Archives de catégorie : Arts visuels

Bijoy Jain – Le souffle de l’architecte

Exposition de l’artiste Bijoy Jain du Studio Mumbai, avec les artistes Alev Ebüzziya Siesbye et Hu Liu – Commissaire de l’exposition Hervé Chandès – Fondation Cartier pour l’art contemporain – Derniers jours.

Bijoy Jain © Brigitte Rémer

On entre dans un espace de rêverie et de méditation à la rencontre des œuvres de Bijoy Jain, principal architecte du Studio Mumbai, une agence multidisciplinaire qu’il a fondée et dirige à Bombay – Mumbai, en marathi – et dans laquelle il explore les liens entre l’art, l’architecture, la littérature, la philosophie et la matière. L’artiste a inventé et réalisé sur site l’exposition, dans un dialogue fécond avec la Fondation Cartier, Le souffle de l’architecte ajoute de la simplicité à la simplicité transparente de son bâtiment iconique.

Né en 1965 à Mumbai, Bijoy Jain a d’abord travaillé à Los Angeles et à Londres après un master d’architecture de l’Université de Washington, avant de rentrer en Inde en 1995, année où il fonde le Studio Mumbai. En écho à son travail artistique, il est professeur invité dans différentes universités dont Yale University et l’Académie Royale des Beaux-Arts du Danemark, et enseigne actuellement à l’Académie d’Architecture de Mendrisio, en Suisse.

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Bijoy Jain travaille en sculpteur, à différentes échelles, du plus petit caillou à l’équilibre de blocs polis ou bruts défiant la gravité. Il s’intéresse aux fragments architecturaux, expérimente des matériaux comme bois, brique, eau, fil, terre et pierre, et aux déclinaisons de couleurs naturelles des plus raffinées. Il fonctionne de manière empirique à travers envie, désir et rencontres et dessine sur la pierre, le sol et les murs des signes et symboles.

On pénètre dans la Fondation Cartier comme on entrerait au Studio Mumbai où « Le processus créatif s’appuie sur un espace de silence, où l’artiste doit équilibrer le rythme de son souffle avec la dextérité géométrique de la construction. » Le chant des pierres, les entrecroisements et labyrinthes de briques, les tracés sur le sol de lignes au fil de pigment, les réverbérations et appels de lumière et d’ombre, la pénombre dans les salles du bas, les incrustations et reliefs dans le bois et la pierre, les lignes brisées, le tressage de bambous noués avec des fils de soie, les cénotaphes miniatures appelés tazias destinés à être portés sur les épaules lors de processions religieuses, sont autant d’expériences que le visiteur partage. Les œuvres sont imprégnées d’une beauté étrange et profonde, comme l’est aussi ce Mandala Study, un cadre en bambou géométrique en forme d’oiseau doré, suspendu en plein vol dans son or de lune (ci-dessous).

Fondation Cartier, Bijoy Jain © Ashish Shah

La couleur est à l’œuvre, peinture grattée, écaillée, restes de patine, couleurs chaudes ou passées, délavées, fondues, effacées, papier frappé. Des pans de murs et façades de maisons vernaculaires, des constellations, une foule de petits personnages et animaux posés sur la terre et le sable, amas bien ordonnés, des figures géométriques ou des figures libres, l’exposition joue de contraste. Entre clarté et ténèbres, petit et grand, la déclinaison des matériaux naturels et des couleurs, fragilité et résistance, inspiration expiration, dedans dehors, réalité et imaginaire, le visiteur voyage.

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Au geste posé par Bijoy Jain qui parle du souffle de la vie s’ajoute la créativité de deux artistes dont il s’est entouré, dans un même esprit de rituel : Hu Liu, a réalisé au graphite des dessins monochromes noirs d’éléments tels que L’eau/SeaL’herbe/GrassCinq Saules/Five Willows et les céramiques en grès d’Alev Ebüzziya Siesbye, artiste danoise d’origine turque, créant ce qu’elle appelle des bols volants, qui, en apesanteur, dialoguent avec la terre.

Les créations de Studio Mumbai ont fait l’objet d’expositions dans de nombreuses galeries à travers le monde ainsi que d’acquisitions dans les collections permanentes comme au Canadian Centre for Architecture, au MOMA de San Francisco et au Centre Georges Pompidou, à Paris. Elles ont été exposées au Victoria and Albert Museum de Londres en 2010, à la Biennale de Sharjah en 2013, à la Biennale d’Architecture de Venise en 2010 et 2016. Le Studio Mumbai a reçu de nombreuses récompenses dont le Global Award in Sustainable Architecture en 2009, la Grande Médaille d’Or de L’Académie d’architecture de Paris en 2014, l’Alvar Aalto Medal en 2020, le Dean’s Medal de l’Université de Washington de Saint-Louis en 2021.

Rencontrer les œuvres de Bijoy Jain est une expérience émotionnelle et sensorielle. Derrière le corps en action et l’espace, il y a le mystère du temps et le processus qu’il met en place, il y a des énergies qui circulent, des vibrations, la vie et la pensée, quelque chose de cosmique. Bijoy Jain crée au rythme et au son du souffle et c’est d’une grande vitalité, d’une grande beauté.

Brigitte Rémer, le 15 avril 2024

Vernissage, à gauche Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Le souffle de l’architecte – Commissaire de l’exposition, Directeur Général Artistique de la Fondation Cartier, Hervé Chandès – Commissaire associée, Conservatrice à la Fondation Cartier, Juliette Lecorne – Un ouvrage de toute beauté, conçu par le directeur artistique japonais Taku Satoh, est publié, « Bijoy Jain, Le souffle de l’architecte » aux éditions Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris (49 euros).

Jusqu’au 21 avril 2024, tous les jours de 11h à 20h sauf le lundi, nocturne le mardi jusqu’à 22h – Fondation Cartier pour l’art contemporain, 261 Bd Raspail. 75014. Paris – métro : Denfert-Rochereau. Tél. : 01 42 18 56 50 – site : www.fondationcartier.com – Derniers jours.

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Bijoy Jain @ Brigitte Rémer

Mark Rothko

Parcours chronologique de l’ensemble de l’œuvre de Mark Rothko, artiste majeur du XXème siècle – commissariat de l’exposition : Suzanne Pagé et Christopher Rothko, avec François Michaud et Ludovic Delalande, Claudia Buizza, Magdalena Gemra, Cordélia de Brosses – à la Fondation Louis Vuitton – Derniers jours.

Mark Rothko, No. 14, 1960  (1)

Le musée d’Art Moderne de la Ville de Paris avait présenté en 1999 une première rétrospective de l’œuvre de Mark Rothko (1903-1970). Vingt-cinq ans plus tard, la Fondation Vuitton prend le relais et expose ses toiles dans l’ensemble des salles de son somptueux bâtiment : 115 œuvres issues des plus grandes collections institutionnelles et privées internationales dont la National Gallery of Art de Washington, la Tate de Londres, la Phillips Collection ainsi que la famille de l’artiste. Toutes ces œuvres ont été généreusement prêtées. On est face à la plus grande rétrospective jamais organisée dans le monde, même si certaines œuvres, trop fragiles, ne peuvent voyager comme c’est le cas de La Chapelle.

Né Marcus Rotkovitch dans l’ancien Empire Russe, l’actuelle Lettonie, Mark Rothko rejoint son père à Portland, dans l’Oregon, à l’âge de dix ans, après un passage par l’école talmudique. Il obtient une bourse pour la Yale University, qui n’est pas reconduite en seconde année compte tenu des nouvelles mesures sur l’immigration. Très attiré par le théâtre qu’il apprend à Portland, il oscille un temps entre ces deux formes artistiques, travaillant par ailleurs la nature morte avec Max Weber, à l’Art Students League de New-York. « Je suis devenu peintre, dit-il, parce que je voulais élever la peinture au même degré d’intensité que la musique et la poésie.» Sa rencontre avec l’artiste Milton Avery en 1928 est déterminante, il participe à sa première exposition à l’Opportunity Gallery de New-York. Il obtient la nationalité américaine en 1938. Son unique Autoportrait, assez sombre, réalisé en 1936, accueille le visiteur.

Ses premières peintures, figuratives, datant des années 30, ne laissent pas présager l’évolution de l’œuvre qui s’inscrit ensuite dans l’abstraction. La première galerie montre la figure humaine dans un New-York miné par les conflits sociaux, conséquences de la crise financière de 1929. On plonge dans des scènes intimistes aux personnages anonymes, éthérés et solitaires, dans des paysages urbains et les espaces clos du métro new-yorkais. Il travaille les couleurs sourdes – vert-de-gris, bleus grisés, dégradés de brun, blancs teintés, ses débuts figuratifs sont une grande surprise,. La dernière galerie présente dans son bel espace appelé « Cathédrale » des toiles de la série Black and Gray, dialoguant avec trois sculptures de Giacometti. Entre ces deux espaces se déploient toutes les étapes des recherches de Mark Rothko dans la déclinaison de ses couleurs.

Mark Rothko, Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944 (2)

Grand lecteur d’Eschyle et de Nietzsche, dans le contexte mondial tragique des années 1940, Mark Rothko s’intéresse aux mythologies, représente l’animalité, le fantastique avec des monstres aux corps hybrides et déchiquetés et des héros archaïques, des formes végétales et animales. Ainsi une huile sur toile datant des années 1941/42 Untitled, qui pourrait faire penser aux Caryatides ou Slow Swirl at the Edge oh the Sea en 1944, une toile pleine de signes et de symboles où deux personnages esquissés dansent entre ciel et terre. Il s’approche, un temps, du surréalisme, notamment avec l’arrivée aux États-Unis d’intellectuels et d’artistes européens fuyant la guerre. Devant certaines œuvres on pense à Max Ernst ou de Chirico, devant d’autres, à Joan Miró ou à Matisse.

Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957 (3)

C’est à partir de 1946 que Rothko se tourne vers l’abstraction avec les Multiformes et cherche la lumière. La couleur prend le dessus et le dessin s’efface au profit des formes rectangulaires et des variations de tons jaunes, rouges, ocre, orange, bleus et blancs. C’est une époque de sa peinture dite classique, les formats s’agrandissent, les couleurs irradient, se concentrent et se dilatent les bords restent indéfinis. La Salle Rothko de la Phillips Collection, présente des œuvres caractéristiques des années 1957/58 où dominent l’ocre, le rouge et le gris. Ainsi son œuvre Orange and red on red ou The Ochre (Ochre, Redon Red). C’est la seule trace du travail de Rothko, élaborée en collaboration avec l’artiste lui-même à Washington, il en a fait l’accrochage et a installé un banc pour la contemplation. Les Seagram Murals, présentés dans l’exposition est une commande passée par l’entreprise Seagram dans les années 1957/58 à laquelle l’artiste a renoncé en cours de réalisation car la réalité n’était pas à la hauteur du projet. L’artiste avait repris ses neuf oeuvres et en avait fait don à la Tate qui les recevait le jour où il s’est donné la mort.

Au sommet de la Fondation Vuitton, c’est dans le magnifique espace appelé « Cathédrale » que l’on trouve une dizaine de toiles de la série Black and Gray, réalisées en 1969/70. Elles sont nées d’une commande non aboutie avec l’Unesco, et sont présentées ici en dialogue avec trois œuvres de Giacometti, dont L’Homme qui marche et La Grande Femme. On y lit le caractère méditatif de l’œuvre, même si, jusqu’au bout, Rothko a travaillé la couleur, comme le montre encore cet Intitled/Orange de la Katharine Ordway collection et même si « derrière la couleur se cache le cataclysme » comme il le dit.

Mark Rothko et Alberto Giacometti (4)

L’exposition Mark Rothko telle que présentée en son parcours-rétrospective par la Fondation Vuitton est remarquable, comme l’est l’œuvre de Mark Rothko elle-même. Christopher Rothko, fils de Mark, en est le gardien, et co-commissaire de l’exposition avec Suzanne Pagé, François Michaud et toute une équipe. La peinture de Mark Rothko dégage une émotion profonde et poétique en même temps que mystique et touche à quelque chose de l’ordre de la transcendance comme on peut le voir chez Giotto et d’autres peintres de la Renaissance italienne. Pour Mark Rothko, « l’art est le langage de l’esprit » et il s’est toujours intéressé à la théorisation de l’art, à la formation et pose la question du sujet en art. « À ceux qui pensent que mes peintures sont sereines, j’aimerais dire que j’ai emprisonné la violence la plus absolue dans chaque centimètre carré de leur surface » écrit-il.

Brigitte Rémer, le 25 mars 2024

Mark Rothko, Self Portrait, 1936

Mark Rothko, Self Portrait, 1936 (5)

(1) Mark Rothko, No. 14, 1960 – Huile sur toile, 289,60 cm x 268,29 cm – San Francisco Museum of Modern Art – Helen Crocker Russell Fund purchase © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (2) Mark Rothko, Slow Swirl at the Edge of the Sea, 1944 – Huile sur toile, 191,1 x 215,9 cm – Museum of Modern Art, New York, Bequest of Mrs. Mark Rothko through, The Mark Rothko Foundation, Inc.© 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (3) Mark Rothko, Light Cloud, Dark Cloud, 1957 – Huile sur toile, 169,6 x 158,8 cm – Modern Art Museum of Fort Worth, Museum purchase, The Benjamin J. Tillar Memorial Trust © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (4) Au mur de gauche a droite : Mark Rothko Untitled, 1969 Untitled, 1969 Au milieu de la salle : Alberto Giacometti Grande Femme III, 1960 © Fondation Louis Vuitton – (5) Mark Rothko, Self Portrait, 1936 – Huile sur toile, 81,9 x 65,4 cm – Collection de Christopher Rothko © 1998 Kate Rothko Prizel & Christopher Rothko – Adagp, Paris, 2023 – (3)

Exposition du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024 – lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 21h, nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h, samedi et dimanche de 10h à 20h, fermeture le mardi – Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris – métro Les Sablons – site : : www.fondationlouisvuitton.frtél. : 01 40 69 96 00 – Publications : Catalogue réalisé sous la direction de Suzanne Pagé et Christopher Rothko, co-édition Fondation Louis Vuitton et Citadelles & Mazenod (45 euros) –  Le Journal de la Fondation Louis Vuitton n° 16 (7 euros) en français et en anglais – Mark Rothko L’intériorité à l’œuvre, par Christopher Rothko, co-édition Fondation Louis Vuitton et Hazan (29 euros) – Derniers jours.

Corps à corps – Histoire(s) de la photographie

S.I. Witkiewicz © Centre Pompidou (1)

Exposition, à partir des collections du Musée national d’Art Moderne du Centre Pompidou, et de Marin Karmitz, producteur de cinéma et fondateur de la société MK2 – commissaire Julie Jones, avec Marin Karmitz – au Musée national d’Art Moderne du Centre Pompidou – Derniers jours.

Plus de cinq cents photographies signées par cent vingt artistes d’hier et d’aujourd’hui sont présentées au Centre Pompidou. Elles proposent un regard inédit sur les représentations de la figure humaine aux XXème et XXIème siècles à partir d’un dialogue entre l’histoire et le contemporain, sous l’objectif de photographes célèbres ou plus anonymes. La collection de Marin Karmitz, plus de mille cinq cents clichés dont une partie avait été présentée à la Maison Rouge il y a quelques années, et les quarante-mille tirages et soixante mille négatifs du Musée national d’Art Moderne du Centre Pompidou, l’une privée, l’autre publique, font œuvres de complémentarité. « Chacun cultive son jardin de son côté, mais pourquoi ne pas réfléchir ensemble à une synthèse ? » pose Marin Karmitz.

Dora Maar © Centre Pompidou (2)

Le visiteur plonge d’emblée dans la diversité des regards et les manières de voir et d’attester d’un sujet, en confrontant la relation de chacun à l’image, le rapport entre le photographe et le sujet à partir de son inscription dans une société donnée, l’art de la composition. Ce tracé photographique permet de véritables découvertes, dans une scénographie à la fois simple et savante. Il est structuré en sept stations : Les premiers visages – Automatismes ? – Fulgurances – Fragments – En soi – Intérieurs – Spectres.

Au début du XXe le visage pris en plan rapproché devient un motif récurrent dans l’œuvre photographique des avant-gardes. Par ses jeux d’ombre et de lumière l’impression de présence du sujet s’intensifie. Le début  de l’exposition,  Les premiers visages, montrent, dans la pénombre, les saisissants portraits et autoportraits de Stanisław Ignacy Witkiewicz à Zakopane, écrivain, dramaturge et peintre polonais, provocateur dans sa recherche de la forme pure et sa passion pour le travestissement et le simulacre – un fonds offert par Marin Karmitz au Musée – Ces photographies datent de 1931 et dialoguent avec celles du sculpteur roumain Constantin Brancusi montrant une Étude pour la baronne R.F. en terre glaise. On y trouve des épreuves issues de la tradition documentaire comme celles de Lewis Hines qui s’est dédié à la protection de l’enfance au début du XXème siècle, témoigne du travail des enfants notamment dans les filatures et dénonce les abus, et celles de Paul Strand avec Blind Woman ou avec Tailor’s Apprentice, qui tirait ses photos sur un papier au platine importé d’Angleterre. On y voit des traces de ce qui s’est appelé « la plus grande exposition de photographies de tous les temps », The Family of Man, conçue par Edward Steichen pour le MoMa de New-York en 1955 sur l’universalité de l’expérience humaine, ainsi que l’extraordinaire capacité de la photographie à rendre compte de cette expérience. Dans l’espace du livre se trouvent des portraits montrés sur écran, comme celui de Francesca Masclet modelée et photographiée par son époux, Daniel Masclet ; le portrait de Nusch Eluard capté vers 1935 par Dora Maar ; on y croise l’œuvre de Gotthard Schulh, à l’avant-garde du photojournalisme suisse, et beaucoup d’autres oeuvres.

Ulay, col. M. Karmitz © Adagio (3)

Dans la section Automatismes ? l’évolution technologique prête à la fantaisie notamment avec l’arrivée des cabines photos dès 1920 aux États-Unis, avant de les voir en France à partir de 1928 avant même la création de l’entreprise Photomaton. Cette boîte à images a notamment séduit les surréalistes. Elle ouvre sur des pratiques performatives et interroge l’identité comme cet Autoportrait avec perruque de Ulay datant de 1972. On trouve dans cette partie de l’exposition vingt-sept portraits d’enfants signés Boltanski, des grands formats de Mathieu Pernot, des autoportraits détournés du photographe néerlandais Hans Eijkelboom. Jo Spence, figure clé de la scène artistique londonienne dans les années 1970 et 1980, fait fi des stéréotypes imposés par la société avec ses autoportraits photographiques des années 1980 et combine la critique féministe avec la critique de l’usage de la photographie dans le domaine artistique.

Walker Evans, col. M. Karmitz © Florian Kleinefenn (4)

Avec Fulgurances on aborde le chapitre des images volées comme celles qu’on attrape dans la rue sans le consentement du sujet, celles que Brassaï capture depuis sa fenêtre, celles que Walker Evans prend dans le métro de New-York pendant deux ans en cachant son appareil photo. On y découvre Dave Heath, et son très poétique Dialogue avec la solitude réalisé en 1965 et qui rapporte les désespoirs silencieux ; les images de William Eugene Smith photojournaliste engagé, correspondant de guerre dans le Pacifique qui après avoir été blessé prend des images de rue depuis sa fenêtre, à New York ; Lukas Hoffmann et son art du détail met en exergue la matérialité de l’objet dans les photographies de rue qu’il capte, ne recadre pas et assure lui-même les tirages. Cette section montre l’oeuvre de photographes visionnaires plutôt que voyeurs et rapporte des intimités et des atmosphères.

Le chapitre suivant, Fragments met en lumière la femme, motif récurrent malgré le peu de place qui lui est réservé dans la création, femme qui n’existe que par fragmentation. On y trouve les photographies d’Edward Weston connu pour ses nus, qui célèbre la forme et qui s’intéresse non pas au choix des sujets mais à la façon de les regarder ; celles de Man Ray qui avec L’Instant décisif célèbre la rencontre entre deux femmes ; Ilse Salberg qui montre en gros plan la texture de la peau ; J.D. ‘Okhai Ojeikere qui photographie, souvent de dos, les coiffures des femmes nigérianes dans la rue, au bureau, dans les fêtes. L’Inconnue de la Seine dont Louis Aragon s’est inspiré dans son roman Aurélien, est aussi un bel exemple du dialogue qui se construit entre les œuvres : cette inconnue, morte noyée à la fin du XIXe siècle, énigmatique, retrouvée dans le fleuve, son masque mortuaire, obsessionnel, réalisé et la photographie du masque, prise par Man Ray. On pénètre dans la maison d’Annette Messager où l’on rencontre les objets qu’elle affectionne et ses installations photographiques ; par les clichés de Tarrah Krajnak on réfléchit avec elle à l’identité féminine, particulièrement dans les pays d’Amérique Latine.

Dans la section intitulée En soi le photographe enregistre mais s’efface, montrant les solitudes et les jeux de clair-obscur. Ainsi les photographies de Bernard Plossu dans un flou qu’il affectionne et les ombres qu’il travaille dans Coimbra ; celles de Barbara Prost qui s’intéresse au côté scénographique de la prise de vue et à la notion de représentation ; celles de Michael Ackerman qui élabore une série sur New-York ainsi que dans d’autres lieux dont Cabbage town au Canada, Cracovie en Pologne et Bénarès en Inde.

Gordon Parks, col. M. Karmitz © The Gordon Parks Foundation (5)

Intérieurs montre les portraits florentins de l’aristocratie italienne réalisés par Patrick Faigenbaum, photographe d’origine polonaise vivant aux États-Unis ; les clichés de Raymond Depardon rapportées de l’asile psychiatrique de San Clemente, près de Venise ; Les Hétérotopies, ces espaces concrets qui hébergent l’imaginaire selon Michel Foucault ; Anders Petersen s’intéresse aux prostituées dans les cafés ; Antoine D’Agata à l’intime, avec Home town. Cette section expose les photographies issues de l’Agence Magnum, Protest look et les années 1973 au Chili, les Black Panters au Japon, montrées par Hiroji kubota ; les photographies documentaires publiées dans Life dans les années 50/60, sur les conditions de vie des Américains et leur lutte pour les droits civiques ; celles de Gilles Caron, reporter disparu au Cambodge en 1970 et son regard sur mai 1968.

Enfin la section Spectres qui clôture le parcours montre la façon dont les femmes s’évanouissent dans la mémoire des hommes. Ainsi Helga Paris qui, dans sa série Frauen im Bekleidungwerk, raconte avec une belle sensibilité le quotidien dans une usine de vêtements, usine d’état en Allemagne de l’Est, en 1984 ; Birgit Jurgënssen, importante figure de l’avant-garde féministe qui capte  La Femme en ménagère contre la vitre ; on y trouve les œuvres de la photojournaliste Susan Meiselas qui a notamment regardé les Sandinistes face à la dictature du Nicaragua ; de Vivian Maier qui pendant très longtemps ne montrait ses photos à personne ; de Bérénice Abbott connue pour ses clichés de New York et ses épreuves traitant de thèmes scientifiques, photographe qui a contribué à faire connaître les œuvres d’Eugène Atget et de Lewis Hine ; Smith, qui photographie les personnes trans, queer, en transition dans leur identité fluide et l’entre-deux de ces identités ; On y trouve l’œuvre de proches des surréalistes dans les années 30, venant de Russie et des États-Unis ; Raul Haussmann, l’un des fondateurs du mouvement Dada à Berlin  avec Femmes dans un hôpital psychiatrique ; Stéphanie Solinas, avec Déserteurs où elle collecte dans les allées du Père Lachaise les images effacées de certaines tombes, ou encore Impression de Chris Marker.

