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Le Dibbouk ou Entre deux mondes

© Pascal Gély

© Pascal Gély

Spectacle en français, yiddish et hébreu d’après la pièce de S. An-sky. Adaptation de Louise Moaty et Benjamin Lazar d’après la traduction du russe de Polina Petrouchina, et le travail sur la version yiddish de Marina Aleexeva-Antipov. Mise en scène de Benjamin Lazar.

C’est une pièce emblématique du théâtre yiddish. Dans la tradition juive kabbaliste le Dibbouk est un esprit, une âme damnée qui entre dans le corps d’un vivant pour expier ses péchés ; ce peut être aussi l’âme d’une victime d’injustice qui demande réparation. C’est dire que la pièce n’est pas simple à monter, elle l’est d’ailleurs rarement.

Né dans la Russie tsariste en 1863, contraint à l’exil par deux fois en raison de son engagement politique, l’auteur, Shloyme Zanvl Rappoport dit S. An-sky, s’est intéressé aux récits d’inspiration populaire et à la mémoire juive en véritable ethnologue, accompagné du compositeur Joël Engel et du plasticien Judowin. Ensemble ils ont collecté musiques, histoires, peintures, jeux et poésies. De cette recherche est né Le Dibbouk, autour de 1910. Constantin Stanislavski s’y est intéressé mais le fondateur du Théâtre d’Art de Moscou, pour plus d’authenticité aurait voulu qu’elle fût traduite en yiddish. Et le projet n’ira pas plus loin. La pièce sera répétée à Vilna en 1917, sa présentation n’aura lieu qu’en 1920 à Varsovie, après la mort de l’auteur. C’est Gaston Baty qui, pour la première fois en France la mettra en scène et la présentera au Studio des Champs-Elysées en 1928. Un film en sera tiré dix ans plus tard, réalisé par Michaël Waszynski, qui s’inscrira aussi comme gardien de la mémoire.

Benjamin Lazar s’empare à son tour de la pièce et choisit d’ouvrir le spectacle avec un long prologue. Autour d’une immense table de travail dans ce qui pourrait être une maison de prières, les douze acteurs – qui tiennent presque tous plusieurs rôles – sont rassemblés et énoncent les règles du judaïsme en se lançant des questions. « Ces questions ont été rédigées par An-Sky lui-même qui avait établi un questionnaire publié sous le titre Der Mensch, ce qui signifie L’Homme » précise le metteur en scène. Cette entrée en matière didactique, un peu lourde mais sans doute nécessaire, a un rôle d’initiation pour le spectateur profane. Il y est question de Talmud et de Mishna, des Séraphins de la Kabbale, des quatre degrés d’interprétation et des neuf rouleaux de la Torah, des six cercles de vie, de l’Arche et de la nappe aux fils d’or qui la ferme. Il y est question de croyances et de fantasmes, de mythes et de traditions.

Puis débute le récit. On annonce les fiançailles de Leye, fille de Sender, sur fond de vodka et d’ivresse, de chants et de musiques. Le père, qui lui souhaite un riche époux, n’a pas trouvé acquéreur facilement. La mère est morte et la jeune fille, élevée par une nourrice autoritaire, doit épouser celui qu’on lui désigne. Elle est pourtant éprise de Khonen, un homme de l’ombre tout aussi épris d’elle, et leurs destins semblaient prédestinés. Mais à l’annonce de ce mariage, Khonen, qui s’est réfugié dans les études talmudiques, s’écroule brutalement et meurt. C’est son esprit qui va hanter la jeune mariée et lui donner la force de braver l’ordre établi par son père. Ainsi, le jour des noces, elle se refuse à son époux, comme possédée par une force mystérieuse et surnaturelle qui l’habite. La seconde partie de la pièce repose sur la possession et l’exorcisme. Antonin Artaud en faisait le commentaire, en disant : « Dans une scène extraordinaire, Leye parle avec la voix même de l’homme qui réclame ce qui lui a été destiné, c’est-à-dire la femme, c’est-à-dire elle-même… La voix avec laquelle cet être revendiquait son bien est l’une des choses les plus terribles que j’ai entendues. »

Le père se rend chez Rebbe Azriel, exorciseur, qui tente tout pour désorceler la jeune femme et comprendre la raison de la possession. Mais l’esprit n’obtempère pas. Les deux hommes découvrent alors que Khonen est cette âme damnée qui habite Leye. Le père est convoqué en audience et doit rendre des comptes. Il comprend qu’il a brisé un serment de jeunesse. Lié d’amitié à Nissan, père de Khonen, les deux hommes s’étaient fait le serment de marier leurs enfants si leurs épouses respectives donnaient naissance l’un à une fille l’autre à un garçon. Nissan mourut avant la naissance de son fils, Sender perdit de vue la famille et oublia la promesse. Enfermé dans un cercle dessiné au sol, en tête à tête avec son passé et la promesse manquée, il se voit condamné à donner la moitié de sa fortune. Quand l’esprit enfin fut chassé au bout de la énième séance d’exorcisme, Sender convoqua le riche prétendant choisi pour reprendre la cérémonie du mariage. Mais définitivement offerte à Khonen son Elu, Leye rendit son dernier soupir.

Un travail intense qui repose sur les acteurs – l’interprétation de Louise Moaty en Leye est particulièrement forte -, une scénographie sobre avec quelques objets symboliques, des entrées et sorties par le fond de scène, des musiques judicieusement présentes, populaires et religieuses, avec des chœurs enregistrés mêlés au chant des acteurs – compositeur Aurélien Dumont, chef de chant et soliste Paul-Alexandre Dubois – telle est l’écriture scénique que propose Benjamin Lazar. Son Entre deux mondes, celui des vivants et celui des morts, ouvre sur le fantastique et dans un au-delà sans effets spéciaux, il porte avec intelligence et clarté la complexité de la pièce.

Après plusieurs spectacles s’inscrivant dans une esthétique baroque où la musique toujours occupe une place maîtresse, Benjamin Lazar s’engage avec Le Dibbouk sur les chemins complexes de la mémoire – ceux de la culture yiddish du début du XXème – et signe ici, accompagné de Louise Moaty comme collaboratrice artistique, un travail plein de questionnements.

 Brigitte Rémer

Théâtre Gérard Philipe Centre Dramatique National de Saint-Denis – du 25 septembre au 17 octobre 2015. Avec : Paul-Alexandre Dubois, Simon Gauchet, Éric Houzelot, Benjamin Lazar, Anne-Guersande Ledoux, Louise Moaty, Thibault Mullot, Léna Rondé, Alexandra Rübner, Stéphane Valensi, Nicolas Vial, Pierre Vial – et les instrumentistes : Martin Bauer violes – Patrick Wibart serpent et autres instruments – Nahom Kuya cymbalum et percussions – chorégraphie Gudrun Skamletz – scénographie Adeline Caron – lumières Christophe Naillet – costumes Alain Blanchot.

 En tournée : Théâtre du Beauvaisis à Beauvais, 12 et 13 novembre – Scène Nationale de Cherbourg, 19 et 20 novembre – Maison de la Culture d’Amiens, 23 au 27 novembre – Théâtre de la Foudre, Petit Quevilly CDN de Haute Normandie, 1er et 2 décembre – Théâtre Jean Vilar de Suresnes, 5 et 6 décembre – Espace Jean Legendre, Compiègne : 10 décembre – MC2, Grenoble, 9 au 13 février 2016 – Grand Théâtre/les théâtres de la Ville de Luxembourg, 16 et 17 février – La Criée à Marseille, 24 au 26 février – TNP Villeurbanne, 1er au 6 mars – Théâtre de Cornouaille/Scène Nationale de Quimper, 9 mars – Théâtre Municipal de Caen, 15

Battlefield, d’après Le Mahabharata

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Texte de Peter Brook, Jean Claude Carrière et Marie Hélène Estienne. Mise en scène de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne, au Théâtre des Bouffes du Nord, en anglais surtitré en français.

Le sol est rouge désert, comme le cadre et le fond de scène. Le Mahabharata, ce livre sacré de l’Inde et grand poème épique datant des derniers siècles av. JC relate la « Grande Geste » des Bharata. Il n’est plus cette longue chronique de neuf heures aux personnages poétiques et guerriers qui avaient captivé le public de la carrière Boulbon en 1985, lors du Festival d’Avignon. C’est aujourd’hui un tout autre travail qui est présenté, réalisé par le maître des lieux avec Marie Hélène Estienne, d’après la pièce de Jean-Claude Carrière issue du texte originel, et avec une nouvelle équipe – quatre acteurs : Carole Karemera, Jared Mc Neill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan et un percussionniste, Toshi Tsu­chi­tori dont les mains battent l’instrument avec la légèreté des ailes de papillon -. Et la magie opère tout autant.

« Le Mahabharata est une épopée, avec des héros et des dieux, des animaux fabuleux. En même temps, l’œuvre est intime. C’est-à-dire que les personnages sont vulnérables, pleins de contradictions, totalement humains » disait Peter Brook il y a une trentaine d’années. De cette épopée immense constituée de multiples micro-récits, le metteur en scène et son équipe en restituent aujourd’hui l’aspect intime et mettent en exergue la vulnérabilité des personnages.

La pièce commence par la description du champ de bataille, de manière réaliste et crue, avec ses milliers de morts, à la fin d’une guerre fratricide opposant deux branches d’une famille royale : les cent frères Kauravas à leurs cinq cousins, les Pandavas, guidés par l’aîné, Yudishtira. « Les femmes cherchent leurs maris » constate-t-on et nombre de morts ne recevront pas le rite funéraire qui leur est dû.

