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Chroniques d’une ville qu’on croit connaître – Braveheart

Publication de deux pièces de l’auteur syrien Wael Kadour : Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Braveheart traduit par Simon Dubois, aux éditions L’Espace d’un instant/maison d’Europe et d’Orient.

1ère de couverture

Auteur, dramaturge et metteur en scène, Wael Kadour a quitté la Syrie où il est né en 1981, au début de la Révolution de 2011. Diplômé de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Damas en 2006, il part en résidence de dramaturgie au Royal Court Theatre de Londres l’année suivante et monte des projets dans plusieurs pays du Moyen-Orient, notamment en Syrie, Jordanie et au Liban. C’est en Jordanie où il reste quatre ans qu’il conçoit ses Chroniques d’une ville qu’on croit connaître et où il monte des pièces de Samuel Beckett, Edward Albee, Caryl Churchill, Saadallah Wannous, Mudar Al Haggi. Il s’installe en France en 2016. De là il part en résidence à Berlin en 2017, au Sundance Institute of Playwrights, puis au Lark Theatre Lab de New York en 2018. Il co-signe la mise en scène de sa pièce, Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, avec Mohamad Al Rashi en 2019, créée à La Filature-scène nationale de Mulhouse, dans le cadre du festival Les Vagamondes et qu’il a ensuite présentée au Théâtre Jean Vilar de Vitry (cf. notre article du 20 avril 2019). Ensemble, ils avaient auparavant mis en scène une autre de ses pièces, Les petites chambres, créée à Beyrouth et Amman en 2014 et éditée en arabe et en français par Elyzad, dans une traduction de Wissam Arbache et Hala Omran.

4ème de couverture

En 2021, Wael Kadour reçoit le soutien de Ibsen Scope Fondation en Norvège pour écrire et produire la pièce Up-There, basée sur les témoignages d’anciennes détenues politiques ayant monté La Dame de la mer de Henrik Ibsen, à la prison pour femmes de Douma (Syrie) en 1991. En 2024, avec Mohamad Al Rashi et en partenariat avec l’association Perseïden, il amorce la mise en scène de son texte Bravehear, second texte de l’ouvrage édité par L’Espace d’un instant. Publiées dans plusieurs langues – en arabe, anglais, français, italien – ses pièces sont mises en scène par des metteurs en scène de différents pays – dont le Liban, l’Italie, l’Allemagne, l’Égypte où Hassan El-Geretly, directeur du théâtre El-Warsha, l’a présentée. Wael Kadour est membre de l’atelier des artistes en exil – fondé et dirigé par Judith Depaule – qui fait un magnifique travail d’accueil des artistes réfugiés, exilés, et de présentation de leurs expressions artistiques, dans tous les domaines.

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, pièce pour six personnages, publiée en arabe aux éditions Mamdouh Adwan, à Damas, en 2018 – traduite en français par Nabil Boutros, artiste scénographe et photographe qui vit entre deux langues, l’arabe égyptien et le français, langues qu’il aime à faire passer d’une rive à l’autre – s’appuie sur une histoire réelle, vécue à Damas : le suicide d’une jeune femme, Nour, une nuit de l’été 2011, au début de la révolution. La pièce interroge l’absence, dans un contexte politique en ébullition qui voudrait contredire le manque d’espoir, alors que le pays se met en marche vers plus de démocratie. L’auteur tente de retracer le parcours de la jeune femme et de chercher la source de son désarroi. Roula, qu’elle avait rencontrée et avec qui elle s’était liée, raconte, sa famille s’interroge. L’enquêteur la taraude avec perversité pour une enquête menteuse et truquée, sous pression et chantage. La pièce démonte le système politique, social, économique et religieux, qui règne depuis des décennies, décrit la guerre, pillant l’intimité et montrant la violence morale exercée quotidiennement, tant dans la sphère privée que publique : la verticalité homme/femme, les interdits, le contrôle, l’engagement pour son pays, l’activisme, la dénonciation, les amours défaites, les rapports de classe et les rapports de force dans la société.

Chroniques d’une ville… © Nabil Boutros *

Braveheart/Cœur vaillant, pièce traduite par Simon Dubois – chercheur à l’Institut Français du Proche-Orient, spécialisé dans la jeune production théâtrale syrienne – a remporté le Prix d’écriture dramatique dans la région arabe, attribué par l’Ensemble Theatre Foundation, en 2021. Elle devrait être créée prochainement dans une mise en scène de Wael Kadour et Mohamad Al Rashi. La pièce part, là aussi, d’un événement réel : un avocat syrien, Anwar al-Bunni, vivant à Coblence, en Allemagne, reconnaît un homme qui s’est avéré être un bourreau aux bottes du régime. Wael Kadour s’empare de l’histoire et met en face à face Aline et Mohammad, tous deux Syriens résidant dans une petite ville française inconnue, et interroge l’écriture en exil. Aline tente de mettre en forme des éléments d’écriture et se trouve confrontée à son passé, et au manque d’avenir. Elle est à la recherche de vérité et de justice, et tente de faire face aux réalités du non-retour, dans son pays volé par un despote et qui se désagrège. Aline comprend, petit à petit que l’homme dont elle est tombée amoureuse travaillait en fait dans le renseignement. La pièce nous place dans un entre-deux comme le fait justement remarquer Monica Ruocco – professeure de langue et littérature arabe moderne et contemporaine à l’université de Naples L’Orientale – qui en a écrit la préface, où « pour le dramaturge, Damas est désormais trop lointaine et la France, son nouveau lieu de résidence, n’est pas encore si familière. »

Chroniques d’une ville… © Nabil Boutros *

Les deux pièces de Wael Kadour publiées par L’Espace d’un instant ont été traduites avec le soutien de l’association Perseïden, de la Maison Antoine Vitez et de l’Office national de diffusion artistique et l’ouvrage a été édité avec l’aide du Centre national du livre, en février 2023. Elles nous mènent aux frontières de la réalité et de l’imaginaire et touchent à la mémoire individuelle et collective. À travers ses migrations et ses exils, l’auteur interroge la violence de la guerre et la radicalité, la fracture artistique, le déplacement, l’altérité.

Brigitte Rémer, le 23 juillet 2024

Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, traduit de l’arabe (Syrie) par Nabil Boutros et Braveheart traduit par Simon Dubois, sont publiées aux éditions L’Espace d’un instant, un projet de la Maison d’Europe et d’Orient (Dominique Dolmieu) – site : www.parlatges.org – email : agence@parlatges.org – tél. : +33 (0)9 75 47 27 23 –

*Les photographies de Nabil Boutros ont été prises en 2019 à La Filature-scène nationale de Mulhouse, lors de la création en France de Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, dans une mise en scène co-signée de Wael Kadour et Mohamad Al Rashi.

Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue

Première de couverture

Trafic d’acteurs et d’engins, racontés par Bertrand Dicale et Michel Peraldi. Édition Deuxième Époque. Auteur(e)s : Bertrand Dicale, Michel Peraldi, Cathy Avram, Pierre Berthelot, Sara Vidal.

À travers ce geste éditorial puissant s’inscrit en filigrane toute une époque, politique et sociale, philosophique et artistique. Le ton est donné par la préface de l’ethno-sociologue Michel Peraldi, Jouer, penser sur les décombres. Il s’agit bien des décombres d’un monde qui se défait et des tentatives de réponses qu’apporte Générik Vapeur – compagnie de théâtre de rue fondée en 1983 par Cathy Avram et Pierre Berthelot – dans sa réinvention du quotidien et sa recherche de nouveaux manifestes artistiques.

Le livre est construit en deux parties. Dans la première, Bertrand Dicale, auteur, chroniqueur et documentariste, observateur des artistes et des mouvements artistiques, met en exergue le parcours de ces deux artistes-artisans, les fondations de la compagnie au sens architectural du terme, les idées et concepts qui sous-tendent leur démarche, les réflexions, digressions, évolutions pour ne pas dire révolutions qui deviennent leur marque de fabrique, se précisent, s’affirment et s’affinent au fil du temps.

Cathy Avram, Pierre Berthelot – Archives Générik Vapeur

Ils ont traversé mai 68, sont imprégnés des univers du Bread and Puppet de Peter Schumann, du Grand Magic Circus de Jérôme Savary, de La Fura dels Baus, troupe catalane née avec le retour de la démocratie en Espagne, tous inventeurs de formes poétique, contestataire, sarcastique et empathique avec des publics qui font cercle autour d’eux comme autour du conteur. Avant de se rencontrer, Cathy fait partie de l’aventure du Zéro de conduite – troupe et lieu d’expérimentation créé par Dominique Zay en 1973 et référence au film de Jean Vigo, pamphlet libertaire de 1933 interdit de diffusion pendant plus de douze ans, Pierre est de l’aventure du Royal de luxe fondée en 1979 par Jean-Luc Courcoult.

Bertrand Dicale fait la synthèse de quarante années de création, exercice improbable qui ouvre sur des pans d’expérimentation et de rencontres ayant permis des partenariats multiples, des synergies singulières et des extravagances, des pays et continents traversés. La recherche de multidisciplinarité (théâtre, danse, musique, vidéo, image), les projets sur mesure comme Urbains pour répondre à la demande de certaines villes, sont à la clé de leur imaginaire toujours en mouvement. Une éclosion possible grâce aussi au doublement du budget de la culture par Jack Lang, ministre en 1981 et à la dynamique des acteurs régionaux et locaux, moments et actions de grâce ; la structuration du secteur avec notamment Hors les Murs centre ressources et de promotion des arts de la rue, en 1994, première reconnaissance du secteur par le ministère de la Culture, suivi en 1997 de la création de la Fédération, association professionnelle pour les arts de la rue à Aurillac sont autant de marqueurs qui ont permis de hisser les arts de la rue au même rang que d’autres arts du spectacle – comme théâtre, danse, opéra, musique live, arts de la marionnette et arts du cirque – en tant qu’art majeur.

Monterrey (Mexique) 2008 © P. Berthelot

Installés à Marseille dès 1986, au début et pendant trois ans dans les marges de l’immobilier, avant que la ville ne leur propose de s’installer dans les anciens abattoirs Saint-Louis puis qu’elle ne leur attribue un lieu aux Aygalades, partagé avec d’autres structures, dans l’ancienne huilerie Abeilles, aux portes de Marseille nord et de ses anciens faubourgs industriels. Le récit de Bertrand Dicale met le projecteur sur les différentes formes de spectacles développées en France et à l’international par Générik Vapeur, à partir de la déambulation et de l’utilisation de grosses machines, dans un concept qu’ils nomment « trafic d’acteurs et d’engins. »

Jamais 203 – 2008 © Augustin Le Gall (2)

Cathy Avram et Pierre Berthelot décident en 1983 quand ils se rencontrent de fédérer leurs énergies et leurs désirs, leur lecture du monde et fondent Générik Vapeur. Ils prennent la parole dans la seconde partie du livre intitulée 1983-2023, 40 ans de théâtre de rue : Pierre parle de Millésime ! « Une compagnie a une couleur, une écriture spécifique, un son, une griffe, une odeur, des manies, des obsessions, un vocabulaire, son almanach, ses encyclopédies, ses idoles, ses références… son astrolabe, son sextant, sa boussole, son compas et ses petits cailloux blancs… » Cathy évoque Les Années Lumière « 1983. Nous y étions arrivé.e.s à égalité dans la mixité, en bandes, en groupes, en couples, en troupes, les performances, les actes éphémères, canulars philosophiques, désobéissance civile… Nommer Générik Vapeur Trafic d’acteurs et d’engins c’était inventer le nom puis tout le reste. Piñata géante truffée de savoirs, de sons d’homo sapiens, de passions de toutes sortes, des objets et gestes du petit quotidien… »

Passionnée d’écritures, créatrice et animatrice de Lectures du monde, impliquée dans la vie de l’association à partir de 1989, Sara Vidal prend à son tour la parole avec 40 ans et remonte le temps. Les titres des spectacles et expériences s’égrènent De Duodénum présenté en 1984 au festival Avignon-Off à Délit de sale gueule en 1990 ; de La Petite Reine en 1994 à Kronos Cortège en 1997 ; des Topos de Valladolid, une des résidences de création du spectacle Pass’Partout en 2002 à Opéra Poubelle en 2009 ; de La Photo communale en 2015 dans le cadre d’un projet de territoire à La Marche des clameurs à Marseille, marche-concert avec Alain Damasio et Palo Alto, dans le cadre de la biennale des écritures du réel en 2022.

Bivouac 25+2 – 2021 © Caroline Genis (3)

Une troisième partie Documentaire rappelle, outre la bibliographie, tous ceux et celles qui sont passé(e)s par la troupe, montre quelques maquettes des costumes, énonce le répertoire des spectacles, les partenaires et compagnonnages, et la compagnie telle qu’en elle-même en 2023.

Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue Trafic d’acteurs et d’engins, contient de nombreuses photos et dessins, les témoignages d’artistes qui ont fait un bout de chemin avec eux, c’est un vrai défi que d’avoir reconstitué le puzzle des spectacles et de leurs géographies avec les reprises et les vagabondages, les inspirations et les révélations, les embûches et les combats, les partenariats. Ainsi les différentes versions de Bivouac, Parcours émotionnel pour 102 bidons, 3 musiciens, 15 comédiens dont le concept évolue en permanence avec, pour concept et image de départ le passage, la transhumance, puis la création d’un bestiaire et le développement de toutes les formes du feu, de la lueur à l’incendie présentées dans de nombreuses villes de France – du Carnaval de Nice en 1997 au Familistère de Guise en 2015, et dans de nombreux pays, du Brésil au Liban, de Corée du Sud au Burkina Faso.

40 ans de parcours, dans une énergie folle et beaucoup de courage, une troupe qui invente des mondes, étape après étape, où beaucoup de grands noms du théâtre de rue et de formes artistiques liées aux territoires sont au générique, entre tant d’autres Culture Commune de Chantal Lamarre ; Lieux Publics-Centre national de création des arts de la rue de Michel Crespin, fondateur en 1986 du Festival international de théâtre de rue d’Aurillac ; Ilotopie compagnie aînée crée en 1979 par Bruno Schnebelin avec qui Générik Vapeur parcourt l’Europe tout en développant la compagnie. La base du théâtre de rue repose sur la notion de collectif et rien n’est jamais gagné. « Au commencement, l’association a des contours très nets : Pierre se penche prioritairement sur les scénographies et les engins, Caty sur la musique, le jeu et les costume, le théâtre de rues définissant les personnages, l’écriture se pratiquant à deux, écrit Bertrand Dicale. De là date la signature collective de Générik Vapeur, dont le partage génétique ne sera connu que d’eux seuls ».

« La rue est la pince monseigneur des territoires de l’art… Le théâtre de rue comme un transport en commun » est-il écrit par Générik Vapeur au détour des pages. Autrement dit salutaire et nécessaire. On peut feuilleter l’ouvrage comme un livre d’images, derrière il est une histoire de vies et d’expérimentation des langages artistiques, un récit de société, des utopies, une réalité.

Brigitte Rémer, le 7 juillet 2024

Générik Vapeur, 40 ans de théâtre de rue. Trafic d’acteurs et d’engins. Auteur(e)s : Bertrand Dicale, Michel Peraldi, Cathy Avram, Pierre Berthelot, Sara Vidal. Direction éditoriale de l’ouvrage Claudine Dussollier. Édition Deuxième Époque, collection « Domaines » grand format, 232 pages, format20 x 26 cm, prix : 30 euros. Montpellier, 2023.

Visuels : (1) Générik Vapeur à Monterrey (Mexique), 2008, © Pierre Berthelot – (2) Jamais 203. La folle histoire des arts de la rue avec Karwan. Salon de Provence, 2008 © Augustin Le Gall – (3) Bivouac 25+2 de la compagnie Ex-Nihilo, La Cité des Arts de la rue, Marseille 2021, © Caroline Genis.

Présentation de l’ouvrage : le jeudi 11 Juillet à 16h, Villeneuve-Lez-Avignon (84) librairie de la Chartreuse, en présence de Bertrand Dicale et Claudine Dussollier – le samedi 13 juillet à 18h30, Saint-Armand de Coly (24), en présence de Pierre Berthelot, Caty Avram et Claudine Dussollier – le samedi 10 août à 14h, Libourne (33), en présence de Caty Avram et Pierre Berthelot à la Centrale/Médiathèque Condorcet.

 

Histoire spirituelle de la Danse

De David Wahl, préface d’Angelin Preljocaj – éditions Riveneuve/Archimbaud, collection Pépites – avec un geste graphique de l’artiste France Dumas.

Couverture, dessin France Dumas

C’est un livre malicieux qui se lit d’une traite, quatre-vingt-seize pages, grosse police de caractères, édité dans la collection de livres de poche chez Riveneuve-Archimbaud. L’humour s’y annonce grinçant à en juger le dessin de la première de couverture, réalisé par France Dumas : trois squelettes dansent sur un crâne tout sourire, visiblement une danse macabre. La danse aurait-elle à voir avec la mort ?

Le mot spirituelle du titre, Histoire spirituelle de la Danse dans ses différentes acceptions, reste à définir : ne rien prendre au sérieux ; mieux voir l’essentiel et évoquer ce qui a trait à l’esprit et engage le talent intellectuel et moral ; montrer ce qui est relatif au sacré en se libérant de tout et notamment de soi-même, chaque lecteur en fera sa traduction. David Wahl donne la sienne par une apostrophe Au lecteur : « On raconte qu’il existe deux moyens excellents et éprouvés de connaître la danse. Le premier consiste en la danser. Le second en la contempler. Pour ma part, j’ai dû m’estimer plus malin que tout le monde, car j’ai cru bon de pouvoir la dire… Quant à tenter d’en saisir une dimension spirituelle cela peut sembler encore plus vain. Car assurément, comme le sait tout mystique, le silence seul est capable d’en parler. » Le ton est donné et tout au long de l’ouvrage, l’auteur prend le lecteur par la main.

On entre dans la danse par un épisode significatif et affligeant du rapport entre religion et danse, péché mortel, d’un certain abbé Rochefort qui, à peine arrivé dans sa paroisse sortant frais et moulu de ses études séminaristes, se met à interdire toute danse au village, n’hésitant pas à faire tirer sur la population rebelle. Au fil du temps les interdictions de rapprochement des corps furent multiples. La danse fut d’abord collective avant de se risquer au full contact par la valse, premier scandale hygiéniste. En contradiction avec cet abbé cité ci-dessus, d’autres font valoir que la danse est le langage des cieux. Ora pro nobis !

