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Derb – L’Odeur du vent

© Maison Persane

Film iranien de Hadi Mohghegh, production Bodega, 2023 – Introduction à la séance du MK2 Beaubourg, le 26 mai 2023 par le musicien Fardin Mortazavi (tombak/zarb, kamâncheh et daf) et la comédienne Daphnélia Mortazavi.

C’est une invitation au voyage qui introduit la projection du film L’Odeur du vent. Une performance poétique et musicale en bilingue, farsi et français, par un musicien-récitant et une comédienne, tous deux de la compagnie Maison Persane, de Poitiers. C’est un hymne au vent, extrait du spectacle Beynâbeyn mis en scène par Christian Rémer, voyage entre Orient et Occident. Le kamâncheh donne la ligne narrative et mélodique dans sa fragilité, et tourne sur lui-même pour que les cordes et l’archet se rencontrent. Le musicien est aussi conteur et l’actrice dit et chante. Le daf, dont le cliquetis des anneaux ressemble à la pluie, rythme Le son du pas de l’eau : « Lavons nos yeux, regardons d’une autre manière. Lavons les mots, le mot doit être lui-même le vent, doit être lui-même la pluie » dit le poème de Sohrâb Sépehri. Ce moment musical nous introduit au coeur du film de Hadi Mohghegh, présenté par l’équipe du cinéma MK2 Beaubourg par le distributeur Bodega Film.

© Image du film L’Odeur du vent

Sa première image est d’une beauté presque mystique, dans un paysage en majesté. Un homme est agrippé au flanc de la montagne, petit point dans une nature qui le dévore. Il ramasse ce qui lui sert à préparer des mélanges médicinaux, plantes et poussière de pierre concassée, son gagne-pain. Ce rapport entre le petit et le grand, entre des éléments naturels, rudes et abrupts, et la solitude de ceux qui vivent dans ces extrêmes de la géographie, est un fil conducteur du film. Quand l’homme redescend, nous voyons qu’il ne jouit pas de la station debout mais qu’il se meut comme accroupi, ses pieds repoussant le sol, à chaque pas. Une partie de l’action tourne autour de lui et de son fils, âgé d’une douzaine d’années, alité et couché à même le sol d’une maison rudimentaire isolée du monde. Ce jeune garçon est dans son monde, le père tire la couverture sur laquelle il repose en un geste attentif et tendre, vers le soleil donnant alors dans la maison.

Le scénario met ensuite au centre du jeu l’employé de l’électricité appelé dans cette maison pour réparer le transformateur tombé en panne, après une première difficulté pour le père d’avoir trouvé un téléphone. Le réparateur – personnage interprété par le réalisateur, Hadi Mohaghegh – s’engage personnellement pour répondre à cette demande. On le suit dans sa recherche effrénée de la pièce manquante qu’il faut aller chercher dans un autre village. La compassion le gagne face au père et à son fils, le besoin d’électricité leur étant vital pour le matelas dont a besoin l’enfant, et pour le soigner. Il fera des kilomètres, sera renvoyé d’un village à l’autre, prendra sur son temps et son argent personnel pour tenter de leur venir en aide. On le suit dans sa mission, autant humanitaire que technique, pleine d’obstacles comme de rencontres. Entre l’aridité d’un côté, l’eau qui coupe les chemins serpentant dans la montagne de l’autre, le dénuement de tous, la nature qui écrase l’humain, l’employé de l’électricité n’a qu’un but, réparer ce transformateur pour redonner vie à la maison du père et de son fils dont la santé en dépend.

© Image du film L’Odeur du vent

Le film nous emmène hors du temps, dans un monde de pauvreté et de combat pour la survie au quotidien, où seule la solidarité a valeur et tente d’apaiser. Le mot même s’économise, dans ce film peu bavard où tout se joue dans le plan fixe et la lenteur, dans la beauté des paysages. L’image est poétique si la vie ne l’est pas. L’histoire se déroule au sud-ouest de l’Iran, dans la région montagneuse du Lorestân d’où l’acteur et réalisateur, Hadi Mohghegh, né en 1979, est originaire. Derb signifie sol dur, en lori, dans sa langue. C’est son quatrième long-métrage – après Bardou en 2013, Memiro en 2015, et Here (Iro) en 2018 – film diffusé pour la première fois sur les écrans français et qui a obtenu le Grand Prix du jury au Festival international de Busan, en Corée et une Montgolfière d’argent au Festival des Trois Continents de Nantes. Le personnage qu’il interprète, dans son empathie avec l’homme et son fils et dans la solidarité qu’il déploie très spontanément, est très attachant, le film est une belle leçon de vie et de dignité.

© Image du film “L’Odeur du vent”

Le regard humaniste du réalisateur – qui parle de la grandeur de l’homme se surpassant dans un acte solidaire – n’est pas sans rappeler l’esprit des films d’Abbas Kiarostami. Il s’inscrit aussi dans la sensibilité des films de Sohrab Shadid Saless – qui avait réalisé Un simple événement et Nature morte, autre réalisateur iranien auquel se réfère Hadi Mohghegh. Ce dernier nous amène avec talent vers un autre regard sur la vie, enlacée à la mort.  Par sa lenteur, ce cinéma bouscule notre habituel rapport au temps et nous fait percevoir une tout autre dimension de la réalité.

Brigitte Rémer, le 10 juin 2023

Performance poétique et musicale : Maison Persane de Poitiers, site : www.maisonpersane.fr – Film L’Odeur du vent : scénario, réalisation Hadi Mohaghegh – montage Farshad Abbasi – son Amir-Mehdi Nouri, Hossein Ghourchian – interprétation Hadi Mohaghegh, Mohammad Eghbali – producteur délégué Issa Kheibarmanesh – producteur exécutif Reza Mohaghegh – distribution Bodega Films 63 Rue de Ponthieu 75008 Paris – tél. : 01 42 24 06 49 – bodega@bodegafilms.com et Persia Film : info@persiafilmdistribution.com – Le film est sorti le 24 mai 2023 sur les écrans.

Sur les routes de Samarcande. Merveilles de soie et d’or 

© Laziz Hamani (1)

Exposition de trois cents objets représentatifs du savoir-faire ancestral d’Ouzbékistan, à l’Institut du Monde Arabe, commissaire générale Yaffa Assouline – Jusqu’au 4 juin 2023. Derniers jours.

Au cœur de la route de la Soie qui reliait la ville de Chang’an, en Chine à l’espace méditerranéen, se trouve la route de Samarcande, en Asie Centrale. C’est une porte ouverte sur la civilisation ouzbèque, située au carrefour des Steppes, de l’Inde, de la Perse, de la Chine et du monde arabo-musulman. République indépendante depuis 1991, après la chute de l’URSS, l’Ouzbékistan hérite de cultures et de traditions ancestrales. L’exposition a été rendue possible grâce à la Fondation pour le développement de l’art et de la culture de la République d’Ouzbékistan – Saïda Mirziyoyeva, vice-présidente auprès du Cabinet des ministres de la République d’Ouzbékistan, Gayane Umerova directrice exécutive de la Fondation.

© Laziz Hamani (2)

C’est une exposition inédite car, pour la première fois, les musées nationaux ouzbèques ont laissé sortir leur précieux patrimoine et trésors du pays. Impressionnante de beauté, les collections présentent vêtements, tentures et tapis précieux aux motifs savants et riches couleurs, tissés et brodés de soie et de fils d’or, bijoux, sellerie et costumes de la culture nomade ouzbèque vivant dans les steppes. Au-delà de leur beauté, les vêtements de Samarcande ont une signification culturelle importante, ils représentent une partie de l’histoire de la région et témoignent de la richesse et de la sophistication de la civilisation de la route de la Soie. Composée de Turkmènes, Ouzbeks, Arabes, Tadjiks, Afghans, Persans, Indiens. Principalement de religion musulmane,  la population ne reconnaît son appartenance et son sentiment d’identité que par les usages traditionnels.

Les pratiques artisanales liées au tissage et à la broderie ont connu un formidable essor au XIXe siècle, la plupart des pièces présentées dans l’exposition datent de cette époque, dans le faste et l’éclat de la cour des grands émirs des XIXe et XXe siècles. Les khanats se disputent trois territoires : Khiva dont le dernier émir fut Asfandiar Khan (1871-1918) qui régna de 1910 à 1918, Boukhara, avec l’émir Mohammad Alim Khan (1880-1944), dernier de la dynastie Manghit, qui règna de 1911 à 1920 et Kokand avec Nasr-Ed’din qui n’eut le pouvoir qu’un an, en 1876, avant de s’exiler en Russie. Ces émirs agissent comme des mécènes, ils possèdent leurs propres ateliers de confection où ne travaillent que les hommes. L’artisanat est de luxe, c’est un art véritable. L’or est l’apparat du pouvoir.

© Laziz Hamani (3)

Ainsi, à la cour de l’émir Mohammad Alim Khan (1880-1944), dernier de la dynastie Manghit de l’émirat de Boukhara, devenu capitale de la broderie d’or, le zardozi, dérivé du persan zar qui signifie or et dozi qui signifie broderie – les vêtements ne sont que parures entièrement de velours et de soies, recouvertes de ces savantes broderies aux motifs végétaux et floraux qui s’entrelacent. Douze personnes ont travaillé pendant trois mois sans répit sur le chapan de l’émir (ou caftan, ce manteau porté par les hommes par-dessus leurs vêtements, notamment pendant les mois d’hiver) de style Darkham, exclusivement réservé à l’émir et qui pèse quatre kilos, ainsi que sur celui de l’émir Nasrullah Khan (1974-1920), de style Buttador aux larges fleurs. La calotte ou tubeteika – aux formes, ornementation et couleurs indiquant la région d’origine – complète le symbole du vêtement, à la cour comme ailleurs, il est porté indifféremment par tous, hommes, femmes, enfants, excepté les femmes âgées. À la cour de Boukhara, après l’émir c’est le cheval, partie intégrante de l’identité ouzbèque, la figure la plus importante. Pour les dix-sept races de pur-sang recensées, rien n’est trop beau.

© Laziz Hamani (4)

On trouve ainsi dans l’exposition une section sur l’art du cheval, avec des selles en bois peintes à la main aux teintures naturelles, des tapis de chevaux richement brodés de velours et d’or, des étriers ciselés en or et en argent, des ornements de crinière et de brides décorés de bijoux sertis de pierres précieuses et tout l’équipement des cavaliers, dont les bottes équestres aussi richement brodées que les chapans. Des sabres d’apparat en argent, acier damassé, ivoire et cuir, des dagues, des sacs pour Coran, des ceintures d’apparat, complètent la collection. Plus loin, le vestiaire des femmes, très codifié. Les jeunes filles sont en rouge, les femmes de plus de trente ans en vert ou en bleu, les femmes plus âgées sont de couleur claire. On y voit les robes et sous-robes, la cape de coton aux broderies et tissages multiples pour les fêtes, les voiles de tête. Pour elles, l’or ne doit pas être ostentatoire mais elles sont cependant autorisées à en orner leurs chapans, appelés kaltachas et à porter des bijoux d’argent incrustés de pierres précieuses comme la turquoise et le corail en gage de protection et de bonheur. Le vêtement et la couleur indiquent aussi leur âge et leur statut matrimonial et social. La collection rassemblée ici montre des bijoux de tête ou de poitrine, véritables pièces d’orfèvrerie qui s’inscrivent dans les traditions locales. Les coiffes de mariage sont composées de nombreuses pièces de métal, d’amulettes et pendentifs. Les femmes font évoluer leurs bijoux au cours de cérémonies familiales marquant tout au long de la vie, leur changement de statut. Boucles d’oreille, anneaux de nez, diadèmes et ornements de tête, colliers talismans, parures de têtes et d’épaules, coiffes pour jeunes filles en âge de se marier. On recycle les fils d’or pour concevoir de nouveaux accessoires.

© Laziz Hamani (5)

De superbes chapans tissés selon la technique des Ikat, sont aussi présentés. De couleurs vives et aux contours flous, ils sont l’apanage des femmes. Ikat signifie en Indonésie attaché et noué. Le dessin se crée en teignant d’abord l’un des deux fils – trame ou chaîne – de toutes les couleurs qui vont y figurer, à des intervalles précis, de sorte qu’au moment du tissage les éléments du dessin se créent par la juxtaposition des parties du fil de la couleur appropriée. Depuis l’Indépendance du pays, en 1991, l’ikat est un symbole de l’identité ouzbèke. Dans l’exposition, un film montre l’art des maîtres tisserands qui ont repris leur production selon les méthodes ancestrales, dans la vallée de Ferghana.

Plus loin, les tissus brodés de soie qu’on retrouve dans les intérieurs, les suzanis – terme persan qui se traduit par fait à l’aiguille – sont de toute beauté. Ce sont de grandes pièces de tissu brodé confectionnées par les femmes pour la dot de la mariée et que les jeunes filles apportent aux époux à la veille du mariage : tapis de prière, couvertures de lit, rideaux. Leurs motifs sont issus de deux courants différents, celui de Samarcande qui s’inspire du ciel et des motifs astraux et celui de Boukhara qui utilise des motifs de fleurs et de végétaux luxuriants et colorés. Au-delà de l’aspect décoratif et symbolique, cela promet prospérité, sécurité et fertilité.

© Andrey Arakelyan (6)

Au fil de l’exposition, plus loin encore, les tapis, très présents dans le patrimoine culturel du pays, témoignent d’un art ancestral comme la technique du abrbandi et allient aspects pratique et esthétique. La population des steppes et des régions montagneuses apportent la laine, les oasis sont les espaces de culture du coton et de la soie. Tapis brodés ou tapis feutrés chez les nomades – les plus ancien – tapis noués et tissés à plat, pour être transportables. L’exposition se termine avec la présentation d’une vingtaine de peintures d’avant-garde orientalistes, aux couleurs vives. Beaucoup d’artistes russes ou venant d’Asie Centrale se sont en effet réfugiés en Ouzbékistan en 1941, quand l’Allemagne nazie a attaqué la Russie. Igor Vitalyevich Savitsky, personnalité née en Ukraine en 1915, peintre, archéologue et collectionneur, a beaucoup oeuvré pour sauver des oeuvres de l’oubli en fondant un Musée, à Nukus.

L’exposition Sur les routes de Samarcande. Merveilles de soie et d’or présente, dans une scénographie majestueuse, une conversation poétique, politique et sociale des plus passionnantes. Des ateliers de la cour des émirs sont sortis de nombreux objets d’artisanat d’art de toute beauté qui sont autant de témoignages. La broderie d’or, y était reine. Par ses savantes compositions et ses motifs raffinés, l’art du tissage et de la broderie avait atteint en Ouzbékistan, à la fin du XIXe siècle, de hauts sommets, tant techniques qu’artistiques.

Brigitte Rémer, le 25 mai 2023

© Harald Gottschalk (7)

Fondation pour le développement de l’art et de la culture de la République d’Ouzbékistan, Saïda Mirziyoyeva, vice-présidente auprès du Cabinet des ministres de la République d’Ouzbékistan, Gayane Umerova directrice exécutive de la Fondation – Liste des neuf musées prêteurs : Bukhara State Museum-Reserve, Boukhara – Ichan-Qala the State Museum Reserve, Khiva – State Museum of Arts of the Republic of Karakalpakstan named after I.V. Savitsky, Nukus – State Museum of History and Culture of the Republic of Karakalpakstan, Nukus – Samarkand State Museum-Reserve, Samarcande – State Museum of the Timurid History of the Academy of the Sciences of the Republic of Uzbekistan, Tachkent – State Museum of Applied Arts and Handicrafts History of Uzbekistan, Tashkent – State Museum of Arts of Uzbekistan, Tashkent – State Museum of History of Uzbekistan, Tashkent – Commissariat IMA : commissaire général Yaffa Assouline, commissaires : Élodie Bouffard, Philippe Castro, Iman Moinzadeh – Scénographie BGC studio, Giovanna Comana et Iva Berthon Gajšak, architectes. Un numéro hors-série de « Beaux-Arts Magazine » a été édité.  

Visuels :  1/ Chapan de style Daukhor Photo de Laziz Hamani – 2/ Calottes, Boukhara 1940-1960, coll. Musée d’État des Arts appliqués d’Ouzbékistan, Tachkent, photo de Laziz Hamani – 3/ Chapan pour homme, Boukhara, 1900-1904, velours brodé d’or, motif kosh-bodom (double amande), Musée d’État d’Art d’Ouzbékistan, Tachkent, photo de Laziz Hamani – 4/ Ornements de crinière, Boukhara, XIXe siècle, cuir, métal, turquoise, cuivre, verre, argent, coll. Musée d’État de Boukhara, photo de Laziz Hamani – 5/ La broderie d’or – Chapan de style darkham, photo de Laziz Hamani – 6/ Souzani Togora-palyak, Tachkent, début du XXe, coton et soie, coll. Musée d’État d’Art d’Ouzbékistan, Tachkent, photo de Andrey Arakelyan – 7/ Victor Ivanovitch Ufimtsev (1899-1964), Motif Oriental, Huile sur contreplaqué, coll. Musée Igor-Savitsky, Noukous, photo de Harald Gottschalk

Institut du Monde Arabe, du mardi au vendredi de 10h à 18h, samedi, dimanche et jours fériés de 10h à 19h, fermé le lundi – 1, rue des Fossés-Saint-Bernard Place Mohammed V – 75005 Paris – métro : Jussieu – tél. : 01 40 51 38 38 – site : www.imarabe.org – Jusqu’au dimanche 4 juin 2023, derniers jours.

Ré-enchanter le Louvre 

© musée du Louvre – Francesco Mazzola

Nouvelle programmation des spectacles vivants du musée du Louvre, d’avril à décembre 2003 – Laurence des Cars, présidente-directrice, Luc Bouniol-Laffont, directeur de l’Auditorium et des Spectacles.

« Le Louvre est ce lieu extraordinaire où le passé, éclairé, discuté, questionné, peut donner davantage de profondeur au présent » tels sont les mots d’accueil de la présidente-directrice du musée pour le lancement de cette séquence et l’annonce d’un nouveau cycle d’activités artistiques. Le musée n’en est pas à son coup d’essai, on se souvient par le passé de sa carte blanche à Patrice Chéreau. Il est aussi une école du regard, de l’émotion et de la sensibilité, son action est polyphonique.

Autour des fondamentaux, les artistes d’aujourd’hui s’emparent du lieu. Musiciens, chorégraphes et metteurs en scène le feront vibrer et donneront l’envie aux visiteurs, notamment ceux de la proximité, d’en explorer la richesse entre musiques actuelles et musique classique, danse et cinéma, théâtre et performances. Pendant six mois, l’Italie sera à l’honneur, un partenariat d’une envergure inédite s’est noué entre le musée de Capodimonte, l’un des plus importants d’Italie, situé à Naples, et le Louvre. Différentes expositions s’y tiendront dans plusieurs lieux du musée, entre le 7 juin 2023 et le mois de janvier 2024, faisant dialoguer les œuvres des deux musées ; des événements festifs et pluridisciplinaires, concerts, spectacles et projections accompagneront cette grande manifestation, Naples à Paris.

© musée du Louvre – Feu ! Chatterton

Pour lancer le nouveau format et l’ouverture du musée aux musiques actuelles, le groupe Feu ! Chatterton, fondé en 2010 par Arthur Teboul (voix et texte) est en résidence au Louvre du 31 mars au 25 mai et y déploie son inventivité dans différent types d’intervention, avec Clément Doumic et Sébastien Wolf (guitare, clavier), Antoine Wilson (basse, clavier) et Raphaël de Pressigny (batterie) : les nocturnes du vendredi (14, 21 et 28 avril), des masters class (22 mai) et trois soirées-concerts de sortie de résidence (22, 23 et 25 mai), leur création sur site après deux mois de gestation dans ce cadre hors norme.

