Combat de nègre et de chiens

© Gilles Le Mao

Texte Bernard-Marie Koltès – création collective, compagnie Kobal’tmise en scène Mathieu Boisliveau, vu à la Maison des Arts de Créteil.

Quelques gradins sur scène ferment l’arène où se déroule l’action, un chantier de travaux publics. On est dans un pays d’Afrique de l’Ouest, sorte de lieu indéfini, dans une cité « entourée de palissades et de miradors, où vivent les cadres et où est entreposé le matériel » où tournent les ventilateurs. L’ambiance est FrançAfricaine, même si l’objet de la pièce n’est pas de parler de néocolonialisme ni de question raciale, comme le précise l’auteur. Bernard-Marie Koltès (1948/1989) met en jeu de façon métaphorique la révolte, la violence, la confrontation avec l’autre, l’altérité, et se situe du côté de Conrad ou de Faulkner « au point de jonction entre la langue française et le blues. » La pièce est écrite et publiée en 1979, Koltès en a déjà une huitaine à son actif, il a voyagé les années précédentes au Nigéria, au Mali et en Côte d’Ivoire. Créée en 1982, au théâtre de La Mama de New York dans une mise en scène de Françoise Kourilsky, elle est mise en scène en 1983 au Théâtre des Amandiers de Nanterre par Patrice Chéreau – qui montera les principales pièces de Koltès –  dans une impressionnante distribution : Sidi Bakaba, Myriam Boyer, Philippe Léotard et Michel Piccoli.  Parlant de Koltès, Chéreau disait : « Il a été une météorite qui a traversé notre ciel avec violence dans une grande solitude de pensée et avec une incroyable force, à laquelle il était parfois difficile d’avoir accès. »

Combat de nègre et de chiens met en jeu quatre personnages : Horn (Pierre-Stefan Montagnier), âgé de soixante ans, chef d’un chantier qui doit bientôt fermer, travaille, boit des whiskys et joue pour de l’argent avec Cal (Thibault Perrenoud), ingénieur de trente ans. Passionné de feux d’artifice, Horn vient d’accueillir Léone (Chloé Chevalier), anciennement femme de chambre dans un hôtel, appelée à devenir son épouse. Drôle d’ambiance, plutôt beauf, jusqu’à ce que le jardin frissonne. Un Noir, Alboury (Denis Mpunga) –  portant le nom d’un roi de Douiloff (Ouolof) qui s’opposa à la pénétration blanche, au XIXème siècle – s’est introduit dans l’espace européen et vient réclamer le corps de son frère Nouofia – qui signifie conçu dans le désert – ouvrier journalier, mort sur le chantier. « Souvent les petites gens veulent une petite chose, très simple… » justifie-t-il. Il reviendra à plusieurs reprises, mais en vain. Des échanges entre Horn et Cal on apprend de ce dernier qu’il a tué l’ouvrier pour raison, plaide-t-il, d’arrogance, son corps jeté dans les égouts : « Moi, je flingue un boubou s’il me crache dessus, et j’ai raison, moi, bordel… »

Quand Léone entre en piste, elle brasse la légèreté du stéréotype européen et décline mollement la proposition grossière de Cal avant de croiser amoureusement Alboury qui lui transmet un peu de sa chaleur et de sa sagesse. Chacun parle sa langue dans une première scène, elle, lui déclare son amour – devant Horn – dans une seconde scène, puis elle se fait violemment éconduire quand elle propose un compromis pour acheter la paix, jusqu’à recevoir d’Alboury le même crachat que celui que Nouofia avait jeté au contremaître et qui lui avait valu d’être tué. Se met alors en place, entre Horn et Cal, une machination machiavélique de mise à mort visant à effacer définitivement Alboury et sa demande. Contre toute attente, la révolte d’Alboury sera plus forte et c’est Cal qui se fera tirer dessus par les gardes, du haut du mirador. Léone disqualifiée de tous se scarifie le visage avec un tesson de bouteille, à l’image des marques tribales d’Alboury et sera raccompagnée là d’où elle vient.

© Gilles Le Mao

La pièce débute presque comme un drame petit-bourgeois et la première partie s’interprète ici au premier degré. Passé la surprise du jeu néo-réaliste des personnages européens, on s’enfonce petit à petit dans le doute et l’ambiguïté, dans la densité poétique du texte où dialogues et monologues se succèdent, dans un art du récit et de la conversation propre à Koltès. Comme dans toutes ses pièces, le personnage Noir, ici Alboury, est au centre, dans tout son mystère, sa force d’attraction et sa pulsion de vie. S’opère alors, comme le dit Hervé Guibert, « un glissement entre la lutte des classes et une lutte des races. »

Fondée en 2010 par Mathieu Boisliveau, Thibault Perrenoud et Guillaume Motte, la compagnie Kobal’t a traversé les grands classiques dont Molière, Tchekhov et Shakespeare, avant d’affronter Koltès, monté par Mathieu Boisliveau. La mise à distance des personnages n’y est pas toujours, notamment dans la première partie mais leur volte-face, celle de Léone notamment – qui, de couleur fuchsia ressemble aux bougainvilliers du plateau dans les costumes de Laure Mahéo – ouvre sur la profondeur du texte. La scénographie de Christian Tirole sert bien ce propos de l’enfermement et les signes du contexte africain, éclairée par Claire Gondrexon. On s’enfonce petit à petit dans la solitude et le silence, le meneur de jeu devenant le personnage le plus secret, Alboury, dans sa vengeance accomplie par la mort de celui qui a tué.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2022

Avec Chloé Chevalier, Pierre-Stefan Montagnier, Denis Mpunga et Thibault Perrenoud – Collaboration artistique Thibault Perrenoud et Guillaume Motte – assistant à la mise en scène Guillaume Motte – dramaturgie Clément Camar-Mercier – scénographie Christian Tirole lumière Claire Gondrexon – costumes Laure Mahéo – régie générale et son Raphaël Barani – régie plateau Benjamin Dupuis.

Vu à la Maison des Arts de Créteil le 6 octobre 2022. Prochaines représentations : 8 novembre au 2 décembre 2022, Théâtre de la Bastille, Paris – site : theatre-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14 – En tournée : 27 et 28 mars 2023, Halles aux Grains, scène nationale de Blois – 25 au 29 avril 2023, Théâtre des Célestins à Lyon, 4 et 5 mai 2023, MCB / Scène nationale de Bourges – 10 au 12 mai 2023, Théâtre Sorano, scène conventionnée de Toulouse – 16 mai 2023, ACB/Scène nationale de Bar-le-Duc.

 

Vent rouge

Akakaze © A.Baldrei, encre sur papier japonais

Exposition des œuvres sur papier d’Alexandre Baldrei – Le Salon H, Paris, jusqu’au 29 septembre.

C’est la première exposition personnelle à Paris d’Alexandre Baldrei, plasticien dont l’œuvre épouse exactement ce charmant écrin qu’est Le Salon H.

Il travaille un matériau d’une grande fragilité, le papier, qu’il va chercher jusqu’en Asie, principalement au Japon, en Corée du Sud et en Thaïlande. C’est au cours d’un voyage à Hiroshima à la fin des années 2000 qu’une petite boutique de la ville avait attiré son attention, c’est là qu’il avait trouvé les supports sur lesquels il travaille. Sur ces papiers minutieusement choisis, Alexandre Baldrei trace des milliers de lignes et de points à l’encre de couleur, créant un langage des signes qui lui est propre.

 Ses formes rondes aux couleurs tendres, vert, orangé, turquoise, jaune-vert ou métissées qu’il nomme Tambours ont une trentaine de centimètres. Elles rappellent Paul Eluard parlant de « la terre, bleue comme une orange ». D’un format un peu plus grand, Akakaze – qui se traduit par Vent rouge – fait partie de cette série et donne son nom à l’exposition. C’est l’expression choisie par les Japonais pour décrire l’intense chaleur des incendies qui ravagèrent jadis Tokyo, ville reconstruite en bois après les bombardements américains de la seconde guerre mondiale. La profondeur de la couleur, difficile à définir, rappelle la brique, le rythme des enchevêtrements savamment ordonnés apporte simplicité et complexité, il invite à la méditation.

Des Fragments multicolores traduisent le mouvement et impriment la vie, donnant l’illusion du tissage. Alexandre Baldrei voyage avec ses encres comme le tisserand fait courir le fil, teint naturellement, sur les métiers ancestraux, il intitule Lisière plusieurs de ses œuvres.  L’une d’elle, d’une taille légèrement plus grande et qui nomme, Zone, appelle les gris-bleu et porte en son centre une croix en volume, qui rappelle les signes de l’artiste catalan Antoni Tàpies, peintre et graveur. Ses Échantillon, sont comme un laboratoire de couleurs, montrant l’élaboration d’un travail où rien n’est laissé au hasard. On y trouve d’étroites bandes de papier qui forment un bouquet, des panneaux de tâches juxtaposées aux subtiles variations de couleurs, des jeux de formes.

Né en 1979 à Paris, Alexandre Baldrei vit et travaille à Orléans. Son parcours d’apprentissage est riche et multiforme et lui a permis de se forger des outils pour élaborer sa pensée et son œuvre : Histoire de l’Art avec Didier Semin, Phénoménologie Peinture et Cinéma avec Alain Bonfand à l’École Supérieure des Beaux-arts de Paris, Masterclass du sculpteur japonais Yuji Takeoka à la HFK, l’Université des Arts de Brême. Il est diplômé de la Haute École des Arts du Rhin après avoir suivi la classe du vidéaste et performer Manfred Sternjakob et celle du sculpteur Vladimir Skoda qui l’a beaucoup inspiré et dont il devient assistant d’atelier, comme il le sera aussi pour Jean-Marc Bustamante. Il participe à des programmes de résidence artistique à l’HIAP d’Helsinki, centre d’art et à la Busan Hight School of Arts, en Corée du sud. Il enseigne actuellement l’esthétique à l’École Supérieure d’Art et de Design de Rouen.

Zone © A.Baldrei, encre sur papier japonais

L’ancien directeur du musée d’Art Moderne de Paris et du musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie, Germain Viatte, conseiller auprès du président du musée du Quai Branly, qualifie Alexandre Baldrei de chercheur d’âme et dit de lui qu’il « sait regarder le travail d’artistes comme Mark Rothko, Pierrette Bloch, Lee Ufan et d’autres ; il lit Gilles Deleuze, Alois Riegl ou Wilhelm Worringer, se passionne pour l’architecture, mais il se concentre résolument à l’émergence d’une expression totalement intime, au départ rigoureuse et ingrate dans son ascèse, activée par une inlassable discipline de répétition (…) Sous prétexte de bricolage revendiqué les recherches de l’artiste envahissent l’espace, se transforment et articulent une dynamique propre à chaque œuvre (…) L’audace des découpes ou des superpositions de formes énonce un nouveau vocabulaire structural. »

Créé par Yaël Halberthal et Philippe Zagouri en 2015, Le salon H est ce petit lieu magique et discret qui partage ses découvertes et coups de cœur, un lieu où s’élaborent des parcours esthétiques de haute volée et grand professionnalisme. Il y souffle un Vent rouge qui porte les œuvres sur papier d’Alexandre Baldrei et invite à la rêverie.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2022

Exposition au Salon H – du 16 septembre au 29 octobre 2022, mardi au samedi 14h30/19h et tous les jours sur rendez-vous (contact@salonh.fr) – 6/8 rue de Savoie. 75006. Paris – métro : Saint-Michel – site : www.salonh.fr

Vanish

© Alban Van Wassenhove

D’après Océanisé.e.s de Marie Dilasser – adaptation Lucie Berelowitsch et Marie Dilasser – mise en scène Lucie Berelowitsch, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes.

Le titre est un mot clé, vanish. Traduit de l’anglais il signifie disparaître. Nous sommes sur l’océan. Tout est dit. Le récit se construit autour de Rodolphe, marin d’une cinquantaine d’années, aguerri, qui se prépare à partir en mer pour un tour du monde en solitaire sur son voilier. Amoureux fou de la mer, pour lui « l’océan vient du ciel. » Il s’affaire avec son ami et sa femme, Nadja, entre cordages, passerelles, agrès mobiles et machinerie, check-list de ce qui reste à faire et passe une dernière soirée chez lui. Sa femme lui offre un confortable ciré et ses recommandations : « Attache-toi ! » Derniers instants de haute tension. « C’est toujours au moment où vous êtes prêts à partir que les gens veulent vous retenir. Les derniers instants ne devraient pas exister. Il va falloir dire les derniers mots, faire les derniers gestes, échanger les derniers regards… » Dans sa tête, Rodolphe est déjà loin, il a décidé de ne pas revenir. Il se raconte.

© Alban Van Wassenhove

Tombé dans le piège et l’amour de la mer, il avait débuté avec un petit bateau, puis en a pris un plus grand, puis un autre encore plus grand et il est devenu accro. On le suit dans son voyage, physique autant que mental et peut-être métaphysique, dans son journal de bord, luttant contre les éléments et la fatigue, perdant pied avec la réalité. « Se sentir vivant… » Les champs magnétiques se brouillent, les voix s’éloignent, la communication se dérobe, les instruments ne répondent plus. Joshua, son fils, – dont le nom signifie Dieu sauvera – dessine la mer et invente son père. « Joshua, tu es de l’autre côté, du côté de la terre ferme ! Joshua me reverra… »

Autour de Rodolphe tout devient abstraction, la terre se dissout, la météo se dérègle, il est envahi d’hallucinations et divague. On le suit dans sa recherche des extrêmes où il perd pied et jusqu’à la raison, manquant d’eau et de sommeil, dans la solitude du bleu translucide et d’éléments déchaînés. Au cœur des 40èmes Rugissants il engage sa dernière bataille contre les éléments, hissant le foc, contrôlant la grand-voile. Grand vent sur l’échelle de Beaufort ! La cabine est à sac, le bateau ouvert en deux. « Je suis traversé de part en part. La porte de la cabine s’ouvre, tout vole. » Dans ses pensées défilent toute la Patagonie, la référence aux grands explorateurs, les indigènes, mirage illustré par deux figures lunaires tombées de nulle part, jeteurs de sort : « Tu as des écailles sur les épaules » lui disent-ils.

© Alban Van Wassenhove

Témoins de ses brumes qui l’enveloppent tout entier et de ses visions, on assiste au naufrage. Dernière adresse à la famille, sa femme sait qu’elle ne le reverra pas et pourtant selon elle « le continent n’est pas moins hostile que la plupart des océans. » Le sens du temps devient aléatoire et se mesure à la longueur des cheveux. Passé, présent et futur se mélangent. Au final toutes les voiles recouvrent le plateau, comme un immense linceul.

Le texte est né de rencontres. Au point de départ celle de Lucie Berelowitsch, metteure en scène et directrice du Préau/CDN de Normandie-Vire avec Rodolphe Poulain, comédien et amoureux de la mer, navigateur à ses heures et vivant en Bretagne. Ils se connaissent et ont les mêmes passions, il a travaillé sous sa direction notamment dans Lucrèce Borgia. Il est ce personnage submergé de l’envie de partir qui plonge sans concession dans la partition très physique du marin en perdition. Najda Bourgeois, de l’équipe des comédiens permanents au Préau est son épouse, avec une grande justesse et détermination. Guillaume Bachelé, ami de Rodolphe, construit l’environnement musical.

Rencontre avec l’auteure, Marie Dilasser, née à Brest, dont la langue, à la fois réaliste et poétique, dit l’étendue de l’océan et la lumière changeante, le bateau qui s’écrase. « Le bateau ballote, tangue, pique du nez, s’écrase, plonge, tape, roule, grince, gémit, tu te cramponnes, t’agrippes, te retiens, t’affales, te cramponnes à nouveau, te relèves entre deux rafales, chutes encore… » Elle ouvre sur l’oralité des marins et leurs légendes, évoquant entre autres le rituel de la Proella d’Ouessant, où l’on rend hommage aux morts de la mer en portant une petite croix du domicile jusqu’au cimetière, elle nous mène à la frontière du fantastique.