Et David Wahl se demande sur quoi se fonde cette peur et développe sa thèse et ses références : le corps, motif d’anxiété en Occident ; le trouble de la réincarnation venant de l’Inde ; le corps-prison selon Platon qui dans Gorgias déclare : « Peut-être qu’en vérité notre corps est un tombeau » et plus tard, Plotin qui défend toute reproduction de son visage. L’auteur décline le rapport des philosophes au corps, en tous cas ce qu’ils en disent, avant d’approcher les philosophes chrétiens et on n’est pas déçu du voyage, à commencer par Saint-Bernard prêchant face à ses moines : « Pourquoi la chair se réjouirait-elle… Celui qui vit aujourd’hui demain pourrira. »

Mais les morceaux de choix arrivent avec l’introduction du corps de la femme, dont s’étaient peu souciés les Grecs et les Romains. Odon de Cluny en 932 se charge de leur dissection avec force détails histopathologiques : peau, fluides, sang, viscères. Bref, la femme, coupable de tous les maux des hommes, terrorise. Pour Paracelse, en 1531, « rien n’irrite plus un homme qu’une femme qui danse » et pour Lambert Daneau une vingtaine d’années plus tard, toute femme est une sorcière, et il fait allusion au sabbat des sorcières et à tout ce qui se colporte à ce sujet. Sans oublier ce pauvre paysan égaré, dénonçant la branle satanique à laquelle s’adonnerait sa femme, cette danse de la nuit qui avait terrorisé la ville de Genève en 1544.

Alors, les femmes seraient-elles la seule cause du désarroi des hommes ? pose l’auteur. Il faut se souvenir de Salomé obtenant par sa danse la tête de Jean-Baptiste, ou encore le Bal des ardents où l’élite de la chevalerie française avait péri brûlée vive, au XIVème siècle. Et David Wahl d’analyser que « si la danse de la femme fait apparaître le démon, il semblerait que la danse de l’homme, elle, signalât souvent sa fuite. » Et il fait un détour par la sexualité de l’homme et de la femme, non dénué d’humour, « le sexe a toujours fait rire, c’est un fait bien connu, et le rire nous ramène toujours à la mort. » Puis il montre que « danse et souffrance entretiennent de bien étroites liaisons », en parlant de maladie contagieuse, sorte de danse de Saint-Guy dans l’hystérie collective, et faisant référence aux jeux du cirque et des gladiateurs, premiers arts de la scène. Les condamnés à mort y étaient réellement dévorés par les ours et les premiers chrétiens y tenaient de drôles de rôles.

Le parcours continue et s’intensifie, David Wahl fait un détour par les danses macabres dans les églises, notamment pendant le carême et par les mystiques comme Louise du Néant (!) et ses extases et mère Jeanne des Anges dans ses épisodes de possession, au XVIIème siècle. La convulsion était même devenue spectacle, certaines femmes en faisaient commerce au cours de transes spectaculaires. Pour stopper ces dérives, Louis XIV inventa le métier de danseur par les Lettres du 30 mars 1661 son acte de naissance, et créa l’Académie royale de danse pour former ses propres danseurs d’une part, pour « refonder la danse avec de véritables règles d’écriture et d’exécution » d’autre part. Il créa lui-même un Ballet de la nuit où il paraissait comme un véritable Roi Soleil, d’où son nom. Même Descartes, le philosophe, écrivit en 1648 un ballet, pour son amie la reine Christine de Suède. Voltaire, un siècle plus tard, parle de la danse comme d’un art. « Un art, c’est-à-dire quelque chose que peu font et que beaucoup regardent. » On parle enfin de beauté, d’harmonie et de force vitale. Louis XIV rapprocha aussi la dissection des cadavres humains du théâtre d’anatomie où eurent lieu d’étranges expériences publiques, pour déterminer la frontière entre la vie et la mort.

Le livre se ferme sur l’enfance avec une comparaison entre l’humain et l’animal, « notre enfance étant la plus longue du règne animal » avant d’acquérir la station debout, et confirmant que le corps reçu à la naissance n’est en aucun cas le modèle réduit de notre corps adulte. Par comparaison et en résonance, les travaux de Boris Cyrulnik, font le constat que les enfants sauvages élevés par des louves gardent l’état de quadrupède. « Nous sommes ce que nous avons dansé, et ce que nous dansons encore » conclut David Wahl en faisant l’éloge du pied.

L’air de rien, ce livre est un petit bijou, et si l’on s’exprime à la manière de Riveneuve-Archimbaud, une pépite, du nom de sa collection. Écrivain, comédien et dramaturge, David Wahl fut attaché à plusieurs théâtres dont Le Rond-Point à Paris et Le Quartz de Brest qui lui avait commandé cette Histoire spirituelle de la Danse lors du festival DañsFabrik, en 2015. Il travaille sur l’écriture scénique depuis plus d’une quinzaine d’années, accompagne des metteurs en scène et chorégraphes dans l’élaboration et l’écriture de leurs spectacles et conçoit des expositions. Il côtoie aussi le milieu scientifique dont Océanopolis à Brest et est l’instigateur du concept de causeries qui tente de tisser des liens entre des domaines a priori éloignés comme théâtre et science, recherches savantes et récits populaires. Son Histoire spirituelle de la Danse fut publiée en 2015 chez Riveneuve-Archimbaud, elle est aujourd’hui rééditée dans sa collection Pépites et se situe au carrefour des sciences, de l’histoire, de la philosophie et des arts.

Le chorégraphe Angelin Preljocaj en a écrit la Préface sous le titre Comprendre, détruire, reconstruire. Directeur du Centre chorégraphique national d’Aix-en-Provence, il travaille avec une trentaine de danseurs dans le célèbre Pavillon noir construit par Rudy Ricciotti. Sa dernière création, Requiem(s), vient d’être présentée à Paris – cf. notre article du 15 juin 2024 -. Il résume l’ouvrage en ces quelques mots : « Précis, érudit, drôle, multipliant les références historiques, les coïncidences, les citations, ce livre inclassable ne ressemble à aucun autre ouvrage sur la danse. » Tout est dit.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2024

Histoire spirituelle de la Danse, de David Wahl, préface d’Angelin Preljocaj – éditions Riveneuve-Archimbaud, collection Pépites – avec un geste graphique de l’artiste France Dumas (10,50  ) – site : www.riveneuve.com – email : riveneuveeditions@riveneuve.com

Jean Genet et la Palestine

Colloque dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde, le 18 novembre 2023, à l’Institut du Monde Arabe – avec le concours de l’IMEC/Institut des Mémoires de l’édition contemporaine, directeur littéraire Albert Dichy.

Jean Genet © MNAMCP, Marc Trivier / Nabil Boutros.

C’est un premier colloque international portant sur la relation singulière qu’a nouée Jean Genet (1910-1986) avec le peuple palestinien. L’échange, s’est inscrit au cours d’une journée de réflexion proposée dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde, comme prolongement à l’exposition éponyme – dont nous avons rendu compte dans ubiquité-cultures.fr, par un article du 30 juin 2023. Elle interroge avec acuité les différents sens que contient l’expression être chez soi, à partir de la parole d’un écrivain au parcours chaotique, sans famille ni patrie, qui aimait à se présenter comme vagabond, se sentant proche, par son errance, des Palestiniens, L’autre point commun rapprochant Genet du peuple palestinien est le rapport à la mort, une mort toujours proche.

Universitaires, écrivains, historiens, artistes, témoins et proches de Genet participaient à l’événement. Ils ont évoqué l’étonnant parcours biographique d’un auteur qui a passé du temps dans les camps palestiniens au Liban, et le témoignage bouleversant qu’il en a donné au lendemain des massacres de Sabra et Chatila en janvier 1983. Dans son œuvre ultime, Un captif amoureux paru au lendemain de sa mort, il échange ses derniers souvenirs de Palestine, sublimant sa colère et ciselant les mots. « L’impassibilté de la langue… » dit Samuel Beckett parlant de Quatre heures à Chatila.

La journée s’est ouverte par un mot d’accueil de Jack Lang, Président de l’Institut du Monde Arabe et de Leila Shahid, ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, qui fut une amie proche de Jean Genet. « Je ne me suis jamais cru Palestinien, cependant j’étais chez moi » écrit Jean Genêt dans l’une de ses notes inédites figurant dans Les Valises de Jean Genêt au cœur de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde.

La première séquence de la journée – intitulée Politique du témoin – s’est déroulée en trois temps, sous la modération d’Albert Dichy (1): Elias Sanbar, historien et écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine à l’Unesco et rédacteur en chef de la Revue d’études palestiniennes, commissaire général de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde, a présenté sa réflexion autour de Jean Genet en un pays hors-les-murs ; Sandra Barrère (2), chercheuse associée à l’équipe Plurielles de l’Université Bordeaux-Montaigne, a pris la parole sur le thème Jean Genet à Chatila, un témoin particulier ; Manuel Carcassonne (3), directeur général des Éditions Stock, journaliste, critique et écrivain s’est exprimé sur le thème Jean Genet : l’ultime retour Cendres et renaissance.

Leila Shahid et Albert Dichy – © brigitte rémer

La seconde séquence de la journée, modérée par Sandra Barrère sous le titre Entre fiction et Histoire, a permis la projection de deux brefs extraits de Morts pour la Palestine, film inédit du réalisateur syrien Mamoun Al-Bunni tourné en 1974. Jean Genet avait accompagné la création du film, qui comprend une de ses interventions, un fait suffisamment rare. Le film est présenté par Marguerite Vappereau, maître de conférence en études cinématographiques à l’université Bordeaux-Montaigne, auteure d’une thèse sur Jean Genet et le cinéma. Elle rapporte les mots d’Edward Saïd : « L’engagement de Genet échappe aux clichés. L’orientalisme est mis en pièces ». Dans cette seconde séquence, Patrice Bougon, président de la Société des amis et lecteurs de Jean Genet, ancien maitre de conférences à l’université japonaise d’Iwate et professeur contractuel à Paris-Denis Diderot a évoqué Jean Genet et les Palestiniens : amitié et écriture de l’histoire et transmis de nombreuses références. C’est sous l’angle de l’écrivain qu’il présente Genet, évoque Jacques Derrida et Michel de Certeau, pour parler de l’amitié de Genet avec les Palestiniens d’une part, mettant en relief son écriture de l’Histoire et son engagement d’autre part, invitant à s’interroger sur le sens des mots. Le Captif amoureux débute par « La page qui fut d’abord blanche… »  Genet est autodidacte mais fut un immense lecteur et c’est en comparant qu’il définit son rapport au monde et à l’Histoire. Il fut soldat à Damas à l’âge de dix-neuf ans, et livre quelques traces de cette période dans Le Captif amoureux. Sur Sabra et Chatila, il présente aussi des données historiques vérifiées par ses amis  et problématise. Poète quand il écrit pour le théâtre ainsi que dans ses récits, il fait des digressions qui déplacent le sens, Edward Saïd citant Adorno reprend : « Écrire devient un lieu pour vivre, pour qui n’a plus de patrie. »

© Brigitte Rémer

Elias Sanbar a ensuite pris la parole autour de deux thèmes, celui de la trahison à travers le regard de Genet sur Freud – dont il ne gardait que L’Homme Moïse, son dernier texte, parlant des religions monothéistes – car pour Genet, le psychanalyste avait trahi sa tribu, d’où son regard sur lui. Le second thème évoqué par l’historien et écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine à l’Unesco, est celui de la solitude : pour lui, Genet est l’homme le plus solitaire qu’il ait jamais rencontré. Il était à la fois ce cavalier seul et quelqu’un de totalement impliqué là où il était, avec un fort sentiment d’affectivité. Il en rapporte pour exemple ce café où il se plaisait à aller à Paris, La Closerie des Lilas, située à deux pas de la clinique où il était né, racontant ainsi quelque chose de sa propre histoire, dans une sorte de dévoilement. Sa mère l’avait en effet abandonné à l’âge de sept mois, au dépôt de l’avenue Denfert Rochereau, abandon qui a nourri toute son œuvre. Mairéad Hanrahan (4), professeure de littérature française à University College London, a parlé de Un captif amoureux, une écriture de mousse et de lichen posant la question récurrente : À quoi sert la littérature ? et constatant qu’on en avait encore plus besoin dans les moments de tragédie. En évoquant Le Captif amoureux, texte très ouvragé, elle évoque une structure désordonnée et une grande préoccupation éthique, une vision personnelle et subjective, derrière le côté historique très présent. Elle y voit un arrière-plan composé d’arbres et de souvenirs et considère l’ouvrage comme une lettre d’amour aux Palestiniens. Elle y parle de l’eau comme source de la révolte, de la texture de l’écriture, de fissurations à l’intérieur du texte, de révolte cosmique, de chaînes de significations. Et elle conclut avec Le Journal du voleur et l’évocation du lichen, appelant le nom de Genet, comme un végétal et comme matrice fictionnelle et poétique.

© Brigitte Rémer

Au cours de la troisième séquence, modérée par Mairéad Hanrahan, Melina Balcázar (5), maîtresse de conférence à El Colegio de Mexico, a évoqué De la joie : Jean Genet en Palestine, faisant référence à la notion de mal qu’on trouve dans l’œuvre de l’écrivain, plutôt qu’à celle de la joie et de l’amour. Pour elle, nulle œuvre n’est aussi vraie que celle de Genet, sa signature étant de disparaître en même temps que d’être partout et de laisser traces. C’est dans l’écriture qu’il trouve une sorte de jubilation, comme ce fut le cas avec Les Paravents, tout en disant : « Je voudrais être presque mort tellement c’est difficile. » Et face à la mort il parle en stoïcien d’une délivrance proche. Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC, a ouvert son propos sur le thème : Comment traverser la frontière, et retracé le parcours de Genet dans sa relation avec le monde arabe. À l’âge de treize ans il fut placé dans le centre de Montevrain comme apprenti-typographe, s’intéressa au cinéma égyptien dans son rapport au romanesque puis alla en Syrie à l’âge de vingt ans, pour l’armée. Il mourut au Maroc où il repose, tourné vers La Mecque. Albert Dichy parle du Captif amoureux comme d’un livre autobiographique ou d’un récit de voyage en Orient, d’un voyage à l’intérieur d’une fiction. « Le texte s’ouvre en se retirant » dit-il et il fait référence à Edward Saïd et à Pierre Loti, évoque l’image du couple mère-fils que Genet n’a pas connue, à travers l’image de la Pietà dans l’église de son enfance, dans le Morvan. Il pose la question de la domination culturelle, parle du rapport à l’image à travers Chateaubriand pour qui le paysage prime et Pierre Loti pour qui, à l’inverse « il n’y a rien à voir. » Il définit le captif comme celui qui regarde, ceux qui regardent étant en principe à l’abri des regards, alors que chez Genet c’est tout le contraire : il est vu, jugé et reconnu. Il évoque le narrateur et le reflet de soi dans l’oeil de l’autre, parle des tâtonnements quant à l’écriture du Captif amoureux pour lequel Genet a traversé trois étapes et conçu trois versions : dans la première, il restait proche de l’orientalisme, réorganisant l’ordre des paragraphes, notamment celui prévu initialement pour l’ouverture du livre qu’on retrouve à la page treize ; dans le second, il mettait sur le devant de la scène la supériorité de la femme palestinienne dans un renversement protocolaire et dessinait, par le rire, un Orient à l’envers ; dans le troisième, il posait une réflexion sur l’écriture. « La réalité se trouve entre les signes, dans les blancs de la page » note Albert Dichy qui remarque que la loi et l’ordre sont bien présents dans l’écriture de Genet, à l’inverse de son art de l’irrespect. Dans la discussion qui a suivi, Leila Shahid a témoigné qu’à la fin de sa vie, au moment où il écrit le Captif amoureux, Genet révèle une certaine humilité face à la vie.

Une table ronde a fermé cette riche journée autour de Jean Genet et la Palestine, au cours de laquelle quatre intervenants ont échangé sur la place de Genet aujourd’hui. Autour de Leila Shahid, René de Ceccatty, romancier, essayiste, dramaturge et traducteur, spécialiste aussi de Pier Paolo Pasolini, Alberto Moravia et Elsa Morante ; Hadrien Laroche, écrivain et diplomate, actuellement attaché d’action et de coopération culturelle à Toronto (6) ; Kadhim Jihad, poète, traducteur de Un captif amoureux en arabe, professeur au département d’études arabes à l’Inalco. Leila Shahid a parlé du destin cosmique de Genet et noté l’aspect prémonitoire des textes de Genet tant dans Quatre heures à Chatila que dans un Captif amoureux, dans la stratégie d’annihilation des camps de Sabra et Chatila, aujourd’hui de Gaza – nous sommes quarante et un jours après le 7 octobre 2023 – « Genet n’a jamais été autant présent qu’aujourd’hui, pourtant les milieux littéraires avaient été très critiques par rapport à son engagement » ajoute Leila Shahid. Elias Sanbar revient sur la Nakba, la Catastrophe, qui entre 1947 et 1948 avait chassé 800 000 Palestiniens de leurs terres dans le contexte de la création d’Israël, le 14 mai 1948, et du partage de la Palestine avec force destructions, pillages et massacres. « Ils se débarrassent de l’humiliation à gommer la honte » dit-il, montrant qu’avant le 7 octobre, toutes discussions s’étaient suspendues, classant l’affaire, Israël bravant tous les interdits et poursuivant sans relâche sa colonisation.

