Tous danseurs

30 artistes qui font la danse d’aujourd’hui et de demain, par Dorothée de Cabissole, aux éditions Marabout.

1ère de couverture

C’est un livre plein de charme dans lequel on peut piocher à la recherche de l’oiseau/l’oiselle rare, danseur ou danseuse qui nous a fait vibrer ou qui va nous prendre dans ses ailes pour nous emmener bien haut dans le ciel de ses émotions. À feuilleter, à butiner ou à dévorer, dans tous les cas à savourer tant la conception graphique et les photographies pleine page sont séduisantes et donnent envie.

Alors entrons dans le mouvement avec ce portrait des différents styles et formes de danses ouvrant sur une multiplicité de langages corporels qui rappelle, ou qui appelle, la danse classique, contemporaine, hip-hop, breaking, krump, électro, voguing, waacking, danses en talons, danses de salon, flamenco, à travers la parole de trente danseurs et danseuses. Le cœur du dispositif est un podcast, Tous danseurs, dans lequel l’auteure, Dorothée de Cabissole, passionnée de danse et qui la pratique depuis l’enfance, donne la parole à des acteurs/actrices de toutes les danses, dans le but de rendre leur art accessible à tous.

D’un classement en onze techniques et expressions dansées, la danse contemporaine occupe un tiers du livre. « C’est le territoire du présent et de l’avant-garde pour toutes les générations de chorégraphes… Elle n’a pas de frontière esthétique et ne cesse d’imaginer des ailleurs » dit l’auteure qui en reprend le développement depuis les années 1930, aux États-Unis et en Allemagne, pour arriver en France une quarantaine d’années plus tard. Isadora Duncan, Loïe Fuller, Ruth Saint-Denis contribuent à l’avènement d’une nouvelle danse qui va se développer avec Martha Graham et Merce Cunningham. « Pour moi, Cunningham, c’est le Marcel Duchamp de la danse. Il a mis le curseur si haut, avec une conception si avant-gardiste de l’idée qu’on avait de l’art, que la plupart des artistes essaient encore de combler ce vide », dit Angelin Preljocaj – auteur de la préface du livre – qui, en tant que chorégraphe, s’est imprégné de son vocabulaire.

L’auteure évoque la révolution de la danse à partir de 1960, avec l’émergence de la postmodern dance et de Pina Bausch avec le Tanztheater qui casse l’image du danseur parfait, et crée un langage nouveau basé notamment sur le collectif. Puis elle décline les mutations de la danse en France à partir de 1970, avec le développement de la danse contemporaine puis l’institutionnalisation une dizaine d’années plus tard avec Michel Guy puis Jack Lang comme ministres de la Culture, avec Georges Frêche comme Maire de Montpellier et l’implantation dans la ville de Dominique Bagouet et du festival Montpellier Danse, de la création des lieux de diffusion et de celle d’un diplôme d’enseignement de la danse contemporaine.

Assembly Hall, de Crystal Pite © Michael Slobodian

Dorothée de Cabissole liste les chorégraphes de renom venant de tous les points du monde dont Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet, Anne Teresa de Keersmacker, Blanca Li, Mourad Merzouki, Ohad Naharin, Angelin Preljocaj, Rachid Ouramdane, Crystal Pite, Hofesh Shechter et met la focale sur beaucoup d’autres, parcourant leur biographie et les questionnant sur leurs parcours, sur ce qu’ils aiment.

Elle poursuit son inventaire avec des techniques populaires, ou parfois moins connues, définit le hip-hop comme « une culture positive, un mouvement, une philosophie », proche du graffiti pour les arts visuels et expression de la révolte en interviewant plusieurs de ses chorégraphes, dont Ousmane Sy ; présente le breaking en son étymologie, ses origines et sa gestuelle ; le krump en parlant notamment de Grichka Caruge, son pionnier ; la danse électro et ses battles, danse cent pour cent française qui, à partir des années 2000, puise dans les musiques électroniques mixées par les DJ ; le voguing, syncrétisme de nombreuses influences dont les arts martiaux et les sports de combat ; le waacking, né dans les clubs gay, avec une de ses figures majeures, Josépha Madoki, née à Kinshasa (RDC).

Requiem(s) d’Angelin Preljocaj © Didier Philispart

Le livre se poursuit, investiguant autour de la danse en talons qui allie puissance et sensualité et dont la figure-phare est Yanis Marshall qui en assure la transmission dans le monde ; puis survole les danses de salon, témoignage de l’évolution de la danse et de la société qui a ses origines dans les danses de cour et inclut la danse sportive, une danse de compétition dont Fauve Hautot est une représentante inspirée ; le flamenco, qui a pour origine les danses populaires d’Andalousie et mêle la danse, la musique et le chant, avec Paula Comitre, comme étoile montante de la catégorie.

Tous danseurs, s’ouvre sur la préface d’Angelin Preljocaj : « Dans la danse j’ai trouvé ma vie, j’ai trouvé mon être. C’est ma façon d’exister », suivi des cent dates qui ont marqué l’évolution de la danse. Le livre se ferme sur un petit répertoire de livres et de films sur la danse, et la postface de Marion Motin : « Pour danser, j’ai besoin de musique, beaucoup. La musique me transcende et je n’ai besoin de rien d’autre. Être présente dans mon corps. Être là, c’est tout. » C’est un livre flamboyant et un magnifique itinéraire proposé par Dorothée de Cabissole qui met en lumière un art libre et créatif, la danse, et ceux qui l’inventent, la respirent et la vivent. Sa mise en page est pleine de vie et de couleurs, de photographies et de mots qui dansent.

Brigitte Rémer, le 11 août 2024

Tous danseurs – 30 artistes qui font la danse d’aujourd’hui et de demain, par Dorothée de Cabissole, Hachette Livre (Marabout), octobre 2023 (29,90 euros) – site : www.marabout.com – tél. : 01 43 92 35 97.

Danseuses et danseurs interviewés : Laura Arend – Mehdi Baki – Marion Barbeau – Camille Bon – Mellina Boubetra – Grichka Caruge – Paula Comitre – Dexter – Carlota Dudek – Johanna Faye – Jade Fehlmann – Jann Gallois – Fauve Hautot – Nicolas Huchard – Edouard Hue – Leïla Ka – Mehdi Kerkouche – Pablo Legasa – Germain Louvet – Josépha Madoki – Yanis Marshall – Brandon Masele – Matteo Masson – Antonin Monié – Nach – Laura Nala – Arthur Perole – Amalia Salle – Noé Soulier – Léo Walk. La préface est signée Angelin Preljocaj, la postface Marion Motin.

Hommage à Zakaria Ibrahim

Auteur-compositeur et chef d’orchestre, créateur du groupe musical El Tanbura et fondateur du centre El Mastaba, à Port-Saïd (Égypte).

© El Mastaba – Troupe El Tanbura

Né à Port-Saïd en 1952 d’une mère originaire de la ville et d’un père venant de Haute Egypte, Zakaria Ibrahim tient une place singulière dans le paysage musical égyptien. Investi très jeune dans le chant et la musique, il a consacré sa vie à la sauvegarde et la renaissance de la tradition musicale, remettant sur le devant de la scène le chant et les instruments traditionnels de la région de Port-Saïd, ville située à l’embouchure du canal de Suez. Il vient de disparaître, le 29 février 2024.

D’éducation musulmane, d’emblée les autres cultures l’animent et il est attiré par le chant. Il observe les musiciens de rue et connaît par coeur le répertoire du grand Abd el Halim Hafez. Sa jeunesse est marquée par la violence des événements politiques – la guerre liée à la nationalisation du Canal de Suez par Nasser d’une part, l’Égypte s’étant opposée à l’alliance tripartite entre Israël, la France et la Grande-Bretagne, en 1956 alors qu’il n’a que quatre ans ; la guerre des Six jours d’autre part, en 1967, alors qu’il en a quinze. Il est contraint avec sa famille et comme beaucoup d’autres à s’exiler plus de deux ans à l’intérieur du pays. Son père meurt quand il a dix-huit ans.

© El Mastaba – Zakaria Ibrahim

Désertant la violence et l’absence, Zakaria Ibrahim s’investit dans la musique et commence à chanter et à danser la Bamboutia, une danse traditionnelle de Port-Saïd. À partir de 1971 il engage des études au Caire où il crée un groupe musical à la Faculté d’Agriculture de l’Université Ein Shams et n’a de cesse de faire connaître la musique populaire à partir de la simsimiyya – une lyre ancienne que l’on trouve sur les bas-reliefs, dans les tombes des Pharaons – en préservant son authenticité. Au départ, le groupe intervient surtout lors des mariages. En 1980, quand il revient à Port-Saïd, Zakaria Ibrahim est devenu un militant activiste, ce qui lui vaut quelques mois de prison. Puis ce sont des rencontres avec quelques vieux maîtres de chants soufis qui lui permettent de structurer un groupe musical autour des joueurs de simsimiyya, qui attire aussi des jeunes. La troupe El Tanbura naît en 1988 et rassemble des musiciens de tous âges qui exercent d’autres métiers tout en étant artistes. Leur vocabulaire repose sur la simplicité, Zakaria Ibrahim n’illustre pas la tradition, il en transmet l’âme. Et les musiciens jouent comme ils vivent et font entendre leur musique.

Frédéric Lagrange dans son ouvrage Musiques d’Égypte, donne des précisions sur les instruments – « Tanbûra et simsimiyya désignent sensiblement le même instrument : une lyre à cinq cordes tendues sur une boîte de résonance ronde, utilisée sur la côte de la mer Rouge et au Yémen. » Il précise que la tanbûra, est utilisée dans la région d’Aswaân, en Haute-Égypte, tandis que la simsimiyya venant du Delta s’est diffusée dans la région du Canal de Suez dans la seconde partie du XXème siècle. On en jouait dans les cafés de Port-Saïd.

Tombe de Djeser, à Thèbes, (c.1420-1411 av. J.-C.) *

Zakaria Ibrahim a travaillé tout au long de son parcours musical et de sa vie, sur la transmission, en collectant la musique traditionnelle de la région de Port-Saïd, et dans la générosité du partage. A partir de 1994 El Tanbura commence à jouer au Caire et à former un public. La troupe fait une première tournée à l’étranger, en France, et donne un concert à la Cité de la Musique, en 1996. Puis elle voyage et diffuse sa musique – locale et globale – à travers les festivals, partout dans le monde. Chaque mercredi El-Tanbura se produit avec ses chanteurs, danseurs, joueurs de simsimiyya, percussionnistes et joueurs de triangle, à Port-Fouad – ville portuaire au débouché méditerranéen du canal et située sur sa rive orientale – attirant beaucoup de monde.

En mêlant les musiques et cultures traditionnelles, Zakaria Ibrahim a célébré la vie. Il a fondé en 2000 le centre El Mastaba pour fédérer d’autres groupes musicaux issus de toutes les régions d’Égypte, faisant le pont entre la tradition et la modernité. La sauvegarde de la tradition musicale et la transmission se sont inscrites chez lui comme des priorités et comme un art de vivre. Il a porté le projet Al-Samsimiya jusque devant l’Unesco pour demander son inscription sur la liste du patrimoine mondial immatériel.

Son absence à Port-Saîd ainsi que sur les scènes d’Égypte et d’ailleurs laisse un grand vide. Que le son des harpes antiques et traditionnelles l’accompagne !

Brigitte Rémer, le 10 août 2024

* Joueuses de harpe cintrée, luth, double-hautbois et lyre, tombe de Djeser, à Thèbes, (c.1420-1411 av. J.-C.)

Immeuble Nal, Douala

Roman de Ousseynou Nar Gueye, éditions Presqu’Île Lettrée (Sénégal).

1ère de couverture © DR

C’est à travers le regard d’un enfant de sept ans, Fara, dont la famille s’exile du Sénégal au Kamerun pour des raisons économiques, qu’on entre dans le tourbillon de sa vie familiale et sociétale. L’histoire se passe dans les années 1970/80 et Fara nous prend par la main pour nous guider sur les sentiers de son enfance. Il livre comme des instantanés ce qu’il vit, ce qu’il ressent et ce qu’il en comprend : sa famille – deux frères et trois sœurs, ses voisins, son quartier, l’immeuble Nal où il vit avec ses parents et la fratrie, au cœur de Douala. Chez Fara on parle wolof.

Dans la famille il y a le père, dit Le Vieux, « un centimètre de plus que le mètre soixante-dix, c’est écrit sur son passeport », de son métier bijoutier et qui adore jouer aux cartes le soir après le travail avec ses confrères venant de la diaspora africaine. Il y a la mère, La Mamma, imposante, une « Ménagère, c’est marqué sur sa carte consulaire », elle organise la maison « son royaume », chargée de mission pour le marché, les repas, les enfants, et qui concentre toute son autorité dans l’intensité du regard qui lance des éclairs et remplace tout mot d’ordre. Trois garçons, trois filles, la parité familiale : Bada, frère aîné de Fara et Allou le benjamin né à Garoua au nord du Kamerun, les filles, Xuredia, la seule de la fratrie née à Dakar, huit ans de plus que Fara, et Sagar, la deuxième, née sur la route de l’émigration vers l’Afrique centrale, à Niamey. La petite dernière, Soukeyna, avait l’âge de la maternelle.

En cours d’année tout ce petit monde fut brutalement arraché aux écoles et aux copains de Dakar, pour émigrer vers Douala rejoindre le père, installé depuis un an au Kamerun après avoir fait faillite. Les garçons passant du cours Sainte-Marie de Hann tenu par les pères maristes dans un quartier qui relie Dakar et sa banlieue, à l’école Saint Jean-Bosco de Douala. Les filles, Xuredia et Sagar, qui fréquentaient aussi l’école des Maristes à Dakar, arrivaient au Collège Liberman des Frères Jésuites de Douala et Soukeyna entrait à l’école des filles Notre-Dame. Même s’il était le premier de sa classe, Fara ne sera pas heureux à l’école Saint Jean-Bosco, son accent parisien attrapé à Dakar chez les maristes comme on attrape la grippe, était mal perçu par ses condisciples Kamerunais qui le snobaient et ne manquaient pas de le provoquer.

Après la faillite de sa bijouterie de Dakar, le père en inaugure une autre au cœur de Douala, principalement en refondant les bijoux offerts à sa femme au fil des années. Fara observe et décrit. Quelques mois après l’arrivée de tous dans la capitale économique kamerunaise, en janvier 1979 et après quelques mois de camping dans un logement provisoire, la famille s’installe dans un appartement de l’Immeuble Nal où Fara partage une chambre avec ses frères. L’Immeuble est situé près du port, on y entend les sirènes des bateaux. De style rococo et sans âge, « en ogive longue de cent mètres, construite sur un étage au-dessus d’un rez-de-chaussée circulaire » il deviendra un bon terrain de jeu pour le jeune garçon.

De son poste d’observation Fara décrit les artisans-ouvriers de l’atelier du pater, les personnages de l’immeuble, la chasse aux rats que les enfants organisent parfois le dimanche pour tuer le temps, le commissariat temporaire qui s’installe dans l’immeuble pour déjouer les cambriolages, la passion de sa sœur Xuredia pour Michael Jackson et la raclée que lui administre un jour la Mamma parce qu’elle refuse de faire la cuisine, la bastonnade du maître que Fara  reçoit un jour à l’école – chose rare pour lui, le bon élève – au grand plaisir de ses camarades de classe, les coups de ceinture du père le jour où avec Sagar, ils ratent sa voiture à la sortie de l’école pour butiner quelques figues de Barbarie alentour. Fara prend les chemins de traverse pour raconter le jour où on oublie d’aller chercher Soukeyna à l’école, et où personne ne s’en rend compte, sauf Radio Kamerun qui les invite à venir la récupérer en son antenne de Douala dans le quartier Bonandjo, ou encore Sagar qu’on oublie en retour de week-end, rentrant du village paternel, et les menaces proférées par le père, qui vont avec.

4ème de couverture © DR

Fara raconte sa manière d’expérimenter avec son frère le Foyer du Marin, à la cité des ouvriers-cheminots, face à l’Immeuble Nal. Il découvre la table de ping-pong, la belle piscine, les livres et revues. Foyer en accès libre il s’y rend certains dimanches. L’enfant raconte les grandes vacances passées dans la bijouterie du père où il essaie de se rendre utile, la Maison de la Jeunesse où sa sœur avait participé à une fête de fin d’année avec l’école et que Fara fréquente avec la sienne pour les séances de cinéma. C’est là qu’il sent monter sa vocation et décide qu’il sera plus tard cinéaste, parlant de son rapport au septième art, depuis tout petit. Il raconte le premier mort qu’il a vu – un ouvrier électrocuté – et les questions qu’il se pose sur la mort après un enterrement imposé à l’école, et une petite sœur qu’il ne connaitra jamais, Fatou, morte sitôt née. Il narre les tournois de tennis auxquels il assiste.

Puis le jeune garçon met la focale sur le pater, nommé consul honoraire du Sénégal à Douala qui se lance, contraint et forcé dans la lecture de projets artistiques et culturels comme le projet La Case à Abdou de la belle Adama. Il entend depuis Douala le 31 décembre 1980 sur Radio Sénégal la démission du Président Senghor, et deux ans plus tard celle du président Kamerunais Ahmadou Ahidjo, pour raisons de santé, sitôt remplacé par Paul Biya. Il présente les guides spirituels du père : le Serigne Maam Gannaar « sans âge, petit et frêle comme un moineau » qui tous les ans débarque dans la famille pour sa retraite et à qui pendant un mois les garçons prêtent leur chambre en investissant le salon ; les marabouts soufis, voyageurs qui passent et à qui il offre les nuitées d’hôtel et fait des cadeaux.

Fara, petit d’homme, regarde l’homme qu’est son père et qui s’absente un temps, parti au Sénégal pendant trois mois, déléguant ses fonctions à un ouvrier-artisan de la boutique. À son retour il est accompagné d’une seconde épouse, Thioumbé, une cousine, presque aussi jeune que sa fille aînée, à qui les garçons sont sommés de céder leur chambre. Le ciel leur tombe sur la tête et le mariage traditionnel sénégalais est célébré, tout le monde en habit d’apparat, les femmes maquillées à outrance et parées de bijoux. En discret observateur, Fara regarde la mamma, d’apparence stoïque et impassible, qui dresse une cloison dans sa chambre – auparavant véritable sanctuaire dans laquelle les enfants n’entraient que rarement – pour inventer une nouvelle chambre des garçons ; et les deux épouses qui se relaient pour préparer à tour de rôle les repas.

La vie semble reprendre son cours même si Fara souffre de son nouvel espace où il ne peut plus lire le soir, ni rêver comme avant,  Le père en ses fonctions de consul réunit la Dahira le dimanche, pour rendre le droit coutumier. Dans l’étape suivante et ultime il congédie la mamma demandant à chaque enfant de décider s’il veut rentrer au Sénégal avec elle, et tous l’accompagnent la mère. Retour au Sénégal en décembre 1982 dans la maison du père de la Mamma où tout le monde partage une grande chambre et où l’oncle Faly joue de son entregent pour inscrire les enfants à l’école. Pour Fara le coup est violent, c’est la fin de l’insouciance, la fin de l’enfance. L’image de la mère s’efface totalement face au bon vouloir de l’homme régnant en maître absolu, sans parler de la moindre souffrance ou pensée de la femme, piégée dans son rôle-titre de reproductrice et qui devient une ombre s’effaçant au loin.

« Je suis définitivement sorti du paradis de l’immeuble Nal. J’ai dix ans mais mon enfance est finie, à avoir été trop mêlé à des choses d’adultes. L’enfance dure de sept ans à dix ans révolus. L’enfance dure trois ans. » La chute est rude et le chemin initiatique que dessine le récit, plutôt plein d’insouciance, de vie, et non dénué d’humour, ne nous y prépare pas. Innocent et incisif, le regard de l’enfant ne délivre rien des sentiments ni de l’émotion. Fara prend sa palette et pose les couleurs sur la feuille, par petites touches précises et minutieuses, participant d’une grande fresque qui dessine son Afrique.

Ousseynou Nar Gueye dédie Immeuble Nal, Douala – qu’il nomme roman – à sa famille, peut-être pour déguiser la part d’autobiographie, car sur la photo de couverture il semble que ce soit bien lui et sa petite soeur, lui, l’auteur, en ses sept ans.

Brigitte Rémer, le 2 août 2024

Immeuble Nal, Douala se trouve dans toutes les bonnes librairies de Dakar :  Aux 4 Vents, dans le quartier Plateau et Mermoz, rue Félix Faure et Avenue Cheikh Anta Diop, email : 4vents@librairie4vents.com – site : www.librairie4vents.com – centre commercial Sea Plaza, tél : +221 33 821 80 83 –  Plumes du Monde, email : contact@plumesdumonde.com – tél : +221 77 794 97 89). Et aussi dans la librairie numérique française youscribe.com – Les photos des 1ère et 4ème de couverture sont issues de la collection privée de l’auteur.

La dernière guerre ?  Palestine 7 octobre 2023 – 2 avril 2024

Texte d’Elias Sanbar, édité en avril 2024 par Tracts Gallimard n° 56.