Les Étés du Louvre se dérouleront du 16 juin au 20 juillet dans quatre lieux différents du musée. L’Orchestre de Paris sous la direction de Klaus Mäkelä jouera des œuvres de Stravinski, Puccini Gabrieli et Ligeti le 21 juin pour la Fête de la Musique, sous la Pyramide. Emmanuel Demarcy-Mota présentera avec la troupe du Théâtre de la Ville, du 28 juin au 3 juillet, un spectacle sur l’auteur napolitain Eduardo de Filippo – dont il vient de monter La Grande Magie – dans la Grande Galerie et sur la scène aménagée de la splendide Cour Lefuel à la double rampe, ancienne Cour des Écuries où se faisait l’entrée des carrosses. Entre réalisme magique et poésie du quotidien, les spectateurs auront accès à l’univers singulier de l’auteur dans les décors d’une Naples d’après-guerre, capitale cosmopolite d’un univers en ruine. Au Jardin des Tuileries les 1er et 2 juillet, Pulcinella, cousin de Polichinelle, donnera rendez-vous aux familles à l’occasion d’un week-end festif et dans la majestueuse Cour Carrée du Louvre, Cinéma Paradiso proposera ses projections, du 6 au 9 juillet.

© Ballet de Lorraine – Static Shot

Les Étés du Louvre se poursuivront avec Le Ballet de Lorraine Centre chorégraphique national qui présentera les 10 et 11 juillet dans la Cour Lefuel une chorégraphie de Maud Le Pladec, Static Shot sur une musique de Pete Harden et Chloé Thévenin. Un concert de clôture des Étés du Louvre se tiendra le 20 juillet sous la Pyramide avec le groupe Nu Genea Live Band, ambassadeurs de la nouvelle scène musicale napolitaine et avec la chanteuse française Célia Kameni et ses musiciens.

Entre les mois de septembre et décembre 2023 Le Louvre programme différents temps forts, avec une riche programmation : du 5 au 14 octobre, le chorégraphe Jérôme Bel et l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual proposeront un spectacle intitulé Danses non humaines, puisant dans les pièces de différents chorégraphes et seront face à la Victoire de Samothrace dans le grand escalier du Louvre. Plusieurs concerts classiques seront présentés à l’Auditorium Michel Laclotte avec Naples en musique.

Par ailleurs Isabella Rossellini, marraine du Festival et Paolo Sorrentino auront carte blanche, du 17 au 26 novembre, pour la programmation de la manifestation Naples dans le regard des cinéastes où seront projetés des films classiques et contemporains, italiens et étrangers. La clôture de l’exposition Naples à Paris se fera au cours d’une Nuit Napoli, le 15 décembre, sous la Pyramide avec le chanteur et multi-instrumentiste Vinicio Capossela et le chorégraphe Mourad Merzouki. Enfin, trois concerts viendront révéler la richesse musicale attachée à la cathédrale Notre-Dame de Paris, les 8 décembre 2023 (Musiques au temps des cathédrales), 12 janvier 2024 (Requiem de Fauré) et 26 janvier 2024 (Maîtres de Notre-Dame).

 Par les partenariats avec différentes institutions culturelles, la programmation se diversifie et permet de remettre Le Louvre au cœur de la cité. Force de proposition, le musée s’est donné pour objectif de faire que les publics de proximité se réapproprient les biens culturels qui parfois les intimident dans un dialogue avec l’art d’aujourd’hui, sous toutes ses formes.

Brigitte Rémer, le 6 mai 2023

Programmation des événements et activités artistiques et culturelles, du mois d’avril au mois de décembre 2023. Consulter le calendrier sur le site du musée : www.louvre.fr, rubrique événements, activités.

Alexandrie – Futurs antérieurs

© Brigitte Rémer

Exposition – Commissariat pour le volet antique : Arnaud Quertinmont, conservateur des antiquités égyptiennes et proche-orientales au Musée royal de Mariemont – Nicolas Amoroso, conservateur des antiquités grecques et romaines au Musée royal de Mariemont – Commissariat pour le volet contemporain : Edwin Nasr, écrivain, commissaire indépendant et chercheur – Sarah Rifky, conseillère curatoriale, commissaire à l’Institute for Contemporary Art de l’Université Virginia Commonwealth – conservateur référent Mucem : Enguerrand Lascols – scénographie Asli Çiçek, assistée de Maxime Descheemaecker – Au MUCEM-Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée – Derniers jours, jusqu’au 8 mai 2023.

C’est une promenade douce au cœur du Mucem à laquelle Alexandrie d’Égypte nous invite. Douceur par la gestion des espaces de l’exposition où dialoguent traces archéologiques et œuvres contemporaines d’une part, par la liberté architecturale de décloisonnement et la beauté du musée construit par Rudy Ricciotti, d’autre part. L’un des enjeux de l’exposition Alexandrie – Futurs antérieurs et son concept, tel que voulu par les commissaires, est de « créer des ponts entre l’Antiquité et l’époque contemporaine. » Loin des stéréotypes, par le choix des deux cents œuvres et objets issus des plus importantes collections muséales européennes, le parcours raconte l’histoire singulière d’une ville mythique dans l’imaginaire collectif, Alexandrie, dans le contexte de la grande Histoire. Elle met en perspective les Futurs antérieurs, titre de l’exposition sur lequel les commissaires s’expliquent : « Il fait écho aux récits dominants d’Alexandrie. Les civilisations et les formations politiques successives ont projeté sur la ville des visions du futur qui ne se sont jamais concrétisées. Repensés à maintes reprises, ces futurs antérieurs caractérisent la culture matérielle de la ville et son environnement bâti… Ils font également référence aux multiples couches temporelles d’Alexandrie à travers des objets couvrant plusieurs siècles d’histoire, auxquels sont associées des œuvres d’art contemporain qui interrogent le temps historique et imaginé… »

À partir des descriptions littéraires de la ville et de son urbanisme, l’exposition en montre les infrastructures dans ses lieux de pouvoir, de savoir et de culte, puis s’intéresse aux habitants et montre son rayonnement dans le monde en présentant notamment des vestiges byzantins et arabo-islamiques. La première partie de l’exposition parle de la Fondation d’Alexandrie, haut lieu de l’Antiquité, et de sa création par Alexandre le Grand en 331 avant J.C. avant que les Ptolémées, ayant obtenu l’Égypte en partage, ne la choisissent pour ville-capitale et y règnent pendant près de trois siècles, la transformant en une ville multiculturelle. L’exposition présente des artefacts s’étendant sur une période de plus de sept siècles allant jusqu’à l’avènement du christianisme, en 381 après J.C. et jusqu’à la destruction du grand temple de Sarapis. Du Sérapéum, il ne reste dans l’espace archéologique d’Alexandrie que la Colonne de Dioclétien, en granit rouge d’Assouan, appelée Colonne de Pompée, surmontée d’un chapiteau corinthien. De cette période, l’exposition montre des peintures comme celle de François Schommer réalisée en 1878, Auguste au tombeau d’Alexandre – même si l’emplacement du tombeau reste à ce jour inconnu ; elle met en exergue les bâtiments emblématiques de la ville, notamment le Phare de 135 mètres de haut construit comme un fanal pour la navigation, ici dessiné à l’encre de couleurs, dans un livre datant de 1410 écrit sur parchemin, Mudjmal al-tavârîh, et représenté par une grande maquette constituée de trois étages avec sa base carrée, une colonne octogonale et une petite tour cylindrique surplombée d’une divinité. Détruit par un tremblement de terre, sur son emplacement sera érigé au XVème siècle le Fort de Qaitbay, du nom du sultan mamelouk qui le fera construire. Une statue d’Isis à la voile, souvent associée au Phare, marbre du Ier/IIème siècle après J.C. montre les plis du drapé et le mouvement de la dentelle sculptée ; à l’origine, la Déesse tenait des deux mains une voile gonflée par les vents.

Jasmina Metwaly (2)

Cette première partie d’exposition évoque aussi la puissance maritime d’Alexandrie, le rôle économique et social de son port abritant l’une des plus puissantes flottes de la Méditerranée antique, point de convergence des routes commerciales. Elle présente des cartes, notamment une de l’Alexandrie antique et médiévale, avec ses grands canaux navigables, la ligne de côte antique reconstituée, les fouilles menées par le Centre d’Études Alexandrines fondé par Jean-Yves Empereur, et les citernes médiévales. La problématique de l’eau est longuement évoquée, car la ville n’est pas reliée au Nil et l’eau douce manque à Alexandrie, d’autant qu’au Vème siècle après J.C. les côtes se sont effondrées et ont entraîné la salinisation des nappes phréatiques. Pour remplacer les anciens puits, Alexandrie a construit ses citernes comme de véritables cathédrales à partir de la captation des eaux souterraines. Plusieurs maquettes sont montrées, comme la citerne El-Nabih datant de la fin du 12ème– début du 13ème siècle et la citerne Ibn Batuta du 10ème-14ème siècle. On voit aussi des gargoulettes, des filtres de gargoulettes finement ciselés, en céramique. Des dessins et schémas sont aussi montrés, comme le dessin de la citerne Saffwan et une aquarelle du début du 19ème siècle, signée de l’architecte Pascal Coste : Écluse à construire à la tête du Canal de navigation El-Mahmoudieh. Ce canal avait été conçu pour relier Alexandrie au Nil et amener l’eau lors de la crue du fleuve. On trouve dans l’exposition des têtes de Porteurs d’eau modelées en terre (30 avant J.C./ 395 après J.C.), une grande jarre à eau (le Zir), une toile de Franz Wilhelm Odelmark Porteur d’eau au Caire, datant de la fin du 19ème/début du 20ème, une Stèle bilingue en latin et en grec, relatant des travaux dans le canal Auguste, autant de propositions rassemblées autour de ce thème sur l’eau. Une carte d’Alexandrie réalisée en 1865 par l’astronome Mahmoud Bey el-Falaki montre le développement de l’installation urbaine à travers plusieurs plans comparatifs de l’Alexandrie ancienne et moderne. Des aquarelles de Jean-Claude Golvin restituent aujourd’hui encore les sites et monuments anciens qui sont autant de mémoires de la ville.

La seconde section de l’exposition parle de Pouvoirs et Savoirs. En 30 avant J.C. l’Égypte est intégrée à l’Empire Romain et les souverains adoptent à leur tour la stature d’un Pharaon. Du côté des Pouvoirs, ces souverains font l’objet d’un culte officiel et sont considérés comme des divinités. Des statues colossales sont érigées, à leur image, comme le montre la Tête d’empereur romain en Pharaon, faite en calcaire aux 1er-3ème siècle après J.C. On trouve ces représentations sur de nombreuses pièces de monnaies sur lesquelles on voit des temples, des arcs de triomphe, le Nil souvent personnifié dont tous les empereurs romains avaient compris l’importance.

Tête colossale d’une statue royale (3)

On trouve une cruche en terre cuite, toute sculptée et d’une grande élégance : OEnochoé figurant la reine Bérénice II datée du 3ème siècle avant J.C. ; la tête colossale d’une statue royale datant de 305-222 avant J.C. ; une sculpture de Ptolémée III en calcaire, portant des traces de polychromie ; Arsinoé II fille de Ptolémée et de Bérénice, statue en marbre du 2nd siècle avant J.C. Charles Gauthier réalise en 1880 une statue de Cléopâtre VII en plâtre patiné, Cléopâtre est tout un symbole pour Alexandrie. Il y a des stèles avec des hiéroglyphes, un Relief de Ptolémée 1er en calcaire sculpté de 304-30 avant J.C., des mains de marbre, monumentales, l’une dans l’autre. Des fragments de statues colossales ptolémaïques ont aussi été retrouvées dans le quartier de Smuha, dont un buste féminin et une tête masculine présentées dans l’exposition. Du côté des Savoirs la Bibliothèque antique a fait d’Alexandrie une ville de la connaissance sur laquelle les muses se sont penchées – incarnant les arts et les sciences dans la culture grecque. C’est aussi une ville où se développent les Sciences Arabes. Au VIIème siècle, Alexandrie est convoitée par les scientifiques pour ses connaissances mathématiques et astronomiques, ses découvertes, comme celle de l’astrolabe qui mesure la hauteur des étoiles. Un astrolabe de 1326 en laiton, venant de Damas, est présenté, Ali ben Ibrahim Astrolabe syro-égyptien, ainsi que diverses représentations sur papyrus liées au domaine scientifique, comme ce Fragment sur l’enseignement de la chirurgie datant du 1er siècle après J.C. et cette Scène entre le précepteur et son élève.

Relief avec signe ânkh (4)

On entre ensuite chez les dieux et les déesses à commencer par Sarapis, dans la section Temples et bilinguisme culturel. Le grand sanctuaire de Sarapis est l’un des plus célèbres du monde antique, c’est l’interprétation grecque d’Osiris-Apis, l’un des dieux principaux de Memphis, ancienne capitale des Pharaons. Après les Grecs, les Romains lui voueront une dévotion toute particulière et on assistera à l’émergence de nouvelles images des dieux de l’Égypte. Anubis et Horus règnent en maître. Les pages d’un Codex de Saint Cyrille d’Alexandrie sont exposées sur un papyrus grec, et l’on voit la représentation du Patriarche Théophile sur les ruines du Serapeum, vers 400 après J.C. ainsi que Le signe ânkh avec une croix chrétienne, un relief en calcaire datant du 5ème-6ème après J.C. L’apparition du christianisme à Alexandrie se fait avec Saint-Marc fondateur dit-on, de l’église d’Alexandrie ; de ce fait, au 3ème siècle après J.C. la ville devient un centre important pour la réflexion théologique chrétienne. Dans cette section, toutes les religions et toutes les écritures se mêlent, comme le montrent les stèles de pierre. On y trouve aussi de nombreuses figurines et statuettes.

C’est par les fouilles archéologiques que les traces de la vie quotidienne des Alexandrins se révèlent, modestement, car de nombreux quartiers d’habitation se sont effacés. Cette section, Les Alexandrins du quotidien repose principalement sur les vestiges retrouvés des maisons de maîtres et de l’élite, de leurs bijoux et de leurs meubles, de leurs mosaïques comme la Mosaïque à la médaille et la Mosaïque au chien datant du 2ème siècle après J.C. découvertes lors des fouilles de la Bibliotheca Alexandrina. A l’opposé, la Ville des Morts retrouvée en 1997 au hasard d’un chantier, laisse à penser, à travers stèles et bas-reliefs, que différentes traditions funéraires coexistaient : des tombes collectives disposant de chambres funéraires dans lesquelles se trouvaient des loculis – qui sont ces cavités creusées dans les murs, de taille variable et disposées en rangées. Des figurines tanagras en terre cuite datant des 4ème-1er siècle avant J.C. déclinent les drapés de la femme. Des traces de danses rituelles et décors architecturaux en forme de grappes de raisin trouvées sur des gobelets de faïence et de terre cuite ainsi que sur des bas-reliefs marquent le culte de Dionysos. Elles nous introduisent dans les pratiques de la cité antique de Nubie, Méroé, capitale du royaume de Koush, qui témoigne du début de l’ère méroïtique où le culte du dieu Dionysos est à l’honneur. Méroé est connue pour ses nécropoles à pyramides et à forte pente, relativement bien conservées. Au début du 3ème siècle avant J.C. La Mosaïque de Palestrina, l’une des plus grandes de l’époque hellénistique, marque la crue du Nil ; elle est de toute beauté.

Bracelet au cobra (5)

À travers la succession des temps qui ont construit la ville – temps politique, urbanistique, religieux, ce parcours d’exposition met en perspective la vision et le langage de dix-sept artistes d’aujourd’hui. D’observateurs ils sont devenus acteurs et ont construit une dialectique qui explore la ville en interaction avec les époques et les objets. Ils en font récit. L’Alexandrie contemporaine s’entrelace avec l’Alexandrie mythique et ses Futurs antérieurs apportant leur note singulière et défiant le temps. En filigrane, le passé colonial, les interactions multiculturelles, l’érosion sociale et écologique résonnent à travers peintures, photographies, sculptures et installations audiovisuelles. Nous ne pouvons citer ici tous les artistes, nous en présentons quelques-uns par leurs travaux, à commencer par trois œuvres spécialement conçues pour l’exposition : la peinture murale de Mona Marzouk, Apparatus and Form de laquelle se dégage une certaine grâce tant dans les contours que dans ses couleurs pastel ; la Gorgone-avtr, œuvre en triptyque de Jasmina Metwaly, qui montre un portrait décalé à travers un regard voilé et un traitement de la lumière jouant entre surexposition et sous-exposition ; la création de Waël Shawky, qui clôt l’exposition, Isles of the Blessed (Oops !… I forgot Europe), présentée sous forme d’un film, qui met en œuvre des figurines-marionnettes bien étranges, en argile et avec des enfants racontant les histoires des îles des Bienheureux.

Inspirés par Alexandrie, beaucoup d’autres artistes ont et avaient inscrit la ville dans leur œuvre. Ahmed Morsi est ici présent avec deux propositions : la très onirique couverture du livre Elegies to a Mediterranean Sea et une œuvre réalisée en 1987, Untitled (Seaside Diptych) qui présente le monde sombre de l’exil où se retrouvent les symboles de sa ville natale, Alexandrie, qu’il a quittée pour New-York dans les années 1970, alors qu’il avait une quarantaine d’années – la Méditerranée, les poissons, un morceau de colonne, une barque, une cheminée de bateau qui pourrait évoquer un phare, des hommes qui s’affairent, l’air inquiet ; Mahmoud Khaled, évoque sa perception du parc Antoniadis, il en rapporte en 2014 un reste de céramique et de carreaux, d’un bleu très bleu, évoquant les fontaines asséchées (Détail 1), une série de photos argentiques contenant des éléments architecturaux ou ornementaux (Détail 3) et une peinture murale en trompe-l’œil d’une sculpture de nu néoclassique, sous le titre Exercise.

Hrair Sarkissian (6)

Avec Background, Hrair Sarkissian interprète l’Antiquité en représentant deux colonnes antiques de type gréco-romain, courtes, qui se détachent sur un fond bleu (2013). Hassan Khan avec The Twist (2013), représente le détail ornemental d’un balcon, par une sculpture en fer. Avec Gordian Knot (2013) Aslı Çavuşoğlu  pose une sculpture sur le côté, visage décalé, masque de mort, comme abandonné. History as proposed/al Ma’rifa, qui signifie la connaissance, est une oeuvre signée de Marianne Fahmy qui s’empare de l’idée du supplément d’un journal – elle avait eu l’expérience du quotidien Al-Ahram où elle avait travaillé – et imagine un supplément de six pages autour d’une gare ferroviaire située vers le port et tombée en désuétude. Water-Arms Series a été créé par Jumana Manna, colonnes de terre formées par des canalisations coudées. Maha Maamoun photographie baigneurs et baigneuses sous le pont Stanley dans le quartier Rushdie, à l’est d’Alexandrie et Malak Helmy construit un environnement sonore, Music for Drifting, à partir du vol d’un oiseau porteur d’un enregistreur qu’il envoie le long de la Côte Nord et du désert occidental égyptien. Il enregistre ses passages sur la colline de Al-Alamein, lieu marqué par la fin de la progression des forces de l’Axe en Afrique du Nord, durant la 2nde Guerre mondiale, à quelques kilomètres d’Alexandrie.

Avec Alexandrie – Futurs antérieurs, le parcours historique que le visiteur est invité à suivre, dialogue avec les œuvres contemporaines. Ces constants allers-retours à travers les strates du temps permettent de pénétrer dans la complexité des choses et dans l’esprit d’Alexandrie, l’esprit des lieux. C’est une douce et belle invitation au voyage !

 Brigitte Rémer, le 15 avril 2023

Légende des visuels – (2) Jasmina Metwaly, travail préparatoire pour Gorgon-avtr, 2022. Vidéo et triptyque : huile sur bois et technologie digitale © Courtoisie de Nurah Farahat, Alaa Abdullatif et Jasmina Metwaly – (3) Tête colossale d’une statue royale, 305-222 av. J.-C. Chaux de nummulite, à gros grains. Kunsthistorisches Museum Vienna, Egyptian and Near Eastern Collection © KHM-Museumsverband – (4) Relief avec signe ânkh dans lequel est intégrée une croix chrétienne, Ve-VIe siècle apr. J.-C. Calcaire. Hildesheim, Roemer-und Pelizaeus-Museum © Roemer-und Pelizaeus-Museum, photo : Sh. Shalchi – (5) Bracelet au cobra, IVe siècle apr. J.-C. Or. Morlanwelz, Musée royal de Mariemont © Musée royal de Mariemont – (6) Hrair Sarkissian, Background, 2013. C-print (papier rétro-éclairé). Courtoisie de l’artiste © Hrair Sarkissian.