Rencontre avec le scénographe Hervé Cherblanc, qui a rendu possible la représentation sur le petit plateau du Théâtre de la Tempête par l’inventivité de sa construction, composée de passerelles, échelles, plateformes qui roulent, d’un bunker-maison aussi petit qu’une cabine de bateau, de cordages. Sur mer, les gestes vont à l’essentiel, la scénographie est une évocation de l’univers de Rodolphe qui permet l’illusion de la gîte du bateau et du vent tourbillonnant dans les voiles. Tout roule et tangue. Côté cour un pupitre et un guitariste-chanteur, l’ami de Rodolphe, Guillaume Bachelé, avec la sonorisation de Mikaël Kandelman. Côté jardin, un gros cube transparent rempli d’eau, dans lequel les personnages plongent en apnée comme en caméra subjective. Les lumières sont de Christian Dubet qui lui aussi connaît la mer pour avoir grandi au pied du phare du Créac’h où son père était maître de phare, et qui a lui-même pratiqué ce métier de gardien de phare.

Alors avec cette belle équipe et sa capitaine, Lucie Berelowitsch, on largue les amarres et on s’interroge sur le paradoxe qui a saisi Rodolphe entre l’envie de disparaître et l’espoir qu’on le retrouve ; entre sa mise en abyme et le merveilleux qu’il recrée, par son imaginaire solitaire ; entre sa rugosité et sa fragilité. C’est une bouteille à la mer et l’énigme de l’humain qui garde son mystère.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2022

Avec : Guillaume Bachelé, Najda Bourgeois, Rodolphe Poulain – collaboration artistique Sylvain Jacques – assistanat à la mise en scène Elise Douyère – musique Guillaume Bachelé – scénographie Hervé Cherblanc – lumières Christian Dubet – sonorisation Mikaël Kandelman – costumes Suzanne Veiga Gomes, assistée de Cécile Box – décor Les Ateliers du Préau – Régie plateau Hervé Cherblanc  et en alternance Cyril Flochinger et Arthur Michel – habilleuse Nadia Ménenger – régie Jean-Louis Portail, Yann Nédélec – Le texte Océanisé.e.s est publié aux Solitaires Intempestifs.

Du 23 septembre au 23 octobre 2022, du mardi au samedi à 20h30, dimanche à 16h30 – Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, route du Champ-de-Manœuvre, 75012. Paris. – tél : 01 43 28 36 36 – site : www.theatredelatempete.fr – En tournée : 1er et 2 décembre, Comédie de Colmar/CDN Grand Est Alsace – 13, 14, 15 décembre, Théâtre des Cordes de la Comédie de Caen/CDN de Normandie – 28 février 2023 L’Archipel, Granville – 2 mars, Théâtre de la ville, Saint-Lô – 7 mars, Dieppe/Scène Nationale.

Au Mauvais Endroit, au Mauvais Moment

© Fabien Debrabendere

MEMM – Texte et mise en scène Alice Barraud, Raphaël de Pressigny, Sky de Sela – Jeu, Alice Barraud – Musique Raphaël de Pressigny – au Théâtre de la Cité internationale Universitaire, dans le cadre du Festival Village de Cirque # 18, avec la coopérative de Rue et de Cirque (2r2c).

C’est à une re-naissance que nous convie Alice Barraud, voltigeuse de portés acrobatiques – portique coréen, la sienne. Blessée à la terrasse du Petit Cambodge un certain 13 novembre de l’année 2015, son bras gauche transpercé d’une balle qui avait fait voler en éclats ses os, ceux du bras et de la main. Pronostic négatif quant à son métier, qu’elle vivait avec passion, avec risque d’amputation et menace de septicémie par les plumes de sa parka qui s’était frayées un passage jusqu’à la blessure. « Trou de balle dans le bras ! » comme elle le dit en cultivant la distance avec un brin d’humour. Cinq opérations, deux ans d’hôpital et pendant cinq ans des notes qu’elle prend et qui l’aident à conjurer le mal en y posant les mots de sa souffrance. « J’étais devenue un paradoxe, dit-elle, comme une guitare qui a explosé, une vieille chaise cassée. » Elle s’est armée de courage et de patience pour retrouver la scène et dit les avoir puisés en prenant pour leçon de vie celle de grands artistes comme Ray Charles, cette figure majeure de la musique afro-américaine perdant la vue à l’âge de sept ans, ou Django Reinhardt déjà virtuose de la guitare perdant à dix-huit ans l’usage de deux doigts dans l’incendie de sa roulotte. Alice Barraud est, magnifiquement vivante et talentueuse, tant qu’à la regarder on oublierait le traumatisme si elle ne l’illustrait d’objets de l’hôpital qu’elle prend pour partenaires.

Un prologue musical piano clarinette, de son complice Raphaël de Pressigny batteur du groupe Feu ! Chatterton présent côté jardin, la propulse sur scène où se trouve un fauteuil qui se brisera ; une perfusion qu’elle baladera avant de chuter ; un lit d’hôpital – dans lequel elle aura subi toutes les angoisses de l’incertitude – sur lequel elle trouve ici la force du ludique et de la distance, de l’humour et du pied de nez. Derrière la gravité du récit, Alice Barraud fait des échappées dans le burlesque, dignes de Chaplin ou de Keaton avec ce lit qui monte et qui descend, où tête et pied se referment et la coincent, faisant valser le plateau repas où, avec la potence qui lui sert à se redresser dans le lit, elle se prend la tête, au sens propre comme au figuré. Alice Barraud passe de la gouaille aux larmes, du raisonnement à la folie, monte une dramaturgie de la scène à partir de sa tragédie personnelle inscrite dans un drame collectif et gère l’ensemble avec la précision et l’habileté du fildefériste.

En chemin elle parle de son petit frère qui tout jeune adorait faire claquer des pétards, blessé aussi ce même jour de novembre pour avoir tenté de la protéger et va jusqu’à en faire claquer elle-même à la fin du spectacle ; elle évoque le traumatisme qui lui fait redouter à tout moment l’intervention d’agresseurs : « Je les attends tout le temps… » ; tente de faire marcher ses doigts derrière le drap de l’hôpital qui lui permet des jeux d’ombres ; esquisse la  numérologie – dont l’hôpital est perclus – selon laquelle 6 serait le chiffre du diable ; se dirige vers le musicien, qui la prend dans les bras et la porte, comme dans un numéro de main à main acrobatique.

© Jérôme Heymans

Avant le cirque, Alice Barraud avait rencontré la danse qu’elle avait pratiquée depuis l’enfance en ses différentes formes. Elle maîtrise magnifiquement son corps au fil de ses numéros réalisés sur lit, au sol et au final, dans les airs. La fin du spectacle est terriblement émouvante et pleine de poésie. Émouvante, quand des cintres tombe un trapèze en triangle et qu’elle s’y accroche, d’abord d’une main, la droite, à partir du lit, puis des deux mains avec le sol pour tremplin, en voltige accélérée, car elle vole ; pleine de poésie, quand des plumes – référence à sa parka – tombent du ciel comme flocons de neige et qu’elle virevolte et s’enroule dedans, en pirouette.

Attirée très jeune par le cirque, Alice Barraud a été formée par Mahmoud Louertani et Abdel Senadji de la compagnie XY. Elle a travaillé avec l’équipe du Prato, à Lille et a toujours cherché le lien entre le corps et le rire. Elle a repris sa place dans la compagnie P’tit Cirk présentant son spectacle Les Dodos, du nom de cet oiseau trop gros pour voler, à l’opposé de l’acrobate, ainsi que Piano Sur le Fil, un concert-cirque de Gaëtan Levêque avec Bachar Mar Khalifé, dans lequel elle navigue entre danse et voltige avec une équipe circassienne.

Pour oser dire l’indicible à travers son récit de vie et le spectacle MEMM Au Mauvais Endroit, au Mauvais Moment, Alice Barraud a organisé sa pensée à partir de ses notes, aidée de Sky de Sela, également trapéziste et de Raphaël de Pressigny, batteur et clarinettiste qui suit avec précision sur scène son souffle et ses rythmes. Tous trois ont construit un spectacle très personnel où elle se raconte sans concession, en mots et en états de grâce, dans tous les sens du terme.

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2022

Création lumière Jérémie Cusenier – régie lumière Jérémie Cusenier et Thomas Kirkyacharian – régie son Wilfried Simean et Hugo Barré – régie accroches Fred Sintomer – costumes Anouk Cazin – constructeur/ingénieur Robert Kieffer.

Du 22 au 24 septembre 2022, Théâtre de la Cité internationale Universitaire, 17, bd Jourdan, 75014, Paris. tél. : 01 85 53 53 85 – site theatredelacite.com – En tournée : 3 et 4 octobre, La Comédi /Scène Nationale de Clermont-Ferrand – 14 (scolaire) et 15 octobre, Le Boulon/CNAREP, Vieux Condé – 27 janvier 2023, Espace Germinal, Scènes de l’Est Valdoisien, Fosses – 31 janvier, Théâtre de Jouy /Direction de la Culture, Jouy-le-Moutier – 3 février, ECAM, Espace Culturel André Malraux, Le Kremlin-Bicêtre – 10, 11, 12 février, Le Mans Fait son Cirque – 2 et 3 mars, Halle aux Grains/Scène Nationale, Blois – 10 mars, Gallia Théâtre, Scène conventionnée, Saintes – 31 mars, Jeliote/Centre National de la Marionnette, Oloron-Sainte-Marie – 4 et 5 avril, Scène Nationale Carré Colonne, Saint-Médard-en-Jalles – 8 ou 9 avril, La Piste aux espoirs, Tournai (Belgique) – 18 avril, Espace Culturel A. Poher/Les Bords de Scène, Ablon-sur-Seine – 21 avril, Théâtre Jean Arp, Clamart. En attente : 26, 27 mai, Cirque Théâtre, Pôle National Cirque Normandie, Elbeuf – 31 mai, 1er et 2 juin, Festival Les Utopistes / Théâtre de La Croix Rousse, Lyon.

 

Le Sacre du Printemps

© Maarten Vanden Abeele

Chorégraphie de Pina Bausch, précédé de Common Ground(s) de Germaine Acogny et Malou Auraudo – coproduction Pina Bausch Foundation, École du Sable, Sadler’s Wells – La Villette, espace Chapiteaux, Théâtre de la Ville hors les murs.

Deux parties composent cette soirée danse qui ont pour point commun Pina Bausch et le Tanztheater de Wuppertal, Germaine Acogny et l’École des Sables. Cette confrontation artistique prend deux formes. En première partie, Common Ground(s) met en espace la gestuelle ritualisée de deux danseuses : d’une part Malou Airaudo, danseuse au long parcours artistique avec Pina Bausch et créatrice de rôles majeurs au Wuppertal Tanztheater – notamment dans Iphigénie en Tauride (1974), Orphée et Eurydice (1975), Café Müller (1978) et bien d’autres – et qui fut aussi l’élue du Sacre du Printemps.

D’autre part Germaine Acogny, danseuse et chorégraphe, fondatrice et directrice de Mudra Afrique de 1977 à 1982, école pensée sur le modèle de Mudra Bruxelles créée par Béjart, qu’elle avait rencontré. Elle a ensuite créé à Toulouse en 1985 le Studio-École-Ballet-Théâtre du 3ème Monde, tout en présentant des chorégraphies et en dansant. De retour au Sénégal en 1995 elle fonde le Centre international de danses traditionnelles et contemporaines Africaines, lieu de formation et d’échange entre danseurs africains et danseurs du monde entier, puis poursuit son travail de transmission en même temps que de création avec L’École des Sables qu’elle créée en 2004, à Toubab Dialaw au sud de Dakar (cf. notre article du 22 février 2021).

Common ground[s] présenté en première partie de soirée est nourri de ce syncrétisme recherché entre la danse africaine traditionnelle et la danse contemporaine. Malou Airaudo et Germaine Acogny fondent leurs alphabets l’un dans l’autre dans une quête d’espace physique et mental et à travers quelques objets transitionnels sacrés et magiques qui habitent leurs univers. Cette courte pièce (30’) est suivie d’un entracte de même durée pour laisser le temps aux techniciens d’installer la tourbe du Sacre du Printemps, chorégraphie technique des plus précises.

Reprise pour 35’ d’un Sacre du Printemps interprété par trente-quatre danseuses et danseurs africains choisis parmi une centaine venant de toute l’Afrique. Célèbre composition musicale en deux tableaux : L’Adoration de la Terre où s’exprime la joie d’une terre féconde et Le Sacrifice où l’élue sera livrée et sacrifiée aux dieux. Pina Bausch l’avait chorégraphiée en 1975. Le passage de témoin s’est fait entre les deux continents et les deux compagnies, au cours de six semaines de répétitions et de transmission, sous la direction artistique de trois danseurs emblématiques du Wuppertal Tanztheater – Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta et Clémentine Deluy. Le résultat est bouleversant dans l’énergie, le don de soi, l’explosion de joie puis de douleur, le statut de l’élue en robe rouge, vibrante d’une peur majuscule, à juste titre (Luciény Kaabral).

© Maarten Vanden Abeele

La pièce vient de si loin ! Chorégraphiée par Vaslav Nijinski pour les Ballets Russes et dansée en1913 au Théâtre des Champs-Élysées, tous les grands chorégraphes s’y sont intéressés, de Maurice Béjart en 1959 à Sasha Waltz en 2013, passant par Angelin Preljocaj en 2001, Emmanuel Gat en 2004, Jean-Claude Gallotta en 2011 pour n’en citer que quelques-uns, chacun avec sa sensibilité et son regard singulier l’a rêvé puis réalisé. Heddy Maalem chorégraphe franco-algérien a présenté la pièce en 2004 avec quatorze danseurs d’Afrique de l’Ouest. D’une musique lente et calme, parfois répétitive parfois affolée se lève le vent de sable jusqu’au cataclysme. Les danseurs montent en tension et en tremblements, en puissance, se séparent et se retrouvent, se placent en cortège, au son des clarinettes, cuivres, percussions et cordes. Le solo du basson revient en boucle, comme ces rondes de mélodies populaires.

© Maarten Vanden Abeele

De la dissonance à la montée rythmique et frénétique de la musique, comme des danseurs au cours de l’évocation des ancêtres et de leur action rituelle, se met en place la danse sacrée du sacrifice qui se fermera par un coup de timbale final. Les danseurs donnent toute leur énergie et font corps, face à la fragilité de l’élue. Tous sont à féliciter, ils habitent l’œuvre et sont en tension et à l’écoute du collectif dans leurs errances. Leur traversée chorégraphique est puissante et belle.

L’idée de cette transmission du Wuppertal Tanztheater aux danseurs de l’École des Sables pilotée par Germaine Acogny est un geste artistique autant que symbolique que Pina Bausch aurait sûrement apprécié!

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2022

Common Groups – Chorégraphie et interprétation Germaine Acogny et Malou Auraudo – composition musicale Fabrice Bouillon Laforest, musique enregistrée sous la baguette de Prof. Werner Dickel, ingénieur du son Christophe Sapp – costumes Petra Leidner – lumière Zeynep Kepekli – dramaturgie Sophiatou Kossoko.

Le Sacre du Printemps – Chorégraphie Pina Bausch – musique Igor Stravinsky – scénographie et costumes Rolf Borzik – collaboration Hans Pop. Direction artistique Josephine Ann Endicott, Jorge Puerta Armenta, Clémentine Deluy – direction des répétitions Çağdaş Ermiş, Ditta Miranda Jasjfi, Barbara Kaufmann, Julie Shanahan, Kenji Takagi. Avec : Rodolphe Allui, Sahadatou Ami Touré, Anique Ayiboe, D’Aquin Evrard Élisée Bekoin, Gloria Ugwarelojo Biachi, Khadija Cissé, Sonia Zandile Constable, Rokhaya Coulibaly, Inas Dasylva, Astou Diop, Serge Arthur Dodo, Franne Christie Dossou, Estelle Foli, Aoufice Junior Gouri, Luciény Kaabral, Zadi Landry Kipre, Bazoumana Kouyaté, Profit Lucky, Babacar Mané, Vasco Pedro Mirine, Stéphanie Mwamba, Florent Nikiéma, Shelly Ohene-Nyako, Brian Otieno Oloo, Harivola Rakotondrasoa, Oliva Randrianasolo (Nanie), Asanda Ruda, Amy Collé Seck, Pacôme Landry Seka, Gueassa Eva Sibi, Carmelita Siwa, Amadou Lamine Sow, Didja Tiemanta, Aziz Zoundi.

Du 19 au 30 septembre 2022 à 20h, samedi et dimanche à 19h – Programmation du Théâtre de la Ville hors les murs, site : www.theatredelaville-paris.com, à La Villette, espace Chapiteaux site : www.lavillette.com, métro : Porte de Pantin.