Dans ce paysage après la bataille, la révélation de Kunti, la mère, à son fils Yudishtira, le glace : Karna, l’ennemi de toujours, tué pendant le combat, était de sang royal : Surya, dieu soleil, était son père, mais cette naissance hors mariage mettant la mère en difficulté, l’enfant fut déposé sur le Gange avant d’être recueilli par un charretier qui le nomma Karna et l’éleva comme son fils. Poursuivant ses aveux, elle se nomme comme étant cette mère ayant abandonné ce fils, au fil de l’eau. Puis elle ajoute, en référence à cette guerre fratricide : « Il t’a laissé gagner. » Le choc est grand pour Yudishtira meurtrier de son frère sans le savoir, qui s’exclame, brisé : « Cette victoire est une défaite ! » Et il décide de partir cacher sa honte au coeur de la forêt. Mais sa mère l’implore et lui demande de gouverner : « Non ! Qui peut sauver le monde ? Toi… On a besoin d’un roi juste et généreux… La terre a besoin de toi pour retrouver son harmonie… Yudishtira, protège ton peuple, protège les pauvres… La vie a des milliers d’yeux. »

S’ensuivent une succession de narrations comme autant de contes, paraboles porteuses de signes et de messages, métaphores et récits remontant le temps jusqu’à l’enfance : Le chasseur et le serpent évoque le surnaturel par l’intermédiaire de Yama, dieu de la mort ; L’histoire du faucon et du pigeon place le Roi dans la balance de la Justice – « Le bonheur n’existe pas, même au Paradis. » Le ver de terre craignant d’être écrasé, pose un fond de discours philosophique. Krishna ainsi que les divinités du Gange apparaissent, les cris de deuil retentissent, Kunti, mère de Yudishtira, repart vers le fleuve : « Kunti, oublie ton chagrin. »

Lui, proche de Dharma le Sage, symbole de la Justice, revêt le manteau rouge, porte le bâton prophétique et fait des sacrifices comme le veut la tradition. « Le Destin nous gouverne tous » lui disait sa mère. Il suit ses conseils et redistribue ses richesses – offrant couvertures et bâtons au public – donne son or aux pauvres, et change la Loi. Pendant le règne de Yudishtira, le peuple fut heureux, dit-on.

Le vieux roi Dritarashtra, qui vient de perdre tous ses fils, et son neveu, et que Yudishtira appelle tendrement Father, est écrasé de chagrin, tous deux sont animés du même remord. Au solstice, le vieil homme décide de partir sur les routes, à la recherche de la mort : « Je vais me libérer de mon corps.. » dit-il. Kunti l’accompagne espérant le repentir. « Je veux la paix dans mon cœur… Laisse mon esprit être libre… » La consultation de l’oracle et la recherche de vérité placent les acteurs à tour de rôle, en position de conteur et de narrateur. Un châle rouge, un jaune, suggèrent. Le fond de scène s’embrase, incendie dans la forêt. Et quand Yudishtira les retrouve, chacun a ses visions : « Laisse-nous. Va accomplir ton devoir en ville ». L’aveugle voit ses fils guéris, Kunti évoque Karna et les autres : « Je les vois retourner au fleuve »…

Une vingtaine d’années plus tard et après la mort des anciens, des présages semblent porteurs de danger – la guerre est arrivée et arrivera encore – et la peur s’installe. Nouvelle parabole : sous un figuier, un garçon assis, qui avale le conteur. « J’ai vu des planètes, des galaxies… J’ai marché dans son ventre… Suis entré par la bouche puis en fus expulsé… Et tous deux devisent : « J’espère que tu t’es bien reposé. »

Le geste théâtral est ici épuré et permet d’aller à l’essentiel, la recherche de vérité, porté par des acteurs conteurs dirigés avec le talent Peter Brook et sa signature, semblable à nulle autre. Et cette guerre fratricide n’est pas d’un autre temps, elle nous place au cœur de l’actualité dans notre aujourd’hui tourmenté.

Brigitte Rémer

D’après Le Mahabharata et la pièce de Jean-Claude Carrière – Adaptation et mise en scène Peter Brook et Ma­rie-Hé­lène Es­tienne – Musique Toshi Tsu­chi­tori – Costumes Oria Puppo – Lumières Phi­lippe Via­latte – Avec Carole Karemera, Jared Mc Neill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan.

Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010. Paris – Tél. : 01 46 07 34 50 – www.bouffesdunord.com – Jusqu’au 17 octobre 2015

 

 

 

Andreas, d’après Le Chemin de Damas

© Bernard Coutant

© Bernard Coutant

Créé au Cloître des Célestins lors du dernier Festival d’Avignon, présenté à La Commune – CDN d’Aubervilliers dans le cadre du Festival d’Automne, Andreas a pour source la première partie du Chemin de Damas d’August Strindberg, adaptée, traduite et mise en scène par Jonathan Châtel.

Strindberg écrit cette première partie à Paris en 1897, après une grave crise existentielle qui fait basculer sa vie, et qu’il relate dans Inferno, chambre d’écho de ses souffrances. Dix ans plus tôt il avait écrit un réquisitoire d’une rare violence contre la femme dont il se séparait, Le Plaidoyer d’un fou, « livre interdit » auquel vraisemblablement il fait allusion dans son Chemin de Damas. La rédaction de la seconde partie de la pièce a suivi de près la première, puis une troisième éditée en 1904, qui parle de renoncement et de résignation menant L’Inconnu à se réfugier dans un cloître – le Prieur lui demandant : « Qu’es-tu venu chercher ici ?… La paix ?… Mais puisque la vie n’est qu’une lutte, comment espères-tu trouver la paix parmi les vivants ? ». Les premières pièces de Strindberg – Père, Mademoiselle Julie ou Créanciers – d’un style plus naturaliste, permettaient le dialogue et la confrontation, Le Chemin de Damas relève plutôt du monologue et de l’expression d’un chaos intérieur.

Le Chemin de Damas – Andreas aujourd’hui, met aux prises un homme usé et seul face à lui-même et à sa vie défaite, face à des hallucinations, à la folie qui le guette, à des puissances obscures qui le guident. Blessé et révolté de toujours, l’Inconnu, alias Andreas reconnaît : « J’ai grandi le poing contre le ciel… » Dans ce fondu enchaîné de rêves avortés et d’une grande solitude nourrie d’errance et d’égarements, sa rencontre avec La Dame, alias Ingeborg, alias Eve à son image, le fait espérer. Ecrivain maudit, il superpose son monde virtuel au monde réel et dévisse dans les abîmes de la littérature : « Ecrivain, tu travestis la réalité… » dit-il. Son dernier ouvrage est anathème, il en interdit lecture à La Dame qui prête serment, et l’entraîne dans sa fuite en avant.

Malédiction, perte de réalité, crises, apparitions, jeux de rêves et dédoublements forment les sinuosités du parcours sur lequel les deux protagonistes s’engagent. Elle, donne sa confiance et quitte la maison familiale et son époux Loup-Garou, médecin de son état. Lui, parle d’amnésie, de possession par les trolls et de Lucifer, construisant ses apparitions et ses visions : rencontre avec le Mendiant, mi-confesseur mi-tentateur ; refuge chez les parents de la Dame bercés de religion, évoquant le bien le mal, la culpabilité et la réparation dans un rapport troublant au double, car Nathalie Richard, magnifique actrice interprétant La Dame, tient aussi le rôle de La Mère ; suspicion autour des fleurs dont il connaît langage et vertus – la rose de Noël, mandragore soignant la folie, serait en fait synonyme de méchanceté et de calomnie – paranoïa face au monde et isolement momentané dans un asile du Bon Secours. L’auteur se plaît à troubler lecteur et spectateur en ces effets de kaléidoscope, jeux de miroirs et de dédoublements.

« Strindberg ne donne-t-il pas aux lecteurs du Chemin de Damas l’impression d’avoir pressenti les grands thèmes de la doctrine freudienne ? N’a-t-il pas, à l’avance, créé la forme de drame qui convenait le mieux pour l’ère de la psychanalyse ? Son théâtre du rêve n’introduit-il pas d’emblée dans le domaine du subconscient ? » s’interrogent, dans la Préface du Chemin de Damas, Maurice Gravier et Alfred Jolivet, talentueux analystes de Strindberg. L’Inconnu, superbement interprété par Thierry Raynaud dans une recherche d’absolu, est cet autre fragile et habité. Mais il ne se retourne pas, comme le voudrait La Bible dans son retournement de Saul sur le chemin de Damas et lutte contre ses démons, jouant avec les limites : « Pourquoi tout revient-il ? J’ai vu défiler ma vie : l’enfance, l’adolescence… »

Le propos de Strindberg est magnifiquement servi dans cette mise en scène dépouillée, intime et pleine d’intensité : à peine quelques éléments de construction symbolisent différents espaces ; des portes coulissantes en fond de scène, discrètement réfléchissantes, permettent l’effleurement de quelques reflets et oeuvrent à la démultiplication des personnages, jusqu’aux silhouettes finales qui s’estompent, à la fin du spectacle. Artiste associé à la Commune CDN d’Aubervilliers, Jonathan Châtel d’origine franco-norvégienne avait été remarqué avec Petit Eyolf traduit et adapté d’après Ibsen. Avec Strinberg aujourd’hui, il entre dans une même démarche, traduit, adapte et met en scène, dirige les acteurs avec finesse et intensité et laisse le spectateur avec cette impression que décrivait si bien S.I. Witkiewicz : « En sortant du théâtre on doit avoir l’impression de s’éveiller de quelque sommeil bizarre dans lequel les choses les plus ordinaires avaient le charme étrange, impénétrable, caractéristique du rêve et qui ne peut se comparer à rien d’autre. » Du grand art !

Brigitte Rémer

Avec Thierry Raynaud, L’Inconnu – Nathalie Richard, La Dame, La Mère – Pierre Baux, Le Médecin, Le Mendiant, Le Vieillard – Pauline Acquart La Fille, La Religieuse – Collaboration artistique Sandrine Le Pors – Assistant à la mise en scène Enzo Giacomazzi – Scénographie Gaspard Pinta – Lumière Marie-Christine Soma – Costumes Fanny Brouste – Musique Étienne Bonhomme.

La Commune Centre Dramatique National d’Aubervilliers www.lacommune-aubervilliers.fr – Tél. : 01 48 33 16 16 et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 17 – Jusqu’au 15 octobre 2015

 

Le Réformateur, de Thomas Bernhard

© Dunnara Meas

© Dunnara Meas

Texte traduit par Michel Nebenzahl, mis en scène par André Engel, interprété par Serge Merlin et Ruth Orthmann.

L’œuvre de Thomas Bernhard (1931-1989) s’inscrit sur le versant de la provocation, du cynisme et des frontières entre la vie et la mort, son parcours en filigrane. L’auteur nourrit un ardent sentiment d’amour-haine envers son pays, l’Autriche, et envers les autres, son écriture pour Manifeste.

