Texte Olivier Cadiot – conception et mise en scène Ludovic Lagarde – Avec Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Alvise Sinivia – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses.
Le point de départ du spectacle est un roman de quatre cents pages d’Olivier Cadot que Ludovic Lagarde a réussi à adapter à la scène. C’est la huitième fois que les deux artistes collaborent sur un projet. Autant dire qu’ils travaillent en confiance.
Le scénario met en confrontation trois personnages, Closure, écrivain, qui vient d’enterrer son demi-frère (Laurent Poitrenaux) ; Mathilde, anthropologue, légèrement déconnectée des réalités après un long séjour de travail sur le terrain (Valérie Dashwood) ; Pierre, musicien, assis devant son piano situé côté jardin (Alvise Sinivia, qui signe également la conception sonore et musicale du spectacle). Ensemble, ils décident de s’arracher à un monde devenu pour eux illisible et de se créer de nouvelles utopies. Mathilde offre une maison familiale en état de semi-abandon comme nouveau port d’attache.
La scène débute par un duo musique-lecture orchestré par Mathilde, tourneuse de pages, qui fait le grand écart entre la partition du pianiste – jouant Haydn qu’il affectionne particulièrement – et le livre d’Olivier Cadiot lu par Closure. Mathilde est pour Closure une vieille connaissance de lycée. Lui, a rencontré Pierre dans un train. À la recherche de son enfance disparue, elle s’échauffe comme au cours de danse, balancé, chassé, coupé, levé, plié. Cette première scène donne le ton du loufoque et d’un humour pince-sans-rire ravageur. Un micro sur pied, des images vidéo se promènent sur des praticables de différentes tailles et positionnement, montrant des ciels noirs et des nuages (scénographie Antoine Vasseur, conception vidéo Jérome Tuncer). Les corbeaux guettent. Les trois compères en costumes noirs et chemises blanches (signés Marie La Rocca) – réinventent la vie quotidienne et son cortège de péripéties et de rituels faisant évoluer l’atmosphère pseudo-classique du début en une joyeuse anomie débridée. Jusqu’à ce que tout se délite dans les souvenirs où chacun se perd.
On suit ces trois extravagants solitaires imprégnés de mal de vivre, à la recherche de nouvelles raisons d’exister, ils sont à tour de rôle la Trinité, père, fils et Saint-Esprit imitation icônes. Les hommes épluchent les haricots, Mathilde revient sur sa famille et son histoire, elle retrouve un bouquet daté du 1er juin 1881 : « Mon père disait… Ruine et désir, notre père parlait comme une langue étrangère… C’est du poison tout ça, je n’arrive pas à revenir à la maison. » Elle s’était enfuie très jeune. Closure parle de l’héritage moral de son demi-frère qu’il vient d’enterrer et s’enregistre, avant de s’emporter pour de bon. Pierre, qui a l’oreille absolue, se concentre sur ses magnétophones comme un DJ habité et endiablé, faisant aussi son récit familial.
Les images se teintent de nuances de violet (lumières, Sébastien Michaud). La nature, présente dans le récit, s’affiche sur les praticables-écrans, tandis que Mathilde râpe le gruyère. Les oiseaux pépient et le tilleul s’effondre. Avant de virer à l’humour noir, le récit a pris un petit air de conte. Pierre joue du piano avec les pieds puis se replie sous l’instrument comme dans une cabane. « J’ai pas de souvenirs » confirme-t-il. Mathilde le rejoint et délire dans ses souvenirs. Les viols par les prêtres sont évoqués, ainsi que les suicides en série qui ont suivi. Le piano, truqué, devient strident. Le conscient, le pré-conscient, l’inconscient, s’invitent au générique, bercés par le murmure du piano. Et l’on se questionne mutuellement sur l’inconscient. « Je m’habitue à ma future disparition » dit Closure, l’écrivain, tandis que Pierre et Mathilde se mettent à ranger. Il ne reste qu’à se dire adieu.
L’univers d’Olivier Cadiot dont l’œuvre est emblématique de la poésie contemporaine, invente et déconcerte par ses lignes brisées et reliefs escarpés. Il est dans l’invention formelle, le découpage et rapiéçage. Ludovic Lagarde accompagné des trois magnifiques acteurs – Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Alvise Sinivia – qui pourraient être les trois facettes d’un même personnage, sait lui donner corps. Il connaît sa poétique et a entre autres monté de lui Frères et Sœurs en 1993 ; adapté et mis en scène plusieurs de ses romans et textes de théâtre : Le Colonel des Zouaves (1997), Retour définitif et durable de l’être aimé (2002), Fairy Queen (2004). Au Festival d’Avignon 2010, d’Olivier Cadiot il a créé Un nid pour quoi faire – repris au Théâtre de la Ville la même année – et Un mage en été. En 2016, il a mis en scène Providence.
Médecine générale est un spectacle plein de finesse, sobre et baroque, où se mêlent les vies inachevées de personnages quelque peu désabusés mais pleins de vie. De la belle ouvrage !
Brigitte Rémer, le 15 mai 2025
Avec Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Alvise Sinivia. Scénographie Antoine Vasseur – lumières Sébastien Michaud – costumes Marie La Rocca – conception sonore et musicale Alvise Sinivia – conception vidéo Jérome Tuncer – son David Bichindaritz, Jérome Tuncer – collaboration à la dramaturgie Pauline Labib-Lamour – assistante à la mise en scène Élodie Bremaud.
Du 28 avril au 13 mai 2025 – au Théâtre de la Ville/ Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com