© Brigitte Rémer

Les discussions sont remontées à la source de l’attirance de Genet pour les Palestiniens, liée aux chants spirituels de la chorale de l’église du Morvan dans laquelle, enfant, Genet chantait, de la présence de Palestiniens en Égypte, de son admiration pour leur modernité, de son engagement auprès des émigrés, avec Foucault et Sartre, de sa vie de reclus, de son côté tendre et émotif qui ont alimenté son désir d’écrire. Hadrien Laroche s’est exprimé sur Genet et la politique, qui appelle l’enfance et ses humiliations, plus tard une maison palestinienne dans laquelle il se projette comme étant le fils – substitut d’un vrai fils, parti au combat. Kadhim Jihad, traducteur de Un Captif amoureux parle de la prose narrative de Genet et de l’intraduisible, parfois. Pour lui la page est un poème en soi, avec des phrases longues, comme à tiroir, il parle d’un haut langage où se côtoient la langue du XVIème siècle, le parigot et l’argot. Il évoque sa position de marginalisé spontanément attiré par les marginalisés, qui, toute sa vie, a cherché un accueil. René de Ceccatty a évoqué la rencontre qui ne s’est jamais faite entre Pasolini et Genet, dans une proximité-rivalité vraisemblables, et de la mauvaise image que nourrissaient l’un envers l’autre Moravia et Genet, de sensibilités politiques différentes.

La projection d’un bref extrait sur l’écriture de Jean Genet, entretien avec Antoine Bourseiller tourné en 1981 (7)  a été proposée et Genet dit : « J’ai été heureux dans la colonie, cette morale féodale dans les bagnes d’enfants. J’ai perdu une fraîcheur quand j’ai été payé. L’insécurité m’a donné la fraîcheur… J’ai su dès l’âge de 14/15 ans que je ne pourrai être que vagabond ou voleur. C’est à quinze ans que j’ai commencé à écrire.» Écrire c’est quand on est chassé du domaine de la parole donnée entend-on dans le commentaire du film. Des lectures d’extraits de textes de Jean Genet ont été faites par Farida Rahouadj – comédienne française d’origine algérienne qui tient le rôle de Warda dans Les Paravents, présentés au Théâtre national de Bretagne en octobre dernier dans une mise en scène d’Arthur Nauzyciel, programmés à l’Odéon-Théâtre de l’Europe en mai 2024 : un Abécédaire Jean Genet à partir des citations affichées dans La Valise de Genet, au cœur de l’exposition Ce que la Palestine apporte au monde avec entre autres les mots : vagabond, écrire, langue, Panthères noires, semblable, rêver, imposture etc. – un extrait de Quatre heures à Chatila, parlant de la beauté, « impalpable, innommable, sensuelle et si forte qu’elle veut gommer tout érotisme… » Reste à écrire un grand opéra sur la Palestine, conclut Elias Sanbar, pour que les chants palestiniens et les chœurs d’enfants résonnent d’une colline à l’autre.

 Brigitte Rémer le 27 décembre 2023

Visuel : Marc Trivier, Portrait de Jean Genet, 1985, Rabat. Don de l’artiste, collection du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine. © MNAMCP, Marc Trivier/Nabil Boutros.

1/ – Albert Dichy, commissaire de l’exposition Les Valises de Jean Genet à l’IMA a coédité le Théâtre complet de Jean Genet dans la Pléiade (Gallimard).  2/ – Sandra Barrère : Une histoire tue : le massacre de Sabra et Chatila dans l’art et la littérature (Garnier). 3/ – Manuel Carcassonne est l’auteur du Retournement (Grasset) et prépare un ouvrage sur l’année 1982 au Liban, Jean Genet, la Palestine, le monde. (4) – Mairéad Hanrahan, Genet’s Genres of Politics (Legenda) et Lire Jean Genet, une poétique de la différence (Presses universitaires de Lyon et Montréal). 5/ – Melina Balcázar : Travailler pour les morts. Politiques de la mémoire dans l’œuvre de Genet (Presses Sorbonne nouvelle).  6/ – Hadrien Laroche, Le Dernier Genet (…), publié aux éditions du Seuil. 7/ – Film Jean Genet, entretien avec Antoine Bourseiller tourné en 1981, paru dans la collection Témoins Écrire  – Voir aussi : https://www.xn--ubiquit-cultures-hqb.fr/ce-que-la-palestine-apporte-au-monde/

Une magie ordinaire

Roman de Kossi Efoui, publié aux éditions du Seuil en mars 2023, après Solo d’un revenant (2008 – Prix des Cinq continents de la Francophonie), L’Ombre des choses à venir (2011) et Cantique de l’acacia (2017).

Né au Togo en 1962, c’est à l’écriture de pièces que Kossi Efoui se consacre d’abord, après des études de philosophie, happé dès sa jeunesse par le théâtre. Ses pièces sont jouées sur les scènes d’Europe et d’Afrique et il reçoit le Prix Tchicaya U Tam’si du Concours théâtral interafricain en 1989, pour sa pièce Le Carrefour. Contraint à l’exil en 1992 en raison de son positionnement politique et de sa liberté de ton, une résidence de création lui permet de s’installer en France. Son premier roman, La Polka, est publié en 1998 et il reçoit en 2001 le Grand Prix littéraire de l’Afrique Noire attribué par l’Association des écrivains de langue française pour son second roman, La fabrique de cérémonies.

Une magie ordinaire est son sixième roman, son récit croise sa vie. Il est au Festival d’Avignon quand il reçoit un coup de fil de son frère – qu’il n’a plus entendu depuis de nombreuses années – lui annonçant l’hospitalisation de leur mère, à Lomé. « Le halo brumeux d’une mélancolie s’est abattu sur moi, m’a ramené dans une région incendiée de mon passé » écrit-il. Au chaos d’Avignon fait place le blanc de l’hôpital en une vision furtive, et son propre vertige. Il se souvient des mots entendus dans l’enfance : « L’hôpital où l’on soigne avec du lait, l’hôpital où l’on enterre les vivants. » Ces appels téléphoniques entre les deux frères, pleins de silences et de non-dits et parlant de la mère, ponctuent le texte, de loin en loin. Ce point de rupture d’une mère qui s’en va permet à Kossi Efoui, tel un revenant, d’évoquer le parcours d’enfance, le regard sur ses proches et la vie là-bas. Le beau visage de sa mère et son élégance tissent l’ensemble du texte, et ses mots prononcés d’une voix de cristal au moment du départ résonnent dans sa tête : « Va vivre. Va vivre ailleurs et ne reviens plus dans ce pays. » Elle savait qu’il écrivait, qu’il écrirait toute sa vie, qu’il écrirait sur le mensonge.

Le premier mensonge nommé fut celui de la langue coloniale, de l’école post-coloniale qui avait hérité des méthodes de l’école au temps des colonies. « Qu’est-ce que tu as appris dans la langue de l’école ? » lui demandait sa mère qui ne parlait que l’ewe, langue interdite à l’école. « J’ai appris qu’il y a plus de mille soleils » lui répond-il un jour. Ce thème de l’école lui tient à cœur et l’image de sa mère se superpose à celle de le Grande Royale dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane. Il découvre ce récit vers quatorze ans, où se pose la question pour son héros, du choix d’aller à l’école coloniale ou à l’école coranique et de mesurer si « ce qu’il apprendra dans la première vaut ce qu’il y oubliera, et si ce que cette école lui donnera vaut ce qu’elle lui enlèvera. »

Il s’identifie à ce garçon lui, l’enfant aux os chétifs, exprimant que le chemin de l’école n’est pas un aller sans retour, « le retour s’appelle la traduction. Traduire, c’est faire dans sa langue et dans la langue d’autrui l’expérience de l’équivalence et du semblable » écrit-il en une belle définition. D’une langue obligée qu’il transforme en un point force il ouvre « la fenêtre de la traduction et de la poésie. » Pour lui la poésie est exorcisme et il rapproche Baudelaire d’une légende bambara.

Le film de la vie repasse à l’envers avec ce qu’on a bien voulu lui dire et ce qu’il a appris, au fil du temps : l’expropriation à la mort du grand-père paternel et les exactions coloniales visibles sur photos, le nomadisme des parents en Côte d’Ivoire au moment des Indépendances, l’accident qui avait failli lui coûter la vie quand il était bébé, les difficultés de santé du père et l’accompagnement de ce père mourant quand il a dix-sept ans. Il apprend la précarité, l’injustice, les gens des en-haut, les gens des en-bas. Il parle de son adolescence passée à la recherche de modèles, de l’angoisse du sommeil, de son amour pour les parures, de métamorphoses. Il évoque le vrai-faux coup d’état entre le Ghana pays siamois et le Togo, dans son cortège de violences. Il reste suspendu aux chants de sa mère, découvrant même qu’elle fut un temps cheffe de chœur. « Quand l’écriture m’est advenue vers mes douze ans, et aujourd’hui encore quand l’écriture m’advient, c’est de la même façon que ces chants qui venaient à ma mère, et pour les mêmes raisons : pour ne pas trop penser aux choses dures. »

Par Une magie ordinaire, Kossi Efoui rend un magnifique hommage à sa mère. Il confesse que tout ce qu’il a écrit et publié est en fait « le prolongement d’un jeu en forme de conversation en deux langues » avec elle.  C’est un livre musical, plein de tendresse et de poésie, une chanson douce dans un pays « au parfum de terreur », un récit de vie plutôt qu’un roman.

Brigitte Rémer, le 30 août 2023

Publication aux éditions du Seuil le 3 mars 2023. 160 pages. (17.50€ ) – site : www.seuil.com

L’Homme tempéré

Photo de couverture © Gaël Le Ny

Récits écrits par Élie Guillou, publiés aux éditions La Belle Étoile en août 2023, et lecture musicale donnée en avril, à la bibliothèque Couronnes-Naguib Mahfouz/Paris.

Avant même la publication de l’ouvrage dont la sortie a lieu dans quelques jours, Élie Guillou, chanteur, poète et écrivain, avait proposé en avril dernier une lecture de textes nés de ses voyages au cœur du Kurdistan, entre 2012 et 2016. Faisant face à un pupitre, accompagné de sa guitare, d’une enceinte d’où émanaient des chants arméniens, kurdes et turcs, ce fut un beau moment de partage, d’une grande simplicité et intensité.

Élie Guillou avait rencontré chanteurs et conteurs – les dengbejs – dans un Kurdistan écartelé entre Turquie, Irak et Syrie et chanté dans leur langue, établissant avec eux un dialogue « au-delà des langues. » L’homme-orchestre nous prend par la main et nous fait pénétrer dans sa liturgie par le récit, chante parfois à voix nue, psalmodie ou décline les demi-tons moyen-orientaux. Parfois sa guitare l’accompagne. Il donne à entendre le chant arménien d’un jeune marié ou la voix rocailleuse d’une femme, entre toux et plainte, dans l’appartement vide d’où l’on a emmené son père ; l’impuissance d’une délégation politique dans son incapacité à répondre ; le sourire du sergent l’invitant à prendre les armes ; les réponses stéréotypées des soldats aux questions posées, là où rêves et mensonges se superposent. Il y a toujours l’ombre d’une mitraillette derrière les mots et face à la question brûlante posée sur la ligne de front séparant les forces kurdes de l’État Islamique.

© Bibliothèque Couronnes – Naguib Mahfouz

Avec douceur, Élie Guillou rapporte la violence qu’il nomme parfois de manière crue, et le chant donne la nuance. Au Kurdistan où « un siècle de douleur peut devenir trois minutes d’éternité et les obstacles, un chant », la violence étatique invite à la révolte. Haine et jouissance dans la haine, lâchetés, sodomisations et viols sont au quotidien des guerres, ici comme ailleurs, les récits sont insoutenables Dans un camp de réfugiés, en Turquie, là où le regard des enfants est comme hanté, la guitare pour quelques instants calme la douleur. Et combien de jours de paix faut-il pour oublier une guerre, nous demande-t-il ?

A partir de situations dont il est le témoin à Diyarbakr, capitale située au sud-est de la Turquie – Amed en kurmandji – et dans la région, Élie Guillou devient le passeur de textes et de chants empreints de ces réalités sombres où la question de fuir ou de rester se pose en permanence. Il fait aussi entendre la chanson de Jiyan issue d’un texte qui déjà en attestait, Sur mes yeux, mis en scène sous le regard et conseil artistique du grand metteur en scène égyptien, Hassan El-Geretly – nous en rendions compte dans un article du 21 janvier 2018. Il exprimait aussi ce Kurdistan qui ne le quitte pas dans Happy dreams Hôtel en octobre 2021, par la voix de l’artiste kurde, Aram Taştekin, qui racontait sur scène ce qu’il avait vécu, ses exils – cf. notre article du 5 novembre 2021.

Au-delà du Kurdistan, Élie Guillou avait publié en 2019 des bribes d’histoires de vie dans Et tu oses parler de solitude, écrites lors d’une résidence d’écriture dans le quartier de Maurepas, au nord de Rennes. Breton enraciné, il sait aussi puiser dans ses racines pour faire entendre la voix des invisibles et la vie ordinaire. Aujourd’hui, dans ces chroniques du Kurdistan intitulées L’Homme tempéré, il met en lumière l’enchevêtrement des peuples et des destins et son engagement, la quatrième de couverture inscrit : « Dans ce récit d’apprentissage, un jeune homme issu d’un milieu tempéré s’éveille à la part tragique du monde. Il y raconte la colère face à l’indifférence, la honte face à l’impuissance. Mais aussi la douleur à l’épreuve de la douceur. » Le parcours d’Élie Guillou est à suivre avec attention.

Brigitte Rémer, le 17 août 2023

La lecture musicale s’est tenue le samedi 1er avril 2023 à la Bibliothèque Couronnes-Naguib Mahfouz, 66 rue des Couronnes 75020 Paris. Une nouvelle lecture-spectacle sera présentée le 19 octobre 2023, au Théâtre Antoine Vitez/scène d’Ivry, attentif à son travail depuis plusieurs d’années – site : www.theatrevitez.fr

L’Homme tempéré, est publié le 23 août 2023 aux éditions La Belle étoile (Hachette littérature). Par ailleurs, Élie Guillou signera son livre le jeudi 14 septembre à la librairie Libertalia, 12 rue Marcelin-Berthelot, à Montreuil – site : www.librairielibertalia.com

La Porte de Fatima / بوابة فاطمة

La Porte de Fatima, publication 2023

Pièce de Roger Assaf, traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – Suivi de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une Pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient.

« Un jour j’ai découvert que le théâtre était la face cachée de l’Histoire. J’ai vu alors, sur une scène étroite habitée par des mots et des corps, les siècles se dévêtir et se démaquiller » dit l’auteur libanais et dramaturge se retournant sur son parcours. Également metteur en scène et acteur, Roger Assaf est connu pour son théâtre partisan, son engagement dans le tissu social et culturel, ses créations théâtrales au Liban et au Moyen-Orient. Fondateur du collectif Shams en 1999 puis de l’Espace Tournesol, à Beyrouth, en 2005, il fédère la jeune création théâtrale et participe de la transmission et de la réflexion sur les formes et écritures théâtrales. Francophone et francophile par sa mère, française, formé à l’École nationale supérieure de Théâtre de Strasbourg, il a d’abord mis en scène ses spectacles en versions arabe et française. Puis à l’écoute de la situation politique, économique et sociale libanaise, il a poursuivi en version originale et décentré son regard théâtral pour entièrement l’adapter à son contexte de vie et de création, à Beyrouth. Il déclarait en 2015 dans une interview – de Tarek Abi Samra à L’Orient-Le Jour – « C’est en enseignant le théâtre que j’ai pris conscience à quel point ce que nous apprenons aux étudiants est lacunaire, voire faux : nous leur imposons une vision du théâtre qui n’est pas la leur, qui ne correspond pas à leur propre culture. » Roger Assaf a, à son actif, plus de cinquante pièces de théâtre dans lesquelles il est acteur ou metteur en scène, ou les deux, quelques films et des émissions de télévision. Il est Commandeur dans l’Ordre des Arts et des Lettres, depuis 2013 et a reçu de nombreuses distinctions.

Écrite en 2006, La Porte de Fatima a été présentée la même année à Beyrouth, à l’espace Tournesol. Roger Assaf l’avait mise en scène et interprétait le rôle du Présentateur, sorte de metteur en scène et conteur qui donne le fil de la narration, comme le sont aussi à tour de rôle les autres personnages, interprétés par deux comédiennes. Certains passages du texte sont en arabe, sur scène ils sont soit surtitrés soit traduits par l’un des conteurs. Un écran en fond de scène permet la projection de quelques images intégrées au texte et servent de support au jeu dramatique.

La Porte de Fatima/Bawabet Fatmeh est un lieu hautement symbolique au Liban, point de passage entre la ville de Kfar Kila au Liban, et Israël. Au début de la guerre du Liban, en 1976, les Israéliens avaient ouvert la frontière pour aider les chrétiens qui s’opposaient à l’OLP (l’Organisation de libération de la Palestine). Fatima Mahbouba, une Libanaise blessée, fut convoyée jusqu’à l’hôpital israélien de Ramat Gan dans la banlieue de Tel-Aviv, où elle fut soignée. Ce fait a inspiré Roger Assaf. La pièce se déroule en huit séquences, dans un village du Sud-Liban et se rapporte à la guerre de juillet 2006.