Elias Sanbar, écrivain et ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, reprend les événements du 7 octobre 2023 qui font à nouveau basculer le monde et dont la source remonte à 1948 : « Je veux parler de la Nakba de 1948, quand ma mère me porta vers un exil que mes parents pensaient de courte durée. C’était un matin d’avril 1948. J’avais quatorze mois… »

Autant dire que l’auteur connaît l’exil et qu’il a su mener un parcours emblématique autour de la réflexion et de l’analyse liées au déchirement de ce Moyen-Orient où il n’a jamais pu vivre et où il défend depuis toujours la voix de la Palestine, son pays. « Si les Israéliens sont habités par la peur d’une disparition possible, les Palestiniens vivent quant à eux une disparition réelle, celle d’un déni d’existence définitif. »

Avant 1948 *

Elias Sanbar donne dès le départ sa lecture : « La naissance d’Israël n’était-elle pas la réponse adéquate au mal absolu que fut le nazisme ? Partant de cette réponse d’un droit de présence solitaire, exclusif sur la Palestine, il devint impensable pour la majorité écrasante des Israéliens d’accepter le fait que la naissance de leur État eût pu naître d’une injustice commise à l’égard d’un autre peuple… » Statut particulier lié aux souffrances ayant présidé à la naissance de l’État d’Israël, soutien à ce jeune État par de nombreuses nations, laxisme mondial quant aux terres dérobées. L’objectif israélien constate-t-il est de parachever la Nakba de 1948, comme le suggérait Ben Gourion – Premier ministre du pays de 1948 à 1954 puis de 1955 à 1963, l’un des fondateurs de l’État d’Israël – dans deux lettres adressées à son fils, Amos, en juillet et octobre 1937, lettres citées par Elias Sanbar : « Si je suis un adepte enthousiaste de la création d’un État Juif maintenant, même s’il faut pour cela accepter le partage de la terre, c’est parce que je suis convaincu qu’un État juif partiel n’est pas une fin mais un début… »

Et, de guerre en guerre, la situation s’est comme entérinée, selon le bon vouloir de ceux qui depuis 48 colonisent et de plus belle, au vu et au su de tous. Elias Sanbar met en lumière l’intention de Netanyahou et de son cabinet de guerre, au-delà de la contrattaque à Gaza, de viser et de vouloir récupérer Cisjordanie, Jérusalem-Est et réfugiés de 1948, en bref d’en finir avec tous les Palestiniens, d’où son mot d’ordre ressemblant à un ordre de mission : « Cette guerre est la dernière d’Israël, le dernière… » mot dont s’empare Elias Sanbar pour le transformer en question et en faire le titre de sa réflexion : La dernière guerre ?

1947 / Projet ONU *

 « Cette dernière guerre débute du côté israélien le 9 octobre, au lendemain d’un crime de guerre commis le 7 par le Hamas. » Personne n’imaginait « que des occupés fussent capables d’une telle prouesse technique et guerrière » à l’égard du pays le mieux protégé du monde, Israël, qui n’a rien vu venir et dont 250 otages ont été emmenés à Gaza.  « Un nouveau foyer de guerre s’est allumé au Proche-Orient après le massacre commis par le Hamas le 7 octobre 2023 suivi par les bombardements meurtriers d’Israël sur Gaza, territoire que l’auteur qualifie de prison à ciel ouvert. « Ces carnages, accompagnés de persécutions en Cisjordanie et de déclarations annexionnistes, ont réveillé la question palestinienne endormie » écrit Edgar Morin.

Elias Sanbar dénonce l’approximation d’un rapport de l’ONU au sujet de la violence sexuelle sur les otages israéliens, les hypothèses et fantasmes israéliens face à l’organisation des attaquants, le Hamas, les deux poids deux mesures des Occidentaux, la fausse naïveté de Netanyahou dans sa « déception de n’avoir pas été informé de l’opération » et l’embourbement qu’il recherche pour sauver sa peau. Vérité ou ruse ?

1967  – Guerre des Six Jours *

La réplique d’Israël conduit à des milliers de morts dont de nombreuses femmes et enfants, à l’anéantissement des structures de soin et des services de secours à tel point que le mot de génocide s’inscrit sur les tablettes des journalistes et que l’Afrique du Sud, s’inscrivant comme défenseur du droit, saisit la Cour internationale de Justice de La Haye le 29 décembre 2023. La Haye édite des mesures conservatoires donnant obligation à Israël d’assurer la sûreté et la sécurité des Palestiniens dans la bande de Gaza, mais n’appelle pas à un cessez-le-feu. La Cour est ensuite saisie par cinquante-deux États membres de l’ONU « pour avis consultatif sur la légalité de l’occupation en 1967 par Israël des territoires palestiniens. » La majorité des plaidoiries demande le retrait « immédiat, inconditionnel et unilatéral » d’Israël des territoires conquis en 1967. Israël ne répond à aucun ordre de la Cour internationale de Justice, l’ONU s’érode et sa crédibilité avec.

Elias Sanbar développe aussi le rôle de l’UNRWA, Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, une agence de l’ONU exclusivement dédiée aux réfugiés palestiniens à laquelle 6,5 millions de Palestiniens sont inscrits. Et l’auteur donne d’autres chiffres, notamment sur les habitants de Gaza dont 75% des 2,2 millions d’habitants ont statut de réfugiés palestiniens.

L’espoir de créer deux États s’est éloigné, voire effacé dans les hauts et les bas des tergiversations mondiales. On y croyait encore en 1991 lors de la Conférence internationale de paix de Madrid qui avait été précédée d’une session du Conseil national Palestinien, autrement dit du Parlement en exil, trois ans plus tôt, à Alger, en la présence de Yasser Arafat. Trente-trois ans après, aucune paix n’a vu le jour, et encore moins un État palestinien, note Elias Sanbar qui liste toute une série de questions, dont la question vitale : « Existe-t-il un moyen de tirer profit du désastre en marche pour trouver l’amorce d’une sortie par le haut de l’interminable conflit ? »

Situation aujourd’hui *

Malgré le sentiment d’impuissance qui domine, alors que « la guerre qui culmine aujourd’hui à Gaza est aussi une guerre contre la Palestine, toute la Palestine » l’auteur esquisse une série de possibles pour y réussir, sous réserve que « les puissances amies d’Israël quitte à cabrer dans son propre intérêt leur protégé, trouvent l’audace qui leur a tant manqué d’imposer une paix jusque-là réputée inatteignable. » Les puissances amies d’Israël, États-Unis en tête.

Elias Sanbar ferme son propos en ajoutant : « Sans mots, je me tiens devant la conclusion impossible de ce texte. » Il donne la parole à celui dont il fut l’ami et le traducteur, le poète Mahmoud Darwich, qui écrivait en 1992 dans Le Dernier discours de l’Homme rouge : « Laissez donc un sursis à la terre. Qu’elle dise la vérité. Quant à vous, quant à nous. Quant à nous quant à vous… Laissez donc, ô invités du lieu, quelques sièges libres pour les hôtes, qu’ils vous donnent lecture des conditions de la paix avec les défunts. »

Brigitte Rémer, le 1er août 2024

La dernière guerre ?  Palestine 7 octobre 2023 – 2 avril 2024 – Texte de Elias Sanbar, édité par Tracts Gallimard n° 56 – (3,90 euros).

*Les cartes ont été publiées le 11 décembre 2023 par L’Humanité. « Israël-Palestine : 4 cartes pour comprendre 75 ans de tragédie. »

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître – Braveheart

Publication de deux pièces de l’auteur syrien Wael Kadour : Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Braveheart traduit par Simon Dubois, aux éditions L’Espace d’un instant/maison d’Europe et d’Orient.

1ère de couverture

Auteur, dramaturge et metteur en scène, Wael Kadour a quitté la Syrie où il est né en 1981, au début de la Révolution de 2011. Diplômé de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Damas en 2006, il part en résidence de dramaturgie au Royal Court Theatre de Londres l’année suivante et monte des projets dans plusieurs pays du Moyen-Orient, notamment en Syrie, Jordanie et au Liban. C’est en Jordanie où il reste quatre ans qu’il conçoit ses Chroniques d’une ville qu’on croit connaître et où il monte des pièces de Samuel Beckett, Edward Albee, Caryl Churchill, Saadallah Wannous, Mudar Al Haggi. Il s’installe en France en 2016. De là il part en résidence à Berlin en 2017, au Sundance Institute of Playwrights, puis au Lark Theatre Lab de New York en 2018. Il co-signe la mise en scène de sa pièce, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, avec Mohamad Al Rashi en 2019, créée à La Filature-scène nationale de Mulhouse, dans le cadre du festival Les Vagamondes et qu’il a ensuite présentée au Théâtre Jean Vilar de Vitry (cf. notre article du 20 avril 2019). Ensemble, ils avaient auparavant mis en scène une autre de ses pièces, Les petites chambres, créée à Beyrouth et Amman en 2014 et éditée en arabe et en français par Elyzad, dans une traduction de Wissam Arbache et Hala Omran.

4ème de couverture

En 2021, Wael Kadour reçoit le soutien de Ibsen Scope Fondation en Norvège pour écrire et produire la pièce Up-There, basée sur les témoignages d’anciennes détenues politiques ayant monté La Dame de la mer de Henrik Ibsen, à la prison pour femmes de Douma (Syrie) en 1991. En 2024, avec Mohamad Al Rashi et en partenariat avec l’association Perseïden, il amorce la mise en scène de son texte Bravehear, second texte de l’ouvrage édité par L’Espace d’un instant. Publiées dans plusieurs langues – en arabe, anglais, français, italien – ses pièces sont mises en scène par des metteurs en scène de différents pays – dont le Liban, l’Italie, l’Allemagne, l’Égypte où Hassan El-Geretly, directeur du théâtre El-Warsha, l’a présentée. Wael Kadour est membre de l’atelier des artistes en exil – fondé et dirigé par Judith Depaule – qui fait un magnifique travail d’accueil des artistes réfugiés, exilés, et de présentation de leurs expressions artistiques, dans tous les domaines.

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, pièce pour six personnages, publiée en arabe aux éditions Mamdouh Adwan, à Damas, en 2018 – traduite en français par Nabil Boutros, artiste scénographe et photographe qui vit entre deux langues, l’arabe égyptien et le français, langues qu’il aime à faire passer d’une rive à l’autre – s’appuie sur une histoire réelle, vécue à Damas : le suicide d’une jeune femme, Nour, une nuit de l’été 2011, au début de la révolution. La pièce interroge l’absence, dans un contexte politique en ébullition qui voudrait contredire le manque d’espoir, alors que le pays se met en marche vers plus de démocratie. L’auteur tente de retracer le parcours de la jeune femme et de chercher la source de son désarroi. Roula, qu’elle avait rencontrée et avec qui elle s’était liée, raconte, sa famille s’interroge. L’enquêteur la taraude avec perversité pour une enquête menteuse et truquée, sous pression et chantage. La pièce démonte le système politique, social, économique et religieux, qui règne depuis des décennies, décrit la guerre, pillant l’intimité et montrant la violence morale exercée quotidiennement, tant dans la sphère privée que publique : la verticalité homme/femme, les interdits, le contrôle, l’engagement pour son pays, l’activisme, la dénonciation, les amours défaites, les rapports de classe et les rapports de force dans la société.

Chroniques d’une ville… © Nabil Boutros *

Braveheart/Cœur vaillant, pièce traduite par Simon Dubois – chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient, spécialisé dans la jeune production théâtrale syrienne – a remporté le Prix d’écriture dramatique dans la région arabe, attribué par l’Ensemble Theatre Foundation, en 2021. Elle devrait être créée prochainement dans une mise en scène de Wael Kadour et Mohamad Al Rashi. La pièce part, là aussi, d’un événement réel : un avocat syrien, Anwar al-Bunni, vivant à Coblence, en Allemagne, reconnaît un homme qui s’est avéré être un bourreau aux bottes du régime. Wael Kadour s’empare de l’histoire et met en face à face Aline et Mohammad, tous deux Syriens résidant dans une petite ville française inconnue, et interroge l’écriture en exil. Aline tente de mettre en forme des éléments d’écriture et se trouve confrontée à son passé, et au manque d’avenir. Elle est à la recherche de vérité et de justice, et tente de faire face aux réalités du non-retour, dans son pays volé par un despote et qui se désagrège. Aline comprend, petit à petit que l’homme dont elle est tombée amoureuse travaillait en fait dans le renseignement. La pièce nous place dans un entre-deux comme le fait justement remarquer Monica Ruocco – professeure de langue et littérature arabe moderne et contemporaine à l’université de Naples L’Orientale – qui en a écrit la préface, où « pour le dramaturge, Damas est désormais trop lointaine et la France, son nouveau lieu de résidence, n’est pas encore si familière. »

Chroniques d’une ville… © Nabil Boutros *

Les deux pièces de Wael Kadour publiées par L’Espace d’un instant ont été traduites avec le soutien de l’association Perseïden, de la Maison Antoine Vitez et de l’Office national de diffusion artistique et l’ouvrage a été édité avec l’aide du Centre national du livre, en février 2023. Elles nous mènent aux frontières de la réalité et de l’imaginaire et touchent à la mémoire individuelle et collective. À travers ses migrations et ses exils, l’auteur interroge la violence de la guerre et la radicalité, la fracture artistique, le déplacement, l’altérité.

Brigitte Rémer, le 23 juillet 2024

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Braveheart traduit par Simon Dubois, sont publiées aux éditions L’Espace d’un instant, un projet de la Maison d’Europe et d’Orient (Dominique Dolmieu) – site : www.parlatges.org – email : agence@parlatges.org – tél. : +33 (0)9 75 47 27 23 –

*Les photographies de Nabil Boutros ont été prises en 2019 à La Filature-scène nationale de Mulhouse, lors de la création en France de Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, dans une mise en scène co-signée de Wael Kadour et Mohamad Al Rashi.

Les Aventures merveilleuses de l’inexistante Ayse

Texte de Zeynep Kaçar – traduit du turc par Erica Letailleur – Jeu Erica Letailleur – théâtre à domicile.

© La Réenchanterie

C’est un spectacle singulier et une initiative tout aussi singulière que celle qui mène nos pas dans une maison particulière où se joue cette pièce, de manière intime. On est en famille et avec une poignée d’amis et c’est une pièce turque, traduite par la comédienne qui l’interprète, Erica Letailleur, qui est proposée.

Au sous-sol, quelques chaises posées dans ce qui pourrait être un atelier, un lieu de répétition ou une bibliothèque, là se joue le spectacle. Ce pourrait être dans un salon plus ordinaire, un coin de cuisine ou de salle à manger. Cette proximité fait partie du voyage. L’aire de jeu est délimitée par un tapis. Pour décor une table, une tasse sur la table, un tabouret, un pupitre de musique sur lequel est posé le texte, et l’environnement naturel de la maison.

© La Réenchanterie

C’est une berceuse qui lance cette pièce abstraite, comme le signale l’avant-propos, le texte est écrit à la première personne. Une jeune femme, Ayşe, se raconte, partant de sa naissance pour le moins inhospitalière car née avec un « e », dans un pays où seul le masculin l’emporte. Et pourtant, « dans un monde moyen, dans un pays moyen, comme une enfant moyenne dans une famille moyenne, nous nous sommes habitués les uns aux autres… Même ma grande soeur était une soeur moyenne, elle me frappait et elle m’aimait à la fois. Et puis ma mère a eu un fils, lui il a été super… » Tandis qu’il s’identifiait à Superman, Ayşe écoutait les histoires du Petit Chaperon Rouge et faisait des cauchemars.

Le thème est lancé. Et la mère parle des contes à sa fille. L’auteure en décline plusieurs, entre Chaperon Rouge, Blanche Neige, Cendrillon, La Petite fille aux allumettes… Ayşe ne prend pas ces contes pour argent comptant et pose mille et une questions à sa mère, elle a envie de croquer la vie : Qu’est-ce qu’un nain, qu’est-ce qu’un cirque, qu’est-ce qu’une sorcière… pourquoi Blanche Neige marche-t-elle, cent ans c’est combien de temps, c’est quoi une fée ? En quelques mots le texte traverse les contes et une partie de l’enfance.

Ayşe a vite fait de comprendre que M. Ertan, le voisin du dessus, n’était pas si clair quand il la prenait sur ses genoux, « dans les bois, les loups attrapent les petites filles » et elle n’était plus sortie de chez elle. Puis un jour, à l’âge de six ans, il avait fallu aller à l’école, Ayşe voulait apprendre des chansons mais ce n’était jamais le moment de chanter, disait la maîtresse.

© La Réenchanterie

Pour tous, la vie semblait tracée, en ligne droite, avec pour consigne : devenir une bonne citoyenne pour la Patrie, se marier et fonder un foyer, travailler, prendre sa retraite… Tournez manège ! La litanie moralisatrice a déferlé dans chaque acte de la vie. Sans compter le défilé des cours à l’école, plus mensongers et destructeurs les uns que les autres : cours de connaissance de la vie, mortel ennui ; d’éducation physique, truffé de fausses vérités ; d’histoire, « Qu’est-ce que l’histoire ? demande l’institutrice – Le passé… répond Ayşe. Assieds-toi ma fille, zéro ! »

Et elle n’osa plus poser de questions et décida de se taire. Elle n’apprit plus de chansons. Elle ne chanta qu’à l’intérieur d’elle-même, voulant même secrètement devenir chanteuse, l’inconcevable pour sa famille. Elle réussit brillamment son examen d’entrée dans une université de bon niveau, dans une autre ville que la sienne. « Comme j’étais une fille on ne m’a pas autorisée à vivre dans une autre ville… » L’année suivante elle passe un nouvel examen d’entrée, cette fois dans une université de sa ville, de niveau beaucoup plus médiocre. Pour une femme cela suffit, l’idée étant d’attraper un métier pour être présentable à un potentiel mari, qui bien sûr apportera tout : argent, sécurité, voiture et tout le tralala. Tu fais deux enfants et te voilà tranquille lui disait-on.

© La Réenchanterie

Les bons conseils de la mère, première castratrice, se poursuivent, et l’avalanche de mensonges avec : « Il y a les filles bonnes à épouser et les filles bonnes pour s’amuser » entend-elle. Pleine de ces strates d’un conditionnement à l’œuvre depuis des années et essayant de faire bien, Ayşe amène un garçon à la maison. Celui-là ou un autre, pour sa famille il n’y a pas grande différence, c’est le premier, l’unique, le seul, le vrai. Ayşe l’épouse. « Moi je croyais que ma punition était finie, qu’après ça, j’allais goûter le miel de la vie… » dit la jeune femme avec naïveté. C’était compter sans la nuit de noces et les violences quotidiennes.

« Mon père m’a étouffée, de la maison à l’école de l’école à la maison, je n’ai pas vu le monde encore. » Pourtant, du père au mari l’avenir est tracé. Pas d’échappatoire, la captivité se poursuit. Premier bébé, une fille, qui porte le même prénom qu’elle, Ayşe, elle y tenait, comme un double d’elle-même espérant pour elle des lendemains plus heureux. Les bons conseils familiaux se poursuivent sur le thème : comment faire pour garder son mari, comment rester coquette. Second bébé, un garçon, que sa mère élève jusqu‘à ce que sa belle-mère la désavoue et s’empare de l’éducation du garçon. Ayşe cette fois claque la porte et reprend sa vie professionnelle. Mais le constat est amer, vingt-cinq ans ont passé et la vie avec. Elle a obtempéré à toutes les injonctions familiales. Le mari la quitte pour une jeunette, la mère tombe malade et Ayşe fait son devoir et s’en occupe, gardant sa même invisibilité dans la vie sociale. A sa mort, cinq ans plus tard, elle songe seulement à prendre le temps de siroter un thé sur le balcon, ce qu’elle se promettait de faire depuis si longtemps et reprend son destin en mains. Et l’actrice, déguste sa tasse de thé. Les derniers mots de la pièce tombent avec autant de cruauté que l’histoire elle-même : « Ayşe sans chanson n’avait jamais existé. »

© La Réenchanterie

C’est un conte bien cruel que Les Aventures merveilleuses de l’inexistante Ayse. Erica Letailleur livre avec intensité, retenue et précision les étapes d’un parcours bien connu de certaines femmes, en Turquie comme ailleurs : la hiérarchie masculin-féminin, le non-désir et le non-choix, les agressions, la déstructuration et le conditionnement à la maison, à l’école, comme dans la société, la succession des générations et la transmission à l’identique jusqu’à l’asphyxie et la sclérose, le dessin d’un monde uniforme et sans lumière, sans espoir, la perte de soi, la perte de sens.

Erica Letailleur a vécu en Turquie et appris la langue, elle y a porté des projets européens et enseigné au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique d’Ankara. De retour en France elle a créé La Réenchanterie qui travaille entre Orient et Occident et qui réunit des artistes de tous horizons. La vision de l’art qu’elle partage passe par l’éthique et l’humain, elle construit des univers poétiques basés sur la rencontre, le temps et l’espace, la recherche du vivant artistique. Les créations pluridisciplinaires et la formation théâtrale sont les axes de son travail, s’adressant à des professionnels comme à des amateurs.

« Le désenchantement est plus à craindre que le désespoir. Le désenchantement est un rétrécissement de l’esprit, une maladie des artères de l’intelligence qui peu à peu s’obstruent, ne laissent plus passer la lumière » écrivait le poète Christian Bobin qu’elle prend pour phare. Par son travail et ses recherches, par le spectacle qu’elle propose, Erica Letailleur invite au ré-enchantement.

