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Tadeusz Kantor, un artiste du XXIe siècle

©Caroline Rose

©Caroline Rose

Hommage rendu à Tadeusz Kantor le 13 avril 2015 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, pour le centenaire de sa naissance.

Peintre, homme de théâtre, théoricien et poète des plus singuliers venant de Pologne, Tadeusz Kantor a habité les galeries et les scènes de théâtre partout dans le monde, pendant une trentaine d’années. Son identité juive et polonaise fut la clé de son imaginaire et la matière vive d’une œuvre qu’il pétrissait longuement dans l’espace scénique en noir et blanc où il était omniprésent ; ou avec l’encre sur papier et la couleur sur toiles, déclinant sous toutes ses formes le sens des mots mémoire et mort : « La nuit lorsque je travaille, les inventions, les idées, arrivent brusquement, en même temps. Je ne sais qu’en faire… Je ne suis capable de renoncer à aucune d’entre elles au profit d’une autre »…

L’homme était un guerrier, toujours prêt à en découdre du côté de l’art, pour lui plus important que la vie. Kantor était né le 6 avril 1915 à Wielopole Skrzynskie, bourgade perdue des Basses-Carpathes et s’est éclipsé après une répétition de son dernier spectacle Aujourd’hui c’est mon anniversaire, le 8 décembre 1990. Il a traversé des pans de l’histoire des plus douloureux, son œuvre en est marquée.

En 1942, dans Cracovie occupée, il rassemble des artistes et crée un théâtre clandestin, première étape d’une démarche, personnelle et collective : « Le milieu se composait de peintre. Âgés de 17 à 25 ans. Les uns avaient commencé à étudier la peinture avant la guerre, d’autres se sont retrouvés dans une école de peinture improvisée, tolérée par les Allemands, dans l’Ancien bâtiment de l’Académie. Tout le monde considérait que ce n’était pas à l’Académie qu’on apprenait à peindre. On choisissait ostensiblement d’être autodidacte. On se retrouvait, comme cela arrive d’habitude, par intuition. On avait en commun une aversion envers tout ce qui, dans l’art, était d’avant-guerre, un fort instinct de révolte et de négation. » Après la guerre, il continue à défier la liberté d’expression, aux semelles de plomb : « Au dernier Congrès j’ai refusé avec quelques autres artistes de prendre part à un art dicté. J’ai cessé d’exposer. C’est alors qu’a commencé le travail à la maison. »

La Fondation du Teatr Cricot 2, en 1955 – son nom étant l’anagramme de To Cyrk/ce cirque – confirme le travail mené avec le groupe : « Auprès de l’Union des artistes plasticiens de Cracovie s’est créée une troupe de théâtre qui se compose d’acteurs professionnels et non professionnels, de plasticiens, d’architectes et de musiciens »… (cf. Lettre au ministère de la Culture et des Arts). C’est « l’acte de métamorphose de l’acteur » qui l’intéresse et, dans la première partie de ses recherches, l’univers de S.I. Witkiewicz, – dit Witkacy – peintre lui aussi, romancier, dramaturge et pamphlétaire, auteur de la théorie esthétique de la Forme Pure qui a appartenu au premier groupe polonais avant-gardiste, Le Formisme.

Kantor se glisse très naturellement dans toutes les nuances de l’Art informel « deuxième courant qui, après le constructivisme des années 20, a influé de manière décisive sur l’art du XXème siècle » et celui de la performance : les emballages et « leurs possibilités métaphysiques », les happenings et cricotages avec leur ligne de partage et un happening panoramique de la mer ; le manifeste du Théâtre Zéro et sa notion d’effacement ; le Théâtre des événements qu’il développe dans La Poule d’Eau de Witkacy où acteurs et spectateurs se mêlent, spectacle présenté pour la première fois en France en 1971 au Festival mondial du théâtre de Nancy ; le Théâtre Impossible avec Les Mignons et les Guenons de Witkacy toujours, en 1973. Suivent d’autres travaux, plus personnels, entre autres La classe morte en 1975, Où sont les neiges d’antan en 1979, Wielopole Wielopole en 1980, Qu’ils crèvent, les artistes en 1985, Je ne reviendrai jamais en 1988, Ô douce nuit – les classes d’Avignon – en 1990.

On pourrait égrener les chemins de traverse et techniques non académiques qu’il a cherchés, son sens contestataire et subversif aigu, le rire dadaïste et l’ironie, son regard acerbe sur le monde, mais aussi ses thèmes : l’enfance, la classe, la mort omniprésente, la famille, la guerre et le cataclysme, son village de Pologne Wielopole, utilisant toutes les inventions possibles pour traduire visuellement ces mondes naufragés : machines infernales, portes truquées donnant sur le vide, chambre noire crachant des cartouches de kalachnikov, armoires improbables, fenêtres donnant sur des figures  singulières.

Parfaitement francophone, Tadeusz Kantor aimait venir en France, il y était un peu chez lui. Il a bousculé l’espace théâtral et semé l’inquiétude, dans le fond comme dans la forme. Son repaire à Cracovie, la Galerie Krzystofory où il travaillait, était le cœur de sa mémoire obsessionnelle, ma création, mon voyage. Le Théâtre de la mort et la référence à Gordon Craig, avec une évidente parenté entre ses mannequins et la théorie de la sur-marionnette portée par le metteur en scène et scénographe anglais, étaient la référence théâtrale.

La soirée d’hommage, ouverte par Luc Bondy directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, conduite par Jean-Pierre Thibaudat et préparée avec Michèle Kokosowski – anciennement directrice de l’Académie Expérimentale des Théâtres, qui avait organisé en 1989 en la présence de l’artiste, un symposium intitulé Kantor, l’artiste à la fin du XXe siècle -, la parole sensible de sa traductrice, Marie-Thérèse Vido-Rzewuska, ont précédé la lecture de textes joliment faite par Marcel Bozonnet, Ariel Garcia Valdès et Micha Lescot, en écho à la voix de Kantor sortie des archives sonores de l’Ina. Les extraits des classes d’Avignon, qu’il a données à la Chapelle des Pénitents Blancs en 1990 peu de temps avant sa disparition, et filmées par Laurent Champonnois – Ô douce nuit – ont été projetés, montrant les yeux vifs et malins du Maître et son ironie, ses mains en action comme des papillons, le rire qui s’affiche quand il va trop loin. Il capte, scrute, surveille, commente, explose : c’est Kantor.

La Classe morte, film réalisé par Nat Lilenstein en 1989 à partir du spectacle qu’il a monté, en 1975, mettant en scène les morts et leurs doubles en mannequins, frêles enfants revenant occuper les bancs de l’école, constituait la seconde partie de la soirée, avec la même force toujours et la même émotion. La publications de deux ouvrages – aux Solitaires intempestifs – accompagnait aussi la soirée : Ma Pauvre Chambre de l’Imagination-Kantor par lui-même, suivi du premier volume de ses Ecrits.

 « Une chose est certaine : l’acte de peindre, de dessiner est pour moi une nécessité tout comme l’est la vie. Mais dans cet acte dominent l’intuition, le subconscient, l’instinct, la force vitale, les forces infernales obscures, la passion, un certain désir de détruire, la sensation de la mort… Tout ce que contient un seul mot l’imagination est pour moi quasiment la réalité. Je rencontrais Ulysse – du temps de la guerre – dans la cage d’escalier… Parfois même j’avais l’impression que face à l’intensité de cette présence palpable la réalisation n’en serait qu’un faible reflet. Tout cela était du domaine du rêve. Lorsque j’ai commencé à l’écrire, tout était conscient ».

Ainsi vit Kantor et ses éternités, le tumulte de sa pensée hante nos mémoires.

 brigitte rémer

Tadeusz Kantor, un artiste du XXIème siècle – Odéon-Théâtre de l’Europe, en partenariat avec la Cricoteka/Centre de documentation de l’Art de Tadeusz Kantor, les Solitaires intempestifs, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine/IMEC, la Société Historique et Littéraire Polonaise/Bibliothèque polonaise de Paris, l’Institut polonais de Paris, France Culture.

Publication : Ma Pauvre Chambre de l’Imagination-Kantor par lui-même (février 2015) et Ecrits I – Du théâtre clandestin au Théâtre de la Mort (avril 2015) – Ecrits II. De Wielopole Wielopole à la dernière répétition est attendu en juillet 2015, édit. Les Solitaires intempestifs.

Les origines de Wielopole, Wielopole les origines, exposition à la Bibliothèque polonaise de Paris, jusqu’au 23 avril ; du 7 au 16 mai au Festival Passages de Metz ; du 27 mai au 6 juin, à la Filature de Mulhouse : du 4 au 25 juillet, à l’Hôtel La Mirande, dans le cadre du Festival d’Avignon.

Pitchet Klunchun and myself

©R.B.

©R.B.

Concept Jérôme Bel – de et par Jérôme Bel et Pitchet Klunchun – spectacle en langue anglaise traduction simultanée – work in progress

Deux chaises se font face, deux artistes se questionnent. Jérôme Bel attaque, ordinateur sur les genoux : identité, profession, justification. Pitchet Klunchun, danseur traditionnel thaïlandais, se prête au jeu et répond. Les deux hommes se sont rencontrés au cours d’une résidence que Jérôme Bel effectuait à Bangkok. Pitchet Klunchun s’est formé tout jeune à la danse de masque thaïlandaise traditionnelle, le khon, qu’il essaie de réhabiliter en l’ouvrant sur des formes plus contemporaines, sans en changer les fondements. Jérôme Bel est entré en danse contemporaine par Pina Bausch et Anne Teresa de Keersmaeker. Singulière et atypique, sa démarche est remarquée et les traces audiovisuelles de ses spectacles présentées dans les biennales d’art contemporain et les institutions muséales.

Entre ces deux univers, d’emblée l’écart culturel est grand. C’est sur ce différentiel que repose le concept du spectacle, qui en est encore au stade de l’esquisse. Cela ressemble à un talk-show, à une conférence-démonstration sur un air de compétition ludique, des vocabulaires chorégraphiques. Pour Jérôme Bel qui l’a conçu, c’est « une sorte de documentaire théâtral et chorégraphique sur notre situation réelle. »

Pitchet Klunchun détaille ainsi les différentes étapes d’apprentissage de la danse khon, et son alphabet : le frappé des pieds, la position du corps, l’important travail des mains, le déplacement latéral, le silence et la méditation. Le port de la tête est contraire à celui de la danse classique, port du masque oblige. Et ce masque définit le caractère. Le danseur thaïlandais est représenté par un singe et il en fait la démonstration par une série de mouvements saccadés, très codifiés et une savante mathématique du geste.

De la discussion engagée, la question du sens, du lien entre texte et geste, est posée. Ici, le narrateur est absent, il porte habituellement un texte de nature épique, basé sur le combat. La notion de violence telle que la présente Pitchet Klunchun n’a rien à voir avec la violence occidentale. Parfaitement maitrisée, on ne la décrypte pas. L’expression des doigts seulement l’indique par un claquement, signifiant « Tu n’es rien »… Quant à la représentation de la mort, elle est marquée par l’absence : l’acteur ne revient pas et le public comprend. Le temps de la représentation s’étirant sur une semaine au cours de laquelle le public va et vient, l’acte de la mort peut prendre son temps et le mouvement se décomposer à l’infini.

Puis Jérôme Bel demande à Pitchet Klunchun de lui apprendre quelques mouvements. Il pose ses chaussures et aborde le plateau, mais l’élève est gauche. Son collègue thaï raconte le corps comme une architecture : c’est un temple où l’énergie arrive de l’extérieur, et qui se récupère. Les doigts forment le toit, doigts qu’il faut torturer en exercices d’assouplissement La circulation d’énergie se fait par le cercle, et le danseur montre qu’en occident, nous ne récupérons pas l’énergie, mais que nous la jetons.

Les jeux ensuite s’inversent et c’est au tour de Pitchet Klunchun d’interroger Jérôme Bel : identité, profession, justification. « Mon vrai travail est de penser ce qui peut arriver ici. C’est mon point de départ. Peu importe si c’est danse, musique, image ou théâtre » dit-il. Et il parle de son itinéraire artistique et de sa quête de sens, par la lecture. La société du spectacle de Guy Debord fut une sorte de révélation, un déclencheur. Tous deux parlent du public, puis Bel se lance dans la danse sur une musique de David Bowie des plus fracassantes, qu’il veut partager. Mais c’est de technique que le danseur thaï veut entendre parler… Et Jérôme Bel tire vers une discussion plus philosophique et politique : la recherche d’égalité, l’argent, la communauté du théâtre expérimental et de la danse contemporaine – des artistes à la recherche de nouvelles formes ; des pouvoirs publics qui donnent un peu d’argent et un public qui accepte l’inconnu du spectacle quand il achète une place –

Pitchet Klunchun and myself, ce dialogue chorégraphique entre Jérôme Bel et Pitchet Klunchun, au-delà du ludique est une réflexion sur l’art et sur l’altérité. Il y est question de transmission, de partage des savoir-faire, de confrontation des points de vue, du sens de l’art, en acceptant l’aventure que représente l’autre, au départ si loin, au final si près.

 brigitte rémer

Traductrices : Clotilde Moynot et Denise Lucioni – Assistant : Maxime Kurver  – Régie lumières : David Pasquier – Régie son : Géraldine Dudouet – Régie plateau : David Gondal – Régie générale : Alexis Jimenez.