Roger Assaf © bg.press

La première séquence, Sésame, ouvre-toi ! évoque le début de la guerre, comme un avant-propos : « Imaginez Fatima blottie contre sa mère, sa mère contre l’olivier et les balles qui sifflent de tous côtés. La mère est blessée, la fille court chercher de l’aide, quand elle revient, sa mère n’est plus là. » Dans la seconde séquence, Le Mariage de Zeinab, on assiste à l’immuable rituel social que représente l’institution du mariage, alors que le photographe choisi pour capter l’événement est très amoureux de la jeune femme : « Mes larmes diront des choses que personne ne comprendra, elles ne parleront qu’à toi…» lui déclare-t-elle. Ces images, sourdes, traverseront la pièce. La Pluie d’été, troisième séquence, porte le nom de l’opération militaire du 12 juillet 2006, celle qui « dévora l’espace libanais. » La scène se couvre des messages de solidarité envoyés du monde entier, du Liban et même d’Israël. Les comédiennes se métamorphosent, l’une en mère israélienne, l’autre en mère libanaise pour un échange vigoureux et un dialogue de sourd dans lequel le Présentateur tient le rôle d’arbitre et de chef d’orchestre. Les accusations réciproques pleuvent, la comptabilité des destructions et des morts se met en marche. « Au milieu des décombres, la mère libanaise chante une lamentation » dit la didascalie. La quatrième séquence, Le Téléphone d’Aytaroum, met en scène une conversation de la dernière chance entre un homme coincé sous les décombres de sa maison et un ami qui l’avait appelé, conversation rapportée par Le Présentateur qui se transforme en cet homme essayant de se dégager et de survivre. Dans la cinquième séquence, Les Tortues de Tyr, une mère, Madame Wardé, attend son fils au bord de la grève, c’était « le plus beau et le meilleur pêcheur de la région. » Elle lui transmet des messages par les tortues marines voyageuses avec lesquelles elle a noué amitié, jusqu’à en perdre la raison. Sa douleur et sa colère s’expriment par des imprécations sur la fin du monde qui déchirent le sable et l’air. Sixième séquence, La Porte de l’extase fait le récit d’une relation chaotique entre une jeune femme abusée par un homme jusqu’à son avortement, à travers une joute verbale entre Le Présentateur, rattrapé par le personnage, et La Femme. Une comédienne et une putain sont les héroïnes de la septième séquence, Le Rire de l’hyène où le Présentateur fait monter les enchères entre l’humain et l’animal. La laideur et le beau se superposent, et derrière la femme mutilée apparaît Zeinab la jeune mariée, en effigie dans le boitier du photographe qui traverse la pièce. Et la métaphore n’est jamais loin : « Pour moi, Beyrouth, c’est ça, c’est une femme défigurée par la guerre et qui a un visage qui n’est pas le sien. Elle essaie de rire et elle ne peut pas. » La Dernière porte, une courte séquence, ferme la pièce et résume le destin de Fatima Fawad – une autre Fatima – qui, le 12 juillet étant à Damas, est rentrée chez elle quelques jours plus tard pour retrouver sa famille décimée, leur grande et belle demeure, détruite.  « Si tu n’es pas pluie, mon aimé, Sois arbre, nourri de fécondité, sois arbre Et si tu n’es pas arbre, mon aimé, Sois pierre, nourri d’humidité, sois pierre Et si tu n’es pas pierre, mon aimé, Sois lune, dans le songe de l’aimée, sois lune » dit la lamentation.

Composée, à partir de récits, d’anecdotes et de témoignages collectés, de documents photos et vidéos, de poèmes et de chansons, la pièce évoque le conflit israélo-libanais qui s’est étendu sur trente-trois jours, et parle des villages du Sud du pays, anéantis par Israël en représailles aux attaques de fedayins. Le Présentateur-narrateur, qui est aussi l’auteur, Roger Assaf, raconte non seulement la guerre mais aussi son engagement, individuel et collectif, comme artiste et directeur du théâtre Le Tournesol et montre l’universalité de la résistance théâtrale et culturelle. La théâtralité s’imprime dans la superposition de son récit et sa métamorphose en personnages, adaptés à chaque situation.

Affiche du spectacle (Beyrouth 2006)

Le texte qui suit La Porte de Fatima et qui a pour titre Nous allons bien et vous ? publie les dix lettres envoyées par le Théâtre Tournesol de Beyrouth, entre le 13 juillet et le 13 août 2006 aux amis du monde entier. Commentaire politique des événements et témoignages, elles donnent aussi la clé des enjeux de la révolte et de l’indignation. Ces deux textes puissants et qui se complètent, nés d’événements tragiques dans une région, le Moyen-Orient, restée explosive, mériteraient d’être repris et montrés en France et dans le monde.

Brigitte Rémer, le 12 août 2023

La Porte de Fatima, de Roger Assaf, est traduit de l’arabe (Liban) par l’auteur – La pièce est suivie de « Nous allons bien, et vous ? » Lettres écrites sous une pluie d’été – Préface de Jean-Claude Fall – Éditions L’Espace d’un instant, avec le soutien du Cercle des mécènes de la Maison d’Europe et d’Orient. (13 euros) – site : parlatges.org – tél.: + 33 9 75 47 27 23

Une Rencontre avec Roger Assaf est programmée le samedi 16 septembre 2023, à 14h30, à l’Institut des Cultures Arabes et Méditerranéennes de Genève.

Senghor et les arts – Réinventer l’universel 

Roméo Muvekannin, « Hosties noires »  © Brigitte Rémer – (1)

Exposition au musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière – commissaires : Mamadou Diouf, Sarah Ligner, Marc Vallet – Jusqu’au 19 novembre 2023

Grand écrivain et poète, premier Président élu de la République du Sénégal après l’Indépendance du pays le 20 août 1960 – mandat qu’il exercera pendant vingt ans avant de démissionner de ses fonctions – premier Africain élu à l’Académie Française, homme de réseau sachant cultiver le lien entre son pays et la France, défenseur de la Francophonie, Léopold Sédar Senghor est un grand humaniste.

Il débute son parcours intellectuel et politique dès les années 1930 en participant à des discussions internationales qui dénoncent le racisme, la colonisation, la ségrégation, et qui ambitionnent de faire « entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’histoire » comme l’écrit en 1956 un autre grand poète, le Martiniquais Aimé Césaire. Avec lui et avec son épouse, Suzanne Césaire, avec d’autres intellectuels dont les Martiniquaises Jane et Paulette Nardal et avec Léon-Gontran Damas, né à Cayenne, il devient pionnier de la Négritude – qu’il définit comme « la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. » Senghor a incarné la voix de son Peuple et porté haut la Culture, mettant en place une politique culturelle d’envergure au Sénégal. Il plaide pour une civilisation de l’universel à partir du métissage culturel et de la lutte contre les replis identitaires et les impérialismes : « Il s’agit que tous ensemble – tous les continents, races et nations – nous construisions la Civilisation de l’Universel, où chaque civilisation différente apportera ses valeurs les plus créatrices parce que les plus complémentaires. » C’est ce parcours lié aux arts et à la culture, occupant une place centrale dans la pensée de Senghor, que montre l’exposition, sa politique et diplomatie culturelles qu’il initie au lendemain de l’indépendance et ses réalisations majeures dans le domaine des arts.

La notion d’art et de culture chez Senghor est synonyme d’échanges interculturels et de circulation des formes artistiques. Lui-même se reconnait comme quelqu’un de multiculturel : « Je songe à ces années de jeunesse, à cet âge de la division où je n’étais pas encore né, déchiré que j’étais dans ma conscience chrétienne et mon sang sérère. Mais étais-je sérère moi qui portait un nom malinké – et celui de ma mère était d’origine peule ? Maintenant je n’ai plus honte de ma diversité, je trouve ma joie et mon assurance à embrasser d’un regard catholique tous ces mondes complémentaires » écrit-il dans l’article L’Afrique s’interroge. Subir ou Choisir ? publié en 1950 dans la revue « Présence Africaine. » Il avait participé à Paris-la Sorbonne au premier Congrès des écrivains et artistes noirs, convoqué en septembre 1956 – dans un contexte de colonisation et de ségrégation raciale – à l’initiative d’Alioune Diop, fondateur en 1947 de la revue Présence Africaine. Pour la première fois, intellectuels, artistes et militants noirs de divers continents et de toutes obédiences politiques se rassemblaient. Ce rendez-vous sera suivi, trois ans plus tard, à Rome, d’une seconde édition.

Entretien avec Younousse Seye © Brigitte Rémer  – (2)

Pour démontrer la vitalité et l’excellence de la culture africaine et renforcer ces rendez-vous du donner et du recevoir, Senghor propose une première exposition d’art africain d’envergure internationale, à Dakar, intitulée Art nègre : Sources, Évolutions, Expansion, organisée en collaboration avec l’Unesco et la France, en avril 1966, au Musée dynamique de Dakar construit pour l’occasion. Cette même exposition sera présentée deux mois plus tard au Grand Palais, à Paris. Cinq cents œuvres issues de collections publiques et privées du monde entier y sont montrées, autour d’un grand colloque, de pièces de théâtre, concerts, spectacles de danse… attirant des milliers de spectateurs venus du monde entier. Pour faire connaître l’art africain au plan international. Pendant ses années à la Présidence, Senghor crée un Commissariat aux Expositions d’Art à l’Étranger et développe des partenariats dans un principe d’expositions croisées entre la France et le Sénégal, permettant d’augmenter le rayonnement culturel du Sénégal : ainsi les expositions de Marc Chagall, Pablo Picasso, Pierre Soulages, accueillies à Dakar en 1971 et 1972 et les Salons des artistes sénégalais au Musée dynamique de Dakar en 1973 et 1974, suivis de l’exposition L’Art sénégalais d’aujourd’hui au Grand Palais. À partir de 1973, Senghor entreprend de créer un vaste complexe culturel qui s’articulerait autour d’un musée conçu comme « l’une des plus importantes institutions muséographiques de l’ouest-africain. » Il en confie le projet architectural à Pedro Fez Vozquez, auteur du Musée national d’anthropologie de Mexico. Ce Musée des Civilisations Noires n’ira malheureusement pas jusqu’à son terme en raison de la démission de Senghor de la Présidence, en 1980. Dans le film Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, on voit Senghor rappeler ses ambitions culturelles pour le Sénégal depuis l’indépendance, et redire sa volonté de soutenir une architecture sénégalaise.

« Ghost Fair Trade » © Brigitte Rémer » – (3)

Plusieurs grands artistes illustrent l’œuvre poétique de Senghor, apportant un complément d’images, complément de rythme.  Le premier à illustrer ses poèmes, est le peintre et graveur français d’origine hongroise Émile Lahner. Il sera suivi de Marc Chagall, André Masson, Alfred Manessier, Hans Hartung, Pierre Soulages, Zao Wou-Ki, Maria Helena Vieira da Silva et Étienne Hojdu, dans le cadre de fructueux dialogues engagés avec Senghor-poète. Sont présentées dans l’exposition quelques pages des Lettres d’hivernage illustrées des lithographies originales de Marc Chagall, de Chants d’ombre, oeuvre ornée d’un dessin numéroté composé par André Masson et exécuté à la main, en empreinte, avec du sable du Sénégal, venu de Joal et M’Boro, réalisé par Bernard Duval. On y voit aussi des encres sur papier de Chérif Thiam et des références aux tableaux d’Amadou Seck, Théodore Diouf, Daouda Diouck et Amadou Sow, des esquisses de masques et statues avant sculpture de Iba N’Diaye, et ses Études de têtes de mouton et Tabaski, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Des entretiens vidéo avec des artistes – dont le peintre Viyé Diba, de la seconde génération de l’École de Dakar et avec Simon Njami, spécialiste de l’art contemporain et de la photographie en Afrique, critique d’art et commissaire de nombreuses expositions sur l’art africain – apportent documentation et réflexion.

Modou Niang, « L’Oiseau mystique »  © Brigitte Rémer (4)

Pendant sa Présidence, Léopold Sédar Senghor dédie plus d’un quart du budget de l’État à l’éducation, la formation, la culture et au soutien de la création contemporaine. Des institutions de formation, de création et de diffusion sont mises en place pour les arts plastiques et les arts vivants, dans des domaines aussi variés que la peinture, la tapisserie, le théâtre ou le cinéma. La Maison des Arts, créée à Dakar en 1958, et qui propose un enseignement en musique, danse, art dramatique et une section Arts Plastiques devient L’École des Arts après l’indépendance pour « puiser dans le passé et créer un art nouveau. » Senghor inaugure en juillet 1965 le Théâtre national Daniel Sorano co-financé par la France et le Sénégal, avec une salle de mille deux cents places. On voit dans l’exposition des dessins et maquettes de spectacles – dont Macbeth, mis en scène par Raymond Hermantier dans une scénographie d’Ibou Diouf. En décembre 1966 s’inaugure la Manufacture nationale de tapisserie de Thiès, située à soixante-dix kilomètres à l’est de Dakar, fruit d’échanges entre les lissiers des ateliers des Gobelins et de Beauvais et les tapissiers sénégalais. Des tapisseries comme Voy Bennël et La Semeuse d’étoiles de Papa Ibra Tall, ou encore L’oiseau mystique de Modou Niang tissée à Thiès, sont montrées dans l’exposition. On y voit les Études de têtes de mouton et Tabaski de Iba N’Diaye, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Senghor considérait les artistes de son pays comme des ambassadeurs, qu’ils soient acteurs, musiciens, plasticiens…  On le voit infatigable dans ce contact avec les artistes et la promotion de leurs œuvres. On le voit aussi dans sa construction de la diplomatie culturelle et les événements qu’il accompagne tout au long de sa Présidence, marquant de sa présence tous les moments d’échanges interculturels et internationaux.

Placée au haut sommet du musée du Quai Branly, dans la Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, l’exposition Senghor et les arts. Réinventer l’universel est plus que salutaire actuellement, dans un contexte où les relations avec l’Afrique de l’Ouest se dégradent. Elle montre, en six séquences, la puissance de la volonté politique et à quel point les interactions entre pays dans le domaine des arts et de la culture peuvent être fructueuses, au-delà de l’inventaire du passé. L’exposition a été rendue possible grâce au don fait au musée du Quai Branly-Jacques Chirac en 2021 par Jean-Gérard Bosio, ancien conseiller diplomatique et culturel de Léopold Sédar Senghor, d’une partie de sa collection donnant l’accès à de nombreuses œuvres d’artistes de l’École de Dakar aux recueils illustrés des poèmes de Senghor – Lettres d’Hivernage, Chants d’ombre, Élégies majeures – des affiches d’expositions à de nombreux documents, photographies et articles de journaux rapportant les événements culturels de l’époque, à Dakar.

Dans Senghor et les arts – Réinventer l’universel, le Chef d’État et Poète est montré avec simplicité et clarté dans ce qui lui tenait à cœur et les idées qu’il défendait et qui ont parfois été vivement critiquées. L’exposition a une valeur pédagogique certaine, rappelant qu’il a définitivement marqué l’histoire intellectuelle, culturelle et politique du XXe siècle en affirmant le rôle de l’Afrique dans l’écriture de son histoire et dans son commentaire sur le monde.

Brigitte Rémer, le 3 août 2023

« Macbeth », décor Ibou Diouf © Brigitte Rémer  – (5)

Visuels – (1) : Roméo Muvekannin, Hosties noires, Bains d’élixirs et peinture acrylique sur toile libre, Galerie Cécile Fakhoury, Abidja, Dakar, Paris – (2) Entretien avec Younousse Seye, artiste plasticienne et actrice – vidéo, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Entrecom 2023 – (3) : Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, vidéo couleurs 2022 – (4) : Modou Niang, L’Oiseau mystique, d’après une maquette des années 1970, tapisserie tissée aux manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès, collection du Mobilier national – (5) : Ibou Diouf, Macbeth de William Shakespeare, plan du dispositif scénique, Théâtre national Daniel Sorano, saison 1968/69, décors Ibou Diouf, encre sur papier, Bibliothèque nationale de France.

Commissaires : Mamadou Diouf, professeur d’études africaines et d’histoire aux départements des Études sur le Moyen Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique (MESAAS) et d’Histoire de l’Université de Columbia, New- York (États-Unis) – Sarah Ligner, responsable des collections mondialisation historique et contemporaine, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation des collections à la médiathèque, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – scénographie Marc Vallet – Publication d’un catalogue édité par le Musée (29,90 euros).

Jusqu’au 19 novembre 2023, du mardi au dimanche de 10h30 à 19h, le jeudi de 10h30 à 22h. Fermé le lundi – Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, 37 quai Branly, 75007. Paris – métro : ligne 9 /Alma-Marceau ou Iéna – ligne 8 : Ecole Militaire – ligne 6 : Bir Hakeim

Cinépoèmes « live » – Pierre Alferi et Rodolphe Burger  

© Maison de la Poésie

Concert littéraire, à la Maison de la Poésie, les 20 mars et 27 avril 2023.

Suspendus entre ciel et terre, de l’écran au plateau, les Cinépoèmes nous emmènent sur des pistes sonores et chemins de traverse jusqu’aux sentes singulières sur lesquelles Pierre Alferi – poète et vidéaste, fondateur avec Olivier Cadiot de la Revue de Littérature Générale – et Rodolphe Burger – compositeur, musicien et chanteur, représentatif du rock et du jazz – nous font percevoir leurs couleurs et émotions, leurs mots et compositions.

Tous deux se connaissent de longue date et se sont associés en écriture et en musique dès les débuts du groupe Kat Onoma fondé par Rodolphe Burger. Sous le nom de Thomas Lago, Pierre Alferi en fut le principal parolier dans les années 90. Il publia Le Cinéma des familles, un roman qui a ensuite nourri les films parlants pour lesquels il a demandé à Rodolphe de composer la musique, ainsi que pour ses poèmes sonores et ses premiers Cinépoèmes. Rodolphe en retour confie à Pierre la réalisation du film de montage Tante Elisabeth sur la chanson du même titre, un moment très tendre de la soirée. « Chacun porte sur l’écran une ombre démesurée où l’autre peut se fondre » disent-ils.

Les deux artistes se rencontrent sur scène, de loin en loin, croisent leurs univers et font le point de leurs trouvailles, en toure liberté et complicité. Et s’ils aiment à brouiller les pistes, on suit leurs empreintes entre une subtile bande-son et des extraits de vieux films remontés, leurs propres images et leur interprétation du monde, leur poésie, leur loufoquerie. À la vidéo, texte et voix, en français et en anglais, assis, Pierre Alferi ; au sampler, guitare, narration et chant, en improvisation et enregistrements Rodolphe Burger, maître des climats et de la rose des vents. Derrière eux, un grand écran où s’écrivent les Cinépoèmes, parfois à l’encre sympathique.

Au pays de Pierre Alferi et Rodolphe Burger il y a des rossignols, des crapauds et des lapins, des tortues, des hiboux et des renards. Il y a une Alice qui préfère les lapins aux crapauds et se fait pousser deux oreilles, une chouette et une toile de tarentule. Dans leur pays il y a des pépiements et des bruits d’eau, des superpositions sonores, des musiques et des voix en surimpression, de la discontinuité, des images… Une femme apparaît et disparaît, elle porte une robe à fleurs et joue au ping-pong, renvoyant les balles à un partenaire inconnu.