Brigitte Rémer, le 20 juillet 2024

Contact – La Réenchanterie, compagnie d’arts vivants, Antibes – site : www.larenchanterie.com – email : contact @lareenchanterie.com.

Présences arabes – Art moderne et décolonisation Paris 1908-1988

Mahmoud Mokhtar “Arous el-Nil” (1)

Commissariat d’exposition Odile Burluraux, conservatrice au Musée d’Art Moderne de Paris, Morad Montazami et Madeleine de Colnet, Zamân Books & Curating – au Musée d’Art Moderne de Paris. Jusqu’au 25 août 2024.

C’est une exposition très documentée sur le développement de l’art moderne arabe et du rôle de plaque tournante qu’a joué Paris dans le processus, comme lieu de formation, de rencontres et de croisements des artistes. L’exposition définit dans son avant-propos la pluralité du monde arabe, incluant, au-delà de la péninsule arabique et du Golfe Persique, les populations d’Afrique, de l’ouest asiatique et de la Méditerranée ayant pour source les civilisations égyptienne, phénicienne, sumérienne et amazigh. Elle montre en quatre sections plus de deux cents oeuvres réalisées par cent-trente artistes évoquant le Paris colonial et anticolonial.

“L’Abou Naddara”, de Yaqub Sannu (2)

La première section, intitulée Nahda : Entre renaissance culturelle arabe et influence occidentale, 1908-1937, évoque le passage à Paris de grands artistes venus se former ou y exposer dès le début du XXème siècle. Ainsi Gibran Khalil Gibran, poète, essayiste, artiste et activiste libanais, auteur du roman Esprits rebelles, y arrive en 1908, l’exposition présente le Portrait de Charlotte Teller qu’il a réalisé cette année-là. Figure majeure de la renaissance artistique en Égypte, le sculpteur égyptien Mahmoud Mokhtar intègre le département de sculpture de l’École des Beaux-Arts de Paris en 1912 et fréquente l’atelier d’Antoine Bourdelle. Il expose régulièrement au Salon des artistes français et y présente en 1920 la maquette de sa sculpture La Nahda/Renaissance (ou Réveil) de l’Égypte, qui sera réalisée en granit rose d’Assouan et sera reconnue au Caire comme monument public. Mahmoud Mokhtar expose également en 1930 à la Galerie Bernheim-Jeune, avenue Matignon à Paris, c’est là que l’État français lui achète Arous el-Nil/La Fiancée du Nil, qu’il a réalisé un an auparavant : une sculpture en pierre représentant une jeune femme nue agenouillée mi-déesse mi-pharaone, d’où émane grâce et douceur. Au début du XXème, musées et écoles d’art se construisent dans certains pays à la manière de l’école des Beaux-Arts de Paris, c’est le cas au Caire, en Algérie et au Maroc.

1913 est une date importante qui marque le premier Congrès Arabe réuni à Paris autour d’intellectuels et de diplomates égyptiens, syriens et libanais pour contrer l’emprise de l’Empire Ottoman. La reconnaissance de l’unicité culturelle de la langue arabe est une des revendications. Ces concepts sont repris lors de la Conférence de la Paix, qui se tient à Paris en 1919. Mahmoud Mokhtar et Saad Zaghloul, leader nationaliste égyptien du parti Wafd s’y rencontrent. Ce dernier y prononce un discours indépendantiste. Les surréalistes et les communistes français prennent position contre la guerre coloniale dans le Rif marocain. Plusieurs personnalités françaises affichent leur anticolonialisme avec ardeur, comme la chorégraphe Valentine de Saint-Point et le dessinateur-caricaturiste, Henri-Gustave Jossot, militants de la liberté. Dans la série des documents présentés se trouve le Journal arabe satirique illustré de nombreuses caricatures, L’Abou Naddara / Union et Progrès dont le rédacteur est Yacoub Sanou (n°3, juillet 1910) ; Oum al-Qura/ La Mère des cités livre de Abderrahman Al-Kawâkibî), qui montre sous forme de récit fictif les visions réformistes de l’auteur (Le Caire 1902) ou encore Le Réveil de la nation arabe de Negib Azoury, (publié à Paris en 1905).

Mahmoud Saïd, “La Femme aux boucles d’or” (3)

Dans ces mêmes années-là, venu de l’aristocratie alexandrine, Mahmoud Saïd mène une double carrière de juriste et de peintre, avant de se consacrer exclusivement à la peinture qu’il apprend au contact d’artistes européens. En 1919, il effectue un voyage en Europe, en Italie d’abord, avant de s’installer à Paris et d’y suivre des cours à l’Académie de la Grande Chaumière. Considéré comme le « peintre du peuple égyptien » pour ses scènes de la vie quotidienne, il réalise aussi des paysages et de nombreux nus féminins –  nus qu’il a étudiés à l’Académie Julian de Paris en 1920. L’exposition montre un Nu au divan vert qu’il réalise plus tard, en 1943. Avec Georges H. Sabbagh, peintre notamment de la famille, Mahmoud Saïd marque le passage de l’Orientalisme – l’Orient rêvé par l’Occident – à l’Orient authentiquement nostalgique. Se trouvent aussi dans cette section de l’exposition les enluminures des frères Racim, Puissance et libération de Omar Racim (1917) et Illustration d’un poème de l’émir Abdel Kader, de Mohammed Racim (1920). Aux murs, les affiches de l’exposition coloniale internationale de 1931 qui se déroule dans le musée des Colonies, au Bois de Vincennes – aujourd’hui Musée national de l’histoire de l’immigration – illustrent le colonialisme ambiant. L’exposition y montre les indigènes de façon souvent dégradante entrainant des mouvements de contestation, notamment de la part des militants de la Ligue anti-impérialiste et de la commission coloniale du Parti communiste, qui dénoncent la colonisation. Des tracts circulent : Ne visitez pas l’Exposition Coloniale. Une contre-exposition s’organise.

La seconde section de ces Présences arabes s’intitule Adieu à l’orientalisme : les avant-gardes contre-attaquent. À l’épreuve des premières indépendances (Liban, Syrie, Égypte, Irak) 1937-1956. Au cours de cette période de montée des nationalismes européens et de la Seconde Guerre mondiale, les artistes des pays arabes s’opposent de manière ferme aux références occidentales imposées. Après avoir peint les panneaux du Pavillon des États du Levant lors de l’Exposition de 1931, le Libanais Philippe Mourani réalise La Proclamation du Grand Liban en 1940 à partir d’une photographie. Et c’est l’artiste égyptien Mohamed Naghi qui, en 1937 conçoit le Pavillon égyptien pour l’Exposition internationale des arts et techniques appliquées à la vie moderne, belle vitrine de l’art qui se tient au Palais de Tokyo. Grande figure de l’art moderne égyptien Mohamed Naghi devient directeur de l’École des Beaux-Arts au Caire, en 1937, puis directeur du Musée d’art moderne du Caire, en 1939. L’exposition présente son tableau Les marchands de peau en Abyssinie, ainsi que La Femme aux boucles d’or, réalisé en 1933 par Mahmoud Saïd.

Baya, “Femme en robe orange et cheval bleu” (4)

Les voies de l’expérimentation poétique se précisent et les avant-gardes progressent, ainsi le groupe surréaliste égyptien Art et Liberté* – fondé au Caire en 1914 par Fouad Kamel, où s’exprime le surréalisme égyptien autour de l’écrivain, poète et pamphlétaire Georges Henein, de Kamel El-Telmissary, artiste et cinéaste, de Ramsès Younan, peintre et écrivain – expose à la Galerie Maeght en 1947, ainsi que l’artiste autodidacte kabyle, Fatma Haddad-Mahieddine dite Baya, devenue une véritable icône à Paris. Antoine Malliarakis dit Mayo, né à Port-Saïd en Égypte, peintre, décorateur et costumier, étudie aussi aux Beaux-Arts de Paris et à l’Académie de la Grande Chaumière. Effat Naghi, pionnière de l’art contemporain en Égypte, sœur de l’artiste Mohamed Naghi, et qui a étudié dans l’Atelier d’André Lhote utilise l’archéologie égyptienne comme sujet. Présences arabes présente Le Haut-Barrage, qu’elle a peint et gravé sur bois en 1966. Pour la Tunisie, sont entre autres présentés La mariée tunisienne d’Ammar Farhat (1950) sous la double identité de combattante et de princesse kabyle, et Mouvements couleurs de Georges Koskas (1950). L’école nationale supérieure des beaux-arts de Paris devient un lieu d’accueil pour les artistes venus d’ailleurs, à partir de 1892. Les femmes n’y seront cependant admises qu’à partir de 1898. Deux artistes irakiens obtiennent une bourse de leur gouvernement pour venir à Paris, Faik Hassan en 1935 et Jewad Selim en 1938, qui seront ensuite très influents dans le domaine de l’art moderne de leur pays.

Mur d’affiches (5)

La troisième section de l’exposition porte le titre de Décolonisations : L’art moderne entre local et global. À l’épreuve des deuxièmes indépendances (Tunisie, Maroc, Algérie), 1956-1967. Elle évoque l’art moderne arabe, nord-africain particulièrement, dans sa démarche de mondialisation. Après l’indépendance du Maroc et de la Tunisie en 1956, les tensions montent en Algérie et certains artistes français soutiennent le peuple algérien. L’art moderne devient un outil diplomatique des intérêts de la France dans le monde décolonisé, les artistes arabes commencent à apparaître dans les musées français et la Biennale internationale des jeunes artistes français accueille les pavillons libanais, marocain, tunisien. Un tableau fait date dans l’histoire de l’antiracisme de l’époque, Toutes les larmes sont salées ou Contre le préjugé raciste (1952) de Francis Harburger. On voit dans cette section des œuvres de l’artiste libanais Shafic Abboud surdoué de la couleur ; de l’artiste marocain Ahmed Cherkaoui travaillant sur le signe ; du peintre, photographe et réalisateur André Elbaz qui utilise la technique du collage – l’exposition présente Mur de Paris II (1964). On y trouve aussi La Marelle des métamorphoses, d’Edgar Naccache, de Tunisie, (1965), Composition, de Jilali Gharbaoui, du Maroc (1964), Les Yeux de la nuit de Madiha Umar, de Syrie (1961), Au-delà du silence de Ramsès Younan (tableau réalisé dans les années 1960). La Tunisienne Safia Farhat peint une huile sur toile pleine de vie, L’Enfant aux héliotropes (1963).

Francis Harburger, “Toutes les larmes sont salées” (6)

À partir de 1962, plusieurs artistes se regroupent à Casablanca pour innover dans le domaine pédagogique et créent une avant-garde post-coloniale : ainsi Farid Belkahia, Mohamed Chabâa, Bert Flint, Toni Maraini, Mohamed Melehi. Ils organisent en 1969 une exposition-manifeste, Présence plastique, sur la place Jemaa el-Fna de Marrakech pour sortir la peinture du cadre élitiste et colonial des Salons. Les actes de solidarité avec l’Algérie indépendante se mettent en place et prennent différentes formes comme manifestes, témoignages, expositions. Une Déclaration des intellectuels sur le droit à l’insoumission est signée par de nombreux artistes français. L’artiste algérien Choukri Mesli fait partie des figures rénovatrices de l’art de son pays après l’Indépendance : appelé en 1958 pour son service militaire obligatoire, il est intégré au service cartographique et s’enfuit au Maroc pour en échapper, non sans avoir subtilisé quelques cartes au dos desquelles il réalisera la série Les Camps, dessins à la craie et à la gouache. Autre artiste qui a marqué l’époque, le poète, critique d’art et commissaire d’exposition Jean Sénac, qui s’était lié d’amitié avec Albert Camus. Poèmes, son premier recueil, est publié chez Gallimard dans la collection « Espoir », en 1954, préfacé par René Char. De nombreux documents de cette époque sont exposés.

Etel Adnan, “Roi inca” (7)

Dans la quatrième section de l’exposition, L’Art en lutte : De la cause Palestinienne à l’Apocalypse arabe, 1967-1988, le projecteur est mis sur les questions politiques et les luttes anti-impérialistes internationales, notamment sur la problématique israélo-palestinienne. Des murs d’affiches en témoignent. « Ils ont tout détruit. Le soleil s’est obscurci. Même les oiseaux se sont enfuis. Mais un jour ils reviendront et le soleil rebrillera » écrit le poète palestinien Mahmoud Darwich. L’Union générale des étudiants de Palestine présente sur affiche une peinture de Slimane Mansur sur laquelle un homme porte son pays sur le dos. Il est écrit : « Palestine notre Terre. Jérusalem capitale éternelle. » L’évocation de la guerre des Six Jours en juin 1967, est aussi à la source d’un certain nombre d’œuvres comme Les enfants de la guerre de l’artiste égyptienne Gazbia Sirry (1967), Palestine, de l’artiste algérienne Djamila Bent  Mohamed (1974). Le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris propose un cycle de trois expositions dédié aux nations du Bassin Méditerranéen et du Golfe Persique dont l’Irak, la Syrie et le Qatar. Le Salon de la jeune peinture à Paris, expose l’artiste d’origine gréco-syrienne, Etel Adnan, qui fait paraitre en 1980 son grand texte poétique, l’Apocalypse arabe, une chronique de la guerre du Liban. Du célèbre sculpteur égyptien Adam Henein, sont présentées deux œuvres datant de 1974 : un grès intitulé Île aux oiseaux et un bronze, Sheikh El Balad*.

Hala Alabdalla, “Je suis celle qui porte les fleurs vers sa tombe” (8)

La dernière partie de l’exposition, tout aussi remarquable que les trois précédentes, met en exergue de nombreux artistes de tous les pays du Maghreb et du Moyen-Orient L’exposition se termine par le sujet de l’immigration arabe en France, traité par les musées parisiens dans les années 1980, et par l’œuvre de la réalisatrice syrienne Hala Alabdalla, vivant en France depuis 1981. Avec Mon exil, ton exil, notre exil, elle présente une installation multimédia inédite, en deux actes. Le premier montre une série de portraits-vidéo Récits sur toile, qu’elle a conçue et réalisée en 2021 pour l’association « La Rue » en donnant la parole à dix personnalités syriennes contraintes de recommencer leur vie à Paris. Chaque témoignage est mis en perspective à partir d’un tableau ou d’un dessin qui les a accompagnés et qui habite leur mémoire. L’ensemble construit une narration. Le deuxième acte de cet espace consacré à Hala Alabdalla consiste au re-montage de son film phare, Je suis celle qui porte les fleurs vers sa tombe, une fresque biographique et polyphonique sur l’exil, tournée en 2006 en noir et blanc, et primée à la Mostra de Venise.

Fateh Moudarres “Les Réfugiés” (9)

Les commissaires d’exposition, Odile Burluraux, conservatrice au Musée d’Art Moderne de Paris, Morad Montazami et Madeleine de Colnet, Zamân Books & Curating ont accompli un magnifique travail sur des chemins peu empruntés en Europe, ceux de la diversité des modernités arabes, au XXème siècle. La mise en place d’un véritable projet esthétique, en rupture avec l’art académique, et en écho avec les avant-gardes occidentales en est la ligne directrice. Avec Présences arabesArt moderne et décolonisation Paris 1908-1988 ils ont mêlé le politique à l’artistique en un tissage serré montrant ainsi une autre histoire de l’art moderne, à partir d’une multiplicité de documents et d’archives, de peintures et sculptures, de photographies, dessins et affiches dans un regard historique érudit et singulier.

Brigitte Rémer, le 18 juillet 2024

Du 5 avril au 25 août 2024 au Musée d’Art Moderne de Paris – du mardi au dimanche de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu’à 21h30 (fermeture exceptionnelle le jeudi 26 juillet) – 11 avenue du Président Wilson 75116 Paris – tél. :  01 53 67 40 00 – site : www.mam.paris.fr

Mayo, “Sans parole” (10)

Artistes présentés dans l’exposition : Shafic Abboud, Abou Naddara, Hamed Abdalla, Youssef Abdelké, Amal Abdenour, Boubaker Adjali, Etel Adnan, Maliheh Afnan, Mohamed Aksouh, Hala Alabdalla, Farid Aouad, Fatma Arargi, Mohamed Ataalah, Jean-Michel Atlan, Amine El-Bacha, Simone Baltaxé, Michel Basbous, Ala Bashir, Fatma Haddad-Mahieddine (dite Baya), Souhila Belbahar, Farid Belkahia, Nejib Belkhodja, Fouad Bellamine, Mahjoub Ben Bella, Aly Ben Salem, Abdallah Benanteur, Djamila Bent Mohamed, Samta Benhyahia, Maurice Bismouth, Étienne Bouchaud, Pierre Boucherle, Kamal Boullata, Huguette Caland, Nasser Chaura, Ahmed Cherkaoui, Saloua Raouda Choucair, Chaouki Choukini, collectif CIinémétèque, Inji Efflatoun, André Elbaz, Fouad Elkoury, Errò, Ammar Farhat, Safia Farhat, Djamel Farès, Moustapha Farrouk, Dias Ferhat, André Fougeron, Émile Gaudissard, Abdel Hadi El-Gazzar, Jilali Gharbaoui, Gibran Khalil Gibran, Abdelaziz Gorgi, Abdelkader Guermaz, Abraham Hadad, Marie Hadad, Khadim Haider, Ahmed Hajeri, Jamil Hamoudi, Francis Harburger, Faik Hassan, Mona Hatoum, Adam Henein, Georges Henein, Mohamed Issiakhem, Marwan Kassab Bachi (dit Marwan), Mahjoub Al-Jaber (dit Jaber), Abdul Kader el-Janabi, Henri Gustave Jossot, Fouad Kamel, Fêla Kéfi-Leroux, Mohammed Khadda, Rachid Khimoune, Rachid Koraïchi, Georges Koskas, Mohamed Kouaci, Claude Lazar, Ahmed Louardiri, Nja Mahdaoui, Jean de Maisonseul, Azouaou Mammeri, Maria Manton, Denis Martinez, Antoine Malliarakis dit Mayo, Hassan Massoudy, Hatem El-Mekki, Mohamed Melahi, Rabah Mallal, Choukri Mesli,  Mireille Miailhe, Mahmoud Mokhtar, Fateh Moudarres, Philippe Mourani, Mehdi Moutashar, Laila Muraywid, Nazir Nabaa, Edgar Naccache, Effat Naghi, Mohammed Bey Naghi, Marguerite Nakhla, Rafa Nasiri, Ahmad Nawach, Amy Nimir, Leila Nseir, Mohammed Racim, Omar Racim, Samir Rafi, Aref El-Rayess, Jocelyne Saab, Georges Hanna Sabbagh, Valentine de Saint-Point, Shakir Hassan Al-Saïd, Mahmoud Saïd, Nadia Saikali, Samir Salameh, Mona Saudi, Jewad Selim, Jean Sénac, Juliana Seraphim, Ibrahim Shahda, Gazbia Sirry, Chaïbia Tallal, Gouider Triki, Fahrelnissa Zeid, Bibi Zogbé – Les œuvres sont issues de grandes collections internationales : Mathaf, Doha, (Qatar); Barjeel Art Foundation, Sharjah, (Émirats Arabes Unis) ; Ibrahimi Collection, Amman, (Jordanie) et de collections privées et publiques françaises (MNAM, CNAP, Fonds d’art contemporain- Paris collections, Musée d’Art Moderne de Paris, Institut du monde arabe, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac…) – Le catalogue a été publié aux éditions Paris Musées, ouvrage relié, 223 pages, textes en Français (40 euros).

Cf. nos articles : *Art et LibertéRupture, Guerre et Surréalisme en Egypte1938/1948,  du 28 janvier 2017 – *Adam Henein, sculpteur : de la matière brute à l’épure, la gravité lyrique de son œuvre, du 16 juin 2020 –  *Ramsès YounanLa Part du sable, du 30 juillet 2022.

Légendes des visuels (1) Mahmoud Mokhtar, Arous el-Nil, La Fiancée du Nil, vers 1929. Pierre, 149 x 60 x 37 cm Dépôt du Centre Pompidou, Paris, Musée national d’Art Moderne/ Centre de création industrielle, à La Piscine-Musée d’Art et d’Industrie, André Diligent à Roubaix en 2018 – (2) Créé en 1904, L’Abou Naddara, journal symbole de la Nahda, renaissance culturelle, littéraire et politique arabe – parmi d’autres journaux fondés par des intellectuels d’Égypte exilés, à la fin du XIXème siècle. Yaqub Sannu en est le rédacteur – (3) The Woman with Golden Locks (La Femme aux boucles d’or), 1933, huile sur toile, 81,3 x 60 cm, Mathaf, Arab Museum of Modern Art, Doha Qatar – (4) Baya, Femme en robe orange et cheval bleu, vers 1947, Gouache, crayon graphite et encre sur papier marouflé sur carton, 74,7 x 91,6 cm, LaM, Lille Métropole musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut, Villeneuve d’Asq – (5) Mur d’affiches – (6) Francis Harburger, Toutes les larmes sont salées, dit aussi Contre le préjudice racial, 1952, huile sur toile, 145 x 97 cm, musée national de l’Histoire de l’immigration/établissement public du Palais de la Porte Dorée – (7) Etel Adnan, Roi inca, 1965, huile sur toile, 52,3 x 57,5 cm, Centre Pompidou, Paris, musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle – (8) Hala Alabdalla, Je suis celle qui porte les fleurs vers sa tombe, 2006, noir et blanc, film de 105’, collection de l’artiste – (9) Fateh Moudarres, Les Réfugiés, 1986, huile sur toile, 120 x 180 cm, Musée de l’Institut du Monde Arabe, Paris, achat à l’artiste en 1986, inv. AC86-36 – (10) Mayo, Sans parole, 1946, huile sur toile, 55 x 46 cm, collection J.G. Malliarakis, Paris.