Vu au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, le 4 avril 2015 – 2, rue Edouard Poisson. Métro : Aubervilliers Pantin Quatre chemins – Site : www.lacommune-aubervilliers.fr Tél. : 01 48 33 16 16

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hinkemann, de Ernst Toller

© Elisabeth Carecchio

© Elisabeth Carecchio

Traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani, mise en scène de Christine Letailleur, au Théâtre national de la Colline

Né dans l’ancienne Prusse – aujourd’hui la Pologne – dans une famille juive, Ernst Toller (1893-1939) se trouve au coeur de conflits territoriaux et politiques. Il s’engage comme volontaire dans l’armée, au début de la Première Guerre mondiale et combat pendant un an avant de s’effondrer physiquement, et moralement. Il quitte le front pour raison de santé et en revient profondément changé. Devenu fervent défenseur de la Paix, il s’engage auprès de l’extrême gauche marxiste révolutionnaire au sein de la Ligue spartakiste de Rosa Luxembourg, et défend les anarchistes.

Inculpé de haute trahison et condamné à mort, sa peine est commuée à cinq ans de prison, qu’il passe dans la forteresse de Niederschönenfeld. C’est là qu’il écrit Hinkemann, et ses pièces connaissent très vite un réel succès. Il quitte définitivement l’Allemagne en 1933 et s’exile aux Etats-Unis, pour dénoncer les crimes nazis, mais l’Histoire le rattrape : désespéré par le triomphe du nazisme, séparé de sa femme et sans argent, il se suicide en mai 1939, à New-York.

Contemporain d’Erwin Piscator pour qui le théâtre était un outil politique, la première pièce d’Ernst Toller, Transformation, était directement inspirée de ses expériences de guerre tandis que son journal, Une jeunesse en Allemagne, confirmait sa singularité. « Si l’on me demandait de quel côté je suis, je répondrais : une mère allemande m’a mis au monde, l’Allemagne m’a nourri, l’Europe m’a élevé, la terre est mon foyer, le monde ma patrie ».

Hinkemann porte en filigrane la biographie de l’auteur, même si elle fait œuvre de fiction. La fable parle de la tragédie d’un jeune soldat qui revient du front, abimé et détruit, touché dans sa dignité même car émasculé, et témoigne de la cruauté de cette guerre. Toujours amoureux de sa femme, Grete, qui l’est aussi de lui, il cherche à la reconquérir, à travailler et à se ré-insérer dans une vie normale. Il accepte un travail, repoussant et spectaculaire, dans une fête foraine, celui de tuer des rongeurs avec les dents et d’absorber un peu de leur sang, lui qui représente tout le contraire de la cruauté et n’aurait pas fait de mal à un chardonneret, comme le montre le début de la pièce, avec nostalgie et poésie. Mais Grete fait un pas de côté et prend pour amant l’ami d’Hinkemann, le grossier Paul Grosshahn dont elle tombe enceinte. Quand elle décide de faire marche arrière, celui-ci se venge et devient un provocateur qui balance. Hinkemann s’embrase et retourne la violence qu’il reçoit dans un constat très pessimiste sur le monde : « Les hommes sont comme ça. Et ils pourraient être autrement s’ils voulaient. Mais ils ne veulent pas. Ils lapident l’esprit, ils le tournent en dérision et ils souillent la vie, ils la crucifient toujours et toujours à nouveau… On dirait des navigateurs que le Maelström attire à lui et contraint à se fracasser les uns aux autres… »

Dans Hinkemann, l’individuel et le collectif se rejoignent, par l’interaction de la petite et de la grande Histoire sur fond de chômage, de syndicalisme et de luttes du prolétariat, sans compter la montée de l’antisémitisme. Cette tragédie sociale et politique traverse plusieurs courants de pensée, du matérialisme à l’anarchisme et questionne sur le bonheur, impossible. Toller quitte le langage naturaliste et puise dans l’expressionnisme tel que le définit René Radrizzani, co-traducteur de la pièce : « Ce théâtre ne veut plus, tel le naturalisme ou le cinéma, être un décalque de la vie extérieure, une tranche de vie vue du dehors ; mais – changement de perspective total – le lieu où un personnage central exprime, donc tire de son for intérieur, ses plaintes, ses conflits, sa résurrection spirituelle, sa conquête d’un sens, ses visions ».

Christine Letailleur s’empare de cet univers du tragique qui évoque celui de Büchner, ou celui de Von Horváth. Elle s’intéresse depuis longtemps aux auteurs allemands, et a monté deux pièces de Hans Henny Jahnn : Médée, en 2001 et Pasteur Ephraïm Magnus, en 2004, elle a aussi présenté en 2010 Le Château de Wetterstein de Frank Wedekind. Sa lecture met l’accent sur l’intime, par l’histoire du couple que forme Grete et Hinkemann. Pour interpréter Hinkemann, elle a choisi Stanislas Nordey avec qui elle a souvent travaillé – qui a lui-même mis en scène de nombreux auteurs, qui a codirigé le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, et qui a assuré la responsabilité pédagogique de l’école du Théâtre national de Bretagne – Le projet s’est même construit pour lui et avec lui. Il est magnifiquement habité, torturé et incandescent, la pièce repose pour partie sur ses épaules. La metteure en scène a aussi choisi Charline Grand qu’elle a déjà dirigée, dans le rôle de Grete. L’actrice a fait ses classes à l’école du TNB, elle a la force et la fragilité du rôle.

La scénographie se compose de panneaux de couleur sombre dans lesquels une grande fenêtre ressemblant à celle d’un bâtiment industriel permet de jouer avec le dedans – l’intérieur de la maison, de la taverne ou l’arrière de la fête foraine – et le dehors, la rue. Le dispositif conçu par Christine Letailleur et réalisé par Emmanuel Clolus est sobre et beau. Les lumières de Stéphane Colin sont pure réussite, elles servent l’intime et, par leur clair-obscur, la tragédie et la noirceur de ce pays des ombres qu’est l’Allemagne de ce temps-là, en déstructuration. Les séquences faussement gaies de la fête foraine ajoutent à la lourdeur ambiante, mais ne sont pas tout à fait abouties, de même que les scènes de l’apparition de la mère, de l’esquisse de la prostitution ou du groupe des syndicalistes.

Hinkemann est un spectacle puissant par le témoignage qu’il porte sur une époque perturbée et dévastatrice où s’affirme l’antisémitisme, et sur l’exploitation des classes populaires. Le texte d’Ernst Toller laisse des traces et invite à la réflexion. Et l’auteur, loin de ses utopies de jeunesse, pose : « Si nous croyons au pouvoir de la parole, et en tant qu’écrivains, nous y croyons, nous n’avons pas le droit de nous taire » en écho à la solitude de son personnage : « … Que savons-nous ?… Quelle est notre origine ?… notre destination ?… Chaque jour peut apporter le paradis, chaque nuit le déluge. » Et le début XXème était bien le déluge.

 brigitte rémer

avec : Michel Demierre, Christian Esnay, Manuel GarcieKilian, Jonathan Genet, Charline Grand, Stanislas Nordey, Richard Sammut.

Texte de Ernst Toller traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani – adaptation, mise en scène, conception scénographie Christine Letailleurscénographie Emmanuel Clolus assisté de Karl Emmanuel Le Bras – lumières Stéphane Colin – son Bertrand Lechat – assistant à la mise en scène Manuel GarcieKilianLe texte de la pièce est publié à L’avant-scène théâtre.

Théâtre national de la Colline, du 28 mars au 19 avril 2015, 15 rue Malte-Brun, 75020, métro : Gambetta. Tél. : 01 44 62 52 52. Site : www.colline.fr

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Festival d’Avignon 2015

affiche_fa_2015La 69ème édition du Festival d’Avignon se tiendra du 4 au 25 juillet 2015, Olivier Py son directeur et artiste, vient de l’annoncer, il en fait connaître les grandes lignes. Engagé politiquement et poétiquement, il a choisi pour axe l’altérité, thème qu’il développe dans son discours d’introduction intitulé Je suis l’autre. Nous en donnons ci-dessous des extraits :

« Il aura fallu la tragédie du mois de janvier pour que la classe politique convienne que la culture et l’éducation sont l’espoir de la France. Qu’en reste-t-il ? La culture sera-t-elle demain cette éducation citoyenne de l’adulte qui changerait réellement le lien social ? L’éducation deviendra-t-elle enfin le réel souci de la nation, la volonté de créer des êtres pourvus de sens critique et capables de s’inventer un destin ? Et les citoyens, passée la prise de conscience, oseront-ils parier sur la culture plutôt que sur l’ignorance, sur le partage plutôt que sur le repli, sur l’avenir plutôt que sur l’immobilité ? Ce réveil douloureux de la France ouvre-t-il le temps où la culture ne sera plus un ornement touristique ou un luxe superfétatoire mais un lien transcendant les classes, une richesse à faire fructifier et le destin même de la Politique ? Le mot de culture s’est élargi d’un coup aux définitions fondamentales de la république, de la laïcité, de la citoyenneté et de la fraternité. Qu’en restera-t-il quand, dans quelques mois, les fausses évidences économiques nous auront fait perdre le goût du possible ? Artistes, spectateurs, citoyens, notre tâche est grande car il ne s’agit plus seulement de préserver une part de culture dans la rapacité des temps marchands, mais de faire entrer la culture dans un projet de société qui n’existera pas sans elle…

… Avignon ouvre son champ utopique à la manière d’une question incessante : avons-nous renoncé à un monde meilleur ? La force d’Avignon, toujours reconduite par son public, c’est de poser cette question non pas seulement en termes intellectuels, mais dans ce moment d’expérience partagée que sont les trois semaines du Festival. Qu’est-ce qu’un festival réussi ? Peut-être celui qui prend acte d’un changement du monde et arrive par la force des artistes et des applaudissements à accueillir ce changement avec un plaisir paradoxal…

… Avignon, c’est trois semaines de grand et beau bruit, non pas de celui qui empêcherait d’entendre le chant du monde mais de ce bourdonnement des foules désirantes, de ce tohu-bohu des fêtes, de ce tintamarre des espérances. On peut parfois être épuisé de ce bruit et se rafraîchir à l’ombre d’un silence plein de bruissante intériorité, il y a, au sens propre comme figuré, assez de jardins dans cette ville-festival… »

En termes de programmation, Shakespeare sera à l’honneur avec Le Roi Lear présenté par Olivier Py, donnant le coup d’envoi du Festival (Cour d’Honneur, 4 au 13 juillet), tandis que dans le même temps, Thomas Ostermayer directeur de la mythique Schaubühne de Berlin donnera sa vision de Richard III, (Opéra Grand Avignon, 6 au 18 juillet). Un peu plus tard, c’est le metteur en scène portugais Tiago Rodrigues qui présentera à travers Antoine et Cléopâtre sa réflexion sur l’auteur  élisabéthain (Théâtre Benoît XII, 12 au 18 juillet).

De nombreux artistes de France et d’ailleurs, connus ou pas, présenteront leurs travaux. Côté France c’est Valère Novarina qui donnera le coup d’envoi pour les auteurs contemporains, avec Le Vivier des noms (Cloître des Carmes, 5 au 12 juillet) ; Samuel Achache présentera Fugue ; Philippe Berling Meursaults de Kamel Daoud ; Marguerite Bordat et Pierre Meunier On pourrait apercevoir le bout du tunnel ; Jonathan Châtel Andreas, d’après Le Chemin de Damas, de Strindberg ; Nathalie Garraud Soudain la nuit ; Fabrice Lambert Jamais assez ; Olivier Martin-Salvan sera sur les routes avec Ubu sur la butte ; Benjamin Porée présentera La Trilogie du revoir, de Botho Strauss. Seront aussi présents Robin Renucci et l’Orchestre régional Avignon Provence pour Homériade de Dimitri Dimitriadis ; L’Orchestre des jeunes de la Méditerranée qui jouera Gustav Malher et Anna Sokolova ; deux grandes dames de théâtre et de cinéma Isabelle Huppert lisant des textes du Marquis de Sade (Cour d’Honneur, 9 juillet) et Fanny Ardant jouant la Cassandre de Christa Wolf avec un Ensemble de musiciens, dans une mise en scène d’Hervé Loichemol (Opéra Grand Avignon, 22 juillet). Eric Reinhardt et Feu ! Chatterton présenteront avec France Culture L’Amour et les Forêts, d’Eric Reinhardt, au Musée Calvet ; La lecture au quotidien sous forme de feuilleton de La République de Platon traduite par Alain Badiou sous la conduite de Valérie Dréville, Didier Galas et Grégoire Ingold sera programmée au Jardin Ceccano.

