Archives de catégorie : Arts visuels

Je suis le peuple

© prod.Hautlesmains

© prod.Hautlesmains

Film documentaire d’Anna Roussillon présenté dans le cadre du 10ème Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient

Ce film est né de la rencontre de la réalisatrice avec Farag – un Saïdi de la vallée de Louxor – sa famille et ses voisins, avant la révolution égyptienne de janvier 2011. Le tournage avait débuté pour témoigner de la vie rurale du sud de l’Egypte loin des circuits touristiques et du patrimoine, pour parler de la terre, de la philosophie et du mode de vie paysan. Il s’est ensuite modifié, au fil des événements politiques qui ont suivi la chute du Président Moubarak le 11 février, événements suivis et retranscrits, avec la distance, géographique et d’interprétation, voulue par Anna Roussillon.

Deux livres des jours se tissent en filigrane, et parfois s’entrechoquent : celui de la vie paysanne au rythme des cultures et de l’irrigation, du four à bois et du pain pétri par les femmes, à travers la famille de Farag devenue archétype ; celui de la vie politique en temps réel dans sa chronologie, d’espoirs en manifestations, de commentaires en évolution des consciences politiques, de suspension de la Constitution sur fond de morts et autant de blessés, à l’élaboration d’une nouvelle version. Le raccord entre ces deux mondes se fait par la télévision quand elle veut bien marcher, entre deux pannes d’électricité ou des images brouillées.

Sur la Place Tahrir du Caire, les mouvements anti-gouvernementaux et les graffitis d’expression libre font face au rythme paysan du Saïdi : l’âne et le maïs, la pénurie de bouteilles de gaz, l’absence d’essence et de gazole, la manette télé que les enfants s’arrachent. « Nasser, Sadate, Moubarak étaient bien des militaires… » L’écran déroule l’histoire politique du pays et la caméra tourne, de mars 2011 à l’été 2013. Au Caire, l’incandescence est à son comble et nombre de jeunes y laissent la vie : première élection dite libre, qui place le frère musulman Morsi sur le devant de la scène dans la liesse, puis quelque temps plus tard le déboute de ses fonctions, avec la même ardeur ; discours controversés des fondamentalistes et violences de tous bords, dans les rues ; procès Moubarak ; arrivée d’al-Sissi comme Président : « …Tout le monde va voter. Avant, le résultat était toujours le même, Moubarak tenait le pays d’une main de fer, maintenant le vent de la liberté a soufflé » dit Farag plein d’espérance, avant le constat : « Retour aux mêmes… » La télé donne le mode d’emploi des urnes, on se pomponne pour aller voter : « Dieu est beau et il aime la beauté ». Dépouillement, discours politique… « Dans les terres, le peuple veut le changement de régime. Dieu rétablira les choses ». Au printemps 2012, le coût de la vie a quasiment doublé, Farag fait l’acquisition d’une machine à concasser le blé et travaille beaucoup, « ça donne un peu d’argent tous les jours »…

La démarche de la réalisatrice, de type sociologique, la place des deux côtés de la caméra : au-delà de la conception du parcours filmique, elle est celle qui lance les questions, en empathie avec ses interlocuteurs – famille et voisins de Farag – et se trouve face à la caméra, créant un espace de dialogue avec eux, s’inscrivant dans leur environnement, étrangère et familière. On l’apostrophe comme on apostrophe sa voisine et on la raille, gentiment. Elle, les interroge sur la révolution et ses suites, eux qui semblent éloignés du champ politique ; elle observe leur façon de construire leur compréhension des événements, pour la restituer au spectateur. La discussion se fait en travaillant, car la terre n’attend pas, ce qui donne de belles images : l’immensité d’un champ, les rigoles de l’irrigation, les temps de pause et de repos, la cuisson du pain, le ciel immense.