Qui som?

Spectacle de la compagnie Baro d’Evel – conception et mise en scène Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias – collaboration à la mise en scène Maria Muñoz et Pep Ramis de la compagnie Mal Pelo – dans la cour du Lycée Saint-Joseph, pour la 78ème édition du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Un avant-propos place l’argile au cœur du sujet. Un acteur long et dégingandé, pas très habile de ses dix doigts, (Blaï Mateu Trias) essaie mais en vain, de faire marcher le tour du potier qui permettrait la fabrication d’un vase – pour remplacer celui qu’il a cassé et dont il cache les morceaux. Une actrice (Camille Decourtye) conseille, sur la manière de pétrir et de faire naître les formes. Devant les essais infructueux, la situation tourne à l’absurde et au cocasse. Le ton est donné. Côté cour comme côté jardin, longeant la profondeur du plateau, un alignement de vases en terre brute est rangé au cordeau.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Les acteurs-danseurs arrivent un à un, vêtus de noir et se placent au centre, formant un chœur, prêt à chanter une messe solennelle, tous immobiles et sérieux comme des papes. Arrivent nos deux potiers ratés qui prennent place dans la chorale. Tous sont concentrés. La soliste lance ses vocalises, reprises par tous, et soudain perd l’équilibre, la piste est glissante. Celui qui veut l’aider tombe à son tour, puis tous en rafale dans leur élan solidaire s’affalent les uns sur les autres, hésitent, se rattrapent, chutent à nouveau, se relèvent tant bien que mal avant de retomber, rebondir, s’effondrer en des gestes sémaphores désespérément inutiles et grandioses, grands écarts et rattrapages vains. Comme un disque rayé le son s’éraille de même, chute et digresse, repart, avant de tourner court. De noirs corbeaux qu’ils étaient, voilà les douze acteurs/actrices-danseurs/danseuses comme douze apôtres, tachés, tigrés, et blanchis à la chaux (Lucia Bocanegra, Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Miguel Fiol, Dimitri Jourde, Chen-Wei Lee, Blaï Mateu Trias, Rita Mateu Trias en alternance avec Amir Ziegler, Yolanda Sey, Julian Sicard, Marti Soler, Maria Carolina Vieira, Guillermo Weickert). Le moment est burlesque en même temps qu’inquiétant, de choristes talentueux ils sont devenus bouffons. Est-ce le monde d’aujourd’hui, ses déséquilibres, ses glissades et dérapages incontrôlés, au cœur de l’actualité ? Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Rescapés pourtant de la tourmente les acteurs comme des manchots empereurs venus tout droit de l’Antarctique se transforment en aveugles, un vase d’argile terracotta sur la tête, enfoncé jusqu’au cou, glaise molle qu’ils commencent à tordre et sculpter pour laisser passer quelques rais de lumière ou un peu d’oxygène, et retrouver leur route. La musique baroque les accompagne, ils en épousent le rythme avec une agilité et une inventivité extravagante et judicieuse, allant jusqu’à déchirer et retirer cette seconde peau. On pourrait être au pays des morts-vivants, dans un rituel soufi ou autre cérémonie, dans une assemblée du peuple en déclin. Un pot rouge semblable à une urne portée par un jeune garçon traverse la scène. « Le futur c’est nous, c’est moi, dit-il » Tous s’emparent d’un air de blues magnifiquement chanté par Yolanda Sey, en un mouvement d’ensemble plein d’énergie qu’ils rythment puis scandent avec les pieds.

Tout au long du spectacle, le fil conducteur est donné par la chanteuse-narratrice qui reprend, l’air de rien, ses discussions intérieures et extérieures, parfois en duo avec le potier désynchronisé. Le plateau est devenu comme une piste de cirque, et tous tournent autour d’un grand monticule fait de lambeaux de tissu noir, sorte de Mont Analogue : « Comment vous dites déjà ? La guerre pour exister ? » Un petit chien les suit, satellisé dans les tours de cour, et qui grimpe sur le dos de l’actrice. Une danse au violoncelle marque une pause. De la montagne magique sortent d’étranges personnages féminins : Lee ChenWei en surveillante pénitentiaire bientôt suivie de Lucia Bocanegra, Noëmie Bouissou et Maria Caroline Vieira, assez animales, dans leurs glissements et déstructurations, hauts-talons en bandoulière, entre Jérôme Bosch et Dante.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

La question existentielle fuse, venant de l’enfant : « Hé Monsieur, c’est toi le Père Noël ? » « Non » s’entend-il d’abord répondre. Les fragments de texte mènent à la question cruciale : « Que soy, yo ? Et moi, qui suis-je ? » qui ramène au titre du spectacle, en catalan : Qui som ? Qui sommes-nous ? Puis un homme arrive, traînant un gros sac au son de l’hélicon, du banjo et de la caisse claire, de musiciens qui passaient par là. À la question du Père Noël il reprend : « Oui, c’est moi ! » Face à lui, les trois Érinyes dans leur gestuelle en miroir, luttent contre le grand vent qui se lève. La montagne magique se métamorphose et devient un rideau dressé face au public. Du haut de ce rideau fait de lambeaux noirs s’extrait une première danseuse luttant dans les vagues, l’océan à la verticale qui amène d’autres corps sur une bande son où le vent et le ressac déferlent, où l’on entend des cris, où le collectif lutte dans le courant. Un corps d’enfant s’échoue juste devant, comme sur une plage. La métaphore est implacable. C’est impressionnant !

On reprend souffle, mais pas pour longtemps. « La beauté on l’abîme parce qu’on ne la voit pas » dit la narratrice. Une marée de bouteilles en plastique envahit le plateau, apportée par le flux et le reflux de la mer, et tous la repousse. Le message est clair sur l’aujourd’hui assombri de pollution, rattrapé et contredit par la narratrice qui illumine le spectacle en apportant l’espoir : « Faire groupe, trouver sa place, reprendre souffle. Tendre la main, prendre soin… Le silence est un crime, il faudrait avoir de l’audace… On n’a jamais dit que ce serait simple. Des jours heureux se cachent encore dans tous les coins. »

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Le spectacle est magnifique, basé sur le corps et le mouvement, le rythme et les fragments – il n’y a pas d’histoire à proprement parler, il n’y en avait pas non plus dans les précédents spectacles de Baro d’Evel. La musicalité et le récit poétique naissent du mélange des formes et des sons, des musiques et des langues, autant de matériaux portés par la douzaine d’artistes présents sur le plateau pour cette étrange cérémonie. Dans Qui som ? la terre, l’argile, est aussi un élément central, se transformant en masque, personnage, vase, ou se défaisant pour redevenir motte. Plastique et malléable, elle est un élément ludique en même temps que la métaphore d’un monde qui reste à construire.

Le rituel se prolonge après le spectacle dans la cour du Lycée Saint-Joseph où acteurs-danseurs-musiciens entraînent le public dans leur sillage au son de la fanfare. Qui som ? est le premier volet et la pièce centrale d’un triptyque dont la seconde partie, Qui soc ? sera un solo de Blaï Mateu Trias, et la troisième, En som ? une installation plastique. Leur diptyque précédent, et Falaise, créé en 2018 et 2019, symbole d’un certain effondrement, mettait en scène leur cheval, Bonito, aujourd’hui disparu et un corbeau-pie. Les animaux qu’affectionne la compagnie sont ici représentés par ce petit chien espiègle.

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

À la recherche d’un art total, Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias présentent ce travail transdisciplinaire au Festival d’Avignon où ils sont invités pour la première fois. Les plasticiens les inspirent notamment Antoni Tapiès ou Miquel Barcelo, et ils inventent une dramaturgie à la croisée du cirque, du burlesque, de la musique, de la danse, du théâtre et des arts visuels. Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias se sont connus au Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne. Elle, française, lui catalan, ils ont commencé dans la rue à partir de l’acrobatie, ont fondé la compagnie Baro d’Evel – dont le nom vient de la symbolique gitane et a valeur de conjuration, en 2001, avec leur spectacle fondateur, Porqué No ? Ils ont pris la direction artistique de la compagnie à partir de 2006.

Camille Decourtye est à la base cavalière et gymnaste, Blaï Mateu Trias, fils d’un clown autodidacte qui s’exprime sous le régime de Franco ce qui n’est pas rien, passionné par les arts plastiques. Dans cette intranquillité qui les habite, entre l’immatériel et l’invisible ils créent des objets fragiles et risqués dans lesquels la matière est au cœur de la création, le corps est en jeu et la virtuosité toujours présente. Ils travaillent la polyphonie, l’émotion et la fulgurance, l’implicite, le lapsus, le contraste et l’opposition, l’absurde et le fantaisiste, l’imaginaire aux aguets. Ils sont en dialogue artistique avec le duo de danseurs María Muñoz et Pep Ramis du collectif Mal Pelo, et s’accompagnent mutuellement dans leurs recherches (cf. notre article du 4 décembre 2023 sur Double Infinite -The Bluebird Call présenté cette saison au Théâtre des Abbesses, à Paris).

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

« Nous avons commencé jeunes et sommes passés par tous les états du spectacle vivant » dit Blaï Mateu Trias. Pour Qui som ? le plus lourd de leur spectacle – ils sont 13 en scène et voyagent à 22. Comme pour les autres spectacles, ils ont réuni un collectif, basé sur le désir et la créativité, sur l’engagement et la recherche, ils font tribu. La conception du spectacle ne se réalise pas a priori, ils cheminent et fabriquent, collectivement. « Nous ne sommes ni des puristes ni des solistes. Nous sommes des touche-à-tout » dit Blaï Mateu Trias. Dans l’esprit du cirque, chacun a sa responsabilité engagée dans une multiplicité d’actions, et dans leurs spectacles, chacun est une partie du tableau ; et Camille Decourtye donne son point de vue : « Créer c’est tenter d’éteindre les feux, c’est la recherche d’unité, c’est l’entêtement à l’impossible, cette rage de réveiller le meilleur en nous. » Le conte philosophique qu’ils proposent fait partie de ces objets précieux et insaisissables.

Brigitte Rémer, le 13 juillet 2024

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Avec : Lucia Bocanegra, Noëmie Bouissou, Camille Decourtye, Miguel Fiol, Dimitri Jourde, Chen-Wei Lee, Blaï Mateu Trias, Rita Mateu Trias en alternance avec Amir Ziegler, Yolanda Sey, Julian Sicard, Marti Soler, Maria Carolina Vieira, Guillermo Weickert. Et avec la participation de 5 enfants genevois·es. Collaboration à la mise en scène : Maria Muñoz – Pep Ramis / Mal Pelo – collaboration à la dramaturgie Barbara Métais-Chastanier – collaboration musicale et composition Pierre-François Dufour – scénographie et costumes Lluc Castells – création lumière Cube, María de la Cámara, Gabriel Pari – collaboration musicale et son Fanny Thollot – recherche des matières et des couleurs Bonnemaison-Fitte/Bonnefrite – Ingénieur percussions céramiques Thomas Pachoud – céramiste Sébastien De Groot – régie générale, Samuel Bodin et Romuald Simonneau – régie plateau Mathieu Miorin – régie plateau céramiste Benjamin Porcedda – régie son Chloé Levoy – régie lumières Enzo Giordana – habilleuse Alba Viader – cuisinier Ricardo Gaiser – direction déléguée et diffusion Laurent Ballay – production Pierre Compayré – administration : Élie Astier, Caroline Mazeaud.

Du 3 au 14 juillet 2024, relâche les 7 et 11 juillet – Festival d’Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph, 62 rue des Lices – Tél. : 04 90 27 66 50 – site : festival-avignon.com – Tournée 2024 : 19 et 20 juillet, Les Nuits de Fourvière (Lyon) – 25 au 27 juillet, El Grec, Festival de Barcelone (Espagne) – 2 au 4 août, Festival La Strada, Graz (Autriche) – 26 au 28 août, Festival Romaeuropa, Rome (Italie) – 2 au 4 octobre, Théâtre 71/scène nationale, avec Théâtre Châtillon Clamart et Les Gémeaux/scène nationale (Sceaux) – 11 au 13 octobre, Théâtre de Liège (Belgique) – 31 octobre au 2 novembre, Halles de Schaerbeek, Bruxelles (Belgique) –  13 au 16 novembre, Tandem/scène nationale d’Arras-Douai – 2 au 22 décembre, Théâtre de la Cité/Centre dramatique national Toulouse Occitanie – Tournée 2025 : 10 au 12 janvier, Le Parvis/scène nationale Tarbes-Pyrénées –  22 janvier au 1er février, MC93, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny – 18 au 22 février, Comédie de Genève (Suisse) – 18 au 21 mars, Théâtre Dijon Bourgogne/Centre dramatique national – 27 au 28 mars, Centre dramatique national de Normandie-Rouen – 1er et 2 avril, Le Volcan/scène nationale du Havre – 24 et 25 avril, Équinoxe scène nationale de Châteauroux –  6 au 9 mai, Scène nationale du Sud-Aquitain, Bayonne – 14 et 15 mai Le Grand R/scène nationale de La Roche-sur-Yon.

Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue

Première de couverture

Trafic d’acteurs et d’engins, racontés par Bertrand Dicale et Michel Peraldi. Édition Deuxième Époque. Auteur(e)s : Bertrand Dicale, Michel Peraldi, Cathy Avram, Pierre Berthelot, Sara Vidal.

À travers ce geste éditorial puissant s’inscrit en filigrane toute une époque, politique et sociale, philosophique et artistique. Le ton est donné par la préface de l’ethno-sociologue Michel Peraldi, Jouer, penser sur les décombres. Il s’agit bien des décombres d’un monde qui se défait et des tentatives de réponses qu’apporte Générik Vapeur – compagnie de théâtre de rue fondée en 1983 par Cathy Avram et Pierre Berthelot – dans sa réinvention du quotidien et sa recherche de nouveaux manifestes artistiques.

Le livre est construit en deux parties. Dans la première, Bertrand Dicale, auteur, chroniqueur et documentariste, observateur des artistes et des mouvements artistiques, met en exergue le parcours de ces deux artistes-artisans, les fondations de la compagnie au sens architectural du terme, les idées et concepts qui sous-tendent leur démarche, les réflexions, digressions, évolutions pour ne pas dire révolutions qui deviennent leur marque de fabrique, se précisent, s’affirment et s’affinent au fil du temps.

Cathy Avram, Pierre Berthelot – Archives Générik Vapeur

Ils ont traversé mai 68, sont imprégnés des univers du Bread and Puppet de Peter Schumann, du Grand Magic Circus de Jérôme Savary, de La Fura dels Baus, troupe catalane née avec le retour de la démocratie en Espagne, tous inventeurs de formes poétique, contestataire, sarcastique et empathique avec des publics qui font cercle autour d’eux comme autour du conteur. Avant de se rencontrer, Cathy fait partie de l’aventure du Zéro de conduite – troupe et lieu d’expérimentation créé par Dominique Zay en 1973 et référence au film de Jean Vigo, pamphlet libertaire de 1933 interdit de diffusion pendant plus de douze ans, Pierre est de l’aventure du Royal de luxe fondée en 1979 par Jean-Luc Courcoult.

Bertrand Dicale fait la synthèse de quarante années de création, exercice improbable qui ouvre sur des pans d’expérimentation et de rencontres ayant permis des partenariats multiples, des synergies singulières et des extravagances, des pays et continents traversés. La recherche de multidisciplinarité (théâtre, danse, musique, vidéo, image), les projets sur mesure comme Urbains pour répondre à la demande de certaines villes, sont à la clé de leur imaginaire toujours en mouvement. Une éclosion possible grâce aussi au doublement du budget de la culture par Jack Lang, ministre en 1981 et à la dynamique des acteurs régionaux et locaux, moments et actions de grâce ; la structuration du secteur avec notamment Hors les Murs centre ressources et de promotion des arts de la rue, en 1994, première reconnaissance du secteur par le ministère de la Culture, suivi en 1997 de la création de la Fédération, association professionnelle pour les arts de la rue à Aurillac sont autant de marqueurs qui ont permis de hisser les arts de la rue au même rang que d’autres arts du spectacle – comme théâtre, danse, opéra, musique live, arts de la marionnette et arts du cirque – en tant qu’art majeur.

Monterrey (Mexique) 2008 © P. Berthelot

Installés à Marseille dès 1986, au début et pendant trois ans dans les marges de l’immobilier, avant que la ville ne leur propose de s’installer dans les anciens abattoirs Saint-Louis puis qu’elle ne leur attribue un lieu aux Aygalades, partagé avec d’autres structures, dans l’ancienne huilerie Abeilles, aux portes de Marseille nord et de ses anciens faubourgs industriels. Le récit de Bertrand Dicale met le projecteur sur les différentes formes de spectacles développées en France et à l’international par Générik Vapeur, à partir de la déambulation et de l’utilisation de grosses machines, dans un concept qu’ils nomment « trafic d’acteurs et d’engins. »

Jamais 203 – 2008 © Augustin Le Gall (2)

Cathy Avram et Pierre Berthelot décident en 1983 quand ils se rencontrent de fédérer leurs énergies et leurs désirs, leur lecture du monde et fondent Générik Vapeur. Ils prennent la parole dans la seconde partie du livre intitulée 1983-2023, 40 ans de théâtre de rue : Pierre parle de Millésime ! « Une compagnie a une couleur, une écriture spécifique, un son, une griffe, une odeur, des manies, des obsessions, un vocabulaire, son almanach, ses encyclopédies, ses idoles, ses références… son astrolabe, son sextant, sa boussole, son compas et ses petits cailloux blancs… » Cathy évoque Les Années Lumière « 1983. Nous y étions arrivé.e.s à égalité dans la mixité, en bandes, en groupes, en couples, en troupes, les performances, les actes éphémères, canulars philosophiques, désobéissance civile… Nommer Générik Vapeur Trafic d’acteurs et d’engins c’était inventer le nom puis tout le reste. Piñata géante truffée de savoirs, de sons d’homo sapiens, de passions de toutes sortes, des objets et gestes du petit quotidien… »

Passionnée d’écritures, créatrice et animatrice de Lectures du monde, impliquée dans la vie de l’association à partir de 1989, Sara Vidal prend à son tour la parole avec 40 ans et remonte le temps. Les titres des spectacles et expériences s’égrènent De Duodénum présenté en 1984 au festival Avignon-Off à Délit de sale gueule en 1990 ; de La Petite Reine en 1994 à Kronos Cortège en 1997 ; des Topos de Valladolid, une des résidences de création du spectacle Pass’Partout en 2002 à Opéra Poubelle en 2009 ; de La Photo communale en 2015 dans le cadre d’un projet de territoire à La Marche des clameurs à Marseille, marche-concert avec Alain Damasio et Palo Alto, dans le cadre de la biennale des écritures du réel en 2022.

Bivouac 25+2 – 2021 © Caroline Genis (3)

Une troisième partie Documentaire rappelle, outre la bibliographie, tous ceux et celles qui sont passé(e)s par la troupe, montre quelques maquettes des costumes, énonce le répertoire des spectacles, les partenaires et compagnonnages, et la compagnie telle qu’en elle-même en 2023.

Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue Trafic d’acteurs et d’engins, contient de nombreuses photos et dessins, les témoignages d’artistes qui ont fait un bout de chemin avec eux, c’est un vrai défi que d’avoir reconstitué le puzzle des spectacles et de leurs géographies avec les reprises et les vagabondages, les inspirations et les révélations, les embûches et les combats, les partenariats. Ainsi les différentes versions de Bivouac, Parcours émotionnel pour 102 bidons, 3 musiciens, 15 comédiens dont le concept évolue en permanence avec, pour concept et image de départ le passage, la transhumance, puis la création d’un bestiaire et le développement de toutes les formes du feu, de la lueur à l’incendie présentées dans de nombreuses villes de France – du Carnaval de Nice en 1997 au Familistère de Guise en 2015, et dans de nombreux pays, du Brésil au Liban, de Corée du Sud au Burkina Faso.

40 ans de parcours, dans une énergie folle et beaucoup de courage, une troupe qui invente des mondes, étape après étape, où beaucoup de grands noms du théâtre de rue et de formes artistiques liées aux territoires sont au générique, entre tant d’autres Culture Commune de Chantal Lamarre ; Lieux Publics-Centre national de création des arts de la rue de Michel Crespin, fondateur en 1986 du Festival international de théâtre de rue d’Aurillac ; Ilotopie compagnie aînée crée en 1979 par Bruno Schnebelin avec qui Générik Vapeur parcourt l’Europe tout en développant la compagnie. La base du théâtre de rue repose sur la notion de collectif et rien n’est jamais gagné. « Au commencement, l’association a des contours très nets : Pierre se penche prioritairement sur les scénographies et les engins, Caty sur la musique, le jeu et les costume, le théâtre de rues définissant les personnages, l’écriture se pratiquant à deux, écrit Bertrand Dicale. De là date la signature collective de Générik Vapeur, dont le partage génétique ne sera connu que d’eux seuls ».