Roméo et Juliette

© LA Dance Project

Chorégraphie de Benjamin Millepied avec le Los Angeles Dance Project, musique Sergueï Prokofiev, collaboration artistique Olivier Simola, à la Seine Musicale.

Sur un tapis de danse rouge vermeil placé au centre de la grande Seine de quatre mille places, à la Seine Musicale et surmonté d’un écran, scénographie magnifiquement dépouillée, le danseur et chorégraphe Benjamin Millepied – ancien danseur-phare du New York City Ballet puis directeur de la danse au Ballet de l’Opéra national de Paris, de 2014 à 2016 – revient en France.  Il présente en création mondiale avec sa compagnie fondée il y a une dizaine d’années, Los Angeles Dance Project, sa lecture de Roméo et Juliette. Pendant deux ans le spectacle a été différé en raison de l’épidémie de covid, Benjamin Millepied l’a enfin donné aux Nuits de Fourvière, à Lyon, à la fin du mois de juillet, avant de le présenter à la Seine Musicale, coproductrice de l’événement.

© LA Dance Project

Guidé par la foisonnante composition de Sergueï Prokofiev écrite en 1935 pour le Kirov puis le Bolchoï dont Benjamin Millepied extrait les moments-clés, le chorégraphe fait récit en danse, théâtre et images du mythique duo-duel entre les Montaigu famille de Roméo et les Capulet famille de Juliette, rivalité qui les mènera l’un et l’autre de l’amour à la mort. Il n’est pas simple dans sa proposition d’identifier les personnages, certains soir deux hommes tiennent les rôles titres, d’autres soirs ce sont deux femmes, parfois un homme et une femme. Le soir de la représentation à laquelle j’ai assisté David Adrian Freeland Jr. était Roméo et Mario Gonzalez, Juliette et à entendre quelques commentaires à la sortie du spectacle, certains spectateurs ont cherché pendant tout le spectacle qui pouvait bien être Juliette. Nous sommes à Vérone dans une intrigue relativement simplifiée pour ne pas dire pointilliste, une partie de l’action se passe hors plateau, filmée en direct et nous revient via l’écran. Frank Castorf pour Les Frère Karamazov en 2016 avait par cette technique, créé une nouvelle et passionnante écriture scénique. L’image a donc le statut de narrateur.

Nous suivons les danseurs en coulisses où entre autres se déroule, lointainement, le bal, symbolisé par des masques posés sur les visages ; nous les suivons dans les couloirs du théâtre, s’entrechoquant et jusqu’à l’extérieur, où se joue la scène de déclaration d’amour entre Roméo et Juliette, suivie par la caméra sur la dalle, devant le théâtre, les corps entremêlés avec gros plan sur leur baiser hollywoodien. Au loin, dans la nuit, les phares des voitures.

© LA Dance Project

Le principe du spectacle repose sur ce va et vient entre le plateau – où l’on discerne à peine, de part et d’autres, les pentes douces permettant la libre circulation des danseurs et du caméraman – et l’image captée au plus près puis projetée, sous la direction du danseur et créateur vidéo, Olivier Simola, apportant à la fois de l’intime et du réalisme, de la modernité et de l’émotion. Certains effets montrent sur un mode loufoque des objets à l’envers, comme ce canapé renversé dans lequel le danseur est assis, par un jeu de miroir et de vis-à-vis entre le plateau et l’écran. Les images sont particulièrement réussies pour les ensembles, prises du dessus et donnant sur écran l’impression de danseurs « tombés du ciel » selon l’expression de Jacques Higelin, avec les jupes noires des femmes qui volent.

Dans notre recherche du personnage, Tybalt, cousin de Juliette (Vinicius Silva), provoque Roméo en duel, qui décline la proposition. Son ami Mercutio (Shu Kinouchi) décide de le remplacer mais se fait tuer lors du duel. Roméo venge sa mort en exécutant à son tour Tybalt. Banni et contraint de s’exiler, on connaît le tragique enchaînement des faits qui suivent : pour repousser un mariage arrangé précipitamment par le père de Juliette, avec l’aide de frère Laurent elle boit un philtre qui lui donne l’apparence de la mort durant quarante heures. Retrouvée inanimée par sa nourrice, tout le monde la pleure et on la place dans le tombeau des Capulet. Frère Laurent n’a pas le temps de prévenir Roméo du stratagème. Informé directement de la mort de sa bien-aimée il se précipite à Vérone bien décidé à la rejoindre dans la mort et boit, à ses pieds, le poison dont il s’est saisi. Quand Juliette se réveille et découvre à ses côtés son bien-aimé sans vie, elle prend sa dague et se perce le cœur. La fin, comme l’ensemble du déroulé de l’histoire, est, dans la version Millepied, relativement esquivée.

Au demeurant les moments dansés sont d’une grande fluidité, dans un vocabulaire plutôt classique. Les solos, duos, trios, mouvements d’ensemble alternent avec grâce et perfection entre sauts et battements, jetés et cabrioles, arabesques. Les tableaux se succèdent, sur écran ou sur scène, certains ensembles dans leur modernité font aussi penser par un côté ludique, sensuel et vivant, à West Side Story. Vives ou sépulcrales, les lumières voyagent par des néons nomades et offrent ces jeux de reflets miroirs dans la salle.

S’affronter à Roméo et Juliette fait partie pour les chorégraphes du parcours initiatique. Benjamin Millepied  y cultive son originalité en dé-genrant les rôles et en introduisant de manière massive des images en direct, laissant à de nombreux moments le spectateur devant un plateau déserté. Il apporte en revanche un angle de vue saillant en tant que chorégraphe et son regard de chef opérateur. C’est un pari singulier, mais réussi.

Brigitte Rémer, le 24 septembre 2022

du 15 au 25 septembre 2022, à la Seine Musicale, Île Seguin, Boulogne-Billancourt. Métro : Pont de Sèvres – site : www. laseinemusicale.com – tél. : 01 74 34 53 53.

Avec : Roméo David Adrian Freeland Jr., Juliette Mario Gonzalez, Tybalt Vinicius Silva, Mercutio Shu Kinouchi – et avec Doug Baum, Marissa Brown, Lorrin Brubaker, Jeremy Coachman, Courtney Conovan, Daphne Fernberger, Oliver Greene-Cramer, Sierra Herrera, Leo Hishikawa, Payton Johnson, Peter Mazurowski, Nayomi Van Brunt. Collaboration artistique Olivier Simola –

Scénographie et lumières François-Pierre Couture – directrice lumières Avery Reagan – costumes Camille Assaf – opérateur Steadicam Sébastien Marcovici – musique Sergei Prokofiev interprétée par le London Symphony Orchestra sous la direction de Valery Gergiev.

et aussi du 13 au 16 octobre, au Théâtre du Châtelet, Paris, Programme I et II de Benjamin Millepied, dont Be Here Now – site : www.chatelet.com

Tropique de la violence

© Victor Tonelli

D’après le roman de Nathacha Appanah – adaptation et mise en scène Alexandre Zeff, compagnie La Camera Oscura. Théâtre 13/Bibliothèque.

Sa mère venait des Comores. Destination Mayotte à bord d’une barque précaire. A l’arrivée, elle dépose son bébé, Moïse, l’enfant à l’œil vert et noir de peau, auprès de Marie, infirmière à la peau blanche qui n’ayant pu avoir d’enfant, veillera sur lui. Pourtant c’est une béance qui s’ouvre et une incessante quête d’identité.

On retrouve Moïse en prison où il est enfermé pour une quinzaine d’années et l’on remonte le cours de son histoire… Marie meurt brutalement quand Moïse a tout juste quinze ans. Il se met à fréquenter le bidonville qu’on appelle Gaza, une zone de non-droit où vivent plus de trois mille mineurs isolés, organisés en bandes qui commercent et se défoncent.

© Victor Tonelli

« Rien de positif, le pays ressemble à une poussière incandescente » dit le texte. Le cercle bien connu chômage, misère, délinquance, drogue, violences semble inéluctable, et pour Moïse, dit Mo la cicatrice, l’errance et la peur, le racisme. Bruce, autoproclamé le roi de Gaza, le prend d’abord sous son aile et assure son initiation. Puis le vent tourne et le caïd met en œuvre à son encontre mépris, humiliations, harcèlement, viols répétés et jusqu’à la torture, piétinant ses quinze premières années protégées.

Deux autres discours s’entrelacent, celui d’un humanitaire du mouvement Pour une alternative non violente qui après avoir tenté d’accompagner les jeunes, jette l’éponge suite à de nombreux heurts et à la mise à sac de son local, celui d’un flic tout aussi pessimiste. Derrière la carte postale du plus beau lagon du monde aux vastes massifs coralliens, Mayotte endroit délaissé, montre une nature défaillante, une terre fracturée, des éléments qui parfois se déchaînent, entre pluies, vents et tonnerre, une violence exacerbée et extrême.

C’est ce que donne à voir le spectacle dans une démarche artistique pluridisciplinaire où l’image se mêle à la musique, où l’acteur fait corps avec une nature inhospitalière, portant le texte d’une grande poésie. Quand la mère apparaît à l’écran et chante elle apporte l’émotion, la sienne et la nôtre « Les mots sont une prière ». Quand le batteur-oiseau perché sur le flamboyant sonne le tocsin et la révolte au moment où Moïse s’écroule dans la lagune, pourtant la vie se poursuit. Quand le caïd grimpe tout en haut du théâtre, et jusqu’au gril, il déploie sa toute-puissance, prêt à « cogner la vie » et à « crever sans regret. »

Journaliste et romancière, Nathacha Appanah est née à l’Île Maurice en 1973, elle est arrivée en France à l’âge de vingt-cinq ans. Publié en 2016, Tropique de la violence a reçu de nombreuses récompenses, comme ses précédents romans, Les Rochers de Poudre d’Or, en 2003 et Dernier Frère en 2007. Alexandre Zeff s’est emparé de son écriture métaphorique et a composé un univers aussi sombre que l’est l’ouvrage, dans sa désespérance. La violence est partout pour Moïse, balloté au fil des rencontres, dans une société qui se délite : dans la mère d’abandon puis la mère d’adoption très tôt disparue, dans un pays laissé pour compte, dans une jeunesse perdue et les bandes qui la pervertissent, dans le racisme où paroles blanches et peau noire se contredisent.

– © Victor Tonelli

Sur le plateau la violence est, le metteur en scène réussit à la maîtriser autour du parcours chaotique de Moïse (Alexis Tieno), rongé par la peur, la faim, la marche et les cauchemars et autour de la provocation incessante de Bruce-le-caïd (Mexianu Medenou) couronnée par leur corps-à-corps allant jusqu’à la mort. Tous deux portent le spectacle avec talent, accompagnés des acteurs Thomas Durand et Assane Timbo, de l’actrice-chanteuse-guitariste Mia Delmaë, de la percussionniste japonaise Yuko Oshima en alternance avec Blanche Lafuente. La mise en images, dans une création vidéo de Muriel Habrard et Alexandre Zeff est puissante, la scénographie et les lumières de Benjamin Gabrié élaborent des espaces sensibles mettant en action cette tragédie d’un quotidien aux vies brisées.

Investi dans des programmes dits de cohésion sociale, Alexandre Zeff développe son écriture théâtrale avec justesse en dessinant les contours d’une géographie incertaine, entre les Comores et Mayotte, territoire français. Dans le déplacement des populations auquel le texte fait référence, le metteur en scène s’empare en arrière-plan de la question de l’inégalité des chances et du décalage entre rêve et réalité, sans en altérer le souffle poétique.

Brigitte Rémer, le 21 septembre 2022

Avec : Mia Delmaë, Thomas Durand, Mexianu Medenou, Alexis Tieno, Assane Timbo – percussionniste Yuko Oshima et Blanche Lafuente en alternance – scénographie et lumière Benjamin Gabrié – collaboration artistique Claudia Dimier – dramaturgie Noémie Regnaut – création vidéo Muriel Habrard, Alexandre Zeff – assistants vidéo Jules Beautemps, Sara Jehane Hedef – création musique et son Mia Delmaë, Yuko Oshima, Guillaume Callier, Vincent Robert – régie plateau et coordination Damien Rivalland – assistante à la mise en scène et dramaturgie Leslie Menahem – assistante à la mise en scène et coordinatrice Cécile Cournelle – assistante à Mayotte Anne-Laure Mouchette – stagiaire mise en scène Adèle Sierra – régisseur général Sylvain Bitor – régisseur son François Vatin – costumes Sylvette Dequest – maquillage et effet spéciaux Sylvie Cailler – collaboratrice chant Anaël Ben Soussan – chorégraphie de combat Karim Hocini – dressage animalier Victorine Reinewald – construction décor Suzanne Barbaud, Yohan Chemmoul, Benjamin Gabrié.

Du 14 au 30 septembre 2022, Théâtre 13/Bibliothèque, 30 rue du Chevaleret. 75013. Paris – du lundi au samedi à 20h, samedi à 18h, relâche le dimanche. En tournée : Espace BM. Koltès, Metz, 13 et 14 octobre – Théâtre de Chelles, 21 octobre, Célestins Théâtre de Lyon, 23 au 27 novembre – Le Théâtre, Laval, 8 décembre – Centre Duhamel, Vitré, 5 janvier 2023 – Théâtre Jean Arp, Clamart, 12 et 13 janvier 2023 – Le Carré Magique, Lannion, 2 mars 2023 – Théâtre Sénart, 22 au 24 mars 2023.

Le grand Chœur du Canto General à la Fête de l’Humanité

© BR

Oratorio composé par Mikis Theodorákis sur les poèmes de Pablo Neruda – direction musicale Jean Golgevit – avec le Grand Chœur de Bretagne et d’Occitanie – solistes, Gabriela Barrenechea mezzo-soprano, Jean-Luc Kerouanton, baryton.

Le peuple en majesté titrait le journal « L’Humanité » au lendemain de la 87ème Fête de l’Huma qui s’est déroulée du 9 au 11 septembre et d’un virage à 360° obligé, que les organisateurs ont pris avec philosophie et dans un immense travail réalisé. Après deux ans d’interruption due à l’épidémie de Covid et à un changement géographique imposé par les travaux liés aux Jeux Olympiques de 2024 qui ont mangé le terrain de La Courneuve où se déroulait l’événement, la Fête a migré vers le sud de Paris. Elle s’est installée au Plessis-Pâté non loin de Brétigny/Orge, sur l’ancienne base aérienne 217, un événement en soi.

© BR

Malgré cette inconnue, les participants sont venus nombreux, en dépit du temps bien incertain du week-end. Cet immense espace de soixante hectares avait été magistralement réinterprété autour de différents villages : Livre, Famille, Territoires solidaires, Village du monde, et autour des mêmes espaces artistiques : La grande scène Angela Davis, la scène Joséphine Baker, la scène Zebrock Nina Simone. L’espace Jack Ralite y accueillait spectacles et projections de cinéma. Une multiplicité de stands donnait la vedette à chaque territoire et aux entreprises publiques. Il régnait dans les allées beaucoup de bienveillance, de fraternité, d’ouverture et de liberté et sous les slogans aussi poétiques qu’incitatifs se goûtaient les bons vins, se rencontraient les amis, s’écoutaient les discours. Toute la gauche y fut présente.

Si les débats sont allés bon train d’un bout à l’autre de la Fête et dans des formats divers et variés, la programmation musicale a mis à l’honneur des artistes de tous bords, en mélangeant les genres avec intelligence : rap, rock, soul, jazz se sont exprimés sur les différentes scènes. Pour ne citer que quelques groupes, mais il y en eut de nombreux comme Sniper, les Wampas, Camélia Jordana, Odezenne, Sexion d’Assaut et tant d’autres…

© BR

C’est dans ce cadre enjoué et stimulant que s’est produit sur la grande scène Angela Davis, entre Benjamin Biolay et Dutronc&Dutronc, le Grand Chœur du Canto composé du Chœur du Canto de Bretagne et des Voix du Canto d’Occitanie, fédérés par Jean Golgevit à la direction musicale. Violoniste à l’origine, compositeur et brillant pédagogue, ce chef de chœur hors pair approfondit depuis de nombreuses années l’œuvre de ces deux immenses artistes que sont Neruda et Theodorákis. La créativité poétique du premier, Pablo Neruda (1904/1975), l’univers musical du second, Mikis Theodorákis (1925/2021) – deux artistes engagés, l’un au Chili, l’autre en Grèce – sont purs joyaux.  « Deux pays, deux trajectoires similaires » comme le dit la soliste Gabriela Barrenechea.