Publié en 1979 en Allemagne, Le Réformateur est le lieu de l’ironie et de la fureur de vivre – ou de sa difficulté –  que traduit ici Serge Merlin avec une excessive virtuosité. La pièce avait été créée en 1991 par André Engel, pour et avec l’acteur, elle est aujourd’hui reprise en sa même configuration scénographique : un intérieur bourgeois avec fenêtre sur jardin, un fauteuil Voltaire sur une estrade tel un trône au fond duquel l’acteur se blottit, drapé dans sa détestation des autres et sa misogynie. A ses côtés une femme, mi-servante mi-compagne, quasi muette et désaveu de tous ses instants, qui surgit de son office et obtempère à ses moindres désirs : victime et bourreau, ou grand simulacre ? « Ferme la fenêtre, je hais les gazouillis… » dit-il en distributeur d’ordres et faiseur de désordre.

La pièce se déroule au moment où le Réformateur embéquillé se prépare à recevoir le titre de Docteur Honoris Causa, pour son Traité de la Réforme du monde et fait semblant de s’y préparer, mettant les petits plats dans les grands. Le Recteur de la Chaire de la Ville de Francfort soi-même doit venir le lui remettre à domicile. « Je veux les réduire à néant et ils me distinguent pour cela ! » remarque-t-il avec une pointe de fierté et une grande causticité. Entre le quotidien, dont la monotonie le lasse et qu’il essaie de tromper par la rédaction de savants menus plein de nouilles et d’œufs à la coque jamais à point, et la mise en scène de l’événement dont il se moque éperdument, son titre Honoris Causa, il rugit, vocifère et envahit la scène à la manière des atrabilaires de Molière : « Je suis un monstre irréformable… » clame-t-il, passant du coq à l’âne avec vélocité autant qu’avec férocité.

Du lavement des pieds au tricot d’un passe-montagne à quatre aiguilles et de la partie de cartes au piège à rat, l’univers du Réformateur oscille de conformisme à outrance, à non-conformisme débridé. « Nous aimons notre vie et nous la haïssons. » Entre mégalo et délire de persécution, ses apartés vont au poisson rouge, son confident. Et quand ladite cérémonie se tient, après l’arrivée protocolaire d’un Chancelier en perruque et jabot, la rencontre vire au fiasco et au pugilat, les insultes fusent et le diplôme Honoris Causa finit en miettes.

L’histoire de cette tragi-comédie, plus comédie que tragédie en cette version Engel-Merlin, se ferme sur une belle image de la servante à la fenêtre façon Vermeer qui bascule dans le vide suite à la dernière provocation de son Réformateur et maître, grand cabotin devant l’éternel, qui pourra délirer seul encore longtemps, sur la réforme du monde.

Brigitte Rémer

Avec Serge Merlin – Ruth Orthmann – Gilles Kneusé – Nicolas Danemans – Thomas Lourié – mise en scène André Engel, assisté de Ruth Orthmann – décors Nicky Rieti – costumes Chantal de la Coste – lumières André Diot – son Pipo Gomes – Le texte est publié aux éditions de l’Arche.

Théâtre de l’œuvre, 55, rue de Clichy, 75009 – Jusqu’au 11 octobre – Tél. : 01 44 53 88 80 – www.theatredeloeuvre.

 

 

 

 

 

 

 

« 887 » – Ex Machina – Robert Lepage

©Erick Labbé

©Erick Labbé

Spectacle présenté au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne –   Conception, mise en scène et interprétation de Robert Lepage.

Seul en scène, Robert Lepage arrive dans son manteau noir comme s’il cherchait l’issue de secours, un peu par effraction et prend le spectateur par la main : merci d’éteindre vos téléphones portables… Il l’introduit en douceur dans son histoire familiale et celle du Québec, et se souvient.

Ce magicien du quotidien et raconteur d’anecdotes présente son univers comme si on était l’un de ses proches et laisse sa carte de visite : son numéro de téléphone s’affiche – 681 5031, son adresse – 887 avenue Murray, à Québec, appartement de son enfance. C’est là qu’il vit avec ses parents, ses frères et sœurs et une grand-mère qui ne se souvient plus, dans la ville haute quartier Montcalm près des plaines d’Abraham, pour une famille qui, dit-il, vient de la ville basse, classe sociale plus modeste. Années 60, période de l’enfance et de l’adolescence, entre deux et douze ans et demi. Galeries de portraits des familles de l’immeuble, travail du père chauffeur de taxi la nuit, solitude de l’enfant, découverte du théâtre avec les jeux d’ombres inventés en compagnie de sa petite sœur, tout passe par les yeux de l’enfant. On entre chez lui en toute intimité comme on rentre chez soi, ou comme on joue à la marelle traversant ciel et terre, entre traces lointaines et mémoire récente.

Une scénographie artisanale et ingénieuse, réglée comme une horlogerie suisse, – huit manipulateurs sont en coulisse – illustre sur plateau tournant comme un manège, l’univers du raconteur – séquence par séquence – gai, fantaisiste et ludique : immeuble en modèle réduit avec personnages aux fenêtres qui apparaissent et disparaissent, lit superposé devenant castelet, cuisine moderne et discussion avec Fred, taxi miniature rappel du père. L’image investit avec habileté les constructions, apporte des précisions et n’est jamais envahissante.

Aux souvenirs personnels et familiaux se mêle la mémoire collective et l’Histoire d’un Québec à la recherche de son identité : oscillations entre l’anglophonie aux commandes et la francophonie laissée pour compte ; lutte entre souverainistes et fédéralistes avec les morts du Front de Libération du Québec, le FLQ ; écarts entre classes sociales et injustices vite repérées ; discours de De Gaulle en 67 – Vive le Québec libre – dont on sait les répercussions ; langue française et révoltes ; début de la Révolution tranquille pariant sur une autre modernité ; drapeau revu et corrigé et identité chavirée par le changement du nom des rues. Le Je me souviens, cette devise du Québec à l’enseigne de tous les véhicules, vient de ces luttes : « Je me souviens…Que né sous le lys… Je croîs sous la rose… I remember… That born under the lily… I grow under the rose », le lys représentant la France, la rose la couronne britannique.

Pour Robert Lepage l’effort de réconciliation avec le passé suit l’apprentissage du poème Speak white, qui structure le spectacle. Signé de Michèle Lalonde en 68, il fait référence aux champs de coton nord-américains où le parler créole est interdit, expression reprise pour dévaloriser les Québécois et leur parler francophone. Pour le 40ème anniversaire de ce poème qui a valeur de prise de conscience, le raconteur est chargé de l’apprendre par cœur et de le réciter, mais il bute sur ce pan de mémoire et n’imprime rien, comme un refus.

Le parcours de Lepage est singulier, le tissage de liens artistiques avec la France fut lent. Ses premières représentations à la fin des années 80 eurent lieu à Maubeuge et Limoges, Paris fut capricieux. Auteur dramatique, metteur en scène, acteur et réalisateur, il aborde enfin la capitale avec cinq spectacles présentés au Festival d’Automne 1992 : Les Aiguilles et l’opium, Le Polygraphe et une Trilogie de Shakespeare. Quelques années avant on avait pu voir sa Trilogie des dragons, qui obtint en 1987 le Grand Prix du Festival de théâtre des Amériques. Ce spectacle marquait un virage dans l’écriture scénique et montrait le chemin d’une nouvelle forme de récit et de sensibilité théâtrale.

De créations collectives – dans lesquelles il est capitaine de vaisseau – en créations solos, Robert Lepage s’invente des univers radicalement diversifiés. Artiste multidisciplinaire et inventeur à mains nues il puise dans les arts de la scène, de la rue, dans le cinéma, la musique et les mots. Ses spectacles surprennent toujours et son artisanat n’a d’égal que sa poésie. Il a mis en scène deux concerts de Peter Gabriel, en 1993 et 2002, travaillé avec le Cirque du Soleil, signé de nombreuses mises en scène et souvent joué. Il a créé à Québec, en 1994, un centre interdisciplinaire de production rassemblant son équipe Ex Machina, qu’il qualifie de système solaire et ouvert en 1997 son espace de travail, La Caserne, un lieu emblématique. Ancienne caserne des pompiers de Québec aménagée en studios, des projets spéciaux nourris de théâtre, d’images et de musiques y incubent, et tous les arts se contaminent les uns aux autres.  

8-8-7 est une formidable fresque où la simplicité de l’acteur témoigne de l’enfance, inscrite dans un moment d’Histoire – celle du Québec, et dans la normalité quotidienne de sa famille. Elle est aussi un bel hommage au père, aujourd’hui l’absent, avec l’image finale et bouleversante du raconteur qui prend place à l’arrière d’un taxi.

Brigitte Rémer

Direction de création, Steve Blanchet – Dramaturge, Peder Bjurman – Assistante à la mise en scène, Adèle Saint-Amand – Musique originale et conception sonore, Jean-Sébastien Côté – Conception des éclairages, Laurent Routhier – Conception des images, Félix Fradet-Faguy – Collaboration à la conception du décor, Sylvain Décarie – Collaboration à la conception des accessoires, Ariane Sauvé – Collaboration à la conception des costumes, Jeanne Lapierre – Production Ex Machina.

Théâtre de la Ville, Place du Châtelet, 9 au jeudi 17 septembre – Tél. : 01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 13, puis tournée au Canada, en France et à l’étranger.

 

 

Les géants de la montagne

©Elisabeth Carecchio

©Elisabeth Carecchio

Pièce de Luigi Pirandello, traduction, mise en scène et scénographie, de Stéphane Braunschweig à La Colline – Théâtre national.

Pirandello démarre sa carrière d’écrivain en éditant des nouvelles, genre qu’il poursuivra tout en écrivant du théâtre. Il publie ses premières grandes pièces à partir de 1917 et entreprend en 1928 l’écriture des Géants de la montagne, conçue comme sa grande œuvre mais qu’il n’achève pas. Il meurt en 1936, deux ans après avoir reçu le Prix Nobel de littérature. « Les Géants de la montagne écrit-il à son amie Marta Abba, sont le triomphe de l’Imagination ! Le triomphe de la Poésie, mais en même temps la tragédie de la Poésie dans la brutalité de notre monde moderne ».

