Au bord de la guerre – Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil à Kyiv

© Artem Galkim

Film documentaire de Duccio Bellugi-Vanuccini et Thomas Briat – Zadig Productions, Le Théâtre du Soleil et Bel Air Media – Avec la participation de France Télévisions.

Espoir, Vie, Art, Solidarité, sont les mots-clés de cette École nomade proposée par Ariane Mnouchkine, fondatrice et directrice du Théâtre du Soleil, à Kyiv, en mars 2023, alors que la guerre fait rage en Ukraine. « Nous avons une arme de vie, c’est le théâtre » dit-elle. La metteuse en scène a toujours mêlé création et transmission, réalisation et apprentissage. Une quinzaine d’acteurs de sa troupe ont librement choisi de l’accompagner, elle leur explique le projet.

Le film les montre à leur arrivée. Ariane explique la procédure de descente aux abris, en cas d’alerte. La troupe a rendez-vous au Théâtre de l’Opéra de la Jeunesse, à Kyiv avec une centaine de comédiens ukrainiens de tous âges, amateurs ou professionnels, élèves du Conservatoire d’État de Kyiv ou conservatoires d’autres villes, autour de la notion d’improvisation. Pendant douze jours, ils ont partagé cette aventure artistique et humaine unique, dans l’engagement politique et artistique d’Ariane Mnouchkine, comme elle l’a fait tout au long de sa carrière et de sa vie : « La démocratie doit être défendue, les Ukrainiens doivent se défendre. S’ils perdent, nous perdons » dit-elle.

© Artem Galkim

Elle accueille les comédiens ukrainiens en déclarant : « J’espère qu’on va devenir une île de joie, de confiance, de partage » et elle définit l’École nomade comme « le partage d’une pratique, un lieu où danser de l’intérieur. » Les acteurs sourient. Et Ariane lance le jeu. Elle propose trois musiques et demande d’imaginer des situations. Armée d’un micro, elle est au pupitre et intervient avec force, cherche à convaincre, propose des directions, demande à refaire. « Cherche le petit pour trouver le grand » suggère-t-elle.

Des discussions autour des actions et scènes proposées s’engagent. La traductrice s’active. Ariane est aux aguets. « Comment êtes-vous devenu acteurs ? » demande-t-on à un comédien du Soleil. Et il explique Kaboul, Pondichéry, la rencontre avec le travail d’Ariane. « Jouer c’est recevoir » dit-elle. « Cette rencontre avec vous nous donne beaucoup d’espoir » enchaîne une Ukrainienne. On les suit séance après séance créant des situations, construisant des scénarios, s’apostrophant, mettant le corps en action. La guerre est en sous-teinte dans toutes les propositions et beaucoup font face à des sentiments contradictoires. « Je suis un peu perdue » dit une jeune femme, « la haine, l’amour… »

© Artem Galkim

Dans les pauses, c’est sur leur vie en temps de guerre que s’expriment les comédiens. Pour l’une, « la guerre c’est la douleur. Tout est mélangé. » Une autre explique le difficile au revoir à sa mère, restée avec sa grand-mère qui ne marche plus. Rozlan revient de la ligne de front, près de Doniesk. L’une raconte les ateliers de couture auxquels elle participe pour fabriquer les uniformes destinés aux soldats. « Avec Le bruit des sirènes…j’ai arrêté de penser » dit un autre. À la question « Quel sens a le théâtre en temps de guerre ? » vient la réponse : « Se sentir vivant. »

« Beaucoup de gens qui faisaient un métier artistique sont partis sur le front. Ils ont profondément changé. Au retour ils ne savent plus qui ils sont. » Et ils reparlent de Maïdan, ce soulèvement en 2014, leur président parti vers la Russie, eux, tournés vers l’Europe. « Les soldats sont sur le front, nous, par le théâtre, on bâtit la nouvelle Ukraine. » Les improvisations s’élaborent, s’approfondissent. C’est la découverte d’autres méthodes de travail qui les capte loin de Stanislawski, leur maître unique. « On travaille sans connaître la fin » dit l’une d’entre elles. Ariane les pousse dans leurs retranchements et demande de travailler l’opposition, la dérision, la contradiction. « Qu’est-ce que vous avez senti ? » demande-t-elle ensuite à un groupe, agressé. A les voir sur le plateau on se demande où ils puisent encore leur énergie.

© Artem Galkim

Des images du désastre de la guerre sont montrées sans complaisance dans le film. La musique est sensible. « Après la victoire on recommencera » dit un comédien. « Vous avez choisi un art, le théâtre, qui est indestructible » rassure Ariane. La définition qu’elle avait donné du comédien lors d’une rencontre avec des étudiants, en France, est très éclairante : « Un comédien, comme tout artiste, est un explorateur ; c’est quelqu’un qui, armé ou désarmé, plus souvent désarmé qu’armé, s’avance dans un tunnel très long, très profond, très étrange, très noir parfois, et qui, tel un mineur, ramène des cailloux : parmi ces cailloux, il va devoir trouver le diamant et surtout le tailler. »

Vient la fin de ce temps de partage, les petits signes et cadeaux échangés, les chants ukrainiens, offerts, les remerciements, profonds. Le discours final d’Ariane, très émue… « On se reverra, ici ou là » dit-elle. Douze jours de partage et vibrations. Cinquante-neuf minutes de film, belles et généreuses. Deux ans de guerre, aujourd’hui même.

Brigitte Rémer, le 24 février 2024.

© Artem Galkim

Documentaire (2023, inédit) – durée 59 min – Un film écrit et réalisé par Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat – Image Thomas Briat et Duccio Bellugi-Vannuccini – Montage Pierre Haberer – Musique originale Eric Daniel, Arnaud de Boisfleury,  Carlos Bernardo – Zadig Productions, Le Théâtre du Soleil et Bel Air Media – avec la participation de France Télévisions.

Ce documentaire a été diffusé vendredi 16 février 2024 sur France 5 – à voir et à revoir sur www.france.tv

Mr. Slapstick

Chorégraphie Pedro Pauwels et Jean Gaudin – interprétation Pedro Pauwels – dans le cadre du Festival Faits d’hiver, à Micadanses.

© DR P. Pauwels

On ne sait d’où il arrive, ni où il court, s’il est poursuivi ou s’il poursuit, s’il a peur ou s’il fait peur. Il saute deux vagues de lumières intermittentes, traverse la diagonale du plateau comme celle du fou, à toute allure, se suspend, disparaît en coulisses avant de ré-apparaitre glissant à petits pas, mains dans les poches, là où on ne l’attend pas.

Pedro Pauwels est M. Slapstick, d’un mot qui se traduit par genre comique, traditionnellement basé sur la chute et le burlesque, et qui pourrait évoquer la Commedia dell’arte. Il en a la ruse et l’ingéniosité, il en a la distance et pose les pieds dans les pas de Buster Keaton, star du cinéma muet des années 20, avec le sérieux d’un pape.

Pedro Pauwels et Jean Gaudin ont chorégraphié la pièce à quatre mains, Pauwels l’interprète. Il ne cherche à aucun moment la copie du grand archétype du burlesque mais crée avec grâce et maîtrise son propre personnage en une écriture singulière au plateau. Comme Keaton, il est l’homme qui ne rit jamais et se plait à nous surprendre. Il se présente souvent de dos, comme s’il regardait avec nous, spectateurs, un film sur un écran qui n’existe pas. On est dans l’illusion la plus pure. Il regarde. Il rêve.

À l’avant-centre de la scène, une chaise d’or nous tourne aussi le dos. Objet tabou ou bien objet sacré, le danseur la tient à distance ne lui lançant pas même un regard. Toute la dramaturgie consiste en l’approche de cet infranchissable objet/obstacle qu’il finira par effleurer, chevaucher puis haranguer avec vigueur, à la fin de la pièce.

Le plateau est magnifiquement épuré, les lumières traduisent une ambiance en noir et blanc avec laquelle Pedro Pauwels joue, parfois dedans parfois dehors, comme il joue avec la musique au cœur de laquelle il est aussi le chef d’orchestre. Il dialogue avec l’espace, debout, ou dansant au sol entre jeux de jambe et glissements, avec accélérations et décélérations. Il cultive le déséquilibre, rampe, comme sur ressorts, devient quelques instants automate, s’évade par quelques pas feutrés latéraux, reprend de face les gestes qu’il a esquissés de dos. Il a des déhanchés à nul autre pareil et se disloque.

Pedro Pauwels a créé sa compagnie en 1991 après avoir été formé au Centre de danse international Rosella Hightower à Cannes et avoir intégré le Jeune Ballet international de Cannes. Il a rencontré de grands noms de la danse comme Dominique Bagouet, Mathilde Monnier, Peter Goss et bien d’autres et il a créé de nombreuses pièces de styles très divers. Sa pièce emblématique, « Cygn etc… » inspiré de La Mort du cygne, chorégraphiée par neuf artistes en 2000, tourne toujours.

© DR P. Pauwels

Il crée aujourd’hui et interprète un M. Slapstick des plus expressifs, personnage introverti mais téméraire, un peu fou, un peu clown, flottant dans l’absurde, en lutte contre l’ombre d’une chaise, son combat avec l’ange. Il a l’art de la discordance, de la désarticulation et de la désynchronisation, passe de rythme à contre-rythme et de pause à arrêt. Sa belle énergie le mène d’un humour pince-sans rire aux frontières de la tragédie, comme Keaton dans les films où il se dédouble et qui sont aussi du théâtre et de la danse.

Chorégraphie Pedro Pauwels et Jean Gaudin, interprétation Pedro Pauwels – regard artistique Marcos Malavia – création lumière Emmanuelle Staüble – scénographie Jean Gaudin et Pedro Pauwels – création costumes Pedro Pauwels – production Association Pepau.

 

Vu le 7 février 2024, à Micadanses-Paris, 20 rue Geoffroy Lasnier. 74004 – métro : Pont-Marie. – site : www.faitsdhiver.com

Brigitte Rémer, le 19 février 2024

Light Will Win / La lumière l’emportera

Victor Sydorenko Forced disorientation (the Flashes of Black Earth series) © br

L’Académie Nationale des Arts d’Ukraine a présenté – lors de la 120ème édition du Salon d’Automne qui s’est tenue du 18 au 21 janvier 2024 à la Grande Halle de La Villette – les œuvres d’artistes ukrainiens pendant la guerre sous le titre La lumière l’emportera. Natalia Shpytkovska en est la commissaire.

Dans une guerre qui engage la sécurité de l’Europe et du monde et l’agression de la Russie en Ukraine depuis maintenant deux ans, la puissance de l’Art et de la Culture est réaffirmée par le Président de l’Académie Nationale des Arts d’Ukraine, Victor Sydorenko, dans un texte intitulé Inspired by the Victory/Inspiré par la victoire, qui a valeur de Manifeste : « C’est la culture et l’art, en tant que motivations fondamentales de la défense de l’État et moyens d’assurer la capacité de défense spirituelle de l’Ukraine, tout autant que les armes, qui constituent un tandem nécessaire pour témoigner du caractère unique de la place de l’Ukraine dans le monde, de sa capacité à résister aux influences et ingérences extérieures. Nous croyons que la lumière va gagner ! »

Oleksandr Dubovik, Apocalypse (peintures) et Andriy Bokotey Kidnapped (Defender) (sculpture) © br

Une délégation représentant 16 artistes de l’Académie Nationale des Arts d’Ukraine a été reçue lors de cette édition du Salon d’Automne. Leurs œuvres présentées mêlent les travaux d’artistes renommés et ceux de jeunes artistes dont le travail est en lien avec la violence de la guerre. Ces artistes continuent de créer et de soutenir l’esprit de la nation ukrainienne. Elles sont signées de : Andriy Bokotey, Yuriy Vakulenko, Oleksandr Dubovik, Dmytro Kozatskyi, Anatoliy Kryvolap, Kateryna Lisova, Pavlo Makov, Liubomir Medvid, Anatoliy Melnyk, Serhiy Mykhalchuk, Anastasiia Podervianska, Mykhailo Rai, Sergei Sviatchenko, Victor Sydorenko, Tiberiy Szilvashi, Maryna Skugareva, Oleg Tistol.

Natalia Shpytkovska, commissaire de l’exposition a cherché les oeuvres qui montraient les pensées et les espoirs de chacun, pour redonner des forces à tous, et pour que l’esprit de l’Ukraine demeure, à travers l’art et la lumière, et Victor Sydorenko, s’est exprimé sur le sujet en donnant une conférence.

C’est par le soutien de Lady Dewi Sukarno, née à Tokyo et femme du président Sukarno – elle qui a connu la guerre et quarante ans d’exil, et qui a fondé en 2005 Earth Aid Society Foundation – que les œuvres ukrainiennes ont pu transiter par Paris et être accrochées au Salon d’Automne. Une superbe initiative, comme toute celles qui permettent d’affirmer haut et fort l’identité ukrainienne.

Victor Sydorenko, An inside look or metamorphosis of reality © br

L’art d’aujourd’hui en quête de sens et de valeur, se traduit directement dans les réalisations contemporaines qu’on peut voir au Salon d’Automne. Light Will Win témoigne d’un art engagé et tourné vers le monde, et l’Ukraine de demain inscrit ses blessures dans la mémoire collective, alors même que la guerre se poursuit.

Brigitte Rémer, le 16 février 2024

Light Will Win, au Salon d’Automne, Grande Halle de La Villette, 211 avenue Jean Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : 01 40 03 75 75 site : lavillette.com

Official message from the President of the NAA of Ukraine/ Académie Nationale des Arts d’Ukraine : https://advisory.artcult.org.ua/the-light-will-win/#custom-3 -: https://www.salon-automne.com/fr

Farben

Spectacle pour marionnettes, ombres et dramaturgie sonore – texte Mathieu Bertholet – mise en scène Cécile Givernet et Vincent Munsch, Compagnie Espace Blanc – au Théâtre Le Mouffetard.

© Simon Gosselin

1er mai 1915. Un coup de feu claque. Sur le gazon frais d’une villa apparemment paisible le sang se mêle à l’eau. Clara Immerwahr met fin à ses jours, elle a quarante-quatre ans. Elle fait récit de son histoire en même temps qu’elle permet d’entrer dans l’Histoire, en remontant le temps. On suit les mouvements et couleurs de sa mémoire, les pages du calendrier accroché au ciel du théâtre s’effeuillent une à une, et s’envolent au vent.

1889, à Breslau, capitale de la Silésie alors rattachée au royaume de Prusse – actuelle Wroclaw, en Pologne -. On suit le destin de Clara Immerwahr, charmante et talentueuse jeune femme alors âgée de dix-neuf ans, passionnée de chimie. Elle raconte sa jeunesse, heureuse, les cours de danse, les expériences sur le soufre qu’elle fait toute jeune chez son oncle et sa tante, sa passion pour la recherche – le soufre, à la fois réparateur de l’ADN et nécessaire à la fabrication des tissus conjonctifs, à la fois particulièrement toxique et entrainant la mort par œdème pulmonaire -, sa rencontre avec un brillant chimiste âgé de dix-huit ans, Fritz Haber, juif allemand comme elle, alors qu’elle en a quinze et qu’elle épousera plus tard, en 1901. Son destin est tracé, elle sera chercheuse, elle est d’ailleurs la première femme à recevoir un doctorat de l’université de Breslau, le spectacle la montre passionnée, forcenée même de chimie, marchant dans la neige pour aller prendre ses cours à l’Université.

© Simon Gosselin

On suit l’évolution de leurs découvertes, la contribution de Clara aux travaux de son ambitieux époux, sans reconnaissance, ou plutôt sa mise à l’écart et la manière dont il la gomma du paysage de la recherche, dès 1902. Cette année-là, elle met au monde leur fils, Hermann, après une grossesse difficile et la nécessité de rester plus disponible à l’enfant. La pression sociale aidant, officiellement, elle disparaît des radars. Philosophiquement et moralement, Clara se positionne à l’opposé des expériences de Fritz Haber qui devient un fervent partisan de l’effort militaire allemand et joue un rôle important dans le développement des armes chimiques. Elle, n’a pour objectif, que de mettre la science au service de l’humanité et fait l’impossible pour le dissuader de poursuivre ses recherches dans cette direction, qu’elle juge criminelle et contraire à toute éthique scientifique. Au nom des intérêts supérieurs de son pays, Fritz n’entend pas et teste ses gaz toxiques pour la première fois en Flandres, le 22 avril 1915 pendant la Première Guerre mondiale. À son retour, le 1er mai 1915, elle prend dans sa poche le pistolet de service et le retourne contre elle – version officielle, et sans autopsie -. Retour sur la première image du spectacle.