Dans ce double espace du travail et de la conversation, le duo/duel sur la question de la démocratie entre Farag et la réalisatrice, qui mène à l’emportement de Farag, est plein d’humour. Sur la définition de la démocratie : « T’as pas la même que la mienne ! » dit-il et il se met à piquer, comme une abeille : « Et la démocratie, comment elle se porte chez vous ? »

Je suis le peuple prend le titre d’une chanson et parle de la révolution d’une manière décalée, la réalisatrice le souhaitait, comme elle l’a confirmé au cours du débat qui a suivi la projection : « Je ne voulais pas tourner l’actualité à chaud ». Elle qui a grandi au Caire, qui filme et qui questionne, a su créer la confiance et s’intercaler dans les débats du village avec pertinence, créant ce double mouvement du film, entre le temps rural qui se suspend et le chaos urbain du moment.

Depuis la fin du tournage, Farag a ouvert son moulin et changé de statut social, il travaille sur son implantation locale et son image dans le village. Et le pays essaie d’avancer.

brigitte rémer

10 ème Panorama des cinémas du Maghreb et du Moyen-Orient – Cinéma L’Ecran de Saint-Denis – Conception, réalisation : Anna Roussillon – Montage : Saskia Berthod et Chantal Piquet – Production déléguée : Hautlesmains productions et Narratio Films – Année 2014 – Durée : 1h51 – Langue : arabe – Sous-titrages français et anglais – Première projection à l’Institut français du Caire, le 2 mai 2015.

Je suis le peuple a obtenu le Prix du Meilleur Premier Film et celui du Meilleur Documentaire International, au Jihlava International Documentary Film Festival, ainsi que le Prix Entrevues de Belfort, pour la compétition internationale (2014).

L’Une et l’Autre // Carnets de route

© Bahia Aidli

© Bahia Aidli

Photographies des ateliers dirigés par Sarah Moon et José Chidlovsky, présentées par l’Association 100 voix ! et la Galerie Fait & Cause

Créée il y a trois ans à l’initiative de l’association Aurore, 100 Voix ! a pour objet l’apprentissage du récit par l’image. L’association accueille des personnes en marge du tissu social, en situation d’exclusion et de précarité, et les accompagne dans un processus de reconstruction et de reconquête de leur identité. Dans ce cadre, et animé par des photographes professionnels, l’atelier des 100 Voix ! fait un bout de route avec elles, en photos et vidéos, et table sur la rencontre, l’échange et la transmission de l’une à l’autre.

C’est le résultat de travaux menés de 2012 à 2014, par des femmes de différents horizons et histoires, rassemblées autour de Sarah Moon et José Chidlovsky, qui est exposé, et publié. Les premières photos avaient fait l’objet d’une exposition présentée le 8 mars 2013, Journée de la femme. Deux ans plus tard à la même date, nouvel hommage aux femmes avec la parution des douze premiers numéros de la collection Carnets de Route, tirés à 500 exemplaires, et l’exposition de leurs auteures à la galerie Fait & Cause. L’édition de ces récits photographiques est superbe, chaque parcours a valeur de témoignage et se raconte en noir et blanc ou en couleurs, avec ou sans mots. La moitié des recettes est transmise à celle qui a réalisé le reportage, la moitié, remise à l’Association.

Des autoportraits, des légendes écrites à la main, des dates, des souvenirs et des bribes de vie ; des géographies, des états d’âme, des contre-jours ; des mots clés jetés sur le papier – chemin, bonheur ou vie –, des cris ; l’expression de goûts, d’intentions, de désirs, de projections ; des regards sur la vie, sur le quotidien, sombres ou plein d’espoir, des émotions, des pensées ; des anecdotes, du rouge et du noir, des traces, des pages élaborées d’autres plus spontanées. Toujours, des vécus singuliers, des mots sur un cahier. « Les chemins de ma vie avec ses succès et ses échecs, comme les échelons d’une échelle que je gravis sans cesse, d’où je chute parfois comme le jour dans la nuit… deux couleurs brodées par ma mère sur mon chemisier… » écrit Marie Rudnitska, l’une d’elles.