Dans ce voyage, nous est conté « le plus beau ciel des ciels, le plus beau nuage des nuages, la plus belle des pluies, le plus beau des soleils : et là, comme il n’y a plus rien… on rentre… » ; nous sont montrés quelques extraits de films d’horreur, des images juxtaposées, « un cri tranche la nuit, une bête insolite … » Seul, face à lui-même ou face à elle, Rodolphe, « le plus timoré des enamourés » parle de son succès ou de son insuccès, de son admiration : « Tu es si timide… J’aime ton retrait et ta moue d’ennui… et je t’imite… » Et tout à coup, en rêve, le loup envahit l’écran, des images se figent, des musiques super prod se répandent dans l’espace, une avalanche trouble l’horizon. Jeux de rythmes en images et en sons.

© ABN

Plus loin au fil de la soirée, le duo récitatif Pierre/Rodolphe se met en place, les vitesses s’accordent et se désaccordent, le décor s’écroule. « Rien de vécu ne reviendra… Rien de perdu… Souvenirs arrasés à force de caresses. » Défilent les petites choses de la vie et leurs imaginaires, les jeux de mots et glissandos, les interprétations et respirations. La guitare questionne : « Que sera notre vie quand une heure durera 8 minutes… quand la terre tournera sans qu’elle vous prenne sur son dos, que sera la vie ? » Hommage au batteur Elvin Jones. L’écran s’absente, le rythme se décale, les phrases arrivent comme mitraillettes. Tout s’accélère : « Tu te tues. Tu te reconstitues… »

Ce soir-là Pierre Alferi et Rodolphe Burger nous invitent à entrer dans leur danse à la Maison de la Poésie, dans le cadre des 40 ans de P.O.L. quarante ans de publications qui témoignent d’une volonté de créer le désordre là où l’ordre s’installe, selon les termes de son fondateur Paul Otchakovsky-Laurens. Les textes poétiques de Pierre Alferi – dont certains publiés chez P.O.L. comme Hors Sol en 2018 et Divers chaos – sont le prolongement de son parcours d’écrivain. Conçus pour l’écran, ils prennent toute leur dimension, enveloppés des musiques et rythmes dessinés et scandés par Rodolphe Burger. L’univers est onirique et plein d’étrangetés, rémanence de mots et de sons qui bourdonnent. De temps en temps, ensemble, ils désertent le plateau et nous laissent face à l’image, méditatifs, avant de reprendre le dialogue et ce va et vient en temps réel de l’écran à la scène, de la voix à la musique, de la poésie au chant.

A chaque rencontre, Pierre Alferi et Rodolphe Burger décalent et réinventent de nouvelles passerelles, d’autres langages, entre dire, jouer et projeter, et font évoluer le spectacle au gré des couleurs du moment et des représentations. C’est une invitation au voyage pleine de charme et de poésie.

Brigitte Rémer, le 22 mars 2023

Vidéo, texte et voix : Pierre Alferi – Sampler, guitare, chant : Rodolphe Burger – son : Léo Spiritof – montage et projections vidéo Cynthia Delbart – À lire et à écouter : Pierre Alferi, Cinépoèmes et films parlants, musiques de Rodolphe Burger, éd. Les laboratoires d’Aubervilliers, 2003.

Le 20 mars à la Maison de la Poésie, Passage Moliėre, 157, rue Saint-Martin – 75003 Paris, M° Rambuteau – RER Les Halles – tél : 01 44 54 53 00 (du mardi au samedi de 15h à 18h) – Cet évènement a également lieu le   27 avril 2023 à 20h 

Salon du livre africain de Paris

Du 17 au 19 mars 2023, à la Mairie du 6ème arrondissement, Paris

La deuxième édition du Salon du livre africain de Paris s’est tenue à la mairie du 6ème arrondissement pour présenter le meilleur de la littérature africaine. Plus de deux cents auteurs, soixante éditeurs et libraires étaient présents. La Guinée en était l’invité d’Honneur.

Deux grandes personnalités ont été honorés : Nelson Mandela, ancien président de l’Afrique du Sud, qui passa sa vie à lutter contre l’apartheid, pour les dix ans de sa disparition ; le grand réalisateur Ousmane Sembène dont on fêtait le centenaire en présence de son fils, Alain Sembène, de l’acteur et réalisateur sénégalais Sidiki Bakaba, de Valérie Berty qui a publié chez Présence Africaine Ousmane Sembène, un homme debout.

Les plus prestigieux espaces de la Mairie du 6ème ont été mis à la disposition des auteurs, présents pour signer leurs dernières parutions et des éditeurs des littératures d’Afrique, indépendants ou ayant pignon sur rue. Pendant trois jours la Mairie fut une véritable ruche et un espace de fraternité où les interactions furent nombreuses et généreuses. Un Carrefour des droits a accueilli de nombreux éditeurs, pour faire circuler l’information sur la vente ou l’achat des droits des cessions et co-éditions. Des associations oeuvrant dans le domaine du livre étaient également présentes pour être l’interface des initiatives proposées, comme ADCF Africa qu’a créé Agnès Debiage qui travaille depuis de nombreuses années sur le continent africain, propose un accompagnement individualisé et organise des ateliers.

Le programme du week-end était chargé, avec de nombreuses activités proposées dont des conférences et tables rondes et la participation de nombreux artistes, danseurs, diseurs, slameurs et musiciens. Une parmi d’autres, la table ronde sur La Philosophie en toutes lettres, modérée par Ousmane Ndiaye, journaliste à TV5 Monde, a retenu notre attention. Souleymane Bachir Diagne, auteur de L’Encre des savants et directeur de la collection « La Philosophie en toutes lettres » chez Présence Africaine y présentait les deux derniers nés de la collection, en la présence de leurs auteurs : SE. Jean-Luc Aka Evy, auteur de Le Cri de Picasso, les origines nègres de la modernité, ambassadeur du Congo au Sénégal et Daniel Dauvois, auteur de Anton Wilhem Amo, une philosophie de l’implicite ont présenté leurs ouvrages et engagé la conversation. Nous reviendrons ultérieurement sur Le Cri de Picasso.

Le Grand Prix Littéraire d’Afrique noire, à la fois grand classique et découvreur d’auteurs – qui a vu le jour il y a bientôt un siècle – devait arbitrer son choix entre les huit finalistes : Kangni Alem, Pierre Amrouche, Dominique Celis, Gauz, Nadia Yala Kisukidi, Noël Netonon Djekery, Sami Tchak et Beata Umubyeyi Mairesse. Le Prix a été attribué à l’écrivain tchadien Noël Netonon Ndjekery pour son roman intitulé Il n’y a pas d’arc-en-ciel au paradis publié aux éditions Hélice Hélas. De grands écrivains ont, au fil des ans, reçu ce Prix, dont Amin Maalouf et Agota Kristof en 1986, Ahmadou Kourouma en 1990, Assia Djebbar en 1996.

Côté événements, franc succès pour le slam avec les présentations et spectacles de : Bademba Barry, grand slameur guinéen et figure montante du slam en Guinée et en Afrique ; Yaya Ezail Kasse, créateur d’un personnage, le Parolier du Sud, un de ses compatriotes ; Aimé Nouma, slameur engagé, surnommé le Black Titi 2 Panam, qui vient de sortir un hommage slam à Manu Dibango. Soraya Ebelle a proposé un mini spectacle transdisciplinaire où se mêlaient le traditionnel et le contemporain en musique, danse et poésie ; Vola Alice a joué de la Valhia, instrument traditionnel, sorte de cithare en bambou, de Madagascar ; l’artiste guinéen Abou Kouyaté a fait chanter sa kora qu’il pratique depuis l’âge de cinq ans tout au long du week-end ; plusieurs films ont été présentés dont celui de Mahamat Saleh Haroun, Lingui, les liens sacrés, sélectionné au Festival de Cannes 2021 ; une galerie africaine a montré les œuvres de l’artiste guinéenne Fatou-Mata et de l’artiste togolais Yaho Metsoko. La maison Kroskel, fondée par Ornella Djoukui qui travaille principalement au Cameroun mais aussi en France, présentait son défilé de mode. Une grande fête a clôturé la soirée dans Paris, en l’honneur de la Guinée, pays phare de l’édition 2023.

© Salon du livre africain de Paris

Une belle énergie collective s’est dégagée de cette édition, très réussie, à la fois professionnelle et bon enfant, l’Association des Écrivains de la Langue Française (ADELF), qui l’organise est à féliciter. Dans l’attente de l’édition 2024 !

Brigitte Rémer, le 21 mars 2023

Salon du livre africain, vendredi 17 mars, 14h-18h – samedi 18 et dimanche 19 mars 2023, 11h-18h – entrée libre, Mairie du 6ème arrondissement, 78 rue Bonaparte, 75006 Paris – métro : Saint Sulpice, Mabillon, Odéon, RER: Luxembourg.

Slava Ukraini/Gloire à l’Ukraine

© Critères éditions

Exposition des photographies de Christian Guémy-C215 et signature pour la sortie de son livre Guerre en Ukraine – à la Mairie du XIIIème arrondissement, Place d’Italie.

Street-artiste, Christian Guémy dit C215 s’est rendu deux fois en Ukraine au cours de l’année de guerre qui vient de s’écouler, non pas pour se mettre en avant en tant qu’artiste urbain réalisant des pochoirs mais pour dialoguer avec les gens qui là-bas essaient de survivre, pour informer et témoigner des souffrances. Ici comme là-bas, il imprime sa marque dans l’espace public. En Ukraine, c’est sur les murs de logements détruits, sur un abribus, sur l’épave d’un char russe et l’entrée du métro qu’il réalise ses pochoirs, il cherche toujours l’approbation des Ukrainiens dans ce qu’il fait. Sa démarche est d’apporter un peu d’humanité à ce territoire en lutte et soumis à rude épreuve.

Le Maire du 13ème, Jérôme Coumet, accueille au cours de la séance d’inauguration le conseiller politique de l’Ambassade d’Ukraine en France, Bohdan Vasnevskyi qui prend la parole, s’exprimant magnifiquement en français. Il donne à l’exposition la valeur d’un véritable manifeste, politique et culturel, pour ne pas s’habituer, ne pas accepter, ne pas oublier et il évoque les villes martyres et la solidarité française pour le peuple ukrainien.

© Critères éditions

Christian Guémy-C215 parle de son travail et de sa philosophie de vie, cultive sa liberté en s’engageant personnellement et bénévolement, par conviction. Il témoigne d’un pays vidé de ses enfants et de ses femmes, d’un pays dévasté et de la désolation des paysages à Kyïv, Lviv, Jytomir, Bucha ; des crimes de guerre avec exécutions sommaires et sabordage systématique des installations notamment électriques et nucléaires ; du droit international qui devra faire que justice et vérité un jour soient faites. Il rapporte une œuvre peinte, simple et poignante : un fragile papillon sur les murs d’un camp de réfugiés à Lviv, ou sur une épave de char russe, espérance d’une renaissance prochaine ; des portraits de jeunes femmes coiffées de la couronne traditionnelle de fleurs et rubans de satin représentées sur d’anciens tramways de l’époque soviétique utilisés pour bloquer les accès à la ville, au nord de Kyïv ; une mère étreignant son jeune enfant, peint sur une valise, symbole de l’exode ; le portrait d’une enfant réalisé d’après photo sur un bâtiment détruit de Jytomir ; celui d’une vieille femme au regard sombre et portant un foulard, à Kyïv, également réalisé d’après photo.

© Critères éditions

Les dessins sont en gros plans, le regard est intense, sidéré parfois. L’universalité des portraits d’enfants se traduit dans l’interprétation que donne Christian Guémy-C215 de la guerre. Il a même fait un passage en Ukraine avec son propre fils de trois ans, Gabin. En mars 2022 il a réalisé bénévolement une œuvre en solidarité au peuple ukrainien sur la façade d’une résidence étudiante du 13e arrondissement, un mur haut de cinq étages, délégué par le Maire du 13ème. Sous la fresque, inscrit en cyrillique, une citation du Président ukrainien, Volodymyr Zelensky : « Je ne veux vraiment pas de mes photos dans vos bureaux, car je ne suis ni un dieu, ni une icône, mais plutôt un serviteur de la Nation. Accrochez plutôt les photos de vos enfants et regardez-les à chaque fois que vous voulez prendre une décision. » En mai 2022 il représente la même jeune fille sur un mur de Lviv, en partenariat avec la Mairie du 13ème.

La conclusion momentanée revient au grand poète ukrainien Taras Chevtchenko, que Christian Guémy-C215 a peint sur un mur de Kyïv : « Notre âme ne peut pas mourir, La liberté ne meurt jamais. Même l’insatiable ne peut Pas labourer le fonds des mers, Pas enchaîner l’âme vivante, Non plus la parole vivante… » Dans l’attente de la victoire, comme conclusion de la guerre…

Brigitte Rémer, le 12 mars 2022

Guerre en Ukraine, Christian Guémy-C215, auteur Nicolas Hénin, préface de Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée Nationale, Critères éditions, Grenoble. (20 euros) – Site : www. criteres-editions.com – Après avoir été exposée à l’Assemblée nationale et à la Mairie du 13e arrondissement, l’exposition se poursuit à la Mairie de Paris.

La scène mondiale en période de confinement

Publication réalisée sous la direction de Françoise Quillet, directrice du Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle – aux Éditions de L’Harmattan

Comment le confinement a-t-il été vécu à travers le monde, par les Arts du spectacle ? S’il y eut une hécatombe : annulations, fermetures de toutes sortes… les artistes ont continué d’inventer, de nous faire rêver, de nous faire vibrer.

Cet ouvrage nous invite à un voyage au cours duquel s’expriment aussi bien les troubles intérieurs que les problèmes des sociétés, aussi bien la peur, l’angoisse que la volonté d’un monde différent, le désir de construire des lendemains chaleureux.

Voici donc des témoignages de Chine, de Taïwan, de Singapour, de Corée du Sud, de Hong Kong, du Japon, de l’Océanie, des Caraïbes, du Brésil, de l’Argentine, d’Égypte, de Tunisie et d’Europe. Au-delà des différences, des préoccupations se font écho.

Françoise Quillet est fondatrice et directrice du CIRRAS-Centre International de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle, Maître de conférences HDR en Arts du Spectacle-Université de Franche-Comté, Chercheur associé à la MSHE-Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement-Université de Franche-Comté, copilote de l’équipe de recherche LangArt, partenaire du Labex Arts-H2H de l’Université de Paris 8, membre de l’association des Amis de la FMSH-Fondation Maison des sciences de l’homme.

L’Harmattan édition diffusion – 5/7, Rue de l’École Polytechnique 75005 Paris  – Tel. : 01 40 46 79 20 – Fax : 01 43 25 82 03 – Site : www.editions-harmattan.fr – Le texte est publié dans la collection Univers Théâtral – (Paris, 2022 – 334 pages – 34 € )

Sindbad-Actes Sud

1972-2022. Cinquante ans d’édition des textes arabes et sur le monde arabe – Farouk Mardam-Bey, directeur de Sindbad – à l’Institut du Monde Arabe. (© Sindbad-Actes Sud, voir en fin d’article).

Les éditions Sindbad ont été fondées en 1972 par Pierre Bernard, qui a eu le talent de lancer en France et en Europe un mouvement de traduction de la littérature arabe contemporaine. De nombreux ouvrages toutes catégories confondues, ont été publiés et mis à la disposition d’un public francophone : romans contemporains, poésie, lettres classiques du patrimoine arabe et persan, essais sur l’histoire et la culture du monde arabe et de l’Islam. Sindbad a entre autres permis de faire connaître l’œuvre de Naguib Mahfouz bien avant l’attribution de son Prix Nobel de littérature en 1988 et donné à lire les grands poètes comme l’Irakien Badr Shakir al-Sayyab et le Syrien Adonis. Acquises par Actes Sud en 1995 et dirigées par Farouk Mardam-Bey, les éditions se sont enrichies de plus de quatre cents titres dont près de trois cents traductions, avec la volonté de mettre en exergue la diversité de la production littéraire arabe.

Pour fêter ses cinquante ans, Sindbad a programmé à l’Institut du Monde Arabe le 22 octobre dernier un temps de convivialité et d’échange autour du travail accompli. Deux tables rondes se sont succédé pour marquer l’événement. La première, intitulée La tâche des traducteurs entre l’arabe et le français, modérée par Nisrine Al-Zahre, a permis d’évoquer la difficulté de rendre compte de la complexité du passage entre deux langues, de la nécessaire prise en compte du contexte évoqué par l’auteur, des couches de signification et du monde symbolique qui renvoient à des notions d’interprétation particulières. Rania Samara, traductrice bilingue et biculturelle qui a étudié la littérature française à Damas et traduit plus d’une trentaine d’ouvrages – dont Miniatures et Rituel pour une métamorphose, de Saadallah Wannous, dont les textes d’Elias Khoury et certains de Naguib Mahfouz comme Son Excellence – a notamment évoqué la difficulté du transfert de la langue parlée et qualifié « d’espace gris » la tension entre ses deux langues. Franck Mermier, directeur de recherche au CNRS, ancien directeur du Centre français d’études yéménites à Sanaa et du département scientifique des études contemporaines à l’Institut français du Proche-Orient de Beyrouth, a mis l’accent sur les différentes géographies de la langue arabe d’un pays à l’autre et pointé le manque de traduction dans le domaine des sciences sociales mais aussi l’étroitesse de cet espace de réflexion. Il a démontré en même temps à quel point toutes les formes d’écriture – dont les romans – rendaient compte d’un contexte politique, social, économique, anthropologique et avaient valeur de témoignages des réalités vécues, se substituant  en quelque sorte à la place des chercheurs. Les auteurs sont ainsi devenus les porte-paroles de leurs sociétés, comme l’est Alaa Al-Aswany que traduit Gilles Gauthier, pour l’Égypte. Ainsi en Syrie et au Yémen, écrire la guerre répond à la volonté de savoir et d’interpréter le réel et de lui donner un sens. Pour Marianne Babut qui, après des études de sciences politiques et d’arabe littéraire a vécu trois ans en Syrie, traduire est une activité chorale qui demande de dialoguer avec beaucoup de monde et d’explorer des sources diverses. La discussion qui s’est ensuite engagée avec la salle fut riche, tournant autour de l’exil, al manfaa/le lieu de l’oubli obligeant à la dissociation d’avec soi-même et à une double réalité, ce qu’on montre et ce qu’on est. « Maison, votre souvenir est ancré en nous… » Farouk Mardam-Bey a parlé de la force poétique des vers libres et mis l’accent sur l’absence d’un dictionnaire raisonné et critique, en arabe.