© Simon Gosselin

La pièce de Mathieu Bertholet – qui n’en est pas à son coup d’essai dans son rapport à l’Histoire – se compose de cent-vingt-quatre scènes courtes. Il construit la biographie fragmentaire de Clara Immerwahr en entremêlant différents niveaux de lecture, émaillés de séquences complémentaires qu’il appelle Miniatures et qui peuvent s’ajouter ou non à la mise en scène. Cécile Givernet et Vincent Munsch, les co-metteurs en scène, en ont intégré une dans leur dramaturgie, La litanie. On y trouve le décompte des morts ainsi que la liste des drames dus à la science et au progrès technique, au fil du temps. Le passage au plateau de ce texte aux reliefs irréguliers n’est donc pas des plus simples et sa mise en action passe ici par différents médiums : jeu de l’acteur, techniques diverses de marionnettes, petites ou géantes, masques, jeux d’ombres, couleurs et images. Ce qui pourrait être considéré comme des entre-deux appelle d’une part les écritures sonores et musicales magnifiquement travaillées (Vincent Munsch et Kostia Cavalié) entre pièces de piano, bruit des bombes et jets de gaz, donnant du souffle et du rythme à l’ensemble ; cela permet d’autre part le passage d’une technique à l’autre dans l’installation du tableau suivant. On est face à un travail d’horlogerie dans lequel s’inscrivent les acteurs, qui sont à la fois dedans et dehors, et qui orchestrent une multiplicité d’actions.

© Simon Gosselin

La scénographie (signée Jane Joyet) inscrit par ailleurs différents espaces et niveaux par des tables et tréteaux qui se dressent et disparaissent, emportés par les acteurs ; un mur de biais en fond de scène ; un petit castelet à la fenêtre ; l’environnement de l’oncle et de la tante, petites marionnettes de bois finement sculptées, installés sur une table dans un jeu d’échelles intéressant face aux acteurs (réalisation des marionnettes Amélie Madeline) ; l’immense militaire, ombre parmi les ombres de la guerre ; et les lumières (de Corentin Praud) qui renforcent et cisèlent une atmosphère d’inquiétude qui va crescendo. En contrepoint, on entre dans les rêves de Clara qui chevauche les anges et se traduisent en couleurs – Farben, signifiant couleurs -. À l’opposé, la récurrence du masque à gaz inscrit les gaz toxiques et les destructions chimiques, comme fil conducteur de la vie de Fritz et de Clara.

La tonalité du spectacle s’inscrit dans les gris de la guerre et des uniformes, le noir pour les acteurs, (costumes Séverine Thiébault), excellents acteurs qui accompagnent les figurines : Brice Coupey, Cécile Givernet, Honorine Lefetz, Blue Montagne. Il y a une grande précision et maîtrise, beaucoup de vibrations dans leurs déplacements chorégraphiques ; et les deux protagonistes, interprétant Clara et Fritz sont particulièrement virtuoses dans le glissement entre texte et manipulation. La réalisation de leurs doubles marionnettiques, le cerceau visible de la robe de Clara, la jambe de Fritz laissant apparaître l’armature de la marionnette, donne une lecture possible d’inachevé, comme la vie de Clara, qui s’arrête net.

© Simon Gosselin

Cécile Givernet et Vincent Munsch ont fondé la Compagnie Espace Blanc en 2016 et défendent un travail exigeant avec une attention particulière portée aux écritures contemporaines, mêlant marionnettes, ombres et matériel sonore, recherches visuelles et musicales. Ils ont présenté Médée la Petite en 2017, Adieu Bert en 2018, Hématome(s) en 2020 et Les Quiquoi et le chien moche dont personne ne veut en 2022. Ils co-dirigent depuis 2021 le Théâtre Halle Roublot / Lieu-Compagnie Missionné pour le Compagnonnage, à Fontenay-sous-Bois. Avec Farben, ils nous mènent au coeur d’un récit onirique, avec sensibilité et virtuosité, et nous font traverser différentes temporalités et réalités. Au-delà, ils interrogent la place des femmes dans les sciences, et la responsabilité éthique et sociale des chercheurs, des thèmes encore bien contemporains.

Brigitte Rémer, le 10 février  2024

Avec : Brice Coupey, Cécile Givernet, Honorine Lefetz, Blue Montagne – scénographie Jane Joyet – marionnettes Amélie Madeline – costumes Séverine Thiébault – univers sonore : Vincent Munsch et Kostia Cavalié – création lumière Corentin Praud – régie son Kostia Cavalié – onstruction décor ESAT Plaisir, Vincent Munsch, Corentin Praud, Jane Joyet. Production Théâtre Halle Roublot / Cie Espace Blanc – coproductions : Théâtre Jean-François Voguet – Fontenay-sous-Bois / Théâtre à la Coque – CNMa / Théâtre de Laval CNMa / Le Mouffetard – CNMa, Festival Marto. En tournée : 1er février et 2 février 2024 à 20h, à Fontenay-en-Scènes / Théâtre Jean-François Voguet de Fontenay-sous- Bois – 11 mars 2024, Théâtre Jean Arp, à Clamart, dans le cadre du Festival MARTOFarben, de Mathieu Bertholet, est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 17 au 27 janvier 2024 à 20h, le samedi à 18h, dimanche à 17h (+ une représentation à 14h30 jeudi 18 janvier) – Théâtre Le Mouffetard / Centre national de la Marionnette, 73 rue Mouffetard. 75005. Paris – métro : ligne 7 Place Monge, ligne 10 Cardinal Lemoine – tél. : 01 84 79 44 44 – site : www.lemouffetard.com

Cellule

Conception, danse, texte et images, Nach – au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du festival Faits d’hiver.

© Dainius Putinas

Dans sa famille on dansait beaucoup, ne serait-ce que pour rendre les difficultés de la vie plus supportables, et même joyeuses. Anne-Marie Van, de son nom de scène Nach, est née à la danse par ses expériences : familiale, de la pratique du krump – un mouvement né dans les quartiers pauvres de Los Angeles dans les années 2000, qu’elle a pratiqué sur le parvis de l’Opéra de Lyon et sur les toits de la porte de Montreuil – par les rencontres et les influences dont elle s’est nourrie. Elle a un jour osé franchir le pas en montant sur scène et développe aujourd’hui un vocabulaire très personnel.

La rencontre avec Heddy Maalem avec qui elle a dansé dans Éloge du puissant royaume puis dans Nigra sum, Pulchra es, et dans un solo écrit pour elle d’après Le Cantique des cantiques, puis l’admiration de Bintou Dembélé, danseuse et chorégraphe, pionnière de la danse hip-hop, lui ont donné le courage de se lancer, seule, et la conviction qu’elle pouvait trouver sa place dans la galaxie chorégraphique. Heddy Maalem l’a vivement encouragée. Nach s’est aussi nourrie d’autres influences qui lui ont permis de trouver sa propre inspiration, elle évoque entre autres un clip des Chemical Brothers, Galvanise, ainsi que le film Rize, de David Lachapelle qui par sa danse hyper puissante évoque pour elle les rituels haïtiens.

© Dainius Putinas

Ouverte sur les arts graphique, visuel et poétique, elle communique dans la danse ses sensations et vibrations avec un grand art du contraste et de la rupture. Ses formations sont multiples, de l’école de la rue à l’école de la vie à travers une sensibilité et une réflexion qui la poussent à avancer se sont mêlées des expérience et recherches qu’elle a menées jusqu’au Japon où elle fut en résidence un temps à la Villa Kujoyama. Les danseurs de butô l’ont fascinée ainsi que l’univers photographique d’Antoine d’Agata autour de la drogue et du sexe, et les photographies en noir et blanc de Francesca Woodman, artiste à la courte vie dont l’œuvre oscillait entre rêve et cauchemar.

La multiplicité de ces rencontres et de ces influences a pétri l’expression de Nach, qui a pris son destin en mains. Cellule est son premier solo, créé en 2017, inspiré du court-métrage Ai (Love) de Takahiko Iimura, un film poème qui ouvre sur la sensualité du corps, sujet qu’elle reprend, ainsi que les concepts de désir et d’indomptabilité. Car elle se reconnaît avant tout dans un autre concept, celui de guerrière, issu du mouvement krump et qui indique le moment où on entre dans le cercle pour affronter l’autre.

© Dainius Putinas

Cellule s’ouvre sur des photos argentiques de sa communauté qu’elle avait prises, avant qu’elle n’apparaisse dans le silence de panneaux qui s’ouvrent et lui offrent le passage. Elle propose une méditation sur la place qu’on assigne à chacun et qui crée comme un enfermement, une clôture. Elle tape les rythmes, s’éclaire à la lueur d’une lampe de poche et provoque des jeux d’ombre, fabrique des écritures, projette des images où elle danse nue.

Plus tard elle sculpte l’espace rougi d’un incendie, s’accompagne de chants spirituals, puis d’une partition de piano, sublime, danse au sol. Elle écrit son spectacle qu’elle maitrise magnifiquement, invente des gestuelles autour du vêtement, lance les bras, joue des mains, prend  des pauses-photos élaborées.

Les mots-clés qui la caractérisent sont énergie, engagement, rythme, expressivité, identités multiples. Pour preuve ce solo, Capture, qui ouvre vers un langage du corps très personnel et flamboyant.

Brigitte Rémer, le 12 février 2024

Conception, danse, texte et images Nach – création lumière et décors Emmanuel Tussore – régie générale et régie son Vincent Hoppe – construction décors Boris Munger et Jean-Alain Van – production, diffusion et administration Alice Fabbri Valérie Pouleau

Vendredi 26 janvier à 20h30, samedi 27 et dimanche 28 janvier à 18h30, au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – tél. :  01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com et www.faitsdhiver.com

The Power (of) the Fragile

Chorégraphie Mohamed Toubakri – interprétation Mimouna (Latifa) Khamessi et Mohamed Toubakri – au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du festival Faits d’hiver,

© Christian Tandberg

Dans The Power (of) the Fragile, un homme et une femme arrivent de la salle en discutant tranquillement entre eux, en arabe tunisien. Ils poursuivent leur chemin, montent sur scène en continuant leur conversation d’une façon très détendue. Mohamed Toubakri fait visiter le théâtre à une apprentie danseuse et lui détaille tous les équipements en traduisant les mots techniques du fonctionnement du plateau : projecteurs, fils, son, coulisse, etc. Cette apprentie-danseuse n’est autre que Latifa, sa mère, et la transmission se fait ici en sens inverse, du plus jeune à la plus âgée. Débute l’atelier dans lequel elle ébauche un geste, attentive et tendue vers la démonstration, puis un second mouvement, fragile encore. Elle s’initie aux positions et aux figures, et capte tout, se positionne au centre, dans un rond de lumière, sa présence est belle et chargée. Puis elle se lance dans des enchaînements et entre dans la danse avec un pas de deux. Son fils-pygmalion, son guide, assure les portés. La musique les accompagne.

© Christian Tandberg

Derrière la rencontre entre la mère et le fils, singulière en soi, qu’ils réalisent avec une grande simplicité et beaucoup de tendresse, Mohamed Toubakri raconte le parcours et le fondement de sa démarche : Latifa a toujours voulu être danseuse, c’était son rêve d’enfance, il l’a su il y a une huitaine d’années seulement, lui qui s’était adonné au breakdance dès l’âge de douze ans avant de se former à l’Académie Internationale de la Danse à Paris, puis dans l’école que dirige Anne Teresa De Keersmaeker, P.A.R.T.S., à Bruxelles. Il a travaillé avec de grands chorégraphes, dont Jan Lauwers et Sidi Larbi Cherkaoui. Quand il a pu inviter sa mère à venir travailler avec lui, après sa naturalisation belge, en 2018, il lui a offert ce à quoi elle n’avait jamais pu s’autoriser dans la société tunisienne, se chercher dans la danse et trouver ses espaces de liberté, il lui a proposé un contrat de travail, pour danser. C’est un geste politique en même temps qu’un geste de tendresse.

Huit semaines pour monter cette pièce est un temps court. Mohamed Toubakri explique : « j’ai été confronté au fait que ma mère montait sur scène pour la première fois. Quand nous nous mettons à danser, nous ne parlons pas le même langage, j’ai donc dû déconstruire ma façon de communiquer et de transmettre, retourner aux fondamentaux sans pour autant simplifier. » De plus au sein de l’équipe il est le lien, faisant fonction de traducteur du tunisien au français et vice versa autant que faire se peut.

© Christian Tandberg

On est donc face à une pièce atypique, entre la virtuosité du danseur dans l’exigence de son art et la fragilité d’une danseuse non-professionnelle loin des normes de la danse, et dont il raconte l’histoire. La rencontre fonctionne magnifiquement et les deux mondes s’approchent dans la bienveillance et le plaisir d’être là. La chute du spectacle est inattendue et pleine d’humour, elle transforme l’héroïne en figure totem et sacrée, vierge-mère et grande prêtresse vêtue d’un manteau cérémoniel. On est dans le clin d’œil et le ludique.

L’idée était osée, Mohamed Toukabri l’a développée avec simplicité et dans les moindres vibrations. Dans The Power (of) the Fragile, il abolit les styles et joue de l’intergénérationnel et de l’interculturel. C’est plein de vie et de complicité tendre, c’est un échange privilégié entre un fils et sa mère.

Brigitte Rémer, le 10 février 2024

Concept et chorégraphie Mohamed Toukabri – performance Mimouna (Latifa) Khamessi, Mohamed Toukabri – dramaturgie Diane Fourdrignier – création lumière et scénographie Lies Van Loock – conception sonore et conseil artistique Annalena Fröhlich – coordination technique de la tournée – matthieu Vergez – régie son Paola Pisciottano – costumes Ellada Damianou – recherche et développement Eva Blaute – stagiaire Constant Vandercam.

Vendredi 26 janvier à 19h, samedi 27 et dimanche 28 janvier à 17h, au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – tél. :  01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com et www.faitsdhiver.com

Anna Karénine

Texte Léon Tolstoï – adaptation Rimas Tuminas, Maria Peters – mise en scène Rimas Tuminas, avec le Théâtre Gesher de Tel-Aviv – spectacle en hébreu surtitré en français – au Théâtre Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux.

©️ Daniel Kaminsky

Né de père russe et de mère lituanienne en 1952, le metteur en scène Rimas Tuminas s’est d’abord formé à l’Académie de musique et de théâtre de Lituanie, puis à l’Académie russe des arts du théâtre de Moscou. De 1979 à 1990 il a travaillé comme metteur en scène au Théâtre national d’art dramatique de Lituanie qu’il a ensuite dirigé de 1994 à 1999, a fondé le Théâtre Maly à Vilnius en 1990 et dirigé le Théâtre Vakhtangov de Moscou de 2007 à 2022. Rimas Tuminas a quitté Moscou quelques jours après la déclaration de guerre avec l’Ukraine, marquant ainsi son désaccord et n’a pu rester en Lituanie, son pays menaçant de fermer son théâtre, en représailles à son long séjour en Russie. Contraint à l’exil, il est parti pour Tel-Aviv où une autre guerre l’a rattrapé. C’est avec neuf acteurs/actrices du Théâtre Gesher de cette ville, eux-mêmes marqués par des liens étroits avec la culture russe, qu’il a mis en scène Anna Karénine dans une vibrante transcription de l’esprit et de l’âme russes, à travers une esthétique très épurée.

©️ Daniel Kaminsky

Grande fresque de la littérature russe, le roman de Tolstoï fut publié en 1877, d’abord sous forme de feuilleton. Dans un entrecroisement de couples et l’expression de l’ambivalence des relations et des sentiments humains, se tisse la tragédie : Anna Karénine, mère d’un jeune garçon, Serioja, délaisse son époux Alexeï Karénine, membre éminent du ministère et s’amourache du comte Alexeï Vronski, séduisant jeune officier. Ensemble, ils décident de fuir à l’étranger et partent en Italie, mais peu à peu Vronski s’ennuie et regrette l’abandon de sa carrière militaire. De retour en Russie et quittant les conventions de la haute société russe, Anna et Vronski vivent en marge, ce qui suscite autour d’eux à la fois admiration et réprobation. Elle, met au monde une petite fille et fait face à des problèmes de santé. Le mari d’Anna, Alexéï Karénine, lui demande de sauver les apparences en respectant les conventions sociales de base et se plie à de nombreuses concessions face à l’ambiguïté de sa femme, par moments pleine de culpabilité pour l’avoir trahi et pour avoir abandonné leur fils. Autour des protagonistes, deux autres couples : Kitty, une jeune adolescente d’abord amoureuse de Vronski, qui, dans un premier temps éconduit Constantin Lévine, propriétaire terrien aux idées progressistes et solitaire installé à la campagne, avant de prendre conscience de son erreur et de décider de l’épouser quelques, années plus tard. Levine est le porte-parole de l’auteur ; Oblonski, frère d’Anna Karénine symbole de l’oisiveté dans ses vies parallèles, meilleur ami de Lévine et qui deviendra son beau-frère ; son épouse, Dolly Oblonska, mère de sept enfants dont deux sont morts.