Autant dire la richesse de cette exposition, flamboyante en son contenu dans ce croisement des regards et le foisonnement des propositions, celles de Marin Karmitz, maître es-Images et de Julie Jones, docteure en histoire de l’art et conservatrice au Cabinet de la Photographie – musée national d’Art moderne, au centre Pompidou. Ensemble, dans ce Corps à corps – Histoire(s) de la photographie, ils ouvrent une multiplicité d’horizons à la réflexion esthétique et philosophique, politique et sociétale, partant de l’espace ouvert et lumineux des Portraits et menant aux pays des ombres, avec Spectres. Leur dialogue est fécond, il permet de dessiner des correspondances entre les sensibilités et univers artistiques, dans la technicité des clichés et la subjectivité des contenus.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2024

Val Telberg © Centre Pompidou (6)

Visuels : (1)Stanisław Ignacy Witkiewicz (dit Witkacy), Sans titre [Autoportrait, Zakopane] 1912- 1914, épreuve gélatino-argentique 17,8 × 12,8 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris Donation de Marin Karmitz, 2022. Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/ Janeth Rodriguez-Garcia/Dist. RMN-GP. (2) – Dora Maar, Nusch Eluard, vers 1935, épreuve gélatino-argentique 24,5 × 18 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris Achat, 1987, © Adagp, Paris 2023 Reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam-Cci/ Jean-Claude Planchet/ Dist. RMN-GP. (3) – Ulay S’He (Self-portrait with wig) [(Autoportrait avec perruque)], 1972, épreuve à développement instantané (Polaroïd), 8,6 × 10,8 cm, Collection Marin Karmitz © Adagp, Paris 2023, Collection Marin Karmitz, reproduction photographique : Florian Kleinefenn. (4) – Walker Evans, Sans titre [Passagers dans le métro], New York 1938-1941, épreuve gélatino-argentique 20,2 × 25,3 cm, collection Marin Karmitz © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art, collection Marin Karmitz, reproduction photographique : Florian Kleinefenn. (5) – Gordon Parks, Ethel Sharrieff in Chicago [Ethel Sharrieff à Chicago], de la série « Black Muslims » [Musulmans noirs], 1963, épreuve gélatino-argentique, 35,5 × 28 cm, collection Marin Karmitz © The Gordon Parks Foundation, collection Marin Karmitz, reproduction photographique : Florian Kleinefenn. (6) – Val Telberg, Rebellion Call [Appel à la rébellion], 1953, épreuve gélatino-argentique, 30 × 24 cm, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne, Paris, Don des amis du Centre Pompidou, Groupe d’Acquisition pour la Photographie, 2022 © Estate Val Telberg/Courtesy les Douches la Galerie, Paris, reproduction photographique : Centre Pompidou – Mnam Cci/Hélène Mauri/Dist. RMN-GP.

Corps à corps – Histoire(s) de la photographie. Commissaire d’exposition Julie Jones, conservatrice, Centre Pompidou- Musée national d’Art Moderne, avec Marin Karmitz, assistés de Paul Bernard-Jabel et de Laëtitia Jardin – chargée de production Élise Blin – Architecte-scénographe Camille Exco. Catalogue de l’exposition, sous la direction de Julie Jones Format : 24 × 30 cm, 312 pages, prix : 49 € – Album de l’exposition, sous la direction de Paul Bernard-Jabel et Marion Diez, bilingue français – anglais, format : 27 × 27 cm, 60 pages, prix : 10,50 €.

Du 6 septembre 2023 au 25 mars 2024, tous les jours de 11h à 21h, sauf le mardi – Galerie 2, niveau 6. Le Centre Georges Pompidou. 75191 Paris cedex 04 – Métro : Hôtel de Ville, Rambuteau RER Châtelet-Les-Halles – Tél. : + 33 (0)1 44 78 12 33 – Derniers jours.

Parfums d’Orient

Exposition, à partir de trente et une odeurs spécialement créées par le parfumeur Christopher Sheldrake et deux cents œuvres patrimoniales et contemporaines – commissaires d’exposition Hanna Bogahim et Agnès Carayon – jusqu’au 17 mars 2024, à l’Institut du Monde Arabe. Derniers jours.

@ Denis Dailleux

Une série de photos de Denis Dailleux accueille le visiteur, Cueillette dans les hauteurs du Moyen-Atlas. Elle montre les gestes de la récolte des roses de Damas ramassées au Maroc, troisième pays producteur, le tri des pétales et leur délicate mise en sac. La rose, symbole de beauté et de spiritualité. C’est le point de départ de la déambulation proposée par l’exposition qui montre comment les fleurs et plantes aromatiques entrent dans la fabrication de parfums et cosmétiques, de recettes culinaires et thérapeutiques.

Parfums d’Orient c’est aussi une invitation à voyager aux sources des subtiles fragrances – safran, jasmin, fleur d’oranger, musc – à les sentir grâce aux ingénieux dispositifs spécialement créés par le parfumeur Christopher Sheldrake. Le visiteur part ainsi à la découverte sensible d’une dimension première de la culture arabe, du Haut-Atlas aux rives de l’Océan Indien. Par ces subtils arômes qu’on trouve sous différentes formes comme onguents, huiles, baumes, eaux et dans les fumigations d’encens liées aux pratiques culturelles et sociales ancestrales, il inhale le meilleur de l’Orient.

Trois parties composent l’exposition : la première, l’immersion dans Les essences les plus rares et les plus précieuses de l’Orient et la recherche des matières premières telles que fleurs, herbes, épices et résines odorantes – la seconde, Les senteurs de la cité : les usages du parfum dans l’espace public avec un parcours dans la médina et le souk des parfumeurs-apothicaires, dans les hammams – la troisième, Au cœur de l’intimité de la maison arabo-musulmane, les senteurs au sein du foyer : devoir d’hospitalité, rituels de séduction, odeurs de la cuisine orientale.

On découvre ainsi dans la première partie de l’exposition les matières premières et fragrances rares comme le précieux bois de oud ou bois des dieux, appelé aussi or liquide, qui vient de l’arbre Aquilaria poussant dans les forêts du sud-est asiatique, au Bangladesh, Thailande, Cambodge, Malaisie, Laos et Vietnam. Utilisé pur ou mélangé à d’autres substances, brûlé, sous forme liquide ou huileuse, il est célébré depuis les débuts de l’islam et reste un des composants majeurs de la parfumerie orientale. Le musc à l’origine issu de différentes espèces de chevrotains vivant dans les montagnes d’Asie intérieure, animal protégé depuis 1973, est désormais interdit d’utilisation à l’état naturel. Son odeur est reconstituée grâce à des substituts chimiques. Le safran, aussi appelé or rouge est tiré des trois pistils odorants, de couleur rouge ou dorée situés à l’intérieur de la fleur de crocus ; cueillies à la main, il faut environ 200 000 fleurs pour en obtenir un kilogramme, c’est donc une épice très chère.

Le secret du parfum © Brigitte Rémer (2)

Des manuscrits, miniatures, textiles, peintures, photographies, installations et vidéos guident aussi le visiteur sur les routes empruntées par les meilleurs ambassadeurs du commerce des parfums, dont l’Arabie, qui, avec l’encens, l’ambre gris et la myrrhe, en a largement diffusé son amour à l’ensemble du monde arabe. Ce sont des pièces rares qui accompagnent son voyage olfactif. Ainsi le livre de Dioscoride, médecin militaire grec d’Asie Mineure, né vers 40 après J-C, qui après des études à Alexandrie et Athènes devint célèbre par son herbier, De Materia Medica. Source principale de connaissance en matière de plantes médicinales durant l’Antiquité il y fait la description de plus de six cents plantes et presque mille remèdes. La pièce exposée est une copie datée de 1082 à Samarcande (Ouzbékistan), traduite en arabe et montre La récolte du baume de Judée. On traverse aussi un éclairage horticole au clair de lune réalisé par l’artiste Hicham Berrada, de Casablanca, intitulé Mesk Elli le Jasmin de nuit qui nous invite à méditation  au milieu de terrariums imposants, en verre teinté, dans lesquels poussent des plantes appelées Cestrum nocturnum. Cette fleur diffuse son odeur la nuit, les vitrines sont donc accompagnées d’un système d’éclairage au clair de lune inversant le cycle jour/nuit. Cette expérience poétique nous transporte, le temps de l’exposition, dans un jardin où le parfum intense des fleurs éveille des souvenirs.

Vladimir Antaki © musée de l’IMA (3)

La seconde section de l’exposition, Les senteurs de la cité, nous mène au cœur de la médina explorer les odeurs de la ville et les usages du parfum dans l’espace public, l’identité des quartiers. Hautement valorisé dans la société arabe, le métier de parfumeur imprime le respect, il est détenteur d’un véritable savoir-faire dont celui d’apothicaire, connaît toutes les vertus cosmétiques et médicinales des essences. Symbole de l’admiration qu’on lui porte, le souk des parfumeurs se trouve près de la mosquée principale et du hammam, on y trouve dans ses échoppes toutes sortes d’épices, herbes aromatiques, résines, eaux florales et de nombreuses compositions de parfums. Cette section témoigne de la multitude des senteurs et objets qui vont avec, une série de photographies de petites échoppes présentées en grandeur nature par l’artiste franco-Libanais Vladimir Antaki, dans le prolongement de sa série The Guardians qu’il a réalisée dans les souks de Mascate et de Salalah. Oman est en effet une terre ancestrale des parfums qui a su préserver ses traditions ; la réplique d’un modèle de distillerie d’eau de rose, Untitled 2045 (Eau de Rose of Damaseus), réalisée par l’artiste thaïlandais basé principalement à New-York et Berlin, Rirkrit Tiravanija, à partir du dessin d’un alambic conçu par le géographe al-Dimashai ; on trouve aussi dans cette partie de l’exposition des vases d’alchimie en verre, d’un bleu profond ; un dispositif distillant différentes fragrances comme Kyphi, interprétation d’un parfum mythique de l’Égypte ancienne à base de myrrhe, lentisque et genévrier, et sa recette de fabrication traduite à partir de hiéroglyphes ; Lune d’Ambre qui mêle le ciste labdanum aux notes sucrées du baume du benjoin, au coriandre et au géranium rosat ; Shamama, parfum à base d’huile et de distillats mêlant trois des principales matières premières de la parfumerie arabe dont le safran. On y trouve aussi les différentes étapes du traitement de la matière première pour devenir parfum telles que les opérations d’enfleurage et de distillation, les parfums à base d’alcool et de solvants et la parfumerie de synthèse, ainsi qu’une magnifique collection de flacons en cristal de roche.

‘Asar aL-Tabrîzî  – The David Collection (4)

Les senteurs de la cité, réserve aussi une place importante au fonctionnement des hammams, haut lieu de sociabilité. Les photos de l’artiste iranien Peyman Hosshmandzadeh documentent la pratique ancestrale des bains publics et des rituels esthétiques et thérapeutiques à Téhéran, ses photos sont mises en vis-à-vis avec les miniatures de Shîrâz – encre, gouache et feuille d’or – représentant le hammam au XVIème siècle. Certains objets dont une pyramide de savons d’Alep. entourent cette représentation, plus ou moins sophistiquée selon la classe sociale de celui qui les possède. Ainsi une Plerre ponce dans un étui ovoïde en forme d’oiseau (Turquie, XIX° siècle Argent, décor au repoussé et rapporté), un Bassin à anse d’Ispahan (XVII°-XVIII° siècle, cuivre coulé, ciselé et incrusté de pâte noire), des Sooques (ou qabqâb), en bois incrusté de nacre et d’argent venant de Syrie et datés de 1850 que les femmes portaient pour se déplacer au hammam et pour la cérémonie du mariage, dont la hauteur indiquait le rang social ; Après l’exsudation, hommes et femmes utilisent savons, huiles, onguents et eaux parfumées pour se laver et se masser le corps et les cheveux, produits choisis pour leur fragrance autant que pour leurs propriétés cosmétiques et médicinales. Une vidéo de Yumna Al-Arashi, Shedding Skin Beyrouth (Liban), 2017 montre l’ensemble des rituels pour les soins du corps dans une lumière à la beauté picturale. Ils font aussi partie intégrante d’un véritable art de vivre. « Le henné, la peau, ce sont mes souvenirs, ma grand-mère, le milieu dans lequel j’ai grandi, les odeurs que je connais » dit le plasticien marocain Farid Belkahia.

La troisième partie de l’exposition, Au cœur de l’intimité de la maison arabo-musulmane, montre que le goût marqué pour les parfums dans le monde arabe est un fait culturel qui s’illustre aussi dans la maison et l’intimité du foyer. Chez les Égyptiens et chez les Romains, on dit que les fumigations étaient le moyen de communication privilégié avec les divinités, dans le monde antique les Égyptiens étaient considérés comme les maîtres incontestés de la parfumerie. On le voit sur des Stèles égyptiennes peintes et sculptées, et à travers les rites funéraires. Dans cette partie, on trouve les ornements de maison et les amulettes contre le mauvais œil, on voyage dans les odeurs épicées de la cuisine et les parfums qui accueillent le visiteur sur le pas de la porte dévoilant ainsi le statut du maître de maison. On traverse les fragrances qui pimentent la relation amoureuse – entre autres le safran, le musc et l’ambre aux vertus aphrodisiaques dont la poésie arabe se fait le chantre pour l’être aimé. Le devoir d’hospitalité est un acte social fondamental, les Rituels de réception sont présentés sous forme de théâtre d’ombres, les parfums et fumigations ont des vertus protectrices et le brûle-parfum est un accessoire indispensable de la maison orientale. Réalisé en toutes matières – céramique, terre cuite, métal incrusté d’argent, on le trouve dans les foyers depuis des siècles et quelle que soit la condition sociale du maître des lieux. Les aspersoirs (ou qumqum), font aussi partie du mobilier commun des maisons orientales. Ils servent à contenir une eau florale, de rose ou de fleur d’oranger le plus souvent utilisée comme porte-bonheur. Des miniatures principalement iraniennes représentent nuits de noces ou amours contrariés, mêlent fragrances et sensualité et consacrent la forte charge érotique attribuée aux parfums. La littérature et la poésie arabes leur emboitent le pas.

Aspersoir bleu © Lyon MBA (()

On trouve dans cette partie de nombreux objets rares et précieux et le geste artistique d’artistes contemporains. Ainsi Farah Al Qasimi née à Abou Dhabi montrant  l’omniprésence du parfum et des huiles parfumées dans la société émiratie à travers ses vidéos, photographies et performances ; l’installation Boutons de jasmin – Full rassas (Arabian jasmine bullets) de Reem Al-Nasser, artiste d’Arabie Saoudite, exposant un costume traditionnel de mariée entièrement confectionné en boutons de jasmin ; ou encore Dia al-Azzawi né à Bagdad (Irak), illustrant sur lithographies des scènes des Mille et Une Nuits, contes dans lesquels le parfum est très présent et apparaît comme une composante de la volupté – ainsi la cent soixante-seizième nuit, The story of Nur al-Din ibn Bukkar and the Slave-Girl Shams al-Nahar.

Ce troublant voyage à travers les Parfums d’Orient proposé par l’Institut du monde arabe et réalisé par les commissaires d’exposition Hanna Bogahim et Agnès Carayon ouvre sur la  douceur et le mystère. La découverte des fragrances et de leurs origines, l’approche et la connaissance de leur complexité dans des lieux chargés d’histoire, les savoir-faire traditionnels dans la culture arabe, participent d’un véritable art de vivre.

Par cette exposition, les essences racontent, les pétales volent au vent et envoient leurs messages comme autant d’oiseaux messagers, d’un bout du monde à l’autre. Et comme le dit si bien le poète Constantin Cavafy, « Les arômes m’inspirent comme la musique, comme le rythme, comme les belles paroles… »

Brigitte Rémer, le 29 février 2024

Visuels :  (1) Denis Dailleux, Cueillette dans les hauteurs du Moyen-Atlas, Moyen-Atlas (Maroc), 2015. photographie analogique, 80×80, tirage d’exposition © Denis Dailleux – (2) D’après l’Installation olfactive Le secret du Parfum @ Magique studio – (3) Vladimir Antaki, The Guardians, Mohamad Obéidi, Mascate, (Oman), 2023, impression sur papier fine art contrecollé sur Dibond, 240×160 © Musée de l’IMA / Vladimir Antaki – (4) ‘Asar aL-Tabrîzî Mihr dans un hammam à Khwarazm, Mihr wa Mushtari Shiraz (Iran), cople datée entre 1540/1550, encre, gouache et feuilles d’or sur papier – Copenhague, The David Collection, 76/2006 – (5) 200/2 Aspersoir, Iran (?) XIXe siècle (?) Verre soufflé et moulé, bleu cobalt, 35,3 x 10,5 cm, Lyon, musée des Beaux-Arts de Lyon, D147 © Lyon MBA.

Du 26 septembre 2023 au 17 mars 2024, niveaux 1 et 2 de l’Institut du Monde Arabe, 1 rue des Fossés Saint-Bernard., Place Mohammed V, 75005. Paris – métro : Jussieu, Cardinal Lemoine – site : www.imarabe.orgDerniers jours.

Au bord de la guerre – Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil à Kyiv

© Artem Galkim

Film documentaire de Duccio Bellugi-Vanuccini et Thomas Briat – Zadig Productions, Le Théâtre du Soleil et Bel Air Media – Avec la participation de France Télévisions.

Espoir, Vie, Art, Solidarité, sont les mots-clés de cette École nomade proposée par Ariane Mnouchkine, fondatrice et directrice du Théâtre du Soleil, à Kyiv, en mars 2023, alors que la guerre fait rage en Ukraine. « Nous avons une arme de vie, c’est le théâtre » dit-elle. La metteuse en scène a toujours mêlé création et transmission, réalisation et apprentissage. Une quinzaine d’acteurs de sa troupe ont librement choisi de l’accompagner, elle leur explique le projet.

Le film les montre à leur arrivée. Ariane explique la procédure de descente aux abris, en cas d’alerte. La troupe a rendez-vous au Théâtre de l’Opéra de la Jeunesse, à Kyiv avec une centaine de comédiens ukrainiens de tous âges, amateurs ou professionnels, élèves du Conservatoire d’État de Kyiv ou conservatoires d’autres villes, autour de la notion d’improvisation. Pendant douze jours, ils ont partagé cette aventure artistique et humaine unique, dans l’engagement politique et artistique d’Ariane Mnouchkine, comme elle l’a fait tout au long de sa carrière et de sa vie : « La démocratie doit être défendue, les Ukrainiens doivent se défendre. S’ils perdent, nous perdons » dit-elle.

© Artem Galkim

Elle accueille les comédiens ukrainiens en déclarant : « J’espère qu’on va devenir une île de joie, de confiance, de partage » et elle définit l’École nomade comme « le partage d’une pratique, un lieu où danser de l’intérieur. » Les acteurs sourient. Et Ariane lance le jeu. Elle propose trois musiques et demande d’imaginer des situations. Armée d’un micro, elle est au pupitre et intervient avec force, cherche à convaincre, propose des directions, demande à refaire. « Cherche le petit pour trouver le grand » suggère-t-elle.

Des discussions autour des actions et scènes proposées s’engagent. La traductrice s’active. Ariane est aux aguets. « Comment êtes-vous devenu acteurs ? » demande-t-on à un comédien du Soleil. Et il explique Kaboul, Pondichéry, la rencontre avec le travail d’Ariane. « Jouer c’est recevoir » dit-elle. « Cette rencontre avec vous nous donne beaucoup d’espoir » enchaîne une Ukrainienne. On les suit séance après séance créant des situations, construisant des scénarios, s’apostrophant, mettant le corps en action. La guerre est en sous-teinte dans toutes les propositions et beaucoup font face à des sentiments contradictoires. « Je suis un peu perdue » dit une jeune femme, « la haine, l’amour… »

© Artem Galkim

Dans les pauses, c’est sur leur vie en temps de guerre que s’expriment les comédiens. Pour l’une, « la guerre c’est la douleur. Tout est mélangé. » Une autre explique le difficile au revoir à sa mère, restée avec sa grand-mère qui ne marche plus. Rozlan revient de la ligne de front, près de Doniesk. L’une raconte les ateliers de couture auxquels elle participe pour fabriquer les uniformes destinés aux soldats. « Avec Le bruit des sirènes…j’ai arrêté de penser » dit un autre. À la question « Quel sens a le théâtre en temps de guerre ? » vient la réponse : « Se sentir vivant. »

« Beaucoup de gens qui faisaient un métier artistique sont partis sur le front. Ils ont profondément changé. Au retour ils ne savent plus qui ils sont. » Et ils reparlent de Maïdan, ce soulèvement en 2014, leur président parti vers la Russie, eux, tournés vers l’Europe. « Les soldats sont sur le front, nous, par le théâtre, on bâtit la nouvelle Ukraine. » Les improvisations s’élaborent, s’approfondissent. C’est la découverte d’autres méthodes de travail qui les capte loin de Stanislawski, leur maître unique. « On travaille sans connaître la fin » dit l’une d’entre elles. Ariane les pousse dans leurs retranchements et demande de travailler l’opposition, la dérision, la contradiction. « Qu’est-ce que vous avez senti ? » demande-t-elle ensuite à un groupe, agressé. A les voir sur le plateau on se demande où ils puisent encore leur énergie.

© Artem Galkim

Des images du désastre de la guerre sont montrées sans complaisance dans le film. La musique est sensible. « Après la victoire on recommencera » dit un comédien. « Vous avez choisi un art, le théâtre, qui est indestructible » rassure Ariane. La définition qu’elle avait donné du comédien lors d’une rencontre avec des étudiants, en France, est très éclairante : « Un comédien, comme tout artiste, est un explorateur ; c’est quelqu’un qui, armé ou désarmé, plus souvent désarmé qu’armé, s’avance dans un tunnel très long, très profond, très étrange, très noir parfois, et qui, tel un mineur, ramène des cailloux : parmi ces cailloux, il va devoir trouver le diamant et surtout le tailler. »

Vient la fin de ce temps de partage, les petits signes et cadeaux échangés, les chants ukrainiens, offerts, les remerciements, profonds. Le discours final d’Ariane, très émue… « On se reverra, ici ou là » dit-elle. Douze jours de partage et vibrations. Cinquante-neuf minutes de film, belles et généreuses. Deux ans de guerre, aujourd’hui même.

Brigitte Rémer, le 24 février 2024.

© Artem Galkim

Documentaire (2023, inédit) – durée 59 min – Un film écrit et réalisé par Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat – Image Thomas Briat et Duccio Bellugi-Vannuccini – Montage Pierre Haberer – Musique originale Eric Daniel, Arnaud de Boisfleury,  Carlos Bernardo – Zadig Productions, Le Théâtre du Soleil et Bel Air Media – avec la participation de France Télévisions.

Ce documentaire a été diffusé vendredi 16 février 2024 sur France 5 – à voir et à revoir sur www.france.tv

Light Will Win / La lumière l’emportera

Victor Sydorenko Forced disorientation (the Flashes of Black Earth series) © br

L’Académie Nationale des Arts d’Ukraine a présenté – lors de la 120ème édition du Salon d’Automne qui s’est tenue du 18 au 21 janvier 2024 à la Grande Halle de La Villette – les œuvres d’artistes ukrainiens pendant la guerre sous le titre La lumière l’emportera. Natalia Shpytkovska en est la commissaire.

Dans une guerre qui engage la sécurité de l’Europe et du monde et l’agression de la Russie en Ukraine depuis maintenant deux ans, la puissance de l’Art et de la Culture est réaffirmée par le Président de l’Académie Nationale des Arts d’Ukraine, Victor Sydorenko, dans un texte intitulé Inspired by the Victory/Inspiré par la victoire, qui a valeur de Manifeste : « C’est la culture et l’art, en tant que motivations fondamentales de la défense de l’État et moyens d’assurer la capacité de défense spirituelle de l’Ukraine, tout autant que les armes, qui constituent un tandem nécessaire pour témoigner du caractère unique de la place de l’Ukraine dans le monde, de sa capacité à résister aux influences et ingérences extérieures. Nous croyons que la lumière va gagner ! »

Oleksandr Dubovik, Apocalypse (peintures) et Andriy Bokotey Kidnapped (Defender) (sculpture) © br

Une délégation représentant 16 artistes de l’Académie Nationale des Arts d’Ukraine a été reçue lors de cette édition du Salon d’Automne. Leurs œuvres présentées mêlent les travaux d’artistes renommés et ceux de jeunes artistes dont le travail est en lien avec la violence de la guerre. Ces artistes continuent de créer et de soutenir l’esprit de la nation ukrainienne. Elles sont signées de : Andriy Bokotey, Yuriy Vakulenko, Oleksandr Dubovik, Dmytro Kozatskyi, Anatoliy Kryvolap, Kateryna Lisova, Pavlo Makov, Liubomir Medvid, Anatoliy Melnyk, Serhiy Mykhalchuk, Anastasiia Podervianska, Mykhailo Rai, Sergei Sviatchenko, Victor Sydorenko, Tiberiy Szilvashi, Maryna Skugareva, Oleg Tistol.