Jour de colère, chute, traversée, migration, nuit. L’ombre de l’enfance, le silence, la forêt des loups. Temps suspendu, nuit noire, la route en pluie, la mer, les cerfs-volants. « Je vois un homme qui ne voit rien, je vois du gris », dit une autre. Résistance, sentiment, constat, attente ; ma douleur  pour Bahia Aidli, une femme de solitude au foulard bleu, ou encore Le passage, qui conduit à la lisière d’une épaisse forêt. Il y a de l’enfance, quelque chose de fané, l’abandon. Elles utilisent le langage de la photographie pour soigner leurs blessures et parler de leur façon de vivre le monde. Comme le dit Sarah Moon :

« Il s’agit ici, que ce soit avec l’une ou l’autre, de la nécessité de récupérer une identité jusque là bafouée, de trouver un nouveau langage à travers l’image, un langage qui, en mêlant l’imaginaire et le réel, redessine à leur insu quelques facettes d’elles-mêmes longtemps oubliées. Les Carnets de route sont la concrétisation de cette tentative. Chacune d’entre elles, avec ses mots, son inconscient, son vécu, sa vision, son authenticité, nous dit jour après jour, pas à pas, quelque chose d’elle. La photographie est une petite voix, dit Eugène Smith. La leur force l’écoute. »

brigitte rémer

Les photographies et les Carnets de route sont de : Bahia Aidli Voilà – Lyliie Berry Monday to Monday – Aziza – Pénélope Bertrina Mon histoire en 7 jours – Caroline Chartrou – Florence Courtois – Rachida Essaydi – Magali Faucheux – Stéphanie Foucher – Kasia Grabowska Partout Personne et Je cherche à comprendre – Salha Hamrouni – Huguette Jeanmichel – Sylvana Jegoux – Jocelyne – Blandine Lesur Moi Blandine et Etats d’âme – Lydie- Nana N’Domatezo – Ioan Zlata – Bénédicte Ngobelle – Nelly Royer Chat alors – Marie Rudnitska Mon ombre et moi et Au jour la nuit – Nadège Soumaré – Gabie Trancéa.

Galerie Fait & Cause, 58 rue Quincampoix. 75004. Métro : Châtelet, Rambuteau – Exposition du 10 mars au 25 avril 2015. Dix Carnets de route (38 euros) – 5 euros l’unité. Tél. : 01 42 74 26 36 – Site : www.sophot.com

C’est quoi ce travail ?

Image du film

Image du film

Film documentaire réalisé par Sébastien Jousse et Luc Joulé, à partir de la résidence du compositeur Nicolas Frize dans une unité de production du groupe PSA Peugeot Citroën, à Saint-Ouen.

Homme engagé et d’engagement, observateur et acteur du monde du travail depuis de nombreuses années, travailleur de l’ombre dans les prisons, artiste passionné par le temps et le rapport au temps, Nicolas Frize, compositeur et anthropologue sonore comme il aime à se reconnaître, a pendant deux ans, fait de l’usine PSA Peugeot Citroën de Saint-Ouen son quartier général, pour y chercher les sons qui allaient composer la matière musicale de sa prochaine création. Il y rencontre bon nombre d’ouvriers, observe leur travail – ils sont ici six-cents, issus de trente communautés, divisés en quatre équipes car l’usine ne s’arrête jamais – et fait des entretiens avec quatre-vingts d’entre eux : « On parle de l’intime des choses, de l’indicible, en empathie avec eux. On rentre dans l’activité, dans la personne, on parle du rapport de l’homme à l’activité, du rapport au corps de l’activité. Ce sont des gens qui existent et qui résistent ». Leur parole deviendra matière en fusion d’un scénario à imaginer et ils seront protagonistes et acteurs du concert final qu’ils donneront ensemble et que Nicolas Frize intitulera Intimité. La personne, sa sensibilité, son intelligence, ce qu’elle fait et ce qu’elle met en jeu dans son travail, forment la trame des paroles collectées et servent le texte qu’il écrit et qui se déploie ensuite musicalement. Dans ce processus créatif, les ouvriers sont donc les pièces maitresses.