©️ Daniel Kaminsky

La théâtralisation d’Anna Karénine, dans l’adaptation et la mise en scène de Rimas Tuminas, passe par une scénographie dépouillée : trois bancs côté jardin, deux chaises de l’autre côté, des costumes en noir et en blanc et des acteurs magnifiquement dirigés. « Il faut faire le vide pour arriver à l’homme » dit le metteur en scène qui précise : « En adaptant Anna Karénine, j’ai soustrait du roman toute forme de moralisme. » On est face à une critique de l’aristocratie russe oisive du XIXème, déconnectée du réel. La séduisante Anna Karénine, femme de feu et passionaria affichant librement sa capacité d’émancipation est ici magnifiquement interprétée par Efrat Ben-Zur. Tout passe par l’intensité du jeu, pour elle comme pour ceux qui l’entourent et son apparente légèreté est entrecoupée d’accès de culpabilité notamment à l’égard de son fils, qu’elle ne voit plus. La naissance d’une petite fille conçue avec Vronski, la fragilise et elle perd pied, jusqu’à l’acte suprême du suicide où elle se jettera sous un train.

©️ Daniel Kaminsky

Anna Karénine est une œuvre romanesque et hybride en même temps que sombre, elle lance de nombreuses pistes et se termine en drame. Rimas Tuminas lui donne une grande puissance et beaucoup de grâce. Reconnu au plan international, le metteur en scène a souvent été primé. Il a présenté à Paris en 2019, Oncle Vania de Tchekhov avec le Théâtre Vakhtangov, ainsi qu’Eugène Onéguine d’Alexandre Pouchkine, que la troupe avait joué à la MC93 Bobigny, en 2014. Le Théâtre Vakhtangov fut un lieu d’excellence théâtrale fondé en 1913 par Evgueny Vakhtangov, metteur en scène, autour d’un groupe de jeunes étudiants qui suivait les cours d’art dramatique du Studio des étudiants et travaillait selon la méthode Stanislawski. Il avait créé cette troupe d’avant-garde, au départ sans feu ni lieu, appelée le troisième studio du Théâtre d’Art qu’il avait installée, quelque temps plus tard, dans un somptueux hôtel particulier situé au 26 rue Arbat. La première pièce présentée fut Le Miracle de Saint-Antoine, de Maurice Maeterlinck.

À son tour, Rimas Tuminas se trouve sans feu ni lieu, ce qui ne l’empêche pas de créer là où on le lui propose. Dans un contexte austère et une économie de moyens, il donne aujourd’hui une lecture d’Anna Karénine empreinte de modernité dans laquelle la mathématique des couples fluctue entre passion et raison. Même si elle semble forte, à travers ses hésitations, le personnage d’Anna s’inscrit dans un clair-obscur plus complexe qu’il n’y paraît. Pour elle le sens de la vie a fini par s’absenter.

Brigitte Rémer, le 10 février 2024

©️ Daniel Kaminsky

Avec les comédiens du Théâtre Gesher de Tel-Aviv : Efrat Ben-Zur, Anna Karénine – Gil Frank, Alexéï Karénine – Miki Leon,  Constantin Lévine – Alon Friedman, Stiva – Avi Azoulay, Alexéï Vronski – Karin Serouya, Dolly – Yuval Yanai, Doron Tavori, Sergeï Lévine, frère de Constantin – Roni Einav, Kitty – Nikita Goldman, Kokh. Scénographie Adomas Jacovskis – costumes Olga Filatova – musique Giedrius Puskunigis – lumière Gleb Filshtinsky – son Michael Vaisburd – chorégraphie Anželika Cholina – assistante mise en scène Katia Sassonskaya – traduction en hébreu, Roy Chen. .

 Du 17 au 28 janvier 2024, du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 17h, Théâtre Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau, 92330. Sceaux – Tél. : 01 46 61 36 67 – site : www.lesgemeaux.com

Lichen

Texte Magali Mougel – mise en scène Julien Kosellek – création musicale Ayana Fuentes-Uno – avec Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno, Viktoria Kozlova – Théâtre Antoine Vitez / Scène d’Ivry.

© Romain Kosellek

La pièce de Magali Mougel est issue d’un temps de résidence passé auprès d’habitants du Pas-de-Calais, en 2017/2018. Répondant à l’invitation de Culture Commune, scène nationale du Bassin Minier, l’auteure s’est immergée dans les problématiques de la région. Elle s’est installée une semaine par mois dans une maison des cités jardins de Lens, a pris du temps avec les habitants, les a écoutés et regardés, a participé à des rencontres et organisé des ateliers d’écriture. C’est à partir d’une réunion à laquelle elle a pris part sur le thème de la réhabilitation d’un quartier de Lens où trois cabinets d’architectes exposaient leurs projets, qu’elle a construit la pièce, intitulée Lichen, une puissante métaphore de l’écosystème terrestre qui nous plonge dans le sombre et l’humide.

Une jeune fille vit seule avec son père dans le modeste appartement où il est né, dans un quartier qui se dégrade. Lui est chômeur, elle, va à l’école. Face à la pauvreté tous deux se recroquevillent.  La jeune fille rêve de chaleur et de couleurs. Depuis le départ de sa mère, le poster accroché au mur prônant soleil et sable chaud de l’île paradisiaque de Bora Bora lui tient compagnie. « Quand maman reviendra… »  On entre dans la vie de cette famille et dans celle de la cité.

© Romain Kosellek

Dehors les chats se bagarrent, on entend les bruits de la rue et ceux de la cour de récré où les agressions ne sont pas rares, le pépiement d’un oiseau rescapé. Le pigeonnier voisin apporte sa poésie, parfois sa nourriture. Ce quartier oublié, sauf par quelques promoteurs, commence à se vider. Un projet dit pilote, de destruction de certains immeubles pour faire place à de nouveaux bâtiments va chasser les gens les plus modestes d’un quartier qui leur est familier et où ils vivent depuis de nombreuses années. Une chargée de mission zélée vient le présenter au père, qui assiste, impuissant, à cette scène à la fois tragique, cocasse scéniquement et absurde. L’homme est blessé et ne dit mot, il comprend qu’il sera très vite obligé de quitter les lieux auquel sa propre enfance le rattache. La vie l’a rendu taciturne et il s’enfonce dans un désespoir muet tandis que la colère monte chez sa fille. La rencontre avec la mère, venue leur rendre visite, n’arrange pas les choses, elle est houleuse et décevante.

© Romain Kosellek

Sur scène, une estrade sur laquelle se trouve un frigo, une table et deux chaises en formica, le mur où s’affichent les rêves et les dessins d’enfance, deux niveaux de circulation dans un appartement pauvre et exigu qui peut être aussi la cour de récré. La scénographie est épurée (Xavier Hollebecq). Trois comédiennes (Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno et Viktoria Kozlova) font le récit polyphonique du regard que pose cette jeune fille sur la vie qui va comme elle peut avec son lot d’injustices sociales, de ses sentiments et de ses rêves. Elles sont de manière polymorphe parfois le père, parfois le chœur / cœur des habitants de la cité, faisant face à l’arbitraire : « C’est beau et c’est notre histoire » entend-on. Elles ont une façon virtuose de se rouler dans le relief des mots, de s’enchevêtrer les unes avec les autres, d’enchaîner et de se répondre, avec une grande précision. L’une d’elle, Ayana Fuentes-Uno intervient musicalement et donne rythmes et tempos à l’ensemble. C’est un chœur qui bat avec sensibilité et finesse, sans pathos et qui crée une musicalité douce et lancinante avec la précision d’un choeur grec.

© Romain Kosellek

« Je n’ai plus que ça » dit le père, exprimant son désarroi et son profond attachement à sa maison, même en mauvais état, comme marqueur de son identité. La lettre recommandée qui l’assigne à quitter les lieux lui porte un coup fatal, comme dans les tragédies. On est face à une grande tragédie. Il ne quittera pas l’appartement et mettra fin à sa vie. « Papa ne bouge plus, il gît… » Le soleil est plombé. Sur le bras de la stagiaire, à l’école, un Prométhée offre le feu. La jeune fille rêve qu’elle descend dans les entrailles de la terre. Les oiseaux meurent aussi. Un chant choral final, sorte d’exutoire accompagne la mort. Reste une tache sur le bord de la fenêtre.

Trois chansons dont les traductions nous sont remises entrent dans ce champ social où les petits sont toujours perdants : Going Down Slow, St Louis Jimmy Oden écrite (1942) : « Je me suis bien amusé, mais je ne vais plus bien, ma santé se dégrade et je m’enfonce doucement… » Born under a Bad Sign, Booker T. Jones et William Bell (1967) : « Né sous une mauvaise étoile, je suis au fond depuis que j’ai commencé à ramper. Si ce n’était pas de la malchance, je n’aurais pas de chance du tout. Gimme Shelter, The Rolling Stones (1969): « Oh, une tempête menace ma vie aujourd’hui si je ne trouve pas d’abri, oh, je vais disparaître ».

Tout en étant si proche de la réalité, le texte, comme la mise en scène de Julien Kosellek – en résidence au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry – gardent l’élégance de la distance, la blessure en est d’autant plus forte, la faille plus profonde, l’effondrement plus cruel. Rien de spectaculaire dans le spectacle, tout se tisse comme dans un sous-bois, à travers le mouvement des feuilles et des lichens, jour de grand vent.

Brigitte Rémer, le 6 février 2024

Avec : Natalie Beder, Ayana Fuentes-Uno et Viktoria Kozlova – création musicale Ayana Fuentes-Uno – scénographie Xavier Hollebecq – création sonore Cédric Colin – régie générale Anton Langhoff – production Gaspard Vandromme et Manon Sarrailh. Le texte Lichen, de Magali Mougel est publié aux éditions Espaces 34.

Les 12, 19, 20, 25, 26 et 27 janvier 2024, à 20h – Théâtre Antoine Vitez/Scène d’Ivry, 1 Rue Simon Dereure, 94200 Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 46 70 21 55 – site : www. theatrevitez.fr – En tournée : du 4 au 31 mars 2024, au Théâtre de Belleville les lundis et mardis à 20h15h, les dimanches à 17h (sauf les 5 et 26 mars) – métro : Belleville, ou Goncourt – En tournée : du 4 au 31 mars 2024 au Théâtre de Belleville, les lundis et mardis à 21h15, les dimanches à 17h (sauf 5 et 26 mars) – métro : Belleville (ligne 2) ou Goncourt (ligne 11).

Austerlitz

@ Danielle Voirin

Danse, théâtre – conception et récit Gaëlle Bourges – Avec des extraits de Austerlitz, de W.G. Sebald – Triste Tigre, de Neige Sinno – Tristesse de la terre, d’Éric Vuillard – musique KrYstian & Stéphane Monteiro a.k.a XtroniK – au TPM/Théâtre Public de Montreuil.

Le texte est enregistré, Gaëlle Bourges en donne récit d’une voix monocorde. Il se compose de collages allant de la grande littérature de W.G. Sebald aux récits biographiques qui s’entremêlent, ceux des danseurs/danseuses et le sien propre. Austerlitz est en effet l’ultime roman de l’écrivain dont on vient de suivre d’autres itinéraires dans Les Émigrants présentés à l’Odéon par Krystian Lupa. On y retrouve une même méthode d’écriture – un homme, ici amnésique, à la recherche de ses origines, sa vulnérabilité, la souffrance et l’errance – un texte ponctué de photographies en noir et blanc. Mélangeant cette écriture à laquelle le titre est emprunté, à d’autres textes, on va et vient entre ces univers, sans trop de repères ni de nuances. On passe ainsi du viol d’une petite fille, Neige, par son beau-père, autobiographie de l’auteure, Neige Sinno dans Triste Tigre, aux derniers massacres d’Indiens et à leur mise en scène dans Tristesse de la terre, d’Éric Vuillard, à l’histoire de la danse et à l’histoire de chacun des danseurs/danseuses-performeurs/performeuses racontant son entrée dans la danse.

@ Danielle Voirin

Derrière ces textes-instruments, c’est en effet de l’histoire de la danse que Gaëlle Bourges semble vouloir parler et les chorégraphies qui accompagnent les écrits, superbes mais lointaines, se déroulent dans la pénombre et derrière le flou d’un tulle grisé qui éloigne un peu plus encore le spectateur. Elles en donnent une interprétation stylisée complétées par un cahier-photos qui défile sur écran : Loïe Fuller, célèbre pour sa danse serpentine et les voiles qu’elle fait tournoyer dans ses chorégraphies ; Steve Paxton, l’un des chorégraphes les plus radicaux de la post-modern dance américaine, improvisateur et pédagogue ; Yvonne Rainer figure de proue de la danse post-moderniste et minimaliste ; Vaslav Nijinski danseur-étoile des Ballets Russes, auteur d’un système de notation de la danse qu’il invente pour son propre usage ; l’historien de l’Art Aby Moritz Warburg, précurseur de l’iconologie ; le psychiatre Ludwig Binswanger, spécialiste des psychoses et qui fait des recherches en philosophie, dans la volonté de réunir psychiatrie et psychanalyse. Cet entremêlement érudit d’histoires personnelles à celle de la danse, de l’art, de récits de vie littéraires, donne un effet de fragments et conduit à une sorte d’annulation les unes des autres.

@ Danielle Voirin

On part d’enfants et de marelle sur fond de piano, en 1967, année de naissance de la chorégraphe. « Personne ne saurait expliquer exactement ce qui se passe en nous lorsque brusquement s’ouvre la porte derrière laquelle sont enfouies les terreurs de la petite enfance » écrit W.G. Sebald. Les déplacements se font en marchant. « Je me souviens… » Agnès Varda est de passage, plus tard Yves Klein. On dérive d’un fragment à l’autre mais ces retours sur le passé mangent le travail de la scène en ses apparitions-disparitions, qui deviennent une sorte d’illustration et d’écho flouté de ce qui est dit et ne s’arrête jamais. Les mouvements qui accompagnent l’ensemble, au demeurant d’une grande précision, s’apparentent à de magnifiques bas-reliefs plutôt qu’à un souffle chorégraphique collectif et les performeurs –  performeuses, dans ce qu’on voit, sont finalement relativement instrumentalisés.

Faute de silences et d’espaces, le spectateur se trouve dans une sorte de ni… ni où, la rêverie est confisquée et où l’on se prend à s’ennuyer. On aurait pu imaginer que le récit circule à partir d’un narrateur sur le plateau, prenant le relais de cette voix off qui assène tant de connaissances et donne cet effet de saturation, tandis que le plateau se fragmente. Qui trop embrasse mal étreint dit le proverbe, on sort déçu face à un travail dont on souhaiterait dire qu’il était superbe.

Brigitte Rémer, le 3 février 2024

Avec : Gaëlle Bourges, Agnès Butet, Camille Gerbeau, Stéphane Monteiro, Alice Roland, Pauline Tremblay, Marco Villari. Accessoires Gaëlle Bourges, Anne Dessertine – costumes Anne Dessertine – chant tou·tes les performeur·ses et KrYstian – images projetées archives (personnelles et autres) – lumières Maureen Sizun Vom Dorp – musique KrYstian & Stéphane Monteiro a.k.a XtroniK – régie générale Stéphane Monteiro – régie son Michel Assier-Andrieu – administration de production, diffusion Marie Gaudry – administration & coordination générale Marie Collombelle – Avec des extraits de Tristesse de la terre, Éric Vuillard (Actes Sud, 2014) ; Austerlitz, W.G. Sebald (Actes Sud, 2002) ; Triste Tigre, Neige Sinno (P.O.L., 2023).

Du 18 au 31 janvier 2024, du mardi au vendredi à 20h, samedi à 18h. Relâche dimanche et lundi – au TPM/Théâtre Public de Montreuil/CDN, 10 place Jean-Jaurès, Montreuil. Métro : Mairie de Montreuil – site : www. theatrepublicmontreuil.com – En tournée : 13 et 14 février, Maison de la Culture d’Amiens – 1er mars, Théâtre Antoine Vitez, Ivry-sur-Seine – 5 au 7 mars, théâtre de la Vignette, Montpellier.

Invisibili

Conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory, Compagnie 111 – musique Gianni Gebbia, Joan Cambon – Théâtre de la Ville/Les Abbesses.