On trouve dans cette pièce le fil conducteur de tout son théâtre, ses obsessions, avec le thème du théâtre dans le théâtre, du sens de l’art –. La trame repose sur une troupe de comédiens menée par la Comtesse Ilse qui, à bout de force, cherche désespérément un lieu où présenter son spectacle : La Fable de l’enfant échangé. La troupe arrive devant une maison singulière et retirée du monde où résident des marginaux nommés par l’auteur les Poissards, maison ressemblant davantage à un hôpital psychiatrique ou à une fin du monde qu’à une villa ordinaire. Cotrone, sorte de directeur de conscience et philosophe, dirige ce curieux phalanstère semblable à une cité des morts-vivants et propose à la troupe d’y donner les représentations. Mais les acteurs se sentent peu d’affinités avec cette communauté hôte et par ailleurs Ilse tient à jouer devant un vrai public, par respect pour l’auteur, amoureux d’elle sans retour et de ce fait mort tragiquement.

Quatorze acteurs – un beau plateau – portent la pièce de Pirandello présentée à La Colline dans une nouvelle traduction de Stéphane Braunschweig qui connaît bien l’univers pirandellien. Il avait mis en scène Vêtir ceux qui sont nus en 2006 et Six personnages en quête d’auteur en 2012, qu’il considère comme le négatif des Géants de la montagne. C’est une pièce qui interroge la place de l’art et le rôle du théâtre dans la société, le rapport au réel et l’illusion, qui parle en clair–obscur de l’imaginaire. Elle est sous-tendue par une menace sourde, celle des géants de la montagne que l’on ne voit ni n’entend mais qui, refusant l’art et le rêve, pourraient faire référence au fascisme ambiant de l’époque.

L’invention scénographique permet de jouer entre le dedansavec ces personnages fantasmagoriques et la folie philosophique de Cotrone, personnage interprété avec justesse et passion par Claude Duparfait – et le dehorsle théâtre d’Ilse, rôle interprété avec sensibilité par Dominique Reymond -. La villa est une sorte de grand castelet labyrinthe tout de transparence, placé au centre du plateau, lieu du rêve et de la fantaisie où l’on voit ces personnages marionnettes déambuler. Il pivotera une ou deux fois et s’enflammera sous l’effet d’une animation vidéo. En même temps cette belle construction barre l’espace et limite la mobilité des acteurs. « Nous sommes ici comme aux lisières de la vie » dit Cotrone à Ilse.

Stéphane Braunschweig s’est emparé du débat philosophique pirandellien et de cette réflexion sur l’art, et les transforme en théâtre. D’autres l’ont fait avant lui dont Giorgio Strehler, Bernard Sobel et  Georges Lavaudant.  « Nous, il nous suffit d’imaginer, et les images prennent vie d’elles mêmes. Il suffit qu’une chose soit bien vivante en nous, et elle se représente d’elle-même selon le cours spontané de sa vie propre… » dit Cotrone.

Chaque metteur en scène décide de la fin de la pièce. Stéphane Braunschweig ferme le spectacle sur la lecture de La Fable de l’enfant échangé, une idée juste. Et l’œuvre garde sa part de mystère.

Brigitte Rémer

Avec : John Arnold, Elsa Bouchain, Cécile Coustillac, Daria Deflorian, Claude Duparfait, Julien Geffroy, Laurent Lévy, Thierry Paret, Romain Pierre, Pierric Plathier, Dominique Reymond, Marie Schmitt, Jean-Baptiste Verquin, Jean-Philippe Vidal.

La Colline – Théâtre national, 15 rue Malte-Brun. 75020. Métro : Gambetta – Site : www.colline.fr – Tél. : 01 44 62 52 52 – Du 2 au 17 septembre et du 29 septembre au 16 octobre 2015.

En tournée : à Bonlieu-Scène nationale d’Annecy, du 4 au 6 novembre – Théâtre du Gymnase à Marseille, du 10 au 14 novembre – au Théâtre Olympia/CDN de Tours, du 18 au 26 novembre – au CDN de Besançon Franche Comté, du 2 au 5 décembre – au TNS de Strasbourg, du 10 au 19 décembre. Texte publié aux Solitaires Intempestifs, dans une traduction de Stéphane Braunschweig.

 

Lancement de Saison au L.E.M. de Nancy

Marion Vedrenne ©Laurent Michelin

Marion Vedrenne ©Laurent Michelin

Deux soirées d’ouverture lanceront la Saison 2015-2016 du L.E.M. – Lieu d’Expérimentation Marionnette – les jeudi 11 et vendredi 12 septembre, de 18h15 à 22h30. La Fête sera au rendez-vous. Au programme, deux spectacles, et deux voyages en musique :

Eternités, de et avec Marion Vedrenne, création réalisée en compagnonnage – marionnette à la cie En Verre et contre Tout. « Dans le silence qui dure des éternités, j’attends qu’on me remonte, qu’une main tourne la petite clé que j’ai dans le dos… Quand quelqu’un ose tourner la clé, comme ça, pour voir ce que ça fait, ça commence à parler et à faire, des mots et des gestes oubliés. Sans filet, deux corps s’avancent l’un vers l’autre, l’aventure commence ». Eternités, un solo marionnettique, comme un geste d’amour et d’acrobate, sur un fil, sans filet ; texte de Gilles Aufray ; regards extérieurs Laurent Michelin et Brice Coupey.

Placard, de la compagnie Hic et Nunc. « C’est une boite en forme d’armoire qui peut accueillir un ou deux acteurs pour un à quatre spectateurs. A l’intérieur du placard, les personnages sont restés bloqués dans un morceau de temps. Ils livrent à l’inconnu une petite cruauté, un secret, un rêve éteint. Le grain de sable qui, sans doute, a interrompu la mécanique de leur mémoire. C’est l’histoire de quelqu’un qui serait resté coincé quelque part dans ses souvenirs, quelqu’un qui ne peut plus raconter qu’un fragment de son histoire… »

Topazes, duo acoustiques guitares – Un voyage acoustique et humain, à travers le temps et l’espace. Un voyage en guitare, Folk, Classique, Dobro… Un voyage à travers le chant! D’Eric Clapton à Django Reinhardt, du Classique au Jazz en passant par la Pop, le Blues, le Folk, la Bossa et la Chanson Française ! Tout en douceur, avec juste ce qu’il faut de turbulences.

Vent d’Anges, ensemble musical dirigé par Loris Binot. Programme varié avec des compositions de Loris Binot, des arrangements sur des thèmes jazz d’Herbie Hancock, Don Cherry etc., des thèmes de musiques traditionnelles et des thèmes rock. Les treize musiciens mêlent jazz, world, rock, musiques improvisées et groove.

La Compagnie En Verre et contre Tout pilote depuis plusieurs mois ce lieu de création situé au coeur de Nancy, à deux pas de la Place Stanislas. Elle y fait un travail exemplaire basé sur l’art de la marionnette, en terme de création, programmation et formation, et assure avec intelligence et sensibilité la rénovation d’un bâtiment laissé pour compte. A suivre de très près !

Brigitte Rémer

Contact : Le LEM – Compagnie En Verre et contre Tout – 11 Grande Rue, 54000 Nancy – Site : www.lelem.fr – Tél. : 03 83 35 35 14 – email : contact@lelem.fr – Gratuit jusqu’à 20h – Ensuite, 6 euros, pour Eternités et Vent d’Anges. Réservation conseillée.

 

Sans objet

© Aglaé Bory

© Aglaé Bory

Théâtre visuel d’Aurélien Bory, dans le cadre du programme Paris Quartier d’été, au Théâtre de la Cité Internationale.

Multiforme, le travail d’Aurélien Bory côtoie toutes les disciplines entre autre la danse, les arts visuels, le théâtre, le cirque et la musique. Il inscrit la question de l’espace au cœur de sa démarche et crée ses propres scénographies. C’est un agité des sciences et des techniques, ses spectacles sont forcément singuliers et ne se ressemblent jamais. Bory expérimente et emballe sa vision dans une enveloppe poétique, burlesque et dérisoire. Dans Sans objet, la protagoniste est une machine à bras de fer, articulée, ni ange ni bête, plantée là, au milieu du plateau, lourde et gracieuse.

Comme Christo emballait son Pont-Neuf, Bory emballe sa machine infernale, dévoilée par deux acteurs acrobates vêtus de noir, jouant les petits mécanos à la Keaton, et coud l’espace de ses super marionnettes sorties de chez Kleist. Mais la messe est vite dite entre une machine à la mobilité sous contrôle qui mène la danse et règne en maître, et deux petits personnages animés qui tentent le dialogue avec la belle inconnue. David contre Goliath, l’absurde au rendez-vous. « Les acteurs n’avaient qu’une consigne. Être réceptif, passif, se laisser guider, s’accrocher. Ainsi Olivier Alenda et Olivier Boyer ont adapté leur corps à celui du robot… » dit le metteur en scène.

La bâche plastique qui, au début, recouvrait la machine, dans la dernière partie dérobe le premier rôle et brusquement se dresse en rideau de scène. Le premier impact d’une balle comme perdue, tirée du plateau, surprend le spectateur pris pour cible, puis deux puis trois, puis de nombreux impacts viennent faire des trous dans l’emballage, laissant filtrer la lumière comme des étoiles voie lactée ou comme dans les bains maures les faisceaux de lumières venant du plafond.

« Complètement sorti de son contexte industriel, le robot devient inutile. Et dans sa fonction perdue ne nous rappellerait-il pas la nature de l’art : être absolument sans objet ? » dit Aurélien Bory. On s’ennuie quand même un peu car l’incarnation machine et sa mise en contexte sont d’acier trempé. Le débat sur le rôle de l’art reste ouvert.

 Brigitte Rémer

Avec Olivier Alenda et Olivier Boyer – conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory – pilote programmation robot Tristan Baudouin – composition musicale Joan Cambon – Création lumière et régie générale Arno Veyrat – Conseiller artistique Pierre Rigal – assistante à la mise en scène et costumes Sylvie Marcucci – sonorisation Stéphane Ley – décor Pierre Dequivre – accessoire moniteur Frédéric Stoll – patine : Isadora de Ratuld – masques Guillermo Fernandez.

Vu au Théâtre de la Cité Internationale, 17 Boulevard Jourdan. 75014. www.theatredelacite.com et wwww.cie111.com. Paris quartiers d’été 2015.

Persona non grata

© DR Théâtre de la Ville

© DR Théâtre de la Ville

Texte de Ceren Ercan et Gülce Uğurlu – mise en scène Ceren Ercan – en turc, sur-titré en français.

Le spectacle se déroule en temps réel et au présent tout en croisant le passé immédiat. Il interroge les années 2011 à 2015 avec retours en arrière et arrêts sur événements, dans le contexte social et politique de pays à la recherche de démocratie. Un couple mixte turco-égyptien sert la métaphore, elle turque, lui égyptien, tous deux élevés à l’occidentale. Le récit se situe entre Le Caire et Istanbul, deux villes pour toile de fond.

