La Grande Magie

© Jean-Louis Fernandez

Texte Eduardo De Filippo, traduction Huguette Hatem – mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota – au Théâtre de la Ville/Espace Cardin, reprise du 3 au 8 janvier 2023.

Écrite en 1948, La Grande Magie fait partie de la Cantate des jours impairs, d’après la classification faite par l’auteur napolitain Eduardo de Filippo (1900-1984), de ses pièces écrites après-guerre, alors même que son regard sur le monde avait changé ; elle fait partie pour lui d’un second volet d’inspiration. Le premier, La Cantate des jours pairs, regroupe les pièces d’avant-guerre, dont Sik Sik, sa pièce fétiche, un texte court, écrit en 1929 et qu’il a joué tout au long de sa vie. Car, De Filippo est un enfant de la balle, formé à l’école de théâtre de son père, Eduardo Scarpetta, au jeu et à l’écriture, très tôt. Il écrit autant en italien qu’en dialecte napolitain et crée avec son frère et sa sœur un trio théâtral qui sillonne les routes de l’Italie et remporte très vite un grand succès. Leur notoriété dépasse ensuite les frontières. De Filippo joue tout ce qu’il écrit, toutes ses pièces, sur d’amples sujets liés à la société et son engagement politique et social est constant. Il s’inscrit dans la grande tradition du théâtre populaire, au même titre que Dario Fo.

© Jean-Louis Fernandez

Avec La Grande Magie, comédie en trois actes, De Filippo nous mène au Métropole, un hôtel de villégiature où la vie s’écoule lentement. Quand le passage du prestidigitateur Otto Marvuglia est annoncé, les pensionnaires se réjouissent. Mais l’honnêteté du magicien est toute relative et il accepte, pour quelques milliers de livres, de faire disparaître pendant un quart d’heure la femme de Calogero, Marta Di Spelta, pour qu’elle rejoigne son amant. Cette dernière joue le jeu et disparaît tandis que Marvuglia essaie de convaincre Calogero que l’absence de sa femme n’est qu’une illusion. Le magicien-manipuleur intervient dans son rapport au temps, par l’entremise de subterfuges et mensonges dignes de Pavlov ou du lavage de cerveau : « Votre femme n’était pas près de vous. Ne dites pas ça même pour plaisanter… Elle n’est probablement jamais venue à l’hôtel… Vous êtes seul ici nous n’avons jamais vu votre femme. » Quatre ans plus tard, les cheveux ont blanchi, Otto met en scène la réapparition de Marta, Calogero à moitié fou – n’ayant pas ouvert la boîte qui lui avait été remise et dans laquelle il était censé retrouver son épouse – n’entend pas et ne la reconnaît pas : « Qui est cette femme ? de quoi parle-t-elle ? »

À la mystification de l’auteur, Emmanuel Demarcy-Mota ajoute la sienne, celle du metteur en scène, en inversant les rôles du triangle infernal, mari, femme, amant. Calogero Di Spelta est interprété par Valérie Dashwood, ce n’est plus l’homme qui est trompé mais la femme, et son mari, interprété par Jauris Casanova, qui épouse le statut de son mari-trompeur. C’est une pièce aux nombreux personnages : clients de l’hôtel et faux-public autour (dans l’original) de Calogero et Marta Di Spelta, de Mariano D’Albino, amant de Marta ; faux clients de l’hôtel et faux-public autour d’Otto Marvuglia, professeur de sciences occultes et célèbre illusionniste (Serge Maggiani), et de Zaira nom de scène de sa femme, Mariannina, (Sandra Faure) chargée de gérer leur maigre budget et de la multiplication des petits pains : « Non mais vous vous rendez compte devant quel irresponsable nous nous trouvons et, pour mon malheur, je me trouve ? Il pense à une multiplication d’applaudissements et il ne pense pas qu’ici il y a une soustraction permanente d’argent… » dit-elle effrontément ; il y a l’Inspectrice, (Marie-France Alvarez), également l’amante du mari : « Dis donc, ami du soleil, ne joue pas les colombes effarouchées. Souviens-toi que la police sait tout… Monsieur a déposé une plainte circonstanciée… » Dans la maison de Calogero, troisième espace, il y a sa mère, son frère, sa sœur et son beau-frère, et dernier espace, celui des figurants tels que serviteurs, colocataires, agents de police, etc.