Natalia Shpytkovska, commissaire de l’exposition a cherché les oeuvres qui montraient les pensées et les espoirs de chacun, pour redonner des forces à tous, et pour que l’esprit de l’Ukraine demeure, à travers l’art et la lumière, et Victor Sydorenko, s’est exprimé sur le sujet en donnant une conférence.

C’est par le soutien de Lady Dewi Sukarno, née à Tokyo et femme du président Sukarno – elle qui a connu la guerre et quarante ans d’exil, et qui a fondé en 2005 Earth Aid Society Foundation – que les œuvres ukrainiennes ont pu transiter par Paris et être accrochées au Salon d’Automne. Une superbe initiative, comme toute celles qui permettent d’affirmer haut et fort l’identité ukrainienne.

Victor Sydorenko, An inside look or metamorphosis of reality © br

L’art d’aujourd’hui en quête de sens et de valeur, se traduit directement dans les réalisations contemporaines qu’on peut voir au Salon d’Automne. Light Will Win témoigne d’un art engagé et tourné vers le monde, et l’Ukraine de demain inscrit ses blessures dans la mémoire collective, alors même que la guerre se poursuit.

Brigitte Rémer, le 16 février 2024

Light Will Win, au Salon d’Automne, Grande Halle de La Villette, 211 avenue Jean Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : 01 40 03 75 75 site : lavillette.com

Official message from the President of the NAA of Ukraine/ Académie Nationale des Arts d’Ukraine : https://advisory.artcult.org.ua/the-light-will-win/#custom-3 -: https://www.salon-automne.com/fr

Modigliani, un peintre et son marchand

Paul Guillaume, Novo Pilota  – (1)

Musée de l’Orangerie, Paris – Commissariat : Simonetta Fraquetti, commissaire d’exposition indépendante et historienne de l’art et Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l’Orangerie – Derniers jours, jusqu’au 15 janvier 2024

Amedeo Modigliani s’installe à Paris en 1906 à l’âge de vingt-deux ans, venant de Livourne, en Italie où il est né dans une famille juive sépharade, après s’être formé dans le domaine des arts plastiques en Toscane, dans le sud de l’Italie et à Venise. Très tôt, sa vocation d’artiste est scellée. À son arrivée et jusqu’en 1914 il s’essaye à la sculpture, mais sa santé fragile l’oblige à abandonner. Il se consacre alors exclusivement à la peinture, et ce jusqu’à la fin de sa courte vie. Il meurt en effet de la tuberculose en 1920, à l’âge de trente-cinq ans.

Modigliani est l’image type de l’artiste bohême, qui navigue entre misère, alcool et drogue, de Montmartre à Montparnasse où il côtoie de nombreux artistes comme Maurice Utrillo, Chaïm Soutine, Constantin Brâncuși et le poète Max Jacob qui lui fera rencontrer le tout jeune galeriste et collectionneur Paul Guillaume, alors âgé de vingt-deux ans. Dès l’année suivante, celui-ci devient son marchand/mécène, les lettres échangées entre Paul Guillaume et Apollinaire, mentor et ami alors au front, en témoignent. En six ans, de 1914 à 1920, Modigliani produit plusieurs centaines de tableaux et un ensemble important de dessins consacrés à la figure humaine. Entre 1915 et 1916 il réalise quatre portraits de son mécène dont Nova Pilota qui le représente, expressif, un chapeau sur la tête, cravaté et ganté, fumant une cigarette sur un mur couleur rouille/lie-de-vin. Cette inscription montre l’espoir que suscite chez Modigliani cette rencontre. Les deux hommes ont de nombreuses affinités artistiques et intellectuelles dont un vif intérêt pour la poésie et la littérature, ainsi que pour l’art africain.

Le parcours de l’exposition se construit en quatre étapes : dans la première, intitulée Amedeo Modigliani et Paul Guillaume, on voit le soutien apporté par Paul Guillaume dès leur rencontre en louant pour Modigliani un atelier, rue Ravignan, à Paris, près de la butte Montmartre. Des photos les montrent l’un et l’autre dans cet atelier ainsi que dans l’appartement-galerie de Paul Guillaume, avenue de Villiers. Cette salle montre aussi les trois portraits à l’huile de Paul Guillaume et deux dessins. Une centaine de toiles passeront vraisemblablement par les mains du marchand, ainsi qu’une cinquantaine de dessins et une douzaine de sculptures.

La seconde étape, Masques et têtes, focus sur Les Arts extra-occidentaux montre les dessins préparatoires aux sculptures que réalise Modigliani entre 1911 et 1913. Ces dessins annoncent le style allongé des têtes de femmes qu’il réalisera plus tard et qui sont exposées ici. Modigliani s’imprègne de l’art égyptien khmer, africain ainsi que des primitifs italiens vus dans les musées parisiens. Paul Guillaume est à ce moment-là l’un des rares à considérer les statues et les masques africains comme des œuvres d’art. Il les expose dans sa galerie, dès son ouverture, en même temps que des tableaux et œuvres d’art moderne venant d’Europe. Il achète aussi les sculptures de Modigliani, même quand celui-ci ne sculpte plus. On trouve ainsi côte à côte une Tête de femme de Modigliani, en calcaire et taillée dans la masse et qui ressemble à un chapiteau, aux côtés d’un Élément de reliquaire Mbulu-ngulu d’un artiste kota du Gabon ; ou encore un Masque anthropomorphe Ngon Ntang face au portrait Antonia de l’artiste peintre. Modigliani a réalisé des centaines de croquis au titre de la recherche pour ses sculptures, des têtes se rapprochant des caryatides et a travaillé le bois puis la pierre, dans une grande complicité et proximité avec le sculpteur roumain Constantin Brancusi.

Tête de femme (2)

La troisième étape nous invite à nous plonger dans le Milieu parisien, affinités artistiques et littéraires avec pour vitrine la revue Les Arts à Paris créée par Paul Guillaume en collaboration avec Guillaume Apollinaire. Au début du XXème, Paris se trouve au cœur du cosmopolitisme et au carrefour du monde artistique et culturel. Ce bouillonnement lui permet de peindre nombre d’entre les artistes et intellectuels qu’il fréquente, comme le peintre français d’origine polonaise Moïse Kisling, dont le portrait est exposé dans cette section, et bien d’autres. Autour de lui se trouvent aussi Pablo Picasso, Juan Gris, Diego Rivera et Chaïm Soutine des écrivains et poètes comme Jean Cocteau, Max Jacob et Beatrice Hastings avec qui il aura une liaison houleuse pendant deux ans avant de lui préférer l’étudiante en art Jeanne Hébuterne qui lui servira de modèle, lui donnera une fille et qui se suicidera à sa mort, alors qu’elle est enceinte de huit mois de leur second enfant.

La quatrième étape couvre la Période méridionale de Modigliani, période au cours de laquelle il est assisté d’un second marchand d’art, Léopold Zborowski – tout en gardant le lien avec Paul Guillaume. Zborowski soutient son idée de se remettre à peindre des nus. Figure notamment dans cette salle un Nu couché peint en 1917/18 à la pureté des lignes et aux couleurs chaudes dégradées, période au cours de laquelle Modigliani est installé à Nice pour raison de santé, avec sa compagne et aussi parce que les bombardements s’étaient accentués sur Paris. Il peint des enfants comme la Fille avec des tresses et une Petite fille en bleu, ou encore le Garçon en pantalon court.

La salle de projection vidéo : Modigliani dans les intérieurs de Paul Guillaume présente un film monté à partir de photographies d’archives où l’on voit l’ascension du galeriste-collectionneur et ses goûts artistiques. L’appartement est rempli de Picasso, Matisse, Renoir, Cézanne, Derain et Modigliani y occupe une place de choix.

Amedeo Modigliani s’est presque exclusivement consacré à la représentation de la figure humaine dans la stylisation à l’extrême et la pureté des traits, dans la géométrisation des visages. Ses visages ressemblent parfois à des masques. Les yeux sont absents. Au fil de l’exposition on croise ainsi de nombreux portraits comme Lola de Valence, Madame Pompadour, Femme au ruban de velours, réalisés en 1915, ou encore, la même année, la Fille Rousse empreinte d’une certaine tristesse ; Le Jeune Apprenti (1917/1919) ; Portrait de femme dit La Blouse rose et Elvire assise, accoudée à une table (1919) et bien d’autres œuvres.

Elvire assise, accoudée à une table (3)

L’angle de vue que propose l’exposition Modigliani, un peintre et son marchand permet d’entrebâiller la porte de l’atelier et de comprendre la diversité des influences et des expériences, la valeur des rencontres dans un Paris cosmopolite et capitale des arts où les artistes des avant-gardes sont présents comme dans une ruche et se stimulent les uns les autres. L’importance de l’accompagnement et du soutien financier apporté par le marchand d’art, réellement amoureux d’art et investi à leurs côtés, dans toute l’acception du terme, y est mis en exergue. Pour Modigliani, Paul Guillaume fut essentiel à sa survie et au développement de son art.

L’exposition à laquelle le musée de l’Orangerie invite est de petit format, ce qui permet de prendre du temps devant chaque œuvre et d’en rechercher les correspondances. Le Musée vient d’ailleurs d’acquérir très récemment les Albums dits de Paul Guillaume qui ont rejoint sa collection, un ensemble, composé de dix-sept recueils de photographies d’œuvres lui ayant appartenu et qui, constitue une source essentielle pour l’histoire du musée qui conserve près de cent-cinquante œuvres de ce célèbre collectionneur du début du XXe siècle. Une belle démarche.

Brigitte Rémer, le 3 janvier 2024

La chevelure noire (4)

L’exposition – qui a débuté le 20 septembre 2023 – est à voir jusqu’au 15 janvier 2024. Derniers jours ! lundi, mercredi, jeudi, samedi et dimanche de 9h à 18h, le vendredi de 9h à 21h. Fermeture le mardi.  Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries/côté Seine, Place de la Concorde. 75001. Paris – tél. : 01 44 50 43 00 – site : www.musee-orangerie.fr – Un catalogue a été publié, sous la direction de Simonetta Fraquetti et Cécile Girardeau, commissaires de l’exposition, Modigliani, un peintre et son marchand, co-édition Musées d’Orsay et de l’Orangerie / Flammarion (prix : 35 euros)

Visuels : (1) Amedeo Modigliani, Paul Guillaume, Novo Pilota, 1915, huile sur carton collé sur contre-plaqué parqueté, 105 x 75 cm, Paris, musée de l’Orangerie © RMN-Grand Palais (Musée de l’Orangerie) / Hervé Lewandowski – (2) Amedeo Modigliani, Tête de femme, 1911-1913, sculpture en calcaire, 47 x 27 x 31 cm, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle, Photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jacqueline Hyde – (3)  Elvire assise, accoudée à une table, 1919, Saint-Louis, Saint Louis Art Museum don de Joseph Pulitzer Jr. en mémoire de sa femme, Louise Vauclain Pulitzer, 77:1968/ Image Courtesy of the Saint Louis Art Museum – (4) Amedeo Modigliani, La chevelure noire, dit aussi Jeune fille brune assise, 1918, huile sur toile 92 x 60 cm, Paris, musée national Picasso – Paris, Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Adrien Didierjean.

Reformuler

© Le CentQuatre

Carte blanche Alice Diop, au CentQuatre-Paris, dans le cadre du Festival d’Automne.

Menu chargé au CentQuatre, qui a confié pendant trois jours les clés de la maison à Alice Diop. Écrivaine et réalisatrice de documentaires de création depuis plus d’une quinzaine d’années, l’artiste a souvent été primée. Son dernier film documentaire, sorte de polyptyque sociologique et politique intitulé Nous l’a notamment été à la Berlinade 2021 dans la section Encounters et son premier long métrage de fiction, Saint Omer, a obtenu le Lion d’Argent et le Lion d’Or du futur à la Mostra de Venise 2022, ainsi que le César du meilleur premier film et celui du scénario original, en 2023.

Au point de départ, saisie par une photographie de Zanele Muholi représentant une femme noire qui se scrute dans un miroir, Alice Diop pose des mots sur son propre cheminement intime et politique. Cette Carte blanche s’articule autour de ses questionnements existentiels et artistiques en tant que femme et en tant que femme noire française, à savoir ce va-et-vient entre ses identités. Ce temps de réflexion s’est construit par étapes, commente Alice Diop dans le dossier de presse : d’une part il s’est appuyé sur la traversée de l’Afrique qu’a fait Michel Leiris aux côtés de l’ethnologue Marcel Griaule pendant presque deux ans, Dakar-Djibouti et que Leiris relate dans L’Afrique fantôme, son œuvre emblématique ; d’autre part dans la mise en chantier de l’écriture d’une pièce de théâtre qui n’a pas encore abouti. La maturation d’un projet reste souvent pour Alice Diop, longue et complexe, ajoute-t-elle : « J’emprunte très souvent des détours avant d’arriver à le faire. »

© Le CentQuatre

Quand le Festival d’Automne lui propose une Carte blanche, Alice Diop fait le point de ses urgences et de ses envies, et décide de se confronter aux récits d’autres femmes noires, faisant le constat de l’héritage de la violence issue de la colonisation, des rapport complexes à la sexualité, l’amour, la maternité, de la réalité de la vie. C’est une assemblée de femmes qu’elle convoque autour de leur singularité et de leur créativité.

La proposition fut riche : les journées ont débuté par une lecture d’extraits de textes intitulée Page blanche, faite par Seynabou Sonko, Guslagie Malanda, Kiyémis, Diaty Diallo et Alice Diop, suivie d’une conversation entre Alice Diop et Miriam Bridenne, directrice adjointe de la librairie Albertine à New York, qui promeut la littérature française aux États-Unis, la vitalité et la diversité des littératures contemporaines. Au fil des trois jours de programmation se sont croisés de nombreux imaginaires et pratiques artistiques : entre autres les univers de Casey, rappeuse qui cisèle les mots et l’espace, de son corps face à Lisette Lombé, slameuse aux multiples pratiques poétiques, scéniques, plastiques, pédagogiques et militantes, au cours d’un spoken word/littéralement mot parlé. Bintou Dembélé a dansé Rite de passage/ solo II, sur le thème du marronnage – la fuite des esclaves africains loin des maîtres qui les maintenaient en captivité. L’écrivaine Hélène Frappat présentait une installation visuelle et sonore : Est-ce que je peux pleurer pour toi ? à partir de photos retrouvées de Verena Paravel, anthropologue et cinéaste.

© Le CentQuatre

Plusieurs concerts furent proposés dont un de Mélissa Laveaux, un autre de Maré Mananga, intitulé La performance d’automne et un du collectif de free jazz, Irreversible Entanglements, musiciens de Philadelphie, New York et Washington DC, qui ont donné le meilleur de leurs compositions. Un court métrage a été projeté, Conspiracy de Simone Leigh et Madeleine Hunt-Ehrlich, montrant les figurines en argile, ces centaines de petites servantes embarquées comme des suppliantes, signées de la sculptrice Simone Leigh dans sa recherche de la beauté et qui, au final, brûle au bord de l’eau en temps réel l’une de ses figures majeures une sculpture femme à taille humaine, revêtue d’un pagne. Un second court métrage, signé Sarah Maldoror, inspiré de la pièce d’Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient, était programmé.

© Le CentQuatre

La lecture d’un court texte en prose intitulé Le voyage de la Vénus noire, issu de l’épilogue du recueil de poésies Voyage of the Sable Venus and Other Poems de Robin Coste Lewis – Prix Pulitzer – lecture faite par Kayije Kagame et mise en espace par Alice Diop fut un magnifique moment de partage autour d’une relecture radicale de l’histoire de l’art : une femme sillonne la nuit, en rêve, les musées du monde. Elle part à la recherche des corps fragmentés de toutes ces femmes noires qui peuplent la marge des tableaux depuis la Renaissance. Elle les invite à voyager à travers le temps, sur un vaisseau qui a pour capitaine la Vénus noire. Le texte commence avec la représentation d’Olympia le tableau d’Édouard Manet, au scandale retentissant, puis à une interrogation sur le pied d’une jeune femme noire, taillé dans une table : pourquoi ? toutes les postures de la sculpture et de la peinture « grouillant des arts décoratifs de femmes noires », la référence au tableau de Botticelli, La Naissance de Vénus au XVème siècle et la réflexion autour de L’Origine du monde de Gustave Courbet.

La manière dont on nomme les images, les codes, textuel et visuel, les tableaux sans signature, anonymes, pour femmes anonymes, la puissance rédemptrice du silence, les vierges noires à l’enfant vues sur tous les continents, de la Palestine au Vietnam, de la Pologne au Mexique, l’esclave en fuite en quête d’un refuge et dont le corps est brisé, sont autant de métaphores et d’énonciations données. « J’étais le corps brisé qui n’allait ni débarquer ni revenir. »

La traversée proposée par Alice Diop à travers sa Carte blanche intitulée Reformuler, terrain de réflexion s’il en est, a permis la rencontre, la confrontation entre sensibilités artistique et culturelle venant d’horizons différents. Son esprit d’expérimentation participe d’une mise en commun pour penser un monde où chacune a droit de cité, chacune sait s’autodéterminer et se réinventer. « J’ai l’impression qu’au-delà de ma propre histoire, c’est une chose si partagée par nombre de femmes noires que ces questions en deviennent politiques » a conclu Alice Diop au cours de ce temps fort proposé au CentQuatre, une initiative sensible et attentive.

Brigitte Rémer, le 30 décembre 2023

Du ven. 10 au dim. 12 novembre 2023, au CentQuatre-Paris, 5 Rue Curial, 75019 Paris – métro : Riquet, Crimée – tél. : 01 53 35 50 00 – site : www.104.fr et Festival d’Automne : www. festival-automne.com – tél. : 01 53 45 17 17

Carte blanche Alice Diop, production Festival d’Automne à Paris en coréalisation avec le CentQuatre-Paris. Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès.

Casablanca, Not The Movie 

Photographie Yoriyas Yassine Alaoui © br

Installation photographique de Yassine Alaoui Ismaili, alias Yoriyas, à la Galerie L’Art est Public, de Montpellier.

C’est un projet qui a débuté en 2014 et témoigne de la réalité de Casablanca, la plus grande ville du Maroc, dans les contrastes et contradictions de sa vie quotidienne. L’auteur, Yassine Alaoui Ismaili, alias Yoriyas y est né en 1984 et y vit toujours. La breakdance fut son premier mode d’expression, ainsi que la performance, avant de se passionner pour la photographie. Sa démarche reste la même, celle de l’exploration de l’espace urbain et public.

Armé de son appareil, Yoriyas Yassine Alaoui rend compte de la manière dont on habite la ville et raconte son histoire. En sociologue il observe les groupes sociaux, en chorégraphe il capte les mouvements de la rue. Il travaille dans la spontanéité et l’instantanéité, la luminosité des couleurs, la mathématique des lignes et nous donne à entendre les bruits de la ville.

Yoriyas Yassine Alaoui © br

Le titre de son exposition, Casablanca, Not The Movie, fait référence au film Casablanca de Michaël Curtiz, tourné en 1942 avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman qui a laissé un impact émotionnel profond, en noir et blanc. Quand Yoriyas Yassine Alaoui tournait dans le monde avec sa compagnie de danse et qu’il disait être né et venir de Casablanca, les gens faisaient immédiatement référence au film, ancré dans la mémoire collective, mais qui pour lui n’a pas grand-chose à voir avec SA ville.

Comme un clin d’œil et à l’opposé, Yoriyas Yassine Alaoui attrape les couleurs, à travers d’immenses ciels d’un bleu si bleu, des roses qui accrochent le regard, des contrastes. Il saisit les photos au vol, pour montrer la ville et la restituer telle qu’il la voit et regarde souvent en contre-plongée, comme s’il captait depuis le plateau de danse qu’il a longtemps pratiqué les scènes et événements qui s’offrent à lui. Son sujet domine la scène et son regard n’est pas sans humour ni références. Il voyage dans une poétique où se croisent un sujet une/des couleurs. Son apparente légèreté dépasse le danger et la pauvreté de la rue et montre la vie comme elle va, dans son mouvement et ses collections d’instants spontanés avant qu’ils ne s’effacent, dans ses visages d’enfants et d’ados, dans les animaux et objets symboles du pays comme les chevaux de la fantasia, le sable blanc et les parasols, pour mieux démonter la carte postale cliché de la ville et du pays. « Mes photos représentent mon chemin, ma mémoire dit-il, les contrastes et l’énergie de la ville. Je me souviens très bien de mes venues à Casa, quand j’étais enfant, pour rendre visite à ma grand-mère, je regardais l’horizon de la terrasse de mon oncle, on voyait quelques bateaux puis rien. Casablanca était la fin du monde. Il n’y avait rien au-delà ! »

Yoriyas Yassine Alaoui © Uni’Sons

Yoriyas Yassine Alaoui montre ses images sur trois types de supports : à partir de montages et juxtaposition d’images sur supports classiques ; sur papiers peints version grand format, elles recouvrent certains murs ; à partir de vidéos. L’ensemble reconstruit son regard, il faut prendre le temps de dénicher jusqu’aux plus petites icônes pour composer le puzzle de son observation et de ses réflexions sur la ville, à partir de la rue.

L’artiste a reçu plusieurs distinctions dont le Contemporary African Photography Prize en 2018 et le Prix des Amis de l’Institut du Monde Arabe pour la jeune création contemporaine en 2019 et pour la danse, le prix Taklif du Festival Danse Contemporaine On Marche Marrakech 2023. Il a exposé et performé dans des institutions internationales comme la Fondation d’entreprise Hermès à Paris, 836m Gallery de San Francisco et l’Institut pour La photographie de Lille. En tant que commissaire pour l’exposition inaugurale du Musée national de la Photographie de Rabat, Sourtna/ صورتنا il a sélectionné les oeuvres de jeunes photographes émergents, disant avec fierté, dans son texte d’introduction : « C’est important, pour moi, de les montrer ensemble, pour mettre en valeur leur cohérence, leur dynamisme et leur complémentarité, et encourager la transmission d’une génération à l’autre. C’est une chance historique. »  Il a participé à l’exposition We Are Afrika : The Power of Women and Youth, organisé par la banque mondiale, à Washington, en 2022.

Yoriyas Yassine Alaoui © br

L’agenda de Yoriyas Yassine Alaoui est bien rempli. Pour la Galerie L’Art est Public, à Montpellier, il a animé un atelier auprès d’un groupe de douze jeunes issus de différents horizons sur le thème Photographie – Tirage – Accrochage – Collage. Pour lui, « la photographie peut avoir une dimension politique, sociale ou culturelle. Quand on parle de la rue, c’est aussi une manière d’évoquer les changements opérés dans un pays ! »

Né en 2020 pour fêter vingt ans de l’association Uni’Sons, L’Art est Public est un projet qui cultive la diversité par l’art et l’engagement, et joue un rôle de premier plan dans le paysage artistique et socioculturel de Montpellier. Son quartier général se situe sur les Hauts de Massane, au nord de La Mosson. C’est là que la galerie, lieu culturel innovant, a élu domicile, aux côtés d’Uni’Sons dont le Festival Arabesques pour la diffusion des musiques et des arts du monde arabe est l’un des fleurons, et qui se mue, hors festival, en Caravane Arabesques permettant de faire voyager l’inspiration et le partage dans les écoles, les quartiers et les lieux culturels de la région.

Yoriyas Yassine Alaoui © br

L’exposition Casablanca, Not The Movie de Yoriyas est la quatrième proposée par L’Art est Public. La première présentait la figure emblématique du monde arabe, Oum Kalthoum L’Astre d’Orient, dont le parcours témoigne de l’histoire sociale et politique de l’Égypte autant que du panarabisme, et de l’élan donné par une femme arabe aux femmes arabes ; la seconde, présentait L’Émir Abd El-Kader, un homme, un destin, un message, figure mystique et guerrière à la tête de la résistance algérienne ; la troisième montrait le travail graphique d’Ali Guessoum, sur le thème : Ya pas bon les clichés, démontant les représentations stéréotypées. Lieu d’évidences et de pensées, L’Art est Public ose la diversité en action. Vaut le détour !