31 mai 2013, dans un cercle de lumière, comme un conteur, Ali est à l’aéroport et cherche un taxi, après les contrôles d’usage de plus en plus pesants – 11 janvier 2011, Egypte. La révolte gronde Place Tahrir. Khaled demande à sa femme, Bahar, de ne pas sortir. Elle, a besoin d’une pharmacie. La BBC informe de la mort de Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant qui s’est immolé par le feu une semaine auparavant, le 4 janvier, en Tunisie. Le récit se fait par allers et retours entre les pays en révolution qui semblent avoir pour seule issue « soit Allah soit les militaires. » Les consignes circulent de ne pas trop parler aux autres, de se méfier de tout et de tous – 30 janvier 2011, Khaled, pilote de profession propose de quitter le pays, de partir, n’importe où, même à l’hôtel. La panique s’installe. « Chez moi, c’est désormais les hôtels, les avions… »

Passé – Maison lointaine 2012. Baris arrive à Istanbul et regagne la maison familiale où il retrouve sa sœur, Bahar et son beau-frère Khaled venus y séjourner quelque temps. Aux Etats-Unis, Baris avait des problèmes de colocation, il a approché la pauvreté, « on peut être SDF à New-York » raconte-t-il. De retour chez lui dans cette maison familiale occupée, chacun se raconte et regarde l’autre, proche et différent.

Passé – 2 maisons 2011. Baris et Bahar remontent le fil de leur enfance, de leur histoire. Baris fait l’inventaire des ses affaires et exprime son mécontentement de ne pas tout retrouver, distance et suspicion s’installent à travers les récits de vie : Istanbul, Etats-Unis, Le Caire. « C’est dur de rentrer chez soi sans boulot » dit l’un. « Il n’y a plus de chez soi, une chimère, une maison fantôme » dit l’autre. Dans tous les cas, le poids de la famille, comme une prison… Ces récits entrecroisés entre mémoire individuelle et mémoire collective, plongent au cœur de la réalité, montrant que le chaos social engendre chaos et désarroi personnel.

Le théâtre turc se fait rare sur les scènes de France, le spectacle proposé dans le cadre de Chantiers d’Europe est bienvenu, il donne à réfléchir sur l’altérité. Finement monté et dirigé par Ceren Ercan, les acteurs le portent avec vérité. La scénographie sert le propos avec efficacité et pertinence : une structure métallique pleine de cartons empilés qui font office de murs mais qui évoquent aussi le déplacement, le voyage et la mémoire, tantôt appartement au Caire ou maison d’Istanbul. Regard extérieur vers l’intérieur, jeu sur le dedans – l’intime, et le dehors – l’espace public, la vie quotidienne vue de la rue se superpose aux événements politiques, aux révoltes.

Brigitte Rémer

Avec Deniz Celigoğlu, Gülce Uğurlu, Bedir Bedir – traduction Mark Levitas – surtitrage Torticoli – Programme Chantiers d’Europe, à l’initiative du Théâtre de la Ville – spectacle présenté au Nouveau Théâtre de Montreuil-CDN, le 27 juin 2015.

Le Mariage de Maria Braun

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© Arno Declair

D’après l’œuvre originale de Rainer Werner Fassbinder – mise en scène Thomas Ostermeier – acteurs de la Schaubühne Berlin – spectacle en allemand surtitré en français.

Thomas Ostermeier dirige la Schaubühne depuis plus de quinze ans et aime les défis. Il parcourt le monde avec sa troupe et les spectacles qu’il monte, côtoie les plus grands auteurs – Büchner et Ibsen, Wedekind et Shakespeare, Lars Noren et Thomas Mann. Il avait créé Le Mariage de Maria Braun en 2007 au Münchner Kammerspiele, en a donné une nouvelle lecture en 2014 à la Schaubühne, qu’il présente aujourd’hui à Paris.

Le film de Fassbinder tourné en 1979 pour point de départ, Ostermeier s’empare du scénario comme d’un canevas, même processus que pour Mort à Venise en 2013 à partir du scénario de Visconti : il ne s’agit pas de l’adaptation d’un film, mais de la re-création d’un langage et d’un univers. Le Mariage de Maria Braun se passe dans les années cinquante et met en scène le parcours d’une femme dans ce contexte de l’immédiat après-guerre. Des images d’archives en ouverture voyagent sur un rideau plissé en fond de scène, donnant de la distance et un certain flou dans l’évocation de l’histoire, empreinte de nazisme : une petite fille aux tresses blondes, des rangées de femmes au cordeau comme une armée, l’ébauche d’un geste sorte de salut fasciste, les champs de fleurs. La lecture de lettres d’amour adressées au Führer, glace.

Sur le plateau avant même l’entrée du public se trouvent une quinzaine de fauteuils répartis dans l’espace, quatre acteurs – qui tiendront chacun plusieurs rôles, masculins et féminins – et l’unique actrice Maria Braun, qui y divaguent. On se croirait dans un grand hall d’hôtel ou d’aéroport, ou à l’entrée d’un grand complexe de cinémas, et le scénario se met en marche.

Maria Braun est entraîneuse dans un bar pour GI en attendant le retour du front de son mari Hermann, – ils étaient juste mariés quand il a dû repartir à la guerre – mais elle apprend qu’il aurait été tué. Elle devient entraîneuse et s’éprend d’un soldat. Hermann pourtant réapparaît et dans une bagarre à trois qui dégénère, Maria tue son client-amant. A la surprise générale lors du procès, Hermann s’accuse du crime et se retrouve en prison. Et chacun poursuit sa vie. Maria fait la rencontre d’un industriel, Karl, dans un train et entretient avec lui une relation, alors que lui semble réellement amoureux. Elle se glisse dans la peau d’une ambitieuse femme d’affaire, tout en gardant le secret espoir de vivre un jour avec Hermann et continue à lui rendre visite en prison.

Quand il est libéré et que Maria vient le chercher, elle apprend qu’il est déjà parti à l’étranger, le temps de « redevenir un homme » lui dit-il dans un message. Il s’engage à lui envoyer chaque mois une rose, comme gage de sa fidélité. Maria marque la distance avec Karl l’industriel, déjà malade, et s’achète une maison dans laquelle elle vit seule, attendant le retour d’Hermann. Plus tard, après la mort de Karl, Hermann revient enfin et le testament leur lègue sa fortune…

Dans les mains de Thomas Ostermeier l’histoire n’est pas l’essentiel, c’est le climat de l’après-guerre sur fond de nazisme et de montée du capitalisme qui prévaut, et le parcours de Maria Braun. L’intelligence de la direction d’acteurs sert le propos, avec finesse et sensibilité : des personnages aux identités troubles joués par d’excellents acteurs qui mettent perruques et robes à vue pour se glisser dans les rôles de femmes, une Maria Braun pleine de solitude, merveilleusement interprétée par Ursina Lardi, à la beauté hiératique et froide comme métaphore de l’Allemagne ; un unique décor suggérant les lieux traversés – bars, prison ou maison – le compartiment d’un train ou l’intérieur d’une limousine.

Cette mise en scène, parfaite et glacée, est tailladée de moments d’intimité où sensualité et érotisme s’expriment par quelques gros plans vidéos, comme l’image d’un glissement de mains sur vêtements soyeux – Maria Braun par moments rappelle Marylin – et le temps se suspend, plan contre plan, jusqu’au clap final qui laisse l’histoire en interrogation.

Brigitte Rémer

avec : Thomas Bading, Robert Beyer, Moritz Gottwald, Ursina Lardi, Sebastian Schwarz – texte du scénario Peter Märthesheimer, Pea Fröhlich – scénographie Nina Wetzel – costumes Ulrike Gutbrod, Nina Wetzel – dramaturgie Julia Lochte, Florian Borchmeyer – musique Nils Ostendorf – vidéo Sébastien Dupouey – surtitrage en français Ulrich Menke

Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet, du 25 juin au 3 juillet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www. theatredelaville.com

 

Grands Prix de la critique

InvitationGrandsPrixAPCTMDL’association professionnelle de la critique de théâtre, de musique et de danse a remis ses Prix, rendant hommage aux artistes qui ont marqué la Saison 2014-2015, dans chacune des disciplines. Stéphane Capron, de France Inter, était le Maître de cérémonie.

Le Collège Danse a attribué son Grand Prix à Hofesh Shechter pour la chorégraphie Disappearing Act présentée au Théâtre des Abbesses. Le chorégraphe, par la voix de Claire Verlet chargée de la programmation Danse au Théâtre de la Ville, a remercié les équipes françaises qui, dit-il, défendent « une certaine idée de l’art » ; Aurélie Dupont, danseuse étoile pendant dix ans à l’Opéra de Paris, a été nommée Meilleure Interprète pour L’histoire de Manon, gala d’adieux qu’elle a donné récemment ; l’Association des centres chorégraphiques nationaux – qui fêtent cette année leurs 30 ans – a reçu le Prix de la Personnalité chorégraphique de l’année, belle idée de choisir un collectif qui soutient la création indépendante et qui a mission de service public ; Marlène Ionesco, réalisatrice et productrice de portraits d’étoiles, a reçu le Prix du Meilleur film sur la danse pour Ouliana Lopatkina la Divine ; Nadège Manuta le Prix du Meilleur livre pour son Incroyable histoire du cancan, qui, dit-elle en lançant un grand écart, témoigne de « l’intelligence du peuple. »

Neuf Prix ont été décernés pour la Musique, on ne peut dans cet article qu’en citer quelques-uns : le Prix de la Personnalité musicale de l’année a été remis à Laurent Bayle, directeur général de la Cité de la Musique et Président de la Philharmonie qui accueillait la remise des Prix et qui a voulu y associer le nom de Pierre Boulez. Il a aussi rappelé l’acoustique exceptionnelle de la grande salle et le choix de l’architecte, Jean Nouvel, choisi et voulu en dépit de la polémique, et qui par cette belle réalisation permet l’émergence d’un lieu et d’un nouveau modèle pour l’émergence des musiques ; le Grand Prix pour le meilleur spectacle lyrique de l’année a été attribué à Dardanus, opéra de Jean-Philippe Rameau, sous la direction musicale de Raphaël Pichon avec l’Ensemble Pygmalion, dans une mise en scène de Michel Fau à l’Opéra de Bordeaux, avec mention spéciale pour les décors, costumes et accessoires créés dans les Ateliers de l’Opéra et un hommage rendu au directeur sortant, Thierry Fouquet, présent à la cérémonie ; le Prix pour la Meilleure diffusion musicale audiovisuelle a été donnée pour le dvd Lulu d’Alban Berg, sous la direction musicale de Paul Daniel et dans la mise en scène de Krzystof Warlikowski, créée au Théâtre de la Monnaie de Bruxelles.