La caméra de Sébastien Jousse et Luc Joulé se pose à son tour dans l’usine et scrute. Elle décrit, rend compte, dialogue et témoigne des avancées du compositeur qui, comme tout ouvrier, porte casque et lunettes, gilet fluo de signalisation et chaussures protectrices pour déambuler dans les zones balisées. C’est une belle usine, immensément haute comme une cathédrale, qui a pour langage et points de repères des couleurs flashy : bleu, jaune, rouge et vert. Elle est chargée de signalétiques , affiches et symboles, – outil 2, accès formellement interdit, porte qualité garantie, accès interdit aux personnes non autorisées – et de consignes de sécurité : « contrôler, mettre le couvercle, lever, prendre la pile »… On est environné de lumières qui clignotent, du rouge au vert, donnant les temps de l’action, et les étincelles du métal éclairent les visages protégés. Le rideau transparent s’ouvre et se ferme, les longerons sont mis en caisse, les empilages de casiers jaunes montent, la caméra usine avec les ouvriers qui actionnent les manettes comme des conducteurs de train.

Certaines machines ont l’impudeur d’être élégantes et ressemblent à des échassiers, tandis que le ballet des bras articulés se poursuit inlassablement. Le bruit est envahissant, les bouchons d’oreilles ne sont pas un luxe. « J’aime voir la pièce comme si j’étais dans la matière », dit l’un d’entre eux. « A un moment je suis perdu, j’ai besoin d’entendre le bruit qu’on fait ». A la question : « Qu’est-ce que le travail » ? la réponse est forte : « Une reconnaissance de sa personne, voir qu’on vaut quelque chose, c’est le ciment de l’être humain. » Une femme ouvrière parle de la vitesse de production, son cahier des charges : « 934 pièces le matin et 1156 pièces l’après-midi, il faut que ce soit bien fait, on n’a pas le droit de faire de l’avance… Etre dans le rouge, je n’aime pas. Parfois, mes mains travaillent toutes seules, je ne pense à rien ». Un homme est caché derrière une énorme presse qui se lève. L’outilleur apporte une solution au problème technique et parle des restructurations : « Les usines de Melun, Asnières, Aulnay se sont regroupées, les ouvriers avaient tous une histoire » et parlant de la qualité du travail, il dit : « Pas de standard, chacun apporte une petite touche personnelle » mais regrette de ne pouvoir être plus créatif dans ce qu’il fait : « Ici on ne crée pas, on a des plans. A Aulnay, on sortait 350 000 voitures, on avait conscience de ce qu’on faisait, ici, tout est statique, rangé, plié, noté, tout est à portée de mains ; notre périmètre est réduit, il faut s’adapter, même si chacun a sa manière de prendre une pièce, chacun a sa technique, on est presque comme un robot ».

De séquences en observations, les réalisateurs poursuivent la captation du dialogue et des images avec les travailleurs : « Chacun a son rituel avant de commencer » dit l’une, « Pour entrer dans le rythme du travail, il faut se calmer, vider sa tête avant », dit l’autre, « pas la peine d’apporter ses problèmes ». Tous soulignent l’importance des collègues et de l’ambiance. L’équipe du film traverse l’atelier où le responsable planifie le travail. Il dit se situer entre les ouvriers et la direction, essayant de garder la justesse d’analyse. Les ouvriers de nuit évoquent leur travail et les rapports qui se tissent entre eux : « La nuit, on est unis, on est davantage les uns avec les autres, on se transmet des savoir-faire ».