© Roselina Garbo

Le spectacle a pour point de départ une fresque murale monumentale de six mètres sur six datant de 1440, Le Triomphe de la mort, liée à la ville de Palerme, et dont le peintre est inconnu. Palerme, en Sicile, la plus grande île de la Méditerranée, inspire Aurélien Bory, concepteur et réalisateur du spectacle. Il répond à l’invitation du Théâtre Biondo, ce même théâtre qui avait accueilli Pina Bausch en 1989, y présentant Palermo Palermo, une pièce mythique qui a marqué le metteur en scène et qui tourne toujours

Imprimée sur tissu, la fresque est dévoilée avec habileté, elle est le personnage en majesté du spectacle. « À l’origine, elle est peinte sur un mur du Palazzo Sclafani de Palerme, un hôpital que le roi a fait bâtir pour accueillir les pauvres » commente le scénographe-metteur en scène. Si l’on détaille la toile, on y voit un jeune homme et une jeune femme en train de mourir, portés par d’autres personnages. Au XVème siècle, la peste noire frappe, Aurélien Bory établit des ponts avec nos pestes noires d’aujourd’hui, en l’occurrence les naufrages en Méditerranée. Il a réuni des artistes palermitains de cultures différentes pour faire le portrait d’une ville d’hospitalité. Au-delà de la mort, c’est de vie qu’elle parle.

© Roselina Garbo

Le danseur qui entre sur scène, Chris Obéhi, Nigerian en est le symbole. Il a suivi ce parcours méditerranéen de son pays, le Nigéria, jusqu’à Palerme et se révèle être un magnifique artiste, danseur et chanteur. Il ouvre le spectacle et se fond dans la toile, la paume de sa main suit le rythme de la fresque. Plus tard, on l’entendra chanter Halleluja de Léonard Cohen, s’accompagnant à l’harmonium. Trois Parques apparaissent dans des robes de satin noir, qui accompagnent solidairement vers la mort une femme portant une robe gris irisé descendue de la toile. Le saxophone alto qui émettait des bruits insolites d’accompagnement interprète la gigue de la deuxième suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach. Le musicien, Gianni Gebbia, est sur scène, côté cour, de loin en loin il se mêle aux danseurs. Avec Joan Cambon, il a créé la partition musicale, une bande son apporte ses musiques additionnelles dont Pari Intervallo d’Arvö Part, joué à l’harmonium dans une transcription d’Olivier Seiwert.

Puis l’orage se déclenche et les éléments se déchaînent. La toile vole au vent avant de se sculpter en d’impeccables plis et de retrouver sa place de haute lisse. Sur scène, les personnages se tétanisent et sont pris de tremblements. Ces gestes s’inscrivent dans la fresque, et reprennent ce thème de la peste noire. Les chaises se déplacent toutes seules, même l’Etna serait en fureur. Une faible lumière clignote, des coups sont frappés à la porte, une sorte d’étrangeté se répand que traduit aussi le saxophone. Les danseuses, les Parques, tournent autour de la toile et font des apparitions-disparitions sur fond de chambres d’écho. Un dialogue interpersonnel s’établit entre les personnages et fait vivre la toile. Un évêque apparaît, tout de bleu vêtu. « Je regarde le ciel, mains au sol. Tout se brouille… » Un monde bascule. On entre dans des visions, dans le flou et dans une terreur généralisée. Un filet de lumière bleue filtre. Les personnages luttent, avancent et reculent. Deux danseuses s’enroulent dans la toile et forment des figures à deux têtes, on dirait des chimères.

© Roselina Garbo

Des mondes s’entremêlent, comme une résurrection. Apparaît un trône, un élu. Une étoffe de soie blanche vole. On traverse les limbes, des zones blanches du cerveau s’affichent à l’écran. Le regard fixe, on zoome sur les personnages dans une parfaite géométrie des formes. Le monde est en transe, d’autres mondes se rapprochent en une montée dramatique vertigineuse. On accompagne un naufrage, symbolisé par un canot pneumatique dans lequel le musicien a aussi pris place. On entre, avec les trente-quatre personnages de la fresque, dans la réalité de la traversée en Méditerranée, au royaume de l’Invisibili, ces Invisibles, au royaume des morts.

Après avoir fait des études de physique puis travaillé dans le domaine de l’acoustique architecturale, Aurélien Bory se consacre aux arts de la scène. Il dirige la compagnie 111depuis vingt-trois ans, ses spectacles sont singuliers, au carrefour d’expérimentations interdisciplinaires. Les artistes dont il s’est entouré sur scène – Gianni Gebbia pour la musique live, les danseuses Blanca Lo Verde, Maria Stella Pitarresi, Arabella Scalisi et Valeria Zampardi, le danseur et chanteur, joueur d’harmonium, Chris Obéhi – apportent précision, grâce et talent. La dramaturgie née de cette fresque monumentale alterne entre passé et présent, mort et résurrection, fléaux d’hier et d’aujourd’hui, résilience. Le souffle du saxophone, comme celui de l’harmonium, est ici à la charnière de la mort représentée, et de la vie. Le souffle du vent comme un souffle de vie, accompagne la représentation.

Brigitte Rémer, le 31 janvier 2024

Avec : Gianni Gebbia, Blanca Lo Verde, Chris Obéhi, Maria Stella Pitarresi, Arabella Scalisi et Valeria Zampardi. Collaboration artistique, costumes, Manuela Agnesini – collaboration technique et artistique, Stéphane Chipeaux-Dardé – musique Gianni Gebbia, Joan Cambon – musiques additionnelles Arvö Part Pari Intervallo/transcription Olivier Seiwert – Léonard Cohen Hallelujah – J.S. Bach Gigue, 2e suite for Violoncelle – création lumière Arno Veyrat – décors, machinerie et accessoires Hadrien Albouy, Stéphane Chipeaux-Dardé, Pierre Dequivre, Thomas Dupeyron, Mickaël Godbille – régie générale Thomas Dupeyron – régie son Stéphane Ley – régie lumière Arno Veyrat ou François Dareys – régie plateau Mickaël Godbille, Thomas Dupeyron.

Du 5 au 19 janvier 2024, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, à 20h, le dimanche à 15h – 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77. En tournée : du 6 au 10 février 2024 à la Maison de la Danse (Lyon) – les 14 et 15 février 2024, à l’Agora/Pôle national des arts du cirque (Boulazac) – les 26 et 27 février 2024, au Parvis/Scène nationale Tarbes Pyrénées (Ibos) – du 11 au 14 avril 2024, Teatro Astra (Turin/Italie).

Les Émigrants

D’après les récits de Paul Bereyter et Ambros Adelwarth, des Émigrants, de W.G. Sebald – un spectacle de Krystian Lupa – production Comédie de Genève – production déléguée et création, Odéon-Théâtre de l’Europe.

© Simon Gosselin

Le texte de W.G. Sebald, Les Émigrants, paru en allemand en 1992, édité en France en 1999 dans la traduction de Patrick Charbonneau, se compose de quatre récits aux tonalités mélancoliques, illustrés de photographies. Quatre histoires d’exilés que Sebald a connus et qu’il convoque par l’écriture. Trois d’entre eux sont Juifs d’origine allemande ou lituanienne, trois d’entre eux connaissent l’expatriation et le déracinement, certains, jusqu’au désespoir et à la mort. Ce roman est comme une autobiographie, il a valeur de transmission et pose la question de la conscience.

Né en Bavière en 1944 sous les bombardements, W.G. Sebald quitte son pays à l’âge de vingt-deux ans pour n’y plus revenir. Blessé par le silence de la génération de son père – sous-officier entré à la veille de la guerre dans la Wehrmacht, et négationniste – sur la guerre elle-même et sur le peu d’intérêt qu’intellectuels et artistes allemands ont manifesté face à la Shoah, aux destructions et aux exils, il part en Angleterre en 1966 où il vivra jusqu’à sa mort, accidentelle, en 2001. À Norwich, dans le Norfolk il enseigne la littérature à l’Université d’East Anglia et engage, à partir de 1980, un parcours d’écrivain très vite remarqué au Royaume Uni, aux États-Unis et en France.

© Simon Gosselin

Krystian Lupa s’empare de deux des récits, à la croisée de la fiction, du document et de l’enquête : celui de Paul Bereyter, l’instituteur de Sebald, qui couvre la première partie du spectacle, et celui d’Ambros Adelwarth, son grand-oncle, qui en constitue la seconde. Il remet sur le devant de la scène les photographies qui accompagnent les récits et construit son chemin théâtral menant de l’écran-tulle au plateau et du plateau à l’écran fond de scène avec une grande musicalité et de virtuoses apparitions-disparitions d’images, en fondu enchaîné. Lupa, après Sebald qui a écrit selon les réminiscences de sa mémoire, individuelle, familiale et sociale, est à la recherche de ses personnages, qu’il met en majesté.

Sur scène, on entre de plain-pied dans l’Histoire de Paul Bereyter par son avis de décès à Sonthofen et la coupure d’un article joint, portés en janvier 1984 à W.G. Sebald (Pierre Banderet) : « Avis qu’au soir du 30 décembre, soit dans la semaine suivant son soixante-quatorzième anniversaire, Paul Bereyter (Manuel Vallade) chez qui j’étais allé à l’école primaire, avait, à faible distance de la ville, à l’endroit où la ligne de chemin de fer, dans une courbe, débouche d’un petit bosquet de saules pour gagner la rase campagne, mis fin à ses jours en s’allongeant sur les rails au passage du train. » Et il apprend, au détour de l’article, que l’instituteur avait été révoqué cinquante ans plus tôt, en 1934, sur demande du Troisième Reich, car son grand-père était juif. L’envie de remonter le cours de son histoire se mit à le hanter. Il partit à sa rencontre en recherchant ceux qui l’avaient connu. La scénographie – cadre de scène cerné d’un fin filet de couleur rouge – nous place d’emblée dans une salle de classe où se trouvent quelques pupitres épars et un lit-cage sous la fenêtre, un poêle à bois au milieu de la pièce, un crucifix au mur. Aussi naturellement apparaît sur les tulles et écrans les images de La Classe morte de Tadeusz Kantor, metteur en scène polonais emblématique et plasticien, que Lupa, son compatriote, a plaisir à inviter et nous, à revoir. Ce même tulle accueille bien d’autres diagrammes comme le cadre du tableau noir, des plans de la classe que l’écrivain reconstitue, des photos de classe et photos de famille, des portraits. Les paysages sont de neige, ils se superposent parfois au plateau et Paul, à la flûte, joue du Schubert.

© Simon Gosselin

D’étape en étape Sebald rencontre Lucy Landau (Monica Budde) qui lui parle de Paul « presque tout entier consumé par sa solitude intérieure », Paul qui, après sa formation à l’école normale de Lauingen, qu’il comparait à une « maison de dressage pour instituteurs » et sortant de son année de probation l’été 1935 en Allemagne, avait sitôt reçu un avis officiel lui signifiant « qu’en raison de dispositions légales qu’il ne saurait ignorer, il n’est plus possible de le maintenir dans l’enseignement. » Une profonde défaite et violente blessure. Paul dit avoir souvent pensé au suicide, les écrivains qui s’étaient donné la mort le fascinaient. Exilé quelques années en France où il avait été contraint d’accepter un poste de précepteur à Besançon, il y avait rencontré Lucy Landau à Salins-les Bains, alors qu’elle lisait l’autobiographie de Nabokov, assise sur un banc de la promenade des Cordeliers. Sebald ne connaissait pas la vie de Paul, mais l’homme l’avait frappé : « Je n’étais que son élève, il m’a aidé à comprendre le monde, m’a initié. » Et dans sa recherche, il croise ses propres souvenirs avec les informations que lui transmet Mme Landau en tournant les pages d’un album photo annoté de sa main à lui. La vie entière de l’instituteur défile. Paul connaissait donc la France et le Jura où il allait certains étés. Il y avait rencontré une splendide jeune fille, Helen Hollaender dont il était tombé follement amoureux, (Mélodie Richard). « Elle était comme une eau profonde où Paul aimait à se mirer » commente Lucy. Après l’été elle était repartie à Vienne, lui en Allemagne, ils ne s’étaient pas revus. Elle disparut, sans nul doute déportée, avait poursuivi Lucy Landau.

Autre interrogation de Sebald face à Paul : il rentre en Allemagne au début de l’année 1939. « Six ans durant il allait servir, si l’on peut appeler ça ainsi, dans l’artillerie motorisée » puis, à la fin de la guerre, il obtient sa réintégration dans l’enseignement « sur les lieux même où on lui avait montré la porte. » Dans les cahiers noirs à couverture cirée dans lesquels Paul consignait sa vie, que Lucy Landau montre à l’écrivain, on apprend ensuite qu’il commence à perdre la vue et qu’aucune opération ne pourrait le sauver. Il décide de vendre son appartement dans sa ville de Sonthofen et demande à Mme Landau de l’y accompagner. C’est là, et à ce moment-là, qu’il met fin à ses jours. « Je ne suis pas à la bonne place » avait toujours pensé Paul Bereyter. Et Lucy Landau ajoutant « Il est bien difficile de savoir de quoi quelqu’un meurt. »

Après l’entracte, c’est vers un second destin, que nous emmène Krystian Lupa, celui d’Ambros Adelwarth selon le même principe de représentation, à partir de l’image répondant à l’interprétation des acteurs, sur le plateau. Sebald mène une véritable enquête, sur les pas de son grand-oncle, qu’il n’avait croisé qu’une seule fois à l’âge de sept ans au cours d’une rencontre familiale, dont la présence l’avait marqué et sur lequel rien n’avait plus jamais été dit. Ambros Adelwarth (Pierre-François Garel, Ambros jeune), avait en effet émigré aux États-Unis, où il fut majordome d’une riche famille juive, et plus particulièrement domestique personnel du fils de la famille, puis son compagnon de voyage et son amant. Ce fils de bonne famille, Cosmo Solomon, était un homme fragile et extravagant (Aurélien Gschwind), se retirant du monde, régulièrement et à la frontière de la folie. Deux tantes de Sebald – il l’apprendra plus tard – faisait assez régulièrement la traversée de l’Atlantique pour prendre de ses nouvelles : la tante Fini et la tante Theres. Veuve assez tôt, la première, qui était la plus proche d’Ambos et lui servait de confidente, ne poursuivit pas les voyages, contrairement à la tante Theres qui y alla souvent et dont la mort remonte à quelques années. Et Sebald cherche à décoder l’album photo familial, guidé par la tante Fini, qu’il rencontre (Laurence Rochaix).

© Simon Gosselin

Né en 1896, aîné de huit enfants et le seul garçon, Ambros Adelwarth était « d’une noblesse rare » dit la tante, il fut pendant plus d’une douzaine d’années aide cuisinier dans de grands établissements comme au Grand Hôtel de Montreux. C’est le périple de ces deux personnages, Ambos et Cosmo et leur relation tragique, qu’il nous est donné de voir. « Où finit le ciel, où commence la terre ? Nous sommes au bord des ténèbres, » clame Cosmo, par ailleurs très fort à la roulette et joueur de polo. Leur voyage à Constantinople fait penser à Mort à Venise, celui de Jérusalem est une vraie catastrophe, Cosmo s’absentant de plus en plus du monde, jusqu’à l’inconscience, et ne répondant plus. « Une malédiction semblait planer sur cette ville », écrivit Sebald. Cosmo ne revint jamais à sa vie d’avant. Il s’allongeait par terre et cachait son visage, percevant ce qui se passait en Europe. Son état de santé se dégrada, celui d’Ambros aussi. On les suit dans leurs errances, remettant leur vie dans les mains d’un médecin expérimentateur qui ressemble étrangement, dans l’interprétation proposée par Krystian Lupa, à Grün, médecin dans la pièce de S.I. Witkiewicz, Le Fou et la Nonne, face à Walpurg, le poète, vulnérable.

Sebald se rendit dans le centre de soins d’Ithaca où Ambros avait décidé « d’entrer de son plein gré à l’âge de soixante-sept ans pour n’en plus ressortir. » Les images sur écrans nous montrent une énorme bâtisse désaffectée pleine de graffitis et de dessins d’art brut au milieu de nulle part, comme une zone de non-droit où agit Fahnstock, le médecin hypnotiseur. Son assistant, le Dr Abramsky, à la retraite depuis quinze ans, l’y reçut au sanatorium de Samaria où il était resté vivre, entre le hangar à bateaux et le rucher. Il n’avait pas connu Cosmo mais avait bien connu Ambros. « Personne, vraisemblablement, n’imagine l’ampleur des souffrances et des malheurs qui se sont accumulés ici… Il est exact qu’Ambros Adelwarth n’a pas été placé ici avec sa famille mais qu’il s’est fait mettre, de son propre chef, sous surveillance psychiatrique… Lorsqu’il se tenait à la fenêtre et regardait dehors il donnait toujours l’impression de souffrir d’un mal incurable. » Et il se soumettait avec complaisance aux séances d’électrochocs, « ce qui, à l’époque, confinait à la torture ou au martyre… Aussi, lorsque Ambros, l’un des premiers à être soumis, dans notre établissement, à une série d’électrochocs s’étalant sur plusieurs semaines et même plusieurs mois, lorsque Ambros manifesta les signes d’une docilité qu’il n’avait pas eue jusque-là, Fahnstock ne manqua pas d’y voir le résultat du nouveau protocole, bien qu’en réalité, comme je commençais déjà à m’en douter à cette époque, cette docilité n’eût pas d’autre raison que le désir de votre grand-oncle d’annihiler en lui le plus radicalement et le plus irrémédiablement possible toute capacité de réflexion et de souvenir. » Et le Dr Abramsky poursuit : « Vers la fin, votre grand-oncle a été pris d’un raidissement progressif des membres et des articulations, sans doute dû à l’effet de la thérapie de choc. Bientôt il eut les plus grandes difficultés à rester autonome… » L’image ici prend plus d’importance encore, les lieux sont filmés de manière détaillée dans leur décrépitude et leur mystère, et alternent avec le plateau (Ambros Adelwarth, vieux, Jacques Michel – Docteur Abramsky, Philippe Vuilleumier). Sur le plateau comme sur l’image, on visualise les fauteuils servant aux séances d’électrochocs.