© BR

El Canto General est une fresque lyrique et épique sur l’histoire et les destinées des peuples d’Amérique Latine écrite par Neruda à partir de 1938, éditée au Mexique en 1943. L’exécution de son ami, le poète Federico García Lorca en 1936, en Espagne, avait marqué son entrée en résistance et en militance. Dans ces quinze sections et plus de quinze mille vers s’expriment de manière directe ou métaphorique l’oppression, la révolte, les espoirs et les utopies. Défenseur des droits de l’homme, Neruda – Prix Staline de la Paix en 1950, Prix Nobel de Littérature en 1971- appelait à la prise de conscience collective. En 1969, le parti communiste l’avait désigné comme candidat à l’élection présidentielle, mais il s’était désisté en faveur d’Allende comme candidat unique de l’Unité Populaire. Ce dernier présida aux destinées du pays à partir du 4 septembre 1970 et jusqu’au 11 septembre 1973, date du coup d’état par Pinochet et de son assassinat.

Mikis Theodorákis avait commencé à travailler sur le Canto General dont on entendra certaines sections dans ce concert, notamment Vegetaciones, Los Libertadores, Voy a vivir, La United Fruit Company, America insurrecta, Requiem pour Neruda, composé suite à la mort du poète brutalement survenue dans des conditions restées suspectes, dix jours après l’assassinat du Président Allende.

© BR

Le grand Chœur de Bretagne et d’Occitanie l’a fait vibrer sur cette immense scène de la Fête de l’Humanité, images reprises sur deux écrans géants de part et d’autre du plateau. Dans l’histoire mouvementée de son pays, la Grèce, Theodorákis fut un militant communiste et résistant de la première heure durant la guerre civile et la toute-puissance des colonels.  Il fut emprisonné, déporté, torturé et plus tard dut s’exiler. De France, il créa le Conseil national de la résistance. Il eut la musique pour combat. Le monde entier le connaît sous l’angle de la musique populaire, par le sirtaki composé pour le film de Michael Cacoyannis, Zorba le Grec, petit clin d’œil avec quelques notes esquissées ici par le joueur de bouzouki. Bien au-delà, Theodorákis a écrit de nombreux opéras et oratorios, des musiques de chambre. Sa composition musicale pour El Canto General est d’une immense richesse dans les rythmes, les scansions, les chuchotements et crescendos. Il avait lui-même dirigé l’œuvre pour la Fête de l’Huma en septembre 1974, un an après l’assassinat d’Allende. Quarante-huit ans plus tard, sous la baguette de Jean Golgevit, le Chœur du Canto et les Voix du Canto se produisent en cette date du 11 septembre, emblématique pour le Chili.

Au salut final © BR

Sur scène, accompagnant les soixante choristes, deux solistes : l’éblouissante mezzo-soprano, Gabriela Barrenechea, originaire du Chili et fière de l’être, qui a de nombreuses cordes à son arc. Elle avait quinze ans lors du coup d’État et a vécu cachée, avant de s’exiler ; la tessiture de sa voix recouvre exactement la couleur de l’œuvre ; Jean-Luc Kerouanton, baryton et également récitant ; Pascal Keller, pianiste ; Dimitris Mastrogioglou, bouzoukiste ; et trois percussionnistes, Bérangère Le Meur, Maxime Chatal et Florent Bigoin qui donnent toute l’amplitude à l’œuvre. Le moment est sublime, le parvis s’est rempli d’un public multiforme, les écrans rapportent de magnifiques images, chacun des choristes et des musiciens donne ce qu’il a de meilleur, le chef de chœur est au gouvernail. Chapeau bas ! « Je suis venu pour chanter et pour que tu chantes avec moi » dit Neruda, « J’ai toujours aimé me trouver là où le tourbillon s’empare de l’humanité » dit Mikis Theodorákis. La Fête de l’Huma bat son plein.

Brigitte Rémer, le 19 septembre 2022

Avec les choristes – Chœur du Canto / Bretagne : Frédérique Aguillon, Christiane Bost, Madeleine Castel, Jean Chalm, Gwénaëlle Clément, Yvonne Cloâtre, Claude Conas, Cécilia Delaunay, Marie-Aline Demortain, Antoine Egea, Danielle Estrade, Michel Fontaine, Joëlle Grison, Marie-Noëlle Guerineau, Joëlle Guilcher, Patricia Guitteny, Yves Guitton, Jean-Luc Kerouanton (chanteur et soliste), Anne Marie Kerveadou, Bernadette Le Duff, Ghislaine Le Floch, Armelle Le Goff Derien, Robert Le Crann, Merwen Le Mentec, Alain Loison, Joëlle Marchand, Lambert Masson, Sylvie Masson, Lydiane Quere, Françoise Quittos, Agnès Sagot, Yves Sanson, Hervé Tilly.

Jean Golgevit, direction musicale © Christian Crochet

Voix du Canto / Occitanie : Anne Armagnat, Corinne Canonge, Olivier Canonge, Monique Carton, Françoise Chambon, Régis Couder, Marie-Odile Crochet, Marie-Suzanne Dubray, Florence Evrard, Françoise Faivre, Lionel Faivre, Louis Fourestier, Corinne Glain, Georges-Henri Grau, Myrèse Grau, Émilie Martin, Chantou Marty, Sylvie Raynal, Jacques Rouveyrol, Jacqueline Suquet, Martine Teirlinck.

Dimanche 11 septembre 2022, Fête de l’Humanité, Grande Scène Angela Davis, Base 217, Le Plessis-Pâté/Brétigny-sur-Orge – Sites : www.lescheminsdelavoix.free.fr (Chœur du Canto/Bretagne) – www.les-voix-du-canto.org (Choeur Les Voix du Canto/Occitanie – Direction musicale, Jean Golgevit – Site : www.jean-golgevit.weebly.com

Out of the blue

© Théâtre de la Ville

Par et avec Silke Huysmans et Hannes Dereere – production Campo – en anglais et néerlandais, surtitré en français, au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, dans le cadre du Festival d’Automne.

L’objet présenté est singulier. Il traite d’un sujet de société devenu une des priorités mondiales, le non-respect de l’environnement et la destruction de la planète, ici des fonds sous-marins. Peut-être s’apparente-t-il davantage à une conférence scientifique qu’à un spectacle, peu importe il est d’utilité publique. À partir de techniques journalistiques, Silke Huysmans et Hannes Dereere transposent une problématique qu’ils reconstituent artistiquement. Leurs deux précédents spectacles traitaient, le premier, du désastre minier de 2015 au Brésil, avec Mining stories, le second de l’extractivisme qui a détruit l’Île de Nauru dans le Pacifique au cours du XXème siècle, avec Pleasant Island.

Avec Out of the blue, en entrant dans la salle le spectateur fait face à huit écrans collés les uns aux autres, deux ordinateurs posés sur une grande table. Les deux acteurs-intervenants s’assiéront devant, dos au public, et gèreront l’informatique en véritables chefs d’orchestre, tapant parfois le texte sur leurs claviers in-situ et gérant la chorégraphie des images et de la musique. On ne verra leur visage qu’au salut. Ils ne sont pas le cœur du sujet, leur démarche l’est. C’est une démarche d’observation sur les forages en eaux profondes, dans le Pacifique, à l’ouest du Mexique et les risques qu’ils entraînent.

Au printemps 2021, Silke Huysmans et Hannes Dereere sont connectés par satellite depuis chez eux, la Belgique, avec trois bateaux stationnés dans l’océan Pacifique : l’un appartient à une compagnie belge d’extraction minière en train d’explorer les fonds marins abyssaux à l’aide d’un robot, l’autre accueille les scientifiques qui observent l’opération en cours, le troisième n’est autre que le navire amiral des militants de Greenpeace qui deviennent lanceurs d’alerte, le Rainbow Warrior.

Le Prologue est suivi des différentes interviews avec les scientifiques marins de ces navires et les militants de Greenpeace. Les points de vue sont contradictoires et si le monde est cartographié, seulement 10% des fonds marins le sont, remarque le commentaire. Le voyage visuel proposé dans ces fonds silencieux repose sur de remarquables images. La faune et la flore y sont pure poésie, et l’on voit des bancs de poissons délicats et gracieux s’enrouler dans le mouvement de l’eau, des poulpes du sud aux grandes ailes, fines comme des dentelles, voler sous l’eau.

Moins poétiques, les pilleurs d’océan à la recherche de cuivre, zinc, manganèse et cobalt, tous minerais nécessaires aux sociétés pour stocker l’énergie, sont aux aguets. Pourtant dès 1967 l’Ambassadeur de Malte, M. Arvid Pardo, appelait à l’instauration d’un régime international efficace du fonds des mers et des océans. Signée en 1982, la Convention des Nations-Unies sur le Droit de la Mer fut adoptée. Douze ans plus tard, en 1996, elle est entrée en vigueur et les fonds marins ont été déclarés Patrimoine mondial de l’humanité. Le temps politique est un temps si long…

Comme des capitaines à la barre, et les acteurs-observateurs-rapporteurs Silke Huysmans et Hannes Dereere le précisent bien, il ne s’agit pas ici d’un problème à traiter mais d’un cycle en mouvement, celui du vivant et de l’humain. La recherche d’une solution ne saurait être que collective. Vers la fin du spectacle ils nous font voyager vers d’autres abysses, dans le cosmos, à l’autre extrémité, entre mars et vénus. Des deux côtés on reste suspendus entre l’immensité et l’infini, dans une solitude vertigineuse, au sein d’une nature sacrée et d’un certain vague à l’âme. L’échelle de nos perceptions se décale face à un écosystème qu’on altère avant même de le connaître.

L’épilogue est peu réjouissant même si les scientifiques ont demandé un moratoire. Vingt-sept pays ont désormais un contrat de forage pour les fonds marins abyssaux dont l’Allemagne, le Japon et la Russie et la prochaine expédition est programmée à l’automne 2022. Dans Out of the blue il y a un grand écart entre le calme avec lequel se fait devant nous cette démonstration fine et feutrée d’une biodiversité en danger et le tumulte du propos. On est avenue Gabriel, à deux pas de l’Élysée, on a envie de dire : traversez la rue et montrez votre travail aux politiques qui surfent sur les vagues sans s’attaquer réellement aux problèmes d’un univers qui, à grande vitesse, se détruit et dont Silke Huysmans et Hannes Dereere font récit.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2022

Du 12 au 15 septembre à 20h, Théâtre de la Ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – site : www.theatredelaville-paris. tél. 01 42 74 22 77 et www.festival-automne.com

Coriolan

© Victor Tonelli

Texte William Shakespeare, traduction Jean-Michel Déprats, mise en scène François Orsoni, au Théâtre de la Bastille.

Après La Mort de Danton de Georg Büchner montée en 2016, puis Monsieur le député de Leonardo Sciascia, présenté en 2018, François Orsoni rembobine le temps et nous mène de Plutarque avec ses Vies des hommes illustres au Vème siècle avant JC, jusqu’au XVIème siècle de Shakespeare. La question du pouvoir et de la démocratie, l’intéresse.

Quand on entre dans la salle du Théâtre de la Bastille on se trouve face à l’Acropol(e) et les acteurs sont en place. La caste patricienne est lascivement installée sur les marches, face au public : telle une Athéna en majesté, la mère de Caius Marcius (Estelle Meyer) surnommé Coriolanus après la prise de la ville de Corioles, appartenant aux Volsques ; Coriolan donc, son fils (Alban Guyon) héros coléreux et violent, dur et hautain, qui a le goût des armes et fut de toutes les guerres que Rome mena contre ses voisins ; Ménésius, (Thomas Landbo) conciliateur pour le sénat, tentant de raisonner le peuple, miséreux, qui leur fait face : deux acteurs dans la salle, assis au même niveau que les spectateurs, l’un côté cour, l’autre côté jardin, qui apostrophent le public (Jean-Louis Coulloc’h et Pascal Tagnati).

Après hésitations et tergiversations Marcius présente sa candidature au consulat et convoite ce sommet de la hiérarchie des magistrats. Il échoue car les citoyens se rebellent, craignant que leurs droits nouvellement acquis leur soient retirés. Chassé par le peuple pour avoir souhaité la disparition du tribunal de la plèbe qui au Sénat représente leurs droits, Marcius/Coriolan est condamné à l’exil, malgré le simulacre de séduction auquel il se prête et la toge d’humilité qu’il revêt. Il change alors de direction et met ses capacités de stratège au service de ses anciens ennemis, les Volsques, se plaçant sous leur protection, avant de revenir mettre le siège devant Rome. Une délégation de femmes menée par sa mère le ramène à la raison, il entend leurs supplications et raccompagne ses troupes aux frontières du territoire romain, retournant chez les Volsques où il est finalement assassiné par une bande de conjurés.

Pièce historique ou bien tragédie, le texte met en exergue l’amour filial et la vertu des héros. C’est une pièce bavarde, qui laisse peu de place à la rêverie et au vagabondage. Les metteurs en scène ne s’y attardent guère. Christian Schiaretti l’avait mise en scène en 2006, plaçant la focale sur l’intemporalité du sujet. Ici les manœuvres politiciennes et l’hostilité du peuple qui sont au cœur de l’histoire en cette époque romaine, nous semblent lointaines, alors qu’elles pourraient nous renvoyer à nos démocraties chancelantes et nos politiques incertains.

Si les acteurs, toujours à vue, tirent leur épingle du jeu, la contemporanéité s’absente et la mise en scène de François Orsoni propose des images datées. Alors, pourquoi ne pas pousser le jeu à l’extrême, dans un grand péplum où ce héros militaire pourrait régner et douter dans sa Rome archaïque, en nous amusant un tout petit peu ?

Brigitte Rémer, le 14 septembre 2022

Avec : Jean-Louis Coulloc’h, Alban Guyon, Thomas Landbo, Estelle Meyer, Pascal Tagnati – bruitage Éléonore Mallo – lumières François Orsoni, Antoine Seigneur-Guerrini – scénographie et costumes Natalia Brilli – photographie François Prost After Party 2018 – régie générale Antoine Seigneur-Guerrini, François Burelli – création sonore et régie son Valentin Chancelle – régie Bastille Erwann Petit.

Du 12 septembre au 7 octobre 2022 à 20h, relâche les dimanches et le jeudi 15 septembre – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette, 75011. Paris – site : www.theatre-bastille.com et www.neneka.fr – tél. : 01 43 57 42 14.

Yeondeunghoe

Exposition sur La Fête des Lanternes en Corée du Sud, au Centre Culturel Coréen de Paris.

© Centre Culturel Coréen

La Fête des Lanternes a plus de mille trois cents ans, elle est reconnue depuis 2020 comme patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco. À l’origine c’était un rite religieux qui célébrait l’anniversaire de la naissance du Bouddha Shakyamuni, le 8ème jour du 4ème mois lunaire.

En Corée, c’est à partir de la période de Silla unifié – fin du VIIème au Xème siècle – que le roi se rendait au temple admirer la Fête des Lanternes et c’est sous la dynastie Goryeo (918-1392) que la Fête est devenue rituel national. C’est aujourd’hui une fête annuelle qui s’exprime dans toute la péninsule sud-coréenne dans de grands défilés et rassemblements chamarrés, regroupant des gens de toutes confessions, et les lanternes sont accrochées dans les temples.

© Centre Culturel Coréen

Acte social et puissant symbole, le pays appelle la lumière et chacun apporte sa lanterne patiemment fabriquée en famille, dans des associations ou entre jeunes. Réalisées en papier coloré hanji, ces lanternes avaient traditionnellement la forme d’un lotus, symbole du pays, elles prennent aujourd’hui toutes sortes de formes, plus inventives les unes que les autres : fruits, personnages, fleurs, oiseaux, dragons, montagne, éléphant, formes géométriques.

Pour les admirer, il suffit de monter au premier étage du Centre culturel Coréen, la salle d’exposition les présente avec beaucoup d’élégance. De toutes tailles et toutes couleurs, elles sont la vie-même. Certaines sont imposantes comme la lanterne Grande cloche bouddhique, ou celle du Tambour du Dharma ou encore la lanterne Fleur de lotus ; d’autres se portent au bout de mâts, le Deunggan, comme en attestent les gravures anciennes. Autrefois, il était de coutume d’accrocher une lanterne au bout d’une longue perche dans la cour de la maison, la manière de l’attacher était codifiée et renseignait sur le nombre de personnes qui habitait le lieu. Ces lanternes pouvaient aussi, selon leurs formes, être signe de paix ou de bien-être pour la famille et/ou pour la société. Toutes ces lanternes allumées diffusent leurs couleurs arcs-en-ciel et la parade des lanternes miniaturisée est représentée par un grand cortège de figurines de papier hanji portant bannières et instruments de musique, comme dans une fanfare traditionnelle.