Derrière ces paroles et ces images, la caméra suit Nicolas Frize et ses longues perches qui enregistrent sifflements, grincements et grondements, régularité du bruit des machines. Il fait vibrer des pièces détachées comme les lames d’un métallophone et en sort des sons aigus ; il partage l’écoute avec le travailleur qui est près de lui : « Je m’abandonne au présent et cherche à entrer dans le réel. Je cherche des matières, j’entends des paysages sonores, j’entends de la musique » dit-il, « le travail est en moi, il se confond avec moi, je ne peux rien en dire, il est dans tout ce que je pense. C’est le lieu où coudre du sens ».

Vient le moment où l’on voit le compositeur armé de son crayon noir et de sa gomme, dans un silence où seul le bruit des points et des traits qu’il trace existe, contrastant avec le bruit de l’usine. Puis sa calligraphie à l’encre inscrit la mélodie : « La partition est une succession de codes, mais ce qui y est invisible, c’est la part de soi. On construit un édifice, on crée un équilibre ». Des plans à la dérobée conduisent aux répétitions où chanteurs et instrumentistes se retrouvent sous la baguette du chef d’orchestre et de la chef de chœur. Mesure à trois temps, demandée. Invitation à faire de cette partition quelque chose de partagé, d’imprévisible. « Il y a de l’incarnation, il faut mettre du corps dedans ». Travail avec six solistes professionnels en parallèle, un autre monde. Une ouvrière lit son texte et le travaille comme une actrice, Nicolas Frize l’épaule et lui demande d’insister sur certains mots qu’elle surligne avec lui, de ré-inventer le texte… « Le temps s’inspire… » Recherche du « beau geste ». Répétition d’un texte en écho entre deux ouvriers :l’un donne le texte, l’autre reprend, en chuchotant.

Les images finales conduisent au fond de l’usine où a été dressé un espace de jeu de grande amplitude où seront accueillis autant de spectateurs qu’il y aura d’artistes, jour exceptionnel où l’usine s’arrêtera, pour un moment. L’entrée du public est émouvante et la qualité d’écoute impressionnante. Récitatif, chant, musiques. « S’asseoir, ne pas s’asseoir… Tenir la rampe… Nous avons partagé la vie… » Il n’y a plus de bleus de travail il n’y a qu’un auditoire attentif et curieux qui partage ce pan de vie avec d’autres hommes et d’autres femmes, comme eux.

brigitte rémer

La création musicale de Nicolas Frize intitulée Il y a un chemin, ou Intimité, a été présentée sous forme de concert public, comme un parcours dans plusieurs lieux de la ville de Saint-Ouen, début 2014.

C’est quoi ce travail ? a été sélectionné pour la compétition française du festival « Cinéma du Réel » 2015 et présenté dans ce cadre (www.cinemadureel.org). Une projection a eu lieu le 29 mars à l’Espace 1789 de St Ouen, dédiée aux personnels de l’usine PSA Peugeot Citroën où a été tourné le film et en leur présence. Informations : www.shellac-altern.orgVu au Cinéma Trois Luxembourg, le 27 mars.

Le cirque de mOts

©Emmanuel Pierrot

©Emmanuel Pierrot

Suivi de La Visite de la ménagerie en présence du dompteur. Conception, réalisation, manipulation et jeu, Pierre Fourny, directeur de la Compagnie Alis.

Il est un Monsieur Loyal grand style, précis comme une grammaire imaginaire et fait glisser les mots comme des si bémol sur son papier Vergé extra blanc qu’il coupe et retourne avec dextérité. Comme des tours de passe-passe, il tronçonne, efface, souligne et jette en l’air contresens et extravagances, ambigrammes et palindromes. A son jeu de bonneteau le spectateur perdant gagne en fantaisie et en intelligence, et ne peut qu’admirer sa façon d’apprivoiser les mots.