Brigitte Rémer, le 28 décembre 2023

Casablanca, Not The Movie, jusqu’au 5 avril 2024, du mardi au vendredi 14h30/18h00, le samedi 11h00/18h00, à la Galerie L’Art est Public, 475 avenue du Comté de Nice, Montpellier – tél. : 04 99 77 28 09 – site : unisons.fr

Alfred et Violetta

Violetta et Alfredo © Irakli Sharashidze

De Rezo Gabriadze et Leo Gabriadze, librement inspiré de La Traviata, à La Scala-Paris. En langue géorgienne surtitrée en français.

Le grand maître de la marionnette, Rezo Gabriadze a travaillé pendant plus d’une quarantaine d’années au Théâtre de Tbilissi, en Géorgie, où il avait fondé sa troupe, en 1981. Artiste russe, puis géorgien né en 1936, il était aussi réalisateur de cinéma, dramaturge, écrivain, peintre et sculpteur. Ses spectacles ont tourné dans le monde. En France, il a notamment présenté au Festival d’Avignon Chants de la Volga en 1997 puis Ramona, en 2017. Dans une interview réalisée par Agnès Santi cette même année il disait : « J’ai choisi la marionnette parce que cet art était peu pratiqué et m’offrait plus de liberté que n’importe quel autre.  De plus, l’art de la marionnette est enraciné dans un héritage millénaire, et j’aime inscrire ma vie dans cette filiation lointaine et sans frontières. C’est un voyage absolument passionnant ! »

Le Narrateur © Irakli Sharashidze

Alfredo et Violetta fut le premier spectacle qu’avait présenté Rezo Gabriadze dans son théâtre de marionnettes. Il l’a recréé peu avant sa disparition, en 2021, dans une version entièrement revisitée en ses décors, personnages, musiques et lumières. Ayant pris le relais de la direction artistique de la troupe, Leo Gabriadze, son fils, présente aujourd’hui à Paris le spectacle emblématique de son père, comme un héritage partagé. Il est venu lui-même l’introduire.

Librement inspiré de La Traviata d’après le roman d’Alexandre Dumas La Dame aux camélias, et la composition musicale de Verdi, l’histoire est ici transposée à Tbilissi en 1991, alors que la guerre civile gronde, qui ouvrira, le 9 avril 1991, sur l’Indépendance de la Géorgie, marquant la fin de la tutelle russe. Elle nous fait aussi voyager dans d’autres villes de Géorgie comme Khashuri, Abastumani et Dighomi, ainsi qu’à Milan, Venise et Rome. La première mondiale de cette nouvelle version a eu lieu au Théâtre Goldoni de Venise en février 2022, théâtre coproducteur du spectacle avec le Change Performing Arts de Milan. Trois maîtres de marionnettes sont en surplomb au-dessus du décor – ils sont six en tout, trois hommes et trois femmes – penchés sur leurs personnages finement sculptés, habillés avec raffinement et si expressifs, marionnettes à fils à qui ils donnent vie, de manière virtuose. Gantés et vêtus de noir, on peut suivre leurs mouvements et voir leurs visages au-dessus des panneaux magnifiquement peints, rappelant Chagall et Soutine, sortes de palissades qui nous mènent dans les villes et la campagne géorgiennes. La concentration et l’adresse de leurs doigts chorégraphient le parcours des personnages, dans une douceur, une précision et une autorité du mouvement qui, à elles seules font spectacle.

Cuckoo © Irakli Sharashidze

On pénètre dans l’histoire par le court récit d’un narrateur placé côté cour, qui reviendra fermer le spectacle. Il nous fait découvrir la ville aux superbes balustrades en fer forgé de la rue Chevtchenko et la maison au balcon où réside Violetta, au dernier étage du n° 22. Autour, règne une bande de malfrats pilotée par Clou, personnage double qui abrite dans son chapeau un autre personnage, sorte de double et de diable dialoguant avec lui, et commentant la situation. Ce petit monde est toujours prêt aux mauvais coups. Clou agresse le vendeur de pastèques sous la supervision d’un corbeau de mauvais augure qui fait régner la loi et qui défend sa place, et se moque d’Alfredo, beau jeune homme et grand scientifique, qui vient de recevoir son visa pour l’Italie lui permettant de poursuivre ses recherches en astronomie.

Du côté des généreux, il y a Cuckoo qui enjoint Alfredo de le suivre pour lui présenter Violetta. Il y a Alezane le cheval fidèle, et il y aura Loco, la locomotive qui les ramènera à Tbilissi à ses risques et périls. L’oiseau qui pépie apporte de la vie et de la gaieté, de la poésie. Après quelques embûches, la rencontre entre Alfredo et Violetta a lieu, elle est magnétique. Violetta est rongée par la tuberculose. Alfredo doit rejoindre l’Italie. On les voit tous deux au cinéma, regardant un film. et se jurer fidélité. « Mon remède, c’est toi » lui dit Violetta. Intervient le père de son amoureux, Germont, qui la somme de cesser toute relation avec son fils, éminent scientifique bientôt reconnu comme le grand astronome de demain. Au désespoir, Violetta se plie à la demande, on la voit marcher en solitaire, avec sa valise.

Pendant ce temps, en Italie Alfredo présente son projet aux sages du collège d’astronomie, baptise une nouvelle étoile repérée, Violetta, et devra revenir quatre mois plus tard rencontrer ces mêmes savants chargés de vérifier les données. Il gagnera ce concours et la reconnaissance de ses pairs. Mais la guerre en Géorgie le rappelle dans la capitale, « une neige noire tombe sur Tbilissi. »  Il n’y retrouve pas son amoureuse et se voit contraint de chanter dans les rues pour survivre, comme lui a suggéré Benedictus, une statue de bas-relief.  Avant, c’est une chimère qui lui avait conseillé de s’arrêter à La Scala de Milan pour assister à La Traviata, ce qu’il fera, et ce qui apporte une très jolie scène où, dans un tout petit théâtre posé dans la scénographie, on suit avec lui l’Opéra de Verdi.

Cuckoo, personnage plein d’empathie venu au secours de Violetta l’a emmenée à la campagne pour la protéger et la faire soigner. La menace étant partout, les voilà contraints de rentrer à la capitale. Une très jolie séquence où la solidarité entre Alezane, Cuckoo et Sergo, la locomotive – fière de pouvoir escalader le Caucase et de rouler sans rails – ramène Violetta à Tbilissi, même s’ils sont contraints en chemin de se séparer et suggèrent à Alezane, de rechercher sa mère dans la forêt. Les vieilles locomotives fascinent Rezo Gabriadze, comme un monde qui disparaît. L’une d’elle, une locomotive particulièrement optimiste, était son héroïne dans le spectacle Ramona qu’il avait créé en 2012.

Violetta et Germont © Irakli Sharashidze

De retour enfin à Tbilissi, la ville est de cendres, méconnaissable, la maison de Violetta, détruite. Cuckoo installe la jeune femme dans la vieille voiture du grand-père. Lui, campe un peu plus loin, au bord de la rivière et tout près du zoo, pour aider les animaux en détresse. Tous les jours, il rend visite à son amie, tandis qu’Alfredo chante et que la racaille, Clou et sa bande, poursuit vols et pillage et ironise sur la guerre. Mais Rezo Gabriadze change le cours des choses et de l’histoire, tordant le cou à Dumas comme à Verdi, rendant la fin plus légère. Derrière la détresse de Violetta, le Corbeau change de camp et s’engage aux côtés des généreux. Germont, sans nouvelles de son fils, présente ses excuses à Violetta. Hormis la mort de Cuckoo qui affecte la jeune femme, tout se termine par un happy end où l’amour reprend ses droits.

Une succession de scènes plus poétiques les unes que les autres composent le spectacle, la musique et les chants populaires en marquent les étapes. Ainsi le chant de l’amour passé ou le chant des ruines au retour, autant de musiques teintées de douceur et de nostalgie qui s’inscrivent en contrepoint à l’actualité de la guerre. Derrière l’histoire, lyrique et nostalgique, dans laquelle les animaux sont les alter ego de l’auteur, se trouvent de nombreuses références : politique – la chappe de béton, russe, qui a enseveli la Géorgie pendant de longues années ; culturelle, par les références architecturales et graphiques à la Rome antique et par l’Italie et Verdi ; scientifique, avec les astronomes ; sociale, par la culture urbaine de Géorgie dans laquelle Rezo Gabriadze et Leo Gabriadze nous plongent.

Les mains des maîtres de marionnettes accompagnent avec une grande finesse et précision les scènes d’Alfred et Violetta, et dansent. Le spectacle est un pur joyau et un plaisir de la représentation, entre la réalisation des sculptures-marionnettes, la maestria de la manipulation et la densité donnée à l’histoire racontée, dans l’épaisseur des références et les temps, passé et présent, qui se décalent et qui se mêlent. Une belle leçon de théâtre, une belle leçon de vie.

Brigitte Rémer, le 10 novembre 2023

Dramaturge, directeur artistique, Rezo Gabriadze – metteur en scène, Leo Gabriadze – maîtres de marionnettes : Tamar Amirajibi, Niko Gelovani, Irakli Sharashidze, Tamar Kobakhidze, Giorgi Giorgobiani, Medea Bliadze – directeur technique, Mamuka Bakradze – ingénieur du son David Khositashvili – traduction, Macha Zonina et Daniel Loayza – productrice, Veronika Gabriadze.

Du 8 au 30 novembre 2023, mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 15h – à La Scala-Paris, 13, Boulevard de Strasbourg. 75010. Paris – métro : Strasbourg Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site :www.lascala-paris.f

Also Known as Africa/ AKAA – 8ème édition

Armand Boua © Lis 10 Gallery (1)

Art & Design Fair, dédiée aux scènes artistiques d’Afrique, de ses diasporas et Afro-descendantes – directrice Victoria Mann, directrice artistique Armelle Dakouo, commissaire d’exposition et écrivaine Allison Glenn – du 20 au 22 octobre 2023, au Carreau du Temple.

C’est un rendez-vous annuel incontournable où se rencontrent artistes et galeries internationales. L’édition 2023 a accueilli cette année 120 artistes de 36 nationalités différentes et 37 galeries venant de tous les points du monde. Le thème principal touchait à la pratique curatoriale. Plusieurs invitations ont été lancées à des commissaires et à des artistes pour des projets, installations et contributions écrites qui questionnent cette pratique, et plusieurs tables rondes se sont tenues sur le sujet, dans l’auditorium du Carreau du Temple. Le livre d’art qui depuis trois ans accompagne chaque édition, Others Shall Come/D’autres viendront – signé des trois co-auteures Armelle Dakouo, Allison Glenn et Jeanne Mercier – traite aussi de cette question.

© Prisca Munkeni, Kub’Art Gallery (2)

Si un certain nombre de galeries sont de fidèles adeptes de AKAA et reviennent y présenter leurs artistes, un tiers de nouvelles galeries ont rejoint cette édition qui témoigne de la création et de l’inventivité à nulle autre pareil des artistes d’Afrique, et de la vitalité artistique africaine. Ainsi So Art Gallery et MCC Gallery, du Maroc ; Yosr Ben Ammar, de Tunisie ; Kub’Art Gallery, de la République Démocratique du Congo ; Afronova, d’Afrique du Sud ; Oda’Art Gallery, du Nigeria et d’autres du continent, ainsi que des galeries de Genève, Milan, Los Angelès, Paris. AKAA est une ruche où se côtoient expérimentation et pensée artistique transmettant l’image positive et l’énergie des ailleurs, son format, dans ce lieu du Carreau du Temple, sans grandiloquence mais chaleureux, permet la rencontre.

Nous ne présenterons ici que quelques-unes des galeries invitées et des artistes qu’elles accompagnent, dans une vision très partielle de la Foire. Toutes mériteraient qu’on s’y arrête. Ainsi la Kub’Art Gallery de Kinshasa en République Démoratique du Congo, plateforme des arts visuels créée en 2011 par Yann Kwete qui met en lumière trois artistes : Eddie Budiongo, Rachel Malaika et Prisca Munkeni Monnier, dite Furie. Sous le titre End of transmission, elle parle du genre et des identités post-coloniale, se situe au carrefour du récit historique et de la réécriture du passé par la composition et l’invention d’un nouveau récit, et d’une mise en abyme et en images de la société d’aujourd’hui. La LIS10 Gallery, née en 2019 de la rencontre entre Alberto Chiavacci, collectionneur passionné par l’art contemporain africain et Nicola Furini, galeriste expérimenté dans l’art moderne et contemporain qui, malgré la pandémie traversée juste après la création de la galerie, se sont investis dans la recherche et la rencontre avec les artistes africains. Ils ont notamment exposé deux artistes ivoiriens dans leur nouveau lieu d’Arezzo, en Toscane – Aboudia et Yéanzi – ce dernier est également présenté dans cette édition AKAA, il modifie et renouvelle le portrait en utilisant l’art du feu par le plastique qu’il fait fondre et représente, sans peinture, les personnes qui l’entourent au quotidien. Né à Abidjan, Armand Boua est le second artiste que présente la galerie, un peintre connu pour sa technique de peinture sur carton avec de l’acrylique et du goudron, puis le grattage de la peinture qui crée des espaces négatifs.

T. Ankomah © Gallery Brulhart (3)

Autres galeries, la Karim Francis contemporary Art Gallery met en valeur, en Égypte, depuis 1995, les artistes égyptiens contemporains tous médiums confondus, et notamment peintres et sculpteurs. Il découvre, encourage, soutient, présente et accompagne leur travail au niveau national, régional et international, à partir de sa galerie située au centre du Caire. Il comble ainsi le vide de la scène artistique contemporaine égyptienne. L’œuvre de Mustafa El Husseiny qu’il présente est intitulée Memory Flow. L’artiste travaille sur sa propre mémoire, qu’il cartographie et reconstitue comme un puzzle, en produisant des cartes virtuelles qui renvoient aux lieux où se sont produits les souvenirs évoqués. Sa production, technique mixte sur carton, est assez mystérieuse, il faut y chercher le portrait caché. La Gallery genevoise Brulhart promeut l’art contemporain des femmes d’origine africaine et jette des ponts entre différentes cultures. Elle présente l’œuvre de l’artiste ougandaise pluridisciplinaire Sheila Nakitende qui s’est essayée à la peinture avant d’explorer l’installation et la performance, et celle de la Ghanéenne Theresah Ankomah. Dans un tableau très épuré fait d’un textile peint sur lequel repose une feuille de palmier tressée et teintée qui a pour titre Akwantukɛsaɛ, elle évoque notre voyage sur terre et parle du pouvoir des femmes, au service de la famille et de la communauté.

La galerie d’art contemporain internationale, This is not a white cube, a des espaces d’exposition à Luanda en Angola et à Lisbonne au Portugal, mais c’est la première galerie au Portugal qui, au-delà des milieux lusophones, regarde vers les productions artistiques du Sud en général. Elle s’intéresse aux récits associés au continent africain et à sa diaspora et présente Cassio Markowski, originaire de l’État de São Paulo, au Brésil. L’artiste utilise une diversité de moyens et de techniques allant du dessin au collage et de la peinture à la vidéo. Il parle du Brésil et de sa famille, met en scène les végétaux du pays et la symbolique animale, cherche à créer des images conceptuelles à partir de thèmes qui lui tiennent à cœur comme l’enfance, la nature, l’identité et la mémoire. Son point de départ vient d’illustrations de livres et de magazines sur la botanique et l’Histoire et son travail se situe entre autobiographie et fiction. Très poétique, son œuvre  pose un geste théâtral.

La MCC Gallery de Marrakech, au Maroc – Marrakech Contemporary Collection – fondée et dirigée par Fatima-Zohra Bennani Bennis, participe au renouveau créatif de l’art contemporain au Maroc, qu’elle cultive selon un haut degré d’exigence la plaçant au niveau international. Elle possède un grand espace dans le quartier industriel de Sidi Ghanem et donne corps à l’ambition des artistes qu’elle accompagne. C’est aujourd’hui Amine El Gotaibi, artiste multiforme né à Fès, qui pour ses projets d’envergure dans l’espace et dans le temps, convoque toutes disciplines traditionnelles comme dessin, vidéo ou peinture, ainsi que des installations comme l’ingénierie mécanique ou le voyage. Son œuvre interroge poétiquement les pouvoirs hégémoniques. Pour lui, « créer, c’est l’obsession indéfinie d’un acte défini. » Il s’intéresse aux moutons et explore un savoir-faire ancestral lié à la laine et présente ici, sur un métier à tisser vertical, une œuvre douce et vaporeuse intitulée Désert de laine, réalisée en 2022.

Andrew Ntshabele, Loo and Lou Gallery (4)

Né dans une petite ville rurale d’Afrique du Sud au temps de l’apartheid et vivant à Johannesburg depuis l’âge de quatre ans, Andrew Ntshabele se souvient de ses fêlures et travaille en lien avec son environnement. Il utilise la technique du collage et plus particulièrement du papier journal qui a valeur de document historique et y transpose des scènes de la vie quotidienne qu’il prend en photo et qu’il peint, mettant l’accent sur les personnes ordinaires. Il présente The Inner city of Johannesburg et Enfance. « Mes sujets reflètent le monde dans lequel je vis, les gens qui m’entourent et mes œuvres d’art sont une forme de commentaire social. » Il est représenté par Loo and Lou Gallery, de Paris.

Une installation monumentale, sur une proposition curatoriale de Fahamu Pecou, artiste et fondateur d’ADAMA – African Diaspora Art Museum of Atlanta – a pris place au cœur de la Foire : Limin/en, de l’artiste jamaïcain Cosmo Whyte, qui vit et travaille à Los Angelès et qui est représenté par la galerie Anat Ebgi. L’artiste cherche à reconstruire les histoires et les identités fragmentées, déchirées par le colonialisme et la suprématie blanche. Il travaille sur la perception et s’appuie sur l’ouvrage du philosophe kenyan, Ngugi wa Thiong’o, publié en 2009, Something Torn and New – An African Renaissance. Il s’inspire des projets architecturaux inachevés de son père et utilise le dessin, la sculpture et la photographie, invitant à la réflexion entre architecture et pouvoir, nationalisme et déracinement. On pénètre dans son espace comme dans un labyrinthe, quelques mots sont posés sur les parois, des personnages telles des ombres s’impriment sur des rideaux de minuscules perles noires disposées en rangs très serrés.

Adama Sylla © Galerie Talmart (5)

Bien d’autres initiatives ont été proposées par AKAA, dont Les Rencontres, plateforme de réflexion et de débats publics où se croisent artistes, curateurs et professionnels de l’art, dans l’Auditorium du Carreau du Temple, sur une proposition d’Armelle Dakouo, directrice adjointe de la Foire. L’une des tables rondes portait sur Le portrait comme conversation ou le portrait miroir d’une société et de ses mœurs, moment passionnant modéré par Jeanne Mercier, critique, commissaire et fondatrice d’Afrique in visu, avec l’artiste franco-sénégalaise, Delphine Diallo, photographe, visionnaire et collagiste – comme elle aime à se présenter – et qui définit le portrait comme « la porte de l’âme. » Représentée par la Fisheye Gallery à Paris, elle explique le processus de ses visions : « Je rêve, je me rappelle mes rêves. Je les mets dans mes collages, je me connecte avec ma vision. »  L’artiste Prisca Munkeni Monnier, dite Furie, représentée par la Kub’Art Gallery de Kinshasa, dont nous avons parlé plus avant dans cet article, évoque ses traumatismes coloniaux à commencer par celui de son identité, par son nom qui avait été coupé, donc tronqué. Elle attire l’attention sur la complexité des choses les plus invisibles, « ce qui se cache, derrière les couches et les calques. » – Ange-Frédéric Koffi, plasticien ivoirien aux pratiques multiples et commissaire d’exposition s’est exprimé sur l’influence du photographe sénégalais, Adama Sylla, qu’il expose. C’est un photographe né en 1934, en Casamance, archiviste de profession et précurseur de la photographie au Sénégal dans les années 1950, qui a documenté avec son appareil photo le quotidien du pays, de l’aube de l’indépendance à nos jours. Après avoir déclaré que « La photo ne marchait pas au coup de cœur » Ange-Frédéric Koffi a parlé des représentations, « When we see us » autrement dit, « Le corps noir, vu par les Noirs. » Une carte blanche des Rencontres a été donnée à l’association Marcelles Marseille qui a présenté un projet d’exposition intitulé La page n’était pas blanche, réalisé par la commissaire Farrah Bencheikh et la scénographe Violette Dadot.

C. Markowski © This is not a white cube (6)

Dans l’immense travail accompli par AKAA pour la réussite de cette édition, se sont tissés des partenariats : avec Ellipse Projects, permettant à Ras Sankara, artiste autodidacte togolais, lauréat du Prix ellipse 2023, de réaliser une performance intitulée Aflanga/Le Drapeau, dans les allées de la Foire. Depuis 2015 il a placé l’art de la performance au centre de sa pratique, et utilise son corps comme medium, faisant référence à son identité et à sa culture ; avec Richard Mudariki, artiste et fondateur de la plateforme artHarare Contemporary, qui a présenté dans la Lounge VIP le travail de cinq artistes femmes, du Zimbabwe : Fungai Marima, Tanaka Mazivanhanga, Ana Uzelac, Linnet Rubaya et Xanthe Somers, selon une scénographie qu’il a imaginée ; avec l’Institut Français du Cameroun et Bandjoun Station qui ont présenté Talents 237, un projet d’exposition sous le commissariat de Carine Djuidje, qui a mis à l’honneur huit jeunes artistes talentueux de la création contemporaine camerounaise : William Bakaimo, Romaric Bidias, Arnold Fokam, Bienvenue Fotso, Roméo Temwa, Leuna Noumbimboo, Grâce Dorothée Tong et Madeleine Wilfried Mbida. Enfin, Véolia a présenté The Raven Collection, avec l’artiste éco-responsable RJ sous le commissariat de Clara Francese.

C’est une magnifique édition 2023 qu’a présentée AKAA,, qui annonce en même temps l’important virage qu’elle prend, par son internationalisation. Les événements et les lieux consacrés à la scène africaine se développent de par le monde – Madagascar, Sharjah ou Washington, entre autres – cela permet de prendre de la distance avec les stéréotypes et d’affiner le regard sur un art africain plein de vitalité, mais elle se tourne aussi vers les Amériques et les Caraïbes, dans le dialogue qu’elles nourrissent avec l’Afrique. En ce sens, AKAA prépare une prochaine édition qui se tiendra du 2 au 12 mai 2024, à Los Angeles. Rendez-vous là-bas !

Brigitte Rémer, le 30 octobre 2023

Visuels – (1) Armand Boua, L’équipe de foot, 2022 mixed media, tar and collage on canvas 148 x 210 cm © Lis10 Gallery, Courtesy Lis10 Gallery – (2) Prisca Munkeni Furie – EXETER chapitre I, Soldai au regard de Joconde – 2022 – 120×80 cm-inkjet baryta paper, photo montage, mixed media-© Prisca Munkeni-Courtesy  Kub’Art Gallery – (3) Theresah Ankomah, Akwantukɛsaɛ © Gallery Brulhart – (4) Andrew Ntshabele, Loo and Lou Gallery © BR – (5) Adama Sylla © Galerie Talmart – (6) Cassio Markowski © This is not a white cube.

Comité de sélection ayant accompagné AKAA dans le choix des galeries retenues :  Ifeoma Dike, psychologue, consultante, curatrice, militante culturelle et productrice, née au Nigéria et vivant au Royaume-Uni – Bénédicte Alliot, directrice générale de la Cité internationale des Arts, à Paris – Anne de Villepoix, directrice de galerie à Paris. Responsables de production, Yannick Boesso et Morgane Perroy – chargée de communication, Fiona Harwood – chargée des relations exposants et VIP, Mimi Vuurman – régisseur, Hadrien Forestier.

AKAA, Art & Design Fair, du 20 au 22 octobre 2023, au Carreau du Temple, 4 Rue Eugène Spuller, 75003 Paris – métro : Temple et République – les 20 et 21, de 12h à 20h, le 22 de 12h à 18h – Site : akaafair.com

Ojalá estuviera en Egipto – I wish I was in Egypt

J’aurais aimé être en Égypte – Rétrospective des photographies de Nabil Boutros – Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM, Cabildo de Gran Canaria, Las Palmas – Commissariat d’exposition Katerina Gregos.

