La Distance

Texte et mise en scène Tiago Rodrigues (Portugal-France) – traduction en français Thomas Resendes, en anglais, Daniel Hahn, spectacle présenté en français, surtitré en anglais – avec Alison Dechamps et Adama Diop – création Festival d’Avignon 2025, à L’Autre Scène du Grand-Avignon / Vedène.

© Christophe Raynaud de Lage

La distance est kilométrique puisque l’un est sur terre et l’autre sur Mars, elle est aussi l’espace-temps entre deux générations, un père, Ali, médecin et sa fille, Amina, elle est celle d’un autre regard sur le monde et sur la vie, un angle de vue différent, vu du haut vu du bas. C’est un conte parfaitement cruel, une dystopie.

L’homme (Adama Diop) est sur scène quand le public s’installe, veste et pantalon bruns, cravate, il semble lointain, perdu dans ses pensées, il touche l’écorce de l’arbre tombé au sol et entremêlé à un autre, d’un bois différent, au sol de même, en fait une belle sculpture. Une musique lointaine nous parvient, percussions feutrées, harmonica, bâton de pluie. Un vinyle tourne sur son électrophone, il l’écoute puis le range.

© Christophe Raynaud de Lage

Ali dicte un message, en réponse à celui qu’il a reçu de sa fille (Alison Dechamps) après un long temps de silence et qui évoque une traversée. Elle dit avoir décidé de son grand voyage, sûre de construire ailleurs, une vie meilleure. Elle est en route. On est en 2077, Mars attire les utopistes et là-bas l’herbe est plus verte. Au début l’homme n’y croit pas, il croit connaître sa fille. La seule consigne qu’il ait reçue d’elle pour la contacter est d’envoyer des messages, selon une procédure très balisée et contrainte. Alors il se pose mille questions et se demande pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi cette décision de partir, sans le prévenir et sans un adieu.

Il lance une première bouteille à la mer, son premier message, pour vérifier ses intentions et comprendre où elle se trouve réellement. Une anecdote de l’enfance lui revient quand elle avait sept ans et il la lui raconte, une séquence de vacances à la mer qui aurait pu mal tourner, où elle avait pris des risques d’une manière inconséquente dans un geste qui pourrait s’apparenter à un suicide. Lui avait été submergé par l’idée de la perdre, il se souvient de sa grande détermination. « Je t’aime. Prends soin de toi » conclut-il. Fin du message.

© Christophe Raynaud de Lage

La pièce repose sur ces envois de messages, allers-retours entre père et fille. La structure scénographique tourne, de sorte que la jeune femme habillée d’une tunique blanche bordée d’une grande bande or (Alison Dechamps) apparaît de l’autre côté, naturellement, sans aucune illustration ni fioriture, c’est très bien réalisé (scénographie de Fernando Ribeiro). Amina est incarnée, on la croit proche, elle est sur Mars et regarde la terre qui paraît bien petite à travers un globe de verre transparent. Elle décrit sa vie quotidienne, son nouveau cadre de vie qui ressemble à une sorte d’embrigadement sectaire, elle évoque la masse musculaire perdue sur mars, la nourriture, la manière de respirer, les travaux qu’elle exécute. Elle parle d’égalitarisme, de protocoles à respecter, de règles strictes et d’un bruit continu. Lui accuse le coup, pleure, hurle comme un loup meurtri et ne vit qu’au rythme des nouvelles qu’il reçoit.

L’envoi des messages s’accélère et décélère selon le contenu de la discussion. « Salut papa ! » Elle poursuit sur son quotidien, il plonge dans les photos et les souvenirs, cherche à la raccrocher à la vie, la vraie vie pour qu’elle fasse machine arrière et décide de rentrer. « Chère Amina… » Il lui parle des études à Sidney qu’elle avait entreprises, de la plage des sables rouges remplie de méduses, plus tard de son cheval Mistral, qui s’était emballé. « « Sur les photos, ton regard était au-delà… » Il use de beaucoup de diplomatie, comme il le peut, pour conserver ce fragile lien entre eux. Elle rassure son père mais son choix est sans retour, et si elle reconnaît que le milieu où elle vit est hostile, elle confirme qu’il correspond à son choix. « Ici nous voulons construire avec de nouvelles pierres » dit-elle.