« La rue est la pince monseigneur des territoires de l’art… Le théâtre de rue comme un transport en commun » est-il écrit par Générik Vapeur au détour des pages. Autrement dit salutaire et nécessaire. On peut feuilleter l’ouvrage comme un livre d’images, derrière il est une histoire de vies et d’expérimentation des langages artistiques, un récit de société, des utopies, une réalité.

Brigitte Rémer, le 7 juillet 2024

Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue. Trafic d’acteurs et d’engins. Auteur(e)s : Bertrand Dicale, Michel Peraldi, Cathy Avram, Pierre Berthelot, Sara Vidal. Direction éditoriale de l’ouvrage Claudine Dussollier. Édition Deuxième Époque, collection « Domaines » grand format, 232 pages, format20 x 26 cm, prix : 30 euros. Montpellier, 2023.

Visuels : (1) Générik Vapeur à Monterrey (Mexique), 2008, © Pierre Berthelot – (2) Jamais 203. La folle histoire des arts de la rue avec Karwan. Salon de Provence, 2008 © Augustin Le Gall – (3) Bivouac 25+2 de la compagnie Ex-Nihilo, La Cité des Arts de la rue, Marseille 2021, © Caroline Genis.

Présentation de l’ouvrage : le jeudi 11 Juillet à 16h, Villeneuve-Lez-Avignon (84) librairie de la Chartreuse, en présence de Bertrand Dicale et Claudine Dussollier – le samedi 13 juillet à 18h30, Saint-Armand de Coly (24), en présence de Pierre Berthelot, Caty Avram et Claudine Dussollier – le samedi 10 août à 14h, Libourne (33), en présence de Caty Avram et Pierre Berthelot à la Centrale/Médiathèque Condorcet.

 

À nos combats

Conception et chorégraphie Salia Sanou – texte Dieudonné Niangouna – lumière Marie-Christine Soma – musique live Séga Seck – maître de cérémonie Soro Solo – compagnie Mouvements perpétuels, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.

© Nadège Le Lezec

Le public est assis de chaque côté d’un ring monté pour l’occasion dans le grand hall du Théâtre de la Ville. Le spectacle commence au son du chant Indépendance cha cha, rumba congolaise qu’interprétait Grand Kallé en 1960, et du tour de piste que fait Soro Solo, maître de cérémonie de haut vol, chemise jaune et casquette sur la tête, avant de prendre place devant un micro, au niveau du public. Il sera le narrateur et disons l’ambianceur de ce moment partagé.

Le concept de la soirée dont s’inspire Salia Sanou, figure importante de la danse franco-africaine, part du légendaire combat The Rumble in the Jungle qui opposa les boxeurs Muhammad Ali et George Foreman en 1974 à Kinshasa, et sa réinterprétation ici par deux femmes, l’une boxeuse l’autre danseuse : la tigresse noire « qui a livré son premier combat dans le ventre de sa mère » et qui a remporté cent cinquante victoires en cent cinquante combats, contre la panthère blanche, toutes deux entourées de leurs coachs (Ousséni Dabaré, Marlène Guivier, Marius Sawadogo, Fatou Traoré). Une trentaine de figurants bénévoles disséminés dans le public interviennent épisodiquement et les soutiennent par leurs proclamations et leurs danses.

© Nadège Le Lezec

Au début de À nos combats, poing levé, chacun s’enroule un ruban de couleur autour de la main, comme un bandage boxe préparant le passage du gant. Surgi de nulle part, le batteur percussionniste Séga Seck, originaire de Saint-Louis du Sénégal, rejoint ses instruments – grosse caisse, caisse claire, toms, cymbale charleston – à l’étage du théâtre. Selon l’endroit où l’on est situé, il est difficile de le voir mais il garantit le tempo et donne le rythme tout au long du spectacle. En Afrique « les combats de boxe s’accompagnent toujours de musique » entend-on. Outre la batterie, la musique se diversifie et se mêle entre autres aux gospels, à d’autres citations musicales ainsi qu’au texte poétique de Dieudonné Niangouna : « Il faut boxer, dans l’extrême misère, dans le ghetto, dans les Townships, dans les favelas, dans la pauvreté parfaite du tiers-monde, il faut boxer pour sa survie, pour sa liberté ! Boxer ! Boxer la situation !  Le corps sait faire ce qu’on ignore toujours. »

Les deux boxeuses-danseuses s’élancent après un rituel de préparation – soins, massages et encouragements du coach. Elles construisent leur gestuelle à partir de jeux de jambes, de corps-à-corps, d’uppercuts et d’esquives, entre le centre du ring et les cordes qui le bordent. Elles se jaugent et s’approchent, lentement, sur des cris guerriers repris par l’ensemble de la troupe. Quand la cloche retentit le combat se suspend, une minute de répit, avant que les coachs ne reviennent et se toisent du regard, qu’ils dansent et que le combat ne reprenne. Des quadrilles se mettent en place, shorts en  satin jaune ou orange, gants de même couleur, beaucoup de finesse chorégraphique derrière l’aspect sportif, avant que s’enchaînent d’autres rounds. Puissance et fragilité, gestes à distance ou gestes rapprochés, fluidité, l’engagement des danseurs est entier dans ce combat transcendé, plein de passion.

© Nadège Le Lezec

Salia Sanou inscrit sa démarche dans une proximité entre l’art de la danse et la lutte, comme il l’a fait il y a quelques années avec La Clameur des Arènes (cf. notre article du 21 février 2015). Les sports de combat le fascinent, ils sont très populaires au Sénégal car emblématiques de la position sociale autant que du combat pour la vie. « Les règles légitimes du combat étant le contrat moral entre les deux adversaires, fondé uniquement sur des motivations sportives ». Le spectacle transmet cette ferveur et ouvre sur des mouvements d’ensemble sur le ring. Rythmé par la batterie, des diagonales se mettent en place. « Je ne joue pas, j’essaie. Le monde est un coup de poing. J’engage » dit le texte. » Et dans les Townships on danse aussi pour sa dignité.

Dans les chorégraphies de Salia Sanou se trouve toujours un thème, explicite ou caché. Ici, la boxe au féminin et, dans la vie, le combat quotidien des femmes. Être femme en Afrique – mais on pourrait dire dans n’importe quel pays du monde – demande d’être combattante et combative pour honorer ses différents cahiers des charges, le patriarcat ayant semé le trouble, les abus et la désolation. Salia Sanou questionne la place des femmes dans ce sport, la boxe, et son spectacle parle de fierté. Il se termine par un mouvement d’ensemble vif et joyeux, engagé, poing levé. Le chorégraphe prend la boxe comme « métaphore de la relation du Je et du Nous. »  Il mêle le chant, la musique, l’ardeur du chœur amateur qu’il convoque autour des danseurs, le quatuor des combattantes accompagnées de leurs mentors, dans leur beauté cachée.

À nos combats tourne depuis deux ans entre la France et le Burkina Faso. Les Zébrures-Francophonies de Limoges, parmi d’autres, l’avaient accueilli. Le spectacle est aujourd’hui au Théâtre de la Ville qui développe tout un programme de danse intérieur et extérieur, et poursuit sa route. Prochaine étape, les Cévennes.

Brigitte Rémer le 4 juillet 2024

© Nadège Le Lezec

Avec : Ousséni Dabaré, Marlène Guivier, Jérôme Kaboré, Fatou Traoré et les amateurs et amatrices Gabriela Aranguiz, Valérie Arbib, Louise Barzilay, Florine Bernardin, Nadia Charikhi, Sija Chen, Rosa Cisse, Édith Clavel, Amadou Diaby, Esther Ebbo, Nina Gonzalez, Olena Havrylchyk, Amir Kerkour, Élodie Leconte, Anne-Marie Lescastreyres, Sophie Mariez, Delphine Mayeko, Nour Noomane, Dominique Padeau, Michaël Pedreny, Monica Prada, Gilles Renaud, Jacqueline Samulon, Aida Sarr, Michèle Treillet, Aref Yasen. Musique : Losso Keita, Macéo Parker, Valentin Stip, Victor Démé, Fela Kuti, Manu Dibango, Grand Kalle – lumières Marie-Christine Soma – régie générale Rémy Combret – régie lumières Raphaël De Rosa.

Du 21 au 23 juin 2024 à 19h, le 24 juin 2024 à 20h, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet, 75004. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com. Prochaines représentations les 5 et 6 juillet 2024 à Alès, dans le cadre du Festival Cratère Surfaces, Place de Belgique.

L’affaire Rosalind Franklin

Troisième volet du cycle Les Fabuleuses – texte Elisabeth Bouchaud – mise en scène Julie Timmerman, vu au Théâtre La Reine Blanche, Paris – actuellement à Avignon-Reine Blanche*

© Pascal Gely

Les femmes scientifiques ont eu bien souvent du mal à se faire reconnaître et à être entendues dans leurs missions et leurs recherches, malgré leurs découvertes majeures. Oubliées, évincées, invisibilisées, elles n’ont guère eu droit de cité comme chercheuses à part entière. Autour du théâtre, Elisabeth Bouchaud artiste en même temps que scientifique, a monté au Théâtre La Reine Blanche, scène des arts et des sciences, une intéressante programmation théâtrale et scientifique avec des conférences dérapantes, pour repenser nos relations avec le vivant, des rencontres et ateliers dont l’université des terrestres, des mardis scientifiques et littéraires, un festival des savants et des spectacles.

Outre l’invitation de plusieurs compagnies elle a elle-même écrit une série théâtrale en trois épisodes intitulée Les Fabuleuses pour rendre justice à trois grandes scientifiques oubliées de l’Histoire : le premier, Exil intérieur, parlait de Lise Meitner et la fission nucléaire et le second, Prix No’Bell de Jocelyn Bell et la découverte des pulsars – deux spectacles mis en scène par Marie Steen -. Le troisième volet, L’affaire Rosalind Franklin, monté par Julie Timmerman, évoque cette physico-chimiste britannique née en 1920 et disparue en 1958 d’un cancer dû à une surexposition aux rayons X, dont elle était spécialiste. Mondialement connue dès 1950 elle avait travaillé sur l’ADN et en avait découvert la structure, en double hélice. La pièce montre sa passion et son jusqu’au boutisme pour développer sa recherche, loin des querelles d’hommes – ses confrères – qui, sans aucun scrupule ni probité ont pillé son travail avant de se l’approprier. Ils sont trois à avoir été récompensés – James Watson, Maurice Wilkins et Francis Crick – en obtenant en 1962, le Prix Nobel de médecine, pour… la découverte de la structure en double hélice de l’ADN. Le nom de Rosalind Franklin avait tout simplement été effacé.

C’est ce parcours que relate le spectacle. Les quatre acteurs sont assis de part et d’autre du plateau quand le public entre. Un narrateur prend la parole devant un micro pour donner le sens de la démarche, rétablir la vérité et remonter le temps. Rosalind Franklin passe trois ans à Paris avec bonheur, en 1950, elle a trente ans et travaille sur le carbone dans le laboratoire de Jacques Mering sur la cristallographie aux rayons X – la photographie 51. Quand il lui est proposé de partir travailler au King’s College de Londres en tant que responsable des structures ADN, ses amis dont le physicien Vittorio Luzzatti, tente de l’en dissuader. « Tu ne trouveras rien » lui dit-on. Elle part cependant tenter sa chance.

© Pascal Gely

Rosalind Franklin n’est pas au bout de ses surprises quand elle arrive à Londres en 1951, dans un laboratoire sous-équipé. Elle retrousse ses manches, crée ses propres instruments et se met au travail dans un climat d’emblée misogyne et agressif, peinant à créer son propre groupe de recherche. Elle partage néanmoins ses connaissances, donne quelques conférences, construit une structure-modèle semblable à une sculpture. Des lumières clignotent sur le plateau au fil des recherches et comme si le spectateur regardait lui-même par le microscope (scénographie Luca Antonucci, lumières Philippe Sazerat). Rosalind est assistée d’un étudiant, Raymond Gosling homme avec qui elle échange mais qui manque aussi de clarté. D’autres chercheurs se lancent dans la course aux résultats et s’allient, essaient de la soudoyer et font régner autour d’elle une grande tension. On lui vole ses clichés, plus tard un rapport confidentiel qu’elle avait déposé auprès du Conseil de financement de la recherche en médecine, pour construire son modèle.

© Pascal Gely

Le texte livre aussi des réflexions philosophiques autour de l’ADN, la signature de la vie « Qu’est-ce que la vie ? La vie aurait donc un sens » pose la chercheuse. « Est vivant tout organisme qui contient de l’ADN… L’ADN peut se répéter à l’infini. » Son enthousiasme, porté par la magnifique comédienne Isis Ravel, devient contagieux, dans une pièce qui mêle un certain suspense sur fond de phallocratie absurde. Le narrateur ferme le spectacle sur Rosalind Franklin dont le travail est à la base de tout, et qui n’a vraisemblablement jamais su qu’on avait volé ses résultats. Elle a poursuivi sa route scientifique dans l’étude de la structure des virus, avant de mourir à l’âge de trente-huit ans.

L’affaire Rosalind Franklin est un très joli spectacle, salutaire et argumenté, intelligent et sans didactisme. Autour de Rosalind, les acteurs tiennent leurs rôles de chercheurs-prédateurs avec justesse et sans caricature (Balthazar Gouzou, Matila Malliarakis, Julien Gallix). Le travail proposé par Elisabeth Bouchaud, de la rencontre entre art et science est un essai très réussi, où justice et justesse se côtoient. Le travail scénique mené sous la direction de Julie Timmerman permet avec simplicité de relater des problématiques scientifiques complexes et de remettre sur le devant de la scène la place de la femme dans le tourbillon de la science dans lequel on s’était efforcé de l’effacer.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2024

Avec : Isis Ravel (Rosalind Franklin) –  Balthazar Gouzou (Vittorio Luzzatti, James Watson) –  Matila Malliarakis (Maurice Wilkins) – Julien Gallix (Raymond Gosling, Francis Crick). Scénographie Luca Antonucci – assistanat mise en scène et chrorégraphie Véronique Bret – lumières Philippe Sazerat – son Mme Miniature – musique Benjamin Laurent – vidéo Thomas Bouvet – Reine Blanche Productions.

Vu au Théâtre de la Reine Blanche, Paris. Les trois spectacles du cycle Les Fabuleuses sont présentées au Festival Avignon-Off *du 3 au 21 juillet 2024, Théâtre Avignon-Reine Blanche, 16 rue de la Grande Fusterie – Exil intérieur à 14h30 – Prix No’Bell à 16h15 – L’affaire Rosalind Franklin à 18h15 – site : www.reineblancheproductions.com – tél. :  04 90 85 38 17.

Tawaf / طواف

Concert avec le duo palestinien Sabîl : Ahmad Al Khatib oudiste et Youssef Hbeisch, percussionniste et leur invité, Vincent Segal, violoncelle – dans le cadre du festival musical Arabofolies, à l’Institut du Monde Arabe.

@I MA-Alice Sidoli

Les trois musiciens présentent sur scène leur dernière composition, qu’ils ont gravée sur un superbe CD portant ce même titre, Tawaf, littéralement, ce qui est lié à un rituel religieux, et qui sort ce jour. Le duo palestinien, Sabîl, Ahmad Al Khatib oudiste et Youssef Hbeisch, percussionniste, ouvre le concert. Ahmad Al Khatib l’introduit de quelques mots annonçant le premier morceau, Maqâm li Ghazzâ / Maqâm pour Gaza en disant qu’il préférerait ne pas avoir à chanter la liberté, ce qui voudrait dire que Gaza vit dans la normalité.

Les modulations et ornementations des motifs mélodiques chantés par le oud dans sa variation des demi-tons, se développent avec persuasion et obstination. Les percussions y répondent, parfois dans un murmure et une spirale de répétition, parfois de manière décidée et incisive. Puis entre Vincent Segal, musicien aux expériences multiples, portant son violoncelle. Ahmad Al Khatib l’accueille et parle du Tawaf qu’ils s’apprêtent à jouer ensemble. Ces compositions sont nées pendant la période du covid, alors que chacun était enfermé sur soi.

@I MA-Alice Sidoli

Le premier morceau, The clock on the wall laisse perler le tic-tac du temps jusqu’à devenir oppressant. Le violoncelliste fait corps avec son instrument, qui apporte son mystère. Le violoncelle est solennel, il joue de sa voix grave et donne des sons continus velours. Le oud dialogue. Ensemble, ils montent dans les aigus puis se suspendent avant de reprendre souffle. Les clochettes offrent leurs sons cristallins. Vincent Segal joue avec archet et parfois sans, fait des pizzicatis, tire ses cordes, tape de son archet la table de l’instrument. Il y a de la vie, de la douceur, des temps qui se règlent et se dérèglent, des instruments qui se cherchent.

Dans le second morceau, 5 little minutes, le oud lance le thème avant que les musiciens ne se répondent avec fermeté, violence parfois et nostalgie, dans les tremblements et chuchotements. Vincent Segal souligne quelques phrasés de ses crotales. Le son s’éloigne et revient. Suit Oriental fantasy où Ahmad Al Khatib parle des deux chemins que les musiciens empruntent, celui de la pratique et celui de la transmission. Vincent Segal tisse la mélodie, le morceau a des inflexions jazz. On se fabrique des images. Vient ensuite Najaf, du nom d’une ville d’Irak située sur la rive droite de l’Euphrate, qui nous mène du côté de la musique soufie au son de la darbouka, marquant les notes venant de loin. Youssef Hbeisch en effleure la peau, le bruit sourd de la percussion enfle, on perçoit comme une marche dans le désert.

S’enchaînent les morceaux, ludiques et profonds, fougueux et retenus. Samai Ghofran, s’accompagne d’une autre darbouka de taille moyenne, pour un morceau joyeux et enlevé, comme une gigue. Baalback ferme d’un geste rapide et avec harmonie ce moment musical intense où les instruments sont en osmose, et les musiciens aux aguets.

@I MA-Alice Sidoli

Vincent Segal reçut le premier prix au Conservatoire de musique et de danse de Lyon avant de prendre de nombreux chemins de traverses, de jouer sur scène ou d’enregistrer avec de nombreux musiciens de haut niveau et de tous horizons comme Papa Wemba, maître de la rumba congolaise, Naná Vasconcelos, de Recife, percussionniste et maître archer de Berimbau, Ballaké Sissoko, magnifique joueur malien de Kora.

La conversation musicale se fait aujourd’hui entre le oud de Ahmad Al Khatib, le violoncelle de Vincent Segal et les percussions de Youssef Hbeisch. Ahmad Al Khatib a appris le oud à partir de l’âge de huit ans, formé par le maître palestinien Ahmad Abdel Qasem. Il s’est plongé dans la musique ancestrale de Palestine, a brillamment suivi un cursus de musicologie et appris le violoncelle occidental classique, en parallèle. C’est un surdoué tant de la théorie que de la pratique et de la transmission. Après plusieurs années passées à enseigner au Conservatoire national de Musique Edward Saïd à Jérusalem-Est – où il rencontre Youssef Hbeisch qui joue darbouka, bendir et riqq – il est contraint de quitter la Palestine. Il publie des ouvrages qui font référence sur l’enseignement du oud et la transcription musicale et a toujours été ouvert à d’autres langages que celui de son instrument. Il travaille en Suède où il s’inspire des musiques traditionnelles scandinaves. Ahmad Al Khatib et Vincent Segal se sont rencontrés au festival Les Suds à Arles, ensemble ils ont préparé l’enregistrement du CD.

Il y a de la rêverie et de la mélancolie dans cet album, des paysages qu’on est invité à imaginer et à traverser, des passerelles à emprunter, des crevasses à sauter. Il y a une musique méditative et fluide comme le sable qui s’écoule de la main. « On sent presque la saveur des grains de raisin croqués en répétition ou la beauté de la montagne qui accueillait l’enregistrement… » écrit Ahmad Al Khatib. Un beau concert programmé dans Arabofolies, un magnifique trio.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2024

Concert du 16 juin à 17h, dans le cadre du festival musical Arabofolies, qui se tient du 13 au 20 juin 2024, à l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed V. 75005. Paris – métro : Jussieu – site : www.imarabe.org – tél. : 01 40 51 38 38 – En partenariat avec Le Bonbon et Tawaf, le CD @ La Clique Production – site : www.laclique-producton.com

Histoire spirituelle de la Danse

De David Wahl, préface d’Angelin Preljocaj – éditions Riveneuve/Archimbaud, collection Pépites – avec un geste graphique de l’artiste France Dumas.

Couverture, dessin France Dumas

C’est un livre malicieux qui se lit d’une traite, quatre-vingt-seize pages, grosse police de caractères, édité dans la collection de livres de poche chez Riveneuve-Archimbaud. L’humour s’y annonce grinçant à en juger le dessin de la première de couverture, réalisé par France Dumas : trois squelettes dansent sur un crâne tout sourire, visiblement une danse macabre. La danse aurait-elle à voir avec la mort ?

