Les Bas-fonds

© Julia Riggs

Texte de Maxime Gorki d’après la traduction d’André Markowicz – adaptation et mise en scène Éric Lacascade – Les Gémeaux scène nationale de Sceaux, en collaboration avec le Théâtre de la Ville-Paris.

Son nom est Alexis Maximovitch Pechkov, son pseudonyme Gorki, qui signifie amer. Il écrit Les Bas-Fonds en 1902, à trente-deux ans, et il a une drôle de vie derrière lui. Orphelin à dix ans, son grand-père l’oblige très vite à quitter l’école et à travailler. Il devient cordonnier, graveur et fait de nombreux métiers. La mort de sa grand-mère quand il a dix-neuf ans le plonge dans une grande dépression, il tente de se suicider. Puis il décide de partir sur les routes du Caucase. En chemin, il apprend à lire et devient journaliste à vingt-quatre ans. Son premier ouvrage Esquisses et récits paraît en 1898 et connaît un grand succès. Il parle déjà des pauvres et des marginaux, des opprimés, et espère en le progrès social. Il prend position politiquement et s’oppose à la toute-puissance du tsar à la fin du XIXème, rencontre Lénine en 1902 et se lie d’amitié avec lui, un court moment. Arrêté à plusieurs reprises et emprisonné, exclu de l’Académie Impériale des Écrivains, il est soutenu par Anton Tchekhov avec qui il échangera une abondante correspondance. Gorki se trouve à Saint-Pétersbourg pendant la révolution ouvrière de 1905, violemment réprimée lors d’un dimanche sanglant resté dans les mémoires. Ses prises de position contre tout pouvoir constitué, autoritaire et inhumain, le conduisent en prison, puis en exil. Deux semaines après le début de la Révolution d’octobre, il se désolidarise du mouvement bolchévique dont il dénonce la corruption, la violence et le culte de la personnalité. En 1919, une lettre de Lénine le menace clairement de mort, il reprend le chemin de l’exil, vers l’Allemagne d’abord, l’Italie ensuite. Dix ans plus tard Staline l’invite à rentrer. De retour en 1932, il accepte les honneurs et son positionnement devient flou. Sa mort en 1936, ainsi que celle de son fils un an plus tôt, reste trouble.

C’est entre 1900 et 1905 qu’il écrivit la plupart de ses pièces. En 1902 ce fut Les Bas-Fonds, sitôt mis en scène par Constantin Stanislavski, au Théâtre d’Art de Moscou. On comprend mieux la pièce à la lumière de sa vie. Gorki montre un groupe de déclassés et de marginaux hébergés dans ce qu’on appelle un asile de nuit tenu par un couple vulgaire, Mikhail Ivanovitch Kostylev et Vassilissa Karpovna, qui spécule sur la misère. Certains d’entre eux ont eu une autre vie, – notamment l’Acteur qui rêve encore d’Ophélie et le Baron qui repense à ses petits déjeuners servis au lit – ce grand écart est pour eux particulièrement douloureux. D’autres ont été cordonnier, chiffonnier, casquettier. « Le passé est le passé… il n’en reste pas lourd. Ici il n’y a plus de seigneurs… tout a disparu… il n’y a plus que l’homme dans sa nudité » dit Boubnov. Les relations entre les pensionnaires sont rudes, alcoolisées, ironiques, dégradantes et violentes, à la mesure de leur dégringolade sociale. Convoitées et exploitées, les femmes n’ont pas le beau rôle. La marchande de beignets, femme de tête, se conduit en jeune première, Anna, femme de Klevtch le serrurier, est en train de mourir, Nastia, jeune fille de vingt-quatre ans tente de se soustraire au milieu par la lecture avant de lâcher prise, et Natacha sœur de Vassilissa, la patronne, se fait cogner, jalousie oblige, car Pepel, le gai luron, laisse tomber l’une pour l’autre. L’oncle Medvedev, agent de police, accomplit les basses besognes. Et chacun épie l’autre.

