La Collection

© Gwendal le Flem

Texte Harold Pinter – traduction et adaptation Olivier Cadiot – mise en scène Ludovic Lagarde – au Théâtre des Bouffes du Nord.

Très vite nous sommes sur des sables mouvants. Deux salons se font face et l’on regarde comme à travers la vitre les personnages, glisser lentement dans leurs fantasmes, leurs croyances, leurs mensonges et leurs vérités et jouer simultanément la même histoire. James et Stella côté jardin, (Laurent Poitreneaux et Valérie Dashwood) mariés depuis deux ans, habitent à Chelsea, quartier des artistes, à Londres, un énorme canapé blanc pour emblème. Créatrice de mode, Stella est âgée d’une trentaine d’années. Côté cour Bill, styliste lui aussi, habite chez Harry, (Micha Lescot et Mathieu Amalric) dans un autre quartier, huppé, de Londres, Belgravia ; rapports feutrés et singuliers, apparente hiérarchie entre les deux hommes, deux fauteuils, thé et alcools pour emblème. La porte d’entrée de leur appartement est le personnage principal de la pièce et le téléphone, une figure totem dans chacun des espaces. Et si Pinter démultiplie les trousseaux de clés, autant que les allées et venues de ses héros qui apparaissent et disparaissent jusqu’à nous perdre, il ne donne aucune clé réelle de ses personnages.

D’une intimité à l’autre, chez James le doute s’installe. Il croit comprendre que Stella aurait passé la nuit avec Bill lors d’un déplacement professionnel à Leeds, et mène l’enquête. Il veut rencontrer l’homme et se transforme en Sherlock Holmes, baroque et oppressant. Rien n’est dit mais tout se révèle petit à petit, au sens chimique du terme quand le révélateur laisse apparaître l’image. Au-delà de l’investigation menée par James, c’est la partie d’échecs jouée avec raffinement par chaque personnage et l’atmosphère d’échanges mi-courtois mi-pervers, qui priment dans ce jeu de masques. Pinter n’en dit jamais trop, l’énigme est opaque. Au spectateur de raccorder les fils des récits contradictoires et de faire le tri de ses réponses aléatoires, dans sa collection d’impressions.

Grand dramaturge britannique, auteur de plus de trente pièces, Harold Pinter écrit La Collection en 1961. Elle est montée l’année suivante par Peter Hall et la Royal Shakespeare Company à L’Aldwych Theatre de Londres. Passeur de l’œuvre de Pinter en France, Claude Régy la met en scène en 1965 au Théâtre Hébertot, ainsi que L’Amant, pièce en un acte, dans une superbe distribution – Michel Bouquet, Bernard Fresson, Jean Rochefort, Delphine Seyrig –. Quelques années plus tard il montera Le Retour, puis L’Anniversaire. Il y a de la provocation dans l’œuvre de Pinter, Prix Nobel de littérature en 2005, de l’éloquence, de l’absurde et de la poésie, et derrière les mots apparemment légers une profondeur noire, de la solitude, une intensité de vie et de mystère.

La lecture scénique proposée par Ludovic Lagarde – qui tisse soupçon, confiance et vérité – apporte un magnétisme fou et une fascination certaine dans ce labyrinthe, réglé avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie. Derrière des intérieurs bourgeoisement banals et fort bien éclairés (scénographie Antoine Vasseur, lumière Sébastien Michaud) se dessinent des failles et des naufrages, donnant au spectateur balloté entre rêve et réalité, le vertige du bord du vide. Depuis vingt-cinq ans le metteur en scène – qui a dirigé la Comédie de Reims de 2009 à 2018 – monte des opéras et développe ses talents à travers une multiplicité d’auteurs, entre autres Büchner et Shakespeare, Koltès et Molière ainsi que l’œuvre d’Olivier Cadiot qui est ici traducteur et adaptateur.

Entre le ludique et l’inquiétude, le texte est porté par quatre acteurs exceptionnels et diaboliques qui jouent et déjouent ces touches de texte avec une sérénité déconcertante passant des accents aigus aux graves, comme on décline au piano des nocturnes. Sous l’apparence de leurs banales conversations, leur étrangeté et leur cynisme font tanguer le sol qui se dérobe en permanence sous nos pieds. Un magnifique travail !

Brigitte Rémer, le 25 mars 2019

Avec : Mathieu Amalric, Valérie Dashwood, Micha Lescot, Laurent Poitrenaux. Dramaturgie Sophie Engel – lumière Sébastien Michaud – scénographie Antoine Vasseur – collaboration à la scénographie Éric Delpla – costumes Marie La Rocca – maquillages, perruques et masques Cécile Kretschmar – son David Bichindaritz – vidéo Jérôme Tuncer – assistante à la mise en scène Céline Gaudier – assistante à la traduction Sophie McKeown – assistante costumes Peggy Sturm – couturière Armelle Lucas – assistante maquillages, perruques et masques Mityl Brimeur – stagiaire à la mise en scène Lisa Pairault – régie générale François Aubry – régie plateau Éric Becdelièvre – régie lumière Sylvain Brossard, Grégoire Boucheron – habillage Florence Messé, Alice François – construction du décor Atelier du Grand T, Nantes. Le texte est publié aux éditions de l’Arche.

Du jeudi 7 au samedi 23 mars 2019 – Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de la Chapelle. 75010. Paris – métro La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – Site : www. bouffesdunord.com