Venant d’ailleurs, ils présenteront : d’Argentine, Quand je rentrerai à la maison je serai un autre de Mariano Pensoti, Dynamo de Claudio Tolcachir, et Le Syndrome de Sergio Boris dans un partenariat argentino-français ; d’Egypte, The last super d’Ahmed el Attar ; d’Espagne, Vers la joie, en partenariat avec Avignon et sous la houlette d’Olivier Py ; d’Estonie Ma femme a fait une scène et a effacé toutes nos photos de vacances  de la Compagnie NO99 ; d’Israël, Winter family, avec No word/FPLL ; du Liban, Barbara-Fairouz, spectacle musical de Dorsaf Hamdani et Daniel Mille. De Pologne, Krzystian Lupa bien connu en France pour y avoir présenté des spectacles qui ont fait date, donnera sa vision de la pièce de Thomas Bernhardt, Des arbres à abattre (la Fabrica, 4 au 8 juillet). Il avait déjà fréquenté l’auteur en présentant une adaptation de son roman, Perturbation, au Théâtre national de la Colline, en 2013 ; de Russie, Kirill Serebrennikov venu pour la première fois à Paris en 2014 avec Hamlet au Théâtre des Gémeaux de Sceaux, ainsi qu’avec Metamorphosis et Le Songe d’une nuit d’été au Théâtre national de Chaillot, revient avec le Studio 7, brillante promotion de l’Ecole d’art de Moscou fondée par Stanislavski, pour présenter Les Idiots d’après Lars von Trier.

Le jeune public ne sera pas laissé pour compte, trois spectacles lui sont entre autres, dédiés  : Riquet de Laurent Bretome, Notallwhowanderarelost de Benjamin Verdoncq venant d’Anvers, et Dark Circus de Stereoptik. La danse non plus avec, à l’affiche, Angelin Preljocaj et son Retour à Berratam de Laurent Mavignier (Cour d’Honneur, 17 au 25 juillet) ; avec des danseurs et chorégraphes de France et d’ailleurs : Gaëlle Bourges et A mon seul désir ; Fatou Cissé du Sénégal, avec Le Bal du cercle ; Fabrice Lambert et Jamais assez ; Eszter Salamon de Berlin, avec Monument O hanté par la guerre 1913-2013 ; Hofesh Shechter de Londres, avec Barbarians ; Emmanuelle Vo-Dinh et Tombouctou déjà-vu. Enfin une grande exposition sur Patrice Chéreau disparu à l’automne 2013 sera présentée à La collection Lambert, musée d’art contemporain d’Avignon : Patrice Chéreau un musée imaginaire et le jeune plasticien Guillaume Bresson dont l’un des axes de travail est la violence urbaine, présentera son travail à l’église des Célestins.

Un programme chargé, pensif et festif, des propositions multiples pour une édition légèrement écourtée en fonction du contexte budgétaire serré, belle invitation à partage.

 brigitte rémer

Festival d’Avignon, Cloître Saint-Louis, 20 Rue du Portail Boquier, 84000 Avignon –  Tél. : 04 90 27 66 50 – www.festival-avignon.com

 

 

 

Le cirque de mOts

©Emmanuel Pierrot

©Emmanuel Pierrot

Suivi de La Visite de la ménagerie en présence du dompteur. Conception, réalisation, manipulation et jeu, Pierre Fourny, directeur de la Compagnie Alis.

Il est un Monsieur Loyal grand style, précis comme une grammaire imaginaire et fait glisser les mots comme des si bémol sur son papier Vergé extra blanc qu’il coupe et retourne avec dextérité. Comme des tours de passe-passe, il tronçonne, efface, souligne et jette en l’air contresens et extravagances, ambigrammes et palindromes. A son jeu de bonneteau le spectateur perdant gagne en fantaisie et en intelligence, et ne peut qu’admirer sa façon d’apprivoiser les mots.

Performer typographe, Pierre Fourny prend patiemment les chemins buissonniers depuis une trentaine d’années à la recherche de nouveaux langages, du mot à l’image. Avec Le Cirque de mots son idée fixe n’est pas le tour du monde à la Cosinus mais bien le détour des mots et la magie du verbe, et il invente un langage à sa manière. « Je me suis mis à couper les mots écrits en deux, horizontalement, parce qu’à y regarder de plus près, il s’avère qu’il y a des mots qui contiennent la moitié d’autres mots. Aujourd’hui, les outils dont je dispose me permettent même de découvrir des mots entiers à l’intérieur d’autres mots… » Il travaille magnifiquement la langue et regarde la transparence des mots, les sépare, les superpose et les recolle entre eux, détournant leur sens initial pour conduire vers d’autres idées, concepts et images. C’est un magicien qui donne dans un talentueux bricolage conceptuel, au sens où les philosophes l’entendent.

Machine à repasser le temps (repasser, au sens physique du terme), refus du retour du temps par un jeu de panneaux, numéro des puces, jeux des mots-jeux des yeux : infime différence, intime – réalité, fiction, action – réalité, beauté – écran, écart ; strip-tease de mots : sardine, otarie, baleine, ouistiti, girafe ; saut de la mort avec femme pliante et fée, de brune à blonde ; décomposition du galop de Muybridge en lumière noire et métamorphoses d’un lièvre en cheval ; trucages en tous genres.

Son jeu avec le fil d’octet fait le lien avec une seconde partie intitulée La Visite de la ménagerie en présence du dompteur où il s’auto interviewe, dévoile quelques secrets dans sa manière de couper les mots en deux, puis dialogue avec le public. Cette démonstration conférence des plus sérieuses dans la recherche de sens et la manipulation informatique, va jusqu’à la présentation du logiciel spécialement fabriqué pour ses non-mots : cirque 2.0. et une nouvelle application interactive de Poésie à 2 mi-mots, sa marque de fabrique. Pierre Fourny travaille avec un laboratoire en recherche d’application de l’Université de Compiègne et un développer professionnel Guillaume Jacquemin. Christophe Cagnolari, chef de gare du langage soundpainting a récemment rejoint son vaste chantier du cirque des mOts et tous deux les regardent passer. Pour Fourny, « le petit écran est une scène, on peut le travailler comme au plateau » et il évoque la question de la gestuelle et du corps dans le rapport aux écrans. Alors, nouveau codage de l’alphabet pour les psychanalystes, autres méthodes pour l’apprentissage de la lecture et le traitement de la dyslexie, approche différente pour les malentendants qui n’ont pas la sensation du son ? Plus scientifique mais tout aussi pince sans rire, la seconde partie n’est jamais sèche et si le mot est plus spectaculaire, jamais il ne perd sa saveur.

De l’écrit au sens, Pierre Fourny interroge la gravité de la poésie, et son manège des mots leur fréquence d’utilisation. Signe, image, son et sens sont dans son filet à papillons, et dans ses ludiques figures de style pas de sens interdit.

brigitte rémer

Compagnie Alis : Pierre Fourny – collaboration artistique : Christophe Cagnolari, Robert Landard, Olivier Saccomano – construction : Albert Morelle.

Vu le 26 mars 2015, au Théâtre du Rond-Point – Programme Trousses de secours/Rattraper la langue. Prochaines représentations : le 16 mai à 21h, à l’Arsenal-Abbaye Saint-Jean des Vignes, Soissons, dans le cadre de la Nuit des Musées. Gratuit /réservation au 03 23 93 30 50 – Le 12 septembre, à Mercin et Vaux (02), dans le cadre du Festival 1001 facettes.

Et aussi, jusqu’au 31 mai : Les Ombres d’Alis, exposition de Pierre Fourny à l’Arsenal-Abbaye Saint-Jean des Vignes de Soissons, du lundi au vendredi : 9h-12h/14h-18h, samedi et dimanche jusqu’à 19h – Informations : www.alis-fr.com

 

 

Boesman et Lena

©Antonia Bozzi

©Antonia Bozzi

Texte Athol Fugard. Adaptation et mise en scène Philippe Adrien.

C’est une pièce sur l’apartheid et la pauvreté qui en découle, écrite par Athol Fugard, homme de théâtre sud-africain blanc, figure active de l’opposition dans son pays, dans les années 60.

Fugard met en mots la misère d’un couple Hottentots chassé de la ville blanche et à bout de force, elle Lena, lui Boesman, tous deux à la dérive au milieu d’un désert de boue dans les faubourgs poubelles du Cap, où la dignité n’a pas droit de cité : « Où aller ? Quoi faire ? » Il reste à Lena (Nathalie Vairac) un peu de force de vie, pour se débattre et s’agripper à l’espoir d’un changement auquel elle croit encore, ou d’une rencontre rêvée. Boesman (Christian Julien) «  son Boss », lui maintient la tête sous l’eau, et ils se déstructurent ensemble au fil des tensions qui les animent. Qu’y a-t-il à partager dans un tel contexte si ce n’est souffrance et malheur, colère et rancoeur ? La pièce montre le quotidien laborieux du couple déchiré au milieu de nulle part, et les scènes de la misère où ils cherchent à survivre dans une cabane improvisée, brinquebalante et sans espoir : « Leur toit préféré ? Le ciel… »

Un troisième personnage entre en bout de course dans l’arène, plus démuni encore que les deux autres, un vieux Cafre nommé Outa (Tadié Tuéné) d’une caste délaissée dans sa négritude absolue, et qui parle une autre langue. Lena essaie de s’accrocher à lui, précipitant le drame, jusqu’à la mort : « J’ai besoin de lui … Parler à quelqu’un…» dit-elle. Comme le chien auquel il lançait des pierres, Boesman l’exécute. Lena trouve alors la force de s’enfuir, faisant éclater un sentiment de légèreté momentanée et dignité retrouvée, par cette liberté volée.

La ségrégation raciale aiguë décrétée en Afrique du Sud en 1948 et les émeutes de Soweto des années 60 ont laissé des milliers de morts sur le carreau et valu à Nelson Mandela, leader de l’African National Congres (ANC) un emprisonnement dit à vie. Athol Fugard s’est exprimé dans trois textes emblématiques qu’il a co-écrits en 1972 avec deux auteurs de sa troupe, John Kani et Winston Ntshona : Sizwe Banzi est mort, pièce que Peter Brook a montée en 2006 ; Inculpation pour violation de la loi sur l’immoralité et L’Île. Boesman et Lena fut montée en 1985 par Roger Blin, avec Toto Bissainthe, grande actrice haïtienne.

Philippe Adrien en propose ici sa version, transposant l’univers réaliste des années 60 en quelque chose de décalé et de vieilli qu’on regarde un peu comme un chromo. Lena dans sa vibrante partition donne une épaisseur au personnage et une belle dynamique, elle s’acharne à vivre. Dans les brumes de l’alcool, Boesman est sombre, et le couple tout aussi de guingois que la cabane et que leur position dans cette société cloisonnée. « Et maintenant, elle est où ta liberté » ?

 « Un petit coup de pouce et nous voilà sans travail. Un petit coup de pouce et nous voilà en prison. Un petit coup de pouce et nous voilà en morceaux. Tu veux que je te dise pourquoi ? C’est parce qu’on est les détritus des Blancs. Ils les jettent, mais nous on les ramasse. On les porte ; on dort dedans. On les mange. Maintenant on est devenus des détritus. C’est des gens, leurs détritus », crie Lena, dans son désespoir. La violence du texte porte loin la référence de ce que fut hier l’Afrique du Sud et qui, nulle part, n’est jamais loin.

brigitte rémer

Adaptation et mise en scène : Philippe Adrien – Avec : Nathalie Vairac, Christian Julien, Tadié Tuéné – Scénographie et costumes Erwan Creff – Lumières Gilles David – Régie générale Olivier Marsin et Roger Olivier.

Théâtre de la Tempête, du 13 mars au 15 avril 2015. Cartoucherie de Vincennes. 12 rue du Champ de Manœuvre. 75012. Métro : Château de Vincennes puis navette du Théâtre – Spectacle créé au festival de théâtre des Abymes en Guadeloupe. Texte français d’Isabelle Famchon publié aux éditions de l’Opale.

Toujours la tempête, texte Peter Handke

© Michel Corbou

© Michel Corbou

Mise en scène Alain Françon, texte français Olivier Le Lay. « Laisser ressurgir les voix inouïes d’une famille, et à travers elles le destin d’une minorité et d’une langue, le slovène, qui est son trésor menacé. Est-ce dans le monde des morts, croise-t-on des fantômes » ?

C’est une pièce fleuve de trois heures et demi, qui évoque, à compter des années 30, l’histoire d’un territoire enclavé au sud de l’Autriche, la Carinthie, dont la langue est le slovène. Une région maltraitée par l’Histoire et encerclée par les guerres où l’auteur, Peter Handke, est né.

Un plateau en plan incliné recouvert de reliefs minéraux couleur terre brûlée, sorte de no man’s land très réussi, représente un paysage de steppe et de lande, à perte de vue (décor de Jacques Gabel). Le narrateur-l’auteur (Laurent Stocker) personnage principal appelé Moi, erre à la recherche de ses racines et des non-dits de ses origines, et fait revivre la ferme familiale où il rencontre ses grands parents maternels, ses oncles et ses tantes, sa mère avec laquelle il règle ses comptes. Fantasme ou réalité ?

