Mise en scène et chorégraphie, Raphaëlle Boitel – collaboration artistique, lumière, scénographie, Tristan Baudoin – musique originale Arthur Bison – compagnie L’Oublié(e) – au Théâtre Silvia Monfort.
Tous sont issus du cirque en même temps qu’acteurs, danseurs et acrobates. Ils font famille le temps du spectacle, thème choisi par Raphaëlle Boitel pour la construction de sa dramaturgie. Dans cette entité, la famille, pour le moins paradoxale et ambiguë, chaque personnage-archétype cherche à définir sa propre identité. Du haut de sa corde volante, K (Vassiliki Rossillion) déchire le silence et lance le récit, d’une voix lointaine : « Quand j’étais petite fille… »
Les personnages composent avec des agrès réinterprétés, comme autant d’échappatoires, et avec les figures dessinées par leur langage gestuel. Ils bâtissent l’intérieur de la maison autour d’une grande table et d’une TSF, jouent dans les entrebâillements, avec le sol, et dans l’épaisseur de l’ombre. L’ambiance est spectrale et les lumières (de Tristan Baudoin) un poème qui sculpte les corps et les rituels familiaux, donnant à l’ensemble une lecture onirique. Ces différentes figures du silence, la part sombre de chacun, se prennent dans les filets de la lumière, écriture scénique à part entière, effaçant subtilement les personnages selon les moments ou les appelant sur le devant de la scène.
Dans un environnement très chorégraphié et ponctué d’acrobaties au sol et aériennes, Raphaëlle Boitel dessine petit à petit le jeu des relations intrafamiliales : le mutisme du père (Alain Anglaret), la mésentente ; les deux sœurs (Tia Balacey et Alba Faivre) dont l’une nous convie à son mariage (Nicolas Lourdelle, le gendre), jour sinistre qui catalyse les vieilles rancunes ; le secret, autour du frère adoptif (Mohamed Rarhib) ; les crises jusqu’à l’éclatement de la famille et la chute du père entrant dans l’immobilité et la perte de mémoire. « Avec ce projet, j’ai voulu sonder la question du non-dit », explique la metteuse en scène-chorégraphe dans le rapport à l’intime qu’elle dessine à partir de la cinématographie qui l’inspire.
Par cet aspect de théâtre dans le théâtre, tout à coup apparaît Pirandello de Six personnages en quête d’auteur dans le trouble de la situation et la recherche de vérité, la quête de soi. Ici le théâtre s’insère au cœur de ces autres disciplines que sont le cirque et la danse, toutes magnifiquement maitrisées par les interprètes et, malgré la complexité des non-dits, pleines de grâce dans la beauté du geste. Derrière le texte et l’environnement sonore, toutes ces figures s’entrelacent de manière naturelle et spontanée à travers les techniques des arts du cirque : la corde volante et la corde fixe, les sangles et l’acrodanse ce syncrétisme entre l’acrobatie, la gymnastique, les danses contemporaine et modern jazz.
Ombres portées montre une famille en noir, gris, blanc dans ses émotions, ses retraits et mystères, dans ses zones inexplorées, intempérées, parfois inexpliquées, auscultant la psyché de chacun. On y trouve aussi, par la distance de certains personnages, de l’humour et de l’absurde, comme chez Becket, ou dans les films muets. Hitchcock, années 50, n’est pas bien loin.
Raphaëlle Boitel a commencé le théâtre à l’âge de six ans. Elle a appris au sein de l’École nationale des arts du cirque Fratellini, puis travaillé dans les spectacles de James Thierrée pendant une douzaine d’années, de 1998 à 2010. Elle crée en 2012, la compagnie l’Oublié(e), du nom de son premier spectacle « grande forme » qu’elle présente deux ans plus tard et qui sera suivi de 5èmes Hurlants en 2015 et de La Chute des Anges en 2018. Elle est chorégraphe pour des spectacles d’opéra, et conçoit un nouveau concept de représentation avec Horizon, à l’Opéra National de Bordeaux en 2020, repris en 2022 sur la Cathédrale Saint-Front de Périgueux, puis en 2023 au Palais-Royal. En 2021, année de la création de Ombres portées, elle crée Le Cycle de l’Absurde, spectacle de sortie de la trente-deuxième promotion du Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne, avec quatorze apprentis-circassiens autour d’Albert Camus. Ses spectacles tournent. Elle crée Petite Reine au début 2024, un seul-en-scène de vélo acrobatique sur la question de l’emprise et de ses répercussions, et prépare un spectacle avec le Groupe Acrobatique de Tanger, Ka-in, qui sera présenté en 2025 au Spring, festival des nouvelles formes de cirque en Normandie.
Autant dire que les spectacles signés de Raphaëlle Boitel sont atypiques. Ils travaillent autour de la résilience et cherchent à construire un théâtre total, croisant les disciplines à partir de l’espace, au sol et dans les airs, inventant de nouveaux agrès et mêlant plusieurs matières acrobatiques. Entre réalité et imaginaire, Ombres portées est de ceux-là, fort réussi.
Brigitte Rémer, le 20 novembre 2024
Avec : Alain Anglaret (le père), Tia Balacey (la petite soeur – acrodanse), Alba Faivre (l’ainée – corde lisse), Nicolas Lourdelle (le gendre), Mohamed Rarhib (le frère – acrodanse et sangles), Vassiliki Rossillion (K – corde volante). Nicolas Lourdelle, machinerie, accroches, plateau – Thomas Delot, complice à la technique en création – construction décor, Les ateliers de l’Opéra National de Bordeaux – Nicolas Gardel, espace sonore et régie son – Anthony Nicolas, constructions, accessoires – David Normand, régie plateau – Tristan Baudoin en alternance avec Élodie Labat, régie Lumière – Julien Couzy, direction déléguée – Nicolas Rosset, administration générale – Jérémy Grandi, chargé de production – Léna Scamps, chargée de communication – Bureau Nomade, contact presse compagnie.
Du 5 au 23 novembre 2024, les mardi, mercredi, jeudi, vendredi à 19h30, le samedi à 18h, au Théâtre Silvia Monfort, 106 rue Brancion. 75015. Paris – site : www.theatresilviamonfort.eu – tél. : 01 56 08 33 88. En tournée : le 5 décembre 2024, à La Faïencerie, Scène conventionnée de Creil (60) – les 23 et 24 janvier 2025, à La Passerelle, Scène nationale de Gap (05) – les 28 et 29 janvier 2025, au Théâtre Durance, Scène nationale Château-Arnoux-Saint-Auban (04) – les 6 et 7 février 2025, dans le cadre de la BIAC, LE ZEF, Scène nationale de Marseille (13) – du 19 au 23 mars 2025, au Théâtre des Célestins Lyon (69).