L’exposition s’inscrit dans le cadre du projet cofinancé par le programme « Europe créative » de l’Union européenne, Alexandrie – (Ré)activation des imaginaires urbains communs, mis en oeuvre par les partenaires suivants : Mucem (FR), Université de Leyde (NL), Kunsthal Aarhus (DK), Undo Point Contemporary Arts (CY), Domaine et Musée royal de Mariemont (BE), Bozar/Palais des Beaux-Arts, Bruxelles (BE), Ariona Hellas AE (GR), Cittadellarte – Fondazione Pistoletto (IT) – avec le concours des partenaires associés : Cluster (Égypte), Institut Français d’Alexandrie (Égypte), Theatrum Mundi (UK) – Exposition en coproduction, organisée par le Musée royal de Mariemont, Bozar – Palais des Beaux-Arts, Bruxelles du 30 sept. 2022au 8 janvier 2023 et le Mucem, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Marseille, du 8 février au 8 mai 2023 – Le catalogue Alexandrie, Futurs antérieurs, est co-édité par Bozar, Mucem, Actes Sud, Fonds Mercator en trois versions : française, anglaise, néerlandaise (35 euros).

MUCEM – Réservation, tous les jours, de 9h à 18h par téléphone : 04 84 35 13 13 ou par mail : reservation@mucem.org / mucem.org – Entrée par l’esplanade du J4, ou par la passerelle du Panier, parvis de l’église Saint-Laurent, ou par l’entrée basse fort Saint-Jean par le 201, quai du Port – métro : Vieux-Port ou Joliette – Derniers jours / Jusqu’au 8 mai 2023.

Art Paris 2023 – 25ème édition

Angèle Etoundi Essamba © Art Paris

Organisation équipe Art Paris. Direction générale Julien et Valentine Lecêtre – Commissariat général Guillaume Piens – au Grand-Palais Éphémère (30 mars/2 avril 2023) – Deux thèmes à l’honneur : Art et engagement, un regard sur la scène française, commissariat Marc Donnadieu et L’Exil, dépossession et résistance, commissariat Amanda Abi Khalil.

Cent trente-quatre galeries de vingt-cinq pays présentent leurs œuvres, en ce vingt-cinquième rendez-vous, devenu incontournable dans la rencontre avec l’art moderne et contemporain autour de ces deux grands thèmes ; seize expositions monographiques intitulées Solo show permettent d’entrer dans l’univers visuel d’artistes émergents ou déjà connus et ouvre sur l’approfondissement de leur démarche ; une section nommée Promesses apporte son soutien à neuf jeunes galeries internationales de moins de six ans d’existence, par la prise en charge d’une partie du coût de leur participation à Art Paris : c’est un magnifique programme qui est présenté en 2023 dans la diversité tant géographique que visuelle, ouvert sur toutes les formes et expérimentations. En même temps, de grands noms de l’art moderne et contemporain sont à l’affiche pour notre plus grand plaisir, entre autres Salvador Dali (Illustration pour le projet de l’ouvrage d’Homère, « L’Odyssée »), Jean Dubuffet (Psycho-site, avec quatre personnages), Henri Michaux (Dessins mescaliniens et Grand visage bleu et tête chien marron), Joan Miró (Homenaje a Antonio Machado), Pierre Soulages disparu depuis peu (Lithographies), Antoni Tàpies (Peus i grafismes).

Bien-U Bae – © Art Paris (2)

Deux commissaires invités ont posé leur regard sur la thématique qu’ils servent. Le premier, Marc Donnadieu, commissaire d’expositions indépendant a travaillé sur la notion d’Art et Engagement, la raison même d’être, pour l’artiste et thème vital pour nos sociétés, face aux violences et aux oppressions, à l’injustice et aux discriminations. Sa sélection s’est articulée autour de quatre figures emblématiques : la première, peinture de l’artiste américaine Nancy Spero, influencée par Antonin Artaud, reconnue à Paris dans les années 50 et qui s’est engagée dans son pays contre la guerre au Vietnam et pour la cause des femmes. Elle a peint une série intitulée Artaud Painting en 1969 dont certaines toiles sont montrées ici. Dans le droit fil de la cause des femmes l’œuvre de nombreuses artistes femmes sont exposées, comme celles de la Camerounaise Angèle Etoundi Essamba, de l’Afghane Kubra Khademi, de la Marocaine Randa Maroufi, de la Française Prune Nourry, et tant d’autres.

Les secondes figures emblématiques de cette section, Art et Engagement, sont Jacques Grinberg, né Djeki Grinberg en Bulgarie, représentant de ce qui s’est appelé dans les années 1960/70, la nouvelle figuration et Hervé Télémaque, disparu il y a peu, cofondateur du mouvement de Figuration narrative dont les œuvres témoignaient d’une certaine ironie du désespoir. Autour d’eux et dans un même état d’esprit, les œuvres du Soudanais Hassan Musa et celles des Français Damien Deroubaix dans la diversité des formes et des techniques ; celles d’Alain Jossseau qui détourne les images et les met en abîme, celles de l’Iranien Sépànd Danesh qui croise les deux mondes, le Moyen-Orient et l’Occident pour inventer une nouvelle narration.

Paul Rebeyrolle a marqué le XXème siècle par ses peintures cruelles et prémonitoires d’un monde en déclin, il représente le troisième volet de la thématique Art et Engagement : « Ce qui se passe dans le monde me paraît plus dramatique, plus fort que le tableau qui pourrait sembler peut-être un peu vain… » écrivait-il en 1984. Dans son sillage sont présentées les œuvres de Duncan Wylie, du Zimbabwé et de Thu Van Tran, du Vietnam ; celles des deux Françaises Agathe Pitié (La Forêt aux esprits) qui travaille sur l’hybride et remplit ses toiles de formes, signes et symboles et Agathe May qui travaille très artisanalement la gravure (son triptyque Le Modèle mêle réalisme et onirisme et revisite de manière singulière le modèle dans l’atelier).

Le quatrième volet de cette thématique Art et Engagement remarquablement construite, parle de lutte et de résistance à la manière de Germaine Tillion, ethnologue et résistante de 1940 à 1942 avant d’être arrêtée et déportée. Autour de cette notion de détermination, des artistes qui s’opposent aux coups portés et qui s’engagent : « Résister c’est exister. »

Boris Mikhaïlov © Art Paris (3)

La seconde grande thématique proposée par Art Paris, L’Exil, dépossession et résistance regroupe des artistes autour d’Amanda Abi Khalil, seconde commissaire invitée, curatrice indépendante et qui travaille entre Paris, Beyrouth et Rio de Janeiro. « Partir d’un endroit ne veut pas dire ne plus y être. L’exil, choisi ou forcé, est toujours subi. » Son invitation au voyage, intérieur comme extérieur, l’a amenée à travailler à partir des différents conflits du monde obligeant certaines populations à quitter le pays – guerres en Ukraine et en Palestine, urgences climatiques et économiques menant aux traversées de la Méditerranée, corruption et montée des extrêmes. Elle a choisi dix-huit artistes parmi les galeries participantes qui lui semblaient répondre à ce thème en donnant à voir un panorama de positions, d’images et de recherches d’un langage singulier. Elle explique son choix : « Le photomontage du Brésilien Roberto Cabot, Soirée sur la Seine avec Pain de Sucre (2017) résume avec humour cette trajectoire de l’exilé, à la fois ici et là- bas. Anas Albraehe née en Syrie, Christine Safa d’origine libanaise, Nabil el Makhloufi né au Maroc, Leylâ Gediz originaire de Turquie, peignent des paysages du quotidien qu’on subit mais qui à la fois nous sauvent. Aung Ko et Nge Lay un couple de Birmanie, Ivan Argóte d’origine colombienne, Boris Mikhaïlov né en Ukraine, Estefanía Peñafiel Loaiza originaire de l’Équateur, s’attèlent aux événements de l’Histoire à travers des histoires individuelles et collectives. Myriam Mihindou née au Gabon, Majd Abdel Hamid originaire de Syrie, Leyla Cárdenas colombienne, abordent la fragilité et ont comme point commun l’usage du textile et du fil, médium très évocateur du point de vue de notre thématique. Tirdad Hashemi originaire d’Iran, Zarina née en Inde et aujourd’hui disparue, s’inspirent de leurs parcours autobiographiques pour témoigner de situations de survie. Laure Prouvost née en France, José Ángel Vincench né à Cuba, Taysir Batniji originaire de Palestine, ponctuent cette sélection avec des gestes conceptuels où le littéral devient radical. » Richesse d’inspiration, blessures de l’exil, recherche de techniques et matériaux très divers, tel est le parcours proposé par ces artistes sélectionnés qui, à partir de géographies diverses témoignent et transcendent les territoires et sociétés d’où ils sont issus, où ils circulent et où ils vivent.

Thibault Brunet © Art Paris (4)

Art Paris est un superbe défi en même temps qu’une vitrine à laquelle la manifestation sait donner du sens et de nombreuses galeries sont de retour après la pandémie. L’art y dialogue, sereinement, de façon ironique ou guerrière, entraînant la confrontation et le débat. Le dialogue qui s’instaure au fil des allées est riche et l’expression du chaos de nos sociétés, montrés sur tous supports, traditionnels et technologiques, toujours inventifs, en aplat ou en volume, en collages ou en peintures de toute nature, crayons, encres, grattages et collages. Fragilité, poésie, colère, provocation et harmonie s’y côtoient, les artistes y sont en état de veille, parfois de survie, guetteurs infatigables de liberté dans un monde en paix.

Brigitte Rémer, le 17 avril 2023

Visuels : Angèle Etoundi Essamba (Cameroun) Couronne en dentelle 2, 2020 – Galerie Carole Kvasnevski, Paris – © Art Paris (1) – Bien-U Bae (Corée), Bois sacré – Galerie RX & Slag, Paris, New-York – © Art Paris (2) – Boris Mikhaïlov (Ukraine) Untitled, from the “Sots Art” series, 1975/1986 – Galerie Suzanne Tarasiève, Paris – © Art Paris (3) – Thibaut Brunet (France) N43 C47, Série 3600 secondes de lumière, 2022 – Galerie Binome, Paris – © Art Paris (4).

 Directrice de la communication et des partenariats Audrey Keïta – Comité de sélection Art Paris : Carina Andres Thalmann, Galerie Andres Thalmann (Zurich) – Romain Degoul, Galerie Paris-B (Paris) – Diane Lahumière, Galerie Lahumière (Paris) – Marie-Ange Moulonguet, collectionneuse et consultante – Emilie Ovaere-Corthay, Galerie Jean Fournier (Paris) – Pauline Pavec, Galerie Pauline Pavec (Paris).

Du 30 mars au 2 avril 2023, Art Paris / 25ème édition, au Grand-Palais Éphémère, Champ-de-Mars – site : www.artparis.com – La 26ème édition se tiendra du 4 au 7 avril 2024, au Grand-Palais Éphémère.

Slava Ukraini/Gloire à l’Ukraine

© Critères éditions

Exposition des photographies de Christian Guémy-C215 et signature pour la sortie de son livre Guerre en Ukraine – à la Mairie du XIIIème arrondissement, Place d’Italie.

Street-artiste, Christian Guémy dit C215 s’est rendu deux fois en Ukraine au cours de l’année de guerre qui vient de s’écouler, non pas pour se mettre en avant en tant qu’artiste urbain réalisant des pochoirs mais pour dialoguer avec les gens qui là-bas essaient de survivre, pour informer et témoigner des souffrances. Ici comme là-bas, il imprime sa marque dans l’espace public. En Ukraine, c’est sur les murs de logements détruits, sur un abribus, sur l’épave d’un char russe et l’entrée du métro qu’il réalise ses pochoirs, il cherche toujours l’approbation des Ukrainiens dans ce qu’il fait. Sa démarche est d’apporter un peu d’humanité à ce territoire en lutte et soumis à rude épreuve.

Le Maire du 13ème, Jérôme Coumet, accueille au cours de la séance d’inauguration le conseiller politique de l’Ambassade d’Ukraine en France, Bohdan Vasnevskyi qui prend la parole, s’exprimant magnifiquement en français. Il donne à l’exposition la valeur d’un véritable manifeste, politique et culturel, pour ne pas s’habituer, ne pas accepter, ne pas oublier et il évoque les villes martyres et la solidarité française pour le peuple ukrainien.

© Critères éditions

Christian Guémy-C215 parle de son travail et de sa philosophie de vie, cultive sa liberté en s’engageant personnellement et bénévolement, par conviction. Il témoigne d’un pays vidé de ses enfants et de ses femmes, d’un pays dévasté et de la désolation des paysages à Kyïv, Lviv, Jytomir, Bucha ; des crimes de guerre avec exécutions sommaires et sabordage systématique des installations notamment électriques et nucléaires ; du droit international qui devra faire que justice et vérité un jour soient faites. Il rapporte une œuvre peinte, simple et poignante : un fragile papillon sur les murs d’un camp de réfugiés à Lviv, ou sur une épave de char russe, espérance d’une renaissance prochaine ; des portraits de jeunes femmes coiffées de la couronne traditionnelle de fleurs et rubans de satin représentées sur d’anciens tramways de l’époque soviétique utilisés pour bloquer les accès à la ville, au nord de Kyïv ; une mère étreignant son jeune enfant, peint sur une valise, symbole de l’exode ; le portrait d’une enfant réalisé d’après photo sur un bâtiment détruit de Jytomir ; celui d’une vieille femme au regard sombre et portant un foulard, à Kyïv, également réalisé d’après photo.

© Critères éditions

Les dessins sont en gros plans, le regard est intense, sidéré parfois. L’universalité des portraits d’enfants se traduit dans l’interprétation que donne Christian Guémy-C215 de la guerre. Il a même fait un passage en Ukraine avec son propre fils de trois ans, Gabin. En mars 2022 il a réalisé bénévolement une œuvre en solidarité au peuple ukrainien sur la façade d’une résidence étudiante du 13e arrondissement, un mur haut de cinq étages, délégué par le Maire du 13ème. Sous la fresque, inscrit en cyrillique, une citation du Président ukrainien, Volodymyr Zelensky : « Je ne veux vraiment pas de mes photos dans vos bureaux, car je ne suis ni un dieu, ni une icône, mais plutôt un serviteur de la Nation. Accrochez plutôt les photos de vos enfants et regardez-les à chaque fois que vous voulez prendre une décision. » En mai 2022 il représente la même jeune fille sur un mur de Lviv, en partenariat avec la Mairie du 13ème.

La conclusion momentanée revient au grand poète ukrainien Taras Chevtchenko, que Christian Guémy-C215 a peint sur un mur de Kyïv : « Notre âme ne peut pas mourir, La liberté ne meurt jamais. Même l’insatiable ne peut Pas labourer le fonds des mers, Pas enchaîner l’âme vivante, Non plus la parole vivante… » Dans l’attente de la victoire, comme conclusion de la guerre…

Brigitte Rémer, le 12 mars 2022

Guerre en Ukraine, Christian Guémy-C215, auteur Nicolas Hénin, préface de Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée Nationale, Critères éditions, Grenoble. (20 euros) – Site : www. criteres-editions.com – Après avoir été exposée à l’Assemblée nationale et à la Mairie du 13e arrondissement, l’exposition se poursuit à la Mairie de Paris.

Pierrot Men, le poète

© Pierrot Men

Film documentaire de Franck Landron, production Les Films en Hiver présenté au Lavoir Numérique de Gentilly.

Le film documentaire tourné en 2019 et présenté par Franck Landron témoigne du travail de Chan Hong Men Pierrot, dit Pierrot Men, photographe, de son histoire, de son regard. Le réalisateur s’est rendu à plusieurs reprises à Madagascar où il vit et travaille. Franco-malgache par sa mère, chinois par son père – arrivé de Chine jusqu’à Madagascar à la nage – Pierrot Men s’est réellement lancé dans la photographie à partir de 1974, à l’âge de vingt ans, en ouvrant son premier laboratoire dans sa ville, Fianarantsoa. La photographie n’était au départ pour lui qu’un outil accompagnant sa passion première, la peinture, qu’il pratiquait depuis l’âge de douze-treize ans. Il copiait ses clichés en peinture, faisait des cartes postales et des illustrations pour les touristes. Il est aujourd’hui reconnu internationalement et reste la figure incontournable de sa ville où il dirige un grand laboratoire photographique, le Labo Men.

Passionné du noir et blanc et virtuose en la matière, il capte avec beaucoup d’humanité des instants de vie, des scènes de rue, des expressions d’enfants, des portraits, des paysages, tire et partage ses images sans les recadrer. Ses photos sont d’une grande beauté, le sujet au centre, on y lit l’immensité de l’espace, la solitude. Lauréat du concours Mother Jones à San Francisco en 1994, Pierrot Men est vite repéré et reçoit pour récompense un Leica qui dès lors ne le quitte plus. Il participe la même année à la première édition des Rencontres de Bamako initiées par les photographes Bernard Descamps et Françoise Huguier pour promouvoir la photographie africaine dans le champ international. Il y est sitôt remarqué pour son sens de la composition et ses jeux de lumières.

Les thèmes photographiques qu’il aborde, tels qu’évoqués dans le film documentaire, sont multiformes. On y voit les métiers traditionnels, comme celui du forgeron aux mains abîmées ou la fabrication des briques de terre rouge et les conditions de travail qui vont avec : une brique pèse deux kilos, chaque jeune ouvrier en porte seize donc supporte trente-deux kilos, à chaque passage. Des enfants travaillent pour monter ces pyramides de briques, dépassant leurs limites. La photo noir et blanc en reconstitue le mouvement entre les fumées, le four, les rythmes de travail, la vie rude. Parmi les photographies montrées dans le film, des paysages à couper le souffle ; l’évocation des croyances et l’église avec prières et processions, les communions, les rituels dont la fête de la circoncision, les vêtements de couleur blanche, les chapeaux que chacun porte ; un vieux couple appelle l’émotion. Il y a le dedans-dehors, vu par la fenêtre, entre sieste et cerf-volant ; les couleurs du matin et les lumières chaudes du soir ; les bistrots-guinguettes ; la sécheresse dans le sud ; la pêche ; un puits dans le village ; une petite fille sidérée ; le marché aux zébus, animal emblématique de l’Île ; la foule et les manifestations, portant les symboles du pays. Il y a la forêt, les arbres, la déforestation : on brûle les bois, il y a de grands sacs de feuilles et de branches, on voit aussi le charbon de bois vendu à des prix très bas, un euro, pour se chauffer et cuisiner pendant un mois. Il y a les textes autour de ses photos, comme dans le livre Des hommes et des arbres publié en 2015 qui appelle au respect du patrimoine humain et naturel de son pays, et de manière plus globale qui appelle l’homme, acteur de son environnement, à la prise de conscience.

© Pierrot Men

Pierrot Men saisit la réalité à bout de bras, avec intensité. Il va vers les gens et parle de ce moment suspendu qu’il capte en appuyant sur le déclencheur, notamment pour les photos de rue : « J’anticipe, je la sens, je fais la photo, je réfléchis après. » Un de ses amis évoque sa profondeur de champ et sa rapidité dans la prise de vue : « Je suis à côté de lui mais je ne le vois pas faire. Il voit la photo avant de la faire et il sait comment il va la tirer, dans le prolongement de son bras, de son œil. » Pierrot Men n’annonce pas de thème au préalable, il le construit après-coup, et le complète selon ce qui lui semble manquer. Il y a une densité dans ses photos qui parlent des traces et de la mémoire.