© Christophe Raynaud de Lage

Ali parle du quatrième effondrement sur terre, Amina de son choix de faire partie de ces oubliantes, comme on les nomme là-bas. Au bout d’un certain nombre de jours sa mémoire s’effacera. On ne parle pas d’ordinateurs mais d’humains. Il reste 320 jours avant la conjonction. La dramaturgie suit le compte à rebours des jours qui restent jusqu’à ce moment où ils devront se quitter, se dire adieu, pour toujours. Les « Salut papa ! » succèdent aux réponses « Mon soleil prend soin de toi ! » Il tente de lui écrire une lettre, qui pose beaucoup de questions et structure son discours, il la lui lit. Les questions portent principalement sur les étapes du protocole d’oubli, phénomène irréversible. « Tu vas m’oublier aussi ? » demande-t-il. « Je t’aime, papa ! »  Il lui fait écouter le vinyle et tous deux se mettent à danser, dans une correspondance de gestes d’une planète à l’autre, mouvements émouvants portés par le plateau tournant qui n’ira qu’en accélérant, comme le temps. Le père tente d’inventer tout ce qu’il peut, espérant jusqu’au bout lui donner l’envie de faire marche arrière et de rentrer. « Les arbres ne te manquent pas ? »

La cruauté va crescendo quand Amina apprend à son père qu’elle est « en train d’inventer une vie » par une relation qui lui a été déléguée. Décomposé, il lance « c’est de la folie ! »  Puis elle fait silence un moment sans donner de nouvelles. Le compte à rebours se poursuit, 66, 65, 62 jours… Il lui fait entendre la chanson préférée de sa mère, dans sa langue. Amina pose alors la question qui la taraude : « Où est ma mère ? » L’homme raconte. La mère est morte il y a douze ans, au début du second effondrement. On vivait dans son pays. La marée l’a emportée. Père et fille échangent sur ce dont elle ne se souvient déjà plus. Le dispositif scénique tourne de plus en plus vite et tout s’emballe ils font face à une sorte de big band jusqu’à ce qu’elle le regarde sans le reconnaître : « Qui êtes-vous ? » lance-t-elle. La cruauté est à son comble. Ali hurle à l’attention de sa fille : « Je veux te voir ! » La lumière devient jaune. Les notes du saxophone enflent. Elle est étendue au sol. Lui est seul.

© Christophe Raynaud de Lage

Il lit le début d’une lettre dont elle n’aura jamais connaissance : « Début du message… C’est notre dernier message… » Il raconte l’oubli, la grande distance, il la félicite pour le monde meilleur auquel elle croit et dans lequel elle est partie. « Oui ton absence me fait souffrir. Adieu, mon soleil ! » Fin de message. Il pleure et met sa chanson préférée, ramasse une à un les photos de sa fille, qui l’ont aidé à vivre. Le dispositif tourne lentement. La tunique d’Amina est accrochée à une branche. La dernière image la montre assise en haut d’un rocher partie du dispositif comme si elle chevauchait Mistral, son cheval, pour une destination inconnue. Lui est assis et tout s’immobilise.

La Distance, est un texte d’une grande force et parfaite cruauté, le travail des acteurs y est juste et précis : une jeune femme radieuse dans la nouvelle vie qu’elle se construit, sous liberté surveillée, frôlant l’absurde – Alison Dechamps, avec beaucoup de naturel – un père de grande sensibilité dans son désarroi, émouvant dans les signes de la mémoire qu’il met en marche proportionnellement inverses à ceux qu’émet sa fille, qui se démet des siens – Adama Diop, magnifiquement -. Tous deux nous tiennent en haleine et émotion. Avec ce spectacle, Tiago Rodrigues offre une superbe métaphore de la vie et de la mort, de l’espoir d’une autre vie et de l’ailleurs, des illusions et de la réalité, des relations entre père et fille, de l’absence. Comme dans ses spectacles précédents, l’acteur-metteur en scène, directeur du Festival d’Avignon interroge le monde où il dessine des lignes tremblées qu’il propose d’emprunter. Du théâtre, il donne sa définition : « Je pense avant tout que le théâtre est aussi vrai que nous respirons. Personne n’a décidé de la fonction de la respiration ! Le théâtre fait partie de l’aventure humaine comme le silence ou la capacité d’être touché par le vol d’un oiseau. Sa particularité, c’est qu’une fois la représentation terminée, nous passons rapidement de la poésie à la réalité. » Alors, gardons la poésie ! Fin de message.