© Jean-Louis Fernandez

Avec La Grande Magie, on est dans une logique de simulation, de jeu de rôles, de théâtre dans le théâtre… « J’ai voulu dire que la vie est un jeu et que ce jeu a besoin d’être soutenu par l’illusion, qui à son tour doit être alimentée par la foi… » dit De Filippo. Pour lui, la réalité n’est rien d’autre que le fruit de notre imaginaire confirme le metteur en scène. On est proche de Pirandello qu’Emmanuel Demarcy-Mota connaît bien et dont il a monté entre autres Six personnages en quête d’auteur, même mise en abyme du théâtre et œuvre emblématique. Réalité, illusion, vérité, imagination, dans un cas comme dans l’autre. « Écoute-moi bien. Tu crois que le temps passe ? Ce n’est pas vrai. Le temps est une convention… Donc, le temps c’est toi » dit Otto, l’affabulateur.

Sur scène, un plateau tournant permet quelques tours de passe-passe entre les lieux, de la terrasse de l’hôtel à l’autel de la magie chez Otto, dans une ambiance de crépuscule, ou chez Calogero bordé d’un rideau vermillon (scénographie Yves Collet et Emmanuel Demarcy-Mota, lumières Christophe Lemaire et Yves Collet). La comédie humaine bat son plein dans cet univers de l’illusion sommes toutes ici assez sage et plutôt noir. La troupe du Théâtre de la Ville s’empare du sujet où se côtoient le vrai, le faux, l’absurde, la bêtise, l’identité et le tragique. Cela fait du monde sur le petit plateau de l’Espace Cardin. Le nœud central se joue surtout autour du duo Serge Maggiani qui interprète Otto, le magicien, de façon plus intériorisée que spectaculaire et gardant sa part de mystère ; et Valérie Dashwood Calogero femme, passant d’une élégante robe de soirée à un imperméable mastic et portant une petite valise (costumes Fanny Brouste) ; mais chaque acteur/actrice ajoute un peu de son grain de sel et de son huile sur le feu pour tendre vers un feu d’artifice, celui du retour de l’absent tant attendu, qui, chez Eduardo De Filippo, n’est qu’un pétard mouillé.

La Grande Magie est une pièce assez peu montée. Deux mises en scène ont fait date : celle de Giorgio Strehler au Piccolo Teatro de Milan en 1984, il la répétait au moment où Eduardo De Filipo disparaissait, et l’avait reprise en 1987 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, qu’il dirigeait ; celle du metteur en scène britannique Dan Jemmett, à la Comédie-Française, en 2009. Cette illusion permanente crée le trouble, piégeant aussi le spectateur entre fiction et réalité, mais ici, faute d’espace peut-être, la magie n’opère pas toujours et l’illusion reste incertaine.

Brigitte Rémer, le 2 janvier 2023

Avec la troupe du Théâtre de la Ville, Serge Maggiani, Valérie Dashwood, Marie-France Alvarez, Céline Carrère, JaurIs Casanova, Sandra Faure, Sarah Karbasnikoff, Stéphane Krähenbühl, Gérard Maillet, Isis Ravel, Pascal Vuillemot – scénographie Yves Collet, Emmanuel Demarcy-Mota – lumières Christophe Lemaire, Yves Collet – costumes Fanny Brouste – musique Arman Méliès, vidéo Renaud Rubiano – conseiller magie Hugues Protat – assistants à la mise en scène Julie Peigné, Christophe Lemaire – son Flavien Gaudon – maquillages et coiffures Catherine Nicolas – accessoires Erik Jourdil

Du 7 au 23 décembre 2022 et du 3 au 8 janvier 2023, 20h, dimanche 15h, au Théâtre de la Ville – Espace Cardin – Site : theatredelaville-paris.com