L’arrivée du vieux Louka, sorte de missionnaire déclassé lui aussi, dérègle le système et apporte un peu d’humanité. « Pour un vieux la patrie c’est là où il fait chaud » dit-il en arrivant et parlant par énigme. « Nous sommes tous des pèlerins sur terre. Et notre terre elle-même, à ce qu’on m’a raconté, fait des pèlerinages dans le ciel. » En prise avec la réalité de leur quotidien déstructuré et sans espoir, ils ne croient pas au message de Louka, disant qu’il est possible de « recommencer une vie nouvelle. »  Et quand Ana s’agrippe encore à la vie, c’est Louka qui la calme et l’aide à réussir au moins son passage vers la mort. « Quand je te regarde, tu me rappelles mon père… Tu es aussi gentil, aussi tendre » dit-elle. « On m’a tellement pétri que je suis devenu tendre… La mort, je te le dis, pour nous autres, elle est comme une mère pour ses petits » lui répond-il.

La lecture que donne Eric Lacascade de cette tragique chronique sociale ne cherche pas le réalisme, il ne recompose pas le milieu ouvrier bolchévique. Il montre un tableau de l’humanité dans son ensemble et l’impact de la pauvreté sur les relations humaines, la perte de dignité quand on efface tout statut social, la violence, le désespoir. Le metteur en scène a déjà côtoyé Gorki, en présentant en 2006 Les Barbares au Festival d’Avignon dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, puis en 2010 Les Estivants au Théâtre National de Bretagne. Il connaît bien le théâtre russe pour avoir aussi exploré et monté Tchekhov – entre autre la trilogie Ivanov, La Mouette et Cercle de famille pour trois sœurs, avec la même troupe, en 2000, à Avignon ; Platonov en 2002 dans la Cour d’Honneur d’Avignon ; Oncle Vania, qu’il travaille en 2009 en laboratoire avec la compagnie d’Oskaras Korsounovas, qu’il met en scène et qu’il présente, en 2014, au Théâtre de la Ville.

La scénographie sert la pièce et a vite fait de transformer l’asile de nuit en bistrot ou en dortoir par des rideaux de plastique transparent et leurs réverbérations, en portes qui claquent et en cavalcade dans les couloirs, avec ces cintres qui montent et qui descendent portant les vêtements semblables à des fantômes, image de l’humain vidé de sa substance. Chaque acteur a construit son personnage, sans psychologie affichée ni gros traits caricaturaux et tient sa partition. Eric Lacascade connaît sa troupe et a intégré quelques jeunes sortant de l’école du Théâtre National de Bretagne qu’il dirige.

L’Acte IV – après le départ de Louka, personnalité qui laisse des traces et dont tous parlent – est celui de la biture sur fond de flots de bière et de déstructuration qui vont crescendo jusqu’au malaise, et jusqu’à l’image finale, glaçante et qui claque en ces mots, dits par le Baron : « Eh… vous autres ! Venez par ici ! Là, dans le terrain vague… L’Acteur s’est pendu ! » Le rideau tombe, les masques aussi. Il y a quelque chose de très contemporain dans ces Bas-fonds.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2017

Avec Avec Pénélope Avril (Nastia) – Leslie Bernard (Anna) – Jérôme Bidaux (L’Acteur) – Mohamed Bouadla (Pepel) – Laure Catherin (Natacha) – Arnaud Chéron (Boubnov) – Arnaud Churin (Kostilev) – Murielle Colvez(Vassilissa) – Christophe Grégoire (Satine) – Alain d’Haeyer (Louka) – Stéphane E. Jais (Le Baron) – Éric Lacascade (Medvedev) – Christelle Legroux (Kvachnia) – Georges Slowick (Klevtch) – Gaëtan Vettier (Aliochka). Collaboration artistique Arnaud Churin – scénographie Emmanuel Clolus – costumes Axel Aust assisté d’Augustin Rolland – lumières Stéphane Babi Aubert – son Marc Bretonnière – accessoires Angéline Croissant – Maquillages Catherine Saint-Sever – assistante mise en scène Vanessa Bonnet.

Du 17 mars au 2 avril 2017 du mardi au samedi à 20h45, le dimanche à 17h – Les Gémeaux scène nationale de Sceaux, 49, av Georges Clémenceau, Sceaux – RER B station Bourg-la-Reine – Tél. Sceaux : 01 46 61 36 67 – Tél. Théâtre de la Ville-Paris : 01 48 87 84 61.