Façade du CAAM © Brigitte Rémer

Dans le quartier historique de Vegueta, la vieille ville de Las Palmas, se trouve le Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM, un bâtiment du XVIIIème siècle restauré par le grand architecte espagnol Francisco Javier Sáenz de Oiza, inauguré en 1989. La maison mitoyenne, administration du Musée, remonte au XVIème, sa porte en pierre sculptée témoigne du syncrétisme des styles musulman, gothique et renaissance. On pénètre dans ce bâtiment lumineux comme sur le pont d’un bateau, l’Atlantique au bout de la rue. Des passerelles d’acier, des rampes et traverses, un sol de marbre, tout y est blanc immaculé. Dirigé par Orlando Britto Jinorio, le Centro Atlántico de Arte Moderno est un lieu magique de rencontre entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, en même temps qu’un lieu de fierté locale qui a construit en son centre un espace clos, évoquant un patio à la manière des maisons de Las Palmas. À travers Ojalá estuviera en Egipto, Nabil Boutros nous apostrophe et montre son travail photographique le plus significatif, vingt-cinq ans de ses travaux réalisés de 1997 à 2023. Un temps recomposé, en dix séquences.

L’Égypte est un pays moderne, de N. Boutros © BR

Artiste plasticien franco-égyptien vivant et travaillant entre Paris et Le Caire, Nabil Boutros a montré son travail, principalement tourné vers l’Égypte et le Moyen-Orient, dans des manifestations internationales, des institutions culturelles et des galeries privées. Le Centro Atlántico de Arte Moderno de Las Palmas l’invite à présenter une rétrospective de son œuvre, ici majoritairement photographique, art auquel il s’est consacré depuis la fin des années 80. Chaque série, chaque thème a été présenté séparément dans le cadre d’expositions collectives, à Paris, au Caire, à Alexandrie, et dans bien d’autres villes. Nous l’avons observée et commentée au fil des ans, depuis l’année 2005*. Même si une œuvre en solo parle et se suffit à elle-même, la notion de rétrospective – pour Nabil Boutros une première – met en lumière les différents calques, couches et strates de l’œuvre dans son ensemble. Elle amplifie le geste artistique, démultiplie les visions, montre l’évolution de la pensée philosophique et sociologique qui sous-tend la démarche de l’artiste, son appropriation des techniques, les mouvements et variations de son parcours artistique.

Alexandrie, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

Après des études aux Arts-Décoratifs du Caire, puis aux Beaux-Arts de Paris, Nabil Boutros a débuté avec la peinture. La photographie intervient dans son œuvre à partir de la fin des années 80, noir et blanc-tirages argentiques, puis couleur-prises de vue en numérique. Il réalise aussi des scénographies et crée la lumière de spectacles pour le théâtre, et des scénographies d’expositions on ne peut plus poétiques, consacrées aux enfants, dans les bibliothèques. Il croise le travail d’écrivains, réalise des installations multiformes, dans de nombreux pays. La constante de son travail et son fil d’Ariane touchent au regard qu’il pose sur l’Égypte, son pays d’origine, regard qui fluctue selon les événements, l’épaisseur de la colère, sa quête d’identité. « Je crois que, désormais, je n’ai envie de photographier que l’Égypte… » disait-il dans une interview à Souâd Belhaddad en 2003, alors qu’il reconnaît ses sentiments paradoxaux et ambigus par rapport au pays, qu’il avait quitté à l’âge de vingt ans.

De retour, à partir des années 90, ses déclarations d’amour à l’Égypte se gravent, sous différentes formes, avec une partie de la mémoire du pays, qui s’envole. Il entreprend pendant sept ans un travail sur les Coptes du Nil, (1997-2004) – une des plus anciennes chrétientés remontant au Ier siècle après J.C. née à la suite de la prédication de l’évangéliste Marc – dont le CAAM présente cinq séries, dans une pièce intime et protégée. Lui-même issu d’une famille copte, il en montre les rituels et le quotidien et compose très librement des montages de trois ou quatre photographies de tailles différentes, mêlant noir et blanc avec couleurs, pour raconter l’histoire autrement, selon sa sensibilité et sa perception des pratiques :

Coptes du Nil, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

jeux d’ombres, flottements de lumière et envols de tissus noirs, réverbérations dans divers monastères dont celui de Gabal El Teir à Minya et ceux du Wadi Natroum. « L’identité copte est un héritage plus que millénaire et son ancrage dans la terre de l’Égypte est total. Les mois coptes par exemple, sont un héritage direct des mois pharaoniques, les plus justes de l’antiquité, conçus au rythme du Nil, de l’agriculture et des saisons. Les paysans s’y réfèrent encore aujourd’hui » écrit-il. Ce travail avait été entre autres présenté aux Vème Rencontres de la Photographie Africaine/Bamako 2003 sur le thème Rites sacrés/Rites profanes et avait prêté à la publication en 2007 d’un imposant ouvrage de référence, Coptes du Nil, entre les Pharaons et l’Islam ces chrétiens d’Égypte aujourd’hui, sur un texte de Christian Cannuyer, offrant ainsi un morceau de cette terre d’Égypte ! comme il aimait à le dire.

Dans une seconde pièce, aussi intime et jouxtant la première, le CAAM présente la Série Le Caire-Alexandrie, (1998-2004). Nabil Boutros avait entrepris une longue série de portraits d’Égyptiens en respectant un protocole particulier : à la tombée de la nuit, quand le temps se suspend, il cherche les lieux habités, une permanence dans son cheminement, « lorsque la vie cesse d’être éblouie par le soleil » dit-il. La nuit délivre sa part de mystère et de divin, parfois la part d’obscurité de l’homme. Au Caire, des amoureux sont sous un pont, un homme passe devant un panneau publicitaire, deux femmes attendent un autobus ; à Alexandrie, ville de villégiature, la mer tient le rôle principal, dans les cafés on joue à la taoula ou aux dominos, Edouard Al-Kharrat y a vécu et écrit entre autres La Danse des passions et Alexandrie, terre de Safran. Le Centre Culturel Français d’Alexandrie a exposé ces séries d’ombre et de lumière en avril 2005. Le clair-obscur fait penser à Rembrandt. « La photographie a quelque chose à voir avec la résurrection » dit le philosophe Roland Barthes.

Égyptiens, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

Autre regard sur l’Égypte porté par Nabil Boutros et qui n’est pas sans dérision, L’Égypte est un pays moderne, réalisé en 2006 sous l’égide du Centre français d’Alexandrie et du Goethe Institut. Autour de ce concept de modernité, la présentation se fait ici en six séries de deux photos de même format posées côte à côte, et de six séries où se juxtaposent un petit et un grand format. GlobaLocal s’intitulait à l’origine l’exposition où le regard de Nabil Boutros, dans son art du détail, raconte avec humour et provocation ce qui lui saute aux yeux dans les bonnes intentions et paradoxes de la vie égyptienne, ses constructions, son modernisme débridé et un peu kitsch. L’obsession du pays est bien là, dans ses traumatismes et son intranquillité. Dans cette même immense salle du CAAM, un mur fait référence à la guerre, sous le titre Un Voyage de printemps (2014). Six photographies dont le point de départ est comme une belle carte postale : la photo d’un quartier, d’une felouque sur le Nil, de la Côte Nord près d’Alexandrie, un paradis perdu où les balles ont dégradé le paysage et les explosions semé incendie et terreur. Collées directement sur le mur, ces photographies gravent la confrontation Israël/Palestine. Les cadres sont bordés d’une calligraphie en arabe classique, peut-être quelques sourates. Dans ce même espace se trouve une installation de cartes à jouer géantes, intitulée Tentative pour construire des pyramides aujourd’hui (2023). Entre arrogance et représentation du pouvoir, papier peint collé sur carton poker menteur avec chiffres et dessins dissimulés vers l’intérieur, parfois en rébus ou en miettes. La barbarie y côtoie l’atout cœur.

Nouvel ordre du monde, de N. Boutros © BR

Plus loin, sur la main courante d’une des passerelles du CAAM, Nabil Boutros nous regarde à travers vingt-quatre autoportraits de sa série Égyptiens ou L’habit fait le Moine, (2011). Il s’est grimé et mis en scène, interprétant les rôles de l’Égyptien moyen : un mimodrame où il est un parfait musulman avec la tabaâ – marque ostensible de sa piété, un voyou du coin de la rue, un pope chez les coptes, un homme d’affaire, un sportif, ou encore un Saïdi de Haute Égypte, avec ou sans moustache, avec ou sans barbe, il a le regard de la Joconde qui vous transperce et vous suit. On est dans le travestissement et la métamorphose, la distorsion et la déconstruction. On est dans l’effet miroir et le simulacre, vers une nouvelle image de soi où se côtoient transgression, dissimulation et provocation. Moins ludique, sur l’autre main courante, la série de nombrils en deux panneaux intitulée Nouvel ordre mondial (2018-2020) où trente-huit personnes se sont prêtées au jeu de la photographie. Certains nombrils, tels des boutons posés sur toutes morphologies, ont une signature, un commentaire, un mot, une phrase en guise de tatouage, une pratique millénaire, qui n’a plus rien de subversif.

Lui faisant face, la série Futur antérieur (2017) est une série de photomontages ayant pour source les films égyptiens des années soixante, série qui avait été présentée à l’Institut du Monde Arabe à Paris, lors de l’exposition Divas, d’Oum Kalthoum à Dalida. Dans un pays de cinéma et de comédies musicales, Nabil Boutros réinterprète ces séquences en les légendant au regard d’événements d’aujourd’hui et en écho à ses souvenirs personnels. Il digresse et raconte des histoires dans l’histoire, des rêves du passé, des traces de l’enfance, dans des temps qui se télescopent.

Condition Ovine © Nabil Boutros

Dans un grand espace de ce même premier étage, de l’autre côté, la dernière pièce du puzzle pour reconstituer le portrait de l’artiste, Condition Ovine (2014), impressionne. Soixante et onze photos de 60 x 60 cm, et autant de brebis, d’agneaux et de béliers, portraits en gros plans photographiés de façon très élaborée et qui sont alignés les uns à côté des autres, tels des stars. Ils sont tous différents, certains à la laine épaisse, d’autres parfaitement lisses, des jeunes et des vieux aux robes de toutes nuances, quelques-uns portent une cloche, d’autres une marque de métal telle une boucle d’oreille. Pour ce court instant de vie fixé en chambre noire, Nabil Boutros a recherché des éleveurs qui acceptent d’aménager leur bergerie en studio photo. Ils sont ici en majesté, chacun est unique et arbore avec fierté et individualité ses signes distinctifs. L’agneau demeure le symbole sacrificiel par excellence, dans les trois religions monothéiste – judaïsme, christianisme, islam. Entre sédentarité et transhumance saisonnière, les moutons ont leurs codes et règles de conduite dont l’instinct grégaire qui leur commande de se regrouper quand ils se sentent menacés. La salle est impressionnante et mérite qu’on s’y attarde.

Voyage de printemps © Nabil Boutros

L’oeuvre de Nabil Boutros joue de la distance ironique et caustique, de l’humour, de la dérision, de l’absurde pour inventer un réel qu’on dirait plein de torrents et de troubles. Son pouvoir de la narration – mis en exergue par la commissaire d’exposition, Katerina Gregos, dans la rétrospective des œuvres présentées dans ce magnifique Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM de Las Palmas  – est sensible et magnétique. Près de chaque séquence photographique se trouvent un discret cartel et quelques mots de l’artiste. Les tirages sont superbes, impression en Papel Rag photographique sur carton plume, ce papier-coton très lisse au blanc naturel pour des couleurs intenses et des noirs particulièrement profonds.

Nabil Boutros a réalisé de nombreux autres travaux et publié divers ouvrages. « Les images, contrairement aux mots, sont accessibles à tous, dans toutes les langues, sans compétence ni apprentissage, préalables » écrit justement Régis Debray, écrivain et philosophe. Et derrière les mots, rien n’est transmissible que la pensée. « L’idée qui passe ne fait pas d’ombre elle est l’oiseau d’un ciel d’encre il coule dans nos yeux il écrit le monde » dit le poète Bernard Noël dans La Chute des temps, avant de poursuivre : « L’image, qu’est-ce que l’image quand la vie vient sur nous et plus rien que son pas de passante pressée ce que je dis est une larme… »

L’œuvre de Nabil Boutros, multiforme, communique émotion et perception du monde. Elle est habitée et pose la question de la représentation, du sacré, des forces à ne puiser qu’en soi-même, de l’éthique et de la transmission. Une urgence culturelle.

Brigitte Rémer, le 21 octobre 2023

Futur antérieur, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

Séries des œuvres exposées : Serie Coptes du Nil, 1997-2004. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 15 de 75x 21cm – Serie Egypt is a moderns country, 2006. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 17 de 75x103cm, 8 de 75x 60 cm – Serie Alexandria, 2004. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma 10mm. 20 de 75 x 52 cm – Serie Cairo, 2004. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma.25 de 75x119cm – Serie Egyptians, 2011. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma.24 de 60x50cm – Serie Spring trip, 2012. Wallpaper encolado directo a pared. 6 de 100x145cm – Serie Ovine Condition, 2014. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 75 de 60x60cm – Serie Future antérieur, 2017. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 7 de 82x110cm – New World Order. Serie Belly Buttons, 2020. Impresión en papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 120 de 30×30 cm – An attempt to build pyramids today, 2023. Instalación, wallpaper encolado a cartón. Cuatro de 261×189, 4 de 210×150, 20 de 159 x 105, 16 de 132 x 93 cm – * Voir nos différents articles dans www.ubiquité-cultures.fr rubrique Archives.

Rétrospective Ojalá estuviera en Egipto – 20 juillet 2023 au 21 janvier 2024, du mardi au samedi de 10h à 21h, le dimanche de 10h à 14h – au Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM, Calle de Los Balcones, Las Palmas de Gran Canaria – tél. +34 928 311 800 – site : www.caam.net.

Alam / Le Drapeau

Affiche du film, JHR diffusion en France

Film réalisé par Firas Khoury (Palestine, France, Tunisie, Arabie Saoudite, Qatar), avec Mahmood Bakri, Sereen Khass, Mohammad Baraki, Muhammad Abed Elrahman, Saleh Bakri, Ahmad Zaghmouri – diffusion en France JHR Films – vu aux Trois Luxembourg, Paris.

C’est la chronique d’une jeunesse palestinienne, écrite et tournée par un jeune réalisateur, interprétée majoritairement par de non-professionnels. Firas Khoury interroge l’identité palestinienne et montre sa complexité à travers un groupe de lycéens palestiniens vivant dans une petite ville israélienne, quatrième génération de citoyens arabes israéliens dont les grands parents sont restés sur leurs terres. Le jour de l’Indépendance de l’État d’Israël, le 14 mai 1948, est pour la Palestine le jour de la Nakba – la catastrophe – et désigne le grand exode palestinien, comme ces jeunes le rappellent sur les murs de la ville par ces mots : « Quand les Israéliens célèbrent leur Indépendance, les Palestiniens se souviennent de leur Nakba. » Maysaa, jeune fille un brin rebelle, et quelques camarades, décident ce jour-là de remplacer le drapeau israélien au fronton du lycée par le leur, celui de la Palestine – Alam en arabe signifie le drapeau – symbole de leur identité. Attiré par cette jeune fille qu’il avait remarquée dans la classe et qui habite non loin de chez lui, Tamer, âgé de dix-sept ans, suit le mouvement et se joint à eux.

Affiche dans les pays Moyen Orient-Afrique du Nord, MAD distribution

Autour de lui, personnage central et sorte de double du réalisateur, se regroupe une poignée de copains très différents l’un de l’autre – dont Safwat une forte tête et Shekel. Tamer n’a pas le profil d’un leader, c’est un garçon plutôt réservé et nonchalant, très cadré par son père qui mise sur ses études, peu ou pas investi dans le politique et marqué par son oncle, un homme brillant auparavant, détruit après un long emprisonnement et devenu comme une sorte de fou du village. C’est Maysaa qui initie Tamer à l’engagement et qui devient son amoureuse, c’est pour elle qu’il suit le mouvement porté par le groupe de copains, bravant l’autorité paternelle : l’aventure du drapeau, la visite dans un camp, la participation à sa première manifestation. Il se forge petit à petit une conscience politique, personnelle face à l’occupation, collective par l’expression de la capacité de résistance du groupe. Au cours de la manif pendant laquelle un drapeau palestinien se hisse sur la ville, la force policière se déploie à coups de gaz lacrymogènes, et Safwat – qui s’était rapproché de Tamer – est tué, tandis que lui est violemment passé à tabac. Pour la première fois il regarde l’Histoire en face et l’effacement de leur identité. Mais ce n’est pas le drapeau palestinien qu’ils hissent au-dessus du collège, c’est le drapeau noir du deuil, pour l’ami et pour le pays perdus, le drapeau de la rébellion.

Photographie du film

Palestinien exilé en Tunisie, né en 1982, Firas Khoury réalise un film sur la jeunesse palestinienne pleine d’énergie et de vie, pleine d’espoir, à travers le road movie de cette bande de lycéens qui comme tous les jeunes du monde passent du temps entre copains et sur leur smartphone, fument des joints, et qui, comme Tamer, contourne l’autorité du père et tombe amoureux. Cette jeunesse n’est pourtant comparable à nulle autre car elle touche au cœur de l’Histoire, cruelle et douloureuse, du conflit israélo-palestinien. Le film montre entre autres le système éducatif israélien, forcément orienté, dans lequel grandissent les Palestiniens : le discours du professeur d’histoire, Arabe-Israélien qui ne peut croire en ce qu’il dit, les drapeaux israéliens tapissant leur établissement scolaire, Tamer qui se fait sortir de classe avec sa table pour l’avoir transformée en dessin de résistance. La montée dramatique du film tout au long de la narration – depuis le bref passage caméra sur le poster de tous les drapeaux du monde au début du film, jusqu’à l’arbre en feu et à la pluie qui tombe à la fin – apporte densité et intensité à l’ensemble. C’est la chanson Le Partisan, de Léonard Cohen qui ferme le film ; chantée en 1973 pour les troupes israéliennes, elle interroge.

Dans le débat qui a suivi la projection aux Trois Luxembourg, organisé par le Forum Palestine Citoyenneté, Orient XXI et par le diffuseur JHR, la parole a circulé sur la manière de nommer les Palestiniens, significative en soi : ceux de 48, qui ont vécu l’annexion de leurs terres et qu’on isole de leur contexte, et ceux à qui on impose la nationalité israélienne, les Arabes israéliens ; sur le système éducatif imposé aux Palestiniens qui, s’ils ne parlent pas l’hébreu, ne peuvent étudier certaines disciplines, laissant place à une sorte d’apartheid ; sur la perte de sens du drapeau après les accords d’Oslo, le 13 septembre 1993, qui avaient représenté un premier jalon pour la résolution du conflit, perspective depuis longtemps oubliée.

Photographie du film

Firas Khoury a réalisé de nombreux courts métrages : Words en 2005, Two Arabs et Hit Man en 2006, Seven Days in Deir Bulus en 2007, Suffir/Yellow Mums en 2010, Responsability en 2011, And an image was born en 2018, et son très remarqué Les jambes de Maradona en 2019. Il lui a fallu plus de dix ans pour monter financièrement Alam, d’autant que le projet s’est suspendu pendant la période du Covid, la Tunisie où le tournage a eu lieu, a largement apporté son soutien. Alam est un film remarqué, à juste titre, il a été programmé au festival international du film de Toronto en 2022, et a remporté le Grand Prix du long métrage de fiction au Festival international du film d’éducation, en France, où il vient de sortir dans cinquante-cinq salles tout en poursuivant sa reconnaissance à l’international.

Les productions palestiniennes sont rares, au regard de la situation économique, politique et culturelle enclavée de la région, en dehors du cinéma, poétique et ironique, d’Elia Suleiman dont les longs métrages – Chroniques d’une disparition (1996), Intervention divine (2002), Le temps qu’il reste (2009), It Must Be Heaven (2029) – ont marqué.  Alam est le premier long métrage de Firas Khoury, qui a obtenu la Pyramide d’or au Festival international du film du Caire 2022, le prix ex aequo du Meilleur Acteur pour Mahmoud Bakri ainsi que le Prix du Public. « J’aspire à un monde sans drapeaux et sans frontières dit le réalisateur. » A la question posée par le diffuseur, JHR Films, sur le côté militant du film, Firas Khoury répond : « Je vis désormais en Tunisie mais j’ai vécu de nombreuses années en Palestine. La vie là-bas est presque vide de sens, brutale. Nos vies ne comptent pas, vous pouvez être tué à tout moment. Mon film est un acte de résistance face à cette situation et cette réalité tragique où il est question de tenter de vivre sa vie le plus normalement possible, en dépit du sang. En cela, oui, c’est un film politique. » Un film intelligible et lumineux, un film puissant, à voir de toute urgence.

Brigitte Rémer, le 8 septembre 2023

Avec : Tamer (Mahmood Bakri), Shekel (Mohammad Karaki) et Safwat (Muhammad Abed Elrahman) Maysaa (Sereen Khass), Saleh Bakri. Réalisation et scénario, Firas Khoury (Palestine, France, Tunisie, Arabie Saoudite, Qatar) – cheffe opératrice Frida Marzouk – monteuse Nadia Ben Rachid – chef décorateur Rabia Salfiti, cheffe costumière Yasmine Khass – son AymenLabidi, Elias Boughedir, Carole Vernier, Laure Arto – musique originale Faraj Suleiman – Effets spéciaux Romain Rioult – Le film est distribué dans la région Moyen Orient-Afrique du Nord (MENA) par MAD distribution, en France par JHR Films.

Film vu au cinéma Trois Luxembourg, le 4 septembre 2023, suivi d’un débat en présence de Lana Sadeq, présidente du Forum Palestine Citoyenneté, Sarra Grira, journaliste, membre du comité éditorial Orient XXI et la représentante du diffuseur JHR Films.

La Momie / Al-Mummia 

© Abdel Aziz Fahmy

Film de Shadi Abdessalam (Égypte) réalisé en 1969, en 35mm/couleurs (122’) – producteur délégué Salah Marei – programmé dans le cadre du colloque Cinéma et Archéologie du musée du Louvre/université Paris Nanterre, présenté par Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférence, études cinématographiques – Version originale numériquement restaurée par World Cinema Foundation avec le soutien du Ministère égyptien de la Culture, à Cineteca di Bologna – Auditorium Jean-Claude Laclotte/musée du Louvre.

Toi qui pars, tu reviendras sont les premiers mots du film La Momie, qui frappe d’emblée par la beauté des images et le lyrisme de ses plans, autant que par le destin du film et celui de son réalisateur, Shadi Abdessalam. Après des années de travail, ce chef d’œuvre du cinéma égyptien est resté presque invisible – sa diffusion, confidentielle, n’ayant eu lieu qu’en 1975, six ans après sa réalisation. C’est le seul long-métrage réalisé par Shadi Abdessalam, mort en 1986, alors qu’il travaillait depuis plus d’une quinzaine d’années sur un second long-métrage, Akhenaton, qui ne verra pas le jour.

© Abdel Aziz Fahmy

Né le 9 mars 1930 à Alexandrie d’une famille originaire de Haute Égypte, Shadi Abdessalam fait des études à Oxford, se forme au théâtre à Londres, Paris et Rome, puis en architecture à l’Institut des Beaux-Arts du Caire, avant de s’orienter vers le cinéma. Homme de grande culture il est d’abord décorateur et assistant auprès de Salah Abou Seif, père du cinéma réaliste égyptien et de Joseph Chahine, sur Saladin. Il est ensuite engagé par la Fox et travaille avec Joseph Mankiewicz sur Cléopâtre en 1963, Jerzy Kawalerowicz sur Pharaon en 1966, et Roberto Rossellini pour la série de La Lutte de l’homme pour la survie, en 1967. Il dirige le Centre expérimental du film, au Caire, à partir de 1968 et signe trois courts métrages tournés en 1970, Le Paysan éloquent/ Al Fallah al fassieh ; 1975, Juyush Ash-Shams ; 1982, La Chaise/ Tut’ Amnakh Amun adh-dhahabi, seules traces avec La Momie de ses travaux personnels.

