Die Dreigroschenoper – Texte Bertold Brecht – musique Kurt Weil – mise en scène, décor, lumière Robert Wilson – avec le Berliner Ensemble, en allemand surtitré en français – Spectacle présenté par Le Théâtre de la Ville au Théâtre des Champs-Elysées.
Brecht s’inspire de la pièce du dramaturge anglais John Gay, The Beggar’s Opera, datant de 1728 – traduite par Elisabeth Hauptmann – et collabore avec le compositeur Kurt Weil pour créer L’Opéra de quat’ sous le 31 août 1928, au Theater am Schiffbauerdamm de Berlin. Lotte Lenya, épouse du compositeur, tient le rôle de Jenny. La collaboration entre Bertold Brecht et Kurt Weil, emblématique, se concentre sur quelques années. Il y aura Grandeur et décadence de la ville de Mahoganny en 1930 et Les Sept Péchés capitaux en 1933 avant que Brecht ne soit contraint à s’enfuir – ainsi d’ailleurs que Kurt Weil de son côté – inscrit sur la liste noire des nazis, En tant que réfugié il sillonne l’Europe de Paris à Londres, passe par Copenhague, Helsinki et d’autres capitales puis se fixe aux Etats-Unis, à partir de 1941. Après son retour en Allemagne il fonde en 1949 avec Hélène Weigel sa femme, le Berliner Ensemble et met en scène ses pièces : Mère Courage et Maître Puntila et son valet Matti en 1949, La Mère et Lucullus en 1951, Les Fusils de la Mère Carrar en 1952, Le Cercle de craie caucasien en1954.
Dans l’Opéra de quat’ sous, l’action se déroule à Soho, un quartier de Londres en proie à une guerre des gangs, dans les années 1920. Une lutte de pouvoir entre deux hommes « d’affaires » : Jonathan Jeremiah Peachum, roi des mendiants et pathétique usurier – Jürgen Holtz – et Macheath dit Mackie-le-Surineur – Christopher Nell – dangereux criminel dont le personnage est inspiré à la fois par le Macheath de John Gay, l’histoire de Jack l’Eventreur et les poèmes de François Villon – poèmes qu’on retrouve dans la mise en scène de Robert Wilson -. L’œuvre, sociale et politique, contient des éléments satiriques et provocateurs.
Peachum se plaint des difficultés de son métier, engage un homme de peine qui n’est autre que Mackie-le-Surineur, travesti. Celui-ci séduit Polly, sa fille – Johanna Griebel – et l’épouse, accompagné de son cercle de malfrats. La fête est triste, Tiger Brown le chef de la police et ami de Mackie – Axel Werner – couvre l’événement. Peachum voulant se venger cherche des mobiles pour le dénoncer. Son épouse, Célia Peachum – Traute Hoess – fait une descente dans la maison des prostituées et cherche la faille. Elle se fait aider de Jenny, une fille de joie jalouse de Polly – Angela Winkler – pour témoigner à charge et aider à son arrestation quand il leur rendra visite ; elle accepte de le livrer à la police. Mackie est ainsi cueilli et emprisonné.
Une savoureuse altercation s’ensuit entre Polly et Lucy, la fille de Tiger Brown que Mackie a également épousée – Friederike Nőlting -. Mme Peachum intervient et emmène sa fille. Le prisonnier s’évade. Peachum menace Brown de perturber les fêtes officielles de la ville prévues le lendemain et prépare une manifestation de mendiants. Brown tente de l’arrêter mais Peachum reprend le dessus et Mackie, de nouveau arrêté, est condamné à mort. Son second séjour en prison le plonge dans le désarroi. Une série de rebondissements dignes des plus grandes comédies, s’ensuit : Brown le policier devenu grand Chambellan de la reine le fait gracier. Mackie est anobli et doté d’une rente à vie. Les problèmes étant résolus, la réconciliation est générale et le happy end digne d’une farce.
