection, pour le troisième. Des scènes plus quotidiennes de même format et même technique – fusains sur papier – sont aussi montrées : Le feu d’artifice, Le bal du village et À l’hôpital, dans lesquelles ombre et lumière étonnent par leur précision tant dans la forme que dans le discours.

Les récits de vie portés par Thomas Lévy-Lasne se poursuivent au premier étage de la Galerie, avec des huiles sur toile où les tragédies contemporaines se côtoient. Il met à plat « les lieux de catastrophes », comme il le dit lui-même.

Il y montre de manière hyper-réaliste et en couleurs les images de nos sociétés dégradées, à commencer par l’entrée du camp d’Auschwitz qui bravait le monde en affichant son slogan Arbeit macht Frei / Le travail rend libre, devant un saule pleureur où un couple se prend en photo. La Centrale 4 de Tchernobyl, recouverte d’un dôme en acier trempé, plantée au coeur d’une campagne presque idyllique et d’une clarté quasi poétique, recouverte toutefois de menaçants nuages. Autre toile, Le guide de Tchernobyl, qui mesure la radioactivité au ras d’un champ totalement pollué ; ou encore À Pripiat, ville fantôme du nucléaire, située à quelques kilomètres de la centrale, où, dans une classe morte la vie s’est suspendue, sous l’image arrêtée d’un astronaute encore à l’écran. D’autres toiles parlent encore,  comme Le champ, désert de glaces fondues où le ciel avale une terre abandonnée ; Propriété privée – défense de passer dans une nature perdue et sans délimitation, recouverte de neige ; Bords de mer une décharge honteuse sur une dune où se sédimentent des plastiques, « un paysage aussi banal que le mal qu’il renferme » dit Thomas Lévy-Lasne.

L’artiste montre aussi deux huiles sur toiles Au Biodôme de Montréal, un musée vivant construit sur l’ancien vélodrome de Montréal pour les Jeux olympiques d’été de 1976, monde artificiel s’il en est où se confrontent l’infiniment petit et l’infiniment grand, les mutations du monde et la transformation des espaces et des écosystèmes. Un groupe de touristes en visite guidée stationne Devant l’arbre, noble et géant, en écoutant le commentaire du médiateur.

Thomas Lévy-Lasne donne à voir notre vulnérabilité et le tragique des paysages contemporains. « Ma peinture tourne autour d’une esthétisation calme du réel : un spectacle à échelle humaine, un matérialisme confiant, un premier degré souriant, une attention au tragique de l’existence en tension avec un appétit de peindre et une joie à rendre le trésor quotidien qu’est le monde des apparences ». Il part souvent de photographies qu’il prend lui-même et réalise ses tableaux. Jeune artiste né en 1980, Thomas Lévy-Lasne est diplômé des Beaux-Arts de Paris. Il a travaillé cinq ans avec le critique d’art Hector Obalk à filmer pour la télévision tous les musées d’Europe, puis a passé un an à la Villa Médicis, en 2018/19. Le cinéma l’attire aussi, il a joué, dans Vilaine fille, mauvais garçon de Justine Triet, collaboré au scénario de Victoria, deuxième long métrage de la réalisatrice, et réalisé son premier court-métrage, Le Collectionneur, en 2017.

Avec L’asphyxie, sa première exposition personnelle à la Galerie Les Filles du Calvaire qui le représente, Thomas Lévy-Lasne colle au monde dans lequel il habite, le met en mouvement et questionnement avec ses fusains sur papier et sur toile, et dans ses huiles sur toile. Son inspiration puise dans le quotidien et dans l’Histoire. Il dit son inquiétude sur l’environnement et prend position pour le développement durable. Un travail d’une grande force et une pensée magique qui transforment le tragique et le noir profond en lumière, et posent la question de la représentation.

Brigitte Rémer, le 12 septembre 2020

Exposition du 4 septembre au 24 octobre 2020. Galerie Les Filles du Calvaire, 17 rue des Filles-du-Calvaire. 75003 – tél. : 01 42 74 47 05. Ouverture du mardi au samedi de 11h à 18h30.