Shadi Abdessalam se passionne pour l’Egypte Antique et remonte à la XXIè dynastie. Il part d’une histoire vraie, qui s’est déroulée en 1881 à Deir el Bahari dans le cadre du complexe funéraire situé sur la rive gauche du Nil face à Louxor et Karnak, au sud de la Vallée des Rois. Adossés à la paroi rocheuse de la montagne de Thèbes, temples et tombes recouvrent l’ensemble du territoire. Le réalisateur prend connaissance des écrits de l’égyptologue français Gaston Maspéro qui avait succédé au célèbre égyptologue Auguste Mariette comme conservateur du service des antiquités égyptiennes, au Caire. Maspéro lance une enquête pour tenter de percer le mystère des pilleurs de tombes, de la circulation et de la vente des objets volés et nomme Ahmad Kamal pour cette mission. Dans la montagne, depuis des siècles la tribu Hourabât assure ses revenus en pillant les tombes et garde secret leur emplacement et le passage qui y conduit. Même les papyrus de la Reine Ndjemet, fille de Ramsès X et de la Reine Tyti, ont disparu. Pour arriver à leurs fins et dérober les trésors, ils blessent profondément la montagne. Quand leur chef meurt et après l’avoir accompagné dans l’au-delà de la voix des pleureuses, la transmission du secret passe de l’oncle aux deux fils qui découvrent la manière dont vit la tribu. Face au dilemme ils se refusent à poursuivre le trafic. Le premier est rapidement éliminé et jeté dans les eaux, Wannis, le second, brave sa mère et déjoue le complot des anciens. « Les morts, c’est ça notre pain !» s’exclame-t-il.

© Abdel Aziz Fahmy

Le film débute par la parole du Livre des morts, à l’époque de l’Égypte Antique qui a valeur de formule magique et religieuse mais qui est aussi en prise avec la réalité égyptienne de l’époque, la défaite de la Guerre des six jours qui s’est déroulée en 1967, deux ans avant le tournage. Le film pose la question de l’identité : « Perdre son nom c’est perdre son identité. » Il se déroule presque exclusivement la nuit, dans une ambiance lunaire et de réverbérations sur des décors naturels où temples, déserts, felouques et rives du Nil, murs des tombeaux éclairés par des torches ont une présence magnétique ; certaines scènes sont tournées dans les célèbres Studios Misr, au Caire (cf. notre article du 16 novembre 2020). La musique et le vent du désert guident l’action, l’échange des regards est d’une grande intensité, l’œil d’Horus – symbole de protection contre le mal, la maladie et les mauvais esprits, chargé du pouvoir de guérir et de protéger contre les forces du mal n’est jamais loin, de même que la main qui emprisonne le destin. Il y a des silences et des chuchotements, il y a des trahisons. On est en pleine tragédie grecque, avec la même puissance que le travail de Pasolini sur Sophocle à travers Œdipe-Roi, tourné en 1967 ou celui d’Euripide à travers Médée, en 1969. Les personnages se détachent, véritable statuaire, dans les anfractuosités de la pierre et l’obscurité presque complète.

Avec Shadi Abdessalam on part à la recherche des tombes manquantes dans les roches du désert, on rencontre Murad le cousin équivoque et Ayoub le marchand-entremetteur, chargé d’écouler la marchandise et qui fait régner la loi du talion. La femme sert d’appât, de niches en cachettes dans des jeux de chassés-croisés. « Vous n’êtes que grain de sable au cœur de cette montagne… » Autre moment fort celui de la rencontre entre l’équipe Maspéro-Kamal, et Wannis, prêt à collaborer pour sauver ce précieux patrimoine. « Que font les gens de la ville au pied de la montagne ? Ils en appellent aux ancêtres. »  « Es-tu le chef des gens de la ville ? » lui demande-t-on avant de l’accueillir sur le bateau. Pour une dernière fois, Wannis regarde ses montagnes. « Sois le bienvenu… » Puis il conduit l’équipe d’archéologues jusqu’aux tombeaux, véritable éblouissement à la lueur des torches et émotion, sur une pellicule qui pâlit et se décline du gris au blanc. Les yeux du Pharaon brillent, et apparaissent Seti Ier, Amenhotep, Ramsès II… L’inventaire est stupéfiant. « Te voilà dans ta beauté. A nouveau, tu ressuscites tous les matins…»

© Abdel Aziz Fahmy

La Momie/Al-Mummia est un film métaphorique et visionnaire qui transmet des pans de la culture égyptienne antique et décale la notion de temps. On est à la fois dans l’immobilité et le mouvement, le hiératisme et la gestuelle, la XXIè Dynastie et la fin du XIXè. Le traitement de la tribu se déplaçant dans la montagne et s’éclairant aux flambeaux, prête à une chorégraphie de toute beauté, sophistiquée et en majesté ; ainsi dans la dernière partie du film quand la tribu drapée de noir se fond dans le paysage et assiste, de loin, au défilé des quarante sarcophages que l’on monte, de nuit, à bord, puis à l’éloignement du bateau quand retentit la sirène et que la cheminée fume. On aperçoit au loin le Temple de Thèbes. « Réveille-toi. Tu ne périras pas… dit la voix de la conscience, ils ont atteint la Vallée. » Le film parle d’immortalité.

La musique de Mario Nascimbene – qui avait composé pour la série de Rossellini évoquée ci-dessus – les drapés, les éléments de la nature, le vent du désert blanc, les regards et les visages, les silences, tout, sous la caméra du réalisateur, Shadi Abdessalam, est architecture, composition, ardeur, souffle, élégie et poésie. Beaucoup de non-professionnels figurent dans le film qui n’affiche pas de star au générique mais qui montre une écriture cinématographique flamboyante et théâtrale, et des échanges d’une grande intensité dramatique. Le rôle de Maspéro est tenu par un acteur égyptien et Shadi Abdessalam utilise le motif de l’œil pour poser son regard sur la connaissance du passé et se ré-approprier l’Histoire de l’Égypte et son héritage. « On t’a appelé par ton nom et tu as ressuscité. »

© Abdel Aziz Fahmy

De l’homme comme du film, Serge Daney journaliste et critique de cinéma avait en 1986 écrit dans Libération : « Car appliqué à Abdessalam, le mot esthète est mince, presque vulgaire. Le goût de la beauté a accompagné l’homme toute sa vie (drapé dans sa cape, il avait fière allure). Pas une beauté surajoutée, en plus, mais ce qui était beau, depuis toujours, en Égypte… La beauté de La Momie vient, pour nous, de ce sentiment que tout a été choisi, pesé et aimé – puis filmé, inéluctablement » ; belle synthèse de la singularité du réalisateur et de son unique long métrage, un véritable chef-d’œuvre.

Brigitte Rémer, le 7 août 2023

Titre original Al mummia – titre français La momie – titre international The Night of the counting years. Réalisation Shadi Abdessalam – production General Egyptian Cinema Organisation Merchant Ivory Productions – producteur délégué Salah Marei – scénario Shadi Abd al-Salam – image Abdel Aziz Fahmy – montage Kamal Abou El Ella – musique Mario Nascimbene – Avec : Ahmed Marei/Wannis – Ahmed Hegazi/le frère – Zouzou Hamdy El-Hakim/la mère – Gaby Karraz/Maspero – Mohamed Khairi/Kamal – Mohamed Nabih/Murad – Nadia Lofti/Zeena – Shafik Nourredin/Ayoub – Ahmad Anan/Badawi – Abdelazim Abdelhack/un oncle – Abdelmomen Aboulfoutouh/un oncle – Ahmed Khalil/le premier cousin – Helmi Halali/le second cousin – Mohamed Abdel Rahman/le troisième cousin – Mohamed Morshed/l’étranger.

Le colloque Cinéma et Archéologie organisé par le musée du Louvre et l’université Paris-Nanterre s’est tenu du 11 au 13 mai 2023 dans l’auditorium Jean-Claude Laclotte du musée du Louvre. Le film a été présenté par Anne-Violaine Houcke, maîtresse de conférence en esthétique, histoire et théorie du cinéma et de l’audiovisuel à l’université Paris-Nanterre.

Senghor et les arts – Réinventer l’universel 

Roméo Muvekannin, « Hosties noires »  © Brigitte Rémer – (1)

Exposition au musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière – commissaires : Mamadou Diouf, Sarah Ligner, Marc Vallet – Jusqu’au 19 novembre 2023

Grand écrivain et poète, premier Président élu de la République du Sénégal après l’Indépendance du pays le 20 août 1960 – mandat qu’il exercera pendant vingt ans avant de démissionner de ses fonctions – premier Africain élu à l’Académie Française, homme de réseau sachant cultiver le lien entre son pays et la France, défenseur de la Francophonie, Léopold Sédar Senghor est un grand humaniste.

Il débute son parcours intellectuel et politique dès les années 1930 en participant à des discussions internationales qui dénoncent le racisme, la colonisation, la ségrégation, et qui ambitionnent de faire « entrer les peuples noirs sur la grande scène de l’histoire » comme l’écrit en 1956 un autre grand poète, le Martiniquais Aimé Césaire. Avec lui et avec son épouse, Suzanne Césaire, avec d’autres intellectuels dont les Martiniquaises Jane et Paulette Nardal et avec Léon-Gontran Damas, né à Cayenne, il devient pionnier de la Négritude – qu’il définit comme « la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de Noir, de notre histoire et de notre culture. » Senghor a incarné la voix de son Peuple et porté haut la Culture, mettant en place une politique culturelle d’envergure au Sénégal. Il plaide pour une civilisation de l’universel à partir du métissage culturel et de la lutte contre les replis identitaires et les impérialismes : « Il s’agit que tous ensemble – tous les continents, races et nations – nous construisions la Civilisation de l’Universel, où chaque civilisation différente apportera ses valeurs les plus créatrices parce que les plus complémentaires. » C’est ce parcours lié aux arts et à la culture, occupant une place centrale dans la pensée de Senghor, que montre l’exposition, sa politique et diplomatie culturelles qu’il initie au lendemain de l’indépendance et ses réalisations majeures dans le domaine des arts.

La notion d’art et de culture chez Senghor est synonyme d’échanges interculturels et de circulation des formes artistiques. Lui-même se reconnait comme quelqu’un de multiculturel : « Je songe à ces années de jeunesse, à cet âge de la division où je n’étais pas encore né, déchiré que j’étais dans ma conscience chrétienne et mon sang sérère. Mais étais-je sérère moi qui portait un nom malinké – et celui de ma mère était d’origine peule ? Maintenant je n’ai plus honte de ma diversité, je trouve ma joie et mon assurance à embrasser d’un regard catholique tous ces mondes complémentaires » écrit-il dans l’article L’Afrique s’interroge. Subir ou Choisir ? publié en 1950 dans la revue « Présence Africaine. » Il avait participé à Paris-la Sorbonne au premier Congrès des écrivains et artistes noirs, convoqué en septembre 1956 – dans un contexte de colonisation et de ségrégation raciale – à l’initiative d’Alioune Diop, fondateur en 1947 de la revue Présence Africaine. Pour la première fois, intellectuels, artistes et militants noirs de divers continents et de toutes obédiences politiques se rassemblaient. Ce rendez-vous sera suivi, trois ans plus tard, à Rome, d’une seconde édition.

Entretien avec Younousse Seye © Brigitte Rémer  – (2)

Pour démontrer la vitalité et l’excellence de la culture africaine et renforcer ces rendez-vous du donner et du recevoir, Senghor propose une première exposition d’art africain d’envergure internationale, à Dakar, intitulée Art nègre : Sources, Évolutions, Expansion, organisée en collaboration avec l’Unesco et la France, en avril 1966, au Musée dynamique de Dakar construit pour l’occasion. Cette même exposition sera présentée deux mois plus tard au Grand Palais, à Paris. Cinq cents œuvres issues de collections publiques et privées du monde entier y sont montrées, autour d’un grand colloque, de pièces de théâtre, concerts, spectacles de danse… attirant des milliers de spectateurs venus du monde entier. Pour faire connaître l’art africain au plan international. Pendant ses années à la Présidence, Senghor crée un Commissariat aux Expositions d’Art à l’Étranger et développe des partenariats dans un principe d’expositions croisées entre la France et le Sénégal, permettant d’augmenter le rayonnement culturel du Sénégal : ainsi les expositions de Marc Chagall, Pablo Picasso, Pierre Soulages, accueillies à Dakar en 1971 et 1972 et les Salons des artistes sénégalais au Musée dynamique de Dakar en 1973 et 1974, suivis de l’exposition L’Art sénégalais d’aujourd’hui au Grand Palais. À partir de 1973, Senghor entreprend de créer un vaste complexe culturel qui s’articulerait autour d’un musée conçu comme « l’une des plus importantes institutions muséographiques de l’ouest-africain. » Il en confie le projet architectural à Pedro Fez Vozquez, auteur du Musée national d’anthropologie de Mexico. Ce Musée des Civilisations Noires n’ira malheureusement pas jusqu’à son terme en raison de la démission de Senghor de la Présidence, en 1980. Dans le film Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, on voit Senghor rappeler ses ambitions culturelles pour le Sénégal depuis l’indépendance, et redire sa volonté de soutenir une architecture sénégalaise.

« Ghost Fair Trade » © Brigitte Rémer » – (3)

Plusieurs grands artistes illustrent l’œuvre poétique de Senghor, apportant un complément d’images, complément de rythme.  Le premier à illustrer ses poèmes, est le peintre et graveur français d’origine hongroise Émile Lahner. Il sera suivi de Marc Chagall, André Masson, Alfred Manessier, Hans Hartung, Pierre Soulages, Zao Wou-Ki, Maria Helena Vieira da Silva et Étienne Hojdu, dans le cadre de fructueux dialogues engagés avec Senghor-poète. Sont présentées dans l’exposition quelques pages des Lettres d’hivernage illustrées des lithographies originales de Marc Chagall, de Chants d’ombre, oeuvre ornée d’un dessin numéroté composé par André Masson et exécuté à la main, en empreinte, avec du sable du Sénégal, venu de Joal et M’Boro, réalisé par Bernard Duval. On y voit aussi des encres sur papier de Chérif Thiam et des références aux tableaux d’Amadou Seck, Théodore Diouf, Daouda Diouck et Amadou Sow, des esquisses de masques et statues avant sculpture de Iba N’Diaye, et ses Études de têtes de mouton et Tabaski, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Des entretiens vidéo avec des artistes – dont le peintre Viyé Diba, de la seconde génération de l’École de Dakar et avec Simon Njami, spécialiste de l’art contemporain et de la photographie en Afrique, critique d’art et commissaire de nombreuses expositions sur l’art africain – apportent documentation et réflexion.

Modou Niang, « L’Oiseau mystique »  © Brigitte Rémer (4)

Pendant sa Présidence, Léopold Sédar Senghor dédie plus d’un quart du budget de l’État à l’éducation, la formation, la culture et au soutien de la création contemporaine. Des institutions de formation, de création et de diffusion sont mises en place pour les arts plastiques et les arts vivants, dans des domaines aussi variés que la peinture, la tapisserie, le théâtre ou le cinéma. La Maison des Arts, créée à Dakar en 1958, et qui propose un enseignement en musique, danse, art dramatique et une section Arts Plastiques devient L’École des Arts après l’indépendance pour « puiser dans le passé et créer un art nouveau. » Senghor inaugure en juillet 1965 le Théâtre national Daniel Sorano co-financé par la France et le Sénégal, avec une salle de mille deux cents places. On voit dans l’exposition des dessins et maquettes de spectacles – dont Macbeth, mis en scène par Raymond Hermantier dans une scénographie d’Ibou Diouf. En décembre 1966 s’inaugure la Manufacture nationale de tapisserie de Thiès, située à soixante-dix kilomètres à l’est de Dakar, fruit d’échanges entre les lissiers des ateliers des Gobelins et de Beauvais et les tapissiers sénégalais. Des tapisseries comme Voy Bennël et La Semeuse d’étoiles de Papa Ibra Tall, ou encore L’oiseau mystique de Modou Niang tissée à Thiès, sont montrées dans l’exposition. On y voit les Études de têtes de mouton et Tabaski de Iba N’Diaye, partie de sa recherche consacrée à la fête de Tabaski célébrée par les Musulmans à travers la prière et le sacrifice du mouton. Senghor considérait les artistes de son pays comme des ambassadeurs, qu’ils soient acteurs, musiciens, plasticiens…  On le voit infatigable dans ce contact avec les artistes et la promotion de leurs œuvres. On le voit aussi dans sa construction de la diplomatie culturelle et les événements qu’il accompagne tout au long de sa Présidence, marquant de sa présence tous les moments d’échanges interculturels et internationaux.

Placée au haut sommet du musée du Quai Branly, dans la Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, l’exposition Senghor et les arts. Réinventer l’universel est plus que salutaire actuellement, dans un contexte où les relations avec l’Afrique de l’Ouest se dégradent. Elle montre, en six séquences, la puissance de la volonté politique et à quel point les interactions entre pays dans le domaine des arts et de la culture peuvent être fructueuses, au-delà de l’inventaire du passé. L’exposition a été rendue possible grâce au don fait au musée du Quai Branly-Jacques Chirac en 2021 par Jean-Gérard Bosio, ancien conseiller diplomatique et culturel de Léopold Sédar Senghor, d’une partie de sa collection donnant l’accès à de nombreuses œuvres d’artistes de l’École de Dakar aux recueils illustrés des poèmes de Senghor – Lettres d’Hivernage, Chants d’ombre, Élégies majeures – des affiches d’expositions à de nombreux documents, photographies et articles de journaux rapportant les événements culturels de l’époque, à Dakar.

Dans Senghor et les arts – Réinventer l’universel, le Chef d’État et Poète est montré avec simplicité et clarté dans ce qui lui tenait à cœur et les idées qu’il défendait et qui ont parfois été vivement critiquées. L’exposition a une valeur pédagogique certaine, rappelant qu’il a définitivement marqué l’histoire intellectuelle, culturelle et politique du XXe siècle en affirmant le rôle de l’Afrique dans l’écriture de son histoire et dans son commentaire sur le monde.

Brigitte Rémer, le 3 août 2023

« Macbeth », décor Ibou Diouf © Brigitte Rémer  – (5)

Visuels – (1) : Roméo Muvekannin, Hosties noires, Bains d’élixirs et peinture acrylique sur toile libre, Galerie Cécile Fakhoury, Abidja, Dakar, Paris – (2) Entretien avec Younousse Seye, artiste plasticienne et actrice – vidéo, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Entrecom 2023 – (3) : Ghost Fair Trade réalisé par Laurence Bonvin et Cheikh Ndiaye, vidéo couleurs 2022 – (4) : Modou Niang, L’Oiseau mystique, d’après une maquette des années 1970, tapisserie tissée aux manufactures sénégalaises des arts décoratifs de Thiès, collection du Mobilier national – (5) : Ibou Diouf, Macbeth de William Shakespeare, plan du dispositif scénique, Théâtre national Daniel Sorano, saison 1968/69, décors Ibou Diouf, encre sur papier, Bibliothèque nationale de France.

Commissaires : Mamadou Diouf, professeur d’études africaines et d’histoire aux départements des Études sur le Moyen Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique (MESAAS) et d’Histoire de l’Université de Columbia, New- York (États-Unis) – Sarah Ligner, responsable des collections mondialisation historique et contemporaine, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives et de la documentation des collections à la médiathèque, musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris – scénographie Marc Vallet – Publication d’un catalogue édité par le Musée (29,90 euros).

Jusqu’au 19 novembre 2023, du mardi au dimanche de 10h30 à 19h, le jeudi de 10h30 à 22h. Fermé le lundi – Musée du Quai Branly-Jacques Chirac/Galerie Marc Ladreit de Lacharrière, 37 quai Branly, 75007. Paris – métro : ligne 9 /Alma-Marceau ou Iéna – ligne 8 : Ecole Militaire – ligne 6 : Bir Hakeim

Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol, à quatre mains

J.M. Basquiat, A. Warhol, Arm and Hammer II , 1984/1985 – (1)

Exposition à la Fondation Louis Vuitton, jusqu’au 28 août 2023 – Commissariat général Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation – Commissaire de l’exposition, Dieter Buchhart – Commissaire associé, Olivier Michelon.

Dans le Downtown Manhattan des années 1980, il n’était pas rare qu’un artiste pratique plusieurs disciplines artistiques et croise peinture, performance, musique et cinéma. Par ailleurs, travailler à plusieurs était une pratique courante. C’est dans ce contexte que très tôt – alors qu’il n’a pas vingt ans – Jean-Michel Basquiat se passionne pour la figure d’Andy Warhol et sa vision des rapports entre art et culture populaire. Il le rencontre officiellement en 1982 à la Factory, par l’intermédiaire de Bruno Bischofberger, galeriste et collectionneur suisse, ils travailleront dans le même atelier pendant deux ans, en 1984-1985. Ensemble, ils réaliseront une œuvre commune, vibrante et énergétique.  C’est ce que montre la Fondation Louis Vuitton, qui avait exposé l’œuvre de Jean-Michel Basquiat, en 2018.

J.M. Basquiat, A. Warhol,6.99 , 1985 – (2)

On connaît Andy Warhol (1928-1987), artiste-star du pop-art et vecteur de communication des grandes marques américaines, dont l’image est une sorte de masque renvoyant aux mécanismes du capitalisme et de la société de consommation. Ses sérigraphies en témoignent et son parcours est souvent vu de manière réductrice dans ses productions mécaniques et portraits mondains. En même temps il s’est toujours passionné pour la scène émergente de New York, porteuse d’une nouvelle culture et de liberté, pour les cultures urbaines et il admire l’énergie et l’inventivité des jeunes créateurs. Depuis les années 1960, Warhol travaille sur des supports de toute nature et touche aux différentes techniques des arts visuels : peinture, graphisme, dessin, photographie, sculpture, film, mode, télévision, performance, théâtre, musique, littérature et art numérique. Il défie les frontières en art et la classification entre les disciplines, et dans ses recherches se donne toute liberté.

Né d’un père originaire d’Haïti et d’une mère d’origine portoricaine, Jean-Michel Basquiat (1960-1988) a travaillé comme peintre, dessinateur, performeur, acteur, musicien, poète et DJ. Il s’était fait connaître avec le graffeur Al Diaz à Downtown Manhattan sous le pseudonyme SAMO – Same Old shit – gravant sur les murs de la ville des formules poétiques, souvent critiques ou provocatrices. Son emblème et sa signature sont une couronne – en lien probablement avec ses racines familiales – qu’on retrouve sur les murs et autres supports comme dans l’ensemble de son oeuvre. « Depuis que j’ai 17 ans, je pensais que je pourrais être une star. Je pensais à tous mes héros, Charlie Parker, Jimi Hendrix… J’avais un sentiment romantique sur la façon dont ces gens sont devenus célèbres. » Ses prises de position tranchées contre le capitalisme se sont exprimées notamment dans son contre-projet Don’t Tread on Me présenté dans l’exposition, qui se réfère au Gadsden Flag, le drapeau américain montrant sur un fond jaune un serpent à sonnette se dressant pour mordre avec la devise suivante, inscrite au-dessous, « Don’t tread on me/ne me marche pas dessus. » Collages et écritures, liberté et insolence sont la clé de son parcours. Il a vingt-deux ans quand il rencontre Warhol et que se tisse une étroite collaboration entre l’aîné et le plus jeune, mue par une fascination réciproque.

Andy Warhol, Portrait of  Jean-Michel Basquiat as David, 1984 – (3)

Peintures, dessins, photographies et archives sont, dans l’exposition, montrés en miroir, et parfois pour la première fois en Europe. Parmi les oeuvres individuelles d’Andy Warhol, on peut retenir la photo Polaroïd, Self-Portrait with Jean-Michel Basquiat et le Portrait de Jean-Michel Basquiat, en David, peinture polymère synthétique et encre sérigraphique sur toile. De Jean-Michel Basquiat, la toile Dos Cabezas, acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en bois, où il dessine un portrait de Warhol à côté de son autoportrait ; ou encore Untitled (Andy Warhol with Barbells) et Brown Spots (Portrait of Andy Warhol as a banana), deux acryliques et bâtons d’huile sur toiles ; ou encore une galerie de portraits chargée de signes et écritures sur une quarantaine d’assiettes alignées au mur, qui fait penser au récit d’une BD.

