Le Pays lointain

© Jean-Louis Fernandez.

De Jean-Luc Lagarce –  mise en scène Clément Hervieu-Léger – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

C’est la dernière pièce de Jean-Luc Lagarce, écrite juste avant sa disparition. Il savait son temps compté et meurt du sida en septembre 1995 un mois après sa publication, à l’âge de trente-huit ans. La pièce avait fait l’objet d’une commande à l’écriture en 1994 par François Le Pillouër, directeur du Théâtre National de Bretagne. Elle reprend le thème de sa pièce précédente, Juste la fin du monde, – portée à l’écran par Xavier Dolan – qu’elle développe. Ici le motif s’étend : même retour de Louis, le fils, dans sa famille, porteur d’un message qu’il ne réussira pas à délivrer, celui de sa mort prochaine ; vieux réflexes et faux-semblants dans les retrouvailles mais heure de vérité, en même temps ; l’amour, la solitude, les relations intra-familiales, la présence-absence sont au cœur du sujet.

Dans Le Pays lointain Louis (Loïc Corbery) revient sur ses pas dans un cercle élargi qui met en jeu non seulement sa famille naturelle mais aussi sa famille élective, ses amants et amis. Les deux pôles se rencontrent et les morts tels des revenants se mêlent aux vivants, aussi présents et indispensables pour décoder son parcours de vie, lui donner consistance et sens. Il s’explique : « Je décidai de retourner les voir, rendre visite à la famille qui me reste, et revoir encore tous ceux-là que je connus, tous ceux-là que j’ai croisés toutes ces années que fut ma vie – le voyage d’un homme jeune à l’heure de sa mort, regardant tout ce que fut sa vie –. » Face à lui les rôles se répartissent et chacun, tour à tour, règle ses comptes et parle des liens qu’il/qu’elle a tissés ou tenté de tisser avec lui.

La rencontre a lieu sur une aire d’autoroute, entre une palissade, une cabine téléphonique, un reste de végétation et un peu de terre cendrée (belle et judicieuse scénographie d’Aurélie Maestre). Une voiture délabrée est garée au bord d’un petit terre-plein. Les acteurs restent en scène du début à la fin du spectacle à la manière d’un chœur antique et chacun est une pièce du puzzle. Dialogues et longs monologues se succèdent sous le signe de l’abandon et des non-dits. De pique-nique familial en passions furtives la pièce dit et digresse entre coups de gueule et déclarations d’amour, explications, tergiversations, jalousies, ressassements. Louis en est le discret chef d’orchestre et chaque personne passe aux aveux : Suzanne, sa sœur, (Audrey Bonnet) : « Lorsque tu es parti – je ne me souviens pas très bien de toi, c’était il y a beaucoup d’années – et  lorsque tu es parti je ne savais pas que tu partais pour tant de temps… » Antoine, son frère (Guillaume Ravoire) : « Tout n’est pas exceptionnel dans ta vie, dans ta petite vie, c’est une petite vie aussi, je ne dois pas avoir peur de ça, tout n’est pas exceptionnel, tu peux essayer de rendre tout exceptionnel, mais tout ne l’est pas… » Catherine, son épouse (Aymeline Alix) : « Mais lui, il peut en déduire, il pourrait en déduire, il en déduit certainement, il peut en déduire que sa vie ne vous intéresse pas… » La Mère (belle Nada Strancar) : « Cela ne me regarde pas. Je me mêle souvent de ce qui ne me regarde pas, je ne change pas, j’ai toujours été ainsi… Ils veulent te parler, tout ça…  Ils voudront t’expliquer mais ils t’expliqueront mal, car ils ne te connaissent pas ou peu… Tu répondras à peine deux ou trois mots et tu resteras calme comme tu as appris à l’être par toi-même… »

Du côté des revenants, Le Père, mort déjà (Stanley Weber): « Moi je n’ai jamais rien vu, de ma vie, je n’ai jamais rien vu que ce coin-ci, cet endroit, ville, sorte de ville. J’y suis né, et j’y ai travaillé, et lorsque j’en ai eu fini, je suis mort, comme une fin logique, on n’avait plus besoin de moi, je n’ai rien connu d’autre, pas un seul pays étranger, même Paris, lorsque j’y pense, je n’y suis jamais allé… L’Amant, mort déjà (Louis Berthélemy) : « La Mort prochaine et moi, nous faisons nos adieux, nous nous promenons, nous marchons la nuit dans les rues désertes légèrement embrumées et nous nous plaisons beaucoup… Je ne faisais rien. Je faisais semblant. J’éprouvais par avance de la nostalgie pour moi-même. »  Le Guerrier, tous les Guerriers (Daniel San Pedro) : « Tous ceux-là que je fais, ceux-là qui sont toujours solitaires et le croisèrent, croisèrent Louis, le croisèrent et ne voulurent laisser aucune trace, eurent bien trop peur de s’attacher à lui, et de perdre pied et s’éprendre et souffrir… » Longue Date, amant (Vincent Dissez) : « On se dit, on se jure qu’on s’aimera toujours. L’un ment et l’autre triche et tous les deux, au bout du compte, nous nous arrangeons. Nous nous sommes arrangés. » Un Garçon tous les garçons (François Nambot) l’Ami qui devient fou : « On s’aimait je ne le savais pas, je n’en avais aucune idée, comment est-ce que j’aurais pu imaginer cela ? » Hélène (Clémence Boué) ni vivante ni morte, l’amoureuse non reconnue, de Louis : « J’étais avec moi-même, seule, dans ma solitude, on ne m’entendait pas, je n’aurai même pas eu besoin de mourir pour disparaitre. J’étais sans importance… »

Au final cette tragédie moderne devient une pièce chorale, où chacun apporte un éclairage sur Louis/ double de Jean-Luc Lagarce, et fouille dans le passé, où jeu de la vérité et métaphore sont au bout de la route. Les fils de ces vies ébranlées s’entrecroisent, tissant en une toile fine un certain portrait de Louis et de sa mélancolie. En même temps, la vie suit son cours, énergique et colorée, humoristique parfois, ingrate souvent.

Créée par Clément Hervieu-Léger fin 2017 au Théâtre National de Strasbourg, la pièce est aujourd’hui reprise dans la même distribution. Bavarde, elle tire en longueur (quatre heures) même si les acteurs apportent charme et jeunesse, si Loïc Corbery porte le rôle avec un certain magnétisme, et si la justesse du concept de mise en scène, se fait l’écho d’une certaine génération, chorégraphiée avec sobriété et talent.

Brigitte Rémer, le 26 mars 2019

Avec : Aymeline Alix, Catherine, femme d’Antoine – Louis Berthélemy, L’amant, mort déjà – Audrey Bonnet, Suzanne, sœur de Louis – Clémence Boué, Hélène – de la Comédie Française, Loïc Corbery, Louis – Vincent Dissez, Longue Date – François Nambot, Un Garçon, Tous les garçons – Guillaume Ravoire, Antoine frère de Louis – Daniel San Pedro, Le Guerrier Tous les guerriers – Nada Strancar, La Mère – Stanley Weber, Le Père, mort déjà.  Collaboration artistique Frédérique Plain – musique Pascal Sangla – scénographie Aurélie Maestre – costumes Caroline de Vivaise – lumière Bertrand Couderc – son Jean-Luc Ristord – coiffures/maquillages David Carvalho Nunes. Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Du 15 mars au 7 avril 2019 – Odéon Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006 – métro Odéon – tél. : 01 44 85 40 40 – site :  www.theatre-odeon.eu