Performer typographe, Pierre Fourny prend patiemment les chemins buissonniers depuis une trentaine d’années à la recherche de nouveaux langages, du mot à l’image. Avec Le Cirque de mots son idée fixe n’est pas le tour du monde à la Cosinus mais bien le détour des mots et la magie du verbe, et il invente un langage à sa manière. « Je me suis mis à couper les mots écrits en deux, horizontalement, parce qu’à y regarder de plus près, il s’avère qu’il y a des mots qui contiennent la moitié d’autres mots. Aujourd’hui, les outils dont je dispose me permettent même de découvrir des mots entiers à l’intérieur d’autres mots… » Il travaille magnifiquement la langue et regarde la transparence des mots, les sépare, les superpose et les recolle entre eux, détournant leur sens initial pour conduire vers d’autres idées, concepts et images. C’est un magicien qui donne dans un talentueux bricolage conceptuel, au sens où les philosophes l’entendent.

Machine à repasser le temps (repasser, au sens physique du terme), refus du retour du temps par un jeu de panneaux, numéro des puces, jeux des mots-jeux des yeux : infime différence, intime – réalité, fiction, action – réalité, beauté – écran, écart ; strip-tease de mots : sardine, otarie, baleine, ouistiti, girafe ; saut de la mort avec femme pliante et fée, de brune à blonde ; décomposition du galop de Muybridge en lumière noire et métamorphoses d’un lièvre en cheval ; trucages en tous genres.

Son jeu avec le fil d’octet fait le lien avec une seconde partie intitulée La Visite de la ménagerie en présence du dompteur où il s’auto interviewe, dévoile quelques secrets dans sa manière de couper les mots en deux, puis dialogue avec le public. Cette démonstration conférence des plus sérieuses dans la recherche de sens et la manipulation informatique, va jusqu’à la présentation du logiciel spécialement fabriqué pour ses non-mots : cirque 2.0. et une nouvelle application interactive de Poésie à 2 mi-mots, sa marque de fabrique. Pierre Fourny travaille avec un laboratoire en recherche d’application de l’Université de Compiègne et un développer professionnel Guillaume Jacquemin. Christophe Cagnolari, chef de gare du langage soundpainting a récemment rejoint son vaste chantier du cirque des mOts et tous deux les regardent passer. Pour Fourny, « le petit écran est une scène, on peut le travailler comme au plateau » et il évoque la question de la gestuelle et du corps dans le rapport aux écrans. Alors, nouveau codage de l’alphabet pour les psychanalystes, autres méthodes pour l’apprentissage de la lecture et le traitement de la dyslexie, approche différente pour les malentendants qui n’ont pas la sensation du son ? Plus scientifique mais tout aussi pince sans rire, la seconde partie n’est jamais sèche et si le mot est plus spectaculaire, jamais il ne perd sa saveur.

De l’écrit au sens, Pierre Fourny interroge la gravité de la poésie, et son manège des mots leur fréquence d’utilisation. Signe, image, son et sens sont dans son filet à papillons, et dans ses ludiques figures de style pas de sens interdit.

brigitte rémer

Compagnie Alis : Pierre Fourny – collaboration artistique : Christophe Cagnolari, Robert Landard, Olivier Saccomano – construction : Albert Morelle.

Vu le 26 mars 2015, au Théâtre du Rond-Point – Programme Trousses de secours/Rattraper la langue. Prochaines représentations : le 16 mai à 21h, à l’Arsenal-Abbaye Saint-Jean des Vignes, Soissons, dans le cadre de la Nuit des Musées. Gratuit /réservation au 03 23 93 30 50 – Le 12 septembre, à Mercin et Vaux (02), dans le cadre du Festival 1001 facettes.

Et aussi, jusqu’au 31 mai : Les Ombres d’Alis, exposition de Pierre Fourny à l’Arsenal-Abbaye Saint-Jean des Vignes de Soissons, du lundi au vendredi : 9h-12h/14h-18h, samedi et dimanche jusqu’à 19h – Informations : www.alis-fr.com

 

 

Nabil Boutros – Expositions Le Caire-Paris

Photo ©Nabil Boutros

Photo©Nabil Boutros

Artiste visuel franco-égyptien, Nabil Boutros vit entre Le Caire et Paris. Depuis les années 90 il utilise le medium photographique et réalise des scénographies. Montré dans des manifestations internationales, des institutions culturelles et des galeries privées, son travail est principalement tourné vers l’Égypte et le Moyen-Orient, et il a mené de nombreux ateliers sur l’image en Égypte, en Jordanie, au Yémen ainsi que dans différents pays africains.

