Texte de Bertolt Brecht, traduction française Pierre Vesperini – mise en scène Julie Duclos, Compagnie In-Quarto – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Paris 6e.
La pièce est écrite entre 1935 et 1938, en pleine période de la montée du fascisme. Elle montre la mécanique totalitariste rampante et qui ronge le quotidien des gens ordinaires, toutes classes sociales confondues.
Pas de violence sur scène si ce n’est morale : la suspicion, la peur face à la répression, la dissolution de toute pensée critique, l’appauvrissement économique et psychologique, le basculement des consciences, sont le pain quotidien de l’époque. On est en Allemagne, années 30, Bertolt Brecht dramaturge, metteur en scène, poète et critique théâtral né en 1898 a déjà écrit Baal, à partir de 1918, héros asocial et marginal, et reçu le Prix Kleist pour sa pièce, en 1922.
L’auteur a fui le pays en février 1933 avec Hélène Weigel son épouse, actrice. Ses livres sont brûlés en autodafé. Pendant quelques mois le couple parcourt l’Europe avant de se poser au Danemark. En 1935 le régime nazi déchoit Brecht de sa nationalité allemande, il reprend son errance forcée en 1939, s’installe en Suède puis en Finlande avant de s’embarquer pour la Californie en 1941, où il résidera avant d’en être chassé par le maccarthysme, en 1947. Son retour en Europe passe par la Suisse avant qu’il ne puisse rejoindre la République Démocratique d’Allemagne où il fonde en 1948 avec Hélène Weigel le Berliner Ensemble, et où il reste jusqu’à sa mort, en 1956.
Julie Duclos qui signe la mise en scène, a aménagé l’ordre des scènes et reconstruit treize tableaux à partir des vingt-quatre écrits par Brecht. Les lieux et les années s’affichent sur un écran. Le plateau est bordé, côté jardin, de la façade d’un bâtiment industriel aux fenêtres réfléchissantes. On pénètre dans une grande cuisine où l’office se trouve au fond, du côté cour et, qui plus tard rejoindra l’élégante bâtisse et dessinera d’autres espaces – un appartement bourgeois, un tribunal, une usine etc. entre réalisme, symbolisme et métaphysique, gommant les frontières entre l’extérieur et l’intérieur. La scénographie, belle et astucieuse, libère les espaces, elle est signée Matthieu Sampeur, les lumières sont de Dominique Bruguière. Tout tend vers l’épure pour laisser l’espace aux acteurs.
La première séquence, La Croix de craie, nous mène à Berlin, 1933. Une grande table pas encore débarrassée après un repas, recouverte d’une nappe blanche. Une discussion qui s’engage entre deux jeunes femmes, Minna la cuisinière, Anna la femme de chambre, et Théo, le SA qui arrive et s’attable, et à qui l’on fait des courbettes. Anna, son amoureuse depuis quatre ans, court lui acheter une bière. Une joute oratoire s’engage entre le frère de la cuisinière, électricien venu apporter des ampoules et qui découvre être marqué d’une croix blanche dans le dos, et le SA qui de plus s’accroche avec Anna, pour des histoires d’argent. À peine rassurée du changement d’attitude de son héros, Anna lance à Minna : « Pouvez-vous aller voir votre frère pour l’avertir de faire bien attention à lui ? »
On se trouve ensuite à Breslau, 1933, dans un appartement petit-bourgeois où un couple semble aux aguets et se terre, quand il entend tambouriner à la porte voisine et emmener la famille y résidant. C’est l’heure de la soupe et de la délation. « Pourquoi tu vas pas au poste dire qu’ils ont reçu personne samedi dernier ? » apostrophe la femme. Augsbourg 1934. Trouver le droit. Dans le cabinet d’un juge, l’inspecteur raconte une version trouble de l’attaque d’une bijouterie dont l’audience est imminente. « D’après le dossier, je déduis que le magasin où s’est produit l’incident, la bijouterie Arndt, est un magasin juif. » La pression qui s’exerce sur le juge lui fait lâcher prise. Les images qui se reflètent dans les vitres sont lourdes de sens sur la duplicité de chacun. Septembre 1935, c’est le soir, La Femme juive, Judith, infirmière, fait ses bagages et passe ses coups de fil pour dire adieu à ses amis, puis elle répète le discours qu’elle compte tenir à son mari, Fritz, médecin, qui a commencé à avoir des ennuis, jusqu’à ce qu’il apparaisse. « Ils ne t’enverront pas dans un camp, mais demain, ou après-demain, tu n’auras plus le droit d’entrer dans la clinique… Je ne veux pas t’entendre un jour me dire que je dois partir… » lui dit-elle en guise d’adieu.