© Pierrot Men

Le film montre aussi la manière dont Pierrot Men fait le récit tragique, en photographies, de lieux et d’événements : un quartier de SDF la nuit, juste éclairé par les phares des voitures qui passent, avec ce que l’obscurité peut receler de danger ; un jeune garçon de 8 ans tué, comme son frère de 6 ans ; une femme assassinée derrière la moustiquaire. La brume opacifie et éloigne certains meurtres. Il parle de la mémoire collective à travers l’année 1947, marquée de noir, suite à une insurrection – qui préfigure l’indépendance de Madagascar, obtenue en 1960 – révolte violemment réprimée par l’armée française, et guérilla qui durera plus d’un an dans la forêt. Le film fait le parallèle avec le massacre de Tiroye en décembre 1944, face aux tirailleurs sénégalais qui demandaient leur dû. Le photographe, accompagné de Jean-Luc Raharimanana, a interrogé ceux qui s’étaient rebellés et pouvaient encore témoigner. Il a fixé leurs visages sur la pellicule, et si le nombre de morts prête à caution avec des variations allant de 11 000 à 100 000, pour lui « il n’était pas supportable que ces personnes meurent avec ces non-dits et le poids de l’oubli. 1947 fait partie de notre culture » dit-il. Et il ajoute : « Un pays qui ne réfléchit pas son histoire va dans le mur, il se renie lui-même, il lui est impossible de réellement tourner la page. » Il évoque la relation sacrée à la mort et aux ancêtres à travers le culte du retournement des morts, une façon d’honorer la mémoire des absents autour de grandes fêtes qui se célèbrent surtout sur les hauts-plateaux.

Au-delà de la mémoire collective, Pierrot Men évoque aussi ses tragédies personnelles, avec réserve et dignité. Son ombre se reflète sur la tombe de son fils avec qui il est en symbiose dans l’autoportrait composé pour lui. Quand il parle de l’évolution de ses travaux et qu’il y mêle aujourd’hui la couleur, il dit : « Je vois tout en couleurs. Avant, je voyais tout en noir et blanc » et il ajoute : « Une belle photo couleurs, elle s’impose. » Son studio photo est connu de tous les habitants de Fianarantsoa et les enfants du quartier peuvent y admirer leur ville. Il y capte les événements de la vie, les mariages et les morts, donne le négatif au client et quand il prend les enfants en photo notamment dans la rue, leur offre leur portrait et c’est l’enchantement. Il donne aussi quelques références sur des travaux qui le touchent : ceux de Jean-Marc Tingaud sur la chronologie et la mémoire, et sur les intérieurs ayant valeur de portraits intimes ; ceux de Seydou Keïta et ses portraits réalisés dans son studio de Bamako, installé au départ dans la cour de sa maison.

© Pierrot Men

Dans son film, Pierrot Men, le poète, Franck Landron montre l’humanisme de l’homme et la profondeur de l’œuvre. De ses photographies se dégage une grande puissance. Le réalisateur met en relief son travail pour classifier, numéroter, répertorier, notamment les planches contact et les négatifs. Pierrot Men a participé en 2018/2019 à l’hommage rendu à son pays par le musée du Quai Branly : Madagascar. Arts de la Grande île, en partenariat avec l’association Zazakely Sambatra qui défend le droit à l’éducation des enfants. Il avait choisi une vingtaine de photos exposées dans la Galerie-Jardin « pour raconter le quotidien des Malgaches et les petites choses de la vie qu’on oublie. » Au fil du temps et de ses travaux il a reçu de nombreuses récompenses et été finaliste, en 2022, de l’Open Call Eyeshot.

Le voyage proposé à travers le film est intense et nous emmène de l’image fixe du photographe à l’image animée de la caméra, dans un univers de contrastes et de clair-obscur. Derrière le contexte documentaire et mémorial rapporté par son objectif, Pierrot Men pose le geste de l’artiste et de sa création avec détermination, et avec poésie.

Brigitte Rémer, le 11 mars 2023

Film vu au Lavoir Numérique de Gentilly, le 29 janvier 2023 – 4 Rue de Freiberg. 94250 Gentilly, présenté par le réalisateur, Franck Landron.

Sibyl

© Stella Olivier

Conception et mise en scène William Kentridge – Musique Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd – en anglais, zoulou, xhosa, sotho du sud, ndébélé du sud, surtitré en français – au Théâtre du Châtelet, dans le cadre des saisons Théâtre du Châtelet/Théâtre de la Ville hors les murs.

Artiste plasticien né à Johannesburg, William Kentridge est un grand dessinateur qui mêle à travers ses mises en scène de nombreuses formes d’art comme peinture, gravure, sculpture, vidéo, qu’il met en espace dans des actions chorégraphiées et musicales. Sur le rideau de scène, il écrit ici à la plume de ronde une page d’une belle graphie.

La soirée est construite en deux parties : la première, The moment has gone – concert piano, voix et film muetnous mène dans son atelier où par un jeu de caméras William fait face à Kentridge dans le trouble de son double. Il compose le tableau à coup de dessins charbonneux, d’éléments qu’il gomme et abîme, qu’il redessine, et soudain le tableau s’anime. Il réinvente une technique cinématographique d’animation, image après image, qu’il nomme l’animation du pauvre et élabore ses propres effets spéciaux. Tel un magicien, Kentridge transforme ce qu’il touche, le désintègre et le recompose – une machine à écrire, ou une feuille d’arbre -. Il travaille par fragments et donne un autre sens à ce qu’il recrée.

© Stella Olivier

La seconde partie, Waiting for the Sibyl, est un opéra de chambre en six courtes scènes qui a pour point de départ l’œuvre d’Alexandre Calder, à partir d’un Work in Progress de vingt minutes qu’il avait vu en 1968, à l’Opéra de Rome. Dans le spectacle, dix chanteurs-chanteuses et danseurs-danseuses sud-africains, costumé(e)s majestueusement, portent la partition chantée et musicale composée par Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd. Leurs psalmodies résonnent, les styles de danse se mêlent. Le livret est réalisé à partir d’un montage de textes – proverbes africains, citations collectées par Kentridge, poèmes de différentes sources, référence à Dante -. Les mots s’enroulent et se déroulent, apparaissent et disparaissent, ils sont comme des énigmes. Le ciel parle une langue étrangère et les feuilles d’arbres comme autant de pages arrachées aux livres, s’envolent. Dans la mythologie, Sibylle est une devineresse qui rend les oracles, mais les messages déposés auprès d’elle voltigent, prétexte pour Kentridge de jouer sur l’envol, la rotation, le cercle, la disparition. La prophétie de la Sibylle de Cumes sa référence ici parmi les douze sibylles, représentée par Michel-Ange sur la fresque du plafond de la Chapelle Sixtine, à Rome, énonce : « Cycle nouveau-né des ans écoulés, cycle parfait. La Justice reviendra sur la terre avec la Loi et le dieu Saturne. Du ciel sacré, vois sans effroi une race nouvelle… »

Projection, performance-live, musique enregistrée, danse et mouvement sont autant de pratiques servant le propos de mise en scène et jouant avec le sens de l’absence. Les ombres projetées décalent l’échelle des personnages et des objets. Les costumes aux formes géométriques et couleurs vives se rapprochent de l’univers d’Oskar Schlemmer, artiste du Bauhaus connu notamment par son Ballet triadique, un ballet sans action où la danse est déterminée par les costumes, pure innovation du début du XXème et qui a contribué au renouveau du théâtre. Fête de la forme et de la couleur, la stylisation des costumes chez Kentridge, comme chez Schlemmer, dialogue avec les formes et joue de la matière.

© Stella Olivier

Sous son fusain virtuose Kentridge dessine l’ombre poétique d’un arbre et disperse les effluves parfumés du vent, ses dessins sont des épiphanies, son théâtre est d’ombres et de crépuscule. Il y dénonce, depuis toujours, le colonialisme, l’apartheid et les injustices sociales. Il sait aussi se situer entre l’absurde et le non-sens, du côté du dadaïsme ou de la figure d’Ubu, symbole de la violence de la politique ségrégationniste de son pays. Il a étendu le champ des possibles en se formant au théâtre, à Paris, au début des années 80. Sa première pièce, Sophiatown dénonçait en 1986 les crimes de l’apartheid dans ce quartier de Johannesburg, sa ville. En 2018, The Head & the Load, montrait, à travers une grande fresque-performance, le lien entre la Première Guerre mondiale et le colonialisme. Il a conçu plusieurs créations d’opéra dont La Flûte enchantée de Mozart, Le Nez de Chostakovitch et Lulu d’Alban Berg, présentées au Metropolitan Opera de New-York et dans les grands théâtres d’opéras en Europe. Il a créé Wozzeck, de Berg, en 2017, au Festival de Salzbourg, qu’il a repris à l’Opéra de Paris en 2022 (cf. notre article du 25 mars 2022). Par le visible, Kentridge fait émerger l’invisible à travers son théâtre total, ses paysages de crayons, ses illuminations, et son univers sensible.

Brigitte Rémer, le 9 mars 2023

Avec Kyle Shepherd, Nhlanhla Mahlangu, Xolisile Bongwana, Thulani Chauke, Teresa Phuti Mojela, Thandazile ‘Sonia’ Radebe, Ayanda Nhlangothi, Zandile Hlatshwayo, Siphiwe Nkabinde, S’Busiso Shozi. Direction musicale et composition Kyle Shepherd – composition vocale et assistant à la mise en scène Nhlanhla Mahlangu – costumes Greta Goiris – décors Sabine Theunissen – lumières Urs Schönebaum – associée à la création lumière Elena Gui – design vidéo et montage Žana Marović – son Gavan Eckhart – cameraman Duško Marović – orchestration vidéo Kim Gunning – traduction et surtitrage Bernardo Haumont.

Du 11 au 15 février 2023 à 20h, dimanche à 15h, au Théâtre du Châtelet, place du Châtelet. 75001 – Paris – sites : theatredelaville-paris.com / chatelet.com

Dialogue Claude Monet – Joan Mitchell et Rétrospective Joan Mitchell

Claude Monet © Musée Marmottan Monet (1)

Expositions de la Fondation Louis Vuitton – Commissariat général Suzanne Pagé, Directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton – Derniers Jours, jusqu’au 23 février 2023.

Deux expositions hautes en couleurs et complémentaires sont à recommander avant qu’elles ne quittent la Fondation Vuitton. Dialogue Claude Monet – Joan Mitchell et Rétrospective Joan Mitchell, la seconde permettant d’approfondir l’œuvre de cette grande artiste américaine. Claude Monet (1840 – 1926) et Joan Mitchell (1925-1992), deux époques, deux sensibilités, un même éclat en dialogue, dans le cadre d’un partenariat avec le Musée Marmottan-Monet.

Une double raison permet ce rapprochement confirme la Fondation Vuitton : d’une part c’est en 1950 aux États-Unis que Les Nymphéas de Monet font un triomphe et sont reconnues comme signes avant-coureurs de l’abstraction ; l’œuvre de Joan Mitchell est définie comme répondant à la notion d’impressionnisme abstrait et s’expose à ce titre dans deux salons ; Joan Mitchell d’autre part s’installe en 1968 dans le village de Vétheuil, dans l’Eure, où avait vécu Monet pendant trois ans avant de s’installer à Giverny – années difficiles pour lui, car sa femme, très malade, y décèdera et il fait face à des difficultés économiques. Période au demeurant où il peint plus de deux cents toiles sur son bateau-atelier ancré sur la Seine.

Joan Mitchell a donc regardé les mêmes paysages que Claude Monet mais a gardé sa propligne de travail, elle s’en explique : « Le matin, surtout très tôt, c’est violet ; Monet a déjà montré cela… Moi, quand je sors le matin c’est violet, je ne copie pas Monet ». Tous deux, à plusieurs décennies de distance, ont les mêmes perceptions de cet environnement magique et restituent sur la toile sensations pour le premier, feelings pour la seconde, au-delà de l’espace et du temps.

Pour Claude Monet, la dernière période de création apporte des oeuvres magistrales réalisées à Giverny, comme la Gare Saint-Lazare, la Cathédrale de Rouen et l’infinie minutie du travail sur la représentation des Nymphéas et leurs insondables déclinaisons sur l’eau. C’est le moment où il privilégie les couleurs et s’éloigne du contour. Parlant du principe de travail élaboré par Monet, le critique d’art américain Clément Greenberg disait qu’il « ne résidait pas dans la nature comme il pensait, mais dans l’essence même de l’art, dans sa faculté d’abstraction. » Dans une lettre au critique d’art Gustave Geffroy, Monet commentait, en 1912 : « Pour arriver à rendre ce que je ressens, j’en oublie totalement les règles les plus élémentaires de la peinture, s’il en existe toutefois. Bref, je laisse apparaître bien des fautes pour fixer mes sensations ».

© The Estate of Joan Mitchell (2)

Née à Chicago en 1925, Joan Mitchell est partie à vingt-quatre ans pour New-York, puis s’est installée durablement à Paris en 1959, avant de se poser dans sa maison de Vétheuil, en 1968. De ses allers et retours, elle construit ses règles et détermine ses rythmes, couleurs, gestes et matières, traduisant ses souvenirs et sentiments, ses paysages d’enfance. « Ma peinture est abstraite mais c’est aussi un paysage, sans être une illustration » dit-elle.

L’exposition présente une soixantaine d’œuvres emblématiques des deux artistes mettant en jeu des correspondances visuelles et thématiques. Entre autres, pour la première fois, l’ensemble du Triptyque des Agapanthes de Monet, conçu en trois parties réparties dans trois musées américains dont le thème est le bassin aux nymphéas et les reflets de l’eau. Pour Joan Mitchell, de nombreux tableaux exaltent la couleur – bleu cobalt, jaune colza, vert, rouge – et complètent son œuvre majeure, la Grande Vallée dont dix tableaux sur vingt et un sont ici montrés.

Monet et Mitchell utilisent tous deux de grands formats pour traduire les variations et subtilités de la couleur, jouant avec la lumière et alternant la matière, entre fluidités et épaisseurs.  Tous deux expriment leur rapport fusionnel et lyrique au paysage avec une grande vitalité. Suzanne Pagé, commissaire générale de l’exposition avait organisé en 1982 la première exposition de Joan Mitchell dans un musée français. Le travail accompli est ici remarquable pour une mise en dialogue risquée mais pertinente entre ces deux artistes de générations donc de parcours bien différents.

Brigitte Rémer, le 8 février 2023

C. Monet © Musée Marmottan Monet (3)

Dialogue Claude Monet – Joan Mitchell : Commissariat général de l’exposition Suzanne Pagé, Directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton – Co-commissaires : Marianne Mathieu, directrice scientifique du Musée Marmottan Monet, et Angeline Scherf, conservatrice à la Fondation Louis Vuitton, assistée de Cordelia de Brosses, chargée de recherches et Claudia Buizza, assistante conservateur – Rétrospective Joan Mitchell : Commissariat général Suzanne Pagé, Directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton – Commissaires de l’exposition : Katy Siegel, Senior Curator pour la recherche et programmation au Baltimore Museum of Art, et Sarah Roberts, Andrew W. Mellon Foundation Curator et responsable des peintures et sculptures au SFMOMA – Commissaire associé pour la présentation à Paris : Olivier Michelon, conservateur à la Fondation Louis Vuitton.

© The Estate of Joan Mitchell (4)

L’exposition « Rétrospective Joan Mitchell » est co-organisée par le San Francisco Musem of Modern Art (SFMOMA) et le Baltimore Museum of Art (BAM) avec la Fondation Louis Vuitton. Les expositions « Monet-Mitchell » sont organisées dans le cadre d’un partenariat scientifique avec le Musée Marmottan Monet –  Jusqu’au 27 février 2023, Fondation Louis Vuitton, 8 avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne. Paris – métro : Sablons, ligne 1.

Crédits photos : 1/ Claude Monet, Nymphéas, 1916 – 1919, huile sur toile, 200 × 180 cm, Musée Marmottan Monet, Paris © Musée Marmottan Monet, Paris – 2/ Joan Mitchell, La Grande Vallée, 1983, huile sur toile, 259 x 200 cm, Fondation Louis Vuitton © The Estate of Joan Mitchell – 3/ Claude Monet, Le jardin à Giverny, 1922-1926, huile sur toile, 93 x 74 cm, Musée Marmottan Monet © Musée Marmottan Monet, Paris – 4/ Joan Mitchell, La Grande Vallée XVI, pour Iva, 1983, huile sur toile, 259,7 x 199,4 cm,  © The Estate of Joan Mitchell, Courtesy Joan Mitchell Foundation, New-York.

 

This is how you will disappear

© Christophe Raynaud de Lage

Conception, mise en scène, chorégraphie et scénographie Gisèle Vienne, texte Dennis Cooper,  création musicale Stephen O’Malley et Peter Rehberg – créé en collaboration avec et interprété par Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra et Jonathan Schatz – au Théâtre de la Colline, en coréalisation avec Chaillot/Théâtre national de la Danse.

On se trouve dans une forêt de sapins, flamboyante et inquiétante, quelques arbres d’autres familles et de diamètres divers y ont pris place, certains décharnés mais fiers comme des figures-totems. Dans ce décor tourmenté, au milieu d’un tapis de feuilles mortes, une jeune gymnaste en juste-au-corps blanc s’entraîne, (remarquable Nuria Guiu Sagarra) à la recherche de la perfection : grands écarts, de face, de profil, figures acrobatiques, torsions extrêmes. L’entraînement se fait sous le regard d’un coach en survêtement blanc, inscription France au dos (Jonathan Capdevielle).

© Christophe Raynaud de Lage

L’ambiance est étrangement malsaine, les deux personnages ont d’ailleurs surgi du dessous des feuilles, d’emblée on se pose la question : l’a-t-il violée, quel est le deal entre eux ? L’entraînement est rude, exigeant, froidement effectué froidement accompagné, plus proche de l’acte de torture que d’un entrainement bienveillant. Le dialogue ajoute à la tension ambiante. L’homme évoque l’idée de la jeter à la rivière… L’entraînement doit être parfait, exige-t-il et il la menace avant de la lâcher avec violence et de disparaitre. Blessée, elle en reste un instant comme pétrifiée, et le temps se suspend. Puis elle attrape son sac à dos, qui restera suspendu à une branche tout au long du spectacle, y prend quelques gâteaux, ôte ses tennis comme si elle sortait du gymnase, et se rhabille. Dans l’ombre, une silhouette noire, à peine perceptible et le bruit d’un torrent qui descend la montagne. Silence. Pesanteur.

Restée seule, ce sont les éléments qui se lèvent, quelques feuilles mortes commencent à doucement voltiger, elle, exécute une sorte de danse obscure, puis le vent se lève de plus en plus violemment et la terre se soulève formant comme des nuages bruns qui s’enroulent avec force en spirales. Le spectacle est d’une grande beauté. D’autres nuages bruns tombent aussi du ciel. C’est la tourmente. À travers ces épais nuages nous sommes comme projetés au fond de la rivière où le corps de la jeune femme qu’on devine par le point blanc de son juste-au-corps à peine perceptible est roulé dans les flots. Les images sont impressionnantes, d’une grande beauté picturale et la bande son de forte intensité insiste sur l’inhospitalier par ses grincements, crissements, grésillements, froissements, claquements, sons continus et grandes orgues, chuchotements, nous propulsant dans l’au-delà et le fantasme. Les sons de la forêt sont amplifiés. Un long temps s’écoule où le noir est quasi absolu et où, imperceptiblement, se poursuit le déplacement des nuages.

© Christophe Raynaud de Lage

Entre alors en piste ce personnage d’ombre à peine entrevu et qui se trouve à son tour sur le devant de la scène (Jonathan Schatz). Un musicien, un junkie qui raconte en balbutiant avoir poignardé une jeune fille. Le coach vient lui régler son compte et le tue. La scène est rejouée dans la forêt par des mannequins représentant les personnages. L’hallucination est totale. Puis le coach s’arme d’un arc sophistiqué. Un oiseau traverse la scène de cour à jardin, puis un rapace, buse, circaète ou effraie, se pose sur une branche. Très détachée la jeune gymnaste rapporte la flèche qu’elle tient dans la main.