Sur les cent-soixante toiles réalisées à quatre mains dont la moitié sont présentées dans l’exposition, certaines sont considérées comme les plus importantes de leur carrière. Leur méthode de travail ne fait pas mystère, ils en donnent quelques clés : « Andy commençait la plupart des peintures. Il mettait quelque chose de très reconnaissable, le logo d’une marque, et d’une certaine façon je le défigurais. Ensuite, j’essayais de le faire revenir, je voulais qu’il peigne encore », explique Basquiat. « Je dessine d’abord, et ensuite je peins comme Jean-Michel. Je pense que les peintures que nous faisons ensemble sont meilleures quand on ne sait pas qui a fait quoi », complète Warhol. L’exposition les replace dans le contexte new-yorkais des années 1980, autour des œuvres de Jenny Holzer, Kenny Scharf, Keith Haring et Michael Halsband, photographe de la série Gants de boxe, réalisée à la demande de Basquiat autour des deux artistes métamorphosés en boxeurs. Auteur de nombreuses peintures murales, Keith Haring caractérisait la collaboration du duo artistique, Warhol-Basquiat comme une « conversation advenant par la peinture, à la place des mots » et la création, au-delà de leurs deux personnalités artistiques, de deux esprits qui ont fusionné pour en créer un « troisième, séparé et unique. »

S’est agrégé à leur travail et dialogue l’artiste italien Francesco Clemente qui s’était installé à New-York au début des années 1980 et qui considérait la coopération artistique comme une partie intégrante de son activité. Une quinzaine de toiles de la galerie de Bischofberger – dont Horizontal Painting et Premonition – œuvre commune des trois artistes, Warhol, Basquait et Clemente, sont présentées, dans lesquelles ce dernier apporte un côté onirique qui se reconnaît facilement : « C’était presque un miracle de pouvoir joindre mes forces à celles d’artistes que je respectais et, par cette collaboration, remettre en question les limites toujours plus étroites des récits portés par le monde de l’art » répondait-il, interviewé par Dieter Buchhart.

On peut aussi voir de nombreux chefs-d’œuvre comme Arm and Hammer, acrylique et huile sur toile, œuvre ayant prêté à plusieurs versions dont l’une où la figure noire est bâillonnée, la couronne présente, les mots raturés, une autre qui inclut Charlie Parker et son saxophone que Basquiat admirait ; Olympic Rings, acrylique et encre sérigraphique sur toile où Warhol peint les anneaux olympiques des Jeux d’été de 1984, à Los Angeles et Basquiat ensuite détourne l’information, noircissant certains anneaux et posant une figure noire sur la toile ; Taxi, 45th/Broadway, qui met en exergue la violence de Jean-Michel Basquiat face à l’injustice, au racisme, à la ségrégation et aux discriminations dont traite sa peinture, illustrés ici par le refus d’un taxi conduit par un Blanc, de prendre en charge un Noir ; il y a des Natures mortes à quatre mains, comme Eggs, Apples and Lemmons, Cabbage qui signent la fructueuse collaboration entre les deux artistes, ainsi que la déclinaison de publicités comme le logo Paramount, développé en séries, montrant l’effervescence américaine des années 80, et le commentaire fait par Basquiat-Warhol à partir de références iconiques du moment artistique et politique ; comme General Electric qui inverse les rôles, Basquiat utilisant la sérigraphie tandis que Warhol  se met à peindre par-dessus.

Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982 – (4)

Une salle hors-format enfin place le visiteur face à deux œuvres titanesques, la première, Chair, acrylique, bâtons d’huile et crayon sur toile, où des fauteuils blancs sont posés sur un fond vert pré, et entre ces fauteuils s’intercalent des signes, écritures, mains et visages, figures  géométriques construites et déconstruites de Basquiat ; la seconde, African Masks, acrylique et encre sérigraphique sur toile sur laquelle sont placés des masques noirs ou masques blancs de la mort, des visages, alignés à la manière d’une exposition, des figures totem, des lambeaux d’écriture, couleurs, traits et tâches. « Nous avons peint ensemble un chef-d’œuvre africain,  une trentaine de mètres de long. Il est meilleur que moi …» écrivait Basquiat parlant de l’intervention de Warhol. Enfin, jamais exposé du vivant des deux artistes, Ten Punching Bags (Last Supper) suspend des sacs de frappe pour l’entrainement du boxeur sur lesquels Warhol a peint le visage du Christ d’après une reproduction de La Cène de Léonard de Vinci et Basquiat, a apposé le mot judge superposant l’idée de boxe et de communauté africaine-américaine. Dans l’une des galeries se trouvent aussi les objets utilisés pour une émission de télévision d’Andy Warhol, reflet du dialogue entre les deux artistes – scooter, blouson, images etc.

Après ce parcours commun flamboyant, à partir de septembre 1985, Basquiat prend ses distances dans sa collaboration avec Warhol, blessé par les critiques attribuées à seize de leurs œuvres communes présentées à la Tony Shafrazi Gallery, remettant son travail en question. Leur activité artistique commune se suspend mais leur amitié demeure, jusqu’à la mort brutale de Warhol au cours d’une opération, en 1987. Cette mort affecte beaucoup Basquiat qui crée à sa mémoire une pierre tombale-triptyque, sorte d’autel intitulé Gravestone, où l’on retrouve une croix jaune, une longue tulipe noire, le mot Perishable, qu’il semble avoir voulu effacer et son motif récurrent d’une tête quasiment de mort. Un an plus tard, Basquiat succombe à une overdose, à l’âge de vingt-huit ans,

Paige Powell, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat devant le tableau OP OP, dans l’ atelier d’Andy Warhol, 1984 – (5)

L’exposition Jean-Michel Basquiat et Andy Warhol, à quatre mains est le fruit d’un magnifique travail réalisé par la Fondation Louis Vuitton qui a mobilisé toutes les galeries du bâtiment pour que le visiteur s’insère dans ce dialogue entre les deux artistes. Elle montre la rage et l’engagement du premier pour « faire exister la figure noire », l’ambivalence et l’ironie du second et ouvre sur deux esthétiques, témoignant du contexte artistique new-yorkais  dans les années 80 et d’un moment de l’Histoire américaine.

Brigitte Rémer, le 2 août 2023

Visuels – (1) : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, Arm and Hammer II, 1984-1985 – Acrylique, encre sérigraphique et bâton d’huile sur toile – 167 x 285 cm – Collection Bischofberger, Männedorf-Zurich, Suisse © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New-York. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (2) : Jean-Michel Basquiat, Andy Warhol, 6.99, 1985 – Acrylique et bâton d’huile sur toile – 297 x 410 cm – Nicola Erni Collection – Photo : © Reto Pedrini Photography – © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York. © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (3) : Andy Warhol, Portrait of Jean-Michel Basquiat as David, 1984 – Peinture polymère synthétique et encre sérigraphique sur toile – 228,6 x 176,5 cm – Collection of Norman and Irma Braman © The Andy Warhol Foundation for the Visual Arts, Inc. / Licensed by ADAGP, Paris 2023 – (4) : Jean-Michel Basquiat, Dos Cabezas, 1982 – Acrylique et bâton d’huile sur toile sur châssis en bois – 152,4 × 152,4 cm – Collection particulière Courtesy Gagosian. © The Estate of Jean-Michel Basquiat. Licensed by Artestar, New York © Robert McKeever – (5) : Paige Powell, Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat devant le tableau OP OP dans l’atelier d’Andy Warhol, 860 Broadway, 1984 – Tirage pigmentaire d’archive, tirage d’exposition – Collection Paige Powell © Paige Powell.

Commissaire générale de l’exposition Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton – commissaires invités Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer, assistés d’Antonio Rosa de Pauli – commissaire associé Olivier Michelon, conservateur à la Fondation Louis Vuitton – Assistante d’exposition Capucine Poncet – architecte scénographe, Jean-François Bodin et associés – catalogue de l’exposition, éditions Gallimard, 288 pages, (39€).

Jusqu’au 28 août 2023, lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 21h – Nocturne le 1er vendredi du mois jusqu’à 23h – samedi et dimanche de 10h à 20h – Fermeture le mardi. Fondation Louis Vuitton, 8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris – métro : ligne 1, station Les Sablons – site : www.fondationlouisvuitton.fr

Prochaine exposition annoncée par la Fondation Louis Vuitton, une grande rétrospective consacrée à l’œuvre de Mark Rothko, à partir du 18 octobre 2023.

Le Petit Garde Rouge

Texte et dessins Chen Jiang Hong – mise en scène François Orsoni, directeur artistique du Théâtre de NéNéKa – Vu au Théâtre du Rond-Point, Paris.

© Simon Gosselin

Né en 1963 en Chine, au moment de la mise en place de la révolution culturelle ordonnée par le Président Mao Tsé Toung et portée par sa propagande, Chen Jiang Hong fait un retour sur image par le récit de sa vie. L’enfant est devenu un grand artiste peintre, il dessine aujourd’hui sur scène, devant nous, son autobiographie, avec une infinie délicatesse, raconte les moments heureux de la petite enfance, avant que le ciel ne s’assombrisse par un totalitarisme qui a gangréné le pays, spolié et brûlé les livres.

© Simon Gosselin

L’artiste est installé côté cour avec ses pinceaux, ses encres et ses rouleaux de papier, dans une superbe scénographie de Pierre Nouvel. Les dessins qu’il réalise durant tout le spectacle sont filmés et repris sur d’immenses toiles-écrans tendues en fond de scène où s’étalent le noir et blanc et la déclinaison de subtiles couleurs. Trois interprètes accompagnent son geste – un narrateur, l’acteur Alban Guyon qui connaît bien l’univers de François Orsoni avec qui il travaille régulièrement depuis plusieurs années ; deux danseuses, Lili Chen, formée à l’École de l’Opéra de Pékin où elle a travaillé dans toutes les disciplines des arts du spectacle et des arts martiaux, et Namkyung Kim, formée à  l’Université des Arts de la Danse de Séoul, puis au Centre chorégraphique de Montpellier. Une bruiteuse, Eléonore Mallo, a travaillé avec Valentin Chancelle sur la création sonore. Placée derrière un tulle côté jardin, elle donne le climat, les rythmes et ponctue les actions. Chacun sert  magnifiquement le récit, dans sa présence, sa simplicité, sa technicité et les subtilités de son interprétation.

L’enfant se remémore ses parents et ses grands-parents, et l’entreprise familiale de tricycles. « Nous sommes en 1966 dans une grande ville du nord de la Chine. Une petite rue grise. Une odeur de charbon flotte dans l’air. » Il dessinait à la craie sur le sol, jouait à saute-mouton et aux billes, adorait le cinéma. Il se souvient de sa grand-mère, éleveuse de poules et des poussins qu’il fallait vendre, de sa sœur, sourde muette, qui lui avait appris la langue des signes, des raviolis de la Chine du nord et du chat qui s’enfuit, du Nouvel An chinois avec pétards et pause chez le photographe, du piano et des comptines, des bonbons, des photographies au parc, des chagrins. Son premier choc fut la mort de son grand-père et les quelques vêtements rapportés par sa grand-mère, seule et dernière trace de lui. Il s’était interrogé sur la mort. Le dessin qu’il exécute sur scène de son grand-père le tenant dans les bras, est poignant, et la triche aux parties de cartes avec sa grand-mère, très tendre : chiffre 2, symbole de bonheur, chiffre 10, symbole d’éternité…

© Simon Gosselin

Les moments heureux envolés, arrivent sur la scène les échos des discours politiques de Mao et son invention de la révolution culturelle « par laquelle une classe sociale en renverse une autre. » C’est l’époque de la répression, des perquisitions débridées réalisées par les Gardes rouges et des travaux obligatoires, son père envoyé en camp à la frontière russe et le terrible manque qu’il ressent de son absence, cherchant sa silhouette sur les fissures du mur de sa chambre, les bons de rationnement y compris sur le riz, l’enrôlement, l’embrigadement et les symboles qui vont avec : drapeau, livre rouge, effigies, chants engagés, idéogrammes, bouliers, autocritique, gymnastique obligatoire etc… « En 1971 Je devins petit Garde rouge du Parti communiste » rapporte le narrateur, habillé de noir. » Il y a ceux qui réussissent à trouver des bons d’alimentation comme les voisins de sa talentueuse professeure de musique qui l’avait initié à Mozart, arrêtée un jour on ne sait pourquoi, et qu’il ne reverra jamais.

© Simon Gossellin

Les séquences dansées, en solos ou duos, permettent de reprendre souffle et sont de toute beauté, Lili Chen et Namkyung Kim rappelant aussi, dans la galaxie familiale, les sœurs de Chen Jiang Hong. La créativité et la maitrise de leur gestuelle et chorégraphie ainsi que les couleurs déclinées des costumes, jaune, bleu ou noir et blanc prolongent le dessin et en accentuent l’intensité. Plus tard, elles font flotter sur la scène les drapeaux rouges des danses révolutionnaires avec la même élégance. Et le narrateur poursuit son témoignage : « On ne voyait pas d’étrangers, on ne connaissait pas l’odeur du parfum. On a l’impression d’avoir subi un lavage de cerveau »  commente-t-il. L’Histoire se poursuit avec en 1976 la mort de Mao, le retour du père, l’émotion du fils, la reprise de ses études au collège puis à l’école des Beaux-Arts de Pékin. En 1987 il quittera la Chine et connaitra l’exil. « Où vas-tu mon fils ? » demandera le père.

Avec Mao et moi, album publié, puis adapté à la scène avec beaucoup de finesse et d’intelligence par François Orsoni, c’est un récit biographique autant qu’un documentaire, ou qu’une séquence de l’Histoire, dont témoigne et qu’illustre Chen Jiang Hong. « C’est un livre très personnel, dans lequel je retrace l’histoire de la Chine à travers celle d’un enfant » dit-il, se plaçant entre son espace personnel – la maison de l’enfance, l’atelier de l’artiste – et l’espace collectif – le politique.

François Orsoni et Chen Jiang Hong avaient déjà présenté ensemble un premier spectacle, très réussi, organisé autour du même principe, à partir de deux « Contes Chinois », Le Cheval magique de Han Gan et Le Prince Tigre, tiré d’albums édités selon la technique traditionnelle, à l’encre de Chine sur papier de riz. Dans Le Petit Garde Rouge ils allient peinture, dessin et calligraphie, récit et danse, avec une grande sensibilité et poésie. Beaucoup d’émotion circule entre la scène et le public. Et quand Chen Jiang Hong lui-même s’avance pour prendre la parole, en direct, une brume le submerge comme elle nous submerge. Son combat pour la liberté se superpose à sa quête artistique, et il nous prend à témoin.

Brigitte Rémer, le 15 juillet 2023

© Simon Gosselin

Avec : Chen Jiang Hong (dessins), Lili Chen, Alban Guyon, Namkyung Kim – scénographie et vidéo Pierre Nouvel – création sonore et régie son Valentin Chancelle – création sonore et bruitage Eléonore Mallo – création lumière Antoine Seigneur-Guerrini – langue des signes Sophie Hirschi – direction artistique Natalia Brilli – régie vidéo Thomas Lanza.  

Vu en juin 2023 au Théâtre du Rond-Point – En tournée : Centre Culturel Alb’Oru, Bastia, 24 novembre 2023 – Espace Diamant, Aiacciu, du 27 au 28 novembre 2023 – L’Avant-Scène, Scène Conventionnée, Cognac, du 17 au 18 décembre 2023 – Comédie de Caen, Centre Dramatique National, du 10 au 12 janvier 2024 – Le Tandem, Scène Nationale Douai Arras, du 15 au 16 mai 2024.

Exposition « Naples à Paris » – Spectacle « Les Fantômes de Naples »

© Jean-Louis Fernandez

C’est une soirée magique dans tous les sens du terme à laquelle le public est convié au Musée du Louvre, dans le cadre des Étés du Louvre. Structurée en deux parties, elle offre au public venu assister au spectacle Les Fantômes de Naples – conçu et mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota sur des textes d’Eduardo de Filippo, écrivain napolitain et génie de l’illusion – de rencontrer les chefs d’oeuvre du musée de Capodimonte, de Naples.

La Déambulation proposée en première partie est une chance, le Louvre met à disposition du public ses espaces, entre autres sa Grande Galerie où sont accrochés tant de chefs-d’œuvre venus de Naples en écho à sa collection de peinture italienne, dans un dialogue fécond entre les deux collections. On croise les sculptures de Michel-Ange et on passe devant La Victoire de Samothrace en haut de l’escalier principal avant d’arriver à la Grande Galerie où est présentée l’exposition Naples, les chefs-d’œuvre de la peinture italienne. Là l’éblouissement est total, avoir la Grande Galerie pour soi et errer dans Naples et l’art italien avant d’assister au spectacle est un réel privilège. Plus loin, dans la Salle de la Chapelle se trouve la section Des Farnèse aux Bourbons, histoire d’une collection et dans la Salle de l’Horloge, les Cartons italiens de la Renaissance, 1500-1550.

© Jean-Louis Fernandez

Florence et la peinture de la Renaissance entre 1280 et 1480 sont donc au cœur du sujet et accueillent le visiteur avec les œuvres de Cimabue et Giotto, peintres majeurs de la pré-Renaissance italienne et leurs successeurs, Fra Angelico, Uccello et Botticelli qui travaillent les perspectives géométriques, le rendu de la lumière et l’humanisation des personnages. De Giotto, sont présentés Les stigmates de Saint François d’Assise, tableau peint entre 1297/99 ; une Crucifixion, tempera sur bois de peuplier réalisée vers 1330, où l’on voit le Christ entre les deux larrons ; la Croix peinte avec au sommet de la croix le Pélican, métaphore du Christ sacrifié nourrissant ses petits de son corps. De nombreux chefs d’œuvre suivent comme Le Couronnement de la Vierge Marie, élément central d’un polyptyque de Tommaso Del Mazza réalisé entre 1380/95, qui montre avec une extrême précision le travail de l’or et de précieux textiles ; L’Annonciation, de Bernardo Daddi, peinte sur bois de peuplier vers 1335 où un Ange accompagne l’Archange Gabriel dans l’annonce du futur enfantement du Christ ; Saint François d’Assise, peint sur bois entre 1360/65 par Giovanni Da Milano dans un jeu d’ombre et de lumière qui n’est pas sans rappeler l’influence de Giotto ; Le Martyre des saints Cosme et Damien montrant l’exécution de ces martyrs chrétiens du IVe siècle peints par Fra Angelico entre 1338/43, avec un alignement de cyprès à l’arrière-plan, emblème du calme de la vie éternelle en opposition à la violence de l’acte.

“Le Martyr des Saints Côme et Damien” de Fra Angelico, peint sur bois  de peuplier, entre 1338 et 1343 © BR

L’art de la fresque se développe ensuite en Italie entre 1400 et 1450, à partir d’une technique de peinture posée sur un enduit frais pour que les pigments se mêlent. On en voit de superbes traces dans l’exposition, comme les Fresques de la Villa Lemmi d’Alessandro Botticelli peintes vers 1483/85 autour de Vénus, Déesse de l’Amour ; un Calvaire de Fra Angelico, peint sur la paroi du Réfectoire du Couvent San Domenico de Fiesole, situé aux portes de Florence, où le peintre fut Frère puis Prieur ; les fresques de l’oratoire de la famille Litta à Greco Milanese près de Milan dont La Nativité et l’Annonce aux bergers ainsi que L’Adoration des Mages, de Bernardino Luini, réalisées en 1520/25.

À partir des années 1470 émerge ensuite l’art du Portrait. On trouve entre autres dans l’exposition un remarquable Portrait de jeune homme peint par Botticelli vers 1475/1500 ; Le Condottiere, huile sur toile d’Antonello de Messine réalisé en 1475, autre Portrait d’homme et personnage d’un haut rang social, peint à Venise ; un Portrait d’homme de Giovanni Bellini peint sur bois vers 1500. Les thèmes religieux demeurent aussi dont deux œuvres d’Andrea Mantegna : La Vierge de la Victoire réalisée en 1496 et La Crucifixion entre 1456/59. De Vittore Carpaccio, La Prédication de Saint Etienne à Jérusalem, huile sur toile réalisée en 1514, montre la fascination de Venise pour l’Orient, dans l’architecture comme dans les costumes, couleurs et textures.

“La Prédication de Saint Etienne à Jérusalem” de Vittore Carpaccio, huile sur toile réalisée en 1514 © BR

Du musée de Capodimonte parmi les nombreuses œuvres présentes se trouvent une Crucifixion, tempera et or sur panneau signée Tommaso di ser Giovanni di Mone Cassai, dit Masaccio en 1426, où Marie-Madeleine exprime son désespoir, on la voit de dos, période où les émotions commencent à entrer dans la peinture ; La Transfiguration, une huile sur panneau de 1478/79, l’un des plus ambitieux tableaux de Giovanni Bellini, beau-frère de Mantegna montrant Jésus au visage radieux et vêtu de blanc entouré de Moïse, Elie et de trois de ses disciples, Pierre, Jacques et Jean ; Le Christ à la colonne, réalisé par Antonello de Messine entre 1476/78, où Jésus avant d’être crucifié est attaché à une colonne pour être flagellé : de ses yeux coulent des larmes et le nœud de la corde placée autour du cou est très réaliste, on retrouve dans cette peinture la même technique que celle du portrait.

Deux imposants retables de Colantonio, maître de la première Renaissance à Naples sont présentés : le Retable de l’Annonciation et le Retable de Saint Vincent Ferrier peints entre 1456/58 dans lequel sont racontés des épisodes de la vie de Saint Vincent, dans un grand sens narratif. Naples est devenu le lieu majeur de production des retables. Francesco Mazzola dit Parmesan a peint en 1524 une huile sur toile, Portrait de Galeazzo Sanvitale, où se lit l’élégance et l’érudition du personnage en même temps que ses exploits militaires à travers ses armes et le heaume posé dans un coin du tableau ; Lucrèce, huile sur toile datant de 1540 relate dans une grande sophistication le suicide de Lucrèce après un viol. Giovanni Battista di Jacopo, dit Rosso Fiorentino a réalisé une remarquable huile sur panneau, en 1524/26, Portrait de jeune homme, où le visage est d’une grande élégance et les doigts effilés. Le peintre espagnol Jusepe de Ribera apporte dans son œuvre des notes expressionnistes et dramatiques, et datant de l’époque baroque, Luca Giordano montre une Madone au baldaquin joyeuse et protectrice, huile sur toile peinte en 1685 dont l’ensemble monumental s’inspire de l’accrochage du musée de Capodimonte, Fragonard s’en inspirera lors de son séjour à Naples, en 1781. Le tableau venant de Capodimonte, Atalante et Hippomène peint par Guido Reni entre 1618/19, référence aux Métamorphoses d’Ovide, fait écho à L’Histoire d’Hercule du même peintre, conservé par le Louvre. Ils symbolisent à eux seuls le dialogue qui s’est tissé entre les deux institutions.

© Jean-Louis Fernandez

Le Caravage est également présent dans l’exposition avec trois toiles puissantes : La Mort de la Vierge réalisée à Rome entre 1601/06 avant que le peintre ne soit condamné pour meurtre et ne s’enfuie à Naples ; le prêt de La Flagellation, huile sur toile peinte en 1607 à Naples pour l’église San Domenico Maggiore, jeux de contrastes entre le blanc radieux du Christ et le noir des bourreaux qui s’apprêtent à passer à l’action du supplice par le fouet ; le Portrait d’Alof de Wignacourt, grand maître de l’ordre des chevaliers de Saint Jean de Jérusalem. Malgré de terribles catastrophes – dont la peste en 1656, qui décima la moitié de la population et dont l’éruption du Vésuve – Naples fut un foyer artistique majeur à cette époque-là ainsi qu’une référence en termes de culture scientifique et mathématique. Un panneau attribué à Jacopo de’ Barbari artiste vénitien proche d’Albert Dürer le montre et la culture humaniste est à l’honneur.

