Fraternité, conte fantastique

© Christophe Raynaud de Lage

Texte Caroline Guiela Nguyen avec l’ensemble de l’équipe artistique – mise en scène Caroline Guiela Nguyen, artiste associée au Théâtre de l’Odéon – compagnie Les Hommes Approximatifs – aux Ateliers Berthier/Odéon Théâtre de l’Europe.

Créé l’été dernier au Festival d’Avignon, Fraternité, conte fantastique est un récit de science-fiction qui parle des absents. Une grande éclipse a anéanti la moitié de la population, les survivants cherchent à entrer en communication avec ceux qu’ils aiment et dont ils espèrent le retour lors d’une prochaine éclipse.

Ils sont douze, de tous âges, à fréquenter le Centre de Soin et de Consolation pour survivre au quotidien et tenter de se réparer. Rachel y assure la recherche scientifique et officie comme agent de la Nasa. Reliée au cosmos, elle en suit sur écran le mouvement. Une cabine a été conçue, permettant à chacun d’envoyer à ses chers disparus des messages audios et vidéos dans l’espace. Après chaque intervention, la vitesse des battements du cœur de celui qui vient de s’exprimer est vérifiée.

Le premier, Seb, entre dans la cabine, pour s’adresser à sa femme. Il n’ose plus même regarder Alice, sa fille, qui ressemble tant à sa mère. L’une, explique le protocole : bienvenue dans la cabine ! Réglez la hauteur de votre siège. Déclinez votre nom, prénom et l’identité de celui ou celle auquel vous vous adressez. Donnez votre message – la durée n’excède pas une minute et demi – puis indiquez, je garde ou j’efface.

Le chagrin n’a pas de pays et chacun s’exprime ici dans sa langue : arabe, bambara, tamoul, vietnamien, anglais, français. L’arabe est traduit en consécutif, sur scène, et l’anglais surtitré ; Treize acteurs venant d’horizons différents, certains professionnels d’autres non, se croisent dans la même souffrance et tous guettent dans un immense espoir, la prochaine éclipse. Quand elle arrive, elle ne rend pas les disparus et le désespoir grandit. Candice, Ceylan, Sarah, Ismène, Habib, Sam, Leïla et les autres sont en synergie et en fraternité, malgré la douleur ils essaient de s’accrocher à l’espérance. Il y a celui qui attend son épouse à en perdre la raison, celui qui parle à son fils puis à son épouse, celle qui espère désespérément sa fille, une autre son frère, il y a celle qui chante le rap dans la cabine, celui qui n’en peut plus, celle qui craque. Dans la cabine se perdent les repères et se joue l’insupportable douleur de l’apostrophe à celle ou celui qui n’est plus, apostrophe qui reste sans réponse. « Ça fait 5 ans, 60 mois, 1865 jours que j’attends, que je suis dans le noir, que ma famille me manque. Et qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? Vous allez faire des plannings ? Des groupes de parole sur l’attente ? Sur l’amour ? Vous allez demander aux gens de laisser un millième message dans cette putain de cabine ?… J’ai mal, je souffre, et je vais vous dire une chose terrible, qui me détruit le cœur… mais notre vie d’avant a disparu, elle ne reviendra jamais et rien, vous m’entendez, rien, ne me consolera jamais de ça. »

Plus cruelle encore est la seconde partie de ce récit d’anticipation. La Nasa ayant perfectionné son système, il est possible et même conseillé afin de ne plus souffrir, d’effacer sa propre mémoire. Ce nouveau protocole proposé demande tout d’abord d’écrire trois de ses souvenirs sur une feuille, qui seront les seuls vestiges du passé. Pour ceux qui acceptent de se brancher et donnent ordre, de manière plus ou moins vacillante, à la machine, la mémoire s’efface en trois temps, aussi vite que s’efface un document sur ordinateur. Mémoire supprimée ! Tous, même les plus réticents, finissent par accepter. Il y a un certain flou autour du mouvement final car 125 ans ont passé et lors d’une seconde éclipse les choses ont bougé.

Ce spectacle est un choc. Comment ne pas être en empathie avec les acteurs et leurs disparus. La catharsis opère à plein et chaque spectateur a tôt fait de s’identifier quand le spectacle parle de l’insupportable absence. L’authenticité des acteurs et leur combat magnifiquement porté avec naturel et humanité est guidé par le geste de la metteuse en scène. Caroline Guiela Nguyen dose savamment le rapport entre la générosité des acteurs professionnels et la spontanéité des non-professionnels qui se fondent en une même démarche, celle d’inverser l’insupportable pour continuer à vivre. Il faudrait tous les citer et ils le sont ci-dessous. Une note particulière pour un espace dramatique particulier, le chanteur lyrique martiniquais, Alix Pétris, qui ponctue le spectacle comme une âme morte.

Caroline Guiela Nguyen a beaucoup d’audace pour affronter un tel sujet qu’elle n’obscurcit pas et traite sans détours. Comme dans Saïgon précédemment, elle invente un lieu et en fonction des improvisations nourries de la diversité des expériences et des géographies, construit le texte. Pour Fraternité, un conte fantastique elle a observé les centres sociaux, l’écriture au plateau qu’elle provoque et réalise avec les acteurs puise autant dans la fiction que dans le réel. Son théâtre est d’action, construit à la manière d’un film, avec séquences et découpage. C’est d’ailleurs un film qu’elle s’apprête à présenter, tourné avec les détenus de la Centrale d’Arles. Son univers singulier, porté par des thèmes comme aujourd’hui l’éloignement et l’absence, et sa démarche artistique affirmée, trouvent un écho dans nos vies, personnelle et collective.

Brigitte Rémer, le 4 octobre 2021

Avec : Dan Artus, Saadi Bahri, Boutaïna El Fekkak, Hoonaz Ghojallu, Maïmouna Keita, Nanii, Elios Noël, Alix Petris, Saaphyra, Vasanth Selvam, Anh Tran Nghia, Hiep Tran Nghia, Mahia Zrouki – collaboration artistique Claire Calvi – scénographie Alice Duchange – costumes Benjamin Moreau – lumière Jérémie Papin – réalisation sonore et musicale Antoine Richard – vidéo Jérémie Scheidler – dramaturgie Hugo Soubise, Manon Worms – musiques originales Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard – surtitrage Panthéa.

 Du 18 septembre au 17 octobre 2021, mardi au samedi à 20h, dimanche à 15h, relâche exceptionnelle les 28 septembre et 12 octobre – Ateliers Berthier, 1 rue André Suares, 75017. Métro Porte de Clichy – tél. : +33 1 44 85 40 40 – Site www.theatre-odeon.eu.