La seconde table ronde a porté sur L’état des lieux de la littérature arabe, le directeur de Sindbad en était le modérateur. Son introduction a fait le constat du peu de littérature arabe traduite et éditée dans l’espace francophone, insistant sur le fait qu’il était essentiel d’en parler. Il a rendu hommage à Pierre Bernard (1940-1995) le père fondateur des Éditions, né dans l’Aveyron,  dans une famille d’artistes, passionné de livres et formé à la typographie. Il avait découvert le monde arabe en Algérie où il avait vécu pendant un an comme appelé sous les drapeaux, ce fut pour lui une révélation. Détaché à Radio Alger, il y produisait des émissions culturelles. De retour en France il s’était mis à écrire et à peindre, à travailler dans le milieu du livre à différents niveaux, puis à diriger une collection, L’Écriture des vivants, aux éditions de L’Herne. Il s’était lancé à proposer une collection d’ouvrages d’origine arabe à plusieurs éditeurs, après un voyage au Caire en 1968 qui répondait à l’invitation du gouvernement égyptien. La capitale égyptienne était alors le cœur du monde arabe, intellectuellement et politiquement. Il y avait rencontré de nombreux auteurs dont l’immense Taha Hussein, des cinéastes, architectes, poètes et musiciens. L’éditeur Jérôme Martineau lui avait ouvert sa porte, en 1970 et permis les premières publications dont Construire avec le peuple du grand architecte Hassan Fathy et Passage des miracles de Naguib Mahfouz. Deux ans plus tard il créait l’outil qui lui permit la publication et la diffusion d’ouvrages du monde arabe, les éditions Sindbad.

Au cours de cette table ronde, Frédéric Lagrange, universitaire, spécialiste de littérature arabe et auteur de divers ouvrages dont Musiques d’Égypte, a retracé ce qui avait changé en cinquante ans de romans arabes, accompagnant les mutations du monde et des sociétés – problèmes pétroliers, changements de régime, instabilités, radicalités religieuses, terrorisme, révoltes et contre révoltes -. Une vision devenue plus tragique aujourd’hui. Frédéric Lagrange rappelle ce slogan d’il y a une cinquantaine d’années : « L’Égypte écrit, le Liban imprime et l’Irak lit. » Partant de Miroirs, de Naguib Mahfouz, un roman fondateur, premier ouvrage traduit et édité chez Sindbad, il a montré l’explosion du roman arabe depuis une dizaine d’années tout en constatant que le champ littéraire panarabe restait à construire. Subhi Hadidi, critique et traducteur a parlé des poètes et traversé cinquante ans de poésie arabe à travers notamment l’évolution des formes, poèmes en prose ou en vers libres et renouvellement de la traduction poétique. Pour lui, le temps métaphysique n’est pas le temps humain. Jumana Al Yasiri, auteure et traductrice depuis une quinzaine d’années travaille entre le monde arabe, l’Europe et les États-Unis sur des festivals, résidences de création, et programmes de soutien aux artistes et aux opérateurs culturels indépendants. Elle a évoqué la difficulté de la circulation des œuvres dans et hors le monde arabe, de la traduction en ses débuts à partir du milieu du XIXème siècle avec les pièces de Molière adaptées au contexte local, de l’absence de public pour le théâtre arabe, et de la complexité entre arabe dialectal et arabe littéral. Elle a parlé de l’impossibilité de la fiction aujourd’hui, remplacée par des textes- témoignages comme Les Monologues de Gaza du Théâtre Ashtar, sur l’opération militaire israélienne déployée dans la bande de Gaza en 2008-2009, qui avait conduit à la mort de centaines de Palestiniens, dont de nombreux enfants ; Zawaya, du Théâtre El-Warsha, cinq récits parmi d’autres, collectés après la révolution égyptienne de janvier 2011. Jumana Al Yasiri reconnaît l’action de certains réseaux comme le Young Arab Theatre Fund (YATF) qui soutient les tournées régionales, sur les lieux de diffusion que sont les festivals comme les Journées théâtrales de Carthage, le Downtown Contemporary Arts Festival (D’Caf) au Caire, les troupes et lieux qui participent de la création et de la diffusion comme Al-Balad Theater lieu de diffusion pour le théâtre, la musique et la danse à Amman (Jordanie) organisateur de plusieurs festivals chaque année, El-Warsha Théâtre au Caire dont nous rapportons fidèlement le travail, dans ce site, et le Centre culturel Jésuite d’Alexandrie.

Ces tables rondes ont été suivies de la projection du film Les Dupes du Syrien Tawfik Saleh adapté de la nouvelle Des hommes dans le soleil, de Ghassan Kanafani et d’un récital poétique avec lectures bilingue par Hala Omran (arabe) et Farida Rahouadj (français), accompagnées par l’éblouissante flûtiste Naïssam Jalal. Un magnifique tour d’horizon sur la création littéraire et ses prolongements pour lesquels Sindbad-Actes Sud est un acteur vital.

Brigitte Rémer, le 6 novembre 2022

Sindbad Actes Sud, Bertrand Py, directeur éditorial d’Actes Sud – Le Méjan, Arles – site : actes-sud.fr – Les photos de l’article ont pour source la brochure publiée par l’éditeur à l’occasion du cinquantième anniversaire de Sindbad – Photo 1 : couverture de la brochure – Photo 2 : Pierre Bernard, fondateur, devant les éditions Sinbad (Paris 18ème) autour de 1980 – Photo 3 : Farouk Mardam-Bey, Elias Sanbar et Mahmoud Darwich, Aix-en-Provence, 2003 – Photo 4 : couverture de La Danse des passions, de Edouard Al-Kharrat, publié en 1997 aux éditions Sindbad Actes Sud.

Ramsès Younan – La Part du sable

Ouvrage collectif initié par Jozéfa Younan, Sonia et Sylvie Younan, édité par Zamân Books.

Autour de Ramsès Younan (1913-1966), artiste peintre et intellectuel égyptien engagé en même temps que citoyen du monde, sa famille fait cercle, parlant de l’homme et de l’oeuvre, rassemblant ses peintures et ses écrits. Plus d’un demi-siècle après sa disparition, son épouse et ses deux filles lui rendent un bel hommage par cet ouvrage monographique composé d’un catalogue de ses peintures, dessins et expérimentations visuelles au plus complet des oeuvres retrouvées, ainsi que d’une anthologie d’essais critiques ; Jozéfa Younan, son épouse, avait initié le travail, ses deux filles l’ont poursuivi. Pionnier de l’art abstrait dans son pays et membre du groupe surréaliste Art et Liberté, Ramsès Younan est né à Minieh, en Moyenne Égypte, dans une famille copte. Formé à l’École supérieure des Beaux-Arts du Caire, il débute comme professeur de dessin dans les écoles secondaires en même temps qu’il engage sa carrière de peintre et de critique. À vingt-cinq ans il publie un essai sur l’art moderne, L’Objectif de l’artiste contemporain.

Contre le mur, 1944 – crédit photo © Zamân Books

De 1937 à 1946, ses peintures et dessins de jeunesse l’inscrivent dans la sensibilité surréaliste. En 1938, avec le poète Georges Henein, intellectuel et critique d’art égyptien et avec l’écrivaine Ikbal El Alaily, Ramsès Younan fonde le groupe surréaliste égyptien réuni autour de la revue La Part du sable. « Au fond de moi-même, je sens le vide, un désert sans ciel et sans lumière. Le goût du sable dans ma bouche. Et le vide, en principe, ne souffre pas le mouvement dialectique. Je sens aussi le désir absurde de nier le vide… »

En révolte absolue contre l’époque et contre l’art académique, le groupe tente de se créer d’autres horizons, un monde magique et utopique. Leur combat pour la liberté et la justice sociale s’inscrit dans une période agitée de l’Histoire, le début du XXème siècle. Leur premier geste est de signer, comme trente-cinq autres artistes, le Manifeste collectif publié au Caire, Vive l’art dégénéré ! « On sait avec quelle hostilité la société actuelle regarde toute création littéraire ou artistique menaçant plus ou moins directement les disciplines intellectuelles et les valeurs morales du maintien desquelles dépendent, pour une large part, sa propre durée, sa survie. Cette hostilité se manifeste aujourd’hui dans les pays totalitaires, dans l’Allemagne hitlérienne en particulier, par la plus abjecte agression contre un art que des brutes galonnées promues au rang d’arbitres omniscients qualifient de dégénéré… Intellectuels, écrivains, artistes, relevons ensemble le défi. Cet art dégénéré, nous en sommes absolument solidaires. En lui résident toutes les chances de l’avenir… »

Tract publié par le groupe « Art et Liberté » – 1947 – crédit photo © Zamân Books

Ramsès Younan et son groupe pensèrent ensuite trouver une réponse à leurs questions dans la pensée communiste. Il devint rédacteur en chef d’une revue trotskiste d’avant-garde Al-Majalla al-Jadida/La Nouvelle Revue, de 1942 à 1944 jusqu’à ce que le gouvernement en interdise la publication. À partir de là il se consacre davantage encore à la peinture et à la littérature, il est aussi traducteur et s’intéresse particulièrement à Rimbaud et Camus qu’il traduit en arabe. « La pensée de Camus nous donne à voir l’homme, débarrassé du poids des illusions et des espoirs, privé du sens de sa vie, et incité par là même à se lancer dans un monde de liberté… » écrit-il.

Un court emprisonnement et l’absence d’horizon politique le poussent à quitter l’Égypte et à s’installer à Paris entre 1947 et 1956, pour se consacrer à l’art. En 1947 il rédige avec Georges Henein, le Tract du groupe Art et Liberté et La Part du sable : « Au bout des chemins – magique, poétique, philosophique, scientifique…- au bout de tant de démarches pour s’intégrer au monde, nous n’avons retrouvé que notre solitude. » À Paris, une période intermédiaire s’ouvre pour Ramsès Younan où il devient journaliste, travaillant à la section arabe de la radiodiffusion française, tout en continuant à peindre. Il présente en 1948 à la galerie du Dragon sa première exposition personnelle. En 1956 Ramsès Younan et trois de ses collègues et compatriotes sont expulsés de France pour avoir refusé de diffuser des déclarations contre l’Égypte, à la veille de l’agression tripartite – une alliance secrète entre la France, le Royaume-Uni et Israël, suite à la nationalisation du Canal de Suez par Nasser, président depuis quelques mois -. De retour en Égypte il se consacre à la peinture abstraite et organise en 1962 une exposition, au Caire. Il sera chargé de la conception du Pavillon égyptien à la IIème Biennale de São Paulo en 1961 puis à la 32ème Biennale de Venise, en 1964.

Dans cet ouvrage collectif, Ramsès Younan – La Part du sable, on retrouve l’article de Louis Awad, publié en 1966 dans Al-Ahram Hebdo, C’était un pionnier courageux ; celui d’Alain Roussillon, retraçant son Parcours dans une francophonie en langue arabe ; Michel Fardoulis-Lagrange, pose la question : Surréaliste, Ramsès ? en ces termes « Dualité donc que l’on ne perd jamais de vue, double polarisation et attraction mutuelle : les tableaux de Ramsès narrent, exposent un univers fragmenté qui n’est autre que l’objet surréaliste éclaté avec son propre instinct d’approche de l’immobilité absolue » ; Patrick Kane analyse les écrits de l’artiste, notamment ses Essais, dans Ramsès Younan, artiste et intellectuel engagé. « Ramsès Younan peint toutes fibres tendues jusqu’au besoin de rupture, jusqu’à l’appel de la rupture » écrit Georges Henein en 1948.

Sans titre, gouache sur papier, années 1960 – crédit photo © Zamân Books

Au-delà de la connaissance de l’œuvre de Ramsès Younan, l’ouvrage permet de rencontrer le contexte général de l’art, en Égypte et dans le monde, au début du XXème siècle. De l’approche de l’œuvre de son père, Sonia Younan écrit, en 2015 : « Le peintre a choisi une démarche exigeante et solitaire : en l’absence de procédé ou recette permettant de produire des tableaux en série, chaque tableau trace sa voie singulière et ré-édite le commencement de l’art. » Une lettre non datée de Ramsès Younan interroge la page blanche, l’inspiration : « Je désespère de moi-même. Ces dernières années se sont passées, jour après jour, sans que je puisse écrire une seule phrase pour… Ce n’est pas que ma tête soit vide comme un théâtre où on vient de jouer. Le fait est que je n’arrive plus à comprendre ce qui s’y joue, ni voir où tout cela puisse bien mener. Ma pensée me fuit… »  Ce livre fait le recensement d’une précieuse documentation sur le surréalisme en Égypte et met le projecteur sur l’œuvre d’un artiste, grand intellectuel et peintre talentueux en perpétuelle recherche qui, fort de dix ans passés en France, n’y a pas souvent droit de citer.

Brigitte Rémer, le 30 juillet 2022

Textes de Ramsès Younan, Louis Awad, Alain Roussillon, Michel Fardoulis-Lagrange, Patrick Kane, Marc Kober, Roland Vogel, Georges Henein, Yves Bonnefoy, Jozéfa Younan, Abdul Kader el-Janabi, Georges Andrews, Victor Musgrave, Sonia Younan, Ahmed Rassim, Jean Moscatelli, Aimé Azar, Édouard Jaguer, Anneka Lenssen, Éric de Laclos, Stephen Spender – suivi de sa Biographie, liste des expositions et catalogue raisonné.

L’ouvrage est publié avec le soutien de Sonia Younan et Boris Younan, direction d’ouvrage Sonia Younan, coordination Madeleine de Colnet, mai 2021, Zamân Books – Traducteurs : anglais/français, Marie-Mathilde Bartolotti – arabe/français, Nabil Boutros, Alain Roussillon (p. 209) – Relecture, Éric Laurent, Anne-Lise Martin – Graphisme, Elias Ortsiloc – Iconographie, Nabil Boutros, Sothebys, Scottish National Gallery of Modern Art Archive (p. 98/99) – Les auteurs pour leurs textes Œuvres de Ramsès Younan, courtesy de la famille Younan – Distribution, Les Presses du réel.

Hammams à Sanaa

Culture, architecture, histoire et société. Coordination Michel Tuchscherer – Photographies Nabil Boutros – Éditions Geuthner.

Autour de Michel Tuchscherer, initiateur du projet et qui a rédigé de nombreux chapitres de l’ouvrage, cinq auteurs ont contribué à la réflexion sur les Hammams à Sanaa ainsi qu’un artiste visuel, Nabil Boutros qui en a réalisé les photos, transformant ce livre scientifique en un véritable livre d’art. Michel Tuchscherer est spécialiste d’histoire moderne du Moyen-Orient et ancien directeur du Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales (le CEFAS) à Sanaa – Yémen. Artiste visuel, Nabil Boutros a centré son travail photographique sur l’Égypte son pays d’origine, le Moyen-Orient et l’Afrique, et participé à de nombreuses expositions individuelles et collectives dans ces régions du monde, présentant des travaux et installations visuelles de différentes factures. Ici, ses photos, complétées de commentaires, nous servent aussi de guide.

© Nabil Boutros

Cette précieuse étude sur les Hammams à Sanaa est construite en neuf étapes et commence par les préparatifs indispensables, avant d’aller au hammam. « À Sanaa on ne va pas au hammam à l’improviste » écrit Michel Tuchscherer, on rassemble quelques affaires dans un panier ou un sac plastique : pagne de coton qui s’enroulera autour de la taille, gant, change, savon et shampoing pour Le parcours balnéaire côté hommes décrit par Michel Tuchscherer, plus bref que Le  parcours balnéaire côté femmes, que rapporte Fâtima al-Baydânî – spécialiste pour la collecte de la littérature orale populaire à travers le Yémen, chercheuse à L’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), à Marseille) – ces deux parcours forment les premiers chapitres du livre. Les femmes ne vont pas seules au hammam, mais avec des parentes, voisines ou amies, c’est pour elles un lieu de sociabilité. « La ségrégation entre hommes et femmes est absolue » confirme la chercheuse même si, depuis 1980, certains hammams ont mis fin au fonctionnement en alternance et permettent un accès simultané, à l’intérieur tout reste parfaitement cloisonné.

© Nabil Boutros

À Sanaa « le hammam est une modeste construction sans étage, dont la façade est blanchie à la chaux et percée d’une très discrète porte arquée. Parfois quelques petites coupoles sur les toits le signalent, parfois des inscriptions peintes affichent les heures d’ouverture, ou adressent quelques mots d’accueil :« Hammam Bustan al-Sultan souhaite la bienvenue à ses chers clients » dit la photo. Les brumes que dégagent les vapeurs humides des bains qui nous sont donnés à voir, ajoutent au mystère du rituel et de l’intime.

Le seuil de la porte franchi, le livre décrit les étapes préparant au bain : quitter ses chaussures, se déshabiller au vestiaire – la partie fraîche du parcours -, échauffer le corps pour passer de la partie tiède à la partie chaude située au fond, pour  s’enfoncer dans une intense sudation, recevoir un filet d’eau fraîche sur le nombril pour détendre le ventre, faire ruisseler l’eau sur le corps, frictionner lentement au gant en mouvements réguliers, shampouiner à grandes eaux et rincer abondamment. Les femmes passent un long temps devant une vasque pour les soins de leur peau et de leurs cheveux. Puis il faut refroidir le corps avant le retour à l’extérieur – Sanaa se situe à 2200 mètres d’altitude, sa température ne dépasse pas 30° – les hommes sortent la tête enveloppée dans un grand châle. Chapitre par chapitre le sujet s’approfondit et Michel Tuchscherer montre au chapitre trois que le hammam est aussi un lieu ambigu hanté par les Djinns.

© Nabil Boutros

Fâtima al-Baydânî rapporte en ce sens un conte collecté dans le patrimoine populaire oral, le Conte des deux bossus et les Djinns. La quête de la pureté rituelle qui est au cœur des pratiques de l’Islam se retrouve au hammam où le croyant chasse les souillures de la vie organique et où l’homme devient vulnérable, n’étant plus sous la protection de l’ange Munkar ni de son acolyte, Nakir. Il multiplie les gestes de précaution. Autour, émanant d’un brûle-parfum, la myrrhe aux vertus médicinales en même temps que parfum, répand ses senteurs. Au-delà de la purification du corps le bain est aussi purification de l’esprit et permet un rapprochement d’avec Dieu. Il n’est pas rare d’achever son parcours balnéaire par une prière, à l’intérieur même du hammam.