Avec This is how you will disappear, le spectateur traverse une expérience sensorielle, écologique, géologique et climatique, physique et mentale, des plus singulières. Il entre dans la poussière du tableau entre l’incarné et le désincarné des personnages, la jeune athlète et les  éléments scénographiques servant de fil conducteur à la narration. Le temps, la mémoire, l’espace mental, le trouble et la perception, les rapports de force et la violence sourde, s’inscrivent au générique de la démarche de la talentueuse Gisèle Vienne, chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, férue de philosophie et de musique. (cf. notre article sur L’Étang, du 28 décembre 2022).

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2023

Avec Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra et Jonathan Schatz – création musicale Stephen O’Malley, Peter Rehberg- remix, interprétation et diffusion live Stephen O’Malley – texte et paroles de la chanson Dennis Cooper – lumières Patrick Riou –  sculpture de brume Fujiko Nakaya – vidéo Shiro Takatani – stylisme et conception des costumes José Enrique Oña Selfa – fauconnier Patrice Potier/Les Ailes de l’Urga – remerciements pour leurs conseils Anja Röttgerkamp et Vilborg Àsa Gudjónsdóttir – conception des poupées Gisèle Vienne – construction des poupées Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak, Gisèle Vienne – reconstitution des arbres et conseils Hervé Mayon/La Licorne Verte – vidage et reconstitution des arbres François Cuny/O Bois Fleuri, les ateliers de Grenoble – création maquillages, perruques, coiffures Rebecca Flores – programmation vidéo Ken Furudate – ingénierie brume Urs Hildebrand – réalisation des costumes Marino Marchand – réalisation du sol Michel Arnould et Christophe Tocanier – traduction des textes de l’anglais (États-Unis) au français Laurence Viallet – This is how you will disappear a été créé le 8 juillet 2010 au Festival d’Avignon.

Du 6 au 15 janvier 2023, du mercredi au samedi à 20h30, mardi à 19h30 et dimanche à 15h30, à La Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – Sites : www.colline.fr et www.theatre-chaillot.fr – En tournée les 2 et 3 mars 2023 à la MC2/Maison de la Culture de Grenoble.

Edvard Munch, un poème de vie, d’amour et de mort

© Visuel 1

Exposition, au Musée d’Orsay, en partenariat exceptionnel avec le Munch Museet d’Oslo – jusqu’au 22 janvier 2023 – Derniers jours.

Le parcours de vie d’Edvard Munch est rempli de traumatismes et de drames, il réinterprète la mort dans sa peinture. Né en 1863 en Norvège, Munch perd sa mère à l’âge de cinq ans, sa tante, Karen Bjølstad, chargée de son éducation, pratique la peinture et l’initie au dessin. A l’âge de quatorze ans il perd sa sœur aînée de la tuberculose, entre en 1880 pour quelques mois, au Collège royal de dessin et participe, à partir de 1883, à des expositions collectives. On peut considérer qu’il s’est largement auto-formé. Munch découvre en 1884 le milieu de la bohème de Kristiania – le nom d’Oslo jusqu’en 1924. En 1885 il séjourne pour la première fois à Paris où il résidera de 1889 à 1892. Sa peinture reflète ce qu’il vit, elle est au départ, très mal acceptée : en 1886 il présente son tableau L’Enfant malade au Salon d’automne de Kristiania et provoque un scandale, et en 1892 ses œuvres choquent et sont vivement critiquées au Verein Berliner Künstler, lors d’une exposition personnelle qui ferme ses portes au bout d’une semaine. À Berlin où il vit, il fréquente le cercle littéraire et rencontre entre autres August Strindberg – dont il réalisera en 1896 un portrait sur lithographie – technique à laquelle il s’initie, ainsi qu’à la gravure, notamment sur bois.

En 1896 il participe au Salon des Indépendants, à Paris et réalise l’affiche des pièces d’Henrik Ibsen, Peer Gynt et John Gabriel Borkman jouées au Théâtre de l’Œuvre ; il dessine des illustrations pour les pièces de Strindberg et pour Les Fleurs du mal de Baudelaire. En 1902 il expose à la Sécession de Berlin une vingtaine de tableaux sous le titre Présentation de plusieurs tableaux de vie, en fait la première esquisse de La Frise de la vie. En 1906, le célèbre metteur en scène allemand Max Reinhardt – fondateur des Kammerspiele à Berlin, qui modifient le rapport scène/salle – lui commande des décors pour Les Revenants et pour Hedda Gabler, d’Ibsen. Sa rencontre avec le théâtre est fondamentale et modifie son regard sur l’architecture de ses toiles.

Souffrant d’une dépression, les années 1908 et 1909 sont sombres. Munch demande à être hospitalisé dans la clinique psychiatrique du Dr Jacobson, à Copenhague. Il présente ensuite des projets, notamment des concours de décors pour l’université de Kristiania, certains finiront par être acceptés. À partir de 1916 il réside près d’Oslo où il a acheté la propriété d’Ekely, et y restera jusqu’à sa mort, en 1944. C’est en 1918 qu’il organise l’exposition La Frise de la vie à la galerie Blomqvist de Kristiania et publie quelques mois après un livret où il retrace son travail sur la Frise. En 1937, quatre-vingt-deux de ses œuvres sont arrachées des musées allemands et confisquées par les nazis qui les jugent comme dégénérées.

Edvard Munch a longtemps dérouté par le côté inachevé de ses toiles qu’il aime à rapprocher, comme des ensembles. Pour lui, chacune prend tout son sens quand elle s’inscrit dans une série. Il construit ainsi son discours pictural taraudé par les grandes questions existentielles que sont l’amour, l’angoisse, le doute et la mort en écho aux drames familiaux traversés (mort de sa mère puis de deux sœurs et d’un frère, père austère). « La maladie, la folie et la mort étaient les anges noirs qui se sont penchés sur mon berceau » écrit-il dans l’un de ses carnets de notes et rapporté dans le programme de l’exposition. Sur ce thème, le Musée d’Orsay présente entre autres Près du lit de mort (1895) réminiscences de la mort de sa sœur aînée, L’Enfant malade (1896) où la mère semble prier près de sa fille ; La Lutte contre la mort (1915). Ses sombres états d’âme s’expriment aussi à travers des œuvres comme Désespoir, Humeur malade au coucher de soleil (1892) un paysage lugubre couvert d’un ciel orangé ou comme Mélancolie (1894/96) un homme pensif devant un vaste horizon aux dégradés sombres à l’avant avec pourtant quelques traits de clarté, au loin.

© Visuel 2

D’une autre veine, et se répondant l’une à l’autre, on trouve des œuvres comme Danse sur la plageJeunes filles arrosant les fleurs – Arbres au bord de la plage (1904) – Sur le pont (1912/13), Les Jeunes filles sur le pont, en 1918, avec reprise de motif en 1927 puis avec Les Dames sur le Pont (1934/40). Il fait une lithographie intitulée Madone (1895/96) où la longue chevelure féminine sert de lien de communication entre le sentimental et le spirituel. Vampire (1895) initialement intitulé Amour et douleur évoque la femme castratrice, puis Vampire dans la forêt (1924/25) interprétation d’un couple désuni dans une atmosphère d’anxiété, est la reprise du motif.

Tout au long de sa carrière Munch peint des autoportraits, une façon de marquer les événements importants de sa vie, d’y exposer sa sincérité et sa vulnérabilité. On voit ainsi dans l’exposition les œuvres de différentes périodes : Autoportrait à la cigarette et Autoportrait au bras de squelette, une lithographie (1895), l’inquiétant Autoportrait en enfer (1903) ; Nuit blanche, autoportrait au tourment intérieur (1920), Autoportrait devant une œuvre, une photographie/épreuve gélatino-argentique de 1930, un Autoportrait de la fin de sa vie (1940/43), « Nous ne mourons pas, c’est le monde qui meurt et nous quitte » écrit-il dans un carnet de croquis.

Son œuvre emblématique, initiée au cours des années 1890, La Frise de la vie – où il regroupe ses œuvres pour leur donner cohérence, oeuvres sur lesquelles il travaillera toute sa vie – est montrée pour la première fois à Berlin, en 1902. Elle a été pensée comme une série logique de tableaux qui donnent un aperçu de la vie. « J’ai ressenti cette fresque comme un poème de vie, d’amour, de mort » écrit-il en 1919. Son œuvre la plus célèbre, Le Cri, y est déclinée en plusieurs versions, peintes et gravées, on trouve notamment à Orsay une lithographie faite en 1895 et un dessin réalisé en 1898 au crayon et pinceau sur papier, Tête du « Cri » et mains levées.

© Visuel 3

Dans toute son étrangeté Edvard Munch est un inclassable. Son œuvre étonne et/ou dérange et n’appartient ni au symbolisme ni à l’expressionnisme même s’il en est peut-être l’un des précurseurs. Son exploration de l’âme humaine met à l’épreuve, et dans l’intimité des sentiments qu’il fait partager, se trouve une dimension universelle. Admirateur de Paul Gauguin, comme lui et malgré ses fantômes, il fait très librement l’usage de la couleur, cinglante et provocatrice parfois, pour traduire sa vision singulière du monde.

L’exposition du Musée d’Orsay, Edvard Munch, un poème de vie, d’amour et de mort, – finement réalisée sous le Commissariat de Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie avec la collaboration d’Estelle Bégué, chargée d’études documentaires au musée d’Orsay – permet, au-delà du Cri, de rencontrer l’ensemble de La Frise de la vie, ce grand récit de l’âme humaine et de découvrir d’autres versants de la vie et de l’œuvre de cet immense artiste.

Brigitte Rémer, le 7 janvier 2023

Exposition organisée par l’Établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie, en partenariat exceptionnel avec le Munch Museet d’Oslo – Publications : Catalogue de l’exposition, coédition musée d’Orsay/RMN, 256 pages, 45 € – Les Mots de Munch, coédition musée d’Orsay /RMN, 128 pages, 14,90 €.

Jusqu’au 22 janvier 2023, du mardi au dimanche de 9h30 à 18 heures, 21h45 le jeudi – Musée d’Orsay, esplanade Valéry Giscard d’Estaing, 75007. Paris – métro : Solférino – tél. : 01 40 49 48 14 – site : musées-orsay.fr

Visuels : 1/ – Soirée sur l’avenue Karl Johan, 1892 © Dag Fosse/KODE – 2/ – Vampire, 1895, Oslo, Munchmuseet © Munchmuseet / Richard Jeffries – 3/ – Rouge et blanc (Rødt og hvitt) Munchmuseet, Oslo, Norvège © Munchmuseet, Oslo, Norvège / Halvor Bjørngård.

Rebetiko

© Mara Kyriakidou

Fable sociale pour objets et marionnettes réalisée par l’Anima Théâtre, écriture Panayotis Evangelidis, mise en scène Yiorgos Karakantzas, musique Nicolo Terrassi, au Mouffetard/Théâtre national de la Marionnette.

C’est l’histoire d’une vieille femme qui se souvient de son enfance. L’Histoire, la grande Histoire, lui vole ses parents quand elle a dix ans et que la ville est en feu, elle, réussit à s’enfuir à bord d’une petite embarcation. On suit son odyssée, à travers risques, dangers et espérances, en compagnie du jeune garçon qu’elle rencontre et qui devient un compagnon de route, tentant de la protéger. Après le naufrage de leur bateau, ils se retrouvent dans un camp de réfugiés avant d’être séparés, puis de se retrouver, en final, au fond de deux poubelles. Un second parcours se joue en parallèle, celui de la grand-mère menant une vie paisible avec son petit-fils, sauvant un jour de la police une jeune fille de couleur qu’elle accueille chez elle. Le troisième élément est celui des références littéraires et cinématographiques.

© Mara Kyriakidou

Tissant des passerelles entre le passé et le présent, Rebetiko est un spectacle sans paroles basé sur des images d’archives et sur l’histoire des deux grands-mères du metteur en scène, Yiorgos Karakantzas qui, comme une part importante de la population grecque juive arménienne, durent en 1923 fuir le pays et s’exiler. Sa grand-mère maternelle avait quitté le quartier grec de sa ville de Smyrne (Turquie), en proie aux flammes, elle n’en parlait pas. Les images, les figurines, l’univers plastique et l’environnement musical racontent l’exil et font fonction de narrateurs.

Les marionnettes sont de belles sculptures portées à la manière du bunraku, manipulatrices vêtues et cagoulées de noir, ou cachées en arrière-plan quand les figurines évoluent dans un petit castelet central (manipulation : Irene Lentini et Magali Jacquot). Demy Papada et Dimitris Stamou du Merlin Puppet Theater fondé à Athènes en 1995, installé à Berlin depuis une dizaine d’années, ont construit les marionnettes et ont été associés à la création du spectacle sur lequel ils ont apporté leur regard expérimenté.

© Mara Kyriakidou

Le théâtre d’ombres, les projections vidéo et d’images holographiques travaillées par Shémie Reut, réalisateur spécialiste en effets spéciaux virtuels pour le cinéma, utilisent ici une technique de prestidigitation basée sur l’illusion optique – la technique du fantôme de Pepper : une plaque semi-réfléchissante en verre métallisé ou film plastique positionnée à 45° et combinée avec des techniques d’éclairage particulières, permet de faire croire que des objets apparaissent, disparaissent ou deviennent transparents, ou qu’un objet se transforme en un autre. C’est dire la dimension et la force que prennent les images ici dédoublées, habilement insérées dans le dispositif et équilibrées par la mise en scène, pour ne jamais faire disparaître les marionnettes qui évoluent comme dans un décor cinématographique en mouvement (création de la structure : Sylvain Georget et Patrick Vindimian, assistés de Mara Kyriakidou ; création lumières Jean-Louis Floro). L’action se déroule entre le miroir et l’écran, conférant à l’ensemble un côté résolument onirique.

© Mara Kyriakidou

La musique in situ et l’environnement sonore de Nicolo Terrassi, compositeur né à Palerme, complètent le voyage, à partir d’une laterna aux échos métalliques placé côté jardin d’où le musicien officiela laterna est une sorte de piano mécanique né à Constantinople au XIXe siècle et qui a voyagé jusqu’en Grèce – « Je pense le rebetiko comme l’essence et le parfum de l’odyssée que je veux raconter : né de l’arrivée en Grèce des réfugiés des côtes de l’Asie mineure, interdit sous la dictature des Colonels, exilé jusqu’aux États-Unis et l’Australie avec les immigrés, un chant de survivants et de diaspora » dit Yiorgos Karakantzas. Enracinée dans les sources du Rebetiko, la création musicale ponctue cette fresque, en fait si contemporaine.

Anima Théâtre est né en 2004 à Marseille de la rencontre entre Yiorgos Karakantzas et Claire Latarget faite cinq ans plus tôt à l’École nationale supérieure des Arts de la Marionnette fondée par Margareta Niculescu. La troupe a maintenant posé ses tréteaux à Marseille et Claire Latarget est artiste et auteure indépendante. Créé en 2020, Rebetiko est un spectacle fragile et fort où la marionnette s’enroule dans les puissants éléments qui l’environnent, un océan démonté suivi d’un sauvetage, un déracinement forcé et une errance sur des routes aujourd’hui malheureusement encore empruntées. Avec Rebetiko le passé se conjugue avec le présent tout en continuant à interroger l’Histoire, qui sans cesse se répète.

Brigitte Rémer, le 2 décembre 2022

Avec – marionnettistes : Irene Lentini, Magali Jacquot – compositeur et musicien : Nicolo Terrasi – régie : Nicolas Schintone – construction : Demy Papada, Dimitris Stamou – Cie Merlin Puppet Teatre : marionnettes et accessoires – Panos Ioannidis, laterna – Sylvain Georget, Patrick Vindimian (structure) assistés de Mara Kyriakidou – création lumières : Jean-Louis Floro – vidéo : Shemie Reut – musique : Katrina Douka (voix), Christos Karypidis (oud), Tassos Tsitsivakos (bouzouki) – costumes : Stéphanie Mestre

Du 22 au 30 novembre 2022, au Mouffetard/Théâtre national de la Marionnette, 73, rue Mouffetard – 75005 Paris – métro : Place Monge – site : lemouffetard.com – tél. : 01 84 79 44 44.

Vent rouge

Akakaze © A.Baldrei, encre sur papier japonais

Exposition des œuvres sur papier d’Alexandre Baldrei – Le Salon H, Paris, jusqu’au 29 septembre.

C’est la première exposition personnelle à Paris d’Alexandre Baldrei, plasticien dont l’œuvre épouse exactement ce charmant écrin qu’est Le Salon H.

Il travaille un matériau d’une grande fragilité, le papier, qu’il va chercher jusqu’en Asie, principalement au Japon, en Corée du Sud et en Thaïlande. C’est au cours d’un voyage à Hiroshima à la fin des années 2000 qu’une petite boutique de la ville avait attiré son attention, c’est là qu’il avait trouvé les supports sur lesquels il travaille. Sur ces papiers minutieusement choisis, Alexandre Baldrei trace des milliers de lignes et de points à l’encre de couleur, créant un langage des signes qui lui est propre.

 Ses formes rondes aux couleurs tendres, vert, orangé, turquoise, jaune-vert ou métissées qu’il nomme Tambours ont une trentaine de centimètres. Elles rappellent Paul Eluard parlant de « la terre, bleue comme une orange ». D’un format un peu plus grand, Akakaze – qui se traduit par Vent rouge – fait partie de cette série et donne son nom à l’exposition. C’est l’expression choisie par les Japonais pour décrire l’intense chaleur des incendies qui ravagèrent jadis Tokyo, ville reconstruite en bois après les bombardements américains de la seconde guerre mondiale. La profondeur de la couleur, difficile à définir, rappelle la brique, le rythme des enchevêtrements savamment ordonnés apporte simplicité et complexité, il invite à la méditation.

Des Fragments multicolores traduisent le mouvement et impriment la vie, donnant l’illusion du tissage. Alexandre Baldrei voyage avec ses encres comme le tisserand fait courir le fil, teint naturellement, sur les métiers ancestraux, il intitule Lisière plusieurs de ses œuvres.  L’une d’elle, d’une taille légèrement plus grande et qui nomme, Zone, appelle les gris-bleu et porte en son centre une croix en volume, qui rappelle les signes de l’artiste catalan Antoni Tàpies, peintre et graveur. Ses Échantillon, sont comme un laboratoire de couleurs, montrant l’élaboration d’un travail où rien n’est laissé au hasard. On y trouve d’étroites bandes de papier qui forment un bouquet, des panneaux de tâches juxtaposées aux subtiles variations de couleurs, des jeux de formes.

Né en 1979 à Paris, Alexandre Baldrei vit et travaille à Orléans. Son parcours d’apprentissage est riche et multiforme et lui a permis de se forger des outils pour élaborer sa pensée et son œuvre : Histoire de l’Art avec Didier Semin, Phénoménologie Peinture et Cinéma avec Alain Bonfand à l’École Supérieure des Beaux-arts de Paris, Masterclass du sculpteur japonais Yuji Takeoka à la HFK, l’Université des Arts de Brême. Il est diplômé de la Haute École des Arts du Rhin après avoir suivi la classe du vidéaste et performer Manfred Sternjakob et celle du sculpteur Vladimir Skoda qui l’a beaucoup inspiré et dont il devient assistant d’atelier, comme il le sera aussi pour Jean-Marc Bustamante. Il participe à des programmes de résidence artistique à l’HIAP d’Helsinki, centre d’art et à la Busan Hight School of Arts, en Corée du sud. Il enseigne actuellement l’esthétique à l’École Supérieure d’Art et de Design de Rouen.