Au cours de ce parcours pictural les visiteurs croisent quelques acteurs détachés du spectacle qu’ils verront juste après, et qui cherchent à attirer leur regard. Ils disent de petits textes en toutes langues, issus d’auteurs de différents pays, dont Pier Paolo Pasolini, Arthur Rimbaud, Fernando Pessoa, Yannis Ritsos ou encore Shakespeare en ses Sonnets. Puis Les Fantômes de Naples débute sur une scène dressée dans la magnifique cour Lefuel – anciennes Écuries de Napoléon III – où le spectateur prend place. Emmanuel Demarcy-Mota directeur du Théâtre de la Ville à Paris l’a conçu et mis en scène à travers un montage des textes d’Eduardo de Filippo – pièces, poèmes et interview –  auteur qu’il connaît bien pour en avoir présenté cet hiver la pièce La Grande Magie (cf. notre article du 2 janvier 2023). Il travaille ici avec la troupe du Théâtre de la Ville et les acteurs formés dans les écoles du Teatro della Pergola de Florence. Le spectacle est en français, italien et napolitain surtitré, ponctué par des musiques et des chants ; il dessine un portrait de la ville de Naples.

C’est une séquence musicale qui ouvre le spectacle autour de trois guitaristes placés côté cour sur fond de chants d’oiseaux. Le soleil se couche et la cour Lefuel apparaît sous les projecteurs. La mer en son ressac habite l’espace sonore. On est comme en suspension, en contemplation. Les bruits de Naples nous parviennent, car selon l’auteur « L’ensemble et l’apparence d’une cité nous parlent la nuit : pierres, briques, portes et tuiles, se mettent à parler et lorsque la lune est sortie, ces bruits prennent plus de résonance. » Un acteur apostrophe les spectateurs, à la recherche du troisième œil, l’œil de la pensée. Arrive Pulcinella, personnage de la Commedia dell’Arte : « Bona Sera ! Savez-vous d’où je viens ? De l’au-delà ! J’ai visité tout le paradis. Pulcinella ne meurt jamais. C’est l’âme de Naples et du peuple napolitain… » Autour de lui, chaque personnage apporte son étrangeté et sa présence : une jeune femme en noir s’interroge sur « ce qu’est Naples » et donne sa réponse « Personne ne le sait… » C’est une ville mystère. Des personnages-fantômes dont la soliste, descendent en chantant la double rampe en fer à cheval, avec beauté, gravité et poésie. « Naples c’est la voix des enfants. C’est l’odeur de la mer. C’est une petite tasse de café au balcon, café grillé maison et chauffé à la Bialetti. Naples n’est qu’un rêve, une Illusion… »

© Jean-Louis Fernandez

Eduardo de Filippo, l’écrivain aux cinquante-cinq pièces, fait partie des personnages et déclenche ses jeux d’illusionniste et de magicien, posant une réflexion sur le théâtre. Faire du théâtre, sacrifier sa vie… « Nous sommes en quête d’auteur ! » clament les comédiens dans un clin d’œil à Luigi Pirandello, évoquant la rencontre entre le créateur et l’équipe, le créateur et sa créature. On y trouve des extraits de La Grande Magie « Un personnage a sa vie propre » dit le poète. « Je me prête à des expériences conduites par un autre prestidigitateur. Le temps n’existe pas. Le temps c’est toi… » Une petite fille en robe blanche évolue au son de la chanson de Jacques Douai File la laine. « Un vilain rêve me revient… » dit un personnage. Un autre apparaît à la fenêtre, au loin, dans les étages. Un autre chante. Le charme opère. « Comment oublier… Regarde-moi. » Diverses anecdotes se croisent à travers les extraits des textes choisis. Une actrice rêve et raconte le sacrifice de l’agneau, un couteau à la main. L’agneau et l’enfant blond se superposent. Le mendiant devient une fontaine, la fontaine est de sang, la femme se réveille, en transes. Il y a des chants aux inflexions expressives et des danses, il y a des rires. « Femme, je t’aime et je te hais. Je ne peux t’oublier. » Il y a Philomena et l’hiver qui claque des dents. « Il me semble que vous pleuriez sans larmes… » Le sol devient violet, comme la mer : Est-ce la mer ou le mur de ta chambre… ? Mouettes, bruits des vagues, apparitions, ombres. Des chants, un châle couleur vieux rouge, des rythmes. Tous dansent dans la théâtralité de Naples.

Ce spectacle aux étoiles présenté dans la cour Lefuel, comme l’exposition dans la Grande Galerie, fait vivre les imaginaires de la ville. Il remet sur le devant de la scène les textes d’Eduardo de Filippo (1900/1984) dont les pièces ont été traduites et montrées en France tardivement, selon sa propre décision. D’autres propositions sont faites dans le cadre des Étés du Louvre et les différents espaces du musée : concerts sous la Pyramide, Cinéma Paradiso avec projections de films dans la Cour Carrée, chorégraphies dans la Cour Lefuel ; dans les espaces hors Musée, comme le Jardin des Tuileries, voisin, sont proposées des activités à faire en famille. Le musée du Louvre se désacralise et cherche à développer des rencontres avec tous types de public. C’est de la volonté de Laurence des Cars, présidente-directrice du musée et de Luc Bouniol-Laffont, directeur de la programmation culturelle conçue et mise en œuvre par la direction de l’Auditorium et des Spectacles du Musée, un geste fort vers plus de démocratisation culturelle et une invitation à rêver dans ce lieu unique au monde, maison des artistes vivants ouverte à tous.

Brigitte Rémer, Paris le 10 juillet 2023

Spectacle Les Fantômes de Naples, avec les acteurs formés dans les écoles du Teatro della Pergola de Florence : Mariangela D’Abbraccio, Francesco Cordella, Ernesto Lama – la chanteuse : Lina Sastri – le musicien :  Filippo D’Allio (guitare et percussions) – les acteurs de la troupe du Théâtre de la Ville : Marie-France Alvarez, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Sarah Karbasnikoff, Serge Maggiani – le musicien  Arman Méliès (guitare électrique) – Dramaturgie Marco Giorgetti, traduction Huguette Hatem – Pour la déambulation poétique : Camille Dugay, Nadia Saragon, Sebastiano Spada, Lorenzo Volpe. Acteurs italiens formés dans les écoles du Teatro Della Pergola et des artistes de la Troupe de l’Imaginaire du Théâtre de la Ville – coproduction musée du Louvre / Théâtre de la Ville- Paris / Teatro della Pergola – Florence.

Vu le 29 juin 2023 au musée du Louvre – Les Étés du Louvre se poursuivent jusqu’au 20 juillet 2023 – site : www. louvre.fr ou fnac.com – tél. :  01 40 20 55 00.

Ce que la Palestine apporte au monde

© MNAMCP/ Nabil Boutros (1)

Exposition, du 31 mai au 19 novembre 2023 – Commissaire général Élias Sanbar, écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, président du conseil d’administration du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, à l’Institut du Monde Arabe.

Depuis 2016, l’Institut du Monde Arabe abrite en ses murs la collection du futur Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine, une collection solidaire d’environ quatre cents œuvres constituées de dons d’artistes, réunie à l’initiative d’Elias Sanbar, écrivain et ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, et coordonnée par l’artiste Ernest Pignon-Ernest qui avait, dans le même esprit de combat contre la dictature militaire, contribué à la création d’un musée Salvador Allende, à Santiago du Chili. Nous avions rendu compte de ce projet utopique d’un Musée Palestinien dans nos éditions précédentes (cf. www.ubiquité-cultures.fr : 18 mars 2018, Nous aussi nous aimons l’art – 23 septembre 2020, Couleurs du monde.) L’élargissement de la collection suit son cours, au gré des donateurs, les artistes palestiniens, exilés sur leur propre terre, y dialoguent avec les artistes du monde arabe et la scène internationale.

© Collectif HAWAF (2)

Avec Ce que la Palestine apporte au monde, l’IMA confirme en 2023 la vitalité de la création palestinienne et l’effervescence culturelle du pays, dans et hors le territoire, et propose une approche muséale plurielle. L’exposition montre en trois volets la diversité des courants et des techniques – peintures, dessins, sculptures, photographies -. Le premier volet présente un regard orientaliste avec quelques photographies issues d’un fonds inédit du XIXe siècle, colorisées par la technique du photochrome à partir d’un film négatif noir et blanc et de son transfert sur plusieurs plaques lithographiques, ainsi Samarie, la colonnade et Bethléem. Le second volet construit le regard artistique d’aujourd’hui à travers une sélection d’œuvres contemporaines – pour n’en citer que quelques-unes : La Longue marche de Paul Guiragossian, huile sur toile (1982), Histoire de mon pays d’Ahmed Nawach, (1984), les sérigraphies grands formats réalisées par Ahmad Khaddar (2019), La Foule, une huile sur toile de Soleiman Mansour (1985), les eaux fortes de Noriko Fuse (2017/18/20), Chant de nuit, de François-Marie Anthonioz (1949), un fusain sur papier marouflé sur toile, Ce(ux) qui nous sépare(nt) de Marko Velk, une photographie de Mehdi Bahmed représentant une scène d’intérieur où deux hommes de deux générations différentes, l’un assis, l’autre debout à la fenêtre, regardent dans la même direction (2017), deux grosses jarres en céramique de l’artiste espagnole Beatriz Garrigo, une sérigraphie d’Hervé Télémaque (1970), les acryliques sur toile de Samir Salameh. Au sein de cette seconde partie est montré le projet du Musée Sahab / nuage en arabe, porté par le collectif Hawaf qui se compose d’artistes et d’architectes. Son ambition est de rebâtir une communauté à Gaza et de sortir cette bande de terre palestinienne de son isolement grâce à l’espace numérique et à la réalité virtuelle. L’Association s’engage dans la construction d’un musée contre l’oubli un musée sans frontière, faisant acte de résistance en proposant des ateliers entre les artistes de toutes disciplines et les habitants, et en stimulant la création d’œuvres d’art digitales, autour du patrimoine palestinien : « Le seul moyen de rêver c’est de regarder le ciel… » disent-ils.

Michael Quemener © IMEC (3)

Le troisième volet de l’exposition montre les archives palestiniennes de Jean Genet à partir de deux valises de manuscrits qu’il avait remises à son avocat, Roland Dumas, en 1986. Cette partie est réalisée à l’initiative d’Albert Dichy, spécialiste de son œuvre et directeur littéraire de l’Institut des mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), avec lequel l’IMA a réalisé un partenariat. Synthèse de la vie de Genet, ces valises témoignent d’un joyeux désordre, on y trouve des textes, papiers, factures, numéros du journal L’Humanité, enveloppes adressées à Gallimard son éditeur, enveloppes aux adresses rayées qui lui sont adressées, traces de son compagnonnage avec les Black Panthers : « J’aimais le phénomène Black Panthers, dit-il, j’en étais amoureux. »

J. Genet © Artbribus/ ADAGP (4)

Ces valises racontent aussi l’histoire d’un écrivain qui, à l’âge de cinquante ans, renonce à la littérature et qui fut l’un des premiers européens à pénétrer dans le camp de Chatila le 19 septembre 1982. Il accompagnait à Beyrouth Leïla Shahid devenue présidente de l’Union des étudiants Palestiniens quand, le 16 septembre, eurent lieu les massacres de Sabra et Chatila – plus de trois mille Palestiniens décimés par les milices libanaises, avec l’active complicité de l’armée israélienne qui venait d’envahir le Liban. Dans les mois qui suivent, Genet écrit Quatre heures à Chatila, publié en janvier 1983 dans La Revue d’études palestiniennes. « Pour moi, qu’il soit placé dans le titre, dans le corps d’un article, sur un tract, le mot « Palestiniens » évoque immédiatement des feddayin dans un lieu précis – la Jordanie – et à une époque que l’on peut dater facilement : octobre, novembre, décembre 70, janvier, février, mars, avril 1971. C’est à ce moment-là et c’est là que je connus la Révolution palestinienne. L’extraordinaire évidence de ce qui avait lieu, la force de ce bonheur d’être se nomme aussi la beauté. Il se passa dix ans et je ne sus rien d’eux, sauf que les feddayin étaient au Liban. La presse européenne parlait du peuple palestinien avec désinvolture, dédain même. Et soudain, Beyrouth-Ouest… » Il rencontre de nombreux Palestiniens dans leur exil, se lie d’amitié avec Ania Francos grand-reporter et écrivaine militante et Bruno Barbey, photographe-reporter à Magnum. L’exposition montre aussi une Étude pour Genet, de Ernest Pignon Ernest, pierre noire sur papier (2010), un Portrait de Genet, papier collé sur carton extrait de Poètes de Mustapha Boutadjine (2008). « All power to the people…» un portrait de Marc Trivier (1985) où l’écrivain est assis sur un banc, main gauche dans la poche, écharpe, blouson chaud, il regarde l’objectif : « On me demande pourquoi j’aime les Palestiniens, quelle sottise ! Ils m’ont aidé à vivre » dit-il.

M. Darwich. © MNAMCP/Nabil Boutros (5)

La figure emblématique de Mahmoud Darwich, poète engagé dont l’absence « met fin à l’espoir » comme l’écrivait Bernard Noël, reste très présente et l’écho de sa voix déclamant ses longs poèmes tragiques, demeure. Éloge de l’ombre haute – poème documentaire issu de « Nous choisirons Sophocle » prend ici la forme d’un Hymne gravé à quatre mains, gravure et calligraphie signées de Rachid Koraïchi et Hassan Massoudy. Plusieurs portraits du poète habitent l’exposition : Une photo de Ernest Pignon-Ernest qui l’avait représenté à Jérusalem debout au coin d’une rue et regardant la ville, Mahmoud Darwich, Marché à Ramallah (2009) ; un gros plan de Mustapha Boutadjine Portrait-collage de Mahmoud Darwich, extrait de Poètes (2008), comme il avait représenté Victor Jarra, Pablo Neruda et Salvador Allende pour le Chili en 2004 ; des photographies de Marc Trivier, Pour Mahmoud Darwich (2008) et Mahmoud Darwich à Sarajevo/Mostar I, II et III. Dans les poèmes – traduits en français par Elias Sanbar – se lit l’exil, intérieur et géographique, son expérience multiple : « Ma patrie, une valise, ma valise, ma patrie. Mais… il n’y a ni trottoir, ni mur, ni sol sous mes pieds pour mourir comme je le désire, ni ciel autour de moi pour que je le trouve et pénètre dans les tentes des prophètes. Je suis dos au mur. Le mur / Écroulé ! »

© MNAMCP/ Nabil Boutros (6)

Avec Ce que la Palestine apporte au monde, le pays est célébré en majesté, selon les mots de Jack Lang, Président de l’IMA, et les œuvres internationales rassemblées croisent toutes les disciplines, portant haut l’excellence artistique dans « une volonté collective de rendre justice à la Palestine, dans son Histoire et sa créativité. » L’exposition s’inscrit dans une seule démarche, la quête des Palestiniens vers la réappropriation, par l’image, de leur propre récit. Les œuvres racontent le pays à travers l’Histoire et se projettent dans son avenir. Elles rejoindront le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine voulu par Elias Sanbar, « véritable pari sur une terre encore occupée. » Et comme l’écrit Genet en 1988, méditant sur le rôle de l’art : « L’art se justifie s’il invite à la révolte active, ou, à tout le moins, s’il introduit dans l’âme de l’oppresseur le doute et le malaise de sa propre injustice. »

Brigitte Rémer, le 30 juin 2023

Légendes des photos – (1) Bruce Clarke Too sare 2 (fer), 2010 Don de l’artiste Collection du Musée d’art moderne et contemporain de la Palestine Palestine © MNAMCP/ Nabil Boutros – (2)  L’Avenir du nuage, dessin (détail), 2022. Musée des Nuages, collectif Hawaf © HAWAF –  (3) Les Valises de Jean Genet, Michael Quemener © IMEC – (4) Mustapha Boutadjine, Jean Genet. Paris 2008, graphisme collage, extrait de « Poètes » – (5) Marc Trivier, Portrait de Mahmoud Darwich, 2008, Sarajevo Don de l’artiste Collection du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine © MNAMCP/Nabil Boutros – (6) Alexis Cordesse Salah Ad-Din Street, Jérusalem-Est, Territoires occupés, 2009 Don de l’artiste. Collection du Musée d’art moderne et contemporain de la Palestine © MNAMCP/ Nabil Boutros.

Commissariats : commissaire général Élias Sanbar, écrivain, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’UNESCO, président du conseil d’administration du Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine – commissaire associée Marion Slitine, anthropologue, chercheure postdoctorale (EHESS/MUCEM), auteure d’une thèse sur l’art contemporain de Palestine – commissaire de l’exposition Les valises de Jean Genet Albert Dichy, directeur littéraire de l’IMEC, spécialiste de Jean Genet, éditeur de ses textes posthumes et codirecteur de l’édition de son Théâtre complet dans la « Bibliothèque de la Pléiade » – commissariat IMA Éric Delpont, conservateur des collections, assisté de Marie Chominot.

Artistes exposés : Hamed Abdalla, Jef Aérosol, Amadaldin Al Tayeb, Jean-Michel Alberola, François-Marie Antonioz, Mehdi Bahmed, Vincent Barré, François Bazin Didaud, Serge Boué-Kovacs, Mustapha Boutadjine, Jacques Cadet, Luc Chery, Bruce Clarke, Alexis Cordesse, Henri Cueco, Marinette Cueco, Noël Dolla, Bruno Fert, Anne-Marie Filaire, Noriko Fuse, Garrigo Beatriz, Christian Guémy alias C215, Anabell Guerrero, Stéphane Herbelin, Mohamed Joha, Valérie Jouve, Ahmad Kaddour, Robert Lapoujade, Julio Le Parc, Patrick Loste, Ivan Messac, May Murad, Chantal Petit, Pierson Françoise, Ernest Pignon-Ernest, Samir Salameh, Antonio Segui, Didier Stephant, Hervé Télémaque, Marc Trivier, Jo Vargas, Vladimir Velickovic, Marko Velk, Gérard Voisin, Jan Voss, Fadi Yazigi, Stephan Zaubitzer et Hani Zurob – Une programmation culturelle variée accompagne l’exposition : concerts, colloques, ateliers, cinéma, rencontres littéraires – publication :  Les Valises de Jean Genet par Albert Dichy, éditions IMEC.

Exposition du 31 mai au 19 novembre 2023, du mardi au vendredi de 10h à 18h, samedi et dimanche de 10h à 19h. Fermé le lundi – Institut du Monde Arabe, 1 Rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed-V, 75005 Paris – métro : Jussieu – site : www.imarabe.org

Ubu

D’après Alfred Jarry et Joan Miró, sur une idée originale d’Imma Prieto, mise en scène Robert Wilson, dans le cadre du Printemps des Comédiens, à Montpellier.

© Luca Rocchi

Sept personnages sépulcraux – en quête d‘auteur, peut-être – accueillent les spectateurs au Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O et attendent patiemment qu’ils prennent place : cinq, sont assis derrière une grande table, deux à l’avant-scène, côté cour. Un loup bouche-bée se fait discret, c’est le huitième. personnage. En attendant le coup d’envoi on essaie de se repérer dans la géologie de Jarry et de les identifier à travers un signe de leur sculptural costume, majestueusement shakespearien. Mère Ubu n’est-elle pas la sœur jumelle de Lady Macbeth ? « Dans une semaine je serai reine ! » s’esclaffe-t-elle. Une allée, recouverte d’un épais manteau de papiers froissés dans lequel s’enfonce un énigmatique personnage en redingote qui fait crisser chacun de ses pas, les relie aux spectateurs. On se croirait sur un glacier. Au diable Jarry, vive Wilson, the Great !

© Luca Rocchi

Noir. Musique. Action ! On entre dans un jeu virtuose de borborygmes et de personnages aux costumes sculptés dans du papier journal, des personnages couverts de texte, celui de Jarry probable. De par ma chandelle verte ! Une manifestation s’exprime à l’horizon, chacun portant sa pancarte et nous voilà dans la ville agitée aux rythmes sociaux et musicaux entre valse et tango. Nous sommes dans la Pataphysique telle que définie par Jarry comme la science des solutions imaginaires et Robert Wilson prend l’auteur au pied de la lettre. Les Polonais – première ébauche d’Ubu que Jarry-le-subversif écrivit en classe de première s’inspirant de son professeur de physique – furent interprétés par les marionnettes du Théâtre des Phynances. L’acteur ici devient tout naturellement marionnette et le metteur en scène en tire les fils. Ses contre-jours bleu, rouge ou jaune sont autant de couleurs primaires qui appellent Miró, et le blanc cru craque et met en état de choc. La narration chez Robert Wilson passe par les lumières et par la musique, dans un ample spectre d’alchimie et de filtres magiques.

Orchestre de cirque et musiques enregistrées à la gamme étendue, piano, violon, clavecin, électroacoustique, bruitages, voix synthétiques dont le rythme s’accélère, et déstructuration du langage. Personnages sortis du cadre, mimodrame, clowns et tableaux gribouille parfaitement maitrisés en contrepoint au hiératisme imposé par certains costumes peu flexibles. On oscille entre personnages de comédie musicale et de films muets. Jusqu’au cri strident annonçant la mort du Roi Venceslas de Pologne, assassiné par Père Ubu qui sitôt occupe la place et fait le ménage en exterminant les nobles pour capturer leurs biens. Il y a les trompettes guerrières et ces nobles qui s’affairent avec leurs lances tels des samouraïs mais qui, un à un, s’écroulent, il y a la vitesse qui succède à la lenteur, dans un art de la rupture cher à Robert Wilson. Il y a le loup et la danse du diable, il y a les personnages mythiques et la résurrection, les funérailles en procession et soudain le calme du violon.

© Luca Rocchi

La Machine à décerveler d’Alfred Jarry, à la source du théâtre de l’absurde autant que la calligraphie et Le Carnaval d’Arlequin du peintre Joan Miró, qui s’est passionné pour le dadaïsme et ses effluves – « Miró, le plus surréaliste d’entre nous » disait André Breton – se dérèglent avec Robert Wilson : au-delà de l’onirisme et d’un magnifique travail sur l’emballage, le brillantissime metteur en scène abandonne la métaphore sur le pouvoir et le totalitarisme. Ubu est de la même veine que Jungle Book, qui l’a précédé en 2019. Que de chemins de traverses depuis Le Regard du sourd qu’il créé en 1970 et Einstein on the Beach, en 1976, suivis de nombreux autres spectacles de factures très diverses.

Dernière figure du metteur en scène-derviche, l’image ultime du spectacle, celle d’un théâtre de tréteaux qui écarte son rideau de scène écarlate sur Le Véritable portrait de Monsieur Ubu, tel que gravé sur bois par Alfred Jarry lui-même, en 1896, sa gidouille sur le ventre, accompagné du personnage en redingote du début du spectacle. Plaisir certain pour le regard, dans cette sophistication à l’extrême d’un sophiste de la composition et de la lumière.

Brigitte Rémer, le 15 juin 2023

Avec : Mona Belizán, Marina Nicolau, Alejandro Navarro, Joan Maria Pascual, Sandrine Penda, Joana Peralta, Sienna Vila, Alba Vinton – réalisation, conception des décors et des lumières Robert Wilson – coréalisateur Charles Chemin – coconcepteur des décors Stephanie Engeln – coconcepteur des lumières : Marcello Lumaca – costumes Aina Moroms – son Joan Vila – assistant metteur en scène et régisseur Maite Román – concepteur des marionnettes Joan Baixas, La Claca / basé sur le projet original de Joan Miró – matériaux de texte Eli Troen, d’après Ubu Roi d’Alfred Jarry, directeur technique Juanro Campos, assistant régisseur Sienna Vila – responsable de plateau Pablo Sacristán – photographe Luca Rocchi – assistant personnel de M.Wilson Alek Asparuhov – producteur associé Hannah Mavor, production Jenny Vila – idée originale Imma Prieto.

Théâtre Jean-Claude Carrière, Domaine d’O, Montpellier/Printemps des Comédiens 2023- jeudi 8 Juin 20h, vendredi 9 Juin 18h et 21 h, samedi 10 Juin 18h et 21h – 178 rue de la Carriérasse. 34090. Montpellier – Tramway n° 1 – site : www.printempsdescomédiens.com – tél. : 04 67 63 66 67.