Le théâtre enfin a remis son Grand Prix à Henry VI de Shakespeare, spectacle fleuve monté par Thomas Jolly et présenté l’été dernier à Avignon, qui fait se rejoindre popularité et exigence et qui parie sur le collectif ; le Prix du meilleur spectacle étranger à Lev Dodine pour La Cerisaie, metteur en scène russe invité par Patrick Sommier et la MC 93 Bobigny chaque saison depuis une douzaine d’années, avec des trésors de réflexion et un potentiel d’acteurs, tous remarquables ; le Prix du meilleur livre sur le théâtre attribué à Béatrice Picon-Vallin, directrice de recherche au CNRS pour son ouvrage Le Théâtre du Soleil, les cinquante premières années et son évocation du même Prix reçu il y a vingt-cinq ans, pour son livre sur Vsevolod Meyerhold, tout en déclarant « qu’aucun livre sur le théâtre ne peut s’écrire sans les autres. »

Au moment où l’art et la culture sont mis à mal par le politique distrait, toute manifestation visant à encourager les artistes est un positif. Ces Prix sont le résultat de votes, mais il y a aussi beaucoup d’autres artistes qui, dans leurs singularités, et dans des conditions plus que précaires, inventent de nouveaux mondes.

Brigitte Rémer

Tous les Prix de la critique – Palmarès 2014/2015 sur le site de L’association professionnelle de la critique de théâtre, de musique et de danse : www.syndicat-critique-tmd.fr

L’Arbre magique

© DR Théâtre de la Ville

© DR Théâtre de la Ville

Théâtre Karagöz – théâtre d’ombres venant de Turquie, dans le cadre des Chantiers d’Europe. Conception et manipulation Cengiz Özek.

Un petit écran de mousseline blanche – appelé ayna, qui signifie miroir tendu au centre d’un castelet très simple, recouvert d’un textile. Quelques mots en français, pour présenter l’histoire jouée en langue turque de deux personnages traditionnels très contrastés : Hacivat, cultivé et vantard, envoie à Karagöz, homme du peuple et naïf, un peu trompeur un peu bagarreur, son serviteur, pour l’obliger à travailler. Après différentes péripéties arrive un arbre enchanté. Karagöz en coupe les branches et se retrouve changé en âne. Hacivat venant à son secours lance ses imprécations pour qu’il retrouve une forme humaine, mais le Génie à nouveau agit et change Hacivat en chèvre… Une sorte de lutte entre le bien et le mal s’engage.

Le théâtre Karagöz – qui signifie Œil noir – est un théâtre d’ombres construit à partir des traditions turques qui nourrissent l’imaginaire collectif. L’argument est ici adapté et la mise en scène, contemporaine. Un seul conteur manipulateur, Cengiz Özek – appelé hayalî, le créateur d’images – est à la manœuvre, il incarne tous les personnages et guide avec dextérité et du bout des doigts ses figurines par de fines baguettes. Il est aussi le concepteur des ombres, de trente cinq à quarante centimètres de haut, finement découpées dans du cuir ou de la peau de chameau et de buffle travaillée jusqu’à devenir translucide, puis teintée pour traduire les couleurs lors de la projection. Un dairezen l’accompagne et joue du tambourin, ponctuant les actions de ses percussions, prenant en relais le dialogue ventriloque. Derrière l’écran, une lampe appelée bem’a – auparavant une lampe à huile – devant laquelle passent les ombres qui s’y projettent en une véritable chorégraphie. Le conteur joue des nombreuses déclinaisons de sa voix, chantée, psalmodiée ou contée, et donne vie aux ombres avec plaisir, ruse et partage. Le combat entre Karagöz et le serpent est un pic dramatique qui effraie, et les incantations du Génie font trembler la lumière.

Dans la salle, les enfants sont concentrés sur l’action qui par sa précision et sa vitesse d’exécution parfois évoque le dessin animé. Mais le conteur et l’intimité de ce petit écran rappellent que la technique est artisane, et que devenir un maître du théâtre d’ombres prend des années de formation et une vie d’exercices quotidiens, comme un danseur à la barre ou un pianiste sur son clavier.

L’autorisation de représenter les pièces de Karagöz en Turquie remonterait au XVIème siècle mais plusieurs pays s’en arrachent la primeur : Turquie, Grèce ou Egypte ? On dit que la source des deux personnages populaires, Karagöz et Hacivat, viendrait de deux travailleurs qui ayant distrait les ouvriers lors de la construction de la mosquée de Bursa pendant le règne de Orhan, furent exécutés pour le retard des travaux, c’est ainsi qu’ils devinrent des héros populaires.

Saluons le travail de Cengiz Özek qui tourne beaucoup à l’étranger et souvent en Asie, autre territoire de tradition pour le théâtre d’ombres.

 Brigitte Rémer

Programme Chantiers d’Europe – Enfance et Jeunesse – à l’initiative du Théâtre de la Ville. Spectacle présenté au Théâtre Paris-Villette, les 20 et 21 juin 2015.

La vie de Galilée

© Dominique Brillault

© Dominique Brillault

Pièce de Bertold Brecht écrite en 1938, traduction Eloi Recoing, mise en scène Jean-François Sivadier, artiste associé au Théâtre national de Bretagne où fut créée la pièce, en janvier 2002. Cent cinquante représentations ont été données en tournée.

Brecht écrit La Vie de Galilée alors qu’il est en exil au Danemark et reprend son texte à plusieurs reprises, jusqu’à sa version berlinoise, en 1955. C’est une pièce centrale dans son œuvre qui colle à son parcours, en plein cœur du nazisme et à ses idées politiques, vers la recherche de plus de démocratie. Elle place le combat entre la science et le pouvoir religieux. Galilée, sur les traces de Copernic, démontre scientifiquement que la Terre tourne autour du Soleil, et non l’inverse. Il décale le système des représentations, ébranle la communauté scientifique, se met à dos les philosophes aristotéliciens et s’attire les foudres de l’église.

Son apport scientifique est immense dans les domaines de la mathématique, la physique, la mécanique et l’astronomie et il défend la théorie des corps flottants en prouvant que la glace flotte au-dessus de l’eau. Mais il déstabilise l’ordre du monde alors que l’obscurantisme religieux l’emporte, et malgré l’appui du pape Urbain VIII un temps, se voit contraint d’abjurer.

Dans la mise en scène de Jean-François Sivadier la pièce commence à la manière d’un conte, sur un tréteau, devant une toile tendue : le maître transmet à son jeune élève Andrea son savoir, et il ruse car l’élève est peu doué. Il utilise des jeux de mots et des jeux de mains, devinettes et rébus, et joue sur l’adresse au public. Comme un bonimenteur, il parle de terre, de soleil et d’étoiles, d’astronomie nouvelle et pour mieux regarder le ciel et faire le commentaire de ce qu’on y voit, invente la lunette astronomique « le temps de fournir des preuves »... Ciel aboli est son leitmotiv. Sa démonstration de la rotation de la terre à partir d’une pomme semble aussi ludique que savante : « Et voici un temps nouveau, tout bouge » clame-t-il.

Décoré de guirlandes de lumières jusque dans la salle, autour du spectateur, son discours d’intronisation sur la liberté de penser, les questions métaphysiques touchant à la science, Dieu et la théocratie, les discussions philosophiques sur Aristote – qui s’est aussi intéressé à la physique et à l’astronomie – et sur Ptolémée – qui avait consigné dans l’Almageste son observation des astres – sont au cœur de l’œuvre de Brecht. Galilée – excellent Nicolas Bouchaud, très présent, très humain – proclame avec enthousiasme son incessante profession de foi en la raison humaine et combat pour faire entendre ses thèses. Il sera convoqué à Rome par l’Inquisition, et plus tard accusé d’escroquerie à la cour de Florence par les prélats, moines et savants qui crient au scandale et nourrissent la polémique : « De telles étoiles sont-elles nécessaires ? »

Une scénographie sobre et inventive, conçue par le metteur en scène secondé de Christian Tirole, sert le propos, plateforme inclinée faite de caillebotis, presque austère, et qui réserve de nombreuses surprises : au fil de la représentation se construisent et se sculptent espaces et volumes, se montent palissades et praticables représentant le cabinet de travail à Padoue, le Palais des Médicis et la Maison de Galilée à Florence, le conclave et le Vatican, ou le Carnaval.  

Le ballon bleu, sa terre, et la scène savoureuse où les religieuses chaussées de planches de bois glissent, claquètent et caquètent comme les sorcières de Macbeth, ont une gaîté poétique ; comme la scène du doute où les acteurs mettent leur nez de clown ; et comme de nombreux autres tableaux dans la mise en scène de Sivadier, qui circule et évolue depuis douze ans. Les images s’y succèdent, joyeuses. Ainsi le pape qui revêt les habits sacerdotaux et qu’on couvre de blanc pour le grand cérémoniel, ou encore le Cardinal qui descend du ciel comme un Saint-Esprit.