Zone © A.Baldrei, encre sur papier japonais

L’ancien directeur du musée d’Art Moderne de Paris et du musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie, Germain Viatte, conseiller auprès du président du musée du Quai Branly, qualifie Alexandre Baldrei de chercheur d’âme et dit de lui qu’il « sait regarder le travail d’artistes comme Mark Rothko, Pierrette Bloch, Lee Ufan et d’autres ; il lit Gilles Deleuze, Alois Riegl ou Wilhelm Worringer, se passionne pour l’architecture, mais il se concentre résolument à l’émergence d’une expression totalement intime, au départ rigoureuse et ingrate dans son ascèse, activée par une inlassable discipline de répétition (…) Sous prétexte de bricolage revendiqué les recherches de l’artiste envahissent l’espace, se transforment et articulent une dynamique propre à chaque œuvre (…) L’audace des découpes ou des superpositions de formes énonce un nouveau vocabulaire structural. »

Créé par Yaël Halberthal et Philippe Zagouri en 2015, Le salon H est ce petit lieu magique et discret qui partage ses découvertes et coups de cœur, un lieu où s’élaborent des parcours esthétiques de haute volée et grand professionnalisme. Il y souffle un Vent rouge qui porte les œuvres sur papier d’Alexandre Baldrei et invite à la rêverie.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2022

Exposition au Salon H – du 16 septembre au 29 octobre 2022, mardi au samedi 14h30/19h et tous les jours sur rendez-vous (contact@salonh.fr) – 6/8 rue de Savoie. 75006. Paris – métro : Saint-Michel – site : www.salonh.fr

Yeondeunghoe

Exposition sur La Fête des Lanternes en Corée du Sud, au Centre Culturel Coréen de Paris.

© Centre Culturel Coréen

La Fête des Lanternes a plus de mille trois cents ans, elle est reconnue depuis 2020 comme patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco. À l’origine c’était un rite religieux qui célébrait l’anniversaire de la naissance du Bouddha Shakyamuni, le 8ème jour du 4ème mois lunaire.

En Corée, c’est à partir de la période de Silla unifié – fin du VIIème au Xème siècle – que le roi se rendait au temple admirer la Fête des Lanternes et c’est sous la dynastie Goryeo (918-1392) que la Fête est devenue rituel national. C’est aujourd’hui une fête annuelle qui s’exprime dans toute la péninsule sud-coréenne dans de grands défilés et rassemblements chamarrés, regroupant des gens de toutes confessions, et les lanternes sont accrochées dans les temples.

© Centre Culturel Coréen

Acte social et puissant symbole, le pays appelle la lumière et chacun apporte sa lanterne patiemment fabriquée en famille, dans des associations ou entre jeunes. Réalisées en papier coloré hanji, ces lanternes avaient traditionnellement la forme d’un lotus, symbole du pays, elles prennent aujourd’hui toutes sortes de formes, plus inventives les unes que les autres : fruits, personnages, fleurs, oiseaux, dragons, montagne, éléphant, formes géométriques.

Pour les admirer, il suffit de monter au premier étage du Centre culturel Coréen, la salle d’exposition les présente avec beaucoup d’élégance. De toutes tailles et toutes couleurs, elles sont la vie-même. Certaines sont imposantes comme la lanterne Grande cloche bouddhique, ou celle du Tambour du Dharma ou encore la lanterne Fleur de lotus ; d’autres se portent au bout de mâts, le Deunggan, comme en attestent les gravures anciennes. Autrefois, il était de coutume d’accrocher une lanterne au bout d’une longue perche dans la cour de la maison, la manière de l’attacher était codifiée et renseignait sur le nombre de personnes qui habitait le lieu. Ces lanternes pouvaient aussi, selon leurs formes, être signe de paix ou de bien-être pour la famille et/ou pour la société. Toutes ces lanternes allumées diffusent leurs couleurs arcs-en-ciel et la parade des lanternes miniaturisée est représentée par un grand cortège de figurines de papier hanji portant bannières et instruments de musique, comme dans une fanfare traditionnelle.

© Centre Culturel Coréen

L’exposition se prolonge dans la salle vidéo du Centre Culturel Coréen par une plongée dans l’univers virtuel de NFT – Non Fungible Token – organisée sur le serveur de la plateforme numérique coréenne KLUBS rassemblant vingt-cinq artistes coréens et six artistes français. Dans l’auditorium, une projection de vidéo mapping du collectif Davvero Art permet une plongée en totale immersion dans le domaine des couleurs, un vrai plaisir des yeux.

Refait à neuf depuis peu, le Centre Culturel Coréen est un bel endroit situé au cœur de Paris, entre Saint-Augustin et les Champs Élysées, où se développe un vrai projet culturel, en dialogue avec la France. Des activités diverses comme projections, concerts, expositions, formes dansées traditionnelles et projets novateurs s’y côtoient et se partagent.

© Centre Culturel Coréen

Après les années Covid, le directeur et homme de culture, M. John Hae Oung a mis les bouchées doubles. Avec son équipe, il a su rendre ce lieu chaleureux, raffiné et hospitalier et développe une programmation créative et dynamique. Il y a du monde devant le Centre, et jusqu’au trottoir, c’est une vraie réussite ! Toutes nos Félicitations au Directeur qui reprend la route et rentre au pays vaquer à d’autres missions culturelles, et longue vie au Centre Culturel Coréen à Paris !

Brigitte Rémer, le 25 août 2022

Exposition La Fête des lanternes jusqu’au 16 septembre, du lundi au vendredi de 10h à 18h, le samedi de 14h à 18h – Centre Culturel Coréen /주프랑스 한국문화원 – 20 rue La Boétie – 75008 Paris, métro : Miromesnil – tél : 01 47 20 86 48 – site : wwwcoree-culture.org

Réclamer la Terre

Judy Watson, “Spine and Teeth” © Carl Warner

Exposition collective traitant de nos rapports avec la nature – Avec les œuvres de Abbas Akhavan, Amakaba X Olaniyi Studio (Tabita Rezaire et Yussef Agbo-Ola), Asinnajaq, Huma Bhabha, Sebastián Calfuqueo, Megan Cope, D Harding, Karrabing Film Collective, Kate Newby, Daniela Ortiz, Solange Pessoa, Yhonnie Scarce, Thu-Van Tran, Judy Watson – commissaire : Daria de Beauvais, assistante curatoriale : Lisa Colin – conseillers scientifiques Léuli Eshrâghi, Ariel Salleh – Au Palais de Tokyo, jusqu’au 4 septembre.

L’exposition Réclamer la terre – qui donne aussi son nom à une Saison du même nom – présente les travaux d’artistes travaillant principalement à partir d’éléments tels que l’eau, le feu, l’air et la terre ou à partir de matière naturelle comme les végétaux et les minéraux. Ils témoignent de leur manière de penser le monde aujourd’hui à travers l’écologie et l’environnement et posent la question de l’esthétique et de l’œuvre d’art.

Aïcha Snoussi “Nous étions mille sous la table”, Courtersy de l’artiste

Hélène Bertin et César Chevalier présentent deux installations dont l’une, Couper le vent en trois est particulièrement riche : dans une grande serre dans laquelle le public peut pénétrer autant que faire le tour ils ont réalisé une multitude de fleurs en porcelaine, plus délicates et sophistiquées les unes que les autres (commissaire Adélaïde Blanc). La seconde installation touche à la fabrication du vin, dans une grande salle où se trouvent alambic et tonneaux. La plasticienne Mimosa Échard présente, dans un bel espace labyrinthique en même temps qu’ouvert, Sporal, la suite d’un projet qu’elle avait initié en 2019 à la Villa Kujoyama de Kyoto sur ces étranges organismes unicellulaires proches des champignons, les myxomycètes. Dans une pièce grand format, jouxtant ce labyrinthe elle a suspendu au cœur de sa proposition un patchwork monumental qui a pour matrice le premier jeu vidéo qu’elle a créé, balayé de lumières et de quelques mots (commissaire Daria de Beauvais). Laura Henno présente un ensemble de films et de photographies réalisés depuis 2013 dans l’archipel des Comores, sous le titre Ge Ouryao ! Pourquoi t’as peur ! Elle s’intéresse aux marges et aux espaces de résistance qui s’organisent en réaction à des situations de domination et d’exclusion (commissaire AdélaÏde Blanc).

Yhonnie Scarce, Cloud Chamber, 2020 © Andrew Curtis

L’installation d’Aïcha Snoussi, entre la grotte et le sous-bois, nous introduit dans un espace sonore et sculptural intitulé Nous étions mille sous la table. Autour de la figure-phare du chanteur égyptien Abdel Halim Hafez placardé sur les murs, qui a bercé son enfance, une table de billard dont les pieds s’étendent comme des racines à la recherche d’eau tient la place d’un totem ; un univers riche et étrange où le silence dialogue avec les chansons (commissaire Cédric Fauq). Hala Wardé, architecte et commissaire a élaboré et construit avec Etel Adnan, peintre et poétesse disparue en novembre 2021, A Roof for Silence, Pavillon libanais qu’elles avaient présenté à la 17ème Biennale d’architecture de Venise, en 2021 et conçu comme une invitation au silence après l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020 avec l’évocation d’un toit pour ceux qui ont perdu le leur. La structure abrite le poème-peinture d’Etel Adnan intitulé Olivéa, un hommage à la déesse de l’olivier. En vis-à-vis, la présence d’oliviers millénaires, filmés de nuit par Alain Fleischer complète le dispositif. Eva Medin présente Les Aubes chimérique où elle invite le public à traverser un univers immersif instable où se télescopent le passé et le futur en un récit de science-fiction. Elle met en jeu le sacré et la terre par des effets de scénographie et de lumière créant un climat ésotérique et éthéré où il n’y a plus trace de vie (commissaire Jean-Christophe Arcos). D’une toute autre veine, le Jardin aux habitants de l’artiste Robert Milin nous montre vingt ans d’un processus vivant, collectif et artistique développé dans le quartier (commissaire Adélaïde Blanc).

Thu-Van-Tran, “From green to orange” © Ana Drittanti

Autour des sept expositions satellites ils sont une quinzaine d’artistes qui exposent leurs œuvres et que nous découvrons au fil de nos déambulations, dans cet immense Palais de Tokyo. Ils viennent des différents points de la planète, chacun avec sa démarche et son engagement, avec ses réflexions. Nous ne pouvons tous les citer, appelons-en quelques-uns : Daniela Ortiz, Péruvienne et ses délicates acryliques sur bois représentant des scènes de société non dénuées d’humour, intitulées The Rebellion of the roots ; Abbas Akhavan, né à Téhéran et travaillant à Toronto, présentant son Study for a Monument où sont déposés sur un drap blanc semblable à un linceul les empreintes de végétaux aujourd’hui disparus sur les bords du Tigre et de l’Euphrate, en bronze coulé semblable à des éclats d’obus ; les photogrammes de Asinnajaq, conservatrice de l’art de Inukjuak, au Québec, Three Thousand ; l’espace sensoriel de la nature de Thu-Van Tran, née à Hanoï (Vietnam), à travers From Green to Orange et son allusion à la contamination par le défoliant orange lâché sur le pays par les États-Unis ; l’installation performative de Megan Cope, Untitled (Death Song), artiste australien s’intéressant à la culture Aborigène et dénonçant le colonialisme et le libéralisme ; les dizaines de gouttelettes de verres suspendues de Yhonnie Scare, Cloud Chamber, faisant référence à la déflagration des essais nucléaires en Australie réalisés par le Royaume-Uni dans les années 1956-60 ; le travail organique de Judy Watson qui évoque l’eau, les rivières et ruisseaux qui ont marqué sa vie, les sources asséchées de la région des Queenlands en Australie, une représentation australienne importante.

Daniela Ortiz, “The rebellion of the roots” © Courtesy de l’artiste

D’une grande richesse, le parcours de l’exposition est très libre mais laisse quelques difficultés pour raccorder les expositions satellites à l’ensemble, même si le lien entre les œuvres et les artistes s’inscrit précisément dans la démarche et la philosophie de chacun. On y trouve le lien avec la terre, la matière, la mémoire, l’invisible, la défense des minorités. Les œuvres sont autant de métaphores qui évoquent le colonialisme, le féminisme, la survie de l’humanité, les manifestations pour le climat, les écosystèmes. Une Saison, Réclamer la terre, plus que salutaire.

Brigitte Rémer, le 22 août 2022

Jusqu’au 4 septembre 2022 – Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson, 75116. Paris – métro Iéna – site : www.palaisdetokyo.com

Photo 1 : Judy Watson, Spine and Teeth (mundirri banga mayi), 2019, Acrylique et graphite sur toile, 262.5 x 181 cm, Collection Art Gallery of South Australia (Adélaïde), Courtesy de l’artiste et Milani Gallery (Brisbane) © Carl Warner – Photo 2 : Aïcha Snoussi “Nous étions mille sous la table”, installation, Courtersy de l’artiste – Photo 3 : Yhonnie Scarce, Cloud Chamber, 2020, 1000 ignames en verre soufflé, acier inoxydable, câble renforcé, Dimensions variable, Vue d’installation, « Looking Glass: Judy Watson and Yhonnie Scarce », TarraWarra Museum of Art, Healesville © Andrew Curtis – Photo 4 : Thu-Van-Tran, “From green to Orange”, tirage argentique, alcool, encre, rouille/ Silver print, alcohol, encre, rust, Courtesy de l’artiste & Almine Rech © Ana Drittanti – Photo 5 : Daniela Ortiz, The Rebellion of the Roots, 2021, Série en cours, acrylique sur bois, 20 x 30 cm, Courtesy de l’artiste et Galleria Laveronica (Modica)

Devenir

© Peter Lindbergh, New-York, 1996  *

Exposition des photographies de Peter Lindbergh, Pavillon Populaire, Montpellier – Tara Londi, commissaire de l’exposition – Gilles Mora, directeur artistique du Pavillon – avec le soutien de Simon Brodbeck, directeur de la Peter Lindbergh Foundation.

Au-delà de la beauté des femmes qu’il photographie magistralement, Peter Lindbergh (1944-2019) invente des scénarios et raconte. Par son récit il apporte de la magie et du rêve, de l’extravagance et de la simplicité, de l’authenticité et de la poésie.

Devenir, titre de la rétrospective proposée en huit étapes au Pavillon Populaire de Montpellier couvre les quarante ans de carrière de Peter Lindbergh dans le contexte de la mode et montre sa manière singulière de la percevoir. Ses influences et références sont multiples et transversales, elles passent notamment par la peinture, la sculpture et la littérature. Peter Lindbergh nourrit l’image de la femme de sa réflexion qu’il inscrit dans un processus toujours en marche. Il travaille le plus souvent avec un Nikon argentique, à des vitesses élevées, et ne recadre pratiquement jamais ses photographies.

Né à Lissa, en Pologne, ville annexée à l’Allemagne par le Reich, de son vrai nom, Brodbeck, Peter Lindbergh y passe sa jeunesse avant de rejoindre l’Académie des Beaux-Arts de Berlin qu’il fréquente, mais qui ne le passionne pas. Il préfère butiner son inspiration autour des toiles de Van Gogh, qui le captivent. Il partira même ensuite sur les traces du peintre, s’installer à Arles. Le premier chapitre de l’exposition, la première salle, s’intitule Van Gogh. Un peu plus tard il approfondira l’art conceptuel de Joseph Kosuth dont on trouvera trace à la fin de l’exposition. En 1971 Lindbergh s’installe à Düsseldorf, s’initie à la photographie avec l’artiste allemand Hans Lux avant d’ouvrir, deux ans plus tard, son studio. Il est très vite reconnu pour son talent et collabore au magazine Stern où il côtoie les plus grands photographes et travaille pour les marques et magazines les plus prestigieux. En 1978 il revient s’installer à Paris où il développera sa carrière à partir d’une nouvelle conception de la femme, dans une approche qu’on peut qualifier d’humaniste et avec une certaine idéalisation. D’emblée, il introduit dans son œuvre une fonction narrative. La photo des Supermodels en 1988 – titre du second chapitre de l’exposition – six jeunes femmes en longues chemises blanches regardant l’objectif avec beaucoup de naturel, pose le nouveau concept des top modèles.

© Peter Lindbergh, Malibu, 1988 *

Le chapitre trois, Histoires, met en exergue le rapport du photographe au cinéma. Le cinéma est présent dans ses plans arrêtés dans lesquels pourtant le mouvement prédomine. La littérature est également sous-jacente, ici par la référence à Lolita de Vladimir Nabokov. Harry Dean Stanton, acteur dans Paris Texas de Wim Wenders est avec Milla Jovovich dans le désert des Mojaves, en Californie. Dans la salle quatre, le chapitre Devenir Femme, prend sa source dans les mots de Gilles Deleuze et Félix Guattari issus de Qu’est-ce que la philosophie, mots non dénués de provocation : « Et qu’arrive-t-il si la femme elle-même devient philosophe ? » Que pourrait-il se passer en effet si les femmes pensaient par elles-mêmes ? Au fil du temps ce sont souvent les mêmes femmes qui apparaissent et ré-apparaissent devant l’objectif de Lindbergh – ainsi Kate Moss, et bien d’autres – photographiées sur plusieurs décennies.

© Peter Lindbergh, Pont-à-Mousson, 1988 *

Autre thème, les paysages industriels semblables à ceux de l’enfance de Peter Lindbergh, passée dans la Ruhr, paysages dans lesquels il met en avant une grande poétique. Sa référence s’attache au travail du photographe et sociologue américain Lewis Hine qui dans Portraits de travail, saisissait en 1920 des images d’enfants perdus au milieu de machines, notamment dans les filatures où ils travaillaient. Lindbergh met ainsi en scène et en image, en 1988, Michaela Bercu, Linda Evangelista et Kristen Owen vêtues d’un uniforme dans les aciéries de Pont-à-Mousson, à travers un magnifique tirage présenté ici. « Il y a de la beauté dans nos origines, affirme-t-il, et, pour moi, c’est une vraie source d’inspiration. » Il dialogue avec Grand central Station de Hal Morey, photographie prise à New-York en 1934, où des rideaux d’une lumière crue tombent en diagonale des fenêtres de la gare.

Dans le chapitre intitulé L’émotion, Lindbergh dit son admiration devant l’œuvre du sculpteur Alberto Giacometti dont il capte l’univers à travers plusieurs images : « Une sculpture n’est pas un objet, c’est une interrogation » et il compare le grain de ces sculptures au flou de la photo, qui pour lui traduit l’émotion. L’exposition montre ensuite la manière dont Lindbergh capture le mouvement à travers la danse qu’il affectionne particulièrement. Il a notamment collaboré avec Pina Bausch, danseuse, chorégraphe et fondatrice du Tanztheater de Wuppertal dont il a réalisé un magnifique portrait à Hollywood, en 1996, présenté ici sous forme d’un grand tirage, un portrait impressionnant de vérité et de simplicité. « J’aime quand on peut improviser avec l’énergie des danseurs dit-il. Il faut laisser de l’espace pour que quelque chose arrive. » Il y a une construction théâtrale dans ses clichés dont certains se rapprochent de l’art conceptuel, comme ses Chaises, prises au Touquet, qui évoquent les One and Three Chairs de Joseph Kosuth questionnant la relation entre les idées, les mots et les images. Pour Lindbergh l’art est avant tout une activité intellectuelle.

© Peter Lindbergh, New-York, 1993 *

L’exposition, ce sont aussi des planches contact qui démultiplient le mouvement ; des portraits dont celui de Catherine Deneuve prise à partir d’une boîte noire s’inspirant de La Femme sur la lune film muet de 1929 tourné par le réalisateur expressionniste allemand, Fritz Lang ; ceux de Jeanne Moreau, Charlotte Rampling et Naomi Campbell. Vivre sa vie ferme la rétrospective, avec notamment la photographie de L’Ange, prise à New-York en 1993 où Amber Valletta dans la ville, presque irréelle au milieu des passants et des voitures, porte des ailes de plumes blanches, prête à voler.

Tirés en très grand format, les photographies en noir et blanc de Peter Lindbergh présentées au Pavillon Populaire sont de toute beauté, une belle proposition de la ville de Montpellier ! L’exposition est riche et fait dialoguer l’œuvre du photographe – proche, d’une certaine manière, du photojournalisme – avec d’autres formes artistiques qui nourrissent son œuvre. « On ne peut vraiment inventer quelque chose que si on se connecte au monde réel, quoique cela signifie. » Sa définition de la beauté à travers les femmes qu’il cadre dans son objectif a façonné un imaginaire collectif nouveau, plein de poésie, d’authenticité et de vérité. « Pour moi, la beauté réside dans le courage d’être qui vous êtes » ajoutait-il.