Les tableaux se poursuivent, dans la violence de la sphère privée, tous plus cruels les uns que les autres et qui montrent la lâcheté et le terrain meuble dans lequel la société s’est engouffrée. Ainsi Le mouchard cet enfant d’une dizaine d’années engagé dans les Jeunesses hitlériennes comme il se doit, dont les parents se méfient à l’extrême, au point de n’être plus eux-mêmes ; Le Sermon sur la montagne où le mourant, modeste pêcheur, interroge le Pasteur sur la vie d’après, devant sa femme et son fils SA ; Celui qu’on a relâché d’un camp, à Berlin, 1936 et qui de ce fait devient suspect, suscitant la méfiance de M. et Mme Mahn, anciennement ses amis, à qui il propose une simple promenade sur Alexanderplatz ; Karlsruhe 1937, le Secours d’hiver offert par le Führer via les SA à une vieille femme et sa fille, mais qui viennent en fait arrêter la jeune femme ; les Physisiens, 1935 et leurs erreurs de raisonnement qui les mettent en danger ; Aichach 1937, le Paysan nourrit la truie, de nuit, avec sa femme dans la cour d’une ferme pendant que ses enfants font le gué, images vidéo à l’appui ; Chemnitz, 1937, Le mot d’ordre en plusieurs strophes à connaître par cœur, au sein du local des Jeunesses hitlériennes. Il y a aussi Le Combattant de la première heure, à Calw, 1938, le père Lettner, boucher, qui pour cacher la pénurie, se pend dans sa boutique en laissant son lourd message : « J’ai voté Hitler. » La politique de l’emploi, Spandau, 1937 où une jeune femme reçoit une lettre lui annonçant la mort de son frère, pilote, un accident déguisé, et qui en perd la raison.
Julie Duclos est artiste associée au Théâtre national de Bretagne aux côtés d’Arthur Nauzyciel après l’avoir été à la Colline puis à l’Odéon auprès de Stéphane Braunschweig. On se souvient, entre autres, de son magnifique Pelléas et Mélisande présenté en 2019 au Festival d’Avignon et repris à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (cf. notre article du 4 mars 2020). La metteure en scène mobilise ici un important travail dramaturgique pour la construction du spectacle où les tableaux s’enchaînent dans une relative fluidité, l’écriture alternant entre de très courtes scènes et d’autres, plus longues. Elle montre les effets du fascisme à travers le quotidien de ces gens ordinaires, qui en sont parfois ridicules, au moment de l’accession d’Hitler au pouvoir. La mise en scène est sobre et repose sur le jeu des acteurs, finement dirigés, chacun jouant plusieurs rôles et laissant transpirer la défiance et la peur, parfois la pauvreté, dans tous les sens du terme. On en sort assez sonnés quand on sait que l’extrême droite guette au coin du bois et que l’Histoire pourrait bien se répéter. Bertolt Brecht déjà nous mettait en garde : « Après la chute de ce Reich, Grand-peur et misère du IIIe Reich ne sera plus un acte d’accusation, mais il sera peut-être, encore, un avertissement. »
Brigitte Rémer, le 31janvier 2025
Avec : Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen, et, en alternance, les enfants Mélya Bakadal, Salomé Botrel, Eliott Guyot, Julien Peterson, Philaé Mercoyrol Ribes, Raphaël Takam. Scénographie Matthieu Sampeur – lumières Dominique Bruguière – vidéo Quentin Vigier – son Samuel Chabert – costumes Caroline Tavernier – assistanat à la mise en scène Antoine Hirel – assistanat à la lumière Émilie Fau – régie générale Sébastien Mathé – régie plateau David Thébault – production L’In-quatro – Le texte est publié aux éditions de L’Arche/scène ouverte.
Du 11 janvier au 7 février 2025, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006. Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h – site : www.theatre-odeon.eu – tél. : 01 44 85 40 40. En tournée : Théâtre National Populaire, Villeurbanne, du 13 au 22 février -Théâtre du Nord, Lille, du 27 février au 2 mars – en projet, saison 2025-2026 : Les Gémeaux, Sceaux – Comédie de Caen/CDN de Normandie – Théâtre National de Nice.