Au Vatican, Urbain VIII reçoit le Cardinal Inquisiteur qui attaque violemment « l’esprit de révolte et de doute » de Galilée et fait pression pour qu’on livre l’hérétique à l’Inquisition, ce qui sera fait. On le retrouve prisonnier, en résidence surveillée, loin de la ville et sous le contrôle de sa fille, Virginia, dont il avait brisé le mariage. La terre attachée au pied comme un boulet, Galilée rédige en secret son Traité pour deux sciences nouvelles qui fonde la science moderne. « Je continue » dit-il. Il fait ensuite son autocritique, et après avoir abjuré s’accuse d’avoir trahi, « le seul but de la science étant de soulager l’existence humaine. » La dernière séquence reprend le dialogue entre le maître et l’élève, ponctuée cette fois d’un lourd silence. « Elle, a gagné… la raison a gagné, pas moi… » reconnaît-il. Andrea s’en va, cachant dans ses bagages à la demande du maître le précieux Traité, Discorsi. Et quand Andrea s’écrie : «Malheureux le pays qui n’a pas de héros ! » Galilée imperturbable, répond : « Malheureux le pays qui a besoin de héros ! »

La Vie de Galilée n’est pas une pièce historique, plutôt une fable, rarement montée – car longue et avec de nombreux personnages – ici bien portée par les huit comédiens qui pour la plupart tiennent plusieurs rôles. Georg Büchner dans une lettre à sa famille disait : « Le poète dramatique n’est à mes yeux rien d’autre qu’un historien, mais il s’élève au-dessus de ce dernier, du fait qu’il crée pour nous l’histoire une deuxième fois, et qu’au lieu de nous en donner une relation sèche, il nous plonge immédiatement dans la vie d’une époque, qu’au lieu de caractéristiques, il nous montre des caractères, et des figures au lieu de descriptions. » L’histoire chez Brecht rejoint le poème. Georges Wilson l’avait mise en scène en 1963, au Théâtre National Populaire et Antoine Vitez en 1990, à la Comédie Française. Ce combat entre lumière et obscurité, croyance et recherche scientifique, retranscrit par l’intelligence de la mise en scène, se pose dans une forme simple et inventive digne du théâtre populaire dans le meilleur sens du terme.

Pour parler de la distanciation brechtienne, Roland Barthes écrivait : « Or, un homme vient… qui nous dit, au mépris de toute tradition… que l’action ne doit pas être imitée, mais racontée ; que le théâtre doit cesser d’être magique pour devenir critique, ce qui sera encore pour lui la meilleure façon d’être chaleureux. »

« – Comment est la nuit ?… – Claire… ! » ces derniers mots ferment la pièce.

 Brigitte Rémer

 Avec : Nicolas Bouchaud, Galilée – Stephen Butel, Andrea, un moine – Éric Guérin, Priuli, le mathématicien, le très vieux cardinal Bellarmin, Gaffone, un homme – Éric Louis, Sagredo, Cosme de Médicis, le petit moine – Christophe Ratandra, Ludovico, le philosophe, le Grand Inquisiteur, un moine – Lucie Valon, Virginia, la Grande Duchesse, un moine – Rachid Zanouda, Federzoni, Clavius – Nadia Vonderheyden Madame Sarti, Cardinal Barberini, Vanni, un moine – collaboration artistique, Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit, Nadia Vonderheyden – décor, Christian Tirole, Jean-François Sivadier – costumes, Virginie Gervaise – lumière, Philipe Berthomet – assistante à la mise en scène, Véronique TimsitLe Monfort Théâtre, 106 rue Brancion, 75015 – 27 mai au 21 juin 2015. www.lemonfort.fr Tél. : 01 56 08 33 88.

 

 

 

 

Liliom ou la Vie et la Mort d’un vaurien

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Pièce de Ferenc Molnár – Traduction Kristina Rády, Alexis Moati, Stratis Vouyoucas – Mise en scène Jean Bellorini – Création juin 2013 au Printemps des comédiens, en une première version, de plein air.

Le spectateur est au cœur de la fête foraine d’un quartier populaire, devant la piste des autos tamponneuses. Des néons de couleurs l’éclairent et quatre voitures, tous phares allumés, tournent. Deux copines, Marie et Julie un tantinet midinette, sont dans la boucle et Julie en pince immédiatement pour Liliom, bonimenteur chez Mme Muscat, patronne du manège. Marie annonce fièrement qu’elle aussi, a un amoureux, Balthazar, et qu’il porte l’uniforme – militaire ou portier peu importe -. Madame Muscat remarque le petit jeu entre Julie qu’elle interpelle haut et fort la traitant de « boniche » et Liliom. Le ton monte, il démissionne, quitte sa protectrice, et le manège. « Même un bon à rien peut devenir quelqu’un ! » lance-t-il comme un défi.

Julie et Liliom s’installent ensemble chez Mère Hollunder la tante de Liliom, photographe fantasque et caricaturale, dans une petite roulotte traditionnelle aux formes arrondies, posée côté cour. Et la vie se construit, scène après scène. Liliom ne fait rien de ses journées, « lundi passé, il m’a battue » confesse Julie à Marie. Il trainaille, à l’affût de quelques mauvais coups. Julie est enceinte, à peine le croise-t-elle pour le lui annoncer. Liliom se nourrit de rêve et construit dans sa tête une Amérique pour partir avec elle et l’enfant, mais l’argent se fait pressant. Entrainé par Dandy au profil de racaille, il accepte d’être son complice dans un braquage en préparation. Sentant monter le danger, Julie tente de le retenir : « Reste à la maison, j’irai te chercher de la bière, du vin, ce que tu veux… » Il la repousse avec violence dans ce refus permanent du bonheur : « Allez, dégage ! » Le braquage tourne court alors que Dandy avait auparavant pris le temps de gruger Liliom en jouant aux cartes, quitte ou double. Quand les flics arrivent Dandy s’enfuit, et Liliom se plonge le couteau de cuisine qu’il a caché dans sa veste, dans la poitrine.

La suite se déroule dans l’au-delà. Au commissariat de l’au-delà. Proposition est faite à Liliom comme à tous les suicidés, de redescendre sur terre un court instant. « Quand ta fille aura seize ans, tu redescendras sur terre pour une journée. » La curiosité le pousse, finalement, à accepter. Seize ans plus tard, Liliom, comme un mendiant, se retrouve devant une maisonnette délabrée, dans un terrain vague. Julie et Louise, sa fille, raccompagnent Marie et Balthazar devenu patron d’un grand café et parfait petit bourgeois. Il partage une assiette de soupe mais n’est pas reconnu. La conversation engagée cependant trouble les esprits jusqu’à la gifle du père à sa fille, avant qu’il ne disparaisse. « Mais… ça t’est déjà arrivé qu’on te frappe et que tu ne sentes rien ? » demande Louise à sa mère, elle-même troublée à la pensée de Liliom qui ne la lâche pas ce soir-là.

Et tourne le manège de la vie, du chômage et de la misère… La pièce, de Ferenc Molnár, écrivain hongrois célèbre pour ses poèmes, ses nouvelles et ses romans, fut jouée le 7 décembre 1909, au Théâtre Vig de Budapest et marque le début d’une écriture totalement consacrée au théâtre. D’origine juive, Molnár émigre aux Etats-Unis pour fuir le nazisme à l’aube de la seconde Guerre Mondiale, et y réside jusqu’à sa mort, en 1952. La première représentation de Liliom hors de Hongrie a lieu à Berlin en 1920, dans une mise en scène de Max Reinhardt. « Je voulais écrire ma pièce avec le mode de pensée d’un pauvre gars qui travaille sur un manège de bois, à la périphérie de la ville, avec son imagination primitive » dit l’auteur.

Cette « légende de banlieue en sept tableaux » comme la nommait Molnár, est menée de mains de maître par Jean Bellorini, directeur du TGP de Saint-Denis, ici metteur en scène, scénographe, créateur lumière et musique : la grande roue lumineuse, la piste elle-même et ses voitures qui entrent et sortent de l’espace scénique, les bordures du manège formant des allées et des passerelles, un ascenseur qui fait descendre du ciel les personnages, le toit aux multiples fonctions – chemin de traverse ou carrefour – qui descend et s’inscrit comme un nouveau plateau, servent efficacement, et joliment, le propos.

Côté jardin, la tribune des musiciens : piano et harpe au rez-de-chaussée, batterie percussions à l’étage. L’esprit de troupe et de tréteaux se dégage du groupe choral qui, à certains moments, se recompose – à la Kurt Weil – et souligne le côté onirique de la pièce. Les douze acteurs tiennent leur partition avec précision. Clara Mayer en Julie est particulièrement touchante et le duo qu’elle forme avec Julien Bouanich, ténébreux Liliom, porte la pièce, chambre d’écho de la misère sociale au début du XXè.

Brigitte Rémer

Avec : Julien Bouanich Liliom – Clara Mayer Julie, puis Louise – Amandine Calsat Marie – Delphine Cottu Mme Muscat – Jacques Hadjaje Mère Hollunder, Liztman et le secrétaire du Ciel – Marc Plas Dandy – Julien Sigana et Teddy Melis Les gendarmes, l’inspecteur et les détectives du Ciel – Musiciens : Lidwine de Royer Dupré, harpe – Hugo Sablic, batterie et l’homme pauvrement vêtu – Sébastien Trouvé, piano et le tourneur – Damien Vigouroux, trompette et Balthazar  – Costumes Laurianne Scimemi, assistée de Marta Rossi – Maquillage Laurence Aué – Le texte est publié aux éditions Théâtrales-Maison Antoine Vitez, col. Scènes étrangères.

Odéon-Théâtre de l’Europe-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu – Jusqu’au 28 juin 2015.

 

Extinction, d’après Thomas Bernhard

© Dunnara Meas

© Dunnara Meas

Adaptation Jean Torrent – Lecture Serge Merlin – Réalisation Blandine Masson et Alain Françon, avec l’aimable autorisation de Peter Fabjan – Partenariat France Culture.

Extinction – Un effondrement est le dernier roman de Thomas Bernhard, dramaturge et romancier autrichien, qu’il écrit en 1986 et qui est publié en langue française quatre ans plus tard. Les cinq-cents pages du texte original se sont métamorphosées en quatre-vingts minutes de lecture, d’une grande puissance dramatique. Assis à sa table de travail, face au public, Serge Merlin-Franz-Josef Murau – double de Thomas Bernhard – porte haut ce roman qu’il habite, à la manière d’un récit de vie. L’effondrement n’est rien moins que celui de sa famille, vu de Rome où il enseigne la littérature après avoir quitté l’Autriche et le berceau familial de Wolfsegg qui l’insupportait, et dont il s’était exclu : « Décrit Wolfsegg comme un haut lieu de la stupidité. Reporté l’affreux climat qui a toujours régné dans la région de Wolfsegg et qui a toujours tout gouverné, sur les gens qui étaient obligés de vivre à Wolfsegg ou plutôt d’y survivre et qui, tout comme ce climat, sont d’une brutalité positivement dévastatrice ». Le personnage de Gambetti son élève, apparaît en leitmotiv et joue comme une ligne de basse continue, Murau le prend à témoin, prétexte à l’expression de sa rébellion : « J’avais toujours en Gambetti un auditeur attentif, qui me laissait patiemment développer ce que j’avais à dire, ne m’interrompait jamais. »

Le déclencheur du récit et l’élément dramaturgique, est ce télégramme signé de ses deux sœurs qui l’informe de la mort des parents et de Johannes leur frère, dans un accident. Et la mémoire se met en marche dans un déferlement de ressentiments et une sédimentation d’anecdotes aussi blessantes que précises, dignes d’un travail d’entomologiste. Ses armes s’appellent causticité, ironie, haine, dégoût, sarcasme et mépris. Comme un crépuscule des dieux, Murau frappe d’anathème sa famille et son pays, tantôt pyromane tantôt pompier. L’exagération devient son emblème, le texte comme l’acteur, en jouent : « Et j’ai poussé mon art de l’exagération jusqu’à d’incroyables sommets… L’art d’exagérer est à mon sens l’art de surmonter l’existence » ironise-t-il.