© Simon Gosselin

À travers ces thématiques que sont l’exil, l’émigration, les souvenirs traumatiques, les destructions du XXème siècle, la mémoire individuelle et la mémoire collective, la folie et le suicide, Krystian Lupa reconstruit, pas à pas, les itinéraires de Paul Bereyter et Ambros Adelwarth, que Sebald a finalement très peu connu et qui gardent leur mystère. « Notre rôle, dit Krystian Lupa, consiste à faire entendre les silences de Sebald sans pour autant les effacer. » Et il jongle avec l’image, filmée comme contrepoint à ce qui se déroule sur scène, et comme traces des souvenirs ou des paysages, intérieur et extérieur. Ses premiers travaux avec la vidéo remontent à 2008, avec Factory 2, son travail sur Andy Wharhol, même si on le connaît davantage au théâtre par la puissance de ses mises en scène des œuvres de Thomas Bernhard, Tchekhov, Kafka et Dostoïevski. Ici, la finesse de son travail rencontre l’écriture sobre et dense de Sebald par ces deux personnages qui ne trouvent plus leur place dans leurs pays et s’en sentent exclus, et qui n’ont d’autre issue que l’autodestruction et le suicide. Il retrouve la trace de ces exilés de l’intérieur et enrichit le récit par cette alternance acteurs sur scène / images d’archives / carnets intimes / topographie et images des lieux et des voyages / interviews de ceux qui les ont connus.

Né en Silésie en 1943, Krystian Lupa est marqué par le travail de Kantor et l’univers du réalisateur Andreï Tarkovski, on trouve chez lui cette même intransigeance. Cela aurait pu mener le spectacle vers le précipice car, compte tenu de différends, les représentations à la Comédie de Genève où devait avoir lieu la création du spectacle n’ont pu se tenir, ni, par voie de conséquence, celles du Festival d’Avignon. L’Odéon-Théâtre de l’Europe a pu assurer non seulement le relais, mais la création du spectacle. Il nous permet ainsi, par Krystian Lupa, un passeur virtuose qui assure ici l’adaptation, la mise en scène, la scénographie et la lumière du spectacle, d’accéder à l’écriture d’ombre et de lumière de W.G. Sebald, filtrée par une délicate direction d’acteurs.

Brigitte Rémer, le 28 janvier 2024

Avec : Pierre Banderet / Sebald – Monica Budde / Lucy Landau, Pierre-François Garel /Ambros Adelwarth,(jeune – Aurélien Gschwind / Cosmo Solomon – Jacques Michel / Ambros Adelwarth, vieux –  Mélodie Richard / Hélène –  Laurence Rochaix / Tante Fini – Manuel Vallade / Paul Bereyter – Philippe Vuilleumier Docteur Abramsky. Écriture, adaptation, mise en scène, scénographie, lumière Krystian Lupa – collaboration, assistanat, traduction du polonais vers le français Agnieszka Zgieb – création musicale Bogumił Misala – création vidéo Natan Berkowicz – costumes Piotr Skiba – directeur de la photographie Nikodem Marek – assistanat à la mise en scène et à la dramaturgie Maksym Teteruk. Créé le 13 janvier 2024 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe – production Comédie de Genève – production déléguée Odéon/Théâtre de l’Europe – coproduction Festival d’Avignon, Odéon/Théâtre de l’Europe, Le Maillon/Théâtre de Strasbourg scène européenne. Les droits d’adaptation théâtrale de W. G. Sebald sont représentés par The Wylie Agency (UK) Ltd.

 Du 13 janvier au 4 février 2024, du mardi au samedi à 10h30, le dimanche à 15h. Odéon / Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006. Paris – métro Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.eu (durée 4h15 avec un entracte).

Manuel d’exil

© Christian Lutz

Texte Velibor čolić – adaptation et mise en scène Maya Bösch – Jeu Fred Jacot-Guillarmod – au T2G Théâtre de Gennevilliers Centre dramatique national – avec le Centre culturel suisse, On Tour.

C’est un récit de vie qui débute à l’été 1992 et qui est publié en 2016 sous le titre Manuel d’exil – Comment réussir son exil en trente-cinq leçons, dixième roman de Velibor čolić, écrit directement en français. Pourquoi pas autobiographie ? La Bosnie-Herzégovine est entrée en guerre contre les entités autoproclamées serbe et croate de Bosnie, en avril 92 et les troupes serbes ont massacré pendant trois ans les populations musulmanes de Srebrenica. Âgé de vingt-huit ans, l’auteur est enrôlé de force et déserte. Il arrive en France, à Rennes, dans un état de grande fatigue et dans « l’ultime degré de la solitude » avec pour tout viatique quelques maigres affaires et les trois mots de français qu’il connaît – Jean, Paul et Sartre. Il est hébergé dans un foyer pour réfugiés, les anciennes classes d’une école, se sait sans papiers, se dit sans visage, sans présent ni avenir. Il endosse son nouveau statut, celui d’exilé. Plus tard il s’installera à Strasbourg.

© Christian Lutz

Derrière ce Manuel d’exil, une adaptation et un acteur seul, au centre de la scène face au public, sorte de Christ recrucifié, dans une mise en scène basée sur des lignes brisées lumineuses qui l’entourent à travers une géographie de néons. Ces lumières lient scénographie et mise en scène et donnent le cadre à l’ensemble, s’allumant l’une l’autre alternativement, de manière fixe ou parfois clignotante (scénographie Sylvie Kleiber assistée de Wendy Tokuoka ; lumières Laurent Junod).

Velibor čolić se réfugie dans ses références littéraires et déplie sa culture – une façon peut-être de se retrouver – approchant entre autres Modigliani et Hemingway qui le fascinent, rappelle à plusieurs reprises qu’il a « Bac plus five » qu’il est romancier et poète. Il livre sa part d’observation sur la France à travers le parcours du combattant qu’il entame pour obtenir des papiers, l’apprentissage obligé du français, qui pourtant lui permet de lire Tintin, puis un premier roman, plus tard d’écrire en français. « Mon rendez-vous à l’OFPRA ressemble à une séance de psy. Accompagné de ma traductrice je suis face-à- face avec une dame aux grandes lunettes, Nous sommes tous les trois entassés dans son petit bureau entre les dossiers…» L’OFPRA est souvent un exutoire dans la détresse de chacun et le sésame indispensable pour espérer rester et s’enraciner ; on en a de nombreuses versions à travers les récits d’exil. L’auteur analyse ce qu’il lit ou croit lire dans le regard des autres, à moins que ce ne soit dans son propre regard, et mesure la dévalorisation, insupportable pour tous et qui est une réelle souffrance. « Je ne suis pas un homme, je suis une anecdote. » Plus loin : « Avant j’étais un homme je suis devenu une insulte… » Derrière ironie et autodérision qui finalement paraissent peu, une vraie blessure.

Plus tard, dans ses accès de pessimisme ou l’attente de papiers il se nomme apatride, puis, devenu boulimique, se transforme physiquement et raconte : « Je pèse 127 kilos. Fin de la séduction. » Il évoque l’approche des femmes dont l’une, Christina, représente pour lui l’image de la mort. Il parle de vérification d’identité une fois qu’il a acquis un récépissé ou des papiers pour prendre le train et faire un tour en Europe – Munich. Venise, Prague, Paris – avant retour à Strasbourg où il vit. Il part aussi pour un périple en Hongrie, en 1997. « Étrangement, je me rapproche de l’Europe de l’Est. On mange comme chez moi » dit-il. À un moment, il se fait descendre du train. « Vous trafiquez… » lui dit-on, « ton vrai passeport ! » lui ordonne-t-on. Délit de sale gueule, probablement.

© Christian Lutz

Et Velibor čolić relate ce qu’il comprend de l’épisode post-traumatique qu’il traverse, après un choc reçu au moment où une petite fille âgée de sept ans, Alma, fut tuée sous ses yeux. Il y a quelques flashbacks sur la guerre, des crépitements et des détonations de bombardements dont témoigne la bande-son (signée Maïa Blondeau), des fumées sur le plateau. « Hommes, villes, barbelés, je revois la guerre, les soldats, les fusils. »

Un jour, il a rendez-vous à France Culture avec un philosophe. « Mon pays est très à la mode » dit-il. Bon nombre d’intellectuels français s’y sont effectivement rendus pendant la guerre, en principe pour alerter. Dans cette adaptation de son Manuel d’exil, Velibor čolić survole aussi le thème de l’écriture mais ne l’approfondit pas. A la fin du spectacle, un texte poétique enregistré apporte une grande force. Trop tard, le spectacle est fini ! Ce qui précède manque de relief, l’acteur, plutôt diseur ou narrateur, reste lointain (Fred Jacot-Guillarmod), ou peut-être est-ce un choix de direction d’acteur de la metteure en scène, Maya Bösch. qui au demeurant a construit une belle enveloppe théâtrale.

Brigitte Rémer, le 16 janvier 2024

Avec Fred Jacot-Guillarmod – scénographie Sylvie Kleiber assistée de Wendy Tokuoka Laurent Junod – lumière Laurent Junod – son Maïa Blondeau – costumes Gwendoline Bouget – construction scénographie, régie lumière Lionel Haubois – régie son Michel Zurcher – administration Bureau de la joie ! Estelle Zweifel – Production Compagnie Sturmfrei – coproduction Théâtre Saint-Gervais/ Genève, Manège Maubeuge/Scène Nationale transfrontalière, Centre Culturel Suisse/On Tour – Le spectacle a été crée en 2021 et a reçu le Prix Suisse des Arts de la scène 2022 – Manuel d’exil : Comment réussir son exil en trente-cinq leçons de Velibor Čolić est publié aux Éditions Gallimard (2016).

T2G Théâtre de Gennevilliers Centre dramatique national – 41, avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers – lundi, mardi, jeudi, vendredi à 20h samedi à 18h, dimanche à 16h – site : www.theatredegennevilliers.fr – tél. : 01 41 32 26 26

Notre vie dans l’Art

Conversations entre acteurs du Théâtre d’Art de Moscou pendant leur tournée à Chicago, (Illinois) en 1923 – avec la troupe du Théâtre du Soleil, texte et mise en scène Richard Nelson, traduction Ariane Mnouchkine – au Théâtre du Soleil / Cartoucherie de Vincennes, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

© Michèle Laurent

Notre vie dans l’Art fait référence au livre de Constantin Stanislavski, comédien, metteur en scène et pédagogue russe puis soviétique qui écrivit Ma Vie dans l’Art, sorte d’autobiographie, bilan de ses recherches et innovations sur le théâtre et la formation de l’acteur, au début du XXème siècle. Créateur du mythique Théâtre d’Art de Moscou avec Vladimir Dantchenko, il est à la source de l’avant-garde théâtrale russe représentée plus tard notamment par Meyerhold et à l’origine de la méthode développée par Elia Kazan et Lee Strasberg, à l’Actor’s Studio de New-York.

Notre vie dans l’Art se passe à Chicago en 1923, lors d’un dîner avec la troupe du théâtre d’Art de Moscou, en tournée, sous la haute surveillance du KGB. Dans la nouvelle Union Soviétique créée en 1922 par Lénine « nous sommes des ambassadeurs ici » dit une actrice. On fête vingt-cinq ans du Théâtre d’art, « en route vers vingt-cinq ans de plus, si Dieu le veut ! » réplique un autre, en trinquant. Les spectateurs prennent place sur des gradins escarpés, décor issu d’un précédent spectacle d’Ariane Mnouchkine, Les Éphémères, créé en 2006 et qu’elle affectionne particulièrement. Face à face ils se trouvent au cœur des conversations entre acteurs. Rien de théorique, seulement des échanges en apparence anodins et légers, du papotage, mais qui brosse le tableau d’une époque et montre la difficulté d’être artiste dans un pays sous liberté surveillée. « Je trouve cette pièce, comment dire, d’une redoutable simplicité. Elle est tellement simple, tellement pure dans sa langue, tellement apparemment non remarquable que, du coup, toute sa profondeur vous attrape, au fond, par surprise » dit Ariane Mnouchkine qui l’a traduite.

L’ambiance est conviviale mais elle ne cache pas les difficultés ni le désarroi de l’équipe, apprenant du producteur qu’il est au bord de la faillite alors qu’il pensait engranger des bénéfices. « Tout s’écroule, nous devons de l’argent. Nous sommes très chers… » Il va jusqu’à proposer de ne plus payer les sociétaires et de faire un maximum de retenues sur salaire, pour les autres. « On paye les propriétaires des spectacles mais nous, nous jouons gratuitement ! » dit un acteur qui pleure, évoquant les traites de sa maison. La tournée qui devait les amener au Canada, est annulée, le pays leur refusant l’entrée. Un jeune couple de comédiens décide de ne pas rentrer à Moscou, ils auraient déjà trouvé un contrat aux États-Unis. Macha fait la cuisine, épaulée par une collègue. Une icône circule, très ancienne, à négocier au prix fort. « Pourquoi sommes-nous venus ici ? » dit l’un « Pour notre art » répond l’autre. On propose à Stanislavski quelques solutions dont celle de jouer six mois à Moscou et six mois à New-York.

© Michèle Laurent

Mille et une informations circulent au cours de ce dîner informel. Les officiers des Russes blancs, ces opposants monarchistes à la Russie soviétique, seraient venus en coulisse. Rudolf Valentino voudrait rencontrer Stanislavski et apprendre avec lui. On compare les méthodes de jeu chez les acteurs soviétiques et les acteurs américains. La perte de compréhension, quand un spectacle est joué dans une autre langue, est évoquée. « Nous perdons le mystère de l’illusion » dit Stanislavski. Il y a des discordances entre les acteurs du Théâtre d’Art, quelques conflits, des susceptibilités blessées, des psychodrames. D’autant que les Américains sont relativement critiques et ne leur facilitent pas la tâche. Des coupures de journaux dénigrent la troupe, des rumeurs font entendre qu’ils ne rentreraient pas. On est dans la lutte des systèmes. Retenue et calme leur sont demandés. « Ne les laissez pas pénétrer notre âme… »

La table débarrassée on sort les guitares et la guimbarde, on joue de petits sketchs amusants en se moquant gentiment les uns des autres. On convoque Tchekhov qui invite à traverser La Cerisaie avec Lopakhine, puis Les Trois sœurs avec pluie et neige au rendez-vous. On lit quelques textes, notamment autour de sa mort. Onéguine, de Pouchkine, est également au générique. « Pourquoi toujours des rôles vers le passé ? » demande l’un, d’un ton provocateur, « Qu’y-a-t-il à regarder vers l’avenir ? » répond un autre avec philosophie.

© Michèle Laurent

La rencontre entre Ariane Mnouchkine et onze acteurs du Théâtre du Soleil avec le metteur en scène et dramaturge américain, Richard Nelson, très célèbre outre-Atlantique et pour la première fois invité en France, est un événement. D’autant que la forme du spectacle est plutôt éloignée des mises en scène réalisées  traditionnellement au Soleil. Pourtant les acteurs y excellent, et on se croirait au Théâtre d’Art. L’esprit de troupe qu’Ariane Mnouchkine met toujours en avant se superpose à celui du Théâtre d’Art de Moscou. Avec Richard Nelson – qui a mené toute sa carrière à New-York et travaille depuis plusieurs années avec la Royal Shakespeare Company où il est artiste associé honoraire – elle a réussi son pari. Son texte et la mise en scène sont clairs et dépouillés, finement ciselés. Le metteur en scène s’efface au profit de l’histoire de cette tournée à Chicago, avec tous ses aléas et dans un contexte particulier de l’Histoire soviétique. Il parle de théâtre, sur un grand moment de mutation, au début du XXème. « Nous, acteurs, nous nous cherchons nous-mêmes en les autres et les autres en nous. »  Du grain à moudre…

Brigitte Rémer, le 21 janvier 2024

Avec les comédiens du Théâtre du Soleil, Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Hélène Cinque, Maurice Durozier, Clémence Fougea, Judit Jancsó, Agustin Letelier, Nirupama Nityanandan, Tomaz Nogueira, Arman Saribekyan. Assistanat à la mise en scène et interprétariat, Ariane Bégoin, Alexandre Zloto – Production Théâtre du Soleil (Paris) – coproduction Théâtre du Soleil, Festival d’Automne à Paris.