Il n’est pas simple de classifier L’Opéra de quat’sous : est-on dans le registre du théâtre, de l’opéra, de la comédie musicale, du music-hall ? Constitué d’une vingtaine de morceaux musicaux bien connus – dont la complainte de Mackie-le-Surineur – le chant et la musique y occupent une grande place. Robert Wilson en avait déjà présenté une version au Théâtre de la Ville en 2009, avec le Berliner Ensemble, dans une autre distribution. Sa griffe est identifiable parmi toutes. Après son remarquable Faust présenté récemment au Théâtre du Châtelet, L’Opéra de quat’sous développe un style purement expressionniste, créant l’illusion et la distanciation chère à Brecht : visages maquillés de blanc, gestuelle de pantomime comme au ralenti, costumes noirs contredits par quelques touches de blanc. La galerie de portraits qui défile sur scène mène des petits malfrats de-la-bande-à-Mackie aux prostituées de la maison close, de la jeune fille naïve au policier corrompu. Le ton général se réfère aux films muets. Macky aux cheveux blond platine se met dans les pas de Charlie Chaplin et Tiger Brown, véritable Nosferatu, sort des films de Murnau. Tous les acteurs-chanteurs sont excellents, particulièrement les rôles principaux. Placés à l’avant-scène devant un rideau noir tiré, ils interpellent parfois directement le public et jouent la proximité avec les spectateurs.
Lumières, scénographie et costumes dessinent l’Allemagne des années 20, insouciante encore et d’avant-garde avant la montée du nazisme. Les espaces se transforment au fil des tableaux, la lumière en est le personnage principal. Robert Wilson est un grand maître de l’espace qu’il éclaire avec une intelligence raffinée. Tout y est signe et sens. Contrejours, théâtre d’ombre, néons, ambiances de quartier, donnent vie à cette guerre des clans ; les cercles lumineux évoquent les engrenages des Temps modernes ; au final un rideau rouge tombe avec élégance, comme un grand jeté, clin d’œil à la convention théâtrale pour ce créateur radical et hors catégories.
Neuf instrumentistes solistes du Dreigroschenoper Orchester placés dans la fosse d’orchestre sous la direction musicale de Hans-Jörn Brandenburg et Stefan Rager commentent la pièce. La partition musicale de Kurt Weil est interprétée avec force et conviction. « Il fallait écrire une musique susceptible d’être chantée par des acteurs, donc des musiciens amateurs. Mais ce qui apparut d’abord comme une limitation s’avéra, au cours du travail, un enrichissement considérable » déclarait le compositeur en 1929. Les voix des solistes, très sonorisées, font parfois penser à Disney ou Tex Avery, sur fond de bruitages, l’expression de leurs variations est large, passant du rire aux larmes, du dramatique au comique et la galerie de portraits croqués – putes, mendiants, racailles et flics corrompus – est riche d’humanité. Même si l’aspect critique et politique de l’œuvre n’est pas aux avant-postes de la lecture wilsonienne, la beauté plastique de l’œuvre, l’intelligence et l’habileté du metteur en scène par le style expressionniste et le burlesque privilégiés, n’en effacent pas le réalisme ni le sens de la pièce de Brecht.
Brigitte Rémer, 29 octobre 2016
Avec : Jürgen Holtz, Jonathan Jeremiah Peachum – Traute Hoess, Celia Peachum – Johanna Griebel, Polly Peachum – Christopher Nell, Macheath – Axel Werner, Tiger Brown – Friederike Nőlting, Lucy Brown – Angela Winkler, Jenny – Georgios Tsivanoglou, Filch – Luca Schaub, Ulrich Brandhoff, Walt – Martin Schneider, Matt – Boris Jacoby, Jack – Winfried Peter Goos, Bob – Raphael Dwinger, Dejan Bucin, Jimmy – Jörg Thieme, Ed – Uli Pleßmann, Smith – Michael Kinkel, Kimball – Anke Engelsmann, Betty – Ursula Höpfner Tabori, une vieille prostituée – Claudia Burckhardt, Dolly – Marina Senckel, Vixen – Gabriele Völsch, Molly – Gerd Kunath, un messager à cheval – Walter Schmidinger, une voix. Das Dreigroschenoper Orchester : Direction musicale Hans-Jörn Brandenburg, Stefan Rager avec Ulrich Bartel, banjo, violoncelle, guitare, guitare hawaïenne, mandoline – Hans-Jörn Brandenburg, Michael Wilhelmi, piano, harmonium, célesta – Valentin Butt, bandonéon – Martin Klingeberg, trompette – Stefan Rager, glockenspiel, timbales, batterie – Jonas Schoen, saxophones, basson – Benjamin Weidekamp, saxophones, clarinettes, flûtes – Otwin Zipp, trombone, contrebasse – Jo Bauer son, bruitage. Collaboration à la mise en scène Ann-Christin Rommen – costumes Jacques Reynaud – dramaturgie Jutta Ferbers, Anika Bárdos – lumières Andreas Fuchs, Ulrich Eh.
Du mardi 25 au lundi 31 octobre 2016, Théâtre des Champs-Elysées, 15 avenue Montaigne, 75008. Paris – Métro : Alma-Marceau – Théâtre de la Ville, site : www.theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77.