© Centre Culturel Coréen

L’exposition se prolonge dans la salle vidéo du Centre Culturel Coréen par une plongée dans l’univers virtuel de NFT – Non Fungible Token – organisée sur le serveur de la plateforme numérique coréenne KLUBS rassemblant vingt-cinq artistes coréens et six artistes français. Dans l’auditorium, une projection de vidéo mapping du collectif Davvero Art permet une plongée en totale immersion dans le domaine des couleurs, un vrai plaisir des yeux.

Refait à neuf depuis peu, le Centre Culturel Coréen est un bel endroit situé au cœur de Paris, entre Saint-Augustin et les Champs Élysées, où se développe un vrai projet culturel, en dialogue avec la France. Des activités diverses comme projections, concerts, expositions, formes dansées traditionnelles et projets novateurs s’y côtoient et se partagent.

© Centre Culturel Coréen

Après les années Covid, le directeur et homme de culture, M. John Hae Oung a mis les bouchées doubles. Avec son équipe, il a su rendre ce lieu chaleureux, raffiné et hospitalier et développe une programmation créative et dynamique. Il y a du monde devant le Centre, et jusqu’au trottoir, c’est une vraie réussite ! Toutes nos Félicitations au Directeur qui reprend la route et rentre au pays vaquer à d’autres missions culturelles, et longue vie au Centre Culturel Coréen à Paris !

Brigitte Rémer, le 25 août 2022

Exposition La Fête des lanternes jusqu’au 16 septembre, du lundi au vendredi de 10h à 18h, le samedi de 14h à 18h – Centre Culturel Coréen /주프랑스 한국문화원 – 20 rue La Boétie – 75008 Paris, métro : Miromesnil – tél : 01 47 20 86 48 – site : wwwcoree-culture.org

Réclamer la Terre

Judy Watson, “Spine and Teeth” © Carl Warner

Exposition collective traitant de nos rapports avec la nature – Avec les œuvres de Abbas Akhavan, Amakaba X Olaniyi Studio (Tabita Rezaire et Yussef Agbo-Ola), Asinnajaq, Huma Bhabha, Sebastián Calfuqueo, Megan Cope, D Harding, Karrabing Film Collective, Kate Newby, Daniela Ortiz, Solange Pessoa, Yhonnie Scarce, Thu-Van Tran, Judy Watson – commissaire : Daria de Beauvais, assistante curatoriale : Lisa Colin – conseillers scientifiques Léuli Eshrâghi, Ariel Salleh – Au Palais de Tokyo, jusqu’au 4 septembre.

L’exposition Réclamer la terre – qui donne aussi son nom à une Saison du même nom – présente les travaux d’artistes travaillant principalement à partir d’éléments tels que l’eau, le feu, l’air et la terre ou à partir de matière naturelle comme les végétaux et les minéraux. Ils témoignent de leur manière de penser le monde aujourd’hui à travers l’écologie et l’environnement et posent la question de l’esthétique et de l’œuvre d’art.

Aïcha Snoussi “Nous étions mille sous la table”, Courtersy de l’artiste

Hélène Bertin et César Chevalier présentent deux installations dont l’une, Couper le vent en trois est particulièrement riche : dans une grande serre dans laquelle le public peut pénétrer autant que faire le tour ils ont réalisé une multitude de fleurs en porcelaine, plus délicates et sophistiquées les unes que les autres (commissaire Adélaïde Blanc). La seconde installation touche à la fabrication du vin, dans une grande salle où se trouvent alambic et tonneaux. La plasticienne Mimosa Échard présente, dans un bel espace labyrinthique en même temps qu’ouvert, Sporal, la suite d’un projet qu’elle avait initié en 2019 à la Villa Kujoyama de Kyoto sur ces étranges organismes unicellulaires proches des champignons, les myxomycètes. Dans une pièce grand format, jouxtant ce labyrinthe elle a suspendu au cœur de sa proposition un patchwork monumental qui a pour matrice le premier jeu vidéo qu’elle a créé, balayé de lumières et de quelques mots (commissaire Daria de Beauvais). Laura Henno présente un ensemble de films et de photographies réalisés depuis 2013 dans l’archipel des Comores, sous le titre Ge Ouryao ! Pourquoi t’as peur ! Elle s’intéresse aux marges et aux espaces de résistance qui s’organisent en réaction à des situations de domination et d’exclusion (commissaire AdélaÏde Blanc).

Yhonnie Scarce, Cloud Chamber, 2020 © Andrew Curtis

L’installation d’Aïcha Snoussi, entre la grotte et le sous-bois, nous introduit dans un espace sonore et sculptural intitulé Nous étions mille sous la table. Autour de la figure-phare du chanteur égyptien Abdel Halim Hafez placardé sur les murs, qui a bercé son enfance, une table de billard dont les pieds s’étendent comme des racines à la recherche d’eau tient la place d’un totem ; un univers riche et étrange où le silence dialogue avec les chansons (commissaire Cédric Fauq). Hala Wardé, architecte et commissaire a élaboré et construit avec Etel Adnan, peintre et poétesse disparue en novembre 2021, A Roof for Silence, Pavillon libanais qu’elles avaient présenté à la 17ème Biennale d’architecture de Venise, en 2021 et conçu comme une invitation au silence après l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020 avec l’évocation d’un toit pour ceux qui ont perdu le leur. La structure abrite le poème-peinture d’Etel Adnan intitulé Olivéa, un hommage à la déesse de l’olivier. En vis-à-vis, la présence d’oliviers millénaires, filmés de nuit par Alain Fleischer complète le dispositif. Eva Medin présente Les Aubes chimérique où elle invite le public à traverser un univers immersif instable où se télescopent le passé et le futur en un récit de science-fiction. Elle met en jeu le sacré et la terre par des effets de scénographie et de lumière créant un climat ésotérique et éthéré où il n’y a plus trace de vie (commissaire Jean-Christophe Arcos). D’une toute autre veine, le Jardin aux habitants de l’artiste Robert Milin nous montre vingt ans d’un processus vivant, collectif et artistique développé dans le quartier (commissaire Adélaïde Blanc).

Thu-Van-Tran, “From green to orange” © Ana Drittanti

Autour des sept expositions satellites ils sont une quinzaine d’artistes qui exposent leurs œuvres et que nous découvrons au fil de nos déambulations, dans cet immense Palais de Tokyo. Ils viennent des différents points de la planète, chacun avec sa démarche et son engagement, avec ses réflexions. Nous ne pouvons tous les citer, appelons-en quelques-uns : Daniela Ortiz, Péruvienne et ses délicates acryliques sur bois représentant des scènes de société non dénuées d’humour, intitulées The Rebellion of the roots ; Abbas Akhavan, né à Téhéran et travaillant à Toronto, présentant son Study for a Monument où sont déposés sur un drap blanc semblable à un linceul les empreintes de végétaux aujourd’hui disparus sur les bords du Tigre et de l’Euphrate, en bronze coulé semblable à des éclats d’obus ; les photogrammes de Asinnajaq, conservatrice de l’art de Inukjuak, au Québec, Three Thousand ; l’espace sensoriel de la nature de Thu-Van Tran, née à Hanoï (Vietnam), à travers From Green to Orange et son allusion à la contamination par le défoliant orange lâché sur le pays par les États-Unis ; l’installation performative de Megan Cope, Untitled (Death Song), artiste australien s’intéressant à la culture Aborigène et dénonçant le colonialisme et le libéralisme ; les dizaines de gouttelettes de verres suspendues de Yhonnie Scare, Cloud Chamber, faisant référence à la déflagration des essais nucléaires en Australie réalisés par le Royaume-Uni dans les années 1956-60 ; le travail organique de Judy Watson qui évoque l’eau, les rivières et ruisseaux qui ont marqué sa vie, les sources asséchées de la région des Queenlands en Australie, une représentation australienne importante.

Daniela Ortiz, “The rebellion of the roots” © Courtesy de l’artiste

D’une grande richesse, le parcours de l’exposition est très libre mais laisse quelques difficultés pour raccorder les expositions satellites à l’ensemble, même si le lien entre les œuvres et les artistes s’inscrit précisément dans la démarche et la philosophie de chacun. On y trouve le lien avec la terre, la matière, la mémoire, l’invisible, la défense des minorités. Les œuvres sont autant de métaphores qui évoquent le colonialisme, le féminisme, la survie de l’humanité, les manifestations pour le climat, les écosystèmes. Une Saison, Réclamer la terre, plus que salutaire.

Brigitte Rémer, le 22 août 2022

Jusqu’au 4 septembre 2022 – Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson, 75116. Paris – métro Iéna – site : www.palaisdetokyo.com

Photo 1 : Judy Watson, Spine and Teeth (mundirri banga mayi), 2019, Acrylique et graphite sur toile, 262.5 x 181 cm, Collection Art Gallery of South Australia (Adélaïde), Courtesy de l’artiste et Milani Gallery (Brisbane) © Carl Warner – Photo 2 : Aïcha Snoussi “Nous étions mille sous la table”, installation, Courtersy de l’artiste – Photo 3 : Yhonnie Scarce, Cloud Chamber, 2020, 1000 ignames en verre soufflé, acier inoxydable, câble renforcé, Dimensions variable, Vue d’installation, « Looking Glass: Judy Watson and Yhonnie Scarce », TarraWarra Museum of Art, Healesville © Andrew Curtis – Photo 4 : Thu-Van-Tran, “From green to Orange”, tirage argentique, alcool, encre, rouille/ Silver print, alcohol, encre, rust, Courtesy de l’artiste & Almine Rech © Ana Drittanti – Photo 5 : Daniela Ortiz, The Rebellion of the Roots, 2021, Série en cours, acrylique sur bois, 20 x 30 cm, Courtesy de l’artiste et Galleria Laveronica (Modica)

Devenir

© Peter Lindbergh, New-York, 1996  *

Exposition des photographies de Peter Lindbergh, Pavillon Populaire, Montpellier – Tara Londi, commissaire de l’exposition – Gilles Mora, directeur artistique du Pavillon – avec le soutien de Simon Brodbeck, directeur de la Peter Lindbergh Foundation.

Au-delà de la beauté des femmes qu’il photographie magistralement, Peter Lindbergh (1944-2019) invente des scénarios et raconte. Par son récit il apporte de la magie et du rêve, de l’extravagance et de la simplicité, de l’authenticité et de la poésie.

Devenir, titre de la rétrospective proposée en huit étapes au Pavillon Populaire de Montpellier couvre les quarante ans de carrière de Peter Lindbergh dans le contexte de la mode et montre sa manière singulière de la percevoir. Ses influences et références sont multiples et transversales, elles passent notamment par la peinture, la sculpture et la littérature. Peter Lindbergh nourrit l’image de la femme de sa réflexion qu’il inscrit dans un processus toujours en marche. Il travaille le plus souvent avec un Nikon argentique, à des vitesses élevées, et ne recadre pratiquement jamais ses photographies.

Né à Lissa, en Pologne, ville annexée à l’Allemagne par le Reich, de son vrai nom, Brodbeck, Peter Lindbergh y passe sa jeunesse avant de rejoindre l’Académie des Beaux-Arts de Berlin qu’il fréquente, mais qui ne le passionne pas. Il préfère butiner son inspiration autour des toiles de Van Gogh, qui le captivent. Il partira même ensuite sur les traces du peintre, s’installer à Arles. Le premier chapitre de l’exposition, la première salle, s’intitule Van Gogh. Un peu plus tard il approfondira l’art conceptuel de Joseph Kosuth dont on trouvera trace à la fin de l’exposition. En 1971 Lindbergh s’installe à Düsseldorf, s’initie à la photographie avec l’artiste allemand Hans Lux avant d’ouvrir, deux ans plus tard, son studio. Il est très vite reconnu pour son talent et collabore au magazine Stern où il côtoie les plus grands photographes et travaille pour les marques et magazines les plus prestigieux. En 1978 il revient s’installer à Paris où il développera sa carrière à partir d’une nouvelle conception de la femme, dans une approche qu’on peut qualifier d’humaniste et avec une certaine idéalisation. D’emblée, il introduit dans son œuvre une fonction narrative. La photo des Supermodels en 1988 – titre du second chapitre de l’exposition – six jeunes femmes en longues chemises blanches regardant l’objectif avec beaucoup de naturel, pose le nouveau concept des top modèles.

© Peter Lindbergh, Malibu, 1988 *

Le chapitre trois, Histoires, met en exergue le rapport du photographe au cinéma. Le cinéma est présent dans ses plans arrêtés dans lesquels pourtant le mouvement prédomine. La littérature est également sous-jacente, ici par la référence à Lolita de Vladimir Nabokov. Harry Dean Stanton, acteur dans Paris Texas de Wim Wenders est avec Milla Jovovich dans le désert des Mojaves, en Californie. Dans la salle quatre, le chapitre Devenir Femme, prend sa source dans les mots de Gilles Deleuze et Félix Guattari issus de Qu’est-ce que la philosophie, mots non dénués de provocation : « Et qu’arrive-t-il si la femme elle-même devient philosophe ? » Que pourrait-il se passer en effet si les femmes pensaient par elles-mêmes ? Au fil du temps ce sont souvent les mêmes femmes qui apparaissent et ré-apparaissent devant l’objectif de Lindbergh – ainsi Kate Moss, et bien d’autres – photographiées sur plusieurs décennies.

© Peter Lindbergh, Pont-à-Mousson, 1988 *

Autre thème, les paysages industriels semblables à ceux de l’enfance de Peter Lindbergh, passée dans la Ruhr, paysages dans lesquels il met en avant une grande poétique. Sa référence s’attache au travail du photographe et sociologue américain Lewis Hine qui dans Portraits de travail, saisissait en 1920 des images d’enfants perdus au milieu de machines, notamment dans les filatures où ils travaillaient. Lindbergh met ainsi en scène et en image, en 1988, Michaela Bercu, Linda Evangelista et Kristen Owen vêtues d’un uniforme dans les aciéries de Pont-à-Mousson, à travers un magnifique tirage présenté ici. « Il y a de la beauté dans nos origines, affirme-t-il, et, pour moi, c’est une vraie source d’inspiration. » Il dialogue avec Grand central Station de Hal Morey, photographie prise à New-York en 1934, où des rideaux d’une lumière crue tombent en diagonale des fenêtres de la gare.

Dans le chapitre intitulé L’émotion, Lindbergh dit son admiration devant l’œuvre du sculpteur Alberto Giacometti dont il capte l’univers à travers plusieurs images : « Une sculpture n’est pas un objet, c’est une interrogation » et il compare le grain de ces sculptures au flou de la photo, qui pour lui traduit l’émotion. L’exposition montre ensuite la manière dont Lindbergh capture le mouvement à travers la danse qu’il affectionne particulièrement. Il a notamment collaboré avec Pina Bausch, danseuse, chorégraphe et fondatrice du Tanztheater de Wuppertal dont il a réalisé un magnifique portrait à Hollywood, en 1996, présenté ici sous forme d’un grand tirage, un portrait impressionnant de vérité et de simplicité. « J’aime quand on peut improviser avec l’énergie des danseurs dit-il. Il faut laisser de l’espace pour que quelque chose arrive. » Il y a une construction théâtrale dans ses clichés dont certains se rapprochent de l’art conceptuel, comme ses Chaises, prises au Touquet, qui évoquent les One and Three Chairs de Joseph Kosuth questionnant la relation entre les idées, les mots et les images. Pour Lindbergh l’art est avant tout une activité intellectuelle.

© Peter Lindbergh, New-York, 1993 *

L’exposition, ce sont aussi des planches contact qui démultiplient le mouvement ; des portraits dont celui de Catherine Deneuve prise à partir d’une boîte noire s’inspirant de La Femme sur la lune film muet de 1929 tourné par le réalisateur expressionniste allemand, Fritz Lang ; ceux de Jeanne Moreau, Charlotte Rampling et Naomi Campbell. Vivre sa vie ferme la rétrospective, avec notamment la photographie de L’Ange, prise à New-York en 1993 où Amber Valletta dans la ville, presque irréelle au milieu des passants et des voitures, porte des ailes de plumes blanches, prête à voler.