Du mercredi 6 décembre 2023 au dimanche 3 mars 2024, le vendredi à 19h30 le samedi à 15h, le dimanche à 13h30. (Samedi 24 février la représentation sera exceptionnellement à 19h30) – au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de manœuvre – 75012. Paris – métro : ligne 1 station Château de Vincennes, sortie 4 en tête de train, puis navette gratuite Cartoucherie, stationnée dans la gare routière ; ou autobus 112, arrêt Cartoucherie – Notre vie dans l’art de Richard Nelson, traduit par Ariane Mnouchkine, est publié à l’Avant-scène théâtre. Ma vie dans l’art de Constantin Stanislavski ,traduit du russe par Denise Yoccoz, est publié à l’Âge d’homme.

Extra Life

© Estelle Hanania

Conception, chorégraphie, mise en scène et scénographie, Gisèle Vienne créé en collaboration et interprété par Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick – MC93 / maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, avec Chaillot / Théâtre national de la Danse hors-les-murs – dans le cadre du Festival d’Automne.

On est d’emblée plongés dans une atmosphère amniotique, quasi irréelle. Un flou recouvre le sous-bois dans lequel s’est échouée une voiture, immobilisée phares allumés. Tout oscille entre le vert émeraude et le bleu outremer. Une fin de nuit, un petit matin. On se croirait sous l’eau, en plongée. À l’intérieur du véhicule, un homme et une femme, Félix et Clara, frère et sœur, écoutent la radio, se parlent, par bribes et par codes, elle, craque des chips, « T’es sûr qu’on est en vie ? » Ils reviennent a priori de loin. L’atmosphère s’alourdit de minute en minute, le temps passe, on comprend que quelque chose plane, comme un aigle noir. On partagera plus tard ce secret de famille, cet inavoué entre eux car inavouable. Petit à petit apparaît une ombre, dévorante, d’abord au lointain et qui se rapproche dans une montée dramatique plaçant le spectateur sous emprise. Car Félix et Clara ont vécu le même traumatisme, un viol, par l’oncle de la famille.

© Estelle Hanania

Déconstruction de l’histoire familiale et solitude respective, le geste se ralentit à l’extrême et l’écoute de l’un envers l’autre est totale. Au milieu de la nature on s’enfonce dans la terre et l’eau. Des mondes basculent et tout est extrême, exacerbé : les quelques mots, le silence, la nature, les couleurs, la beauté et l’horreur. Dans les brumes du petit matin vont se rejouer les scènes d’enfance par des superpositions et le dédoublement des personnages, dans un brouillage de tout l’environnement menant à la perte des repères. Des fils rouges laser s’entrecroisent, formant des figures comme autant d’énigmes et dessinent ce qui pourrait être la cage de l’abuseur et la prison mentale de l’abusé. Tout vire au rouge, jusqu’à l’intérieur de la voiture et la violence du souvenir.

Une petite fille-mannequin – comme Gisèle Vienne excelle à les représenter – va faire revivre la scène primitive et fondamentale. Le plateau est d’étrangeté et la peur monte, ponctuée par les bruitages de la bande son qui soulignent la tension. « Mais qu’est-ce que tu fais ? » dit Clara dans la décomposition de l’acte et la synchronisation des mouvements. Une seconde Clara est à la manœuvre, réplique de la première et sa psyché dans un espace quadrillé d’autres lasers. Le mannequin porte un masque de mort et poursuit Félix qui s’échappe et grimpe sur le toit de la voiture. « Ils nous détruisent » dit-il. L’oncle monnayait son geste contre un dessin animé. Des interférences extérieures tels que sifflements, signaux et rires nerveux traduisent les ondes de choc. L’oncle repart et revient. « Arrête ! » entend-on. Le cri des mouettes déchire l’air tandis que les deux Clara se ferment comme des feuilles mortes et s’enfoncent dans la terre jusqu’à se minéraliser. Le son s’organise en strates par le synthétiseur de Caterina Barbieri, qui signe la musique originale et les rythmes qui l’accompagnent. Puis une danse s’ébauche à trois d’abord, Félix et Clara se répondent ensuite par des gestes en miroir. Tout s’étire et se ralentit. Sous l’anorak réfléchissant, ironie et rage cohabitent dans ce constat de déni d’une génération abusant de la jeunesse et érigeant le viol comme système. Le travail de la lumière construit une architecture de l’image mentale.

© Estelle Hanania

Artiste associée à plusieurs structures dont Chaillot / Théâtre national de la Danse, MC2 Grenoble / Maison de la Culture, Le Volcan / Scène nationale du Havre, Théâtre National de Bretagne / Rennes, Gisèle Vienne poursuit sa réflexion théorique en même temps que visuelle. Elle dit avoir rencontré l’univers de la jeune philosophe Elsa Dorlin, auteure notamment de Se défendre. Une philosophie de la violence. Comme toujours la clé de ses spectacles réside sur la rencontre entre chorégraphe-metteure en scène et interprètes, ici Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick, pour construire avec eux, au plateau, les errances et le désarroi des personnages ainsi que les éléments de scénographie qu’elle conçoit elle-même, de lumière (création lumière Yves Godin) et de son (création sonore Adrien Michel). Sa palette est très large et toujours elle expérimente dans un contexte traumatique où se mêlent les temps – passé, présent, futur – et où le souvenir reconstruit porte un effet réparateur. Chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, Gisèle Vienne est habitée d’images puissantes et singulières, et travaille sur la perception, nous en parlions dans nos précédents articles.* Avec son équipe, elle traduit visuellement la violence d’une manière sensible et personnelle. Ses spectacles ont une grande densité, mais quand la violence se convertit en beauté n’y a-t-il pas danger ?

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2024

Avec : Adèle Haenel, Theo Livesey et Katia Petrowick – musique originale, Caterina Barbieri – création sonore, Adrien Michel – création lumière, Yves Godin – textes, Adèle Haenel, Theo Livesey, Katia Petrowick et Gisèle Vienne – costumes, Gisèle Vienne, Camille Queval et FrenchKissLA – fabrication de la poupée, Etienne Bideau-Rey – régie plateau, Antoine Hordé et Philippe Deliens – régie son, Adrien Michel – régie lumière, Samuel Dosière, Iannis Japiot et Héloïse Evano – remerciements à Elsa Dorlin, Etienne Hunsinger, Sandra Lucbert, Romane Rivol, Anja Röttgerkamp, Sabrina Lonis et Maya Masse – assistante, Sophie Demeyer – direction technique, Erik Houllier – production et diffusion, Alma Office Anne-Lise Gobin, Camille Queval et Andrea Kerr – administration, Cloé Haas et Giovanna Rua – Le spectacle a été créé du 16 au 20 août à la Ruhrtriennale d’Essen (Allemagne) – * cf. vwww.ubiquité-cultures.fr sur L’étang, d’après l’œuvre originale Der Teich, de Robert Walser, article du 31 décembre 2022 et sur This is how you will disappear, d’après un texte de Denis Cooper, article du 13 janvier 2023.

© Estelle Hanania

Vu en décembre 2023 à la MC93/maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, avec Chaillot/Théâtre national de la Danse, dans le cadre du Festival d’Automne – En tournée : 18 et 19 janvier 2024, au Tandem-scène nationale de Douai – 31 janvier et 1er février à la MC2 Grenoble – 21 au 24 février, à la Comédie de Genève (Suisse) dans le cadre du festival Antigel – 1er et 2 mars, Tanzquartier Wien, Vienne (Autriche) – 7 au 9 mars, Printemps des Comédiens, Domaine d’O à Montpellier – 16, 17 mars, Triennale Milano Teatro, Milan (talie) – 27 et 28 mars, Le Volcan/scène nationale, Le Havre – 12 au 16 juin, Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse).

Un sentiment de vie

© Jean-Louis Fernandez

Texte Claudine Galéa, mise en scène Émilie Charriot, jeu Valérie Dréville – au Théâtre des Bouffes du Nord.

Le spectacle a été créé il y a un an au Théâtre national de Strasbourg et repris au Théâtre Vidy-Lausanne. Dans son ascèse il colle aujourd’hui admirablement au Théâtre des Bouffes du Nord, lieu emblématique et dépouillé s’il en est. Un sentiment de vie est un grand texte de Claudine Galéa écrit à partir de chemins de traverse dans lesquels la littérature et l’écriture se tissent à la réalité, menant de Falk Richter à Lenz et de la vie à la mort du père. Valérie Dréville le porte avec une maîtrise et une intensité, rares. Elle entre sur scène d’un pas décidé, se place face au public et nous fait pénétrer, à mains nues, dans la densité de ce chant nocturne, agissant comme un révélateur – au sens photographique du terme – des pensées et des émotions de l’auteure.

© Jean-Louis Fernandez

On débute dans la géographie et l’histoire de Falk Richter, auteur et metteur en scène dont l’œuvre singulière est diffusée dans les grands théâtres européens et festivals internationaux. Artiste associé au Théâtre national de Strasbourg il y a présenté en 2016 Je suis Fassbinder en collaboration avec Stanislas Nordey, directeur du Théâtre, puis en 2022 The silence, dans lequel il se livre au jeu de la vérité dans un dialogue sans concession avec sa mère, qui appparaît à l’écran et éclaire le récit interprété sur scène par Nordey. Dans Un sentiment de vie, Claudine Galéa, associée elle aussi au TNS ainsi que Valérie Dréville, prend pour référence My secret garden, entre journal intime et autofiction, dans lequel Falk Richter rend compte de la confession autobiographique d’un Allemand de la jeune génération explorant le passé de son père. « Je me prends moi, dit-il, ma vie, mes pensées, mes souvenirs, comme un matériau. C’est le matériau d’où naît la fiction dramatique. La fiction et la réalité se confondent, deviennent inséparables. » Sans indulgence, Falk Richter livre une vision personnelle de l’Allemagne où, à ses yeux, tout se heurte au passé nazi. Il raconte et se raconte comme pour conjurer ses blessures. L’auteure en fait son frère d’armes et s’en inspire.

D’une histoire personnelle à l’autre, Claudine Galéa esquisse un tableau familial à partir de son enfance dans une Algérie coloniale, tableau qu’elle intitule My Way – du titre d’une chanson de Franck Sinatra que son père aimait écouter. Né en Algérie, il était militaire et avait traversé la guerre d’Indochine et la Seconde Guerre mondiale, il avait plus tard quitté l’armée pour ne pas se battre en Algérie. « Tout se transmet dans l’inconscient, coups et viscères » ajoute-t-elle, regardant l’Histoire en face. A l’opposé, sa mère, française, était communiste et anticolonialiste, donc côté Indépendance, elle n’apparaît pas dans le texte ou alors en creux. Quelque chose ne fonctionnait pas dans le couple et l’affection se trouvait côté père, même si elle ne se disait pas. Sa fille accompagnera le père au bout de son enfer, un cancer du palais, et jusqu’à la mort. « Je voulais écrire sur mon père depuis longtemps, même si ça m’est difficile » reconnaît-elle. Par ce texte, elle lui dit ce qu’elle n’a pas pu, ou pas su, lui dire avant qu’il disparaisse.

© Jean-Louis Fernandez

Dans la troisième partie du texte, intitulée This is (not the end) Claudine Galéa convoque les absents et met la mort sur le devant de la scène. Par Paul Celan, Marina Tsvetaeva, Virginia Woolf, Sarah Kane et Georg Büchner entre autres, elle évoque l’exil et le suicide. Le personnage de Jakob Lenz traverse le texte, ce dramaturge allemand auteur de Les Soldats et Le Précepteur, sujet à des crises de démence et retrouvé mort dans la rue en 1792, qui fut autrefois l’ami de Goethe. Trente-cinq ans plus tard, en 1835, Büchner écrit une nouvelle intitulée Lenz en s’inspirant du journal tenu par le pasteur Oberlin qui accueillit Jakob Lenz chez lui, il décrit : « … Il y avait un vide sidéral en lui. Il ne ressentait plus d’angoisse, ne désirait plus rien ; son existence était pour lui un fardeau nécessaire… » L’œuvre est restée inachevée et fut publiée deux ans après la mort de son auteur, à l’âge de vingt-quatre ans. Claudine Galéa met en vis-à-vis sa démarche d’auteure. Tout au long de son texte elle parle de l’acte d’écrire et entend encore son père lui conseiller avec ardeur et conviction : « écris, écris, écris ! »

Le passage à la scène se fait dans l’épaisseur des mots portés par Valérie Dréville, magnétique. On se suspend à ces mots, son souffle, ses silences, les moindres gestes qu’elle ébauche, les nuances qu’elle apporte, le sourire flouté qu’elle arbore, rendant les situations plus légères. Emilie Charriot, actrice et metteure en scène, l’a guidée dans cette recherche où, à force de travail, on atteint l’évidence. Elle avait mis en scène Un sentiment de vie une première fois en 2021 au Theater Basel, en langue allemande, après avoir monté King Kong Théorie de Virginie Despentes en 2017, Passion simple de Annie Ernaux en 2019 et Outrage au public de Peter Handke en 2020.

Dans ce travail en complicité entre les trois femmes, auteure, actrice et metteure en scène, se dégage une énergie et une puissance dans l’acte d’écrire et celui de dire, dans celui de nous prendre par la main pour dessiner, à partir d’une histoire individuelle, celle de l’auteure face à son père, notre héritage commun.

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2024

Lumière Edouard Hugli – costumes Émilie Loiseau – administration et production Sarah Gumy – régie lumière Alexy Carruba – régie générale Camille Jamin – régie plateau Malène Seye – habillage Lyes Ozeri – diffusion et développement Marko Rankov – comptabilité et ressources humaines Christèle Fürbringer. Production Compagnie Émilie Charriot – coproduction Théâtre National de Strasbourg,Théâtre Vidy-Lausanne  – coréalisation Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord – avec le soutien de la Fondation Leenaards, de la Fondation Jan Michalski, de la Fondation suisse des artistes interprètes SIS, de Pro Helvetia, Fondation suisse pour la culture et de la Corodis. Un sentiment de vie est publié aux Éditions espaces 34 : www.editions-espaces34.fr – Claudine Galea est représentée par L’Arche agence théâtrale : www.arche-editeur.com –  * Sur les spectacles de Falk Richter, voir nos articles des 28 mai 2016 et 6 novembre 2022.

Du 11 au 27 janvier 2024, du mardi au samedi à 20h, le dimanche 14 janvier à 16h – au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 (bis) bd de La Chapelle, 75010 Paris – métro La Chapelle – tél 01 46 07 34 50 – site : bouffesdunord.com – en tournée : Du 8 au 10 février 2024, Théâtre du Passage, Neuchâtel (Suisse).

Le chant du père

Conception, texte et mise en scène Hatice Özer, compagnie La neige la nuit – avec Hatice Özer et Yavuz Özer, joueur de saz – à la MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis,

© Arnaud Bertereau

Hatice Özer s’est formée au Conservatoire de Toulouse, puis au sein de Premier Acte, piloté par Stanislas Nordey, après avoir fait des études en arts plastiques. Elle a ensuite travaillé avec Julie Berès, Jeanne Candel et Samuel Achache, Mohamed Bouadla et le Collectif 49 70, Wajdi Mouawad. En 2020, elle crée sa compagnie La neige la nuit, basée en Dordogne. Deux ans plus tard, en février 2022, elle crée au CDN de Rouen son premier spectacle, Le Chant du père, qui tourne depuis.

C’est une Lettre au père adressée en direct. Un père qu’elle apostrophe devant nous, sur scène, avec tendresse en même temps qu’avec fébrilité, et à travers lui la lecture qu’elle fait de son pays, la Turquie. Lui est ferronnier en même temps que conteur et joueur de saz – ce luth à long manche auparavant fabriqué par les paysans eux-mêmes, la caisse creusée dans un tronc de mûrier – père reconnu comme un ashîk dans la communauté turque qu’il côtoie, ce qui signifie en traduction littérale, un amoureux, en réalité un barde, un chanteur ambulant, à la fois poète populaire, compositeur et joueur de saz. Yavuz Özer est arrivé en France en 1986 venant d’Anatolie, exilé avec sa famille en vue de lui offrir une vie meilleure. On peut l’entendre chanter dans les foyers et les cafés de la communauté turque du Périgord. Comme tous les exilés il a le mal du pays.