Le mot spirituelle du titre, Histoire spirituelle de la Danse dans ses différentes acceptions, reste à définir : ne rien prendre au sérieux ; mieux voir l’essentiel et évoquer ce qui a trait à l’esprit et engage le talent intellectuel et moral ; montrer ce qui est relatif au sacré en se libérant de tout et notamment de soi-même, chaque lecteur en fera sa traduction. David Wahl donne la sienne par une apostrophe Au lecteur : « On raconte qu’il existe deux moyens excellents et éprouvés de connaître la danse. Le premier consiste en la danser. Le second en la contempler. Pour ma part, j’ai dû m’estimer plus malin que tout le monde, car j’ai cru bon de pouvoir la dire… Quant à tenter d’en saisir une dimension spirituelle cela peut sembler encore plus vain. Car assurément, comme le sait tout mystique, le silence seul est capable d’en parler. » Le ton est donné et tout au long de l’ouvrage, l’auteur prend le lecteur par la main.

On entre dans la danse par un épisode significatif et affligeant du rapport entre religion et danse, péché mortel, d’un certain abbé Rochefort qui, à peine arrivé dans sa paroisse sortant frais et moulu de ses études séminaristes, se met à interdire toute danse au village, n’hésitant pas à faire tirer sur la population rebelle. Au fil du temps les interdictions de rapprochement des corps furent multiples. La danse fut d’abord collective avant de se risquer au full contact par la valse, premier scandale hygiéniste. En contradiction avec cet abbé cité ci-dessus, d’autres font valoir que la danse est le langage des cieux. Ora pro nobis !

Et David Wahl se demande sur quoi se fonde cette peur et développe sa thèse et ses références : le corps, motif d’anxiété en Occident ; le trouble de la réincarnation venant de l’Inde ; le corps-prison selon Platon qui dans Gorgias déclare : « Peut-être qu’en vérité notre corps est un tombeau » et plus tard, Plotin qui défend toute reproduction de son visage. L’auteur décline le rapport des philosophes au corps, en tous cas ce qu’ils en disent, avant d’approcher les philosophes chrétiens et on n’est pas déçu du voyage, à commencer par Saint-Bernard prêchant face à ses moines : « Pourquoi la chair se réjouirait-elle… Celui qui vit aujourd’hui demain pourrira. »

Mais les morceaux de choix arrivent avec l’introduction du corps de la femme, dont s’étaient peu souciés les Grecs et les Romains. Odon de Cluny en 932 se charge de leur dissection avec force détails histopathologiques : peau, fluides, sang, viscères. Bref, la femme, coupable de tous les maux des hommes, terrorise. Pour Paracelse, en 1531, « rien n’irrite plus un homme qu’une femme qui danse » et pour Lambert Daneau une vingtaine d’années plus tard, toute femme est une sorcière, et il fait allusion au sabbat des sorcières et à tout ce qui se colporte à ce sujet. Sans oublier ce pauvre paysan égaré, dénonçant la branle satanique à laquelle s’adonnerait sa femme, cette danse de la nuit qui avait terrorisé la ville de Genève en 1544.

Alors, les femmes seraient-elles la seule cause du désarroi des hommes ? pose l’auteur. Il faut se souvenir de Salomé obtenant par sa danse la tête de Jean-Baptiste, ou encore le Bal des ardents où l’élite de la chevalerie française avait péri brûlée vive, au XIVème siècle. Et David Wahl d’analyser que « si la danse de la femme fait apparaître le démon, il semblerait que la danse de l’homme, elle, signalât souvent sa fuite. » Et il fait un détour par la sexualité de l’homme et de la femme, non dénué d’humour, « le sexe a toujours fait rire, c’est un fait bien connu, et le rire nous ramène toujours à la mort. » Puis il montre que « danse et souffrance entretiennent de bien étroites liaisons », en parlant de maladie contagieuse, sorte de danse de Saint-Guy dans l’hystérie collective, et faisant référence aux jeux du cirque et des gladiateurs, premiers arts de la scène. Les condamnés à mort y étaient réellement dévorés par les ours et les premiers chrétiens y tenaient de drôles de rôles.

Le parcours continue et s’intensifie, David Wahl fait un détour par les danses macabres dans les églises, notamment pendant le carême et par les mystiques comme Louise du Néant (!) et ses extases et mère Jeanne des Anges dans ses épisodes de possession, au XVIIème siècle. La convulsion était même devenue spectacle, certaines femmes en faisaient commerce au cours de transes spectaculaires. Pour stopper ces dérives, Louis XIV inventa le métier de danseur par les Lettres du 30 mars 1661 son acte de naissance, et créa l’Académie royale de danse pour former ses propres danseurs d’une part, pour « refonder la danse avec de véritables règles d’écriture et d’exécution » d’autre part. Il créa lui-même un Ballet de la nuit où il paraissait comme un véritable Roi Soleil, d’où son nom. Même Descartes, le philosophe, écrivit en 1648 un ballet, pour son amie la reine Christine de Suède. Voltaire, un siècle plus tard, parle de la danse comme d’un art. « Un art, c’est-à-dire quelque chose que peu font et que beaucoup regardent. » On parle enfin de beauté, d’harmonie et de force vitale. Louis XIV rapprocha aussi la dissection des cadavres humains du théâtre d’anatomie où eurent lieu d’étranges expériences publiques, pour déterminer la frontière entre la vie et la mort.

Le livre se ferme sur l’enfance avec une comparaison entre l’humain et l’animal, « notre enfance étant la plus longue du règne animal » avant d’acquérir la station debout, et confirmant que le corps reçu à la naissance n’est en aucun cas le modèle réduit de notre corps adulte. Par comparaison et en résonance, les travaux de Boris Cyrulnik, font le constat que les enfants sauvages élevés par des louves gardent l’état de quadrupède. « Nous sommes ce que nous avons dansé, et ce que nous dansons encore » conclut David Wahl en faisant l’éloge du pied.

L’air de rien, ce livre est un petit bijou, et si l’on s’exprime à la manière de Riveneuve-Archimbaud, une pépite, du nom de sa collection. Écrivain, comédien et dramaturge, David Wahl fut attaché à plusieurs théâtres dont Le Rond-Point à Paris et Le Quartz de Brest qui lui avait commandé cette Histoire spirituelle de la Danse lors du festival DañsFabrik, en 2015. Il travaille sur l’écriture scénique depuis plus d’une quinzaine d’années, accompagne des metteurs en scène et chorégraphes dans l’élaboration et l’écriture de leurs spectacles et conçoit des expositions. Il côtoie aussi le milieu scientifique dont Océanopolis à Brest et est l’instigateur du concept de causeries qui tente de tisser des liens entre des domaines a priori éloignés comme théâtre et science, recherches savantes et récits populaires. Son Histoire spirituelle de la Danse fut publiée en 2015 chez Riveneuve-Archimbaud, elle est aujourd’hui rééditée dans sa collection Pépites et se situe au carrefour des sciences, de l’histoire, de la philosophie et des arts.

Le chorégraphe Angelin Preljocaj en a écrit la Préface sous le titre Comprendre, détruire, reconstruire. Directeur du Centre chorégraphique national d’Aix-en-Provence, il travaille avec une trentaine de danseurs dans le célèbre Pavillon noir construit par Rudy Ricciotti. Sa dernière création, Requiem(s), vient d’être présentée à Paris – cf. notre article du 15 juin 2024 -. Il résume l’ouvrage en ces quelques mots : « Précis, érudit, drôle, multipliant les références historiques, les coïncidences, les citations, ce livre inclassable ne ressemble à aucun autre ouvrage sur la danse. » Tout est dit.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2024

Histoire spirituelle de la Danse, de David Wahl, préface d’Angelin Preljocaj – éditions Riveneuve-Archimbaud, collection Pépites – avec un geste graphique de l’artiste France Dumas (10,50  ) – site : www.riveneuve.com – email : riveneuveeditions@riveneuve.com

Sur l’autre rive

Variation théâtrale librement inspirée de Platonov d’Anton Tchekhov – traduction Olivier Cadiot, adaptation Joanne Delachair et Cyril Teste – mise en scène Cyril Teste/collectif MxM, à l’Amphithéâtre du Domaine d’O – et film Arte réalisé par Cyril Teste, présenté au Théâtre Jean-Claude Carrière – dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

@ Simon Gosselin

Cyril Teste est un peu chez lui au Printemps des Comédiens où il a présenté plusieurs spectacles au fil des ans, avec son collectif MxM et travaille sur la performance filmique. Il place l’acteur au cœur de ses spectacles et construit des dispositifs alliant image, son, lumière et nouvelles technologies. Sur l’autre rive, qu’il présente cette année est un diptyque dont le second volet est un film. La création du spectacle a eu lieu à Bonlieu/scène nationale d’Annecy en mai, où le collectif est artiste associé. Le travail s’est réalisé parallèlement et avec les mêmes équipes artistique et technique sur la création du spectacle et sur l’écriture et le montage du film. *

@ Simon Gosselin

Le metteur en scène et réalisateur a rencontré Tchekhov grâce à un travail avec Joël Jouanneau dans le cadre des chantiers nomades et depuis plusieurs années creuse son sillon pour rencontrer Tchekhov à travers ses différents écrits – pièces, romans, nouvelles, correspondances etc – approfondissant sa connaissance de l’homme, de son époque et de l’œuvre. Il a mis en scène La Mouette en 2021. « Monter un texte d’un auteur, c’est faire un point ; monter deux textes, c’est tracer une ligne ; monter trois textes, c’est créer des perspectives » dit-il. C’est dans cette dynamique qu’il propose Sur l’autre rive, avec la distance qu’il choisit de garder par rapport à Platonov dont il s’inspire, une pièce restée inachevée, écrite vers l’âge de dix-huit ans en 1878 quand l’auteur s’essaie à l’écriture, qui avait disparu des radars et ne sera publiée qu’en 1923.

Anna Petrovna, jeune veuve volubile et ruinée, invite chaque été un groupe d’amis chez elle en villégiature dans sa maison de campagne et il semble que ce soit la dernière année, la maison ayant été vendue. Parmi ses invités, Platonov/Micha, qui derrière son côté bon enfant se révèle être bonimenteur, arrogant et manipulateur, un personnage ambigu, singulièrement cynique et égotique. Malgré sa charmante épouse, Sacha, il se plaît à multiplier les aventures avant d’être désavoué par l’ensemble de ses amis et de sombrer dans le désespoir. C’est une pièce qui parle d’héritage et de transmission entre générations, de quête de sens, de trahison et d’humiliation. « Tu n’as vécu pour rien, pour personne, ça va mal finir » dit Anna à Micha qui cherche aussi à la séduire. « Qu’est-ce qu’on va laisser ? » dit un autre. La question reste bien d’actualité.

@ Simon Gosselin

Cyril Teste orchestre ce nocturne composé de treize acteurs et d’une trentaine de participants amateurs, donnant ainsi une certaine choralité à l’œuvre pour traduire la fête et l’illusion de la fête. De longues tables recouvertes de nappes blanches sont dressées pour la garden-party, les fleurs sont apportées. Au premier plan, sur la grande ouverture de scène de l’Amphithéâtre du Domaine d’O, un plancher où les convives dansent et déversent sensualité et timidité, lieu où se trament les énigmes amoureuses et les vagues à l’âme, où Micha, grand séducteur, fait des ravages. La musique est en live depuis une petite estrade placée à l’arrière de la scène où le chanteur-DJ donne le ton et l’ambiance.

Deux vidéastes sont mêlés aux convives pour les suivre et capter leurs moindres expressions dans les coins cachés du plateau, images retransmises sur des écrans disséminés sur scène donnant une forme fragmentaire qu’il s’agit de décoder. Le spectateur est à distance des protagonistes et tente de suivre itinéraires et imbroglios des personnages, ne sachant pas toujours qui parle, ni d’où fuse la conversation. « J’ai peur de vivre. Je suis comme une pierre sur la route… La vie, c’est comme un loup » se contentera de justifier Micha avant de disparaître. « On était heureux…Tu ne sortiras jamais de la boue… Je crois que je ne te respecte plus » murmure Sacha.

Image du film

Après avoir vu le spectacle il est passionnant de voir Sur l’autre rive, le film, réalisé avant la pièce, sur la proposition d’Arte, et qui donne de nombreuses clés à l’œuvre foisonnante. On est face à une bâtisse magique entourée d’un jardin plein de charme, Anna en ouvre les volets et se prépare à recevoir ses invités. Il plane sur la maison l’ombre de Jacques Copeau à qui elle appartenait, en Côte d’Or, devenue aujourd’hui lieu de mémoire théâtrale. On y voit les enfants de Sacha et Micha, et on voyage dans les différentes pièces, les couloirs et les chambres, où la mort de Platonov fait sens et devient lisible. Suicide ou rédemption, le final du film est puissant et chargé, avec l’effacement de Micha/Platonov dans la nature. Serge, le gendre d’Anna et ami de Micha éloigne les enfants et ramasse son ami. Le rideau vole. Il y a une grande mélancolie.

On lit dans le film l’influence de Bergman, Tarkovski et Cassavettes dont Cyril Teste s’est inspiré pour créer Opening Night avec Isabelle Adjani sur les coulisses du monde du théâtre, à partir du film réalisé en 1977 avec Gena Rowlands, issu d’une pièce de John Cromwell, créée à Broadway dans les années 1960. Le diptyque film / théâtre fait aussi écho à Patrice Chéreau qui en 1987 avait d’abord adapté Platonov au cinéma sous le titre Hôtel de France, avant de transposer la pièce au théâtre. Le diptyque présenté par Cyril Teste éclaire et donne tout son sens à sa démarche, en prise directe avec le réel, car l’un éclaire l’autre et renforce le processus du metteur en scène dans son positionnement sommes toutes politique et dans les différentes formes qu’il défend.

Le Printemps des Comédiens, ce rendez-vous ardent de la création théâtrale vient de fermer ses portes après trois semaines d’une proposition artistique de haut vol, au Domaine d’O-Cité européenne du Théâtre, à Montpellier et en partenariat dans la ville. Jean Varela qui le dirige depuis une douzaine d’années, a su insuffler une belle vitalité à l’édition 2024 et diversifier les approches esthétiques en ouvrant sur la pluralité des formes, en France et à l’international. C’est un espace qui défend résolument les artistes. Par les temps qui courent, c’est plus que précieux.

Brigitte Rémer, le 24 juin 2024

@ Simon Gosselin

Avec : Vincent Berger, Olivia Corsini, Florent Dupuis, Katia Ferreira, Adrien Guiraud, Emilie Incerti Formentini, Mathias Labelle, Robin Lhuillier, Loui Martin-Ferret, Charles Morillon, Marc Prin, Pierre Timaitre, Haini Wang. Collaboration artistique Marion Pellissier – dramaturgie Leila Adham – assistanat à la mise en scène Sylvère Santin – scénographie Valérie Grall – costumes Isabelle Deffin, assistée de Noé Quilichini – création lumière Julien Boizard – création vidéo Mehdi Toutain-Lopez – images originales Nicolas Doremus, Christophe Gaultier – musique originale Nihil Bordures, Florent Dupuis – son Thibault Lamy – direction technique Julien Boizard – régie générale Simon André – construction du décor Artom Atelier – production Collectif MxM.

Spectacle présenté les 30 et 31 mai, 1er juin 2024, à 22 h, Amphithéâtre du Domaine d’O, 178 rue de la Carriérasse, Montpellier – Film présenté le dimanche 1er juin 2024 à 11h, au Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O – Tram n° 1, arrêt Malbosc – tél. : 04 67 63 66 67. site : www.printempsdescomediens.com  – * Sur l’autre rive, le film, produit par Les Films du Poisson, sera diffusé sur Arte et arte.tv à l’automne 2024.

Sur l’autre rive, spectacle théâtral, en tournée 2024-2025 : Théâtre Nanterre-Amandiers, Centre dramatique national, du 27 septembre au 13 octobre 2024 – Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône, les 17 et 18 octobre – Théâtre du Rond-Point, Paris, du 8 au 16 novembre – Equinoxe, Scène nationale de Châteauroux, le 26 novembre – Maison de la Culture d’Amiens, Pôle européen de création et de production, les 5 et 6 décembre – Les Quinconces, Scène nationale du Mans, du 11 au 23 décembre – La Condition Publique, Roubaix, dans le cadre de la saison nomade de La rose des vents, Scène nationale Lille Métropole Villeneuve d’Ascq, les 18 et 19 décembre – Théâtre des Louvrais, Points Communs, Scène nationale de Cergy-Pontoise/Val d’Oise, du 15 au 17 janvier 2025 – Comédie de Valence, centre dramatique national Drôme-Ardèche, les 22 et 23 janvier – Les Célestins, Théâtre de Lyon, du 30 janvier au 8 février – Le Tandem, Scène nationale, Douai, les 18 et 19 mars – Théâtre Sénart, Scène nationale, Lieusaint, du 26 au 28 mars 2025.

Gaviota (Mouette)

D’après La Mouette d’Anton Tchekhov, dramaturgie Juan Ignacio Fernández, mise en scène Guillermo Cacace (Argentine) – en espagnol surtitré en français, au Domaine d’O/Cabane Napo, dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

© Francisco Castro Pizzo

On est accueilli dans un petit lieu intimiste, la cabane Napo, érigée sur mesure. Ce n’est pas une maison de poupée, nous ne sommes pas au bord d’un plan d’eau, ni sur une branche, ni sur les toits où nichent les mouettes, nous sommes au cœur de la belle nature du Domaine d’O où Guillermo Cacace et sa troupe présentent Gaviota. Le titre est chantant, le récit l’est moins.

On s’installe autour d’une table comme si on allait partager un repas, des verres et des livres y sont encore posés. Cinq actrices devant un micro, comme à la radio, vont créer leur personnage avec fougue et sans bouger de leur siège. On est au théâtre. En avant-propos, le metteur en scène prend la parole, en français, et dit quelques mots sur les conditions du travail théâtral en Argentine sans le soutien du gouvernement, sur l’obligation d’être un lieu alternatif sans concession, un lieu de résistance.

© Francisco Castro Pizzo

La fabrication du spectacle s’est mise en marche à partir de l’année 2020, année de Covid et de solitude. Le metteur en scène venait juste d’amorcer le travail quand le couperet est tombé de ne plus sortir. Ses fondations reposent sur les passerelles entre dramaturge (Juan Ignacio Fernández)  et metteur en scène (Guillermo Cacace), ensemble ils ont cheminé dans l’élaboration du spectacle. Ils ont commencé à pétrir le conte comme une pâte, puis à travailler de manière virtuelle. Guillermo Cacace a choisi cinq actrices pour leur présence magnétique et les a embarquées sur son esquif. Clarisa Korovsky, Macha – Marcela Guerty, Trigorine – Paula Fernandez MBarak, Arkadina – Muriel Sago, Kostia – Romina Padoan, Nina, habitent les cinq rôles principaux d’hommes et de femmes, avec précision et ferveur.

Konstantin Treplev dit Kostia, graine d’écrivain, présente à sa mère, Arkadina, arrivée pour quelques jours dans sa datcha qu’il habite, sa première pièce, écrite pour son amoureuse, Nina, et qu’elle interprète. On est au bord d’un lac, le paysage est idyllique. « Que le soleil descende et que la lune émerge… » dit le texte. Célèbre actrice moscovite, Arkadina est accompagnée de son compagnon, Boris Trigorine, un écrivain connu que Kostia n’apprécie guère, et dont Nina tombe amoureuse, le délaissant. Doublement blessé, et par les commentaires de sa mère sur sa pièce dite « arrogante… mais chacun écrit comme il veut, comme il peut » et par Nina à qui il apporte la mouette qu’il a tuée, et qui le quitte pour l’écrivain, Kostia est au désespoir. Au bord du lac avec Trigorine, Nina s’enquiert de sa potentielle carrière : « Croyez-vous que je puisse être une grande actrice ? » questionne-t-elle. Il répond, dans sa simplicité calculée, ne croire « ni au bonheur ni à la célébrité. »

© Francisco Castro Pizzo

Macha, femme de l’obscurité qui ne sait « ni d’où elle vient, ni pourquoi elle est là » déclare vouloir arrêter de se moquer de sa vie. « On se ressemble tous. Il faut vivre » se raconte-t-elle. Kostia dont « le seul plaisir est d’écrire » a la tête bandée, il a tenté de se suicider. Il demande à sa mère, si peu maternelle, de refaire son pansement, et s’écroule comme un tout petit. Mais elle l’écarte en s’étonnant. « Comment peux-tu rejeter ta mère ? Dans ma famille on a éradiqué l’amour » lance-t-elle. La scène est violente, désespérée.

Le spectacle est rythmé par de magnifiques chansons et se poursuit dans une tension majeure liée à la proximité, comme si l’on recevait les confidences de quelqu’un de la famille. Boris dit son amour pour Nina et lui fait ses adieux, Arkadina qui a compris, est pathétique, ils partent pour Moscou. Nina y part aussi faire son apprentissage en théâtre. Le froid moscovite se ressent par la couverture dans laquelle chacun s’emmitoufle.

© Francisco Castro Pizzo

Le temps a passé, Macha la pessimiste a fini par se marier. Nina réapparaît après deux années où elle a vécu avec Trigorine, eu un enfant, mort tout petit, avant qu’il ne la laisse tomber. Kosia exprime son désespoir, et plus il écrit plus il est triste. « Si je ne te vois plus… » dit-il. « Je ne t’aime plus… » répond Nina qui se souvient de l’oiseau offert. « Je suis une mouette… » chuchote-t-elle. La montée d’un malheur imminent est perceptible. Dans les bras de sa mère, Kosia confesse : « Mère, j’ai l’impression que plus rien ne m’appartient. » Un coup de feu qui claque, puis un cri, ferment la pièce. La respiration se suspend.