Tirés en très grand format, les photographies en noir et blanc de Peter Lindbergh présentées au Pavillon Populaire sont de toute beauté, une belle proposition de la ville de Montpellier ! L’exposition est riche et fait dialoguer l’œuvre du photographe – proche, d’une certaine manière, du photojournalisme – avec d’autres formes artistiques qui nourrissent son œuvre. « On ne peut vraiment inventer quelque chose que si on se connecte au monde réel, quoique cela signifie. » Sa définition de la beauté à travers les femmes qu’il cadre dans son objectif a façonné un imaginaire collectif nouveau, plein de poésie, d’authenticité et de vérité. « Pour moi, la beauté réside dans le courage d’être qui vous êtes » ajoutait-il.

Brigitte Rémer, le 12 août 2022

Du 23 juin au 25 septembre 2022, Du mardi au dimanche, 11h/13h et 14h/19h – Pavillon Populaire, Esplanade Charles de Gaulle. 34000 Montpellier (entrée libre) – tél. :  +33 (0)4 67 66 13 46 – site : www.montpellier.fr/les-expos-du-pavillon-populaire) – Catalogue Peter Lindbergh. On Fashion Photography 40th édit. de Peter Lindbergh, édition multilingue Taschen (20 euros). PS. Les photographies de Peter Lindbergh rapportées dans l’article ont été prises par BR lors de sa visite de l’exposition.  * Photo 1 : Annie Morton – * Photo 2 : Estelle Lefébure, Karen Alexander, Rachel Williams, Linda Evangelista, Tatjiana Patitz, Christy Turlington – * Photo 3 : Michaela Bercu, Linda Evangelista, Kristen Owen – * Photo 4 – Amber Valletta.

Ramsès Younan – La Part du sable

Ouvrage collectif initié par Jozéfa Younan, Sonia et Sylvie Younan, édité par Zamân Books.

Autour de Ramsès Younan (1913-1966), artiste peintre et intellectuel égyptien engagé en même temps que citoyen du monde, sa famille fait cercle, parlant de l’homme et de l’oeuvre, rassemblant ses peintures et ses écrits. Plus d’un demi-siècle après sa disparition, son épouse et ses deux filles lui rendent un bel hommage par cet ouvrage monographique composé d’un catalogue de ses peintures, dessins et expérimentations visuelles au plus complet des oeuvres retrouvées, ainsi que d’une anthologie d’essais critiques ; Jozéfa Younan, son épouse, avait initié le travail, ses deux filles l’ont poursuivi. Pionnier de l’art abstrait dans son pays et membre du groupe surréaliste Art et Liberté, Ramsès Younan est né à Minieh, en Moyenne Égypte, dans une famille copte. Formé à l’École supérieure des Beaux-Arts du Caire, il débute comme professeur de dessin dans les écoles secondaires en même temps qu’il engage sa carrière de peintre et de critique. À vingt-cinq ans il publie un essai sur l’art moderne, L’Objectif de l’artiste contemporain.

Contre le mur, 1944 – crédit photo © Zamân Books

De 1937 à 1946, ses peintures et dessins de jeunesse l’inscrivent dans la sensibilité surréaliste. En 1938, avec le poète Georges Henein, intellectuel et critique d’art égyptien et avec l’écrivaine Ikbal El Alaily, Ramsès Younan fonde le groupe surréaliste égyptien réuni autour de la revue La Part du sable. « Au fond de moi-même, je sens le vide, un désert sans ciel et sans lumière. Le goût du sable dans ma bouche. Et le vide, en principe, ne souffre pas le mouvement dialectique. Je sens aussi le désir absurde de nier le vide… »

En révolte absolue contre l’époque et contre l’art académique, le groupe tente de se créer d’autres horizons, un monde magique et utopique. Leur combat pour la liberté et la justice sociale s’inscrit dans une période agitée de l’Histoire, le début du XXème siècle. Leur premier geste est de signer, comme trente-cinq autres artistes, le Manifeste collectif publié au Caire, Vive l’art dégénéré ! « On sait avec quelle hostilité la société actuelle regarde toute création littéraire ou artistique menaçant plus ou moins directement les disciplines intellectuelles et les valeurs morales du maintien desquelles dépendent, pour une large part, sa propre durée, sa survie. Cette hostilité se manifeste aujourd’hui dans les pays totalitaires, dans l’Allemagne hitlérienne en particulier, par la plus abjecte agression contre un art que des brutes galonnées promues au rang d’arbitres omniscients qualifient de dégénéré… Intellectuels, écrivains, artistes, relevons ensemble le défi. Cet art dégénéré, nous en sommes absolument solidaires. En lui résident toutes les chances de l’avenir… »

Tract publié par le groupe « Art et Liberté » – 1947 – crédit photo © Zamân Books

Ramsès Younan et son groupe pensèrent ensuite trouver une réponse à leurs questions dans la pensée communiste. Il devint rédacteur en chef d’une revue trotskiste d’avant-garde Al-Majalla al-Jadida/La Nouvelle Revue, de 1942 à 1944 jusqu’à ce que le gouvernement en interdise la publication. À partir de là il se consacre davantage encore à la peinture et à la littérature, il est aussi traducteur et s’intéresse particulièrement à Rimbaud et Camus qu’il traduit en arabe. « La pensée de Camus nous donne à voir l’homme, débarrassé du poids des illusions et des espoirs, privé du sens de sa vie, et incité par là même à se lancer dans un monde de liberté… » écrit-il.

Un court emprisonnement et l’absence d’horizon politique le poussent à quitter l’Égypte et à s’installer à Paris entre 1947 et 1956, pour se consacrer à l’art. En 1947 il rédige avec Georges Henein, le Tract du groupe Art et Liberté et La Part du sable : « Au bout des chemins – magique, poétique, philosophique, scientifique…- au bout de tant de démarches pour s’intégrer au monde, nous n’avons retrouvé que notre solitude. » À Paris, une période intermédiaire s’ouvre pour Ramsès Younan où il devient journaliste, travaillant à la section arabe de la radiodiffusion française, tout en continuant à peindre. Il présente en 1948 à la galerie du Dragon sa première exposition personnelle. En 1956 Ramsès Younan et trois de ses collègues et compatriotes sont expulsés de France pour avoir refusé de diffuser des déclarations contre l’Égypte, à la veille de l’agression tripartite – une alliance secrète entre la France, le Royaume-Uni et Israël, suite à la nationalisation du Canal de Suez par Nasser, président depuis quelques mois -. De retour en Égypte il se consacre à la peinture abstraite et organise en 1962 une exposition, au Caire. Il sera chargé de la conception du Pavillon égyptien à la IIème Biennale de São Paulo en 1961 puis à la 32ème Biennale de Venise, en 1964.

Dans cet ouvrage collectif, Ramsès Younan – La Part du sable, on retrouve l’article de Louis Awad, publié en 1966 dans Al-Ahram Hebdo, C’était un pionnier courageux ; celui d’Alain Roussillon, retraçant son Parcours dans une francophonie en langue arabe ; Michel Fardoulis-Lagrange, pose la question : Surréaliste, Ramsès ? en ces termes « Dualité donc que l’on ne perd jamais de vue, double polarisation et attraction mutuelle : les tableaux de Ramsès narrent, exposent un univers fragmenté qui n’est autre que l’objet surréaliste éclaté avec son propre instinct d’approche de l’immobilité absolue » ; Patrick Kane analyse les écrits de l’artiste, notamment ses Essais, dans Ramsès Younan, artiste et intellectuel engagé. « Ramsès Younan peint toutes fibres tendues jusqu’au besoin de rupture, jusqu’à l’appel de la rupture » écrit Georges Henein en 1948.

Sans titre, gouache sur papier, années 1960 – crédit photo © Zamân Books

Au-delà de la connaissance de l’œuvre de Ramsès Younan, l’ouvrage permet de rencontrer le contexte général de l’art, en Égypte et dans le monde, au début du XXème siècle. De l’approche de l’œuvre de son père, Sonia Younan écrit, en 2015 : « Le peintre a choisi une démarche exigeante et solitaire : en l’absence de procédé ou recette permettant de produire des tableaux en série, chaque tableau trace sa voie singulière et ré-édite le commencement de l’art. » Une lettre non datée de Ramsès Younan interroge la page blanche, l’inspiration : « Je désespère de moi-même. Ces dernières années se sont passées, jour après jour, sans que je puisse écrire une seule phrase pour… Ce n’est pas que ma tête soit vide comme un théâtre où on vient de jouer. Le fait est que je n’arrive plus à comprendre ce qui s’y joue, ni voir où tout cela puisse bien mener. Ma pensée me fuit… »  Ce livre fait le recensement d’une précieuse documentation sur le surréalisme en Égypte et met le projecteur sur l’œuvre d’un artiste, grand intellectuel et peintre talentueux en perpétuelle recherche qui, fort de dix ans passés en France, n’y a pas souvent droit de citer.

Brigitte Rémer, le 30 juillet 2022

Textes de Ramsès Younan, Louis Awad, Alain Roussillon, Michel Fardoulis-Lagrange, Patrick Kane, Marc Kober, Roland Vogel, Georges Henein, Yves Bonnefoy, Jozéfa Younan, Abdul Kader el-Janabi, Georges Andrews, Victor Musgrave, Sonia Younan, Ahmed Rassim, Jean Moscatelli, Aimé Azar, Édouard Jaguer, Anneka Lenssen, Éric de Laclos, Stephen Spender – suivi de sa Biographie, liste des expositions et catalogue raisonné.

L’ouvrage est publié avec le soutien de Sonia Younan et Boris Younan, direction d’ouvrage Sonia Younan, coordination Madeleine de Colnet, mai 2021, Zamân Books – Traducteurs : anglais/français, Marie-Mathilde Bartolotti – arabe/français, Nabil Boutros, Alain Roussillon (p. 209) – Relecture, Éric Laurent, Anne-Lise Martin – Graphisme, Elias Ortsiloc – Iconographie, Nabil Boutros, Sothebys, Scottish National Gallery of Modern Art Archive (p. 98/99) – Les auteurs pour leurs textes Œuvres de Ramsès Younan, courtesy de la famille Younan – Distribution, Les Presses du réel.

Le Marteau et la Faucille

© Paris l’été

Texte Don DeLillo, traduction Marianne Véron – Adaptation et mise en scène Julien Gosselin – Jeu  Joseph Drouet – au Théâtre Paris Villette, dans le cadre de Paris L’été.

L’homme est seul en scène, assis devant une caméra face au public, dans un dispositif blanc, clinique – tapis et praticables. Derrière lui, en gros plan, s’affiche sur grand écran chacune de ses expressions, chaque respiration. Il est entouré de néons rouge, couleur d’incendie qui accompagne le spectacle.

C’est un narrateur qui commence son récit calmement pour le porter dans une montée dramatique d’une heure à laquelle la musique participe, avec un fort mouvement crescendo. L’expression de son stress et d’une grande nervosité s’exprime par de petits gestes qui se répètent et s’accélèrent – comme se toucher le visage, ou le bras… Nous sommes entre le réel, le présent et une sorte de déréalisation qui serait le passé.

Le Marteau et la Faucille, l’un des écrits les plus récents de Don DeLillo, présente un réel totalement déréglé et proche de l’absurde, celui du monde des affaires et de la crise financière de 2007 reflétant une certaine angoisse du monde. Ainsi, le programme d’informations économiques présenté par des enfants vide les mots de leur sens ; un détenu purge sa peine pour malversation, son montage financier ayant causé la chute de deux gouvernements et la faillite de plusieurs multinationales, il écope de sept cent vingt ans de réclusion.

Julien Gosselin s’intéresse aux romans pour leur faire prendre corps et développe souvent ses sujets sur de longs spectacles, de dix à onze heures. Il crée entre autres Les Particules élémentaires d’après Michel Houellebecq en 2013 à Avignon, 2666, le roman-fleuve du Chilien Roberto Bolaño, Le Passé, montage de textes de différentes natures du Russe Léonid Andreïev. De Don DeLilo il a présenté en 2018 un spectacle de dix heures, transposition scénique de trois de ses romans – Joueurs, Mao II, les Noms.

Sans bouger de sa chaise et avec une parfaite maîtrise du texte et des rôles qu’il porte Joseph Drouet a une présence magnétique et nous attrape dans sa sphère de l’argent et des affaires qu’il dessine avec les mots de Don DeLilo. Il nous conduit dans l’irrationnel. Son trouble et son angoisse affleurent et il crée une spirale d’accélération qui pourrait bien l’aspirer, où la mort rôde. Est-il en interrogatoire, fait-il une confession ? Il nous mène dans un monde glacé, celui d’une disparition annoncée, dans un regard à partager entre la scène et l’écran. Son personnage contourne la disparition, l’acteur est magistral. Avec Le Marteau et la Faucille Julien Gosselin propose, en quelques touches choisies et appropriées un spectacle court, efficace et de forte intensité.

Brigitte Rémer, le 29 juillet 2022

Du 26 au 28 juillet 2022 à 20h. Théâtre Paris-Villette, 211 avenue Jean-Jaurès, 75019. Paris – métro Porte de Pantin – site : www.parislete.fr – tél. : 01 44 94 98 00

Danse macabre

© Oleksandr Kosmach

Cabaret engagé mise en scène Vlad Troitskyi avec les Dakh Daughters et Tetiana Troitska – Les Soirées Nomades de la Fondation Cartier pour l’art contemporain.

Elles ont fui leur pays en guerre, l’Ukraine, il y a plusieurs mois, les Dakh Daughters, groupe théâtral et musical constitué en 2012 et qui depuis travaille avec Vlad Troitskyi qui fut leur professeur au conservatoire de Kiev il y a une vingtaine d’années. Lui, a fondé en 1994 le tout premier théâtre indépendant du pays, qu’il a nommé Dakh/LeToit, c’est un talentueux entrepreneur culturel en même temps qu’un metteur en scène rare et singulier. Pour lui « le théâtre, c’est créer un monde, créer le monde et le partager avec les gens. » Ensemble, ils ont pris la décision de quitter leur pays sous les bombes, pour faire vivre un front de résistance, depuis l’extérieur. Les soldats se battent sur le territoire et défendent les frontières, elles, se battent avec leurs armes, le théâtre et la musique et défendent la démocratie et la liberté pour tous.

© Oleksandr Kosmach

Le Préau-Centre dramatique national de Normandie-Vire leur a ouvert grand les portes. Sa directrice, Lucie Berelowitsch, de double culture, française et russe, les connaissait pour les avoir rencontrées à Kiev peu de temps après la révolution de Maïdan et avait monté avec elles en 2015, Antigone d’après Sophocle. Joué en français, russe et ukrainien dans le cadre du Printemps français à Kiev, puis en tournée à Cherbourg, Vire, Bordeaux et Toulon, les Dakh Daughters – actrices, chanteuses et musiciennes – y tenaient entre autres le rôle du choeur. Elles sont aujourd’hui pour nous le cœur de l’Ukraine qui bat, avec ce besoin vital de créer dans une extrême urgence, pour dire au monde et témoigner.  

Le groupe a récemment présenté un premier spectacle sur l’invasion russe et la guerre, Ukraine Fire au Théâtre Monfort dans le cadre de « Paris l’été » (cf. notre article du 16 juillet). Saisies par la nécessité impérieuse de parler de cette guerre, en ce moment et alors même qu’elle se déroule, notre guerre à tous, elles continuent de dire et de faire front. Elles ont créé Danse Macabre dans une nécessité absolue, au Préau, dans la mise en scène de Vlad Troitskyi avant de le présenter un soir dans le jardin de la Fondation Cartier et de le reprendre en tournée. Elles avaient commencé à l’élaborer avant même de quitter l’Ukraine, elles l’ont fait évoluer en France, au regard des événements et du tragique, montrant ce face à face avec la mort, qu’elles expérimentent chaque jour depuis cinq mois.

© Oleksandr Kosmach

Danse macabre... Nous ne sommes ni chez Baudelaire, obsédé par la mort et qui utilise ce même titre pour l’un de ses poèmes des « Fleurs du mal », ni chez Saint-Saëns qui dans son poème symphonique met en scène Satan, l’accusateur, personnification du mal et de la tentation, et qui conduit le bal quand sonnent les douze coups de minuit. La nuit recouvre l’Ukraine où il est minuit, en permanence. Les Dakh Daughters s’inspirent du Livre de Job portant sur le problème du Mal dans l’Ancien Testament et qui fait dialoguer Dieu et Satan. Elles tissent à partir de cette figure mythique et biblique un scénario fait de chansons et de récits de guerre sur ce qu’elles vivent au quotidien et qui atteste de la perversion et de la folie de la destruction, physique et mentale, chez l’agresseur russe.