Il présente actuellement au Caire à l’Espace Karim Francis, en partenariat avec l’Institut Français d’Egypte, Recent Works, traces des travaux qu’il a réalisés au cours des cinq dernières années et notamment : la série Égyptiens ou l’habit fait le moine dans laquelle il se grime et se déguise en plusieurs types d’Égyptiens ; Un voyage de printemps qui ressemblerait à des souvenirs rapportés d’un voyage – aux images encadrées par des formules convenues, dans une calligraphie arabe classique – qui démontre que la réalité sur le terrain n’a vraiment rien d’un printemps ; La condition ovine qui met en exergue ce que l’Histoire et l’actualité ne cessent de démontrer, à savoir les comportements irrationnels des foules, métaphore ici du troupeau ; la série Au-delà / Beyond où l’artiste présente des images réalisées à partir de ses archives photographiques d’Égypte devant lesquelles il place une grille de mots arabes en écriture kufique orthogonale. Ces mots antagonistes entre promesses et menaces, – Ici-bas/Au-delà – Le Licite/L’illicite – Les cieux/La Terre etc… forment des grilles, labyrinthes ou moucharabiehs et entravent la vue des images.

Quelques-uns des travaux de cette série sont aussi exposés en ce moment à Paris en compagnie des photographies de deux autres artistes, Amy Friend et Marie Hudelot, sous le titre Identité, à la Galerie Rivière/Faiveley.

brigitte rémer

Le Caire : Espace Karim Francis, Contemporary Art Gallery, 1 El sherifein St – Downtown – Le Caire, Egypte, jusqu’au 22 mars 2015 – (www.karimfrancis.com) et Paris : Galerie Rivière-Faiveley, 70 rue ND de Nazareth, 75003, jusqu’au 29 mars 2015 – (www.galerierivierefaiveley.com)

Le sel de la terre, de Wim Wenders et Juliano Salgado

affiche

affiche

C’est un film où se croisent les regards de Wim Wenders et Juliano Ribeiro Salgado sur le parcours du grand photographe brésilien Sebastião Salgado. Les fils du récit tissé à la première personne nous plongent dans sa quête artistique et dans l’Histoire avec un grand « H », celle de l’humanité et de ses tragédies. Il rapporte des images des différents espaces géographiques qu’il traverse, ravagés par la famine et la guerre et qui ont valeur de témoignage. Face à cette mémoire collective s’inscrit son histoire de vie et les contours de la mémoire individuelle sous le regard de son fils, Juliano. « La photo dessine le monde avec des lumières et des ombres » pose-t-il, en introduction.

Avec quelques extraits de film, les premières images entrainent le spectateur au cœur de la Serra Pelada, gigantesque mine d’or en cours d’exploitation. Plus de cinquante mille personnes y travaillent comme dans une fourmilière, de façon très organisée et totalement folle dans l’espoir de trouver quelques précieuses pépites qui leur donneront un passeport pour l’indépendance.

A l’opposé de ces solitudes juxtaposées, en action, c’est l’image en suspend d’un touareg aveugle qui interpelle Sebastião Salgado et induit un peu plus tard son choix de photographier, avec un appareil acheté par son épouse Lélia, qu’il s’approprie. « Le sel de la terre, c’est l’homme », dit-il, et il fabrique son regard à travers l’immensité des paysages dont il se nourrit, dans l’enfance, autour de la ferme où il grandit avec ses sept sœurs, dans la région de Minas Gerais, point d’ancrage de la famille. « Ici je rêvais beaucoup… Ici j’ai une idée de la planète ».