Les cinq actrices de haute voltige jouent leur partition dans l’échange ou l’absence des regards, le spectateur joue la sienne, droit dans les yeux et aux aguets. La pièce, concentrée en ces cinq protagonistes, gagne en épaisseur sentimentale et émotionnelle, elle est un substrat, une essence précieuse. Ni dilution ni détournement d’attention, on se suspend aux mots, au moindre geste ou clignement des yeux des actrices, à la moindre respiration, et on retient la sienne. Le chagrin de Kosia dévore, la distance d’Arkadina indigne, l’inconstance de Nina plongeant dans un miroir aux alouettes /aux mouettes déçoit, l’égotisme de Trigorine afflige. On a bien envie de renverser la table devenue ring et de prendre parti.

Avec Gaviota on est face à une partition sensible et dense, un travail d’artisan d’art où Tchekhov n’est jamais loin, où chaque actrice est funambule et recrée un univers de sentiments romantiques et destructeurs avec ses cinq sens mis à nus, dans un dévoilement subtil des émotions. Merci au Printemps des Comédiens de les avoir invités.

Brigitte Rémer, le 23 juin 2024

Avec : Clarisa Korovsky, Macha – Marcela Guerty, Trigorine – Paula Fernandez MBarak, Arkadina – Muriel Sago, Kostia – Romina Padoan, Nina. Dramaturgie Juan Ignacio Fernández – photographie Alejandra Lopez – conception graphique Leandro Ibarra – assistanat à la mise en scène Alejandro Guerscovich –  Production Romina Chepe.

© Francisco Castro Pizzo

Gaviota de Guillermo Cacace, le 30 mai à 19h, les 1er et 2 juin à 19h et 22h – au Printemps des comédiens, Domaine d’O/Cité Européenne du Théâtre, Cabane Napo, 178 rue de la Carriérasse, Montpellier – Tram n° 1, Malbosc – site : www.printempsdescomediens.com tél. : 04 67 63 66 67.

En tournée – 22 au 27 août : Festival Noorderzon/Festival of performing Arts & Society, Groningen (Pays-Bas) – 29 au 31 août : FITT Noves Dramaturgies, Tarragone (Espagne).

Villa

Texte et mise en scène de Guillermo Calderón – spectacle en espagnol (Chili) surtitré en français, en partenariat avec le Théâtre La Vignette/Université Paul Valery, dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

© Pola Gonzalez

Dramaturge, scénariste et metteur en scène de théâtre né au Chili en 1971, Guillermo Calderón a fait des études de théâtre à la Universidad de Chile et au Dell’Arte International School of Physical Theatre en Californie. Il a souvent monté ses propres textes et deux de ses pièces lui avaient assuré une reconnaissance dans son pays ainsi qu’à l’étranger : Neva, écrite et publiée en 2006, sur les premières heures de la Révolution Russe en 1905, et Diciembre écrite et publiée en 2008, sur les dissensions au sein d’une famille face à une guerre opposant le Chili au Pérou et à la Bolivie au XXIème siècle.

Villa + Discurso son diptyque théâtral avait été créé le 16 janvier 2011 au Festival Internacional Santiago a Mil et présenté à Paris en 2012, dans une coréalisation Théâtre de la Ville/Festival d’Automne à Paris. Guillermo Calderón a repris Villa le 11septembre dernier soit cinquante ans après le coup d’État de 1973, dans un lieu servant d’entrepôts, sous les sièges du Stade National. Le Printemps des Comédiens a inscrit le spectacle dans son édition 2024. Dans une forme qu’on peut qualifier de théâtre documentaire, la pièce évoque le devenir de la Villa Grimaldi, centre de détention, de torture, de viol et d’exécution tristement célèbre sous Augusto Pinochet.

© Pola Gonzalez

Au centre du plateau une maquette sous globe et trois jeunes femmes argumentant sur la potentielle mutation du site dont la Villa a déjà été rasée. Faut-il le transformer en sanctuaire mémoriel, en monument national, en musée ou en parc à thèmes ? Faut-il faire silence, laisser ce lieu en friches et en effacer les traces, ne rien faire ? Faut-il reconstruire une Villa ? « Le crime est parfait, il n’y a plus rien » mais tout l’environnement sent la mort. Le débat a toujours lieu dans la société chilienne, et au-delà permet de réfléchir à la transformation de tout lieu mémoriel ; on peut penser à Auschwitz et Birkenau, au Mémorial ACTe de Pointe-à-Pitre, Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la Traite et de l’Esclavage construite sur l’usine sucrière Darboussier, et à tant d’autres lieux.

Les trois actrices qui se trouvent devant la maquette, autour de la table (Francisca Lewin, Macarena Zamudio, Carla Romero) expriment leur trouble et s’empoignent sur le sujet, calmement ou furieusement selon les moments et selon leurs propres réminiscences. Elles cherchent leurs arguments, construisent thèses et antithèses et doivent sortir de la pièce avec un projet consensuel à proposer pour réalisation, elles en ont la charge et déjà l’argent. Elles décrivent le lieu, les rails, les corps jetés à la mer qu’on retrouve flottants, les récifs de rails dans les fonds marins, la piscine des enfants des gardiens, le silence des rescapés.

La mémoire est à vif, les fantômes de la dictature toujours bien présents, l’émotion à fleur de peau. Elles sont les descendantes des femmes torturées et violées, les filles et petites filles de Victor Jara, membre du parti communiste chilien, chanteur et guitariste dont les tortionnaires ont coupé les doigts à la hache avant de l’exécuter. « Je me sens coupable de vivre » dit l’une. Et les trois porteuses d’un projet si complexe tournent en rond, celle qui défend un projet artistique, « l’art peut donner du sens à ce qui s’est passé dans la Villa » celle qui ne veut pas « jolifier » l’endroit, celle qui ne sait plus ce qu’elle voulait et ce que les autres déconstruisent. Elles votent entre elles, mais l’une a troublé le jeu par un mot de la langue Mapuche, on ne sait qui, elles recommencent, revotent, virevoltent, se contredisent, et se perdent.

© Pola Gonzalez

Le texte roule à toute vitesse, partis-pris, passions et déchirements avec. Dans ce contexte, les mots réconciliation ou résilience n’ont guère de sens, le traumatisme est ancré. On le comprend d’autant quand on se souvient de la mort du poète Pablo Neruda le 23 septembre 1973, dix jours après l’assassinat du Président Allende. Pressenti pour la présidence, il s’était désisté en sa faveur, sa mort n’a pas même été élucidée. « Aquí viene el àrbol, el àrbol de la tormenta, el àrbol del pueblo… Este es el àrbol de los libres. El àrbol tierra, el àrbol nube, el àrbol pan, el àrbol flecha, el àrbol puño, el àrbol fuego… Voici venir l’arbre, l’arbre de l’orage, l’arbre du peuple… C’est lui l’arbre des hommes libres. L’arbre terre, l’arbre nuage, l’arbre pain, l’arbre flèche, l’arbre poing, l’arbre feu… » écrivait-il dans son chant Los Libertadores.

Sur scène, rien que les éclats de voix et les déchirements pour évoquer l’Histoire, ce qui dramaturgiquement parlant donne une tendance radiophonique à l’ensemble. Avec Villa de Guillermo Calderón le langage théâtral s’inscrit dans la simplicité et les actrices habitent avec frénésie l’Histoire de leur pays, le Chili, emblématique de tant d’autres. Le théâtre a aussi pour vocation d’être passeur de ces grands et douloureux récits.

Brigitte Rémer, le 18 juin 2024

Avec : Francisca Lewin, Macarena Zamudio, Carla Romero – assistanat à la direction, production : María Paz González – scénographie : María Fernanda Videla – Villa est une coproduction de la Fondation Festival Internacional Teatro a Mil (Chili).

Les vendredi 31 mai à 17h et samedi 1er juin 2024, à 17h et à 20h, au Théâtre La Vignette – scène conventionnée / Université Paul Valery, avenue du Val de Montferrand, Montpellier – Dans le cadre du Printemps des Comédiens – site : www.printempsdescomediens.com – tél. : 04 67 63 66 67.

Liliom ou la vie et mort d’un vaurien

Légende de banlieue en sept tableaux de Ferenc Molnár, adaptation et mise en scène de Myriam Muller – traduction du hongrois par Alexis Maori, Kristina Rády et Stratis Vouyoucas – en partenariat avec le Théâtre Le Kiasma, dans le cadre du Printemps des Comédiens (Montpellier).

© Antoine de Saint Phalle

Ferenc Molnár (1878-1952) est l’écrivain hongrois le mieux connu du début du XXème, même s’il n’acquiert la reconnaissance internationale qu’après la première Guerre Mondiale. Très tôt il comprend sa vocation théâtrale, sa première pièce, Le Diable, est créée en 1907, suivie de Liliom en 1909, pièce en sept tableaux, la plus représentée dans le monde. Max Rheinardt, l’un des pères de la mise en scène, la fait traduire et jouer à Berlin dès 1920.

Un peu polar, un peu poésie, beaucoup tragédie, si on met le propos à plat il touche au problème du patriarcat et de la violence dans les couples, au cœur des débats d’aujourd’hui où se disent à haute voix tant d’abus, d’agressions et de féminicides. Mais chez l’auteur la magie de la fête foraine où s’inscrit l’action est bien là et l’amour aussi, tels que les romans photos auraient pu le dessiner. Le propos est à replacer dans son époque il y a plus d’un siècle, la pièce apporte aussi un certain enchantement et de la féérie.

© Antoine de Saint Phalle

Du haut d’un chapiteau de toile Mme Muscat, propriétaire d’un manège, vante les mérites de son bonimenteur, Liliom, chargé de racoler le client pour son attraction. On est au cœur d’une fête foraine où la concurrence entre manèges semble rude. Dans ses filets, les deux jeunes filles venues pour un tour de manège – sous le regard de la patronne qui a l’autorité et le look d’une tenancière de maison close – Julie et Marie, « bonnes à tout faire » sont déclarées persona non grata. Liliom les aurait frôlées de trop près. S’ensuit une altercation générale où les insultes fusent : « Si jamais tu réapparais dans mon manège, je te flanque une de ces raclées que tu en verras les portes de l’enfer » prévient Mme Muscat à l’adresse de Julie, la plus exposée des deux, la plus amoureuse. La scène mène au licenciement abrupt de Liliom qui s’est mêlé au pugilat et qui sort, grandiose et agressif. « Me plains pas, sinon je te balance un caillou dans la gueule », dit-il à Marie. « Et toi non plus, la boniche » lance-t-il à l’attention de Julie. Marie est fiancée à un soldat qui répond au nom de Balthazar, Julie s’amourache de Liliom qui, derrière son agressivité permanente dégage un certain charme et peut montrer d la douceur. Sa réputation n’est pas un secret, il a fait plusieurs séjours en prison, elle le sait, et elle a bien compris les rapports de pouvoir et d’argent qu’il entretient avec Mme Muscat. Elle connaît son statut de vaurien.

On est au cœur de la misère et d’un milieu défavorisé où les mots manquent pour s’exprimer. Liliom est fruste, son mode d’expression est l’agression. Julie est naïve et sans défense. Une scénographie belle et judicieuse réalisée par Christian Klein occupe la scène, comme la sculpture d’une ville en miniature compressée, ou l’empilement d’un appartement avec bancs, chaises, bureau, lit-cage, placards et armoire, cheval issu d’un ancien manège, trappes et escaliers dérobés, le tout en bois. La structure tourne sur elle-même, tel un manège avec d’un côté l’arrière de la fête foraine, ambiance confettis et paillettes, de l’autre l’habitation où Liliom et Julie sont hébergés, chez Mère Hollunder, une parente à Liliom, photographe. Les lumières de Renaud Ceulemans et les costumes de Sophie Van den Keybu soulignent la fête, son charme et son étrangeté.

© Antoine de Saint Phalle

Harmonicas et guitare accompagnent l’ensemble et la vie en dents de scie suit son cours. Liliom est sans travail, instable et fantasque, mordant et querelleur, âpre et violent avec Julie. Il castagne. Mme Muscat le traque jusque chez lui pour l’aguicher y compris avec de l’argent, sous couvert de le ramener au manège. Il tente de lui extorquer une bague. Entre-temps Julie lui annonce qu’elle attend un enfant et Liliom, sans afficher sa fierté, reçoit la nouvelle comme un coup de poing. Il dégage Mme Muscat et se met à la recherche d‘argent, montant un coup avec Dandy qui le lui avait proposé. Il s’agit de guetter un homme porteur d’une sacoche pleine d’argent – la paye des ouvriers de la fabrique de cuir – qui va passer par un lieu isolé longeant la voie ferrée. Le plan est précis. Ce soir-là, Julie sent le mauvais coup et supplie Liliom de rester, d’autant que son amie Marie, désormais jeune fille rangée, vient lui présenter Balthazar son fiancé bien formaté.

Mais rien n’y fait. Les deux comparses se mettent aux aguets et en attendant l’arrivée de l’homme providentiel, jouent au Black Jack, Liliom à crédit, engageant tout l’argent que doit lui rapporter son braquage. Quand le pourvoyeur de fonds arrive il comprend et tire, les braqueurs se font pincer en flagrant délit. Quand la police débarque, Liliom saisit son couteau et le plonge dans sa poitrine. La scène qui suit, les adieux de Liliom à Julie qu’on est allée chercher, est porteuse d’émotion. Il projette sur l’enfant à venir, ne lâche pas la main de Julie, mais met un point d’honneur à ne pas s’excuser de ses violences. « Dis au petit que j’étais un salaud, dis-le-lui si tu veux » murmure-t-il avant de mourir.

La pièce ne se termine pas là. Dans le septième tableau, Ferenc Molnár envoie les détectives du ciel pour engager un procès au son de la fanfare de Dieu et renvoyer sur terre, une seule journée pour rachat, les suicidés qui le veulent. Liliom accepte le deal proposé qui se réalisera dans seize ans. Seize ans plus tard, quand il entre chez lui, habillé comme au jour de sa mort et le teint bien pâle, sans le reconnaître, Julie et Louise sa fille adolescente, lui offrent une assiette de soupe. La conversation montre d’étranges coïncidences et quand il propose de faire un tour de cartes, elles déclinent. « Qui êtes-vous ? » lui demandent-t-elles, intriguées. « Je viens de loin » répond-il. Le trouble s’empare de Julie. Liliom offre une étoile à sa fille qui la refuse et lui demande de partir. Étrangement elle ne reçoit pas la claque qu’il lui donne avant de s’exécuter. Et sa mère convient que « parfois on te frappe et ça ne fait pas mal. »

© Antoine de Saint Phalle

Myriam Muller met en scène Liliom comme une fable sociale non dénuée de charme et qui fonctionne dans son registre. La théâtralité tourne autour de la scénographie et la direction d’acteurs donne corps aux personnages d’une manière fine et maîtrisée. Galin Stoev en 2014 au Théâtre de la Colline et Jean Bellorini en 2015 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe/Berthier – précédé de représentations au Printemps des Comédiens, deux ans avant – avaient donné leurs lectures de la pièce (cf. nos articles dans Théâtre Cultures du 2 juin 2014 et dans Ubiquité-Culture(s) le 7 juin 2015). La mise en scène de Myriam Muller, artiste associée aux Théâtres de la Ville de Luxembourg et directrice du Théâtre du Centaure depuis une dizaine d’années, a trouvé son propre langage. Le monde marginal de la foire qu’elle évoque, lieu de misère sociale, affective et culturelle donne à ses anti-héros, derrière leur expression rudimentaire, une dimension onirique. Le Printemps des Comédiens la programme, à juste titre, une première en France pour la metteuse en scène.

Brigitte Rémer, le 21 juin 2024

Avec : Mathieu Besnard, Sophie Mousel, Isabelle Bonillo, Manon Raffaelli, Raoul Schlechter, Jules Werner, Valéry Plancke, Jorge De Moura, Rhiannon Morgan, Clara Orban, Catherine Mestoussis. Scénographie Christian Klein – costumes Sophie Van den Keybus – lumières Renaud Ceulemans – vidéos Emeric Adrian – direction musicale Jorge De Moura et Jules Werner – création sonore Patrick Floener – assistant à la mise en scène Antoine Colla – couture Manuela Giacometti – habillage Anna Bonelli et Fabiola Parra – maquillage Joël Seiller et Laurence Thomann – accessoires Marko Mladenovic – production Les Théâtres de la Ville de Luxembourg. Le texte est publié aux éditions Théâtrales.

Les 31 mai et 1er juin 2024 à 20h, le 2 juin à 16h – au Printemps des Comédiens, Théâtre Le Kiasma, 1 rue de la Crouzette / Castelnau le lez – site : www.printempsdescomediens.com – tél. : 04 67 63 66 67.

Les Paravents

Texte Jean Genet, mise en scène Arthur Nauzyciel – dramaturgie Leila Adham – travail chorégraphique Damien Jalet – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

© Philippe Chancel

Genet écrit la pièce en 1957, elle est publiée en 1961 par Marc Barbezat aux éditions de l’Arbalète. Une version édulcorée par Gallimard en 1958 ne verra pas le jour, une autre sera publiée dans les œuvres complètes en 1979. Roger Blin la met en scène en 1966 – quatre ans après les accords d’Évian qui marquent l’Indépendance de l’Algérie – à l’Odéon que dirige Jean-Louis Barrault, dans une grande proximité avec Genet. La pièce avait enflammé l’Odéon*.

La centaine de personnages inscrite au générique de la pièce la rendent difficile à monter et chaque acteur assure de nombreux rôles. Pourtant Berlin en 1961, Vienne en 1963, Stockholm en 1964 la présente. À Londres, Peter Brook dans ses recherches sur le jeu de l’acteur en montre douze tableaux pour quelques représentations en privé, dans une petite salle de quatre-vingts places. Il rejoint les exigences de perfection recherchées par Genet lui-même qui donne des directives très précises : il ne voulait pas d’acteur arabe préférant garder de la distance et prônait grimage et maquillage. « Genet voudrait que les comédiens se préparent comme des acrobates de cirque… » rapportait Brook, allusion aussi au Funambule de Genet, poème d’amour écrit à l’attention de son compagnon, Abdallah. Patrice Chéreau monte Les Paravents en 1983, Marcel Maréchal en 1991.

La pièce traverse l’Algérie coloniale, c’est « une méditation sur la guerre d’Algérie » disait Genet, sur l’oppression et les rapports de pouvoir vus notamment à travers l’armée française et l’OAS – Organisation armée secrète – branche française terroriste et clandestine proche de l’extrême droite pour la défense de la présence française en Algérie. Genet est du côté des opprimés, du peuple algérien et la pièce met en images et en mots ceux qu’il a croisés quand il vivait là-bas. Dans la mise en scène d’Arthur Nauzyciel on se trouve face à un escalier monumental qui barre la scène de bas en haut et de gauche à droite comme un immense mausolée (scénographie et accessoires Riccardo Hernández). Dans cette architecture, le déplacement des acteurs se fait de manière escarpée, incertaine ou aérienne et dans la verticalité, traduction du déséquilibre de cette guerre, de la verticalité du politique et de la domination. L’escalier est aussi un lieu de transition, une évocation de deux grands du cinéma et de l’image : Eisenstein et les marches de la colère dans le Cuirassé Potemkine tourné à Odessa en Ukraine, avec cet escalier du massacre où un landau dévale la pente, ou encore Tarkovski dans Nostalgia.

Apparaît au loin, depuis le sommet de l’édifice, une tête dans le ciel, ou dans les cintres, un tout petit personnage qui finit par prendre corps en descendant l’escalier et se rapprochant de nous. C’est Saïd. « Le ciel est déjà rose. Dans une demi-heure le soleil sera levé… » Harassée et portant une valise pleine de cadeaux sur la tête il est suivi d’une « vieille femme arabe toute ridée », sa mère, venue pour ses noces avec « la plus laide femme du pays d’à côté et de tous les pays alentour. » Elle économise ses chaussures et avance pieds nus, claudicante et défaite, en haillons. « Je vous avais dit de mettre vos souliers ! » dit-il à sa mère. Le langage est rude, la relation aussi. Et l’histoire va principalement se tisser autour de ces trois personnages, les Orties – Saïd (Aymen Bouchou), sa mère (Marie-Sophie Ferdane) et Leïla (Hinda Abdelaoui) dans l’âpreté et parfois l’innommable.

© Philippe Chancel

La pièce a de nombreux contours et détours, de l’implicite à la manière de Genet, qui comme un alchimiste transforme la m…. en or et les mots en épiphanies. Vols et machinations, intrigues, trahisons et lâchetés, sont au cœur du sujet qui mène jusqu’au monde magique et au monde des morts. On est à la fois dans la transcendance et au cœur des bordels qu’affectionne Genet dans sa narration, où les putains sont des déesses et les pleureuses ressemblent à des mouches, ici armées de parapluies – les mouches pour faire la nique à Sartre qui n’avait pas dit que du bien de lui dans son essai Saint Genet, comédien et martyr. « Son autobiographie n’est pas une autobiographie, elle n’en a que l’apparence : c’est une cosmogonie sacrée. »

Les discours des colonisateurs, leurs symboles, bottes, gants, casques, mitraillettes, marseillaises, clairon ; tous les grades, du soldat au sergent, de l’appelé au légionnaire, du lieutenant au général, s’étalent, accrochés à l’escalier comme à la façade d’un pic impitoyable. On dirait des soldats de plomb. Les travestis s’égaient. Il y a Kadija, Warda, Malika, Nedjma, Taleb, Sir Harold et le Banquier, Si Slimane et tant d’autres qui montent et descendent les marches abruptes de cet art brut et minimaliste, entre vols planés, chutes et roulés-boulés dans l’escalier qui finit par devenir le personnage principal de la pièce, tandis que Genet y voyait de grands paravents peints.