© Oleksandr Kosmach

Les cinq actrices scandent de leurs instruments – guitare, violon et violoncelle, contrebasse et piano – des rythmes obstinés jusqu’à ce qu’une sirène hurle, celle qui donne le signal de descendre se protéger dans les caves. Elles quittent leurs tutus noirs, ceux-là même qu’elles portaient dans Ukraine Fire, faisant la jonction entre les deux spectacles, tous deux traitant de la guerre, se démaquillent et revêtent des imperméables gris. « Je suis en sécurité, en sécurité… dit l’une d’elle, hébétée, pour un temps certes je suis en sécurité, mais c’est comme si mon corps avait été déraciné… les jambes sont comme des racines desséchées et fragiles, hors sol, sans eau, sans la terre des ancêtres et sans l’eau de la maison, sans la flamme. » Puis elles pénètrent dans leur réalité, celle de l’exil, faisant rouler les valises dans un élan de panique et suspendues à leurs mobiles en quête des dernières nouvelles. Les valises, habillées de façades aux fenêtres allumées, ressemblent à de petits immeubles, au début du spectacle. On entre dans leur récit et on les accompagne dans la frénésie de la gare, ou de l’aéroport. Départs, déplacements. Où partir ? Qu’ont-elles mis dans leurs valises d’alerte faites sans même y réfléchir faute de temps ? Comment emmener sa maison, toute une vie… ? « On n’a finalement pas besoin de grand-chose même si l’on comprend qu’on ne reviendra peut-être pas, ou que si l’on revient, tout peut être détruit… »  Ballet de valises, mur de valises. Dans les bras, un enfant-poupée de chiffon qu’on berce puis qu’on dépose sur une valise comme sur un cercueil… « Souviens-toi que la vie n’est qu’un souffle. » La danse autour de l’enfant… Ce personnage qui se détache et tourne sur elle-même comme un derviche, ou comme la conscience.

© Oleksandr Kosmach

Incantations, polyphonies, notes envolées, musiques lancinantes, Rozy/Donbass-Des roses pour le Donbass cette célèbre chanson scandée sur le Maïdan aux heures les plus sombres de la révolution, tocsin, plainte du piano là où l’infiniment petit croise l’infiniment grand. Les compteurs tournent épelant le nombre de morts, les maris tués sous les yeux de leurs épouses, les femmes violées devant leurs enfants, récits de pure destruction, témoignages insoutenables. « J’attendais le bonheur, le malheur est arrivé » dit l’une d’elles portant un falot à la faible lueur comme un ultime appel au secours. Une petite fille rêve, « ne pleure pas maman » dit-elle doucement. La sidération s’empare des spectateurs, car pour elles comme pour nous « en un instant tout a perdu son sens. »

Des bougies plein les bras elles ouvrent leurs valises posées à la verticale laissant paraître de petits autels semblables à des reposoirs, blottis au fond de leur bagage. Ce coin sacré de la maison est devenu nomade mais il reste sacré : « Ta petite maison est là où tu es, cela donne de la force » dit une autre. Parler, se taire… « Il faut vivre si on a la chance de ne pas perdre la raison. » À nouveau la sirène retentit et le plateau se vide. « Si je ne brûle pas, je ne vis pas. Si je n’aime pas, je ne chante pas. Mais je ne le sais pas encore Car je suis là Toujours en flammes Car je suis là Toujours en flammes » dit le texte. Avec Danse macabre, la frontière s’efface entre la vie et le théâtre, et nous sommes bien au-delà du théâtre.

  Brigitte Rémer, le 24 juillet 2022

Avec Tetiana Troitska et les Dakh Daughters : Natacha Charpe, Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomia Melnyk et Anna Nikitina – création lumières Astkhik Hryhorian – traduction Irina Dmytrychyn. Production déléguée Le Préau CDN de Normandie-Vire – Avec le soutien du Ministère de la Culture/DRAC Normandie, de la Fonderie au Mans et du Dakh Theatre, Kyiv, Ukraine – Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, Paris – Théâtre National de Strasbourg – Théâtre de Vidy-Lausanne, Suisse – Les Quinconces et L’Espal / Scène nationale du Mans – Théâtres de la Ville de Luxembourg. La recette de la soirée sera reversée à l’association France-Ukraine.

Le 21 juillet 2022, à la Fondation Cartier, 261 boulevard Raspail, 75014. Paris – métro : Raspail ou Denfert-Rochereau – tél. : 01 42 18 56 72 – site : www. fondation.cartier.com – En tournée : 26 et 27 septembre 2022 Festival International de Tbilissi (Géorgie) | 6 octobre 2022, Le Préau CDN de Normandie-Vire.

Hammams à Sanaa

Culture, architecture, histoire et société. Coordination Michel Tuchscherer – Photographies Nabil Boutros – Éditions Geuthner.

Autour de Michel Tuchscherer, initiateur du projet et qui a rédigé de nombreux chapitres de l’ouvrage, cinq auteurs ont contribué à la réflexion sur les Hammams à Sanaa ainsi qu’un artiste visuel, Nabil Boutros qui en a réalisé les photos, transformant ce livre scientifique en un véritable livre d’art. Michel Tuchscherer est spécialiste d’histoire moderne du Moyen-Orient et ancien directeur du Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales (le CEFAS) à Sanaa – Yémen. Artiste visuel, Nabil Boutros a centré son travail photographique sur l’Égypte son pays d’origine, le Moyen-Orient et l’Afrique, et participé à de nombreuses expositions individuelles et collectives dans ces régions du monde, présentant des travaux et installations visuelles de différentes factures. Ici, ses photos, complétées de commentaires, nous servent aussi de guide.

© Nabil Boutros

Cette précieuse étude sur les Hammams à Sanaa est construite en neuf étapes et commence par les préparatifs indispensables, avant d’aller au hammam. « À Sanaa on ne va pas au hammam à l’improviste » écrit Michel Tuchscherer, on rassemble quelques affaires dans un panier ou un sac plastique : pagne de coton qui s’enroulera autour de la taille, gant, change, savon et shampoing pour Le parcours balnéaire côté hommes décrit par Michel Tuchscherer, plus bref que Le  parcours balnéaire côté femmes, que rapporte Fâtima al-Baydânî – spécialiste pour la collecte de la littérature orale populaire à travers le Yémen, chercheuse à L’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), à Marseille) – ces deux parcours forment les premiers chapitres du livre. Les femmes ne vont pas seules au hammam, mais avec des parentes, voisines ou amies, c’est pour elles un lieu de sociabilité. « La ségrégation entre hommes et femmes est absolue » confirme la chercheuse même si, depuis 1980, certains hammams ont mis fin au fonctionnement en alternance et permettent un accès simultané, à l’intérieur tout reste parfaitement cloisonné.

© Nabil Boutros

À Sanaa « le hammam est une modeste construction sans étage, dont la façade est blanchie à la chaux et percée d’une très discrète porte arquée. Parfois quelques petites coupoles sur les toits le signalent, parfois des inscriptions peintes affichent les heures d’ouverture, ou adressent quelques mots d’accueil :« Hammam Bustan al-Sultan souhaite la bienvenue à ses chers clients » dit la photo. Les brumes que dégagent les vapeurs humides des bains qui nous sont donnés à voir, ajoutent au mystère du rituel et de l’intime.

Le seuil de la porte franchi, le livre décrit les étapes préparant au bain : quitter ses chaussures, se déshabiller au vestiaire – la partie fraîche du parcours -, échauffer le corps pour passer de la partie tiède à la partie chaude située au fond, pour  s’enfoncer dans une intense sudation, recevoir un filet d’eau fraîche sur le nombril pour détendre le ventre, faire ruisseler l’eau sur le corps, frictionner lentement au gant en mouvements réguliers, shampouiner à grandes eaux et rincer abondamment. Les femmes passent un long temps devant une vasque pour les soins de leur peau et de leurs cheveux. Puis il faut refroidir le corps avant le retour à l’extérieur – Sanaa se situe à 2200 mètres d’altitude, sa température ne dépasse pas 30° – les hommes sortent la tête enveloppée dans un grand châle. Chapitre par chapitre le sujet s’approfondit et Michel Tuchscherer montre au chapitre trois que le hammam est aussi un lieu ambigu hanté par les Djinns.

© Nabil Boutros

Fâtima al-Baydânî rapporte en ce sens un conte collecté dans le patrimoine populaire oral, le Conte des deux bossus et les Djinns. La quête de la pureté rituelle qui est au cœur des pratiques de l’Islam se retrouve au hammam où le croyant chasse les souillures de la vie organique et où l’homme devient vulnérable, n’étant plus sous la protection de l’ange Munkar ni de son acolyte, Nakir. Il multiplie les gestes de précaution. Autour, émanant d’un brûle-parfum, la myrrhe aux vertus médicinales en même temps que parfum, répand ses senteurs. Au-delà de la purification du corps le bain est aussi purification de l’esprit et permet un rapprochement d’avec Dieu. Il n’est pas rare d’achever son parcours balnéaire par une prière, à l’intérieur même du hammam.

© Nabil Boutros

Le livre propose aussi, par ses encadrés, de mettre le projecteur sur certains sujets. Ainsi sur le massage, rituel essentiel qui n’a pourtant aucun caractère obligatoire. La qualité du geste du masseur et le rythme qu’il y donne, les étirements qu’il pratique prennent en compte la globalité du corps. Claire Davrainville, – fasciathérapeute, diplômée en art et thérapie du mouvement, Université Moderne de Lisbonne – parle du Massage dans le parcours balnéaire des hommes, réalisé à la demande par un frictionneur expérimenté ou par le maître de bain. Le hammam accompagne les grands moments de la vie et rites de passages comme le mariage, l’accouchement après la période des quarante jours de l’accouchée, la veille des grandes fêtes religieuses avec leurs multiples rites et interdits. Il est aussi un marqueur dans la sexualité des enfants qui à partir de six ans ne suivent plus leur mère mais accompagnent selon leur sexe, père ou mère. Le bain est à la fois public et intime, savoir-vivre et pudeur, il procure de grands bienfaits.

Dans le droit fil d’un art de vivre ancestral, la culture citadine de Sanaa oblige à des moments de convivialité. Ainsi, dans le prolongement du hammam et comme lui thérapie de l’âme, le magyal est au cœur des rites de sociabilité. Confortablement installés à même le sol autour d’une nappe blanche et selon une hiérarchie de préséances, se partage le plaisir d’être ensemble. Moment de contemplation et de discussion, moment de convivialité où l’on mâche le qat à l’effet légèrement euphorisant, où s’échange la nourriture pour arriver, en décrescendo, jusqu’à l’heure de l’appel à la prière du couchant.

© Nabil Boutros

Christian Darles – architecte et archéologue, chercheur associé au Laboratoire de Recherches en Architecture de Toulouse et au Centre Français d’Archéologie et des Sciences Humaines de Sanaa – parle ensuite de l’Architecture et Matériaux, entre l’ancien et le nouveau et présente l’intérieur, puis l’extérieur des hammams. De la partie fraîche avec vestiaire, fontaine et bassin aux parties tièdes et chaudes ; des anciens hammams aux adaptations des plus récentes avec renouvellement des matériaux et des techniques et glissements de la signification même de l’usage du bain ; des toits-terrasses aux coupoles percées de lucarnes ; des réservoirs d’eau et systèmes de chaufferie ; de la maison du gardien. Il y a peu, l’eau venait de puits situés à proximité que l’on montait dans des citernes à ciel ouvert à l’aide d’une corde et d’une poulie. Il n’y avait pas de hammam sans puits.

Quand Michel Tuchscherer recherche l’origine des hammams à Sanaa, il fait face à plusieurs versions. Certains les datent du milieu du XVIème siècle, époque de l’occupation ottomane. Compte tenu d’une histoire lacunaire, le chercheur déclare : « Une chose est indéniable, les hammams antérieurs au XXème siècle entretiennent des liens étroits avec les mosquées, avec les jardins, à travers les fondations pieuses (waqf) et ont longtemps fonctionné en symbiose avec la ville. » Avec Yahyâ al-‘Ubalî – chercheur à l’Université de Sanaa, qui a réalisé la plupart des enquêtes de terrain – il se penche ensuite sur les savoir-faire des métiers du bain – le frictionneur qui « fait le hammam », le maître de bain, gestionnaire et médiateur dans les conflits – et sur le statut social des hammamis, au bas de la hiérarchie sociale traditionnelle, appelés les gens du cinquième. Traiter quelqu’un de hammami est en fait une insulte. Pourtant les métiers et savoir-faire se transmettent dans ce que le Yémen appelle la famille élargie, des groupes patronymiques qui comprennent plusieurs lignées. La gestion du hammam est familiale et patriarcale.

La fréquentation du bain était et reste un art de vivre. « Contrairement à de nombreux pays du Moyen-Orient, de la Tunisie à la Turquie, en passant par l’Égypte et la Syrie où nombre de hammams sont en ruine ou ont disparu, où les pratiques sont tombées en déshérence, au Yémen au contraire se maintient une solide culture du hammam » note Michel Tuchscherer, même si, dans la conclusion de l’ouvrage il reconnaît que les hammams s’éloignent de leur statut d’institution au service de la communauté pour se transformer en entreprise privée répondant à des clientèles plus diversifiées.

© Nabil Boutros

Lieu d’ambiguïté et de contradictions, le hammam correspond à une caractéristique essentielle de la civilisation islamique. À différents moments de l’ouvrage, Mohamed Bakhouch – professeur émérite de littérature arabe ancienne, Université d’Aix-Marseille – met en exergue les vers d’un poète du XVIIIème siècle, Muhammad al-Kawkabani montrant que le hammam est bien le personnage principal de l’urbain, du religieux et du social. C’est aussi le lieu qui répond à l’imaginaire des corps et qui, avec la lumière tamisée émanant des coupoles, contribue à son atmosphère singulière. Cette lumière, ces atmosphères, ont été admirablement captées à travers l’objectif de Nabil Boutros. Les précieuses images – dont un bon nombre en pleine page – sont accompagnées d’un commentaire détaillé et traduisent les gestes et les étapes du parcours dans le hammam : déshabillage et gros plan sur pied mouillé, ronde d’hommes dans la salle chaude pour accélérer et renforcer la sudation, lumières tamisées, ajustement de la fûta ce pagne dont s’entoure le baigneur, ballots des usagers suspendus au vestiaire, sudation dans la pièce chaude les hommes allongés à même le sol, brumes et vapeurs de la chaleur humide diffusée. Ces photographies nous font parcourir les étapes suivies par celui qui se rend au hammam – friction, massage, shampouinage, rinçage à grandes eaux, ruissellement de l’eau de la tête aux pieds -. Au-delà de leur aspect documentaire elles offrent à celui qui les regardent des pans de réflexion sur un art de vivre. Elles sont elles-mêmes de purs scénarios. Les lieux nous sont montrés principalement du côté des hommes, là où le photographe pouvait pénétrer. Il s’est rendu dans de nombreux hammams, en détaille l’extérieur et l’intérieur, y compris le vendredi matin, jour d’affluence et de détente, jour de prière. Il montre les murs à la chaux et les gestes, derrière les murs les moindres petits recoins et invite à un voyage artistique, philosophique et spirituel.

Publié par la Librairie Orientaliste Paul Geuthner Hammams à Sanaa – culture, architecture, histoire et société transmet au début de l’ouvrage le système de translittérations des caractères arabes et montre à la fin de l’ouvrage une carte de Sanaa sur laquelle figure les anciens hammams et leurs relevés, ainsi que la carte et les relevés des nouveaux hammams ; des notes et références souvent en bilingue, arabe et français y figurent ainsi que plusieurs index – celui des noms communs, des noms de lieux, des noms de personnes et de groupes ainsi qu’un glossaire indexé des termes arabes. C’est admirablement réalisé dans le cheminement de l’usager-baigneur, formidablement documenté par Michel Tuchscherer et les auteurs, magnifiquement accompagné et commenté par les photos de Nabil Boutros qui en a aussi assuré la mise en page avec Chloé Heinis. C’est une somme de travail et un superbe ouvrage !  