Il s’exile avec Lélia en 1969 pour fuir la dictature au Brésil, part à Londres, puis en France où il s’installe avec sa famille. Il parcourt le monde et réalise des reportages aux quatre coins de la planète. Il se rend en Papouasie occidentale en 1971, d’où il rapporte des images de danse et de chants guerriers, de femmes en majesté, puis au Niger en 1973. Otras Americas, son premier grand projet mené de 1977 à 1984, lui permet de frôler son continent dont il a une forte nostalgie. Il y côtoie les Guajacas, au Mexique, une communauté de musiciens où chacun pratique un instrument, observe les croyances en Equateur à plus de 3400 mètres d’altitude. Sa définition du portrait parle de don et de contre don : « Les yeux racontent beaucoup… Un portrait, c’est la personne en fait qui t’offre la photo ». Plus tard, en région Arctique, il montre à Juliano la difficulté de la prise de vue, sans action ni arrière plan, sur fond d’ours blancs et de rendez-vous avec les morses.

De retour au Brésil à la fin des années 70 avec sa famille, il prend de plein fouet les changements du pays et a besoin de solitude. Il décide d’explorer le Nordeste qu’il ne connaît pas et découvre le fléau de la sècheresse, les paysans sans terre, une mortalité infantile qui fait des ravages. Sa région de Minas aussi s’est desséchée, elle a perdu sa forêt. Il peine à reconnaître la ferme paternelle entourée de déserts.

De 1984 à 1986, il témoigne de la famine au Sahel et de l’extrême détresse, du choléra qui décime, de la fuite des coptes vers le nord de l’Ethiopie, de l’exode vers le Soudan sous couleur de Médecins sans Frontières, de l’arrivée en terre fertile, près du Nil bleu. « On s’habitue à la mort » dit-il, face à d’immenses camps de réfugiés, plongés dans le froid et la mort. Le bout de la détresse est atteint en 1985, année de sécheresse intense, au Mali, « la peau ressemble à une écorce » et les tempêtes de sable se succèdent. Suivent en 1991, les champs de pétrole et cinq cents puits en feu au Koweit à deux pas de l’Irak, puis l’Afrique à nouveau en 1994, avec l’exil des Rwandais, les kilomètres de morts le long des routes, le génocide. « L’homme est un animal féroce, d’une violence extrême ». Et la même année, en Yougoslavie, il découvre la même violence. Trois ans plus tard au Congo, même destruction même errance pour des milliers de personnes cachés des mois dans la forêt. Plus de deux cent dix mille manqueront à l’appel, « Il n’y a pas de salut pour l’espèce humaine »

Après avoir engrangé tant de violence, Sebastião Salgado remet en cause son travail et se pose les questions fondamentales de la condition humaine, il a besoin de se ressourcer. Il commence à replanter, avec Lélia, quelques hectares d’arbres autour de la ferme familiale où il est retourné. Petit à petit émerge l’idée de retrouver les forêts de l’enfance, de recréer un éco système, et de 2004 à 2013 se développe le projet Génésis, véritable hommage à la planète, avec la création de l’Instituto Terra. « C’est l’histoire de ma vie, je laisse la forêt » conclut-il.

Derrière la dimension biographique et la manière dont Sebastião Salgado est possédé par son sujet, se joue le sort du monde. Son engagement passe par le témoignage, en noir et blanc, la photo est somptueuse et parle d’anéantissement, là est le paradoxe. L’espace critique n’est pas présent, tel n’est pas le propos du film qui pose les repères d’une vie d’artiste dans sa chronologie, mais qui n’interroge pas l’image sur les limites de ce qu’on peut montrer, ni les positionnements philosophiques et politiques du photographe. On en sort avec un fardeau en même temps qu’avec émotion et humanité.

 brigitte rémer

Film documentaire franco-italo-brésilien réalisé par Juliano Ribeiro Salgado et Wim Wenders, sorti le 15 octobre 2014, (1h49). Unifrance Films et Decia Films. Distribution en France, Le Pacte. Le film a obtenu plusieurs récompenses dont le Prix spécial Un certain regard au dernier Festival de Cannes.