© Arnaud Bertereau

Forte d’une première expérience musicale sur scène avec son père à l’invitation de Wajdi Mouawad, Hatice Özer, ressent la nécessité de l’amener à briser le silence dans lequel chacun se protège, et à faire acte de transmission. Elle élabore le spectacle et l’invite au partage, sur scène. Il se prête au jeu avec bienveillance et simplicité, avec humour parfois et donne sa première recommandation : « Pour bien raconter les histoires, il faut un mélange de 60% de vérité, 30% de mensonge et 10% de mystère. »

La comédienne ouvre le spectacle, seule, à l’avant-scène et raconte un cauchemar : « Je suis dans l’eau… » la vision des noyés l’amène au visage de son père, qui l’obsède. Dans chaque noyé, là où les yeux s’effacent, c’est lui qui apparaît. Puis elle installe rituellement sa mise en scène, lavée de ce rêve étrange et effrayant. Elle verse du sable rouge pour délimiter l’aire de jeu, retire ses chaussures comme pour entrer dans un lieu sacré ou simplement à la maison et apporte sur un grand plateau une dizaine de verres tulipes. Le temps turc est ritualisé autour du thé qu’elle fait infuser – du thé noir précise-t-elle – y plonge le sucre en commentant le cérémoniel, boit et échange avec son père qui vient de la rejoindre. « En principe celle qui sert ne boit pas » commente-t-elle. Plus tard, elle offre quelques verres au public qu’elle prend à témoin.

Hatice Özer raconte son père, sa tristesse et ses chagrins loin du pays, la poignée d’hommes qu’il rencontre dans certains cafés ou dans l’arrière-boutique d’un kebab et qui joue aux cartes à l’abri des regards. « Ils sont là, installés depuis toujours, le café construit autour d’eux… » Le raki se boit comme si on buvait le pays. On pleure l’exil. Elle évoque le cabaret, khâmmarât ce lieu où l’on boit et où l’on chante, où l’on trouve un peu de paix en étant soi-même. Et la jeune femme envoie ses salves de questions, jusqu’à en perdre souffle : « Pourquoi tes histoires tu ne les écris jamais ? Pourquoi tes chansons tu ne les écris jamais ? Pourquoi quand tu rentres à la maison, tu me demandes toujours si je suis bien arrivée alors que tu me vois en face ? Pourquoi dès que je ne réponds pas au téléphone, tu appelles toute la famille pour savoir où je suis ? Pourquoi d’après toi j’ai toujours pas trouvé mon chemin ? Pourquoi à chaque fois que je quitte la maison, tu me dis : ne nous déçois pas ? »

© Arnaud Bertereau

Elle parle des rituels de son enfance incluant le saz, instrument qui se présente debout, vertical, et qui ne doit jamais toucher le sol, de la religion qui fausse la donne en tout, puis elle s’efface pour laisser son père répondre et raconter à sa manière, en jouant de son instrument et en chantant. Il évoque la mort, les amours contrariés, elle entre dans la mélodie et parfois le traduit. Puis elle poursuit son récit pendant qu’il joue, en recouvrant le plateau de pétales de fleurs et de fleurs jaunes qu’elle plante, apportant de la lumière, de la beauté : « Il garde sur son visage le sourire des étrangers, dit-elle, le sourire qui n’en pense pas moins. » Et chaque jour, il est dans ses rêves, il voyage…

Le spectateur suit l’esquisse d’un destin qui délicatement prend forme, celle d’une vie étirée entre deux cultures avec une extraordinaire force de vie nourrie de mélancolie pour lui, d’actions artistiques pour elle ; entre deux générations issues l’une d’Anatolie l’autre d’ici ; entre deux langues. Le père s’inspire des histoires de Nasrettin Hoca, conteur du XIIIe siècle et personnage mythique de la culture musulmane, philosophe d’origine turque dont la tradition du récit est inscrite sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. Sur un mode léger et croisant l’absurde, ces narrations ont parfois valeur de contes moraux ou sont détentrices d’un contenu spirituel. Le chant est aussi d’exil et de dénonciation des injustices, il accompagne les différents moments de la vie de la naissance à la mort, et remplit un rôle social. Le ashîk, ici Yavuz Özer, délivre ses plaintes pour libérer les âmes, accompagné de son saz. Il a un certain pouvoir magique.

Ce Chant du père est une puissante preuve d’amour réciproque où chacun est à sa place, Yavuz Özer dans la distance du père, Hatice Özer dans l’appel au père et sa quête de compréhension de cet entre-deux monde dans lequel il vit. Ensemble, avec subtilité et humour, ils témoignent de ce lien profond qui les unit et qui les lie au pays. « Pendant longtemps je pensais qu’il n’y avait pas de théâtre dans ma culture, dans ma famille, et dans mon milieu social, mais je réalise aujourd’hui que tout y est théâtral » dit-elle, mettant sa vie en théâtre.

Brigitte Rémer, le 14 janvier 2024

Collaboration artistique Lucie Digout – régie générale et lumière Jérôme Hardouin – régie son Matthieu Leprince – regard extérieur Anis Mustapha. Production déléguée CDN Normandie/Rouen – coproduction association La neige la nuit – Théâtre auditorium de Poitiers/scène nationale – L’Imagiscène/Centre culturel de Terrasson – OARA/Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine – Le Préau/Centre Dramatique National de Normandie-Vire – la Soufflerie/Rezé.

Du vendredi 12 au dimanche 21 janvier 2024, du mardi au vendredi à 19h30 sauf vendredi 19 janvier à 14h30, samedi 13 janvier à 18h30, samedi 20 janvier à 16h30, dimanche à 15h30, à la MC93 / Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, 93000 Bobigny – Métro : Bobigny Pablo-Picasso – site : www.mc93.com – tél. : 01 41 60 72 72

Tout-Moun

© Laurent Philippe

Conception Héla Fattoumi et Éric Lamoureux – chorégraphie en collaboration avec les interprètes – composition musicale et saxophone Raphaël Imbert – à Chaillot / Théâtre national de la Danse.

Le fil conducteur du spectacle se tisse avec la notion de Tout-Monde que défend l’écrivain Martiniquais Edouard Glissant (1928-2011) et titre d’un de ses romans. Héla Fattoumi et Éric Lamoureux ont découvert ses écrits en 2007 à travers l’appel qu’il avait lancé avec son confrère et compatriote Patrick Chamoiseau, en réaction à la mise en place d’un ministère de l’identité nationale. Tout-Moun signifie en créole tout un chacun, toute personne, tout le monde. A travers des essais, romans et textes poétiques, l’auteur analyse la notion de créolisation, qu’il traduit par l’imprévisible du monde, celle de confluence et de mise en relation des identités culturelles. A trois reprises on entend sa voix dans le spectacle.

Avec les chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, la mise en relation des imaginaires se danse sur le plateau. L’équipe de danseuses et danseurs qu’ils avaient rassemblée en 2020 pour leur spectacle, Akzak, venant de différents points du monde, est la même. Ils font groupe et cheminent ensemble. Une danseuse de Martinique les a rejoints. Ce collectif est à la base du travail proposé par les chorégraphes et leur construction d’une nouvelle manière de regarder le monde à partir de cultures chorégraphiques très diverses. Dans Tout-Moun, il y a le geste et la parole chantée, l’image scénographiée, la musique et l’espace.

© Laurent Philippe

 Le vocal est introduit à partir des spécificités rythmiques des huit langues maternelles des danseurs, et travaillé dans leurs sonorités singulières avec le saxophoniste Raphaël Imbert. Présent sur scène ce dernier signe la création musicale, et, à un moment du spectacle, devient chef d’un chœur polyphonique, permettant à ces voix et langages disparates, de constituer un Ensemble, faisant entendre, entre autres, comme un chant de travail. Imprégné de soul, blues, folk, chants populaires et free jazz, Raphaël Imbert travaille sur le rapport entre improvisation et nouvelles technologies. Il a mis au point et développé à l’IRCAM, avec Benjamin Lévy, le logiciel OMax, qui traite en temps réel les improvisations du saxophone joué en direct, qu’il capte. C’est autour d’un projet sur John Coltrane que la rencontre entre le musicien et les chorégraphes a eu lieu. Placé côté jardin, Raphaël Imbert se mêle aussi aux danseurs et donne souffle, voix, stridences ou notes graves, au cours des pièces jouées et de ses improvisations.

Différentes séquences forment le tableau chorégraphique d’ensemble. On commence par une séquence qui ressemble à des fonds sous-marins, des cordages tombent des cintres, cordages qui sont en fait des étoffes habilement roulées et qui, plus tard, deviendront filets de pêche puis voiles et à la fin, sculptures. Les danseurs entrent un à un et prennent des formes animales. Le grand écran tendu à l’arrière-scène donne le reflet de lumières sourdes éclairant comme une mission d’archéologie sous-marine à la conquête de mondes engloutis. Puis l’écran passe au rouge, et les styles des chorégraphies déclinent leurs variations, tout au long du spectacle, dans une impressionnante montée dramatique.

© Laurent Philippe

D’autres séquences se déploient, dont l’une où la végétation luxuriante des Antilles recouvre le plateau, les danseurs et l’écran, où l’on croise l’arbre du voyageur, l’alpinia et l’oiseau de paradis. Une autre, la séquence finale, magique, où le sol découvre son atlas, écrit et dessiné comme sur un tableau noir sur fond de chant polyphonique, avec une voile-sculpture, qui elle aussi danse. Les costumes aux brillances plus ou moins prononcées, déclinés du gris clair au noir profond, sont très réussis à la fois tous différents et dans une belle unité (création costumes Gwendoline Bouget, assistée de Corto Tremorin). Le travail des lumières (création lumières Jimmy Boury) et de la scénographie vidéo (Éric Lamoureux et Stéphane Pauvret, collaborateur artistique, plasticien) qui montrent l’eau en mouvement, les braises du feu qui se dispersent et la végétation,  apporte à chaque séquence un environnement particulier et sert le propos.

Tous ces alphabets se fédèrent et forment un spectacle profond et sensible où beaucoup d’énergie se partage, où le ludique est présent, même si le thème de créolisation et de Tout-Monde n’a rien de nouveau et a beaucoup évolué. L’énergie est à la fois spontanée et canalisée pour servir l’ensemble. Il y a du rythme, du swingue – ça balance – de la technicité et de la grâce. Il y a de l’originalité, de la diversité dans la partition de chaque danseur, une grande liberté en même temps que beaucoup de précision.

Les chorégraphes Héla Fattoumi et Éric Lamoureux, qui co-dirigent le Centre chorégraphique national de Belfort, poursuivent en tandem leur route, qui a débuté en 1990. La quête d’altérité est au cœur de leurs recherches et ils se nourrissent des textes d’auteurs qui les inspirent. Ce furent au fil des spectacles Nathalie Sarraute, Clarisse Lispector, Antonio Ramoz Rosas, Roberto Juarroz, Adonis. Avec Tout-Moun, c’est Edouard Glissant, entre réflexion théorique et textes poétiques. Les danseurs avec qui ils travaillent et s’interrogent – et qui représentent si bien le métissage des arts et des langages – viennent de partout, des Caraïbes, d’Égypte, de France, du Maroc et de Tunisie : Sarath Amarasingam, Meriem Bouajaja, Juliette Bouissou, Mohamed Chniti, Chourouk El Mahati, Mohamed Fouad, Mohamed Lamqayssi, Johanna Mandonnet, Yaël Réunif, Angela Vanoni. Saluons ici leur virtuosité et leur énergie.

Brigitte Rémer, le 11 janvier 2024

© Laurent Philippe

Conception : Héla Fattoumi – Éric Lamoureux – chorégraphie en collaboration avec les interprètes : Sarath Amarasingam, Meriem Bouajaja, Juliette Bouissou, Mohamed Chniti, Chourouk El Mahati, Mohamed Fouad, Mohamed Lamqayssi, Johanna Mandonnet, Yaël Réunif, Angela Vanoni – composition musicale et interprétation : Raphaël Imbert (saxophone) et Benjamin Lévy (logiciel OMax) – collaborateur artistique, plasticien : Stéphane Pauvret – création lumières Jimmy Boury – création costumes Gwendoline Bouget, assistée de Corto Tremorin – direction technique Thierry Meyer – régie son Valentin Maugain – régie lumière Manon Bongeot – régie costumes Hélène Oliva. Production : Viadanse Centre chorégraphique national de Bourgogne Franche-Comté à Belfort / Direction Fattoumi-Lamoureux – coproduction : Chaillot/Théâtre national de la Danse, Scène nationale du Sud-Aquitain, Compagnie Nine Spirit. Tout-Moun a été créé en septembre 2023 pour le Festival Le Temps d’Aimer la danse, à la Scène nationale du Sud-Aquitain, à Bayonne.

Du 10 au 12 janvier 2024 à 19h30, à Chaillot-Théâtre national de la Danse, 1 Place du Trocadéro, 75116 – métro : Trocadéro – tél. : 01 53 65 30 00 – site : www.theatre-chaillot.fr

Personne

© Nadège Le Lezec

D’après le roman de Gwenaëlle Aubry – adaptation Sarah Karbasnikoff en collaboration avec Elisabeth Chailloux – mise en scène Elisabeth Chailloux, en collaboration avec Sarah Karbasnikoff – jeu Sarah Karbasnikoff – coproduction Théâtre de la Ville, au Théâtre 14.

C’est un parcours labyrinthe auquel le spectateur est convié à travers l’abécédaire de Gwenaëlle Aubry auteure et philosophe qui écrit en hommage à son père, disparu, et qui a obtenu le prix Femina en 2009, pour ce roman intitulé Personne. Elle se met dans les traces de fragments retrouvés dans un précieux dossier bleu, après sa mort, fragments qu’elle décline, à travers chaque lettre de l’alphabet comme autant de touches sensibles composant le portrait kaléidoscopique de ce père, resté à distance.

On entre dans les fêlures d’un homme, François-Xavier Aubry, brillant avocat et professeur de droit, dans sa difficulté de vivre, ses visions et sa chute, un mouton noir, comme il aimait à se nommer et qu’on retrouve dans un fragment de ses écrits intitulé Le mouton noir mélancolique. La voix d’Antonin Artaud ouvre le spectacle. A comme Artaud, 9 décembre 1945. Lettre de Rodez à l’éditeur Henri Parisot dans laquelle « il délire, on peut appeler ça comme ça aussi, il est Jésus mis en croix sur le Golgotha puis jeté sur un tas de fumier, il est le blasphémateur et l’évêque de Rodez, saint Antonin et Lucifer… Il est le maître du réel, le possible est ce dont il décide, l’infini lui obéit » écrit l’auteure, avant de poursuivre son récit.

© Nadège Le Lezec

 « Le 10 décembre 1945, au lendemain de la lettre d’Artaud à Henri Parisot, mon père naissait. J’ignore de quand date sa première hospitalisation. J’aurais pu en retrouver trace, peut-être, dans l’un de ses carnets : agendas de cuir noir, cahiers d’écolier, livres de brouillon, blocs à entête d’hôtels, feuilles volantes, notes griffonnées au revers d’un cours, de quoi remplir des cartons entiers. On pourrait sur certains apposer les noms des hôpitaux et des maisons de santé où il a séjourné – Cahiers de la Roseraie, Cahiers de la Verrière, Cahiers d’Épinay… Mon père n’était pas un grand poète et c’est tout. Il n’a pas inscrit sa souffrance en beauté et en puissance, sa folie en génie, inventé une langue de sacres et de massacres. J’ai lu quelques-uns de ces cahiers, je les ai oubliés. Tout ce que je sais, c’est que chaque jour de sa vie ou presque, il a écrit. » Avec Personne, Gwenaëlle Aubry va dans le sens de la volonté de son père qui avait inscrit sur un cahier retrouvé, à romancer.

© Nadège Le Lezec

Seule en scène, Sarah Karbasnikoff, comédienne de la troupe du Théâtre de la Ville, assure admirablement le parcours. Deux grands écrans s’emboitent laissant un passage pour quelques-unes de ses entrées et sorties permettant – derrière l’écran-tulle, côté jardin – de prolonger la scène, devant le lit de la folie ou celui de l’absent. L’ensemble, ainsi que le sol et quelques chaises dans un coin, sont gris clair, l’aspect plutôt clinique (scénographie Aurélie Thomas). Le fil conducteur, les écrits du père, encre bleue stylo plume, s’inscrivent sur l’écran. L’actrice les lit prenant la place du père, devant un micro sur pied.