Une galerie de portraits se dessine et la présentation d’une famille qui essaie de s’aimer mais se divise, au moins politiquement. Chacun a ses lubies, ses fantasmes, ses rythmes, ses joies et ses peines, vus à travers le filtre du narrateur. Assis sur un tabouret, celui-ci se tient hors-jeu et à distance, spectateur de la famille et de sa propre vie, il joue entre le dedans et le dehors. A la recherche de son identité et de ses ancêtres, ce double de Handke reprend le chemin de l’enfance pour questionner sa mère, en des rôles désormais inversés.

La vie rythmée par la nature – avec ses vergers et ses pommiers, dont l’un est peint sur le chambranle de la porte – donne l’image d’un lieu idyllique où se mélangent les temps, les absents et les présents, où s’organisent les résistances, avec l’affirmation de la langue slovène qui peu à peu s’efface. Douleur et nostalgie sont au rendez-vous quand il faut affronter la guerre et que la famille éclate.

Un Grand-Père rude, et fou d’attachement pour sa terre (Wladimir Yordanoff) : « Pas de je dans notre maison… il y a nous… Pas de place pour une tragédie chez nous » ; une Grand-Mère comme du bon pain, tête de pont entre les générations et qui met du liant quand les engrenages grincent (Nada Strancar) ; La tante, Ursula-Snezena, (Dominique Valadié) pasionaria ténébreuse, neigeuse partisane comme elle se désigne, qui n’a pas trouvé sa place dans le clan familial ; l’oncle amoureux de son verger Gregor-Jonathan (Gilles Privat) qui devient résistant et se pose la question du sens de l’engagement, face aux allemands « Se terrer pour ne pas partir… Ce que nous sommes, nous ne le sommes pas, ne nous obligez pas à être allemand »; Valentin, sa violence face au landau, celui qui perd la vie pour son pays (Stanislas Stanic) et Benjamin louvoyant entre tous (Pierre-Félix Gravière) ; la Mère (Dominique Reymond) dans un douloureux face à face avec son fils, à la recherche du père et de la vérité.

Peter Handke donne un chant épique et triste où l’obsession de la langue et du territoire est profonde et s’inscrit dans la chronologie de l’Histoire d’une minorité oubliée où l’on est dépossédé de son identité, contraint de germaniser jusqu’à son propre nom. Toujours la tempête est un peu son histoire, l’un de ses personnages interroge : « Notre Histoire a-t-elle déterminée notre nature » ?

Handke tient une place particulière dans le paysage littéraire en raison de son implication dans la géographie yougoslave, complexe, et ses prises de position parfois jugées ambiguës. Il s’est retiré de longues années pour écrire Toujours la tempête. C’est un auteur bien connu en France par ses romans et ses nouvelles dont L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty et La Femme gauchère ; par ses scénarios dont celui des Ailes du désir écrit avec Wim Wenders, et par son théâtre joué depuis les années 70 – Outrage au public, La Chevauchée sur le lac de Constance, Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition, Par les villages -. Il est monté par les grands metteurs en scène comme Claude Régy, Luc Bondy ou Peter Van den Eede et bien d‘autres. Alain Françon aujourd’hui donne une belle lecture du récit, qui d’intime devient collectif, dans une facture sobre et forte, passant de la narration aux dialogues. « Et pourtant le coeur, le centre de mon écriture est le récit, la longue narration, exhaustive, oscillante, sinueuse, et de nouveau laconique : c’est moi cela. C’est moi, c’est moi tout entier » disait Handke dans Espaces intermédiaires.

Les acteurs sont habités et la direction d’acteurs exemplaire, chacun donnant sa perception des événements familiaux et historiques avec sa personnalité propre, tout en construisant la pertinence de la tribu, cette famille slovène telle que Handke la décrit : « L’Histoire a dévoré ma vie… Notre vie… la désespérance », dit Moi, fermant le spectacle. L’interprétation de Laurent Stocker – de la Comédie-Française – par sa présence discrète et troublante servant de révélateur aux événements, apporte la distance poétique et de l’imaginaire.

 brigitte rémer

Mise en scène : Alain Françon – assistant à la mise en scène : Nicolas Doutey – décor : Jacques Gabel – lumières : Joël Hourbeigt – costumes : Sarah Leterrier – musique : Marie-Jeanne Séréro – musiciens : Floriane Bonanni, Philip James Glenister, Renaud Guieu, Benjamin Mc Connell, Julien Podolak, Thierry Serra – son : Léonard Françon – collaboration dramaturgique : Sophie Semin – chorégraphie : Caroline Marcadé – Toujours la tempête est publié aux éditions Le Bruit du temps.

Vu aux Ateliers Berthier-Odéon Théâtre de l’Europe (4 mars-2 avril 2015) Tournée – La Comédie de Saint-Etienne-CDN, du 8 au 10 avril 2015 – Maison de la Culture d’Amiens, les 15 et 16 avril 2015 – Théâtre de Nice, centre dramatique national, du 22 au 26 avril 2015 – La Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale, les 5 et 6 mai 2015 – MC2 Grenoble, du 22 au 26 septembre 2015.

 

 

Médée, poème enragé

Photo© Alain Richard

Photo© Alain Richard

Texte et mise en scène de Jean-René Lemoine. Spectacle présenté par la MC93 hors les murs dans le cadre du programme Le Standard Idéal.

C’est un texte magnifique et osé, parfois très cru, si bien porté par l’auteur-acteur-récitant, seul en scène et incarnant Médée, qu’on en reste ébahi et glacé, par le mystère de la théâtralité. Médée-Matériau d’Heiner Muller revu par Anatoli Vassiliev a inspiré Jean-René Lemoine, qui en écrit sa version comme un opéra parlé, en trois mouvements et re-dessine le mythe, tout en le restituant. Sa force se résume en son titre : Médée, poème enragé. « Mes amies… » lance l’acteur au spectateur, dans le Prologue, le prenant à témoin.

Le premier mouvement, Genèse, brave les tabous de l’inceste entre Médée et son frère, Apsyrte, qu’elle exécute comme une mante religieuse quand le navire Argo pointe dans l’horizon, avec, à son bord, Jason tant attendu et sa Toison. L’oubli et la remémoration, rewind dans le texte, transcendent le quotidien dans un récit troublé, entre passé et présent. Et Médée brave son père, figure d’un commandeur sanguinaire qui « tue les étrangers abordant son pays », et oblige à la fuite du couple pour Iolcos, le pays de Jason : « Médée, je te prends pour épouse ».

On entre dans le second mouvement, Exil, avec les deux enfants nés de l’union, leur joie de vivre et leurs jeux d’eau contrastant avec les sombres pensées de Médée, princesse déjà délaissée : « Allez trouver Jason, dites-lui de revenir, je ne peux plus voir le soleil, dites-lui qu’il ne doit pas me laisser seule ». Le récit du meurtre à venir est calme et terrible, et les mots en demi brume introduisent le cauchemar : « Je vais me lever, me mettre nue, glisser dans la piscine, les serrer contre moi, sentir leur vie, je vais nager avec eux, les laisser arriver en premier à l’autre bout de la piscine et les regarder, triomphants, m’accueillir en vainqueurs. Je ferme les yeux, j’entends leurs cris d’oiseaux. Quand j’ouvrirai les yeux, ils auront disparu ».

La fuite reprend, l’errance, l’exil et la folie. « Nous avons erré de ville en ville. J’ai accouché dans des hôtels. Fait, défait, refait les valises. Allaité mes enfants sur le bord de la route. Contemplé cent couchers de soleil. Appris toutes les langues du monde. Mon visage est intact mais je n’ai plus d’âge. Des ombres glissent sur les yeux de Jason. Je connais sa fatigue. Moi je suis forte. Immortelle ». Arrivés à Corinthe, Créon les accueille dans le luxe de son immense villa, et tout se délite. Pour garder Jason, Médée accepte tout : viol, trahison, mensonge et même rupture, et jusqu’aux épousailles de Jason avec Creüse, fille de Créon.

Et la vengeance se met en place, froide et volcanique, transformant Médée en « infanticide amoureuse », en meurtrière accomplissant la terrible prédiction : « Pas un souffle. Je fais quelques longueurs. L’eau est douce et souple comme un lac. J’arrête de penser. Je suis bien ». La mort des enfants ne suffisant pas, Médée poursuit sa fuite en avant et officie dans un autre meurtre, de manière violente et cérémonielle, tendant un piège à la nouvelle épousée de Jason. Incantations de folie.

Le troisième mouvement, Retour, témoigne de la traversée de Médée, rentrant seule au pays où elle est désormais devenue étrangère : « Je retourne à l’inconscience, à l’état d’avant la vie »; sa mère s’est jetée du haut de la tour à la mort du fils, elle accompagne l’agonie du père. Sa folie, ses visions l’habitent jusque dans l’Epilogue : « J’ai continué ma route jusqu’à l’océan. J’ai aperçu Jason qui marchait au loin sur le rivage, avec nos deux enfants. Et j’ai pensé, ils sont ensemble, tout va bien, et ils se promènent sous la neige ».

Assisté pour la mise en scène de Zelda Soussan, Jean-René Lemoine restitue avec une infinie douceur la force poétique du texte, plongeant le spectateur dans l’incandescence du mythe. Seul face au micro et dans une grande intensité, il est le récit et sa sensibilité à vif prend le contre pied de la puissance d’un texte qu’il cisèle, du chuchotement au cri : « Qu’ai-je fait d’autre que d’aimer celui qui ne m’a pas aimée » ? Le créateur musical et sonore, Romain Kronenberg, dans l’ombre côté cour, rythme quelques moments tout aussi subtilement, portant l’acteur-actrice comme une reine déchue, torse drapé d’un satin magnifiquement fluide et ambigu (costumes de Bouchra Jarrar). L’écriture de lumières joue de contre-jours et renforce la magie (création de Dominique Bruguière), et deux pleins feux traversent comme des éclairs, lors des moments de transition, l’aire de jeu, rectangle recouvert d’un tapis noir cerclé d’un filet de sable (dispositif scénique, de Christophe Ouvrard).

Dramaturge, metteur en scène et acteur né en Haïti, formé au Conservatoire d’Art Dramatique de Paris et à l’école Mudra de Maurice Béjart à Bruxelles, Jean-René Lemoine se consacre à l’écriture dramatique à partir de 1985, et à la mise en scène : Iphigénie, Portrait d’un couple, Chimères, L’Ode à Scarlett O’Hara, Ecchymose, L’Odeur du noir, Le Voyage vers Grand-Rivière sont ses principales pièces, Erzuli Dahomey, déesse de l’amour, reçoit le prix de la SACD en 2009 (en dramaturgie de langue française) et entre au répertoire de la Comédie Française, en 2012.

Avec Médée poème enragé, il côtoie les hauts sommets, comme auteur, acteur et metteur en scène. Sa grande maîtrise et parfaite retenue, nous plongent dans le trouble et au cœur de la tragédie antique, de la blessure à la vengeance : « Jusqu’à la tombe, Jason, tu m’appartiens ». Ses Ellipses écrites dans le texte, induisent les blancs de la chronologie tout autant que les passages à vide et courts circuits, dans la psyché de l’étrange étrangère : « Je ne sais plus, j’ai oublié»… Et dans l’excès et le déchirement de ses passions, la mythique Médée, d’Euripide à Pasolini et de Sénèque à Christa Woolf, sous la plume sensible de Jean-René Lemoine, interroge encore l’aujourd’hui : « Médée poème enragé raconte ce que je suis et parle des ambiguïtés, celles d’être façonné par des terres différentes, celles de la masculinité et de la féminité ».

 brigitte rémer

Avec : Jean-René Lemoine et Romain Kronenberg – Collaboration artistique : Damien Manivel – Assistant lumières : François Menou – Assistante à la mise en scène : Zelda Soussan – Maquillage : Marielle Loubet. Le texte de Jean-René Lemoine est publié aux Editions Les Solitaires intempestifs.

Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, du 27 mars au 3 avril 2015 – Spectacle vu à la MC93 de Bobigny en mars 2014 lors de sa création. Cet article a été publié par Théâtre cultures.

 

Zawaya – Témoignages de la Révolution

Photo©Tamer Eissa

Photo©Tamer Eissa

Cinq récits portés par les acteurs d’El-Warsha Théâtre, du Caire, en langue arabe sous-titrée en français. Conception et réalisation de Hassan El-Geretly (Egypte), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

Plusieurs mois après la Révolution égyptienne de janvier 2011, la démarche d’El-Warsha Théâtre fut de partir à la recherche de témoins et de collecter leurs récits liés aux dix-huit jours de la révolte – 25 janvier au 11 février -. Un spectacle est né en 2012, qui n’a cessé d’évoluer, tant au niveau du langage basé sur la remémoration, que dans le passage à la scène par le filtre de l’acteur dont la partition est d’être narrateur autant que personnage.

Ces témoignages ont été ré-écrits par le poète Shadi Atef, synthèse d’un croisement d’histoires. Hassan El-Geretly, fondateur d’El-Warsha Théâtre en 1987, première compagnie indépendante d’Egypte, concepteur et réalisateur des spectacles de la troupe, en a gardé cinq et choisi d’intituler la performance Zawaya, qui signifie angles. Il s’agit d’angles de vue ou dans le langage de la photographie d’angles de prises de vue – pourquoi pas de prises de vie – une invitation à la réflexion, à partir de témoignages divergents qui ont mené à la chute de Moubarak, le 11 février 2011 et fait de nombreux morts parmi les jeunes manifestants.

La puissance du verbe et l’intensité de la présence des acteurs face au public, appellent une mise en scène dépouillée. Cinq chaises sont alignées dans la pénombre, à mi-plateau, une sixième chaise à l’avant est le lieu de parole, chacun des acteurs tour à tour y prend place dans la lumière montante, pour porter son récit : le supporter du groupe des Ultras pour le club de football le plus populaire d’Egypte, Al-Ahly Le Caire, qui sait s’opposer aux forces de l’ordre et défendre la manifestation « l’asphalte était notre tribune » ; les provocations d’un Baltagui – voyou qui tantôt penche du côté du pouvoir tantôt de l’autre en vrai-faux repenti  « la parole sage d’un repenti, celui qui parle trop et en fait peu » ; une représentante de l’ONG Human Rights Watch faisant l’inventaire des morts à Alexandrie, et qui dans la morgue où elle a fini par entrer, essaie de réconforter… « ne pas oublier » ; un soldat de l’armée égyptienne pour qui « le pays est une toile de jute qui crame au soleil depuis trente ans » et qui philosophe… « celui qui a vu est mieux que celui qui a entendu dire… » ; la mère d’un jeune tué lors des événements et qui fait figure de martyr, en attente d’un permis d’inhumer, la beauté du visage sur cette image offerte aux spectateurs : « depuis la mort d’Ahmed je me sens orpheline, j’ai laissé plein de choses comme il les avait laissées ».

Ces récits sont dépositaires de la mémoire collective et ont valeur de protestation et de résistance. Gramsci ne disait-il pas : « Une crise c’est quand le vieux monde se meurt, que le nouveau tarde à naître et que dans ce clair-obscur surgissent des monstres ». Pour détourner les monstres, El-Warsha s’engage, une façon d’affirmer citoyenneté et liberté. Les narrateurs-conteurs portent avec intensité leur rôle, apportant le trouble entre la réalité du récit et son incarnation. Les actrices – Arfa Abdelrasoul, Dahlia Al Gendy – et les acteurs – Hassan Abou Al Rous, Seif El Aswany, Ahmed Shoukry – passent de l’ombre à la lumière. La direction d’acteurs les mène vers ce trouble, même si l’un d’entre eux dit au cercle de spectateurs, comme le ferait un conteur : « Ne croyez pas tout ce que vous allez entendre, pas même ce que je vous raconte ». Pourtant, toute ressemblance avec des personnes ayant existé… ne serait pas ici fortuite.

Côté jardin, un chanteur accompagné de son oud – Yasser El Magrabi, compositeur – intervient entre chaque séquence, restituant les textes poétiques de Mohamed El Sayed, Shadi Atef et Wael Fathy qui permettent au spectateur de prendre un peu de distance avec l’âpre vérité des récits, et de reprendre souffle. Il rythme le spectacle : « La voix des arbres est enrouée. Le chant se languit des paroles. Clair de lune… »  « Je suis la terre, constante, posée et digne. Egypte est mon nom ». « Je suis la douleur et la joie. Humanité ».

La conception du spectacle ouvrant sur ces révélations et la transmission de l’indicible, est signée Hassan El-Geretly, chef de troupe d’El-Warsha Théâre qu’il a fondé il y a près d’une trentaine d’années, après un parcours plus personnel notamment en Grande Bretagne et en France. C’est un parcours sans faute que fait le metteur en scène et en idées, qui n’a de cesse de remettre sur le métier l’ouvrage. Sa démarche vise à faire émerger les problématiques égyptiennes contemporaines et à re-penser les formes théâtrales en puisant dans les expressions populaires : l’approche du patrimoine égyptien traditionnel est son terrain d’inspiration et d’expérimentation pour établir des passerelles entre la tradition et la réalité contemporaine du pays, en tenant compte de l’épaisseur de l’Histoire.

El-Warsha Théâtre travaille sur les fragments, explore les légendes, les contes, les formes musicales et chantées, l’art du bâton et travaille en moyenne Egypte, dans les villages. La succession d’événements politiques en accéléré et la perte des repères, obligent à retenir le temps pour marquer les mémoires. C’est ce que à quoi contribue El-Warsha Théâtre sous différentes formes reliées à l’actualité. Ainsi la troupe s’est emparée du thème de la guerre et des femmes – la parole des vaincues – et depuis la révolte de 2011, des témoignages qu’elle met en scène. Dans ce dialogue permanent entre passé et présent, Hassan El-Geretly parie sur l’avenir et donne priorité au développement par le théâtre et à la formation. Il travaille au corps à corps avec les acteurs et les confronte à toutes les techniques théâtrales, du butô aux masques, et de la narration épique à la marionnette, à partir d’un travail quotidien, presque une ascèse. Son activité créatrice constitue un véritable instrument de critique sociale.

Avec Zawaya, Hassan El-Geretly ne fait pas une relecture des événements et ne les représente pas. Il les interroge par le filtre de la création. En cela, il ne s’agit pas d’une forme de théâtre documentaire, au sens où Peter Weiss le définit – « un théâtre de tension qui veut abolir l’ordre du tragique » – car dans les cinq récits qui nous sont présentés, le tragique est bien là. Et Jean Duvignaud par son regard de sociologue, éclaire les notions de mémoire individuelle et mémoire collective : «Ainsi la conscience n’est jamais fermée sur elle-même. Nous sommes entraînés dans des directions multiples, comme si le souvenir était un point de repère qui nous permet de nous situer au milieu de la variation continue des cadres sociaux et de l’expérience collective historique. Cela explique peut-être pour quelle raison, dans les périodes de calme, le souvenir collectif a moins d’importance que dans les périodes de tension ou de crise, et là, parfois, il devient mythe ».

brigitte rémer

Vu au Tarmac, le 25 mars 2015 – Production El-Warsha Théâtre, avec le soutien de TAMASI Performing Art Network, SIDA Swedish International Development Cooperation Agency, Hakaya / Union Européenne.

Tournée : 21 mars, L’Apostrophe, Cergy-Pontoise – 23 mars, Théâtre Monty, Antwerpen/Anvers – 25 au 28 mars, Paris, le Tarmac, dans le cadre de (D)rôles de printemps – 30 mars, Bozar Théâtre/Palais des Beaux-Arts, Bruxelles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sacré Printemps !

 

Photo©Blandine Photo©Blandine Photo©Blandine Soulage

Photo©Blandine Soulage

Conception et chorégraphie d’Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou (Tunisie), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

Le plateau est envahi d’une trentaine de silhouettes réalisées d’après les portraits de Billal Berreni. Ce jeune artiste d’art urbain, français d’origine tunisienne au destin tragique, peignait en 2011 le long de l’avenue Bourguiba de Tunis, le portrait en pied et grandeur nature des martyrs de la révolution tunisienne. Vêtus à l’européenne ou portant des signes traditionnels, ils sont la société civile dans le mouvement de la vie et le combat pour les droits de l’Homme, et nous prennent à témoin. Leur effigie rappelle les portraits égyptiens du Fayoum.

C’est à partir de cette représentation du peuple tunisien que les chorégraphes, Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou entourés de cinq danseurs, ont construit leur propos, à la mémoire de… pour parler, dire, se défendre et mettre en action l’expression de la liberté. Entre la trace et l’urgence, ils déclinent leur commentaire sur ce Printemps tunisien, partant de soli, qui évoluent jusqu’au collectif. Avant la danse, l’un et l’autre avaient appris le cinéma, ils en gardent la notion de plan et de rythme et celle d’un univers sonore très présent, qu’on retrouve dans Sacré Printemps !

Il y a une grande énergie dans ce spectacle où se martèlent les rythmes et se modèlent les atmosphères de vie et de quartiers, dans une tension de manifestations. Percussions, chant, oud, bruits de la ville, psalmodies de mort, rythment le spectacle, la chorégraphie travaille sur la notion d’Ensemble, superposant les temps. Des lumières vives accompagnent par moments ce monde en suspens et l’enchevêtrement des corps morts.

La notion de collectif est très présente et accompagne les solos et duos, les couples qui ne se touchent pas, les quadrilles, le travail en écho, la logique de chœur. Bientôt les mouvements de foule enflent, le bruit des manifestations enveloppe l’espace, ils se bouchent les oreilles. Lancement de chaussures comme un cri de rage. Soudainement les danseurs se figent et marquent le salut militaire. Aucun repos. Puis ils s’infiltrent dans la foule en carton, courent et se cherchent, tracent des diagonales, dansent à travers les silhouettes qui avancent et qui finissent par occuper tout l’espace.

Entre transe et précision de la danse, de ruptures en chaos, cette manière de fixer les événements par symboles et allusions, de l’emblématique au métaphorique, donne de la lisibilité à cette quête de liberté. A la recherche d’une écriture personnelle et de l’élaboration d’une partition commune, les chorégraphes travaillent les formes et les définissent dans le corps des danseurs, car, comme le dit Hafiz Dhaou, « un corps est une mémoire où tout est inscrit ».

Nés à Tunis, Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou travaillent ensemble depuis une vingtaine d’années et sont artistes associés à la Maison de la Danse de Lyon. Leurs chorégraphies les plus récentes sont le fruit d’un temps de résidence au Théâtre Louis Aragon de Tremblay en France : Transit, présenté en 2013, s’inspirait de leur environnement du moment, dans la proximité de l’aéroport de Roissy – Toi et Moi créé en 2014 est une esquisse d’instants de Sacré Printemps ! Ils travaillent à quatre mains de manière interactive et Aicha M’Barek explique : « On sait très bien ce que l’on ne veut pas. On converge vers le même point mais on ne prend pas le même chemin. »

Ils sont artistes, questionnant leur temps et les événements « en tant qu’humains, en tant que citoyens et en tant qu’artistes ». Leur Sacré Printemps ! fait aussi référence à Stravinsky et son Sacre du Printemps qui au début du XXè marquait une rupture au plan chorégraphique et musical. Ils sont dans ce même état d’alerte, confrontant leur onde de choc à la recherche de sens et à la lecture de l’Histoire. Leur Printemps est sacré !

brigitte rémer

Avec les danseurs : Amala Dianor, Stéphanie Pignon, Johanna Mandonnet, Rolando Rocha, Mohamed Toukabri, Aicha M’Barek, Hafiz Dhaou – Silhouettes de Dominique Simon, d’après les portraits de Billal Berreni – Création musicale : Éric Aldéa et Ivan Chiossone et chant : Sonia Mbarek – Lumières : Xavier Lazarini – Costumes : Michel Amet

En tournée – 27 mars 2015 : Théâtre Le Merlan/scène nationale de Marseille – 25 avril 2015 : théâtre de Singel/Campus artistique international d’Anvers – 2 mai 2015 : Les Rencontres Chorégraphiques de Tunis – 19-21 mai 2015 : CDN de Haute-Normandie, Petit-Quevilly-Rouen-Mont-Saint-Aignan

(D)rôles de Printemps, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020, du 11 au 28 mars 2015. Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.letarmac.fr

 

Alice, de Sawson Bou Khaled

Photo©Mohamed Fathala

Photo©Mohamed Fathala

Performance théâtrale mise en scène et interprétée par Sawson Bou Khaled (Liban), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

Sawson Bou Khaled a le goût de la métamorphose et nous guide à travers les faces cachées de son paysage intérieur. Dans cette performance théâtrale proche d’une installation, elle devient son propre matériau et son univers visuel est aussi présent que les mots de ses réitérations.

Jeune artiste libanaise, elle travaille entre Beyrouth et Paris, habitée des univers de Büchner, Artaud, Genet ou Koltès. Elle crée son premier spectacle, Cryptobiose, en 2006 à Beyrouth, joue dans Archipel d’Issam Bou Khaled avec le collectif Shams au Tarmac de La Villette en 2008, puis présente une version fleuve d’Alice, dans un hôtel abandonné du Caire, 2013.

Perdue dans un grand lit où elle se relaxe, rondelles de concombre sur les yeux, l’actrice semble ici s’être retirée du temps et livre des bribes de phrases, en aveugle :  « c’est peut-être comme ça… » Puis elle s’anime, grignote le légume et convoque ses monstres. Elle monte en tension tout au long du spectacle, jusqu’à devenir elle-même monstre, entre hallucinations et désagrégation. Avec sa force tranquille, comme dans un conte qui tournerait au cauchemar, elle se révèle tantôt victime tantôt bourreau.

Soudain un cri déchire le théâtre et marque d’une pierre ses (mauvais) rêves : « Je tombe… ! » Sawson Bou Khaled construit un univers mental et visuel très personnel, se fondant totalement aux éléments de la scénographie. Du lit qui devient sculpture, elle tire des merveilles avec beaucoup de naturel. Sa collaboration avec le scénographe Hussein Baydoun, depuis plusieurs années, offre des niches de créativité et d’imprévus, avec images vidéo et jeux de lumière. Petit à petit, son univers se rétrécit jusqu’à l’enfermement, dans un lit devenu cage où elle s’installe comme en état foetal.

Sa rencontre avec un chat, Alice, son confident, envoie de la tendresse dans cette absolue solitude. « Alice, comment peut-on savoir qu’on n’est pas déjà mort ? » Elle évoque l’image de la mère et traverse le temps, de l’enfance à celui de la vieillesse, projeté, au bord de l’absence et de la mort. « Cette femme a l’âge de ses projections mentales, elle est sans âge » confie Sawson Bou Khaled.

Transformation et métamorphoses sont les mots clés qui traduisent l’univers lyrique et fantasmagorique de cette artiste de grand talent. L’œil – du destin – qui la poursuit prend sa source, dit-elle, dans les violences subies lors de manifestations, quand les forces de l’ordre avaient « visé tout droit l’œil gauche, puis le droit » laissant un jeune homme privé de lumière. La guerre n’est jamais loin dans le commentaire, ni les peurs et les désordres qui en résultent, son univers finement ciselé, est noir « c’est comme ça la mort, peut-être… »

Dans un monde d’images, Sawson Bou Khaled déjoue l’absurde et hypnotise, elle est son propre matériau d’expérimentation. « C’est moi, Sawsan ! Je ne joue pas un personnage, je me mets en scène dans des situations extrêmes où je risque de ne plus du tout ressembler à ce que je suis dans la vie hors scène », ainsi est son voyage.

brigitte rémer

Conception, mise en scène, interprétation : Sawsan Bou Khaled – scénographie et animation vidéo : Hussein Baydoun – création lumière : Sarmad Louis – régie lumière : Ahmed Hafez – musique composée par Mikhail Meerovitch pour le film Le Conte Des Contes, 1979 et adaptée pour Alice, par Maurice Louca.

D)rôles de Printemps, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020, du 11 au 28 mars 2015. Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.letarmac.fr

 

 

 

On the importance of being an Arab

Photo©Graham Waite

Photo©Graham Waite

Spectacle mis en scène et interprété par Ahmed El Attar (Egypte), dans le cadre du programme D(r)ôles de Printemps.

C’est un spectacle construit en séquences à partir des conversations échangées par Ahmed El Attar, concepteur du spectacle, avec son père, des membres de sa famille, des amies, et à partir de documents officiels. Il nous plonge au cœur de son intimité et de sa réflexion à travers cet exercice qui ressemble à un work in progress. Au fil des reprises et de ses présentations, il y met des variations. « Le spectacle est une synthèse à la fois visuelle, sonore et dramaturgique, de la vie d’un Egyptien dans l’Egypte d’aujourd’hui, et cet Egyptien, c’est moi » dit-il.

L’acteur est juché sur un cube de béton – métaphore de la génération béton à laquelle il dit appartenir, vu du Caire – assis, spectateur de sa propre vie qu’il fait défiler, par bribes, par le fil d’une oreillette dont il garde secrètement le contenu et qu’il rejoue pour les spectateurs. Le jeu des langues passe par l’arabe sous-titré en français, affiché à l’avant du podium ou projeté sur un écran situé derrière lui. Il se drape parfois d’une lumière verte, donnant plus de distance encore et de théâtralité. On se croirait dans un studio de télévision. L’homme est grave et tendu, il lance son texte avec violence.

Plusieurs conversations avec le père laissent filtrer le désaccord, expression d’un conflit des générations, faisant défiler les thèmes de la vie : « Tout ce que tu m’a appris était faux ! » lance le fils. « Que tu es injuste ! » répond le père. Argent, pouvoir et politique, avant, pendant et après la Révolution ; vote de cinq millions de personnes pour Morsi, il y a trois ans ; un cœur de ville qui a changé autour de la Place Talaat Harb ; émigrer, partir où ? L’Histoire du pays est au seuil de sa porte et croise son récit de vie.

L’homme regarde le public de façon neutre et détachée et le prend à témoin, enfouissant ses affects. Il marque parfois des pauses. Quand il se lève, on le dirait au bord du vide, prêt à tomber de ce haut plateau. Un fond sonore, aussi violent que le texte lui-même, mais après tout, proche des décibels de la capitale égyptienne, remplit le petit Tarmac.

Ahmed El Attar est directeur d’un théâtre indépendant égyptien et dramaturge, le combat est permanent. Il est également le fondateur et directeur artistique du Temple Independent Theatre Company et d’Orient Productions, qui travaillent à développer la création artistique indépendante au Caire. « Je ne suis pas chroniqueur, mais j’aimerais que les gens amorcent une réflexion sur l’Autre, sur l’Arabe que je suis, sur les préjugés », justifie-t-il. Son spectacle est singulier, dans sa démarche comme dans sa forme, sa parole est libre et courageuse et Je n’est pas un autre.

brigitte rémer

Mise en scène et jeu : Ahmed El Attar/Compagnie théâtrale indépendante du Temple – musique et vidéo : Hassan Khan – décor : Hussein Baydoun – lumière : Charlie Astrom – assistante à la mise en scène : Nevine El Ibiary – ingénieur son : Hussein Sami – montage vidéo : Louli Seif – technicien lumière : Saber El Sayed – régisseur général : Ahmed Omar

(D)rôles de Printemps, au Tarmac, 159 avenue Gambetta. 75020, du 11 au 28 mars 2015. Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.letarmac.fr

La collection Lise B, conception de Fabrice Dugied

Photo©Anne Nordmann

Photo©Anne Nordmann

La collection Lise B, Regards sur la danse contemporaine. Une installation performative des archives de la journaliste de danse, Lise Brunel.

 Quand Lise Brunel disparaît, en 2011, Fabrice Dugied son fils, chorégraphe, se retrouve héritier d’une vie de danse et d’une quantité extraordinaire de documents ayant appartenu à sa mère : articles, photographies, enregistrements, entretiens, carnets de notes etc. Avec deux chercheuses, Claude Sorin et Ninon Steinhausser, il se jette à corps perdu dans le tri et l’élaboration d’un concept d’exposition, faisant parler les archives. La forme finale devient une sorte de partition pour corps et archives qui témoigne de la singularité du regard de cette passionnée de danse et de l’effervescence de cet art au cours des années 1956 à 2000.

La première partie de cette Collection Lise B se déroule dans le hall de la Briqueterie où photos, articles, audios et vidéos permettent une première approche. On entend Lise de sa voix particulière de petite fille, interroger de grands chorégraphes dont Merce Cunningham, Alwin Nikolais, Marta Graham ou Karine Waehner. On suit ses déclarations telles des manifestes sur le statut du danseur et la complexité de la carrière. Elle donne son point de vue et émet des propositions pour le développement de la danse. Quelques danseurs traversent le hall, s’échauffent, discrètement, puis l’investissent avec les petits mots de Lise écrits sur des panneaux qui signe son engagement en danse : « La danse est toujours réduite en haut lieu à une part si petite de budget… »

La suite se passe sur le plateau où deux tables se font face, côté cour et côté jardin, point de rencontre des danseurs. Fabrice Dugied accueille le public et l’invite à « un voyage sur le monde, sur le temps, sur l’espoir. » Un dispositif, sorte de carrousel constitué de chaînes portant des séries de photos en noir et blanc, tombe des cintres. Un vocal très élaboré et des bribes d’enregistrements nous environnent, des séquences se succèdent : ronde de danseurs, signe de légèreté et de partage ; pantomime réalisée avec des affiches, petits clins d’oeil à la mémoire. Les noms des chorégraphes de renom s’égrènent : Pina Bausch, Rudolph Noureev, Trisha Brown, Susan Buirge ; les lieux de la danse et des festivals, s’affichent à travers un bouquet de tee-shirts : Arles l’été de la danse, Hivernales, Montpellier Danse, Festival de Prague, en Italie, au Canada.

Au-delà des images d’archives sur écran, d’autres images captées par une caméra, sur scène, portent à la connaissance des spectateurs la richesse de documents posés au sol. « La danse est un ensemble de l’individuel, chaque danseur est un individu » dit Lise Brunel. Des séries de mots s’affichent : « mot à… en forme de… » comme éphémère, plaisir, performance, espace. Entre jeu de l’absurde et travestissement, le défilé des accessoires avec changements à vue de costumes inventifs apporte sa note loufoque et d’accumulation d’objets. La réflexion de la journaliste sur la critique en danse prolonge aussi le débat et invite au respect : « Il faudrait réinventer la critique ; comment raconter le geste sans enfermer le lecteur dans sa propre vision ? »

« Danser avec esprit, bouger l’espace, dire le silence, dire l’action, bouger l’espace…» On l’entend dictant à distance un article sur Trisha Brown à sa secrétaire, qui sur le plateau, le tape sur une vieille Remington. On entend les aspects techniques de sa critique : « Tête, genou, hanche. La tête soudain se jette de côté, le buste se plie en avant, avec vigueur… » La danse comme processus, la passionne : travail sur les courbes, cercle de derviches, mouvements délicats qui construisent la spirale, jeux de dés repris à la caméra, énumération des partitions. Moment de tendresse quand Patrice Dugied installe la danseuse aux cheveux gris sur une chaise, et qu’il tient le rôle du fils, lui, plein d’attention, elle, nageant dans l’océan. Images de rue, mémoires de bal, partout l’énergie et une force de vie.

La maison aux photos, ce dispositif qui monte et qui descend au centre du plateau, sorte de répertoire des danseurs et chorégraphes qu’elle a côtoyés, devient à la fin la maison des danseurs où se rejouent des rondes enfantines. Au final, les spectateurs sont invités à poursuivre le voyage, sur le plateau, à travers ces images. Et sur écran, signé Bob Wilson : «  Le ralentissement du temps abaisse la fréquence du cerveau et permet de trouver le temps de penser. »

Journaliste d’exception dans le monde de la danse, Lise Brunel fut une grande dame, modeste et écoutée. Elle défendait les jeunes chorégraphes. Le milieu de la danse a fait corps en répondant présent à l’invitation de son fils, Fabrice Dugied, chorégraphe qui a construit en son hommage ce parcours de corps, de voix et de sens, pour mémoire.

 brigitte rémer

Conception, direction et chorégraphie : Fabrice Dugied/ Compagnie les Zonards célestes – Recherche et commissariat d’exposition : Claude Sorin et Ninon Steunhausser – Musiques originales : Meredith Monk – Chorégraphie en complicité avec les danseurs : Brigitte Asselineau, Ashley Chen, Mié Coquempot, Camille Ollagnier, Edwige Wood.

Spectacle programmé lors de la 18ème édition de la Biennale de danse du Val-de-Marne dirigée par Daniel Favier. Programmation du 5 mars au 3 avril dans 25 lieux du Département – (cf. programme complet : www.alabriqueterie.com et tél. : 01 48 58 24 29)

Pouilles, conception d’Amedeo Fago

Photo © Pascal Victor

Photo © Pascal Victor

Tarente, dans les Pouilles, ce port de la mer Ionienne situé à l’extrême sud de l’Italie, entre Méditerranée et Adriatique, fait partie de la mythologie familiale du jeune Amedeo qui l’a fréquenté depuis l’âge de treize ans, quand son père pour la première fois l’y a amené. Il se souvient des voitures à cheval et du bruit des sabots sur les pavés mais avec l’industrialisation massive, peine aujourd’hui à le reconnaître. Son père lui avait fait aimer la ville, depuis sa mort il n’y est plus revenu.

Le spectacle est un récit de vie qu’Amedeo Fago écrit sur scène, assis à son bureau dans un coin du plateau, côté cour. L’homme est silencieux et interroge sa généalogie, essayant de mettre des noms sur des visages qu’il n’a jamais connus. Tarente 2011 le remplit de nostalgie, face à la maison le long du front de mer, aux cris des mouettes, au caveau familial dernière demeure du père, laissé à l’abandon depuis vingt-cinq ans.

Les photos projetées sur un écran en fond de scène remontent le temps et nous font entrer dans son panthéon. Avec lui nous feuilletons l’album des ancêtres, dans un compte à rebours partant du début XIXème quand l’Italie était royaume, gouverné par la dynastie de la Maison de Savoie et jusqu’à Mussolini, le fasciste. L’Histoire s’inscrit en filigrane tout en restant à distance, c’est de famille dont il s’agit : « C’était le cinquième enfant de mon arrière grand-père Nicola et il était né en 1841. Les trois lettres que j’avais trouvées se trouvaient dans un petit cartable de cuir écrites sur papier à entête de la Chambre des Députés du Royaume d’Italie… Angelo, le sixième des fils né en 1844, deviendra, quant à lui, mon grand-père…»

Au fil de la narration, l’auteur-acteur-metteur en scène fait une incursion de l’autre côté du plateau où se trouvent quelques mannequins qu’il habille des vêtements sortis d’une armoire ou qu’il plie avec soin, les empilant dans la malle en osier posée devant lui. Comme le linge, les souvenirs se rangent. Et la grande Histoire croise l’histoire familiale, la mémoire politique se teinte de mémoire sociale, dans ce travail d’identification et de recherche des racines. Habité des fantasmes du passé, Amedeo Fago ré-écrit son histoire et se raconte, passant par le filtre du récit enregistré, – c’est son parti pris de mise en scène – ce qui donne parfois l’impression, avec image et son, de suivre Arte à la télé.

Dans le dernier tableau et descendant du cadre, se détache le père. Nous entrons en théâtre, « espace intemporel » selon l’auteur . Un acteur, jeune, s’avance dans le rôle du père à la rencontre d’un fils aux cheveux gris, inversant les générations : « Qui es-tu ? » dit le jeune – «Je suis ton fils » dit l’ancien qui remet à son père le livre de la transmission. Un symbole du temps s’affiche, – une grande horloge – qui, pour quelques instants, devient le personnage principal de la scène.

On referme l’album de ce récit familial, archétype d’une région les Pouilles, et d’une Nation l’Italie, repassant son Histoire et sa géographie du pays, comme un lointain souvenir.

 brigitte rémer

Texte, conception et mise en scène : Amedeo Fago – Jeu : Amedeo Fago et Giulio Pampiglione – Traduction : Patrick Sommier – Costumes : Lia Francesca Morandini – Musique : Franco Piersanti – Effets spéciaux : Davide Ippolito et Luca Di Cecca – Montage vidéo : Daniele Carlevaro – Régie vidéo : Nicola Spagna et Valerio Cappelluti – Assistanat à la mise en scène Alberto Battocchi.

Présenté du 4 au 13 mars au Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis par la MC93, dans le cadre du Festival Le Standard Idéal. (Programme détaillé : www.MC93.com – tél. : 01 41 60 72 72)

Article à télécharger : Pouilles, conception d’Amedeo Fago

Saisir, texte d’Henri Michaux, mise en scène de Sarah Oppenheim

© Alain Richard

© Alain Richard

C’est le troisième spectacle de la metteure en scène Sarah Oppenheim, coproduit et présenté par la MC93, hors les murs cette année pour raison de travaux, après Le Paysan de Paris d’Aragon en 2013 et La Voix dans le débarras d’après le récit de Raymond Federman, en 2014.

Saisir, d’Henri Michaux, publié en 1979, n’est pas des plus simple à porter à la scène, le langage y est abstrait, poétique, impressionniste, comme des traits jetés sur une page. Pendant une cinquantaine d’années à partir de 1922, le poète a créé un langage spécifique composé de mots et de signes. Son message est codé. Ses poésies, comme L’Espace du dedans, Lointain intérieur ou La vie dans les plis ; ses récits d’initiation, comme Misérable miracle ou Connaissance par les gouffres ; les traces de ses voyages avec Ecuador publié dès 1929 et Un Barbare en Asie, quatre ans plus tard ; et enfin Par des traits, dernier ouvrage publié de son vivant en 1984, sont la synthèse de sa démarche graphique et de sa quête littéraire, atypiques. Michaux conjugue la pratique du dessin et celle de l’écriture, se situe aux frontières et teste les limites – par les drogues et l’approche de la psychiatrie – s’intéresse à la calligraphie et pratique le crayon, l’encre, la gouache, l’aquarelle et la gravure. C’est de cet univers dont se saisit Sarah Oppenheim, qui le traduit magistralement.

L’acteur-récitant, Yann Colette, debout dans un halo de lumière côté cour, porte le texte légèrement amplifié par un micro. « Homme mystère homme et la rage… » Enumérations. Côté jardin, Benjamin Havas façonne au violoncelle des lignes courbes et mélodiques, qui interpénètrent les mots. On s’habitue au noir quand une forme féminine à peine perceptible se révèle et s’imprime, sortant des limbes. Elle entre progressivement dans le dessin, point rouge interrogeant l’œuvre d’art jusqu’à devenir elle-même l’oeuvre, et prend possession de l’espace. Fany Mary se glisse dans ce jeu du dedans dehors, manipulant une corde blanche tombée du ciel, qui contraste avec la boîte noire de l’espace scénique (création lumières de Benjamin Crouigneau) et décline son alphabet. A certains moments, le texte se suspend. « Qu’est-ce que je fais ici ? J’appelle. Je ne sais qui j’appelle. Quelqu’un d’un autre monde… » Une ligne brisée s’écrit en bleu sur le tulle noir séparant le plateau de la salle, sorte de réplique de la corde posée au sol. Le dessin envahit l’écran, sur un travail graphique de Louise Dumas, très réussi. « Est-ce moi tous ces visages ? » Puis comme un retour en petite enfance, l’actrice personnage fait bruisser des poches plastique, avant de s’auto-mutiler de pansements qu’elle colle avec obsession sur son visage. « Je n’ai rien à faire, je n’ai qu’à défaire. J’aime défaire… »  Elle froisse ensuite le tulle de l’avant-scène qui tombe et dévoile un plateau recouvert d’une fine surface d’eau à peine visible, avec laquelle elle va jouer (scénographie et costumes d’Aurélie Thomas). « Enfant, mon regard traversait les gens sans s’arrêter… » S’affiche alors un visage meurtri qui nous dévore, bouche déformée comme une toile de Bacon, visage rayé comme une prison.

Une autre ligne blanche traverse le plateau le coupant en deux de cour à jardin : l’actrice se glisse dans ce fragile lien, comme dans une camisole de folie et se suspend dans la diagonale, en une crucifixion. « Echapper à ses semblables, désobéir à la forme, comme si, enfant, je me l’étais juré ». Reflets d’eaux, illusions, enroulements sur elle-même, elle est le maître de cérémonie servant l’univers des mots et des traits de Michaux. Et sur l’écran noir en fond de scène, une première balafre blanche, jetée comme un i sans point qui se transforme en v, en y, puis en x, enfin en signe. Métamorphoses du trait en homme, soleil, mante religieuse, fantôme, et, jusqu’au cauchemar, en une pluie d’images où hannetons et pieuvres se répandent.

Dans le tableau final, sur huit panneaux de métal suspendus, signes et traits apparaissent et se reflètent dans l’eau. L’actrice matériau se fond dans un dessin prolongeant ses gestes comme des ressassements, création d’un monde déréglé et bruyant, ponctué par la basse continue du violoncelle, telle un bourdon. On est dans le processus créatif, dans le débordement et la folie créatrice. « Un jour, bientôt peut-être, j’arracherai l’ancre qui tient mon navire loin des mers ». Au centre du plateau glisse un minuscule bateau de papier rouge qui, telle une luciole devient point lumineux ou feu de détresse. Il s’échoue dans un cercle de lumière, bientôt enseveli sous une pluie de sable blanc tombant des cintres. La ligne virtuelle entre le récitant et le contrebassiste s’efface.

Spectacle installation, le croisement des langages artistiques est ici très réussi et Sarah Oppenheim en est maître le maître d’œuvre : « Nous cherchons dans nos spectacles à suivre non pas le résultat du texte en tant que produit fini, mais son mouvement d’écriture, révélant son sens au fur et à mesure de ses avancées et ratures, traces et effacements ». Michaux s’inscrit magnifiquement dans cette expérimentation.

 Brigitte Rémer

 Spectacle coréalisé et présenté du 16 au 22 févier 2015, au Colombier de Bagnolet, coproduit par Le Bal Rebondissant et la MC 93, théâtre de tous les ailleurs, dans le cadre de la programmation hors les murs de la MC93 maison de la culture de la Seine-Saint-Denis.

Les Nuits El Warsha et Zawaya-témoignages de la Révolution

El Warsha Théâtre, du Caire, présente en  tournée deux spectacles en langue arabe, sous titrés en français : Les Nuits El Warsha, du 1er au 20 mars et Zawaya-témoignages de la Révolution, du 21 au 28 mars. Conception et réalisation, Hassan El-Geretly.

©brigitte rémer

©brigitte rémer

Après son passage en France lors du dernier Festival d’Avignon, El Warsha Théâtre – L’Atelier – revient en France avec deux spectacles, Les Nuits El  Warsha et Zawaya-témoignages de la Révolution.

Son chef de troupe, Hassan El-Geretly, francophone et francophile, a créé en 1987 avec détermination cette première troupe indépendante d’Egypte. Il développe depuis, les problématiques égyptiennes contemporaines en repensant les formes théâtrales, et puise dans les expressions populaires. Excellent pédagogue, il est présent sur tous les fronts, toujours aux aguets, sillonne le pays et œuvre dans un esprit de conscientisation des jeunes et de démocratisation culturelle.

* Le premier spectacle présenté en tournée avec treize comédiens, conteurs, chanteurs et musiciens, Les Nuits El Warsha, s’inscrit dans la tradition du cabaret urbain, forme satirique et frondeuse qui avait émergé après l’indépendance du pays, en 1923. Dans cet entre-deux guerres, la liberté de parole avait entraîné une grande frénésie pour le théâtre chanté, l’opérette, le music-hall, le cabaret politique, en même temps que commençait à se développer le cinéma, dans toute sa légèreté.

Les Nuits El Warsha, sont une sorte de laboratoire expérimental toujours en mouvement où la troupe lance ses petites formes – contes populaires, sketchs, théâtre d’ombres, marionnettes à gaine, music hall, danse du bâton, et musiques populaires – qu’elle reconfigure en permanence et fait évoluer dans le contexte d’aujourd’hui.

. 2, 3 et 4 mars, le grand T (mardi 3 mars, la représentation sera suivie d’un débat, et précédée, à 18h30, d’un grand entretien avec Hassan El-Geretly). www.legrandt.fr

. 5 mars, Bonlieu, scène nationale, Annecy – www.bonlieu-annecy.com

. 6 au 10 mars, Théâtre Saint-Gervais, Genève – www.saintgervais.ch

. 12 et 13 mars, Théâtre l’Espal, Le Mans – www.theatre-espal.net

. 14 mars, Théâtre de la Halle aux grains, scène nationale, Blois – www.halleauxgrains.com

. 17, 18 mars, Théâtre-Maison de la Culture, Bourges – www.mcbourges.com

. 20 mars, L’Apostrophe, Cergy Pontoise – www.lapostrophe.net

*  Le second spectacle, Zawaya-témoignages de la Révolution, au ton plus grave, témoigne des événements de 2011 à l’heure de la révolte et de la révolution, Place Tahrir. La troupe a travaillé à chaud sur la mémoire immédiate, collectant les récits liés aux événements. Zawaya signifie angles, en quelque sorte angles de vue.

C’est une invitation à la réflexion, à partir de témoignages divergents qui mettent en scène les dix-huit jours ayant conduit à la chute de Moubarak, le 11 février 2011 : le récit d’un officier de l’armée, la mère d’un jeune martyr tué lors des événements, les provocations d’un Baltagui, – un voyou, qui est tantôt du côté du pouvoir, tantôt de l’autre côté -, le récit d’un groupe d’ultras d’un club de football, une représentante d’une ONG en visite à la morgue.

Collectés puis mis en forme par l’écrivain Shadi Atef, ces témoignages, complétés des poèmes de Mohamed El Sayed, Shadi Atef et Wael Fath, sont dépositaires de la mémoire collective et ont valeur de protestation. Portés par quatre comédiens et un musicien, ils sont devenus spectacle et interrogent le tragique.

. 21 mars, L’Apostrophe, Cergy-Pontoise, www.lapostrophe.net

. 23 mars, Théâtre Monty, Antwerpen/Anvers, www.monty.be

. 25 au 28 mars, Paris, le Tarmac, dans le cadre de (D)rôles de printemps, www.letarmac.fr

. 30 mars, Bozar Théâtre/Palais des Beaux-Arts, Bruxelles, www.bozar.be

brigitte rémer

La Imaginación del futuro

mise en scène de Marco Layera,
texte écrit par el Teatro La Re-sentida

Crédit photos © La Resentida

Crédit photos © La Resentida

La représentation fut introduite par un échange sur le thème Ecrire le monde autrement, et suivie d’un débat sur La place du théâtre dans la société. Animée par Marie-Josée Sirach, rédactrice en chef Culture de l’Humanité, en présence de Nathalie Huerta directrice du Théâtre Jean Vilar, et de Frédéric Hocquard directeur d’Arcadi Ile-de-France, – la Région Ile-de-France ayant développé un partenariat avec le Festival Santiago a Mil, dans la capitale chilienne -, la soirée a permis à l’équipe artistique de parler de l’Histoire du Chili aujourd’hui, et de son positionnement au regard des quarante dernières années.

La imaginación del futuro traite en effet de la mémoire et de l’Histoire récente d’un pays resté blessé, le Chili des années soixante-dix. Conté sur le ton subversif de la provocation politique, le spectacle est une sorte de fable qui s’attaque à l’image charismatique et populaire de Salvador Allende et écorne quelque peu son icône. Par subversion, le metteur en scène Marco Layera entend : « Une capacité à modifier l’ordre établi ».

Ainsi voit-on le Président socialiste, sorti de son contexte, dormir et s’enfoncer dans des rêves plutôt que de gouverner, entouré de ses ministres et de communicants parasites qui le manipulent, sorte de marionnette entre leurs mains. Une série d’images et galerie de portraits nous sont livrés, allant d’une balle perdue à une plage sur toile de fond, de la traque et de la solitude à des mannequins pendus et cagoulés, de l’appel à collecte pour un adolescent dit malchanceux mettant le public à contribution, à l’image de la mort.

L’appel à démission : « Demain vous serez éternité, nous serons oubli », ainsi que le dernier discours d’Allende, – prononcé le 11 septembre 1973 quand il s’enferme dans le Palais de La Moneda et refuse de se rendre aux milices de Pinochet choisissant de se donner la mort -, sont des moments forts, traités ici sur un mode satirique. Cette séquence emblématique se déroule en haut d’une colonne à l’emblème Coca Cola, le symbole est lourd. Passent aussi sur scène des bannières aux effigies de Fidel Castro et du Che, et une rapide référence au Pape François originaire d’Argentine, et à deux extrémistes montrés du doigt, Marine Le Pen et Benyamin Netanhyaou.

La imaginación del futuro est une fiction et non pas un récit historiciste, précise le metteur en scène. C’est en 2007/2008 que la troupe La Re-Sentida – Le Ressentiment – présentait son premier spectacle, au moment où le Chili fêtait son bicentenaire, et alors qu’il était devenu le pays des inégalités “notamment dans la répression contre les Indiens Mapuche, plus forte encore que sous la dictature” dit l’équipe artistique. La Resentida cherche un théâtre qui interroge et dérange, et travaille sur la provocation. C’est à partir d’un matériau apporté par Layera, que s’est ici construit le spectacle, par improvisations et écriture collective, jusqu’à sa version finale, corrosive et féroce, cynique et drôle. La troupe aime à créer des spectacles basés sur la contradiction, et y déploie une énergie à toute épreuve.

Elle pose aussi la question du politique au théâtre. Au cours de la dernière édition du Festival d’Avignon où fut présenté le spectacle, son côté irrévérencieux fut sujet à caution, “certains spectateurs le rejetant, d’autres s’y ralliant en une véritable catharsis”, rapporte le metteur en scène. « J’aime et je déteste mon pays, c’est pour ça que je fais du théâtre » ajoute-t-il. Entouré de Luis Briceño réalisateur et producteur radio, coordinateur en France du mouvement Revolución Democrática, et de Pablo de la Fuente, scénographe et costumier du spectacle, ils s’expliquent : « Dans ce pays d’inégalités, il y a chaque jour une quinzaine de morts dans les manifestations et les accusations d’anarchisme ».

Quels comptes ont à régler ces jeunes générations qui ont suivi la véritable ascension et destruction d’Allende, quelles désillusions ont-ils subi, et pourquoi tant de radicalité ? « C’est un ressentiment envers ceux qui ont fait de notre pays un conclave bananier et envers ceux qui nous ont appris à rêver d’un pays plus juste et solidaire et qui nous ont trahis… Nous sommes loin d’être ce pays démocratique, divers et justement développé que quelques voix officielles annoncent à l’extérieur. Notre pays et le monde sont établis de telle façon que certains seulement en profitent » dit le metteur en scène, en déboulonnant la statue du commandeur.

Quel héritage idéologique reste-t-il aujourd’hui et comment se construit la réalité ? C’est la question que se pose le spectateur en sortant de la salle. Quel est le rôle de l’art au Chili et le rôle de l’artiste ? Comment parler des atrocités, en remettant en question le spectacle et le rôle du théâtre ? Comment interroger l’ambigüité d’une période historique, et où commence la fiction ? « Sur certains sujets, le rire est difficile, dit un ancien exilé » dans le débat qui suivait la représentation. Le théâtre, comme outil de réflexion et de critique, tend un miroir à l’Histoire.

Brigitte Rémer

Vu au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine
Tournée en France, notamment à Montpellier, Douai, Paris/Théâtre des Abbesses)
et à l’étranger (Belgique, Chili, et divers pays d’Amérique Latine)

Lecture :
. No pasaran suivi de Le peuple doit se défendre : message radiodiffusé de Salvador Allende, 11 septembre 1973. (Paris, Points-Seuil).
. Chili, 11 septembre 1973, la démocratie assassinée, récits témoignages de Eduardo Castillo (Arte Editions/Serpent à plumes).

Clameur des Arènes

Conception et chorégraphie de Salia Sanou, avec huit danseurs et quatre musiciens. Compagnie Mouvements perpétuels. Au Tarmac – La Scène internationale Francophone.

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Crédit photos © Marc Coudrais

Danseur et chorégraphe engagé depuis une vingtaine d’années dans la recherche de langages chorégraphiques singuliers, Salia Sanou travaille à partir de sa terre d’origine le Burkina Faso, et de ses expériences françaises.

En France, il a notamment participé comme danseur, puis comme chorégraphe, aux créations du Centre chorégraphique national de Montpellier dirigé par Mathilde Monnier, il a été artiste associé à la Scène nationale de Saint-Brieuc, puis en résidence au Centre national de la Danse. Au Burkina-Faso où il a été formé à la danse et au théâtre, il dirige avec Seydou Boro la biennale Dialogues de Corps de Ouagadougou, qui propose des résidences d’écriture, des ateliers et des rencontres autour d’une programmation internationale de danse. Puis ils fondent tous deux en 2006, à Ouaga, le premier Centre de développement chorégraphique africain, Termitière. En 2011, il crée sa Compagnie, Mouvements Perpétuels, implantée à Montpellier et chorégraphie Au-delà des frontières, pour le Festival Montpellier Danse, l’année suivante. Son implication pour le développement de la danse dans le monde est régulièrement saluée et récompensée.

Avec Clameur des Arènes, sa démarche s’inscrit dans une proximité entre l’art de la danse et la lutte, sport qui le fascine, très populaire au Sénégal car emblématique de la position sociale autant que du combat pour la vie. Il est entouré de trois danseurs et cinq lutteurs, graves et sculpturaux, qui mènent le spectateur sur un chemin initiatique et jusqu’au cœur du sujet, l’arène, qui sera ce moment de lutte finale où ils s’affronteront avec puissance et grâce. Il est porté par la création musicale d’Emmanuel Djob – dont la voix de gospel aux profondeurs ancestrales marque les différentes séquences de la chorégraphie – interprétée en direct par quatre musiciens chanteurs, sensibles et à l’écoute.

Quand danseurs et lutteurs prennent lentement possession du plateau, tout est concentration et gravité, rituel et gestes sacrés. L’environnement scénographique de Mathieu Lorry Dupuy construit une installation en fond de scène, composée de coussins aux formes pulpeuses, couleur carmin, soigneusement alignés dans une structure de bois. Elément vivant, il devient aussi mur d’entraînement dans lequel se fondent les danseurs.

Des jeux d’étoffe de même couleur donnent de la grâce et de la maitrise aux mouvements d’ensemble – visages cachés, puis voilés – jusqu’à la confection d’un pagne qui se superpose au premier, et s’ajuste en dansant. Les musiciens aux aguets accompagnent finement les différents moments chorégraphiques, laissant des respirations et des silences : ensembles, quadrilles, dialogues, gestuelles en décalage, l’individualité s’écrit avec le collectif. L’énergie évoque Béjart dans sa Messe pour le temps présent, elle conduit à la danse traditionnelle, avec son ancrage à la terre et l’écoute de la forêt. Les bras s’ouvrent comme chauves-souris aux ailes de grande amplitude sous les lumières crues d’Eric Wurtz qui accompagnent glissements, déhanchements, croisements, jeux rituels et guerriers. Puis un cercle s’élabore, avec des sacs que les danseurs déposent, délimitant ainsi l’aire des lutteurs, savamment agencée.

Alors deux clans s’affrontent, soutenus chacun par ses supporters, ainsi que par les musiciens entrant dans l’espace de jeu, pour les porter. Echauffement, mise en spectacle, arrêt, reprise, conciliabule, intimidation, parade, passage de témoin, coups de griffes, pattes de velours, tête contre tête, espace de liberté du corps, de l’expression, de la sensualité. Il n’y a aucune agressivité. Nous sommes au coeur des pratiques magiques et de la liberté des corps. Danseurs et lutteurs remontent ensuite lentement le plateau, masqué d’un tissu blanc où se dépose l’empreinte de leur sueur, puis ils sortent, un à un, comme ils sont venus.

« Le projet illustre pour moi une confrontation passionnante du spectaculaire en Afrique » dit Salia Sanou. « Qu’il s’agisse des conseils de famille, des cérémonies rituelles, des enterrements, des baptêmes, des fêtes pour les mariages. L’espace délimité est le cercle, c’est-à-dire le Fogo qui définit en soi l’espace du dedans vers le dehors. C’est, d’une certaine manière, la configuration de l’arène qui contient l’espace émotionnel, et, de façon tout à fait inconsciente, rassemble de façon collective. » Il y a tant de fluidité dans la gestuelle et de délicatesse qu’on ne sait plus qui est lutteur et qui danseur. La disparité des techniques s’efface et la présence de tous et de chacun participe d’une sorte de chant choral.

Brigitte Rémer le 21 février 2015

Avec, en alternance, les danseurs : Ousséni Dabaré, Jérôme Kaboré, Ousséni Sako, Ousséni Dabaré, Jérôme Kaboré, Romual Kaboré, Konan Jean Kouassi, Jean-Paul Mehansio, Nicolas Mombounou, Pape Ibrahima Ndiaye, Ousséni Sako, Marius Sawadogo, Marc Veh –  Les musiciens : Emmanuel Djob, Bénilde Foko, Elvis Megné, Séga Seck musique créée et interprétée par Emmanuel Djob – création sonore et mix live Hughes Germain – scénographie Mathieu Lorry Dupuy – lumière Eric Wurtz – régie Générale Rémi Combret – administration de production Stéphane Maisonneuve

Vu au Tarmac, scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta. 75020. Paris – métro : Gambetta – Tournée en France de février à avril 2015 : Hivernales d’Avignon, le 23 février – Scène nationale de Narbonne, le 27 février – Scène nationale de Chambéry, le 3 mars – Arsenal Metz en scène le 2 avril – Théâtre de Grasse, les 10 et 11 avril – Le Moulin du Roc Scène nationale de Niort, le 14 avril.

(D)rôles de Printemps, au Tarmac

A l’affiche, du 11 au 29 mars 2015

zawaya - Tamer EISSA

crédit photo © Tamer EISSA

Six artistes du Monde Arabe venant d’Egypte, du Liban et de Tunisie, présenteront performances, spectacles de danse et de théâtre, au cours des (D)rôles de printemps programmés au Tarmac, du 11 au 29 mars. Ils ont leur Art pour liberté et nous prennent à témoin :

Sawsan Bou Khaled, de Beyrouth, propose Alice, performance théâtrale où l’image vidéo et les jeux de lumières élaborent un monde fantasmagorique peuplé de hantises venues de l’enfance, de la guerre et des peurs installées dans le quotidien (11 au 14 mars).

Ahmed el Attar, directeur du Théâtre El-Falaki au Caire, se met en scène et parle en je pour traiter de la vie d’un Egyptien – la sienne propre – dans l’Egypte d’aujourd’hui. Pour On the importance of being an Arab, il a créé un canevas dramaturgique, sonore et visuel, à partir d’heures de conversations enregistrées, et nous livre des instants de vie où l’intime croise la grande Histoire (11 au 14 mars).

Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou, danseurs et chorégraphes tunisiens, présentent, en écho à Stravinsky, Sacré Printemps ! accompagnés de cinq danseurs. A la recherche d’un nouveau langage et à travers leurs choix musicaux affirmés, ils parlent de la Tunisie d’aujourd’hui (18 au 21 mars).

Hassan El-Geretly, directeur du Théâtre El-Warsha, au Caire, première troupe indépendante d’Egypte créée à la fin des années quatre-vingts, présente Zawaya, témoignages de la Révolution. Cinq acteurs et un musicien travaillant dans cet esprit de troupe, portent cinq récits de tragédie et le texte de trois poètes. Le spectacle offre « huit angles de vue – Zawaya signifie angles, au pluriel – huit regards sur ce qui s’est passé… À quoi s’ajoutent les ambiguïtés, les hésitations et les non-dits » confie le chef de troupe et metteur en scène (25 au 28 mars).

Meriam Bousselmi, dramaturge tunisienne, accueille le spectateur à sa manière. Elle présente une installation nommée Truth Box, confessionnal où chaque spectateur viendra, à son tour, recevoir le péché d’un personnage… (11 au 28 mars).

« Autant d’artistes qui chacun à leur façon subvertissent les genres esthétiques, interrogent les formes, questionnent la place et la responsabilité de l’artiste face au monde. Autant de propositions artistiques qui jamais ne réduisent la complexité du monde et de nos sociétés et qui revendiquent le rêve comme le premier et incontestable chemin vers la liberté » dit Valérie Baran, directrice du Tarmac, annonçant l’événement.

Brigitte Rémer

Le Tarmac, la scène internationale francophone
159, avenue Gambetta. 75020 – M° St Fargeau
Tél. : 01 43 64 80 80 – Site : www.letarmac.fr