© Philippe Chancel

Après l’entracte – le spectacle dure quatre heures – sur écran, un père lit les lettres envoyées de Tlemcen par son fils, médecin et appelé du contingent dans lesquelles il décrivait sa vie là-bas, les paysages et son ennui. On voit un jeune militaire traqué par son lieutenant, on voit des combattants, une vamp, Ommou essayant de protéger Saïd, Naceur. Une très belle séquence entre Saïd et Leïla montre que la fin semble proche. On y perçoit la sensibilité d’écorchée vive de Leïla face à son destin et à la brutalité de Saïd, qui lui dit : « Je veux que le soleil, que l’alfa, que les pierres, que le sable, que le vent, que la trace de nos pieds se retournent pour voir passer la femme la plus laide du monde, et la moins chère : ma femme. » Ce à quoi Leïla lui tenant tête répond avec fougue : « Mais moi je veux – c’est ma laideur gagnée heure après heure, qui parle – Je veux que tu me conduises sans broncher au pays de l’ombre et du monstre… Je veux – C’est ma laideur gagnée minute après minute, qui parle – que tu sois sans espoir. Je veux que tu choisisses le mal et toujours le mal. Je veux que tu ne connaisses que la haine et jamais l’amour…… Je veux – C’est ma laideur gagnée seconde après seconde, qui parle – que tu refuses l’éclat de la nuit, la douceur du silex, et le miel des chardons. Je sais où nous allons Saïd, et pourquoi nous y allons. » SaÏd lui donne un coup de pied, elle dessine à la craie verte un magnifique palmier. On ne la reverra pas. Peu après, on tire sur Saïd comme sur un lapin après les quelques mots solennels qu’il prononce : « À la vieille, aux soldats, à tous je vous dis merde. »

Des cadres blancs descendent du haut, marquant comme une entrée au royaume des morts. Et la mère face à Kadidja déclare : « Saïd ! Il n’y a plus qu’à l’attendre ! » la réponse de Kadidja s’enchaîne : « Pas la peine. Pas plus que Leïla, il ne reviendra. » Tous les personnages remontent l’escalier, lentement, tous les acteurs sont alors sur scène, formant communauté. Saïd et Leïla ferment le ban. Tout en haut et comme pris dans un vertige, tour à tour chacun tombe de l’autre côté du miroir.

© Philippe Chancel

Très chorégraphiée, la pièce fonctionne comme en trompe-l’œil, d’autant avec ce grand escalier. Les corps, déchirés ou cassés, caricaturés parfois, prennent toute leur dimension, agrippés qu’ils sont à l’escalier, comme des araignées à leur toile. Chaque personnage s’inscrit comme sur une portée musicale, solidaires les uns des autres. Pourtant, dans le trio des Orties,  la mère semble bien jeune face à Leïla, emprisonnée dans la cagoule-résille chargée d’effacer son visage.

Genet a beaucoup écrit en prison où il a fait de fréquents séjours à partir de l’âge de quinze ans. Il écrit ses pièces, Les Bonnes en 1947 et Splendid’s à la même période, puis entre 1955 et 1961 Le Balcon, Les Nègres et Les Paravents, parmi de nombreux autres textes. Après le suicide de son ami, Abdallah Bentaga, en 1964, il cesse d’écrire, s’engage chez les Black Panters et soutient les Palestiniens. Il est à Beyrouth au moment des massacres de Sabra et Chatila et rédige Quatre heures à Chatila. Il travaille sur Le Captif amoureux quand il disparaît, emporté par un cancer.

De Jean Genet Arthur Nauzyciel a mis en scène Splendid’s en 2015 avec des comédiens américains, recréé en visio conférence pendant le confinement, pièce qui joue sur le travestissement et trouble les identités. Acteur formé à l’école du Théâtre national de Chaillot d’Antoine Vitez, le metteur en scène dirige depuis 2017 le Théâtre National de Bretagne et son école, à Rennes après avoir été directeur du Centre dramatique national d’Orléans et monté une vingtaine de spectacles. Mettre en scène Les Paravents est un projet ambitieux et semé d’embûches notamment par la multiplicité des personnages dans laquelle le spectateur doit accepter de se perdre. Ils sont un pan de l’Histoire longtemps restée cachée et restituent, par le théâtre, un peu de vérité.

Brigitte Rémer le 18 juin 2021

Avec : Hinda Abdelaoui, Léïla – Zbeida Belhajamor, La servante du bordel, Nejma (une pleureuse), la communiante, Djemila (une prostituée) – Mohamed Bouadla, Ahmed, Nestor (légionnaire), un gardien – Aymen Bouchou, Saïd – Océane Caïraty, Malika, une pleureuse, Preston (légionnaire) – Marie-Sophie Ferdane, La mère – Xavier Gallais, Madani, la voix du mort, le lieutenant, l’académicien – Hammou Graïa, Mr Blankensee, le notable, Si Slimane, le missionnaire – Romain Gy, Le gardien de prison, le soldat 1840, fils de Sir Harold, Roger (légionnaire), le voleur – Jan Hammenecker, Sir Harold, Mme blankensee, Jojo (légionnaire) – Brahim Koutari, Bachir, Pierre (légionnaire) – Benicia Makengele, Kadidja – Mounir Margoum, Habib, le gendarme, le général, Salem, le combattant – Farida Rahouadj, Warda, une pleureuse – Maxime Thébault, Le sergent, le reporter – Catherine Vuillez, La vamp, Ommou – et la voix de Frédéric Pierrot. Assistanat à la mise en scène Constance de Saint Remy, Théo Heugebaert – dramaturgie Leila Adham – travail chorégraphique Damien Jalet – lumières Scott Zielinski – scénographie et accessoires Riccardo Hernández, avec la collaboration de Léa Tubiana – sculpture Alain Burkhart – assistanat sculpture Jeanne Leblon Delienne – son Xavier Jacquot – vidéo Pierre-Alain Giraud – costumes, maquillages, coiffures et peinture des djellabas José Lévy assistanat costumes Marion Régnier – coiffures et maquillages Agnès Dupoirier

Du 31 mai au 19 juin 2024, du mardi au samedi à 19h30, le dimanche à 15h – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, place de l’Odéon. 75006. Paris – métro : Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.eu

*Parallèlement aux représentations, L’Odéon présente, en partenariat avec l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) une exposition sur la création des Paravents en 1966 à l’Odéon alors Théâtre de France, sous la direction de Jean-Louis Barrault, dont des maquettes de costumes et décors du scénographe André Acquart, des courriers envoyés par Jean Genet au metteur en scène Roger Blin pendant la création du spectacle, ainsi que des photos et articles de presse parus sur le spectacle et le scandale qu’il suscita. En regard, l’exposition présente aussi quelques lettres et commentaires de Jean Genet à Patrice Chéreau lors de sa mise en scène des Paravents en 1983, aux Amandiers de Nanterre.

Oui

D’après Thomas Bernhard, traduction Jean-Claude Hémery, adaptation et conception Claude Duparfait et Célie Pauthe, mise en scène Célie Pauthe, jeu Claude Duparfait. À l’Odéon-Théâtre de l’Europe / Berthier.

© Jean-Louis Fernande

Après une première expérience commune autour de Thomas Bernhard – Célie Pauthe et Claude Duparfait avait présenté en 2012 Des arbres à abattre – ils remettent ensemble sur le métier, l’ouvrage. De son côté Claude Duparfait a également mis en scène en 2017 à La Colline L’Origine et La Cave, librement inspiré de l’auteur. Autant dire que Thomas Bernhard le hante.

Oui est un récit étrange, ardent, qui se déroule sur un temps très condensé, quatre mois, où le narrateur, scientifique en panne d’inspiration, est hanté par la femme d’à côté nouvellement arrivée. Son mari, riche homme d’affaires, est venu acheter un terrain et bâtir une maison de béton, dans un coin reculé de la Haute-Autriche. La nature y est sublime, élégante et désoeuvrée comme la jeune femme en manteau de fourrure noire, aussi tranquille que les personnages sont intranquilles, avec une forêt de mélèzes qui devient le personnage principal du récit.

C’est au cours de promenades quotidiennes sur ces sentiers boueux et escarpés qu’ils s’apprivoisent très petit à petit, gardant pourtant chacun son mystère. Elle, la Persane, incarnée à l’écran, par la magnifique Mina Kavani. Lui, seul en scène, perdu dans ses rêveries et refoulements, espérant encore il ne sait quoi. Le spectacle est construit sur ce va-et-vient entre l’image à l’écran et le plateau, deux dimensions qui se complètent à merveille et mettent en face à face deux êtres tourmentés et désemparés autour d’échanges intellectuels sensibles, deux fragilités cristal, deux extrêmes en un chant des ténèbres. « Il nous faut continuer à exister » se disent-ils l’un et l’autre tout en convenant réciproquement que « tantôt nous n’avons besoin de personne, tantôt nous avons besoin de quelqu’un. »

Ils aiment Schumann et le piano, rappelant les lettres amoureuses de Robert à Clara, « Quand j’improvise au piano, ce ne sont que des chorals. Si j’écris, ma pensée est absente de ce que je fais. J’aimerais à dessiner partout en grandes lettres et en accords : Clara », évoquent Shopenhauer et les philosophes, parlent de Vienne et de Paris, Shiraz et Ispahan. Par la Persane, ce « quelqu’un de langue étrangère » il revit et fixe par écrit son souvenir, citant les mots du poète persan Anwari Soheili : « As-tu perdu l’empire du monde ? Ne t’en afflige point ; ce n’est rien. As-tu conquis l’empire du monde ? Ne t’en réjouis pas ; ce n’est rien. Douleurs et félicités, tout passe, Passe à côté du monde, ce n’est rien dit le poète. » Puis c’est un oiseau qui passe et s’installe au cœur de la conversation, en référence au poète Attar. « Souviens-toi du vol… » dit-elle.

© Jean-Louis Fernandez

Puis la relation s’étiole et chacun s’isole dans une sourde dépression. « Cet être m’est devenu étranger » dit-il. Elle, s’efface, au fil de la construction de sa maison-prison dans laquelle elle finit par s’installer, même inachevée, et où un jour il se rend. « Je n’ai pas quitté cette chambre depuis deux semaines » lui avoue-t-elle. Êtres perdus, êtres déçus, « c’est de vous que j’ai attendu ce salut » se risque-t-il à dire. « Ne revenez plus me voir » demande-t-elle.

Il apprit quelques jours plus tard qu’elle s’était jetée sous un camion. « Et aujourd’hui je ne sais plus combien de promenades j’ai faîtes avec elle, mais je suis allé me promener avec elle tous les jours et souvent plusieurs fois par jour, en tout cas je me suis promené plus souvent et avec plus de persévérance avec elle qu’avec aucun être au monde… » Il ne reste qu’un manteau noir accroché à un parapet dont s’est emparé le narrateur, et qu’il a revêtu avant de s’écrouler.

© Jean-Louis Fernandez

Oui est un spectacle dépouillé, comme ses personnages mis à nu. C’est le « oui »  d’un pacte avec la mort dans lequel la Persane s’était engagée. Seuls un fauteuil, un sac et un manteau pour traduire l’attirance autant que l’abandon entre un homme et une femme en déshérence, et en miroir. Quelques notes de piano à peine perceptibles perlent à certains moments. On est face au vertige d’une écriture sensitive et musicale, celle de Thomas Bernhard, moins grinçante que parfois et retransmise par le souffle et le vertige de Claude Duparfait, et par les images habitées et ténébreuses du film, donnant corps à l’être idéal et vital de la Persane, Mina Kavani. C’est un travail sensible, co-adapté et mis en scène en octobre 2023 par Célie Pauthe qui signe avec maestria sa sortie du Centre dramatique national de Besançon, qu’elle a dirigé pendant dix ans.

Brigitte Rémer, le 17 juin 2024

Lumière Sébastien Michaud – son Aline Loustalot – vidéo François Weber – costumes Anaïs Romand – assistanat à la mise en scène Antoine Girard – accompagnement à la scénographie Guillaume Delaveau – cheffe opératrice du film, assistanat à la mise en scène Irina Lubtchansky. Film : avec Mina Kavani et Claude Duparfait – écriture Claude Duparfait et Célie Pauthe – réalisation Célie Pauthe – cheffe opératrice Irina Lubtvhansky – Thomas Bernhard est représenté par L’Arche, agence théâtrale www.arche-editeur.com

Du 24 mai au 15 juin 2024, Théâtre de l’Odéon/Berthier, 1 rue André Suarès. 75017. Paris – métro : Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeaon.eu

Terrasses

Texte Laurent Gaudé – mise en scène Denis Marleau – à La Colline/Théâtre National.

@ Simon Gosselin

En avant-propos dans le dossier de presse, la présentation du spectacle : « Entre élégie et chant polyphonique, Terrasses retrace les événements de novembre 2015 qui ont frappé Paris. Choisissant de ne pas s’inscrire dans une écriture du témoignage mais dans la possibilité d’une poétique, Laurent Gaudé y entrelace les voix chorales de victimes, passants, secouristes, policiers, infirmières, parents, pour construire un chant à opposer à la terreur, célébrer l’humanité restée debout. »

L’auteur s’appuie sur différentes sources – journalistique, historique, politique, littéraire – pour tisser en cohérence avec les événements de ce soir-là, une symphonie de la fureur, de la terreur, de la mémoire et du silence. Il nous conduit sur les différents lieux de la tragédie sans les nommer, avec ceux qui ont fait le drame, ceux qui l’ont vécu, ceux l’ont vu, pétrifiés, de leur fenêtre ou du trottoir d’en face, ceux qui ont cherché des nouvelles de leurs proches, familles et amis, ceux qui ont tenté d’aider, de secourir, d’accueillir, ceux qui ont eu la charge d’alléger les souffrances et de soigner.

@ Simon Gosselin

Dix sections structurent cette évocation où différents destins se croisent. La soirée s’annonçait douce et espiègle, tous venaient avec cette même ivresse de la musique et d’un temps suspendu au bord de l’amitié ou de l’amour. Sur quelques notes de clarinette un chœur de femmes où chacune se réjouit d’une soirée à venir et qui s’y préparent. L’une a programmé le concert avec sa sœur, l’autre attend son amie de Barcelone, une femme part contre l’avis de son époux alors que sa petite fille dort, une autre fête ses trente ans. En quelques secondes tout bascule, la soirée se métamorphose en un trou noir, absolu, irréparable.

Les terrasses d’abord puis la salle de concert. Les récits titubent et se mêlent. Les tirs commencent avec une détermination aveugle et dans la déraison de la roulette russe. Celle ou celui qui fortuitement se trouve là, devient cible. « Il est là. Le Hasard. Il s’avance, descend la rue de son pas irrégulier, murmurant entre ses dents une chanson au refrain effrayant : « Toi, oui. Toi, pas. » Mais qui l’entend pour l’instant ? Qui se doute qu’il est venu pour régner et que c’est lui, désormais, qui va décider de nous, décider de tout. Le hasard a pris possession des rues. » La mort frappe un premier carrefour, puis un second, les tireurs se croient tout-puissants, indestructibles.

@ Simon Gosselin

Après les terrasses, la salle de concert. Quand ils sont entrés personne n’a compris, beaucoup dansaient. Ils sont montés sur scène et du haut de ce mirador ont tiré à l’aveugle. « La mort a ralenti le temps, raconte un rescapé, à chaque rafale, je sais que des gens meurent. » Quand les policiers entrent, avant même la Brigade de Recherche et d’Intervention, ils décrivent une scène de guerre, une apocalypse. Leur but premier fut de neutraliser les tueurs, d’agir vite en mesurant le risque. Dans une froideur obligée, accompagnés d’un médecin, les policiers ont fait le tri des vivants et des morts. Et dans l’urgence de sauver des vies « ont regardé les plaies, pas les visages. » Le médecin qui agit sans pouvoir soigner dit de ces moments : « ils définiront ma vie. » Derrière, les lumières de la ville qui s’affichent sur écran, une course contre la montre s’est engagée pour sauver ceux qui pouvaient l’être, dans cette longue nuit d’appels et de cris.

@ Simon Gosselin

Ceux qui témoignent après en avoir miraculeusement réchappé, hébétés d’être en vie, racontent leur tentative pour « aller vers le pire ou vers la sortie » en enjambant les morts. « Ils nous ont tués comme du bétail… Je fais ce qu’on me dit, je suis sans réaction. » Dans la confusion qui s’est emparée de tous, il y a les familles et les amis qui cherchent leurs proches, les téléphones qui sonnent dans le vide, le silence absolu à respecter pour éviter d’être repéré, l’amoncellement des corps sans vie ou dans leur dernier souffle. Il y a ces parents qui cherchent désespérément leurs enfants et ce père défait : « C’est dans une cour intérieure que tu es morte, il m’a fallu des mois, pour réaliser. » En écho, « Julie, une jeune femme que je ne connaissais pas est morte dans mes bras. » La solidarité s’est organisée, et dans les hôpitaux les équipes médicales se sont affairées, toutes les infirmières ont été rappelées. Deux jeunes pompiers, Quentin et Anne, ne s’en remettent pas, ils ont le même âge que la plupart des jeunes qui gisent là. Quand vient l’heure des listes et du bilan, la douleur redouble.

Ceux qui se relèvent se demandent s’ils ont été chanceux ou damnés et tentent de mettre des mots sur l’indicible « Je suis née là où je suis morte cette nuit-là. » « Si l’enfer existe, nous y sommes. » Face à nous, tous sont en scène, comme en un chœur final pour honorer la mémoire des absents.

Denis Marleau, qui met en scène un autre texte de Laurent Gaudé visible au même moment, à La Colline, Le Tigre bleu de l’Euphrate*, a choisi une extrême simplicité dans la forme chorale imprimée au spectacle. Il table sur le côté collégial pour cet événement tragique aujourd’hui ancré dans la mémoire collective. Ce récit d’ensemble, polyphonique et douloureux, dit les choses, sans les alourdir, ni les affaiblir. Il donne trace, dans une poétique à hauteur de la tragédie et respectueuse de l’anamnèse, rendant hommage aux absents-présents. On est aux frontières du récit, du témoignage revisité et pourtant si réel, de l’absurde, de l’arrachement.

13 novembre 2015, Le soleil s’est noyé dans son sang qui se fige… Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir ! Quelques mots de Baudelaire à la mémoire de ceux qui sont devenus poèmes.

Brigitte Rémer, le 13 juin 2024

@ Simon Gosselin

Anastasia Andrushkevich* Une voix de femme dans la fosse, Une qui fait la morte – Marilou Aussilloux Toi – Sarah Cavalli Pernod La sœur jumelle – Orlène Dabadie* Forces de secours et de l’ordre dont Amélie, jeune pompière – Daniel Delabesse Le médecin, Un voisin à la fenêtre – Axel Ferreira* Le jeune homme qui tombe, Un garçon qui a poussé dans la foule, Le dernier otage – Charlotte Krenz La jeune mère de Lila – Marie-Pier Labrecque L’infirmière – Jocelyn Lagarrigue Le commissaire, Le père de Julie – Victor de Oliveira L’homme de la colonne Ramsès, Un client au restaurant – Alice Rahimi Moi –  Lucile Roche* Celle qui se cache sous un corps, Jeune femme qui appelle elle-même ses parents, Une otage – Nathanaël Rutter* Forces de secours et de l’ordre dont Quentin, jeune pompier – Emmanuel Schwartz L’homme spécialisé dans les sinistres – Monique Spaziani La mère des jumelles – Madani Tall Mathieu, qui reçoit le dernier souffle de Julie – Yuriy Zavalnyouk Gabriel le père de Lila, L’homme des appels d’urgence –  toutes et tous donnent également voix aux différents chœurs. *de la Jeune troupe de La Colline.

@ Simon Gosselin

Scénographie, vidéo et collaboration artistique Stéphanie Jasmin – musique originale Jérôme Minière – lumières Marie-Christine Soma, assistée de Raphael de Rosa – costumes Marie La Rocca, assistée d’Isabelle Flosi et de Claire Hochedé – maquillages et coiffures Cécile Kretschmar, assistée de Mityl Brimeur – montage et staging vidéo Pierre Laniel – design sonore François Thibault – conseil chorégraphique Stéfany Ganachaud – assistanat à la mise en scène Carol-Anne Bourgon Sicard et Sérine Mahfoud – assistanat à la scénographie Marine Plasse – fabrication des accessoires, costumes ateliers de La Colline – construction du décor ateliers de La Colline en collaboration avec Hervé Cherblanc. Le texte a été publié le 10 avril 2024 aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 15 mai au 9 juin 2024, à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www. colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

*voir notre article du 16 juin 2024