Les 26 lettres et chapitres tour à tour s’affichent et donnent le ton : c comme Clown avec sa maladie du comme si et ce masque, Persona, que portaient sur scène, en Grèce et dans l’Italie antique, les acteurs ; d de Disparu, quand s’envolent les cendres – une urne est posée à l’avant-scène, pas forcément indispensable, le texte et le sens du spectacle étant suffisamment clairs ; i comme Illuminé, c’est de Plotin qu’il s’agit, parlant de l’originalité de sa pensée à travers trois réalités fondamentales, l’Un, l’Intellect et l’Âme, la romancière comme philosophe ;  j comme Jésuite, souvenirs de pensionnat, propose un jeu d’ombre où la figure de l’homme d’église ressemble à un ogre ; o comme Obscur, sans commentaire ; q comme Qualité (L’Homme sans) référence au roman inachevé de l’écrivain autrichien Robert Musil. Plusieurs personnages, acteurs, projections à l’appui, ou mythes auxquels s’identifie le père, intègrent aussi cet Abécédaire : b comme Bond, « mon père voulait être James Bond, parce qu’il voulait être agent de l’ombre » ; h comme Hoffmann de Dustin qui dans Kramer contre Kramer révélait cette « espèce d’absence au monde » ; l comme Léaud, Jean-Pierre, par l’enfance et le rappel de la bipolarié du père ; n de Napoléon du grand Nord, « seul au réveillon des fous. »

La mise en scène d’Élisabeth Chailloux sert le propos de Gwenaëlle Aubry – qui pose la question de l’autofiction – avec finesse, précision et sobriété, dans la solitude et l’abandon du père. « De la vie de mon père, je conserve le relief intérieur, le relevé sismographique. Pas plus que lui je ne saurais (ni ne voudrais) la raconter, parcourir ces noms, ces dates qui composent l’histoire à l’ombre de laquelle j’ai grandi… Peut-être a-t-il trouvé dans le désert blanc de la mort ce que depuis toujours il cherchait : le droit de ne plus être quelqu’un » conclut l’auteure. François-Xavier Aubry garde son mystère, la mort l’a souvent guetté. Sarah Karbasnikoff en témoigne sur scène avec intensité, alliant humour, distance et mélancolie.

Brigitte Rémer, le 10 janvier 2024

Collaboration artistique Thierry Thieû Niang – scénographie Aurélie Thomas – lumières Olivier Oudiou – son Madame Miniature – costumes Dominique Rocher – vidéo Michaël Dusautoy – régie générale Simon Desplebin.

Du 9 au 27 janvier 2024, au Théâtre 14, représentations mardi, mercredi, vendredi à 20h jeudi à 19h samedi à 16h – Théâtre 14 – 20 avenue Marc Sangnier, 75014 Paris – métro : Porte de Vanves, tram station : Didot – tél. : 01.45.45.49.77 et 01 42 74 22 77 – sites :  theatre14.fr et theatredelaville-paris.com

Des chimères dans la tête 

Pièce chorégraphique – conception Sylvain Groud, Françoise Pétrovitch, Hervé Plumet – chorégraphie Sylvain Groud – dessins et costumes Françoise Pétrovitch – musique et vidéo Hervé Plumet. Espace Boris Vian / Grande Halle de La Villette.

© Hervé Plumet

Le chorégraphe Sylvain Groud et la plasticienne Françoise Pétrovitch se sont donné rendez-vous pour la seconde fois et dans une tout autre démarche que lors de leur première rencontre artistique. En 2022, ils tournaient avec le spectacle Adolescent, créé en 2019 au Ballet du Nord / Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France que Sylvain Groud dirige, une pièce pour dix interprètes où se côtoyaient la vitalité et la vulnérabilité des jeunes ados (cf. notre article du 11 février 2022).

Des chimères dans la tête prend d’autres sentiers et s’adresse prioritairement au jeune public. Les dessins de Françoise Pétrovitch croisent la création audiovisuelle d’Hervé Plumet et le geste ludique de Sylvain Groud. Cachés derrière un écran qui fait fonction de castelet sortent un bras, une jambe, apparaissent des mains le long de l’écran, comme des insectes. Des tâches de couleurs envahissent l’écran, des becs d’oiseau, des trompes d’éléphant, une queue de souris, un papillon, des boucs, un serpent, une belette, un chien, des rats. Les chimères sont comme un bestiaire dont on reconnaît plus ou moins les protagonistes. Les dessins se forment et se déforment au gré des divagations de créatures fantastiques imaginées, moitié serpent moitié poisson, moitié chèvre ou lion.

« Arrête de rêver, reste tranquille » entend-on. Une petite fille regarde. Plus tard elle saute à la corde et brave les interdits. Les trois interprètes – deux danseuses, un danseur (Charline Raveloson, Salomé Van Quekelberghe, Quentin Baguet ou Julien-Henri Vu Van Dung) marquent la distance de leur inventivité débridée et de leurs positions excentriques. Ils déjouent la pesanteur, devenant eux-mêmes chimères avec antennes et ailes, un peu poétiques, assez fantastiques, parfois fantasmagoriques, prolongeant le dessin et faisant vivre l’imaginaire par des métamorphoses incessantes et illusions optiques,

Ne pas sortir du cadre devient leur leitmotiv et une gageure qu’ils transgressent pour finalement tomber sur le plateau comme s’ils arrivaient d’une autre planète, en dernière étape du spectacle, donnant une vie pleine et entière à ces étranges créatures. Cheveux sans visage, longue perruque violette, tentacules de méduse, costumes excentriques, de Françoise Pétrovitch et comme exfiltrés de ses dessins. On se trouve face à un monstre et deux sirènes qui tournent et se balancent, rampent, tombent et se collent. Violet, rouge, vert. On dirait des mille pattes. Une pluie bleue tombe de nulle part. Les deux danseuses sortent, le danseur en solo disparait derrière les couleurs, ils réapparaissent tous comme par magie au-dessus de l’écran qui a viré au violet, et ressemblent à la figure de proue d’un navire. Passent un raton blanc, des chimères. Une écharpe vole. Ça monte et ça descend. Le dessin de la petite fille réapparaît. La danseuse devient son double et dessine la même gestuelles dans l’espace, avec  un certain mimétisme, sous des lumières qui la font virer d’une couleur à l’autre.

© Hervé Plumet

Entre fantasme et cauchemar, le geste travaille plutôt sur l’humour et la mimographie que sur la chorégraphie, sur le mirage. On passe de la couleur au blanc, on coupe le volume des images, l’un porte sa tête, des morceaux de corps flottent dans l’espace, on voyage de trompe-l’œil en illusions au sens de la prestidigitation. Les danseurs peuvent aussi devenir oiseaux, comme en rêve. Tout est dans la divagation graphique et gestuelle, on entre chez Dada et les surréalistes qui décalent l’univers et imaginent le leur, inhabituel et fantasmagorique. La couleur est un alphabet qui passe de l’écran au plateau. On se laisse dériver, tranquillement avec ces Chimères dans la tête. Même pas peur !

Brigitte Rémer, le 3 décembre 2023

Avec : Quentin Baguet ou Julien-Henri Vu Van Dung, Charline Raveloson, Salomé Van Quekelberghe – assistante chorégraphique Lauriane Madelaine – lumières Michaël Dez – réalisation costumes et accessoires Chrystel Zingiro et Élise Dulac assistées de Rachel Oulad El Mjahid et Capucine Desoomer – direction technique Robert Pereira – régie plateau Maxime Bérenguer – régie son Rémi Malcou.

Vu le 24 novembre 2023, à l’Espace Boris Vian de Grande Halle de La Villette. En tournée : 12 et 13 janvier 2024, au Louvre/Lens – 18 et 19 janvier au Trident/scène nationale, à Cherbourg – 1er au 3 février, Théâtre 71 de Malakoff – 8 au 10 février, au Figuier Blanc à Argenteuil – le 9 avril à L’Éclat de Pont-Audemer – 23 au 27 avril au Théâtre de Sartrouville/centre dramatique national. Contact :  Ballet du Nord, 33 rue de l’Épeule, 59100 Roubaix – site www. balletdunord.fr – tél. :  03 20 24 66 66.

Modigliani, un peintre et son marchand

Paul Guillaume, Novo Pilota  – (1)

Musée de l’Orangerie, Paris – Commissariat : Simonetta Fraquetti, commissaire d’exposition indépendante et historienne de l’art et Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l’Orangerie – Derniers jours, jusqu’au 15 janvier 2024

Amedeo Modigliani s’installe à Paris en 1906 à l’âge de vingt-deux ans, venant de Livourne, en Italie où il est né dans une famille juive sépharade, après s’être formé dans le domaine des arts plastiques en Toscane, dans le sud de l’Italie et à Venise. Très tôt, sa vocation d’artiste est scellée. À son arrivée et jusqu’en 1914 il s’essaye à la sculpture, mais sa santé fragile l’oblige à abandonner. Il se consacre alors exclusivement à la peinture, et ce jusqu’à la fin de sa courte vie. Il meurt en effet de la tuberculose en 1920, à l’âge de trente-cinq ans.

Modigliani est l’image type de l’artiste bohême, qui navigue entre misère, alcool et drogue, de Montmartre à Montparnasse où il côtoie de nombreux artistes comme Maurice Utrillo, Chaïm Soutine, Constantin Brâncuși et le poète Max Jacob qui lui fera rencontrer le tout jeune galeriste et collectionneur Paul Guillaume, alors âgé de vingt-deux ans. Dès l’année suivante, celui-ci devient son marchand/mécène, les lettres échangées entre Paul Guillaume et Apollinaire, mentor et ami alors au front, en témoignent. En six ans, de 1914 à 1920, Modigliani produit plusieurs centaines de tableaux et un ensemble important de dessins consacrés à la figure humaine. Entre 1915 et 1916 il réalise quatre portraits de son mécène dont Nova Pilota qui le représente, expressif, un chapeau sur la tête, cravaté et ganté, fumant une cigarette sur un mur couleur rouille/lie-de-vin. Cette inscription montre l’espoir que suscite chez Modigliani cette rencontre. Les deux hommes ont de nombreuses affinités artistiques et intellectuelles dont un vif intérêt pour la poésie et la littérature, ainsi que pour l’art africain.

Le parcours de l’exposition se construit en quatre étapes : dans la première, intitulée Amedeo Modigliani et Paul Guillaume, on voit le soutien apporté par Paul Guillaume dès leur rencontre en louant pour Modigliani un atelier, rue Ravignan, à Paris, près de la butte Montmartre. Des photos les montrent l’un et l’autre dans cet atelier ainsi que dans l’appartement-galerie de Paul Guillaume, avenue de Villiers. Cette salle montre aussi les trois portraits à l’huile de Paul Guillaume et deux dessins. Une centaine de toiles passeront vraisemblablement par les mains du marchand, ainsi qu’une cinquantaine de dessins et une douzaine de sculptures.

La seconde étape, Masques et têtes, focus sur Les Arts extra-occidentaux montre les dessins préparatoires aux sculptures que réalise Modigliani entre 1911 et 1913. Ces dessins annoncent le style allongé des têtes de femmes qu’il réalisera plus tard et qui sont exposées ici. Modigliani s’imprègne de l’art égyptien khmer, africain ainsi que des primitifs italiens vus dans les musées parisiens. Paul Guillaume est à ce moment-là l’un des rares à considérer les statues et les masques africains comme des œuvres d’art. Il les expose dans sa galerie, dès son ouverture, en même temps que des tableaux et œuvres d’art moderne venant d’Europe. Il achète aussi les sculptures de Modigliani, même quand celui-ci ne sculpte plus. On trouve ainsi côte à côte une Tête de femme de Modigliani, en calcaire et taillée dans la masse et qui ressemble à un chapiteau, aux côtés d’un Élément de reliquaire Mbulu-ngulu d’un artiste kota du Gabon ; ou encore un Masque anthropomorphe Ngon Ntang face au portrait Antonia de l’artiste peintre. Modigliani a réalisé des centaines de croquis au titre de la recherche pour ses sculptures, des têtes se rapprochant des caryatides et a travaillé le bois puis la pierre, dans une grande complicité et proximité avec le sculpteur roumain Constantin Brancusi.

Tête de femme (2)

La troisième étape nous invite à nous plonger dans le Milieu parisien, affinités artistiques et littéraires avec pour vitrine la revue Les Arts à Paris créée par Paul Guillaume en collaboration avec Guillaume Apollinaire. Au début du XXème, Paris se trouve au cœur du cosmopolitisme et au carrefour du monde artistique et culturel. Ce bouillonnement lui permet de peindre nombre d’entre les artistes et intellectuels qu’il fréquente, comme le peintre français d’origine polonaise Moïse Kisling, dont le portrait est exposé dans cette section, et bien d’autres. Autour de lui se trouvent aussi Pablo Picasso, Juan Gris, Diego Rivera et Chaïm Soutine des écrivains et poètes comme Jean Cocteau, Max Jacob et Beatrice Hastings avec qui il aura une liaison houleuse pendant deux ans avant de lui préférer l’étudiante en art Jeanne Hébuterne qui lui servira de modèle, lui donnera une fille et qui se suicidera à sa mort, alors qu’elle est enceinte de huit mois de leur second enfant.

La quatrième étape couvre la Période méridionale de Modigliani, période au cours de laquelle il est assisté d’un second marchand d’art, Léopold Zborowski – tout en gardant le lien avec Paul Guillaume. Zborowski soutient son idée de se remettre à peindre des nus. Figure notamment dans cette salle un Nu couché peint en 1917/18 à la pureté des lignes et aux couleurs chaudes dégradées, période au cours de laquelle Modigliani est installé à Nice pour raison de santé, avec sa compagne et aussi parce que les bombardements s’étaient accentués sur Paris. Il peint des enfants comme la Fille avec des tresses et une Petite fille en bleu, ou encore le Garçon en pantalon court.

La salle de projection vidéo : Modigliani dans les intérieurs de Paul Guillaume présente un film monté à partir de photographies d’archives où l’on voit l’ascension du galeriste-collectionneur et ses goûts artistiques. L’appartement est rempli de Picasso, Matisse, Renoir, Cézanne, Derain et Modigliani y occupe une place de choix.

Amedeo Modigliani s’est presque exclusivement consacré à la représentation de la figure humaine dans la stylisation à l’extrême et la pureté des traits, dans la géométrisation des visages. Ses visages ressemblent parfois à des masques. Les yeux sont absents. Au fil de l’exposition on croise ainsi de nombreux portraits comme Lola de Valence, Madame Pompadour, Femme au ruban de velours, réalisés en 1915, ou encore, la même année, la Fille Rousse empreinte d’une certaine tristesse ; Le Jeune Apprenti (1917/1919) ; Portrait de femme dit La Blouse rose et Elvire assise, accoudée à une table (1919) et bien d’autres œuvres.

Elvire assise, accoudée à une table (3)

L’angle de vue que propose l’exposition Modigliani, un peintre et son marchand permet d’entrebâiller la porte de l’atelier et de comprendre la diversité des influences et des expériences, la valeur des rencontres dans un Paris cosmopolite et capitale des arts où les artistes des avant-gardes sont présents comme dans une ruche et se stimulent les uns les autres. L’importance de l’accompagnement et du soutien financier apporté par le marchand d’art, réellement amoureux d’art et investi à leurs côtés, dans toute l’acception du terme, y est mis en exergue. Pour Modigliani, Paul Guillaume fut essentiel à sa survie et au développement de son art.

L’exposition à laquelle le musée de l’Orangerie invite est de petit format, ce qui permet de prendre du temps devant chaque œuvre et d’en rechercher les correspondances. Le Musée vient d’ailleurs d’acquérir très récemment les Albums dits de Paul Guillaume qui ont rejoint sa collection, un ensemble, composé de dix-sept recueils de photographies d’œuvres lui ayant appartenu et qui, constitue une source essentielle pour l’histoire du musée qui conserve près de cent-cinquante œuvres de ce célèbre collectionneur du début du XXe siècle. Une belle démarche.

Brigitte Rémer, le 3 janvier 2024

La chevelure noire (4)

L’exposition – qui a débuté le 20 septembre 2023 – est à voir jusqu’au 15 janvier 2024. Derniers jours ! lundi, mercredi, jeudi, samedi et dimanche de 9h à 18h, le vendredi de 9h à 21h. Fermeture le mardi.  Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries/côté Seine, Place de la Concorde. 75001. Paris – tél. : 01 44 50 43 00 – site : www.musee-orangerie.fr – Un catalogue a été publié, sous la direction de Simonetta Fraquetti et Cécile Girardeau, commissaires de l’exposition, Modigliani, un peintre et son marchand, co-édition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Flammarion (prix : 35 euros)

Visuels : (1) Amedeo Modigliani, Paul Guillaume, Novo Pilota, 1915, huile sur carton collé sur contre-plaqué parqueté, 105 x 75 cm, Paris, musée de l’Orangerie © RMN-Grand Palais (Musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski – (2) Amedeo Modigliani, Tête de femme, 1911-1913, sculpture en calcaire, 47 x 27 x 31 cm, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jacqueline Hyde – (3)  Elvire assise, accoudée à une table, 1919, Saint-Louis, Saint Louis Art Museum don de Joseph Pulitzer Jr. en mémoire de sa femme, Louise Vauclain Pulitzer, 77:1968/ Image Courtesy of the Saint Louis Art Museum – (4) Amedeo Modigliani, La chevelure noire, dit aussi Jeune fille brune assise, 1918, huile sur toile 92 x 60 cm, Paris, musée national Picasso – Paris, Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean.