Laaroussa Quartet – Les potières de Sejnane / سجنان

Conception, dramaturgie et chorégraphie Selma et Sofiane Ouissi (Tunisie) – dramaturgie sonore et musicale Tom Pauwels – composition musicale Aisha Orazbayeva. Création 2025 à La Fabrica du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Un dispositif scénographique sobre accompagne le geste chorégraphique posé par Selma et Sofiane Ouissi sur la scène et sur le grand écran de La Fabrica, à propos des potières de Sejnane, سجنان une région pauvre du nord de la Tunisie : un long banc noir posé face à l’écran et une sorte de long établi qui permet aux quatre danseuses de regarder l’écran ou le public, et de recréer l’atelier où les mains des femmes façonnent des objets de terre. La musicienne, Aisha Orazbayeva, violoniste originaire du Kazakhstan, se tient côté cour derrière un violon et un alto, posés au sol, elle signe la création musicale et accompagne la scène. Une femme entre, lentement, une d’entre les potières, et prend place à l’arrière, côté cour, comme une déesse, elle est le corps et l’âme des artisanes. « Je grave dans l’éternité ce que le temps voudrait effacer. »

© Christophe Raynaud de Lage

L’idée du spectacle est née du repérage par Selma Ouissi, dans la vitrine d’une galerie d’art à Paris, d’une statuette anthropomorphe vendue à prix fort, qu’elle reconnaît comme Laaroussa, ces poupées d’argile fabriquées à Sejnane depuis plus de trois mille ans, dont chacune raconte l’histoire d’une tribu et qui se vendent sur les bords des routes pour trois fois rien. Selma et Sofiane décident de se rendre à Sejnane, ils savent la pauvreté de la région et les salaires de misère des artisanes. Ils s’y installent et partent à leur recherche, chacune travaillant dans sa maison, dans des lieux-dits éparpillés, sans transport, donc se trouvant isolée.

Les deux artistes mettent en place un long processus qui se développe pendant quatre ans pour entrer en connaissance avec elles, et avant de penser spectacle, en faire une histoire de vie, leur histoire de vie et de création. Ils créent chez l’une d’elle, en 2011, la Fabrique artistique d’espace populaire, point de rencontre pour les femmes, avec cars de ramassage, création d’une crèche et de l’infrastructure rendant possible ces rencontres au cours desquelles des échauffements leur sont proposés, des espaces de convivialité autour du thé et de la cuisine, pour qu’elles se connaissent et se reconnaissent les unes les autres. On les voit sur images avec leur joie de vivre, s’approcher, bouger, se héler, masser leurs visages respectifs comme elles malaxent la terre.

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle témoigne – visuellement par l’image, sur scène par la gestuelle des performeuses en tenue de sport – des différentes étapes de leurs rencontres et réflexions. L’équipe a passé six mois en résidence à Sejnane pour créer des liens et faire que chacune s’imprègne de l’environnement et de la temporalité, des sons, des gestes observés et qui nous sont restitués par l’image. On y voit les femmes marcher dans la campagne,  chaudement habillées de vêtements, châles et foulards superposés de couleurs chaudes, on y voit leurs maisons et leur manière de travailler la terre : l’argile qu’elles extraient et rapportent dans des sacs, lourds, à l’épaule, cet argile auquel elles retirent les impuretés. On suit le concassage, pétrissage et façonnage de la terre, le modelage puis le raclage et polissage au galet ou au coquillage, la décoration avec les dessins amazighs issus de leur culture rappelant les tatouages et tissages traditionnels, dessins réalisés à l’argile rouge ou à l’encre verte issue des feuilles de lentisque pilées et mélangées à l’eau, posés au pinceau, la cuisson dans les fours à ciel ouvert, le feu, les braises.

© Christophe Raynaud de Lage

De grandes pages ressemblant à des partitions sont posées sur le banc, une danseuse lit un poème en arabe, une autre en espagnol, traduit sur l’écran puis chacune trouve ses gestes en écho aux gestes des potières aux visages burinés. Parfois ce sont les mêmes gestes, faits en même temps, parfois elles se décalent et les performeuses créent leurs propres objets, seules, chacune comme à son établi, par deux ou par trois. À certains moments, elles font face au public, côté à côte, creusent la terre, en tamisent les impuretés par gestes recréés, répétés sur des temps différents. La violoniste se lève et les suit. On entend les crissements de la terre répercutés par le violon, le bruit des outils. Les mains deviennent l’outil en majesté. Les performeuses racontent et traduisent par le langage du corps cet art du feu dont elles détiennent un savoir-faire ancestral reçu et qu’elles transmettent de mère en fille en un geste de partage. Quand elles se mettent torse nu face à l’écran, on les dirait si près du feu qu’aucun vêtement n’est plus supportable.

Selma et Sofiane Ouissi sont chorégraphes, danseurs, pédagogues et commissaires d’exposition. Frère et sœur, ils dansent ensemble depuis le début de leur carrière. Ils ont créé à Tunis en 2007 L’Art Rue الشارع فن structure culturelle dédiée à la production et à la diffusion d’art contemporain en Tunisie, espace de recherche et d’actions. Ils sont des figures majeures de la danse contemporaine dans le monde arabe, créateur d’utopies, et travaillent avec l’urgence de faire ville et société ensemble. Ils avaient présenté Birds au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers en octobre dernier, un magnifique spectacle, très poétique, interprété par Sofiane et mis en scène à quatre mains (cf. notre article du 3 octobre 2024).

Avec Laaroussa Quartet qui fut d’abord dansé à deux avant de s’élargir à quatre, ils concrétisent la présence de Sejnane comme personnage central dans lequel les potières reprennent inlassablement leurs gestes pour que naissent figurines et objets. Le corps devient lieu de mémoire et de transformation, le geste acte de résistance. La femme assise côté cour (Chedlia Saïdani) s’est levée et se place devant le micro sur pied pour interpréter un chant populaire ancien de Sejnane, moment de grande intensité où toute une part de vie et du travail de la terre se partage. Selma et Sofiane Ouissi ont fait leur le poème de Mahmoud Darwich qu’ils ont lu au Cloître Saint-Louis, en arabe et en français, quand ils ont présenté leur spectacle, leur travail est sensible et d’une grande force : « Quand tu prépares ton petit déjeuner, pense aux autres – n’oublie pas le grain aux colombes… Quand tu rentres à la maison, à ta maison, pense aux autres – n’oublie pas le peuple des tentes… Quand tu comptes les étoiles pour dormir, pense aux autres – certains n’ont pas le loisir de rêver… Quand tu penses aux autres, lointains, pense à toi et dis-toi – que ne suis-je une bougie dans le noir.

Brigitte Rémer, le 12 juillet 2025

Avec : Amanda Barrio Charmelo, Sondos Belhassen, Tijen Lawton, Moya Michael, Chedlia Saïdani. Composition musicale Aisha Orazbayeva – mixage Peiman Khosravi – scénographie et lumière Simon Siegmann – design sonore Raphaël Henard – régie générale Mohamed Hedi Belkhir – vidéo Nicola Sburlati – image Cecil Thuillier, Pierre Déjon – prise de son Jonathan Le Fourn – costumes Sabrina Seifried – Récolte transcription et traduction poésie Besma El Euchi – recherche Ophélie Naessens.

© Christophe Raynaud de Lage

Femmes potières – Phase d’immersion et de transmission du geste ancestral aux interprètes : Sabiha Ayari, Aljia Saïdani, Chedia Saïdani, Cherifa Saïdani, Emna Saïdani, Habiba Saïdani, Lamia Saïdani, Jemaa Selmi –  Les femmes potières à la vidéo Malika Saïdani, Naïma Saïdani, Najia Saïdani, Habiba Saïdani, Naziha Jemiï, Hada Riahi, Dalila Riahi, Sabiha Mechergui, Naïma Chatti, Fatma Saïdani, Sassia Riahi, Sabiha Saïdani, Fadhila Saïdani, Dalila Wassila Saïdani, Hanen Saïdani, Halima Maalaoui, Cherifa Riahi, Houda Jemiï, Aïda Jemiï, Aïcha Rebeh Jemiï, Aziza jemiï, Aljia Jmii, Hajer Saïdani, Sassia Saïdani, Fatma Saïdani, Habiba Saïdani, Habiba Saliha Saïdani, Sabiha Ayari, Safia Saïdani, Halima Saïdani, Aljia Saïdani, Jemâa Selmi, Cherifa Saïdani, Lamia Saïdani, Hadda Saïdani, Jannet Ghouili, Salouha Saïdani, Hada Saïda Saïdani, Jannet Saïdani, Hidhba Saïdani, Khaoula Saïdani, Habiba Ayari, Saliha Saïdani, Emna Saïdani, Salha Stili, Naziha Saïdani, Sabiha Saïdani, Maryam Saïdani, Fadhila Saïdani, Tounes Saïdani, Radhia Maalaoui, Kaouther Saïdani, Zina Mechergui.

Production Dream City 2025/L’Art Rue – coproduction Festival d’Avignon, Charleroi danse Centre chorégraphique de Wallonie-Bruxelles, Ictus Ensemble, KVS (Bruxelles) – Avec le soutien du Théâtre National Tunisien, du Moussem et de la Sharjah Art Foundation – représentations en partenariat avec France Médias Monde.

Les 6, 7, 8 juillet, à 19h, à La Fabrica, dans le cadre du Festival d’Avignon – site : www.festival-avignon.com et www.lartrue.org En tournée : du 16 au 19 octobre 2025, Festival Dream City, à Tunis (Tunisie) – le 26 janvier 2026, Charleroi Danse / La Raffinerie, à Bruxelles (Belgique) – le 30 janvier 2026, Charleroi Danse / Grand studio des Écuries, à Charleroi (Belgique).