Conception, chorégraphie Youness Aboulakoul, compagnie Ayoun – au Théâtre Jean Vilar de Vitry.
Le bruit assourdissant d’un avion au-dessus de nos têtes, pendant un long moment, dans le noir, suivi de celui d’un froissement de feuilles et de pépiements d’oiseaux. Une silhouette entre, au milieu de vagues de brouillard, le visage caché par un grand chapeau-bouclier. Seule la courbe du corps nous guide. On se croirait dans une rizière où le geste est lent et répété, où le signe est sémaphore.
Soudain une accélération et l’entrée de quatre autres danseurs dont on ne voit pas le visage. On ne le verra pas du spectacle ils portent des cagoules noires, comme leurs pantalons et tee-shirts. Au fond un cyclo, barré d’un néon qui fait toute sa largeur et qui monte ensuite pour s’effacer, laissant d’autres néons aux quatre coins du plateau, horizontaux ou verticaux. Les danseurs forment des figures comme tourniquets et tourbillons, on dirait des insectes. Ils entrent comme en clandestinité. La danse individualisée tisse l’œuvre collective puis laisse place à un rituel de mort, une sortie de masques, des corps abandonnés.
Après une séquence en solo et un lent duo les danseurs déplient des bandes de tissus d’or, comme s’ils préparaient un sacrifice, tissus qu’ils posent majestueusement en plusieurs endroits du plateau sur un support néon vertical. On dirait des pierres tombales. Ils s’affrontent en des combats félins, comme des gladiateurs ou des samouraïs, forment des figures en solidarités, sans se lâcher, se regroupent au sol, tracent des jeux. Les lignes sont courbes, il y a une construction savante et une grande fluidité dans la chorégraphie, tant dans le geste que dans l’environnement sonore qui guide les danseurs. Il y a de la grâce.
Quatre d’entre eux portent un cadavre, une couverture de survie se déroule. On voit des corps échoués, des âmes mortes. Puis côte à côte et de dos dans une diagonale, lumière en contre, ils s’éloignent au son des cordes frappées et des lointaines percussions.
Le langage chorégraphique de Youness Aboulakoul est précis, habité, très maîtrisé. Il y a dans sa proposition quelque chose de lancinant et de méditatif qui s’inscrit dans une démarche esthétique en même temps que philosophique. L’environnement lumière et son, la façon dont les danseurs habitent l’espace et le sculptent, ouvrent sur une subtile poétique du geste au style pluriel : traditionnel, signe de son pays d’origine, le Maroc, contemporain par ses expériences sédimentées de danseur et chorégraphe, en France et en Europe.
Mille Miles est peut-être cette distance que franchit l’exilé dans sa ligne de survie, dans sa rencontre avec d’autres, dans sa lecture de la mort qui rôde. Le spectacle ouvre sur une notion de contemplation-réflexion qui donne le vertige des seuils, frontières et territoires.
Brigitte Rémer, le 22 avril 2022
Avec : Alexandre Bachelard, Mathieu Calmelet, Pep Garrigues, Yannick Hugron, Jean-Yves Phuong – assistante artistique Ariane Guitton – création son Atbane Zouheir – lumières Shani Breton et Jéronimo Roé – costume Audrey Gendre – création médias Jéronimo Roé – production et diffusion Kumquat performing arts – administration Saül Dovin.
Vu le 19 Avril 2022 au Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine – site : www.theatrejeanvilar.com et compagnie Ayoun : www.younessaboulakoul.com