Brigitte Rémer, le 12 août 2022

Du 23 juin au 25 septembre 2022, Du mardi au dimanche, 11h/13h et 14h/19h – Pavillon Populaire, Esplanade Charles de Gaulle. 34000 Montpellier (entrée libre) – tél. :  +33 (0)4 67 66 13 46 – site : www.montpellier.fr/les-expos-du-pavillon-populaire) – Catalogue Peter Lindbergh. On Fashion Photography 40th édit. de Peter Lindbergh, édition multilingue Taschen (20 euros). PS. Les photographies de Peter Lindbergh rapportées dans l’article ont été prises par BR lors de sa visite de l’exposition.  * Photo 1 : Annie Morton – * Photo 2 : Estelle Lefébure, Karen Alexander, Rachel Williams, Linda Evangelista, Tatjiana Patitz, Christy Turlington – * Photo 3 : Michaela Bercu, Linda Evangelista, Kristen Owen – * Photo 4 – Amber Valletta.

Ramsès Younan – La Part du sable

Ouvrage collectif initié par Jozéfa Younan, Sonia et Sylvie Younan, édité par Zamân Books.

Autour de Ramsès Younan (1913-1966), artiste peintre et intellectuel égyptien engagé en même temps que citoyen du monde, sa famille fait cercle, parlant de l’homme et de l’oeuvre, rassemblant ses peintures et ses écrits. Plus d’un demi-siècle après sa disparition, son épouse et ses deux filles lui rendent un bel hommage par cet ouvrage monographique composé d’un catalogue de ses peintures, dessins et expérimentations visuelles au plus complet des oeuvres retrouvées, ainsi que d’une anthologie d’essais critiques ; Jozéfa Younan, son épouse, avait initié le travail, ses deux filles l’ont poursuivi. Pionnier de l’art abstrait dans son pays et membre du groupe surréaliste Art et Liberté, Ramsès Younan est né à Minieh, en Moyenne Égypte, dans une famille copte. Formé à l’École supérieure des Beaux-Arts du Caire, il débute comme professeur de dessin dans les écoles secondaires en même temps qu’il engage sa carrière de peintre et de critique. À vingt-cinq ans il publie un essai sur l’art moderne, L’Objectif de l’artiste contemporain.

Contre le mur, 1944 – crédit photo © Zamân Books

De 1937 à 1946, ses peintures et dessins de jeunesse l’inscrivent dans la sensibilité surréaliste. En 1938, avec le poète Georges Henein, intellectuel et critique d’art égyptien et avec l’écrivaine Ikbal El Alaily, Ramsès Younan fonde le groupe surréaliste égyptien réuni autour de la revue La Part du sable. « Au fond de moi-même, je sens le vide, un désert sans ciel et sans lumière. Le goût du sable dans ma bouche. Et le vide, en principe, ne souffre pas le mouvement dialectique. Je sens aussi le désir absurde de nier le vide… »

En révolte absolue contre l’époque et contre l’art académique, le groupe tente de se créer d’autres horizons, un monde magique et utopique. Leur combat pour la liberté et la justice sociale s’inscrit dans une période agitée de l’Histoire, le début du XXème siècle. Leur premier geste est de signer, comme trente-cinq autres artistes, le Manifeste collectif publié au Caire, Vive l’art dégénéré ! « On sait avec quelle hostilité la société actuelle regarde toute création littéraire ou artistique menaçant plus ou moins directement les disciplines intellectuelles et les valeurs morales du maintien desquelles dépendent, pour une large part, sa propre durée, sa survie. Cette hostilité se manifeste aujourd’hui dans les pays totalitaires, dans l’Allemagne hitlérienne en particulier, par la plus abjecte agression contre un art que des brutes galonnées promues au rang d’arbitres omniscients qualifient de dégénéré… Intellectuels, écrivains, artistes, relevons ensemble le défi. Cet art dégénéré, nous en sommes absolument solidaires. En lui résident toutes les chances de l’avenir… »

Tract publié par le groupe « Art et Liberté » – 1947 – crédit photo © Zamân Books

Ramsès Younan et son groupe pensèrent ensuite trouver une réponse à leurs questions dans la pensée communiste. Il devint rédacteur en chef d’une revue trotskiste d’avant-garde Al-Majalla al-Jadida/La Nouvelle Revue, de 1942 à 1944 jusqu’à ce que le gouvernement en interdise la publication. À partir de là il se consacre davantage encore à la peinture et à la littérature, il est aussi traducteur et s’intéresse particulièrement à Rimbaud et Camus qu’il traduit en arabe. « La pensée de Camus nous donne à voir l’homme, débarrassé du poids des illusions et des espoirs, privé du sens de sa vie, et incité par là même à se lancer dans un monde de liberté… » écrit-il.

Un court emprisonnement et l’absence d’horizon politique le poussent à quitter l’Égypte et à s’installer à Paris entre 1947 et 1956, pour se consacrer à l’art. En 1947 il rédige avec Georges Henein, le Tract du groupe Art et Liberté et La Part du sable : « Au bout des chemins – magique, poétique, philosophique, scientifique…- au bout de tant de démarches pour s’intégrer au monde, nous n’avons retrouvé que notre solitude. » À Paris, une période intermédiaire s’ouvre pour Ramsès Younan où il devient journaliste, travaillant à la section arabe de la radiodiffusion française, tout en continuant à peindre. Il présente en 1948 à la galerie du Dragon sa première exposition personnelle. En 1956 Ramsès Younan et trois de ses collègues et compatriotes sont expulsés de France pour avoir refusé de diffuser des déclarations contre l’Égypte, à la veille de l’agression tripartite – une alliance secrète entre la France, le Royaume-Uni et Israël, suite à la nationalisation du Canal de Suez par Nasser, président depuis quelques mois -. De retour en Égypte il se consacre à la peinture abstraite et organise en 1962 une exposition, au Caire. Il sera chargé de la conception du Pavillon égyptien à la IIème Biennale de São Paulo en 1961 puis à la 32ème Biennale de Venise, en 1964.

Dans cet ouvrage collectif, Ramsès Younan – La Part du sable, on retrouve l’article de Louis Awad, publié en 1966 dans Al-Ahram Hebdo, C’était un pionnier courageux ; celui d’Alain Roussillon, retraçant son Parcours dans une francophonie en langue arabe ; Michel Fardoulis-Lagrange, pose la question : Surréaliste, Ramsès ? en ces termes « Dualité donc que l’on ne perd jamais de vue, double polarisation et attraction mutuelle : les tableaux de Ramsès narrent, exposent un univers fragmenté qui n’est autre que l’objet surréaliste éclaté avec son propre instinct d’approche de l’immobilité absolue » ; Patrick Kane analyse les écrits de l’artiste, notamment ses Essais, dans Ramsès Younan, artiste et intellectuel engagé. « Ramsès Younan peint toutes fibres tendues jusqu’au besoin de rupture, jusqu’à l’appel de la rupture » écrit Georges Henein en 1948.

Sans titre, gouache sur papier, années 1960 – crédit photo © Zamân Books

Au-delà de la connaissance de l’œuvre de Ramsès Younan, l’ouvrage permet de rencontrer le contexte général de l’art, en Égypte et dans le monde, au début du XXème siècle. De l’approche de l’œuvre de son père, Sonia Younan écrit, en 2015 : « Le peintre a choisi une démarche exigeante et solitaire : en l’absence de procédé ou recette permettant de produire des tableaux en série, chaque tableau trace sa voie singulière et ré-édite le commencement de l’art. » Une lettre non datée de Ramsès Younan interroge la page blanche, l’inspiration : « Je désespère de moi-même. Ces dernières années se sont passées, jour après jour, sans que je puisse écrire une seule phrase pour… Ce n’est pas que ma tête soit vide comme un théâtre où on vient de jouer. Le fait est que je n’arrive plus à comprendre ce qui s’y joue, ni voir où tout cela puisse bien mener. Ma pensée me fuit… »  Ce livre fait le recensement d’une précieuse documentation sur le surréalisme en Égypte et met le projecteur sur l’œuvre d’un artiste, grand intellectuel et peintre talentueux en perpétuelle recherche qui, fort de dix ans passés en France, n’y a pas souvent droit de citer.

Brigitte Rémer, le30 juillet 2022

Textes de Ramsès Younan, Louis Awad, Alain Roussillon, Michel Fardoulis-Lagrange, Patrick Kane, Marc Kober, Roland Vogel, Georges Henein, Yves Bonnefoy, Jozéfa Younan, Abdul Kader el-Janabi, Georges Andrews, Victor Musgrave, Sonia Younan, Ahmed Rassim, Jean Moscatelli, Aimé Azar, Édouard Jaguer, Anneka Lenssen, Éric de Laclos, Stephen Spender – suivi de sa Biographie, liste des expositions et catalogue raisonné.

L’ouvrage est publié avec le soutien de Sonia Younan et Boris Younan, direction d’ouvrage Sonia Younan, coordination Madeleine de Colnet, mai 2021, Zamân Books – Traducteurs : anglais/français, Marie-Mathilde Bartolotti – arabe/français, Nabil Boutros, Alain Roussillon (p. 209) – Relecture, Éric Laurent, Anne-Lise Martin – Graphisme, Elias Ortsiloc – Iconographie, Nabil Boutros, Sothebys, Scottish National Gallery of Modern Art Archive (p. 98/99) – Les auteurs pour leurs textes Œuvres de Ramsès Younan, courtesy de la famille Younan – Distribution, Les Presses du réel.

Hammams à Sanaa

Culture, architecture, histoire et société. Coordination Michel Tuchscherer – Photographies Nabil Boutros – Éditions Geuthner.

Autour de Michel Tuchscherer, initiateur du projet et qui a rédigé de nombreux chapitres de l’ouvrage, cinq auteurs ont contribué à la réflexion sur les Hammams à Sanaa ainsi qu’un artiste visuel, Nabil Boutros qui en a réalisé les photos, transformant ce livre scientifique en un véritable livre d’art. Michel Tuchscherer est spécialiste d’histoire moderne du Moyen-Orient et ancien directeur du Centre Français d’Archéologie et de Sciences Sociales (le CEFAS) à Sanaa – Yémen. Artiste visuel, Nabil Boutros a centré son travail photographique sur l’Égypte son pays d’origine, le Moyen-Orient et l’Afrique, et participé à de nombreuses expositions individuelles et collectives dans ces régions du monde, présentant des travaux et installations visuelles de différentes factures. Ici, ses photos, complétées de commentaires, nous servent aussi de guide.

© Nabil Boutros

Cette précieuse étude sur les Hammams à Sanaa est construite en neuf étapes et commence par les préparatifs indispensables, avant d’aller au hammam. « À Sanaa on ne va pas au hammam à l’improviste » écrit Michel Tuchscherer, on rassemble quelques affaires dans un panier ou un sac plastique : pagne de coton qui s’enroulera autour de la taille, gant, change, savon et shampoing pour Le parcours balnéaire côté hommes décrit par Michel Tuchscherer, plus bref que Le  parcours balnéaire côté femmes, que rapporte Fâtima al-Baydânî – spécialiste pour la collecte de la littérature orale populaire à travers le Yémen, chercheuse à L’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), à Marseille) – ces deux parcours forment les premiers chapitres du livre. Les femmes ne vont pas seules au hammam, mais avec des parentes, voisines ou amies, c’est pour elles un lieu de sociabilité. « La ségrégation entre hommes et femmes est absolue » confirme la chercheuse même si, depuis 1980, certains hammams ont mis fin au fonctionnement en alternance et permettent un accès simultané, à l’intérieur tout reste parfaitement cloisonné.

© Nabil Boutros

À Sanaa « le hammam est une modeste construction sans étage, dont la façade est blanchie à la chaux et percée d’une très discrète porte arquée. Parfois quelques petites coupoles sur les toits le signalent, parfois des inscriptions peintes affichent les heures d’ouverture, ou adressent quelques mots d’accueil :« Hammam Bustan al-Sultan souhaite la bienvenue à ses chers clients » dit la photo. Les brumes que dégagent les vapeurs humides des bains qui nous sont donnés à voir, ajoutent au mystère du rituel et de l’intime.

Le seuil de la porte franchi, le livre décrit les étapes préparant au bain : quitter ses chaussures, se déshabiller au vestiaire – la partie fraîche du parcours -, échauffer le corps pour passer de la partie tiède à la partie chaude située au fond, pour  s’enfoncer dans une intense sudation, recevoir un filet d’eau fraîche sur le nombril pour détendre le ventre, faire ruisseler l’eau sur le corps, frictionner lentement au gant en mouvements réguliers, shampouiner à grandes eaux et rincer abondamment. Les femmes passent un long temps devant une vasque pour les soins de leur peau et de leurs cheveux. Puis il faut refroidir le corps avant le retour à l’extérieur – Sanaa se situe à 2200 mètres d’altitude, sa température ne dépasse pas 30° – les hommes sortent la tête enveloppée dans un grand châle. Chapitre par chapitre le sujet s’approfondit et Michel Tuchscherer montre au chapitre trois que le hammam est aussi un lieu ambigu hanté par les Djinns.

© Nabil Boutros

Fâtima al-Baydânî rapporte en ce sens un conte collecté dans le patrimoine populaire oral, le Conte des deux bossus et les Djinns. La quête de la pureté rituelle qui est au cœur des pratiques de l’Islam se retrouve au hammam où le croyant chasse les souillures de la vie organique et où l’homme devient vulnérable, n’étant plus sous la protection de l’ange Munkar ni de son acolyte, Nakir. Il multiplie les gestes de précaution. Autour, émanant d’un brûle-parfum, la myrrhe aux vertus médicinales en même temps que parfum, répand ses senteurs. Au-delà de la purification du corps le bain est aussi purification de l’esprit et permet un rapprochement d’avec Dieu. Il n’est pas rare d’achever son parcours balnéaire par une prière, à l’intérieur même du hammam.

© Nabil Boutros

Le livre propose aussi, par ses encadrés, de mettre le projecteur sur certains sujets. Ainsi sur le massage, rituel essentiel qui n’a pourtant aucun caractère obligatoire. La qualité du geste du masseur et le rythme qu’il y donne, les étirements qu’il pratique prennent en compte la globalité du corps. Claire Davrainville, – fasciathérapeute, diplômée en art et thérapie du mouvement, Université Moderne de Lisbonne – parle du Massage dans le parcours balnéaire des hommes, réalisé à la demande par un frictionneur expérimenté ou par le maître de bain. Le hammam accompagne les grands moments de la vie et rites de passages comme le mariage, l’accouchement après la période des quarante jours de l’accouchée, la veille des grandes fêtes religieuses avec leurs multiples rites et interdits. Il est aussi un marqueur dans la sexualité des enfants qui à partir de six ans ne suivent plus leur mère mais accompagnent selon leur sexe, père ou mère. Le bain est à la fois public et intime, savoir-vivre et pudeur, il procure de grands bienfaits.

Dans le droit fil d’un art de vivre ancestral, la culture citadine de Sanaa oblige à des moments de convivialité. Ainsi, dans le prolongement du hammam et comme lui thérapie de l’âme, le magyal est au cœur des rites de sociabilité. Confortablement installés à même le sol autour d’une nappe blanche et selon une hiérarchie de préséances, se partage le plaisir d’être ensemble. Moment de contemplation et de discussion, moment de convivialité où l’on mâche le qat à l’effet légèrement euphorisant, où s’échange la nourriture pour arriver, en décrescendo, jusqu’à l’heure de l’appel à la prière du couchant.

© Nabil Boutros

Christian Darles – architecte et archéologue, chercheur associé au Laboratoire de Recherches en Architecture de Toulouse et au Centre Français d’Archéologie et des Sciences Humaines de Sanaa – parle ensuite de l’Architecture et Matériaux, entre l’ancien et le nouveau et présente l’intérieur, puis l’extérieur des hammams. De la partie fraîche avec vestiaire, fontaine et bassin aux parties tièdes et chaudes ; des anciens hammams aux adaptations des plus récentes avec renouvellement des matériaux et des techniques et glissements de la signification même de l’usage du bain ; des toits-terrasses aux coupoles percées de lucarnes ; des réservoirs d’eau et systèmes de chaufferie ; de la maison du gardien. Il y a peu, l’eau venait de puits situés à proximité que l’on montait dans des citernes à ciel ouvert à l’aide d’une corde et d’une poulie. Il n’y avait pas de hammam sans puits.

Quand Michel Tuchscherer recherche l’origine des hammams à Sanaa, il fait face à plusieurs versions. Certains les datent du milieu du XVIème siècle, époque de l’occupation ottomane. Compte tenu d’une histoire lacunaire, le chercheur déclare : « Une chose est indéniable, les hammams antérieurs au XXème siècle entretiennent des liens étroits avec les mosquées, avec les jardins, à travers les fondations pieuses (waqf) et ont longtemps fonctionné en symbiose avec la ville. » Avec Yahyâ al-‘Ubalî – chercheur à l’Université de Sanaa, qui a réalisé la plupart des enquêtes de terrain – il se penche ensuite sur les savoir-faire des métiers du bain – le frictionneur qui « fait le hammam », le maître de bain, gestionnaire et médiateur dans les conflits – et sur le statut social des hammamis, au bas de la hiérarchie sociale traditionnelle, appelés les gens du cinquième. Traiter quelqu’un de hammami est en fait une insulte. Pourtant les métiers et savoir-faire se transmettent dans ce que le Yémen appelle la famille élargie, des groupes patronymiques qui comprennent plusieurs lignées. La gestion du hammam est familiale et patriarcale.

La fréquentation du bain était et reste un art de vivre. « Contrairement à de nombreux pays du Moyen-Orient, de la Tunisie à la Turquie, en passant par l’Égypte et la Syrie où nombre de hammams sont en ruine ou ont disparu, où les pratiques sont tombées en déshérence, au Yémen au contraire se maintient une solide culture du hammam » note Michel Tuchscherer, même si, dans la conclusion de l’ouvrage il reconnaît que les hammams s’éloignent de leur statut d’institution au service de la communauté pour se transformer en entreprise privée répondant à des clientèles plus diversifiées.

© Nabil Boutros

Lieu d’ambiguïté et de contradictions, le hammam correspond à une caractéristique essentielle de la civilisation islamique. À différents moments de l’ouvrage, Mohamed Bakhouch – professeur émérite de littérature arabe ancienne, Université d’Aix-Marseille – met en exergue les vers d’un poète du XVIIIème siècle, Muhammad al-Kawkabani montrant que le hammam est bien le personnage principal de l’urbain, du religieux et du social. C’est aussi le lieu qui répond à l’imaginaire des corps et qui, avec la lumière tamisée émanant des coupoles, contribue à son atmosphère singulière. Cette lumière, ces atmosphères, ont été admirablement captées à travers l’objectif de Nabil Boutros. Les précieuses images – dont un bon nombre en pleine page – sont accompagnées d’un commentaire détaillé et traduisent les gestes et les étapes du parcours dans le hammam : déshabillage et gros plan sur pied mouillé, ronde d’hommes dans la salle chaude pour accélérer et renforcer la sudation, lumières tamisées, ajustement de la fûta ce pagne dont s’entoure le baigneur, ballots des usagers suspendus au vestiaire, sudation dans la pièce chaude les hommes allongés à même le sol, brumes et vapeurs de la chaleur humide diffusée. Ces photographies nous font parcourir les étapes suivies par celui qui se rend au hammam – friction, massage, shampouinage, rinçage à grandes eaux, ruissellement de l’eau de la tête aux pieds -. Au-delà de leur aspect documentaire elles offrent à celui qui les regardent des pans de réflexion sur un art de vivre. Elles sont elles-mêmes de purs scénarios. Les lieux nous sont montrés principalement du côté des hommes, là où le photographe pouvait pénétrer. Il s’est rendu dans de nombreux hammams, en détaille l’extérieur et l’intérieur, y compris le vendredi matin, jour d’affluence et de détente, jour de prière. Il montre les murs à la chaux et les gestes, derrière les murs les moindres petits recoins et invite à un voyage artistique, philosophique et spirituel.