© Nabil Boutros

Le livre propose aussi, par ses encadrés, de mettre le projecteur sur certains sujets. Ainsi sur le massage, rituel essentiel qui n’a pourtant aucun caractère obligatoire. La qualité du geste du masseur et le rythme qu’il y donne, les étirements qu’il pratique prennent en compte la globalité du corps. Claire Davrainville, – fasciathérapeute, diplômée en art et thérapie du mouvement, Université Moderne de Lisbonne – parle du Massage dans le parcours balnéaire des hommes, réalisé à la demande par un frictionneur expérimenté ou par le maître de bain. Le hammam accompagne les grands moments de la vie et rites de passages comme le mariage, l’accouchement après la période des quarante jours de l’accouchée, la veille des grandes fêtes religieuses avec leurs multiples rites et interdits. Il est aussi un marqueur dans la sexualité des enfants qui à partir de six ans ne suivent plus leur mère mais accompagnent selon leur sexe, père ou mère. Le bain est à la fois public et intime, savoir-vivre et pudeur, il procure de grands bienfaits.

Dans le droit fil d’un art de vivre ancestral, la culture citadine de Sanaa oblige à des moments de convivialité. Ainsi, dans le prolongement du hammam et comme lui thérapie de l’âme, le magyal est au cœur des rites de sociabilité. Confortablement installés à même le sol autour d’une nappe blanche et selon une hiérarchie de préséances, se partage le plaisir d’être ensemble. Moment de contemplation et de discussion, moment de convivialité où l’on mâche le qat à l’effet légèrement euphorisant, où s’échange la nourriture pour arriver, en décrescendo, jusqu’à l’heure de l’appel à la prière du couchant.

© Nabil Boutros

Christian Darles – architecte et archéologue, chercheur associé au Laboratoire de Recherches en Architecture de Toulouse et au Centre Français d’Archéologie et des Sciences Humaines de Sanaa – parle ensuite de l’Architecture et Matériaux, entre l’ancien et le nouveau et présente l’intérieur, puis l’extérieur des hammams. De la partie fraîche avec vestiaire, fontaine et bassin aux parties tièdes et chaudes ; des anciens hammams aux adaptations des plus récentes avec renouvellement des matériaux et des techniques et glissements de la signification même de l’usage du bain ; des toits-terrasses aux coupoles percées de lucarnes ; des réservoirs d’eau et systèmes de chaufferie ; de la maison du gardien. Il y a peu, l’eau venait de puits situés à proximité que l’on montait dans des citernes à ciel ouvert à l’aide d’une corde et d’une poulie. Il n’y avait pas de hammam sans puits.

Quand Michel Tuchscherer recherche l’origine des hammams à Sanaa, il fait face à plusieurs versions. Certains les datent du milieu du XVIème siècle, époque de l’occupation ottomane. Compte tenu d’une histoire lacunaire, le chercheur déclare : « Une chose est indéniable, les hammams antérieurs au XXème siècle entretiennent des liens étroits avec les mosquées, avec les jardins, à travers les fondations pieuses (waqf) et ont longtemps fonctionné en symbiose avec la ville. » Avec Yahyâ al-‘Ubalî – chercheur à l’Université de Sanaa, qui a réalisé la plupart des enquêtes de terrain – il se penche ensuite sur les savoir-faire des métiers du bain – le frictionneur qui « fait le hammam », le maître de bain, gestionnaire et médiateur dans les conflits – et sur le statut social des hammamis, au bas de la hiérarchie sociale traditionnelle, appelés les gens du cinquième. Traiter quelqu’un de hammami est en fait une insulte. Pourtant les métiers et savoir-faire se transmettent dans ce que le Yémen appelle la famille élargie, des groupes patronymiques qui comprennent plusieurs lignées. La gestion du hammam est familiale et patriarcale.

La fréquentation du bain était et reste un art de vivre. « Contrairement à de nombreux pays du Moyen-Orient, de la Tunisie à la Turquie, en passant par l’Égypte et la Syrie où nombre de hammams sont en ruine ou ont disparu, où les pratiques sont tombées en déshérence, au Yémen au contraire se maintient une solide culture du hammam » note Michel Tuchscherer, même si, dans la conclusion de l’ouvrage il reconnaît que les hammams s’éloignent de leur statut d’institution au service de la communauté pour se transformer en entreprise privée répondant à des clientèles plus diversifiées.

© Nabil Boutros

Lieu d’ambiguïté et de contradictions, le hammam correspond à une caractéristique essentielle de la civilisation islamique. À différents moments de l’ouvrage, Mohamed Bakhouch – professeur émérite de littérature arabe ancienne, Université d’Aix-Marseille – met en exergue les vers d’un poète du XVIIIème siècle, Muhammad al-Kawkabani montrant que le hammam est bien le personnage principal de l’urbain, du religieux et du social. C’est aussi le lieu qui répond à l’imaginaire des corps et qui, avec la lumière tamisée émanant des coupoles, contribue à son atmosphère singulière. Cette lumière, ces atmosphères, ont été admirablement captées à travers l’objectif de Nabil Boutros. Les précieuses images – dont un bon nombre en pleine page – sont accompagnées d’un commentaire détaillé et traduisent les gestes et les étapes du parcours dans le hammam : déshabillage et gros plan sur pied mouillé, ronde d’hommes dans la salle chaude pour accélérer et renforcer la sudation, lumières tamisées, ajustement de la fûta ce pagne dont s’entoure le baigneur, ballots des usagers suspendus au vestiaire, sudation dans la pièce chaude les hommes allongés à même le sol, brumes et vapeurs de la chaleur humide diffusée. Ces photographies nous font parcourir les étapes suivies par celui qui se rend au hammam – friction, massage, shampouinage, rinçage à grandes eaux, ruissellement de l’eau de la tête aux pieds -. Au-delà de leur aspect documentaire elles offrent à celui qui les regardent des pans de réflexion sur un art de vivre. Elles sont elles-mêmes de purs scénarios. Les lieux nous sont montrés principalement du côté des hommes, là où le photographe pouvait pénétrer. Il s’est rendu dans de nombreux hammams, en détaille l’extérieur et l’intérieur, y compris le vendredi matin, jour d’affluence et de détente, jour de prière. Il montre les murs à la chaux et les gestes, derrière les murs les moindres petits recoins et invite à un voyage artistique, philosophique et spirituel.

Publié par la Librairie Orientaliste Paul Geuthner Hammams à Sanaa – culture, architecture, histoire et société transmet au début de l’ouvrage le système de translittérations des caractères arabes et montre à la fin de l’ouvrage une carte de Sanaa sur laquelle figure les anciens hammams et leurs relevés, ainsi que la carte et les relevés des nouveaux hammams ; des notes et références souvent en bilingue, arabe et français y figurent ainsi que plusieurs index – celui des noms communs, des noms de lieux, des noms de personnes et de groupes ainsi qu’un glossaire indexé des termes arabes. C’est admirablement réalisé dans le cheminement de l’usager-baigneur, formidablement documenté par Michel Tuchscherer et les auteurs, magnifiquement accompagné et commenté par les photos de Nabil Boutros qui en a aussi assuré la mise en page avec Chloé Heinis. C’est une somme de travail et un superbe ouvrage !  

Brigitte Rémer, le 23 juillet 2022

© Nabil Boutros

Hammams à Sanaa – culture, architecture, histoire et société. Coordination Michel Tuchscherer – Photographies Nabil Boutros. Contributeurs – Fâtima al-Baydânî, spécialiste pour la collecte de la littérature orale populaire à travers le Yémen, chercheuse à L’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), à Marseille – Mohamed Bakhouch, professeur émérite de littérature arabe ancienne, Université d’Aix-Marseille – Christian Darles, architecte et archéologue, chercheur associé au Laboratoire de Recherches en Architecture de Toulouse et au Centre Français d’Archéologie et des Sciences Humaines de Sanaa – Claire Davrainville, fasciathérapeute, diplômée en art et thérapie du mouvement, Université Moderne de Lisbonne – Yahyâ al-‘Ubalî, chercheur à l’Université de Sanaa, qui a réalisé la plupart des enquêtes de terrain.

Édité par la Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A – 16 rue de la Grande Chaumière. 75006. Paris – Site : www.geuthner.com – Paris, dernier trimestre 2021.

Salon du livre des Balkans 2022

© Yves Rousselet

C’est une année particulière pour le Salon du livre des Balkans qui fêtait sa 10ème édition en février dernier, Pascal Hamon en est le fondateur. Avec l’Association Fête du Livre des Balkans il continue à le faire vivre, entouré d’une équipe de passionnés. Il en rappelle l’objectif : « présenter les Balkans autrement » et « montrer au public quels peuvent être les éléments culturels communs des pays balkaniques dans des domaines tels que l’histoire, les langues, les religions, et aussi les littératures et écritures dans toute leur diversité. » Depuis 2012, la manifestation est accueillie à l’Inalco-Bulac, Pôle des Langues et Civilisations qui se transforme en véritable ruche.

Flash-back donc en cette édition 2022 sur le chemin parcouru – après un arrêt dû au Covid – à travers une rétrospective d’affiches (de Franyo Toth et Johanna Marcadé) et de photographies (d’Yves Rousselet) et avec une clôture festive de l’édition, par l’intervention musicale de Gülay Hacer Toruk qui chante les Balkans, entourée de ses musiciens

Étaient présents au Salon du livre des Balkans cette année plus d’une vingtaine d’éditeurs, venant de cet espace géographique ou travaillant avec, pour présenter leurs dernières parutions. Des rencontres avec auteurs, traducteurs, éditeurs et libraires, des lectures et des tables rondes, des expositions, des coups de cœur, des signatures et la remise du Prix du Salon, confirment une véritable dynamique de la littérature des Balkans.

Nous ne pouvons ici en retenir que quelques exemples comme la carte blanche donnée à Chloé Billon, traductrice du croate, en dialogue avec Marie Vrinat-Nikolov, enseignante à l’Inalco, pour montrer les spécificités de La littérature croate contemporaine, dans un pays, la Croatie, situé au croisement de l’Europe centrale, des Balkans et du monde méditerranéen ; les ouvrages de Dubravka Ugresic, Bekim Sejranovic, Olja Savicevic et Robert Perisic y étaient présentés à titre de référence. La projection d’un court métrage documentaire de la réalisatrice croate Ines Jokos, lauréate du Festival des Cinémas du Sud Est Européen, Do you go out ? précédait le débat : deux personnes se rencontrent à l’hiver de leur vie.

Autre exemple avec ces trois pays, trois villes, mises à l’honneur, dans la série Coups de cœur, à travers les ouvrages de Ylljet Alicka sur l’Albanie : Métamorphose d’une capitale, aux éditions des Soixante – Sedef Ecer sur Istanbul : Trésor national, aux éditions J.C. Lattès – Ivan Nilsen : Les carnets de Salonique, aux éditions Marie Barbier. Une table ronde autour de Bernard Lory, professeur à l’Inalco, sur le thème De l’Histoire à la fiction a rassemblé des auteurs du Kosovo, Croatie, Roumanie et Turquie, pour mettre en évidence la transformatin et le passage de la matière historique en matière littéraire. La présentation du livre Les Bords réels (éditions Bec en l’air) et projection des images de films documentaires consacrés à la Bosnie, réalisés par Adrien Selbert, photographe de l’Agence Vu et réalisateur, qui sillonne depuis près de vingt ans le pays, interrogeant la question de l’après-guerre. Une conférence-débat autour de la directrice des éditions internationales du Monde Diplomatique, Anne Cécile Robert, sur La liberté de la presse dans les Balkans, avec les directeurs des sept éditions internationales du Monde Diplomatique présents au Kosovo, Albanie, Bulgarie, Grèce, Macédoine du Nord, Serbie et Turquie.

© Yves Rousselet

Une table ronde  sur le thème Importance et fragilité des communautés juives dans les Balkans, modérée par Jean-Claude Kuperminc, directeur de la bibliothèque et des archives de l’Alliance israélite universelle, a rassemblé Odette Varon -Vassard pour Des sépharades aux juifs grecs (éditions Le Manuscrit), Nadège Regaru pour Et les juifs bulgares furent sauvés, une histoire des savoirs sur la Shoah en Bulgarie (éditions Presses de Sciences-Po), François Azar, éditeur et Gazmen Toska représentant du musée juif de Berat en Albanie, pour présenter le livre de Moïse Abinun, Les lumières de Sarajevo (éditions Lior). Les échanges ont porté sur l’émigration des Séfarades expulsés d’Espagne et du Portugal au XVème siècle et accueillis par les pays de l’Empire Ottoman.

© Yves Rousselet

Autre thème proposé, Comment parler de l’actualité littéraire balkanique, échanges animés par Evelyne Noygues et rencontre avec trois écoles balkaniques de Paris et Région Parisienne partenaires du Salon du Livre : les écoles, turque De la Seine au Bosphore, bulgare Cyrille et Méthode et grecque de Chatenay-Malabry.

De nombreuses séances de dédicace ont émaillé ces deux journées consacrées aux échanges littéraires liés à la dynamique créatrice de la région des Balkans où agissent en synergie auteurs et éditeurs, intellectuels et artistes. L’organisation du Salon permet ces croisements et rencontres, fructueuses et conviviales, d’autant après deux ans de suspension pour raison de pandémie. Une manifestation à suivre dans ses prochaines éditions. Premier rendez-vous en novembre 2023, pour la 11ème édition !

brigitte rémer, le 10 avril 2022

Salon du livre des Balkans, INALCO / BULAC – 65 rue des Grands Moulins – Paris 75013 – www.livredesbalkans.net

Pour l’Ukraine – L’appel du monde culturel français


Drapeau ukrainien © DR

 

Plus de quatre-vingts professionnels du domaine de l’art et de la culture ont en quelques heures signé le message ci-dessous, assurant leurs alter-ego d’Ukraine de leur solidarité. Bien d’autres ne tarderont pas à les rejoindre.

 

Nous, directrices et directeurs de lieux culturels en France, nous exprimons par ce message notre solidarité au peuple ukrainien et aux artistes ukrainiennes et ukrainiens.

Nous sommes, face à l’urgence et aux dangers encourus par des artistes contraints de fuir la guerre, prêts à nous mobiliser, à contribuer à les accueillir en France afin qu’ils puissent continuer leur activité et ainsi préserver la libre expression de la culture ukrainienne.

Drapeau ukrainien © DR

 

A vous, Oxana, Ludmila, Nina, Tarass, toutes nos pensées de fraternité et d’amitié.

 

 

 

 

La fin de Satan

Poème de Victor Hugo – conception et jeu Christine Guênon, compagnie Chaos Vaincu – collaboration artistique Laure Guillem – Salon rouge de la Maison Victor Hugo.

Christine Guênon aime à fréquenter Victor Hugo. Elle en avait adapté son roman, L’Homme qui rit et présenté un spectacle au Théâtre de l’Aquarium, avant de le tourner dans le monde. Elle récidive avec La Fin de Satan accompagnée par Laure Guillem comme conseillère artistique et présente son solo à la Maison Victor Hugo. Dans ce même Salon rouge, l’écrivain lisait ses pièces à ses amis.

Le lieu est intime. Sur une petite estrade, un fauteuil. Blottie au fond du fauteuil, l’actrice et ses métamorphoses, intenses, entre la chute de l’ange, ce Dieu montré du doigt et la force de Satan. La Fin de Satan est une œuvre complexe dans laquelle Hugo se lance en 1854 et qui reste inachevée. Une partie de sa grande œuvre est déjà derrière lui. Né en 1802, Hugo écrit des poèmes depuis l’adolescence. Dès avant la trentaine il avait publié Les Orientales (1829), Hernani (1830) brisant les règles du théâtre classique et déclenchant une véritable bataille au Théâtre-Français, Notre Dame de Paris (1831), Le Roi s’amuse (1832), Lucrèce Borgia et Marie Tudor (1833), Ruy Blas (1838). Il avait été reçu à l’Académie Française en 1841. Son engagement politique avait débuté en 1848, année où il était élu à l’Assemblée Constituante. La Fin de Satan est donc en gestation depuis l’année 1854 mais ne sera éditée qu’en 1886, un an après sa mort. Hugo écrivait en même temps les Contemplations, publiées en 1856 et avait mis en attente son travail sur La Fin de Satan au profit des Misérables qui voyaient le jour en 1862.

 Écrite en vers, La Fin de Satan commence par sa chute dans l’abîme, les astres s’éteignent un à un, une plume des ailes de l’archange banni reste suspendue au bord du gouffre, prélude intitulé Hors de la Terre I : « Quelqu’un, d’en haut, lui cria : – Tombe ! Les soleils s’éteindront autour de toi – Maudit ! » Dans La Première Page, qui suit, Dieu déchaîne le déluge. Le début, « L’Entrée dans l’ombre » commence par  « Noé rêvait. Le ciel était plein de nuées. On entendait au loin les chants et les huées des hommes malheureux qu’un souffle allait courber… » puis, en vis-à-vis, avec « La Sortie de l’ombre » le Chaos refuse de reprendre le monde et Dieu consent qu’il revive. Le Livre Premier porte ensuite pour titre Le Glaive et met en scène Nemrod, ce géant qui ayant conquis la terre part à la conquête du ciel : « Il s’en retourna seul au désert, et cet homme, ce chasseur, c’est ainsi que la terre le nomme, avait un projet sombre. »  Dans Hors de la Terre II la plume de Satan devient un ange-femme appelée par Dieu, Liberté : « Cette plume avait-elle une âme ? Qui le sait ? » Le Livre Deuxième intitulé Le Gibet fait le récit de la crucifixion : « En ce temps-là, le monde était dans la terreur ; Caïphe était grand-prêtre et Tibère empereur… » Hors de la Terre III met en scène Satan proclamant son amour de Dieu en même temps que son impuissance et son envie de vengeance. Trois chants l’interrompent : « Chanson des oiseaux », « Chant de l’infini » et « Hymne des anges ». « Lumière ! fiancée de tout esprit, soleil ! feu de toute pensée, vie ! où donc êtes-vous ? » L’œuvre se termine avec L’Ange Liberté qui, descendant dans le gouffre affronte Satan et dans cette lutte du bien avec le mal, cherchant à remonter sur terre pour sauver les hommes, « L’ange entendit ce mot ; Va ! »

Métaphore de la liberté, l’œuvre est épique et métaphysique, son adaptation n’est pas une mince affaire. La proposition de Christine Guênon est superbement agencée. Narratrice, elle incarne l’auteur comme elle incarne le mal et le bien, Satan et l’Ange-Liberté, du fond de son gouffre/fauteuil avec une grande puissance évocatrice. Sa parole habitée jaillit du fond du Salon Rouge sous le regard de Victor Hugo, façonné par le sculpteur David d’Angers. C’est une belle proposition théâtrale et littéraire qui trouve sa juste place dans le lieu emblématique de l’écrivain, sa Maison.