Brigitte Rémer, le 29 juillet 2025

Avec : Alison Dechamps, Adama Diop – sénographie Fernando Ribeiro – costumes José António Tenente – lumière Rui Monteiro – musique Pedro Costa – collaboration artistique Sophie Bricaire – assistanat à la mise en scène André Pato. Production Festival d’Avignon – coproduction Teatro stabile di Napoli Teatro Nazionale (Naples), Onassis Stegi (Athènes), La Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale, Divadlo International Theatre Festival, Le Volcan Scène nationale du Havre, Teatre Lliure (Barcelone), Centro Dramatico Nacional (Madrid), Malakoff scène nationale Théâtre 71, Culturgest (Lisbonne), De Singel (Anvers), Équinoxe Scène nationale de Châteauroux, Points communs Nouvelle Scène nationale de Cergy-Pontoise / Val d’Oise, Piccolo Teatro di Milano Teatro d’Europa (Milan), Maillon Théâtre de Strasbourg Scène européenne, NTCH Taiwan National Theatre and Concert Hall, Les Célestins Théâtre de Lyon, Théâtre du Bois de l’Aune (Aix-en-Provence), Théâtre de Grasse Scène conventionnée d’intérêt national Art & Création, Scènes et Cinés Scène conventionnée d’intérêt national Art en territoire (Istres), Le Bateau Feu Scène nationale de Dunkerque, Plovdiv Drama Theater, Malta Festival (Poznan), Espace 1789 (Saint-Ouen) Avec le soutien du dispositif d’insertion de l’Ecole du TNB – Théâtre National de Bretagne et pour la 79e édition du Festival d’Avignon : Spedidam -Production déléguée du Festival d’Avignon – Résidence La FabricA du Festival d’Avignon

© Christophe Raynaud de Lage

Du 7 au 8 juillet, du 11 ai 16 juillet, du 18 au 23 juillet, les 25 et 26 juillet 2025, à 12h, L’Autre Scène du Grand-Avignon / Vedène – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

En tournée : 10 et 11 septembre 2025, Divadlo International Theatre Festival, Pilsner (Tchéquie) – 17 et 18 septembre 2025, Plovdiv Drama Theatre, Plovdiv (Bulgarie) – 3 octobre 2025, Malakoff Scène nationale / Théâtre 71, Malakoff (France) – 10 et 11 octobre 2025, De Singel, Anvers (Belgique) – 15 au 17 octobre 2025, Le Maillon Théâtre de Strasbourg/Scène européenne, Strasbourg (France) – 22 au 24 octobre 2025, Teatro stabile di Napoli, Naples (Italie) – 5 au 7 novembre 2025, La Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale (France) – 13 au 23 novembre 2025, Théâtre Vidy, Lausanne (Suisse) – 26 et 27 novembre 2025, MC2, Grenoble (France) – 1er décembre 2025, Équinoxe / Scène nationale de Châteauroux (France) – 15 au 18 janvier 2026,  Centro Dramatico Nacional, Madrid (Espagne) – 21au 25 janvier 2026, Teatre Lliure, Barcelona (Espagne) – 29 et 30 janvier 2026, Le Bateau Feu / Scène nationale de Dunkerque (France) – 3 et 4 février 2026, Le Volcan/ scène nationale du Havre (France) – 7au10 mai 2026, Onassis Stegi, Athènes (Grèce) – 15 et 16 mai 2026, Piccolo Teatro di Milano/Teatro d’Europa, Milan (Italie) – 21 et 22 mai 2026, Théâtre de Grasse, Scène conventionnée d’intérêt national Art et Création, Grasse (France) – 27 et 28 mai 2026, Scènes et Cinés/Scène conventionnée d’intérêt national Art en territoire, Istres (France) – 2 et 3 juin 2026,  Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence (France).