Brigitte Rémer, le 23 juillet 2022

© Nabil Boutros

Hammams à Sanaa – culture, architecture, histoire et société. Coordination Michel Tuchscherer – Photographies Nabil Boutros. Contributeurs – Fâtima al-Baydânî, spécialiste pour la collecte de la littérature orale populaire à travers le Yémen, chercheuse à L’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), à Marseille – Mohamed Bakhouch, professeur émérite de littérature arabe ancienne, Université d’Aix-Marseille – Christian Darles, architecte et archéologue, chercheur associé au Laboratoire de Recherches en Architecture de Toulouse et au Centre Français d’Archéologie et des Sciences Humaines de Sanaa – Claire Davrainville, fasciathérapeute, diplômée en art et thérapie du mouvement, Université Moderne de Lisbonne – Yahyâ al-‘Ubalî, chercheur à l’Université de Sanaa, qui a réalisé la plupart des enquêtes de terrain.

Édité par la Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A – 16 rue de la Grande Chaumière. 75006. Paris – Site : www.geuthner.com – Paris, dernier trimestre 2021.

Ukraine Fire

Oleksand R. Kosmach

Avec les Dakh Daughters – direction artistique Vlad Troitskyi – spectacle en ukrainien surtitré – Théâtre Le Monfort, dans le cadre du Festival Paris l’été.

C’est un spectacle coup de poing tant par son contenu que par sa forme. Son contenu est fait de l’actualité, tragique, la guerre en Ukraine. D’une grande densité, inventivité et virtuosité, sa forme relève du cabaret et mêle musique, danse, texte et images.

Le spectacle est porté par cinq musiciennes-actrices qui ont écrit des fragments, lambeaux de sensations, sentiments, couleurs et réactions face à la réalité de la violence russe qui les oblige à l’exil. « Chaque jour je suis dans une autre ville. Dans une autre ville, je suis différente… » dit l’une. Chaque mot est un projectile qui touche en plein cœur de cible, réaliste en même temps que poétique, qu’il soit chant ou psalmodie, récitatif ou mélopée. Les Dakh Daughters en maitrisent les différentes techniques et enluminent la parole de ponctuations musicales virtuoses, des plus graves aux plus débridées, dans un éventail de techniques allant des musiques traditionnelles au rock, des rythmes orientaux au slam et au punk. Chacune est dans son propre espace, scénographique, musical et mental : côté jardin, le violoncelle et les percussions ; côté cour, à l’arrière-plan sur une estrade, la contrebasse, devant, le violon et la guitare. Des images vidéo, réalistes ou fantasmatiques selon les séquences, donnent aussi le rythme dont elles s’emparent en une montée volcanique et un défi guerrier ouvrant sur la révolte des percussions et la déstructuration finale, comme une provocation magistrale.

Groupe théâtral et musical formé en 2012, on connaît les Dakh Daughters en France depuis leur présentation de Freak Cabaret création collective mise en scène par Vlad Troitskyi en 2014, qui déjà faisait valoir leur capacité de dérision et force de résistance. Plus qu’un metteur en scène, Vlad Troitskyi est un mentor qui en 1994 fonde le théâtre indépendant et centre d’Art contemporain Dakh – qui se traduit par le toit – dont il devient le directeur artistique, au rez-de-chaussée d’un immeuble résidentiel situé à un croisement de rues dans le centre de Kiev. Il y crée le groupe musical DakhaBrakha qui, partant des musiques traditionnelles, les revisite et travaille sur la polyphonie – certaines musiciennes des Dakh Daughters en font partie – et en 2007 donne le coup d’envoi du GogolFest, festival annuel multidisciplinaire international d’art contemporain et de cinéma. La mouvance artistique d’avant-garde qui règne au Dakh repose sur son seul maître-mot : liberté.

Les Dakh Daughters sont entrées en contestation et résistance dès décembre 2013 lors des manifestations pro-européennes ukrainiennes de la place de l’Indépendance / Place Maïdan, en réalisant un clip. Si, au départ, elles n’étaient pas particulièrement engagées, dès la création de leur compagnie artistique, l’Histoire les a rattrapées. C’est dans une grande spontanéité qu’elles développent un esprit révolutionnaire, luttant contre le désenchantement, à travers le théâtre et la musique. Elles s’appuient aussi sur des textes puissants issus entre autres de Shakespeare, Bukowski, du poète russe d’avant-garde Alexandre Vvedenski ou encore du grand poète romantique ukrainien Taras Chevtchenko auteur de Notre âme ne peut pas mourir.

Oleksand R. Kosmach

Dans Ukraine Fire le début du spectacle est saisissant et hypnotise les spectateurs, images de guerre et de destruction d’une violence inouïe vues dans l’actualité mais reprises en fondu enchaîné de manière démultipliée et superposée. Sur scène, la vie est comme arrêtée : les cinq actrices-musiciennes sont assises en contrebas, dans le noir, maquillées de blanc telles des âmes mortes, on les devine à peine dans le contre-jour, vêtues de leurs tutus noirs et guêpières, portant des tee-shirt noirs à leur effigie. Les mots qu’elles lancent sont autant de poignards. « Pourquoi y a-t-il la culture du mal, sur terre ? » posent-elles, plaçant l’art au rang de témoignage. Tout au long du spectacle elles dialoguent et commentent en musique, en chants et en mots ce qui s’affiche sur l’écran, chacune dans son espace musical et avec sa personnalité, de l’exhortation au plaidoyer. « Ce n’est pas une vague, juste des gens… » chuchotent-t-elles. Elles sont archi-douées en leur présence fantasmatique et respectueuse, pleine de bruit et de fureur en même temps que de grâce et font se rencontrer poésie et subversion. Apparaissent à l’écran Jérôme Bosch et Hitler jusqu’à l’Armageddon où se livre l’ultime combat entre le bien et les forces du mal.

Ukraine Fire est un message de lutte et d’espoir qui par sa force lyrique s’apparente à un oratorio, par son tragique à une Passion, par son récit-hommage aux morts, au peuple et aux combattants, à une chanson de la Geste ukrainienne. En même temps qu’imaginatif et fantaisiste, porté par l’esprit frondeur des Dakh Daughters, c’est un poème musical qui parle de la mer et des cendres, un cri pour la paix. « Ô mon destin…»

Brigitte Rémer, le 16 juillet 2022

Avec : Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomiia Melnyk,Anna Nikitina, Nataliia Zozul, et la participation de Tetiana Troitska, comédienne – lumières, mapping vidéo Mariia Volkova – son Mickael Kandelman, Bruno Ralle.

 Jeudi 14 juillet à 20h – Le Monfort, 106 Rue Brancion, 75015 Paris – métro : Porte de Vanves, tramway : Brancion – Une partie de la billetterie sera reversée à des associations locales pour l’Ukraine.

Je me souviens

© Chloé Signès.

ou la fresque sociale d’un village menacé par la disparition – texte et mise en scène Paul Platel, Théâtre des Évadés – au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.

Le titre du spectacle, Je me souviens, amène tout droit à l’écrivain Georges Pérec dont les minuscules fragments de la vie quotidienne collectés entre 1946 et 1961, de sa dixième à sa vingt-cinquième année, portaient ce même titre pour évoquer Paris, le métro, les slogans publicitaires, le cinéma, les spectacles etc… Sami Frey l’avait majestueusement mis en scène et interprété. Ce titre nous mène aussi jusqu’au Québec dont la devise est Je me souviens et que l’on trouve là-bas sur les frontons de pierre des bâtiments publics et les plaques minéralogiques. Céline Dion, l’une des stars du spectacle, d’origine québécoise, fait le lien.

 Aujourd’hui c’est un autre Je me souviens qui nous appelle au Théâtre du Soleil, signé Paul Platel, jeune auteur qui n’a pas trente ans, metteur en scène et acteur dans le spectacle. Il évoque un village menacé de disparition dans le sud-est de la France où les gens n’ont pas la langue dans leur poche, son village d’enfance peut-être – lui est de l’arrière-pays niçois.

Se retrouve ici un condensé de ce qui fait la vie, pas forcément dans le registre le plus optimiste mais qu’il a observé tel un entomologiste et qu’il a sans doute connu. On y trouve une certaine typologie de la France populaire où la vie n’est ni meilleure ni pire qu’ailleurs mais où, comme partout, elle ne fait pas de cadeau : la seule usine de l’endroit va fermer pour raison de délocalisation, les ouvriers licenciés ne s’en sortiront pas ; la jolie jeune femme à l’image flétrie, Annick, surnommée Miss Camping, attend le retour d’un fils qu’elle a eu à seize ans et qui sort de prison ; à son arrivée, ce dernier n’aura de cesse de connaître l’identité de son père sous une pluie d’allusions et  commentaires de certains villageois ; la famille père-fils-et petit-fils n’est pas brillante : un vieil homme rugueux et taciturne qui critique et braille en permanence ou alors cherche refuge à l’église auprès de la bonne mère, assez sexy il est vrai – un acteur tient le rôle et joue les apparitions-disparitions – ; son fils, qui occupe beaucoup d’espace, parfait portrait de la grande gueule ; le petit-fils qui se prend des taloches ; il y a aussi Rosette passionnée de Céline Dion qui vend sa Céline à qui veut bien l’entendre, grande organisatrice de la fête au village ; l’ex-jeune fille  qui tient le café et fonctionne à coups de préjugés ; il y a les copains d’enfance et leur radio locale dont l’un d’eux qui ne trouve pas sa place et se rétrécit de plus en plus. Bref des esquisses de personnages avec leurs espoirs et désespoirs, le colportage des ragots mi-fenêtre sur cour mi-clochemerle satirique, empathique et mélodramatique, parfois à la limite du stéréotype et de la caricature.

© Chloé Signès.

Les tableaux se succèdent dans leur hétérogénéité avec changements de décors à vue. Tantôt pétillants tantôt sombres les acteurs habitent chacun leur personnage dans les différents styles auxquels ils sont assignés, où s’entrechoquent comédie, drame, burlesque et pathétique. Les chants traditionnels de la chorale du village côtoient la pop et Céline Dion qui alimente l’imaginaire individuel puis collectif. Ça donne un petit côté décousu aux courtes séquences qui se suivent et l’entracte plombe un peu la dynamique, du moins celle du spectateur.

Sorte de chronique de la vie ordinaire, Je me souviens est le premier spectacle écrit et mis en scène par Paul Platel. Créé il y a deux ans, il brosse le tableau d’un village qui se délite et les réponses qu’apportent chacun des personnages à leurs rêves qui s’éloignent et s’effacent. Pour le passage à la scène l’auteur-metteur en scène avait rassemblé des acteurs de générations différentes dont la plupart ont été formés comme lui à l’EDT 91, dans le but de constituer une troupe.

© Chloé Signès.

C’est avec cette même troupe et juste avant la reprise de Je me souviens que le metteur en scène a présenté dans ce même lieu du Théâtre du Soleil son second spectacle, Pardon Abel – l’histoire de deux frères aux parcours et sensibilités bien différentes – mis en répétition en octobre-novembre 2021 après des temps de résidence de la compagnie au Théâtre 55 de la ville de Mougins et au Théâtre National de Nice, puis dans les ateliers du Théâtre du Soleil. Attentive aux jeunes compagnies, Ariane Mnouchkine leur a ouvert les portes. Ce temps de travail s’est achevé par une série de représentations au Soleil.

On trouve dans Je me souviens une forte tension entre la solitude des personnages et l’image sociale de chacun au sein du collectif, le village, terrain sur lequel s’entrecroisent des destins et des histoires de vie. Les fils de l’écheveau parfois se perdent un peu entre les personnages – ils sont dix – et se diluent, mais après tout, dans un village, il y a ceux que l’on voit et il y a ceux qui, plus à l’écart, gardent leur mystère. Avec son enthousiasme et son esprit, le Théâtre des Évadés est une troupe à suivre, qui commence tout juste son parcours.

Brigitte Rémer, le 15 juillet 2022

Avec Manon Falippou, Marianne Giraud, Estelle Gaglio-Mastorakis, Christian Jéhanin, Vincent Martin, Willy Maupetit, Jean-Paul Mura, Gaétan Poubangui, Jason Marcelin-Gabriel, Paul Platel. Collaboration artistique et aide à l’écriture Nicolas Katsiapis – création lumière Ugo Perez – création sonore Louise Prieur.

Du 1er au 10 juillet 2022 – Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 75012. Paris – métro : Château de Vincennes, puis navette gratuite ou bus 112 – site : www.theatredusoleil.fr

Entre Harraniya et Chemin Plein-Vent

© Brigitte Rémer

Exposition-jubilé des céramiques d’Antoinette Henein, à l’occasion de son 80e anniversaire, du 3 au 7 juillet 2022.

Ici ou là-bas, son regard s’ajuste aux matériaux et aux couleurs qu’elle sédimente pour mieux créer ses formes et son nuancier, toujours en mouvement. Ici, c’est dans la campagne genevoise, en Suisse où elle naquit et se forma à l’école des Arts Décoratifs de Genève, avec pour maître l’un des pionniers de la recherche céramique dans le pays, Philippe Lambercy. Après ces années d’apprentissage elle eut un bel atelier à Arare, qu’elle transforma en véritable lieu de création et de rencontres avec d’autres céramistes et artistes avec lesquels s’élaborèrent des projets, comme un bateau-lavoir.

Là-bas, c’est à quinze kilomètres du Caire, à deux pas des Pyramides où elle vécut une quarantaine d’années à partir de 1974, aménagea un grand atelier et construisit son four.

© Antoinette Henein – archives

De ses échappées dans le désert elle ramenait des cendres, des sables et argiles qu’elle utilisait pour les glaçures. Les étés se passaient en Suisse, puis commencèrent à se prolonger. Elle sentit alors le besoin de pouvoir y travailler et ré-installa un modeste  atelier lui permettant de tourner et de cuire – avec petit tour et four électriques -.  Ces deux points géographiques, l’Égypte et la Suisse, ont nourri ses recherches. La terre n’est pas la même ici ou là-bas, ni la clarté, ni le climat, ses fours sont différents, la combustion aussi – au Caire, cuisson à 1300 degrés en réduction dans un four où s’écoulait goutte à goutte du diésel sur une brique creuse d’où partait  la flamme ; à Genève, four électrique en oxydation à 1240 degrés -. L’inspiration se décale, mais toujours les mains sont en action et la couleur en état de veille. Malaxage, battage, centrage, creusage, tournage…

© Brigitte Rémer

La douceur du paysage qui l’enveloppe se réfléchit dans ses compositions, comme ce vert pâle céladon qui rappelle la couleur du saule ou de la feuille de pêcher, oxydes de chrome pour le vert, de cobalt pour le bleu, de fer pour le brun rouge. La cuisson haute température transforme l’argile cru en cuit, en le surveillant comme le lait sur le feu. Superpositions et glaçures, émaillage et fusion, vitrification, transparence, composants et proportions participent au traitement des terres mêlées où émergent craquelures, fissures et marbrures. Les influences qu’elle a reçues sont de partout, principalement d’Égypte et du Japon, on en trouve traces dans les subtiles traits, écritures et spirales qu’elle inscrit sur certaines pièces, et dans la profondeur des tons. Comme un coureur de fond, Antoinette Henein saisit l’esprit des lieux, la nature dans la polysémie du mot, les paysages, dans les éclats et reliefs des pièces qu’elle réalise.

© Simon Henein

Chaque objet est un récit. Ceux qu’elle présente dans cette exposition ont été réalisés au cours des cinq dernières années. Ils sont délicatement présentés dedans et dehors, sur d’étroits supports placés à bonne hauteur face au grand champ qui ouvre sur l’horizon, devant la maison. Antoinette Henein a principalement montré son travail à Alexandrie, au Caire et à Genève. Au Caire elle avait exposé avec Adam Henein, sculpteur égyptien connu et peintre sur papyrus, son beau-frère, à la Zamalek Art Gallery – cf. notre article du 10 juin 2020 -.

© Simon Henein

Elle était également proche d’Evelyne Porret, céramiste, formée comme elle à Genève et qui avait créé l’École de poterie du Fayoum. Antoinette Henein se plaît à dire qu’elle fait de la céramique utilitaire. Ses formes épurées, ses émaux et glaçures de toute beauté, ses textures et la richesse des couleurs classent sa céramique au rang de grand art et son geste avec la terre, ici ou là-bas, à celui d’artiste qui, avec l’eau et le feu, écrit  ses plus beaux poèmes.

Du 3 au 7 juillet 2022 – Atelier de céramique A. Henein – Chemin Plein Vent, 33 – 1228. Plan-les-Ouates (CH)  – https://antoinette-henein.blogspot.com/

Brigitte Rémer, le 11 juillet 2022