Brigitte Rémer, le 20 janvier 2022

Du 14 janvier 2022 au 4 février 2022 à 19h30, Maison Victor Hugo, 6 Place des Vosges, 75004 – métro : Bastille, Saint-Paul – site : www.musee-hugo.paris.fr – tél. : 01 42 72 10 16

Salon du livre des Balkans

10ème édition ! Vendredi 11 et jeudi 12 février 2022, 65 rue des Grands Moulins. 75013. Paris – Pôle des Langues et Civilisations, à l’INALCO/BULAC (Entrée libre).

VENDREDI 11 FĒVRIER  2022                                                                                

16h –  Ouverture du Salon Inauguration de l’Exposition
 “Dix éditions du Salon au travers de ses affiches et des photographies” 

16h30 – Les invités de nos Coups d’Cœur,  autour de Trois Villes/Trois Époques – Ylljet Aliçka pour “Métamorphose d’une capitale” éditions L’Esprit Du Temps – Ivan Nilsen  pour “Les carnets de Salonique” éditions Marie Barbier  – Sedef Ecer pour “Trésor national”  éditions JC Lattès – Échange animé par Ornela Thodoroshi

17h30Projection du film lauréat 2021 dans la catégorie documentaire “Do you go out ?”  de Ines Jokos  (Croatie, sous-titre anglais) en partenariat avec le festival SEE à Paris

18h – La littérature croate contemporaine Carte blanche à Chloé Billon traductrice du croate au travers des ouvrages de Dubravka Ugresic, Bekim Sejranovic, Olja Savicevic et Robert Perisic.
Dialogue avec Marie Vrinat-Nikolov, enseignante à l’Inalco

19h – Table ronde “De l’Histoire à la fiction” avec :
Timothée Demeillers pour “Demain la brume” éditions Asphalte 
Jeton Neziraj pour “Vol au-dessus du théâtre du Kosovo” “Spectacle pour 4 acteurs”
éditions Espace d’un Instant
Florina Illis pour “Le livre des nombres” éditions Syrtes 
Nedim Gursel pour “Balcon sur la Méditerranée, cet hiver à Sarajevo” éditions Le Seuil.
Échanges modérés par Bernard Lory historien et enseignant à l’Inalco

21h – Photographies d’Adrien Selbert  “Les Bords réels” , Présentation du livre et projection de l’ouvrage consacré à la Bosnie, éditions Bec en l’air – Entretien animé par Pascal Hamon fondateur du Salon

 

SAMEDI 12 FĒVRIER 2022

10h – Ouverture du Salon

11h Comment parler de l’actualité littéraire balkanique ? Avec Jean Paul Champseix,  Timur Muhidine, Nicolas Trifon. Échange animé par Evelyne Noygues

13h – Rencontre avec les élèves de l’école de langue bulgare “Cyrille et Méthode”, avec l’école de langue turque “De la Seine au Bosphore” et avec l’école grecque de Chatenay-Malabry autour des Fables et notamment celles d’Esope, de La Fontaine et de Stojan Mihajlovski (Bulgarie)

15h – Conférence  Débat  “La liberté de la presse dans les Balkans”  avec les directeurs des sept éditions internationales du Monde Diplomatique présents dans les Balkans : Kosovo, Albanie, Bulgarie, Grèce,  Macédoine du Nord, Serbie, Turquie. Présenté par Anne Cécile Robert directrice des éditions internationales du Monde Diplomatique

16h30 – Table Ronde “Importance et fragilité des communautés juives dans les Balkans modérateur Jean-Claude Kuperminc directeur de la bibliothèque et des archives de l’Alliance israélite   universelle. Avec  la participation de :
. Odette Varon -Vassard pour “Des sépharades aux juifs grecs” éditions Le Manuscrit
. Nadège Ragaru pour “Et les juifs bulgares furent sauvés, une histoire des savoirs sur  la Shoah
en Bulgarie “
 éditions Presses de Sciences-Po
. Moïse Abinun ” Les lumières de Sarajevo” éditions Lior  présenté par François Azar et Gazmen Toska, représentant du musée juif de Berat en Albanie

18h – séance de dédicaces

18h30 – Le Salon du Livre des Balkans fête ses 10 éditions ! Intervention musicale
de Gulay Hacer Toruk et ses musiciens

21h     clôture du Salon

Pôle des Langues et CivilisationsINALCO/BULAC –  65 rue des Grands Moulins Paris 75013 – RER : C – Métro : ligne 14 – Bus : 276283 – Tram : T3A. Stations : Patay – Tolbiac ; Bibliothèque Rue Mann ; Bibliothèque Chevaleret ; Bibliothèque François Mitterrand ; Maryse Bastié ; Porte d’Ivry.

Entrée Libre dans le respect des règles sanitaires en vigueur  –  (Retransmission vidéo des débats)

Monaco – Alexandrie. Le grand détour – Villes-mondes et surréalisme cosmopolite

Ouvrage publié avec les éditions Zamân Books, sous la direction de Morad Montazami, responsable d’édition Madeleine de Colnet, à l’occasion de l’exposition éponyme présentée au Nouveau Musée National de Monaco/ Villa Sauber.

Historien de l’art, éditeur et commissaire d’exposition, Morad Montazami accompagné de Madeleine de Colnet, directrice de projets artistiques et culturels et de Francesca Rondinelli, conseillère scientifique, signent le commissariat de l’exposition Monaco-Alexandrie. Le grand détourVilles-mondes et surréalisme cosmopolite, présentée à Monaco depuis le 17 décembre. Ils éditent un riche ouvrage en bilingue français/anglais prolongeant l’exposition et préfacé par la Princesse de Hanovre dans lequel se croise la parole d’écrivains, poètes, peintres et philosophes émaillée de photographies d’archives. « Ce livre fonctionne comme un guide de voyage entre deux grands carrefours méditerranéens, Monaco et Alexandrie » écrit Björn Dahlström, directeur du Nouveau Musée, villa Sauber.

« Mais si Monaco et Alexandrie se regardent, c’est bien plus dans des eaux miroirs que dans des eaux étrangères » annonce Morad Montazami. L’ouvrage, comme l’exposition, met en exergue les parcours artistiques et interactions des écrivains et plasticiens allant de Monaco et du sud de la France, à l’Italie et à l’Égypte ; ceux qui ont contribué à l’avancée de l’art moderne ; ceux qui s’arrêtèrent à Monaco comme Léonor Fini, André Pieyre de Mandiargues, Stanislao Lepri, Constantin Jelenski et leurs liens avec les surréalistes égyptiens dont les figures-phares sont Georges Henein, journaliste, écrivain et poète et Ramsès Younan, peintre, intellectuel, écrivain et traducteur, auteur du célèbre tableau Tropique du cancer, réalisé en 1945.

Monaco-Alexandrie. Le grand détour nous plonge au cœur de la scène artistique alexandrine d’hier et d’aujourd’hui. On y trouve la référence aux grands artistes égyptiens reconnus dès le début du XXème, comme le sculpteur Mahmoud Mokhtar, représentatif de la Nation, dont la sculpture Le Réveil de l’Égypte (Nahdat Misr, 1920) fut inaugurée dans sa version monumentale par le roi Fouad 1er, en 1928. Dix ans plus tard, un collectif de trente-huit intellectuels et artistes égyptiens et non-égyptiens se reconnaissant dans le mouvement du surréalisme, avait fondé au Caire le 22 décembre 1938 le groupe Art et Liberté, autour du critique d’art Georges Henein, ardent défenseur de la liberté de l’idée, des récits de rêve et de l’écriture automatique, en lien avec André Breton. Ce dernier écrivait à Henein : « Le démon de la perversité, tel qu’il daigne m’apparaître, m’a bien l’air d’avoir une aile ici, l’autre en Égypte. » Georges Henein sera contraint à l’exil en 1962 en raison de ses positions politiques et de son opposition à Nasser. Autre figure-phare du groupe, le peintre, écrivain et traducteur Ramsès Younan (1913-1966) qui crée avec Georges Henein la revue La Part du sable pour le groupe surréaliste égyptien, publie les traductions en arabe de Camus, Kafka et Rimbaud. Installé à Paris entre 1946 et 1956, il présente sa première exposition personnelle à la Galerie du Dragon. À cette occasion, un dialogue avec Georges Henein sur l’automatisme est publié sous le titre Notes sur une ascèse hystérique. Le groupe Art et Liberté rédige un Manifeste intitulé Vive l’Art dégénéré en réponse aux idéologies fascistes du IIIème Reich qualifiant l’avant-garde d’art dégénéré. Son objectif, à la veille de la seconde guerre mondiale, est de démontrer son engagement au plan international en dénonçant la violence de la société et en luttant contre le colonialisme, le fascisme et la montée des nationalismes, (cf. notre article du 20 janvier 2017 sur l’exposition Art et Liberté – Rupture, Guerre et Surréalisme en Égypte – 1938/1948 qui s’est tenue au Centre Georges Pompidou).

Plusieurs chefs de file artistique ont marqué de leur empreinte le développement de l’art moderne en Égypte : Mahmoud Saïd, figure emblématique d’Alexandrie, fils du Premier Ministre de l’Égypte sous protectorat britannique, a évolué dans le cosmopolitisme de la ville avec ses communautés grecque, française, italienne, arménienne, syrienne et libanaise. Portée par l’influence de la Méditerranée, son inspiration puise dans cette créativité internationale et l’identité hybride de la ville, dans la représentation de la femme ; Mohamed Naghi – dont l’une des célèbres toiles, L’École d’Alexandrie, sera détruite lors de l’incendie du Gouvernorat de la ville, en 2011 – frère de la talentueuse artiste peintre Effat Naguy, a réuni des artistes et des écrivains au sein de l’Atelier d’Alexandrie qu’il a créé, en 1935. Plus tard, en avril 1945, l’écrivain français Etiemble y créera la revue Valeurs rassemblant des auteurs de tous horizons, Taha Hussein alors recteur de l’Université d’Alexandrie soutiendra l’initiative ; autre institution qui inscrit la ville au répertoire de l’art international, la Biennale d’Alexandrie des Pays de la Méditerranée qui sera inaugurée le 22 juillet 1955 par Nasser au Musée des Beaux-Arts d’Alexandrie ; Mohamed Naghi se lie d’amitié entre autres avec André Lhote, peintre, graveur, illustrateur et théoricien français de l’art qui s’est rendu plusieurs fois en Égypte et y a puisé son inspiration. De son côté, Mohamed Mahmoud Khalil, mécène et collectionneur d’art s’est engagé pour les arts en rassemblant une des plus importantes collections d’art français hors de la France, avec plus de trois cents peintures et quatre-vingts sculptures. À sa mort, en 1953,  elle sera léguée à l’État et sa villa, au Caire, transformée en un musée national ; Autre mécène et amoureux des arts, Aldo Ambron dont la célèbre villa – rasée en 2017 – avait hébergé Lawrence Durrell qui y écrivit son célèbre Quatuor d’Alexandrie mettant en scène l’intelligentsia alexandrine, ou encore Gustave Aghion, banquier et collectionneur notamment des premières œuvres du Fauvisme dont le chef de file fut André Derain, et qui fit construire par les célèbres architectes français Auguste et Gustave Perret son hôtel particulier, la Villa Aghion, également détruite, en 2016.

De 1936 à 1952, sous Farouk Ier, Alexandrie a connu un fort développement touristique en même temps que culturel notamment dans le domaine du cinéma, avec la création de salles et l’action du grand réalisateur Youssef Chahine à compter de 1950. Plus tard, Chahine tournera Alexandrie pourquoi (1978), Alexandrie, encore et toujours (1989), Alexandrie-New-York (2004). En 1937, le Pavillon égyptien, à Paris, marque la première participation de l’Égypte à une exposition internationale d’arts et techniques appliquées juste après l’indépendance signée avec les Britanniques : L’Égypte, mère des arts et des techniques appliquées. Une sélection d’œuvres de l’art moderne égyptien y est présentée en même temps que des objets de l’Égypte antique. Mohamed Naghi y réalise une grande peinture murale, Les Larmes d’Isis, Mahmoud Saïd y expose son chef-d’œuvre, La Ville. En 1947 les artistes Fouad Kamel et Ramsès Younan sont invités à participer à l’exposition sur Le Surréalisme organisée par la Galerie Maeght à Paris, Georges Henein y publie un texte dans le catalogue, intitulé Séance tenante.

De nombreuses personnalités artistiques hantent Alexandrie, entre autres le poète grec Constantin Cavafy dont l’œuvre a alors surtout circulé dans les revues. Il est né à Alexandrie et avait acquis une certaine notoriété dans la communauté grecque de la ville et les cercles littéraires alexandrins – il a notamment côtoyé Edward Morgan Forster, romancier, nouvelliste et essayiste anglais tombé sous le charme de la ville et auteur lui-même d’une Alexandrie, promenade à travers la ville publiée en 1922 – « Tu ne trouveras pas d’autres terres, tu ne trouveras pas d’autres mers. La ville te suivra. Tu hanteras les mêmes rues. Dans les mêmes quartiers tu vieilliras et dans les mêmes maisons tu te faneras. Tu arriveras toujours dans cette ville… » écrivait Cavafy.

Autres personnalités artistiques alexandrines auxquelles fait référence l’ouvrage : l’artiste Samir Rafi et sa rencontre avec Le Corbusier ; la danseuse, peintre et écrivaine française Valentine de Saint-Point qui fait de l’Égypte où elle arrive en 1924  sa seconde patrie et écrit un Manifeste de la femme futuriste ; Filipo Tommaso Marinetti, fondateur du futurisme, né à Alexandrie, et Nelson Morpurgo qui, avec d’autres, signe le Manifeste Nous les futuristes italiens (Noi Futuristi italiani) ; les peintres Mayo et Ungaretti qui travaillent entre l’Égypte, la France et l’Italie ; Bona Tibertelli de Tisis, épouse Mandiargues à partir de 1950 et ses collages de tissus ; Leonor Fini artiste peintre surréaliste, graveuse, lithographe, décoratrice de théâtre et écrivaine d’origine italienne née à Buenos Aires qui, en 1940, vit à Monaco ainsi qu’André Pieyre de Mandiargues, écrivain surréaliste qu’elle a connu à Paris et Stanislao Lepri, consul d’Italie et peintre, qu’elle épousera. Les trois se fréquentent assidûment. Elle, peint principalement des portraits d’amis artistes et intellectuels et s’intéressant particulièrement à l’érotisme et au sado masochisme, illustrera l’œuvre du Marquis de Sade. Elle s’installe à Rome en 1943 avec Stanislao Lepri mais restera toujours en lien avec Mandiargues. Autre personnalité, écrivaine née dans une riche famille juive séfarade et cosmopolite faisant partie de la colonie britannique installée au Caire depuis plusieurs générations, Joyce Mansour s’installe en France en 1954, participe aux activités des surréalistes, rencontre André Breton et de nombreux artistes comme Pierre Alechinsky, Matta, Wilfredo Lam, Henri Michaux et André Pieyre de Mandiargues dont certains illustreront ses écrits.

Monaco-Alexandrie. Le grand détour fait référence à nombre d’artistes qui ont marqué ces villes de leur empreinte et ont participé à cette ferveur moderniste de l’entre-deux-guerres, la richesse des contributions le montre. L’ouvrage transmet une mine d’informations, il est abondamment illustré de reproductions sépia montrant dessins, affiches, gravures et photos, et d’un cahier d’une cinquantaine de tableaux aux tirages en couleurs de très belle qualité. Les deux villes, Monaco et Alexandrie, évoquent, chacune à leur manière, un monde magique et utopique, métaphysique et esthétique participant, par la recherche et l’engagement d’artistes de différentes disciplines et sensibilités, à l’avènement de l’art moderne.

Brigitte Rémer, le 22 janvier 2022.

Cet ouvrage est publié par le Nouveau Musée National de Monaco et Zamân Books & Curating, à l’occasion de l’exposition Monaco Alexandrie, le grand détour – Édition bilingue (français / anglais, 352 pages, 35.00 € – Auteurs de la publication : Cléa Daridan, Amina Diab, Arthur Debsi, Mehri Khalil, Marc Kober, Morad Montazami, Francesca Rondinelli.

Légende – Affiche du film de Youssef Chahine, Alexandrie pourquoi ? 1979 – Plage de Stanley Bay, Alexandrie, années 1930, collection David Thomas, archives Bibliotheca Alexandrina – Nabil Boutros, Santa Lucia, Alexandrie, octobre 1997 (Alexandrie revisitée, 1997/2004). Photographie argentique, archives Nabil Boutros, (p.64/65)

L’exposition se tient du 17 décembre 2021 au 2 mai 2022, au Nouveau Musée National de Monaco, Villa Sauber, 17 avenue Princesse Grace – Tous les jours de 10h à 18h, sauf les 25 décembre, 1er janvier et 1er mai – entrée gratuite le mardi de 12h30 à 14h pour Midi au Musée et tous les dimanches – tél. : +377 98.98.91.26 – site : www.nmnm.mc. Des trois cents œuvres présentées – tableaux, photos, sculptures, objets, textes et vidéos, une cinquantaine sont issues des collections du NMNM aux côtés d’autres collections monégasques (Palais Princier, Institut audiovisuel de Monaco, Musée d’anthropologie préhistorique, Musée océanographique de Monaco…) et de prêts exceptionnels provenant de collections égyptiennes publiques et privées. »