Publié par la Librairie Orientaliste Paul Geuthner Hammams à Sanaa – culture, architecture, histoire et société transmet au début de l’ouvrage le système de translittérations des caractères arabes et montre à la fin de l’ouvrage une carte de Sanaa sur laquelle figure les anciens hammams et leurs relevés, ainsi que la carte et les relevés des nouveaux hammams ; des notes et références souvent en bilingue, arabe et français y figurent ainsi que plusieurs index – celui des noms communs, des noms de lieux, des noms de personnes et de groupes ainsi qu’un glossaire indexé des termes arabes. C’est admirablement réalisé dans le cheminement de l’usager-baigneur, formidablement documenté par Michel Tuchscherer et les auteurs, magnifiquement accompagné et commenté par les photos de Nabil Boutros qui en a aussi assuré la mise en page avec Chloé Heinis. C’est une somme de travail et un superbe ouvrage !  

Brigitte Rémer, le 23 juillet 2022

© Nabil Boutros

Hammams à Sanaa – culture, architecture, histoire et société. Coordination Michel Tuchscherer – Photographies Nabil Boutros. Contributeurs – Fâtima al-Baydânî, spécialiste pour la collecte de la littérature orale populaire à travers le Yémen, chercheuse à L’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans (IREMAM), à Marseille – Mohamed Bakhouch, professeur émérite de littérature arabe ancienne, Université d’Aix-Marseille – Christian Darles, architecte et archéologue, chercheur associé au Laboratoire de Recherches en Architecture de Toulouse et au Centre Français d’Archéologie et des Sciences Humaines de Sanaa – Claire Davrainville, fasciathérapeute, diplômée en art et thérapie du mouvement, Université Moderne de Lisbonne – Yahyâ al-‘Ubalî, chercheur à l’Université de Sanaa, qui a réalisé la plupart des enquêtes de terrain.

Édité par la Librairie Orientaliste Paul Geuthner S.A – 16 rue de la Grande Chaumière. 75006. Paris – Site : www.geuthner.com – Paris, dernier trimestre 2021.

Entre Harraniya et Chemin Plein-Vent

© Brigitte Rémer

Exposition-jubilé des céramiques d’Antoinette Henein, à l’occasion de son 80e anniversaire, du 3 au 7 juillet 2022.

Ici ou là-bas, son regard s’ajuste aux matériaux et aux couleurs qu’elle sédimente pour mieux créer ses formes et son nuancier, toujours en mouvement. Ici, c’est dans la campagne genevoise, en Suisse où elle naquit et se forma à l’école des Arts Décoratifs de Genève, avec pour maître l’un des pionniers de la recherche céramique dans le pays, Philippe Lambercy. Après ces années d’apprentissage elle eut un bel atelier à Arare, qu’elle transforma en véritable lieu de création et de rencontres avec d’autres céramistes et artistes avec lesquels s’élaborèrent des projets, comme un bateau-lavoir.

Là-bas, c’est à quinze kilomètres du Caire, à deux pas des Pyramides où elle vécut une quarantaine d’années à partir de 1974, aménagea un grand atelier et construisit son four.

© Antoinette Henein – archives

De ses échappées dans le désert elle ramenait des cendres, des sables et argiles qu’elle utilisait pour les glaçures. Les étés se passaient en Suisse, puis commencèrent à se prolonger. Elle sentit alors le besoin de pouvoir y travailler et ré-installa un modeste  atelier lui permettant de tourner et de cuire – avec petit tour et four électriques -.  Ces deux points géographiques, l’Égypte et la Suisse, ont nourri ses recherches. La terre n’est pas la même ici ou là-bas, ni la clarté, ni le climat, ses fours sont différents, la combustion aussi – au Caire, cuisson à 1300 degrés en réduction dans un four où s’écoulait goutte à goutte du diésel sur une brique creuse d’où partait  la flamme ; à Genève, four électrique en oxydation à 1240 degrés -. L’inspiration se décale, mais toujours les mains sont en action et la couleur en état de veille. Malaxage, battage, centrage, creusage, tournage…

© Brigitte Rémer

La douceur du paysage qui l’enveloppe se réfléchit dans ses compositions, comme ce vert pâle céladon qui rappelle la couleur du saule ou de la feuille de pêcher, oxydes de chrome pour le vert, de cobalt pour le bleu, de fer pour le brun rouge. La cuisson haute température transforme l’argile cru en cuit, en le surveillant comme le lait sur le feu. Superpositions et glaçures, émaillage et fusion, vitrification, transparence, composants et proportions participent au traitement des terres mêlées où émergent craquelures, fissures et marbrures. Les influences qu’elle a reçues sont de partout, principalement d’Égypte et du Japon, on en trouve traces dans les subtiles traits, écritures et spirales qu’elle inscrit sur certaines pièces, et dans la profondeur des tons. Comme un coureur de fond, Antoinette Henein saisit l’esprit des lieux, la nature dans la polysémie du mot, les paysages, dans les éclats et reliefs des pièces qu’elle réalise.

© Simon Henein

Chaque objet est un récit. Ceux qu’elle présente dans cette exposition ont été réalisés au cours des cinq dernières années. Ils sont délicatement présentés dedans et dehors, sur d’étroits supports placés à bonne hauteur face au grand champ qui ouvre sur l’horizon, devant la maison. Antoinette Henein a principalement montré son travail à Alexandrie, au Caire et à Genève. Au Caire elle avait exposé avec Adam Henein, sculpteur égyptien connu et peintre sur papyrus, son beau-frère, à la Zamalek Art Gallery – cf. notre article du 10 juin 2020 -.

© Simon Henein

Elle était également proche d’Evelyne Porret, céramiste, formée comme elle à Genève et qui avait créé l’École de poterie du Fayoum. Antoinette Henein se plaît à dire qu’elle fait de la céramique utilitaire. Ses formes épurées, ses émaux et glaçures de toute beauté, ses textures et la richesse des couleurs classent sa céramique au rang de grand art et son geste avec la terre, ici ou là-bas, à celui d’artiste qui, avec l’eau et le feu, écrit  ses plus beaux poèmes.

Du 3 au 7 juillet 2022 – Atelier de céramique A. Henein – Chemin Plein Vent, 33 – 1228. Plan-les-Ouates (CH)  – https://antoinette-henein.blogspot.com/

Brigitte Rémer, le 11 juillet 2022

Wozzeck

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Opéra en trois actes, musique et livret Alban Berg, d’après Woyzeck, pièce de Georg Büchner – mise en scène William Kentridge, co-mise en scène Luc de Wit – direction musicale Susanna Mälkki, avec l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra national de Paris, la Maîtrise des Hauts-de-Seine, le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris – en langue allemande, surtitrage en français et en anglais – à l’Opéra-Bastille.

Quand on pénètre dans cette imposante salle de l’Opéra Bastille où le rideau de scène est levé, on est saisi par l’environnement scénographique composé de passerelles de bois, instables tels des ponts suspendus, de tortueux escaliers de guingois, de plateformes en équilibre, de portes dérobées. Sur le cyclorama du fond de scène l’évocation de la guerre par les dessins de William Kentridge pénètre la construction labyrinthique. L’œuvre est parsemée de croix rappelant l’art poétique du peintre Antoni Tàpies hanté par la guerre civile de son pays, l’Espagne et par la seconde guerre mondiale, elle fait aussi penser aux maisons obliques de Marc Chagall dans La Pluie (1911) ou La Maison bleue (1920), ou à la gravure de Paul Klee, The Magician in April (1928). William Kentridge, créateur visuel sud-africain au parcours éblouissant et singulier mêlant gravure, sculpture, théâtre et image animée, construit une œuvre théâtrale et poétique en même temps que politique. L’univers de Büchner va bien à ce magicien de l’image qui travaille depuis plus de vingt ans sur l’histoire africaine, l’apartheid et la décolonisation.

Fragmentaire et restée inachevée, la pièce de Georg Büchner (1813-1837), Woyzeck, servant d’argument au livret conçu par Alban Berg, date de 1836. Il l’écrit un an avant sa mort, frappé par le typhus à vingt-trois ans et laisse trois autres pièces qui, elles aussi, feront date :  Lenz, La Mort de Danton et Léonce et Léna. Büchner s’inspire d’un fait divers survenu à Leipzig en 1821, c’est la lecture de l’expertise psychiatrique à laquelle il eut accès qui lui a donné l’idée de la pièce. Sont en jeu les drames des petites gens et les différences sociales, la confusion mentale et la vie militaire. Büchner est un homme engagé. Pour lui « le rapport entre pauvres et riches est le seul élément révolutionnaire au monde » écrit Michel Cadot en introduction à la traduction de la pièce. Ainsi suit-on Woyzeck dans la pièce comme dans l’opéra de Berg, simple soldat servant de petite main à son capitaine de garnison, Hauptmann qui joue de son pouvoir et se moque de lui ; puis en compagnie d’Andrès son camarade de chambrée témoin de ses délires et obsessions :« Dis quelque chose Andrès ! Comme il fait clair ! Un feu tournoie dans le ciel, il vient de là-haut comme un fracas de trompettes. Comme ça monte ! Allons-nous-en. Ne regarde pas derrière toi » ; Woyzeck en blouse verte d’hôpital, face au docteur fantoche qui l’examine, stéthoscope en bandoulière et rétroviseur au chapeau, plus tortionnaire que médecin et qui fait sur lui des expériences contre un peu d’argent – l’espace de soins vu par William Kentridge ressemble étonnamment aux chambres à gaz de Birkenau -. Des conditions d’existence difficiles, une fiancée infidèle, Marie et leur enfant en bas-âge, la jalousie, la provocation de l’amant, Tambour-major, le meurtre de l’aimée. Telle est la trame du drame. « Rien, rien que le silence comme si le monde était mort » dit Woyzeck, cachant l’instrument du meurtre, son couteau.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Alban Berg, compositeur autrichien (1885-1935), découvre la pièce au début de l’année 1914 au cours d’une représentation et composera son opéra entre 1917 et 1922. Entre-temps il rencontre la réalité militaire sous les drapeaux lors de la Première Guerre Mondiale, avant d’être assigné au ministère de la guerre, à Vienne, pour raison de santé. Auparavant il avait fait partie du mouvement d’avant-garde artistique du Cavalier bleu (Der Blaue Reiter) qui regroupait entre autres les peintres Franz Marc, August Macke et Vassily Kandinsky, groupe qui avait créé en 1912 un Almanach basé sur le décloisonnement des arts et l’élaboration d’un chemin vers l’abstraction. Musicalement, Arnold Schönberg – avec la création en 1909 de son opéra en un acte, Erwartung – son élève, Alban Berg ainsi que Richard Strauss, compositeur notamment d’Elektra en 1909, se sont inscrits dans cette révolution de l’expressionnisme musical. A cette même époque les recherches de Freud sont sur le devant de la scène : en 1910, il publie ses Cinq leçons sur la psychanalyse.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Quand Wozzeck est présenté au public le 14 décembre 1925, à Berlin, Alban Berg remporte un vif succès et assied sa renommée comme compositeur. Schönberg lui-même écrit, non sans jalousie, que ce fut « l’un des plus grands succès qu’ait connu l’opéra. » Tout en restant attaché au passé, gardant certains traits d’une esthétique néo-classique, Alban Berg ouvre les voies d’une musique nouvelle et joue de formes musicales diverses, travaillant entre autres sur le leitmotiv, au gré de l’avancée et de la tension dramatiques. Le compositeur construit son œuvre en trois parties, brillamment interprétées par l’Orchestre, les Chœurs et le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris ainsi que la Maîtrise des Hauts-de-Seine, sous l’exceptionnelle direction musicale de Susanna Mälkki, violoncelliste et cheffe d’orchestre finlandaise, très active dans le domaine de l’opéra contemporain et qui fut entre autres, directrice musicale de l’Ensemble Intercontemporain qui se consacre à la diffusion des œuvres du XXe siècle à aujourd’hui.

Ces trois parties déterminent des styles et mouvements musicaux divers, soulignant la richesse de l’Opéra de Berg : l’Exposition, avec cinq pièces de caractère – suite, rapsodie, marche militaire, berceuse, passacaille et rondo ; Péripétie, symphonie dramatique où se développent sonate, fantaisie et fugue, mouvement lent, scherzo et rondo ; la Catastrophe qui lance six inventions : sur un thème, sur une note, sur un rythme, sur un accord, sur une tonalité, sur un mouvement de quartes. Tous les contraires se trouvent dans la partition suivant le développement de la pièce. Le parler et le chanter alternent. On y trouve des motifs, des archétypes comme la marche militaire, la chanson populaire d’Andrès ou la berceuse de Marie. Le contexte de l’œuvre est atonal, l’atonalité étant une spécificité de l’École de Vienne qui utilise toutes les ressources de la gamme chromatique, suspendant les fonctions et les lois tonales sur lesquelles reposait la musique occidentale, depuis les précurseurs de Bach. La paternité en revient à Schönberg et précède son système dodécaphonique.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

La lecture que fait William Kentridge de l’Opéra d’Alban Berg est d’une extraordinaire intelligence et densité. Il prend la guerre pour angle de vue en référence à la Grande Guerre traversée par le compositeur au moment où il écrit son Opéra. Cette version de Wozzeck a été créée au Festival de Salzbourg en 2017, la guerre en Ukraine donne aujourd’hui une autre intensité au propos qui résonne avec encore plus de force. Les dessins réalisés par le metteur en scène-artiste visuel sont projetés et recouvrent entièrement la structure scénographique et le cyclorama. D’une grande puissance dramatique ils accompagnent l’action, les voix et les tempos de l’opéra, et placent le spectateur au milieu des militaires et des blessés, sur le champ de bataille – champs de ruines, fumées et masques à gaz, chute d’avions, destruction et désarroi, gueules cassées et enfants soldats -, ils recouvrent même les gens du village assemblés à l’auberge, pour un temps qui aurait dû être festif. Parfois des dessins tombent du ciel comme tombent les bombes et se superposent aux autres images. Parfois, les lumières soulignent le texte et trouent l’écran comme autant de tirs de snipers. L’expression est dramatique, la construction formelle, le style expressionniste. William Kentridge excelle dans les différentes techniques des arts plastiques, graphiques et du théâtre dont le théâtre d’ombres – une fanfare et un défilé d’ombres, la marionnette/représentation de l’enfant de Marie et Wozzeck au visage recouvert d’un masque à gaz, cruelle métaphore de la guerre, les fusains, les dessins et peintures, une technique cinématographique singulière que le metteur en scène appelle l’animation du pauvre.

Dès la première scène, Wozzeck, simple soldat (Johan Reuter baryton-basse) tourne manuellement le projecteur de films en celluloïd qu’il visionne sur sa vie, sa compagne Marie et leur fils et quand Hauptmann son capitaine, arrive, vareuse bordeaux et haut bonnet à poils (Gerhard Siegel, ténor) ce dernier le provoque. Andrès (Tansel Akseybek, ténor) essaie de le distraire mais Wozzeck est en errance et habité de fantasmes. Quand il rend visite à Marie (Eva-Maria Westbroekue magnifique soprano), vêtue d’une robe au beau rouge fané, pris dans ses hallucinations il ne s’intéresse pas à leur fils et se le fait reprocher.

Margret, une voisine, chante une berceuse ((Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, mezzo-soprano) et Marie regarde passer la parade militaire. Le Tambour-major (John Daszak, ténor) lui fait des avances par son chant qui séduit. Après avoir décliné la proposition, Marie se laisse glisser dans ses bras. Trahie par les scintillantes boucles d’oreille qu’elle porte et le bouche-à-oreille qui va bon train au village, son destin est scellé, tandis que Hauptmann et le Docteur complotent et préparent la mise à mort psychologique de Wozzeck. Dans les reliefs de la scénographie se jouent les rapports de force tandis qu’un mouvement de foule conduit ouvriers et soldats portant masques à gaz sur le visage, chaises ou béquilles dans les mains, à se rassembler pour faire la fête à la taverne du village.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Les personnages se fondent dans les images de l’écran. L’orchestre joue, surplombant la foule où Marie est vue par Wozzeck, dansant avec le Tambour-major : deux violons, une guitare, un accordéon, un cor sont sur scène, la force du chœur et le chant des soldats accompagnent la montée dramatique. Suit une courte rencontre entre Marie aux cheveux dénoués et portant un beau collier rouge et Wozzeck aux gestes flous. Il accuse, elle fait face et se défend, il repart. La fête se mêle au drame. Le cyclo se remplit de cartes et de points cardinaux, quelques étoiles clignotent. Il revient quelques instants plus tard pour une ultime rencontre, tous deux sont côte à côte dans un grand silence glacé, et le temps se suspend. Calmement et sous la montée des cuivres, Wozzeck sort son couteau de la poche, se retourne et le plante dans le ventre de Marie. Tout est finement dessiné par la mise en scène sous le crescendo des percussions. Les images d’une forêt morte, aux arbres à la cime dévastée envahissent l’écran tandis que Wozzeck, la tête envahie du bruit des soldats en mouvement, agonise du côté de l’étang, cherchant encore son couteau. Le corps de Marie dans sa robe rouge, au loin, reste perceptible sous un chaos musical. Reste l’enfant-marionnette sur le devant de la scène, assis sur une béquille qu’il chevauche comme pour s’envoler ou pour rêver et déjà les autres enfants le questionnent sur sa mère et se moquent.

Tout au long de la représentation de l’opéra d’Alban Berg les instruments dialoguent avec les solistes ou les accompagnent. Une véritable écoute se construit entre eux sous la baguette de Susanna Mälkki. Wozzeck est une extraordinaire proposition tant musicale que visuelle, de mise en scène et d’interprétation. Tous ceux qui y participent peuvent être chaleureusement félicités, solistes, chœurs, acteurs, chanteurs, créateurs techniques et techniciens. On trouve dans l’œuvre tout ce qui a fait le XXème siècle et surtout la guerre ; la figure de l’enfant, récurrente, avec cet enfant-soldat dans la neige, marchant au pas de l’oie sur des barbelés ; le subconscient et la psychanalyse freudienne, nouvelle découverte, dans la folie de Wozzeck. Büchner en quelques mots résume sa pièce dans l’acte II scène 3 : « L’homme est un abîme, la tête vous tourne quand vous regardez dedans. »

Brigitte Rémer, le 25 mars 2022

Avec : Wozzeck, Johan Reuter – Tambourmajor, John Daszak – Andrès, Tansel Akzeybek – Hauptmann le capitaine, Gerhard Siegel – Doktor, Falk Struckmann – Erster Handwerksbursch,  Mikhail Timoshenko – Zweiter Handwerksbursch, Tobias Westman – Der Narr, Heinz Göhrig – Marie, Eva-Maria Westbroek – Margret, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur – Ein Soldat, Vincent Morell et les comédiens : Nathalie Baunaure, Fitzgerald Berthon, Andrea Fabi, Manon Lheureux.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Direction musicale Susanna Mälkki – mise en scène William Kentridge – co-mise en scène Luc De Wit – création vidéo Catherine Meyburgh – décors Sabine Theunissen – costumes Greta Goiris – lumières Urs Schönebaum – opératrice vidéo Kim Gunning – cheffe des Chœurs/Opéra national de Paris Ching-Lien Wu – directeur de la Maîtrise, Gaël Darchen/Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris – Production Salzburger Festspiele, Metropolitan Opéra de New-York, Canadian Opéra Company de Toronto, Opéra Australia.

Opéra national de Paris/Opéra Bastille, les 10, 16, 19, 24, 30  mars à 20h – les 13 et 27 mars à 14h30 – Place de la Bastille 75012 Paris – métro : Bastille (lignes 1, 5 et 8), Gare de Lyon (RER) Bus : 20, 29, 65, 69, 76, 86, 87, 91 – parking : Q-Park Opéra Bastille – 34 rue de Lyon 75012 Paris – site : operadeparis.fr/en – tél. : +33 1 71 25 24 23. – Les sept représentations de Wozzeck données à l’Opéra-Bastille sont dédiés aux victimes de la guerre en Ukraine.