Côté famille, il note le ridicule de parents qui ne parlent qu’argent, entrepôts et actions, de sœurs formatées et beaux-frères de caricature, du manque de curiosité et d’inculture, et tout n’est que blessure : « Vous voyez, dans quel état d’esprit est ma famille. Est Wolfsegg. Cinq bibliothèques, et pas la moindre idée de nos plus grands écrivains et poètes, bien moins encore de nos grands philosophes qui font date, dont ma mère n’a jamais entendu les noms, jamais entendu consciemment, en tous cas. Mon père connaît bien les noms, mais ce que ces gens ont pensé ou écrit, pas plus qu’elle ». Murau-Thomas Bernhard en profite pour ralentir le pas sur la littérature et nommer quelques-uns de ses auteurs favoris – Goethe, Kafka, Musil, Mann et Kierkegaard – lui à qui l’on disait sans cesse : « Tu vas à la bibliothèque pour y cultiver tes pensées aberrantes. »

Côté pays, il rembobine l’Histoire de l’Autriche en ses heures les plus sombres, l’hydre du nazisme, ses parents collabos, la Villa des enfants, et dénonce : «  C’est justement dans la Villa des enfants, dans le bâtiment favori de mon enfance, ai-je dit, que nos parents ont caché ces criminels ignobles, leur ont même procuré une vie de luxe, justement à l’époque de la plus grande misère. Et n’en n’ont jamais eu honte. » La mémoire, sur fond d’inhumanité travaille, et la fureur de Murau traverse l’œuvre jusqu’à la désintégration de la famille et du domaine, son extinction. Sa vengeance, sa libération et le rachat de l’engagement nazi du père, sera le don qu’il fait du domaine de Wolfsegg à la communauté israélite.

Thomas Bernhard écrit Extinction trois ans avant sa mort, le temps presse, ce qui donne à l’oeuvre une valeur testamentaire. Il a cinquante-huit ans, a publié de nombreux romans et textes de théâtre. Serge Merlin le côtoie depuis des années et donne corps et incandescence à ses œuvres-brûlots, accompagné de divers metteurs en scène : Le Réformateur, puis La force de l’Habitude avec André Engel, Simplement compliqué, avec Jacques Rosner, Le neveu de Wittgenstein avec Bernard Lévy et Minetti avec Gérold Schumann. Il nourrit une grande passion pour Minetti, ce vieil acteur qui un soir de Saint-Sylvestre attend dans le hall d’un hôtel d’Ostende son dernier rôle, peut-être, le Roi Lear.

On n’imagine plus Thomas Bernhard sans Serge Merlin, ni Serge Merlin sans Thomas Bernhard. Leurs univers coïncident, exactement. Les traits de plume de l’auteur sont acerbes et s’envolent, aussi précis que des flèches. Ils sont repris par l’acteur – proche tout autant de l’univers de Beckett – en ce long monologue. Les mots sont portés, vociférés, chantés et piétinés comme un ressac, sous la direction de Blandine Masson et d’Alain Françon. Avec un art du contrepoint, Serge Merlin les pétrit, polit, déchire, les entrechoque et les passe à la moulinette. Le poids des mots prend ici tout son sens. Par moments, en voix off, un peu d’oxygène nous arrive avec les valses de Vienne, surréalistes, et l’admiration de son oncle Georg, unique personnage bienveillant de son environnement. « Nous trainons tous un Wolfsegg avec nous et nous avons la volonté de l’éteindre pour nous sauver, de le détruire en voulant le coucher sur le papier, de le détruire, de l’éteindre. Mais le plus souvent, nous n’avons pas la force qu’exige une telle extinction. » conclut Franz-Josef Murau – Serge Merlin -Thomas Bernhard, mettant le point final à l’œuvre.

 Brigitte Rémer

Théâtre de l’Oeuvre, 55 rue de Clichy. 75009, du 20 mai au 24 juin 2015. Le roman Extinction, traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs, est publié aux éditions Gallimard.

 

 

 

 

 

 

 

 

La mort de Tintagiles

La pièce de Maurice Maeterlinck est précédée d’un Prologue, fragments de Pour un tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé. Mise en scène Denis Podalydès, sociétaire de la Comédie Française. Conception musicale Christophe Coin et Garth Knox.  

© Pascal Gély                  © Pascal GELY

© Pascal Gély 

C’est un objet théâtral délicat en ses deux parties, un travail d’entrelacement de textes et de moments musicaux impressionnistes d’une grande beauté. La première partie, Pour un tombeau d’Anatole de Stéphane Mallarmé comme une petite musique de nuit, traduit l’immense chagrin du poète, mis en mots à la mort de son fils de huit ans, en 1879, texte qu’il laissa en suspens sur ce vers très court, retrouvé : Le petit tombé dans la vallée. Vertigineux et déchirant pour dire l’indicible, ces mots et ellipses se gravent en écriture blanche sur fond noir et sont partiellement énoncés – par Denis Podalydès – d’une voix de cristal bercée de subtiles cordes et de vocal.

En seconde partie, le conte du petit Tintagiles aborde aussi le thème de la séparation et du deuil et s’enchaîne logiquement au texte de Mallarmé. Au bord de l’abîme par la toute puissance d’une Reine-sorcière invisible qui a ordonné son retour sur l’île, et malgré la résistance de sa sœur Ygraine aidée de Bellengère, et d’Aglovale, un vieux serviteur, Tintagiles est arraché aux siens et passe de l’autre côté du mur des ténèbres. « Ta première nuit sera mauvaise, Tintagiles. La mer hurle déjà autour de nous ; et les arbres se plaignent. Il est tard. La lune est sur le point de se coucher derrière les peupliers qui étouffent le palais… Nous voici seuls, peut-être, bien qu’ici, il faille vivre sur ses gardes. Il semble qu’on y guette l’approche du plus petit bonheur » lui dit Ygraine, ouvrant la pièce et faisant face au destin.

Ecrit en 1894, La mort de Tintagiles est le troisième des petits drames pour marionnettes écrits par Maurice Maeterlink, dont les précédents s’intitulaient Intérieur et Alladine et Palomides. « Maeterlinck a été tenté de donner la vie à des formes, à des états de la pensée pure. Pelléas, Tintagiles, Mélisande sont comme les figures visibles de tels spécieux sentiments » écrivait Antonin Artaud, explicitant l’objet marionnette selon Maeterlink.

Auteur belge francophone, Maeterlink s’inscrit dans un univers symboliste entre rêve et fantastique. Son œuvre est immense et a inspiré les grands musiciens, citons l’Oiseau bleu, monté en 1908 par Constantin Stanislavski, et, pour mémoire, Pelléas et Mélisande dont Debussy composa un opéra. Malheur et destin y sont souvent exprimés en une saisissante économie de moyens. Dans La mort de Tintagiles – montée en 1997 par Claude Régy qui avait aussi mis en scène Intérieur, quelques années auparavant – Denis Podalydès opte pour une forme de théâtre musical : Christophe Coin joue du violoncelle et du baryton à cordes et Garth Knox de l’alto et de la viole tout en interprétant le rôle d’Aglovale. Ce dernier prend la place de Tintagiles, – marionnette manipulée à tour de rôle par les comédiens – au moment du cri qu’il fait jaillir du tréfonds, expression de l’angoisse de la mort et qui appelle celui d’Edvard Munch.

Une scénographie dépouillée, sorte de boîte noire posée sur le plateau servant l’acoustique, un grillage dans les cintres, point d’appui lumières donnant les découpes qui troublent la pénombre d’un univers d’étrangeté, une avant-scène dégagée où les musiciens parfois stationnent sont les éléments de l’écriture scénique.

Connu et apprécié comme acteur, au théâtre et au cinéma, Denis Podalydès a signé plusieurs mises en scène dont Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, et Le Bourgeois Gentilhomme de Molière ; L’Homme qui se hait d’Emmanuel Bourdieu et Lucrèce Borgia, de Victor Hugo. Le travail qu’il présente ici, austère et méditatif autant que poétique, repose sur une subtile direction d’acteurs et sur une impulsion musicale, devenue langage théâtral en soi, en parfaite synergie avec le texte et le poème.

Brigitte Rémer

Avec : Christophe Coin, violoncelle et barytons à cordes – Adrien Gamba Gontard, Tintagiles – Garth Knox, Aglovale, alto, viole – Leslie Menu, Ygraine – Clara Noël, Bellangère – scénographie Olivier Brichet – lumières Stéphanie Noël – costumes Géraldine Ingremeau – maquillage et coiffure Gwendoline Quiniou – création sonore Bernard Vallery – marionnette Amélie Madeline – harpe éolienne Sylvain Ravasse – construction Alexandra Epée, Nicolas Gérard, Jean-Philippe Lamarque, Pascal Lefay.

Du 12 au 28 mai 2015. Théâtre des Bouffes du Nord. 37 bis Bd de la Chapelle. 75010. Métro : La Chapelle. – site : www.bouffesdunord.com – Reprise au Trident, scène nationale de Cherbourg/Octeville, du 5 au 7 novembre 2015.

Le projet Penthésilée

©Pascal Gély

©Pascal Gély

D’après Penthésilée de Heinrich Von Kleist. Traduction Julien Gracq. Mise en scène Catherine Boskowitz – Théâtre des Quartiers d’Ivry

Pièce du poète et dramaturge allemand Heinrich Von Kleist publiée en 1808, on dit de Penthésilée qu’elle est injouable, Goethe lui-même l’avait dit. Sa création à Weimar peu après publication ne fut d’ailleurs pas un grand succès. Trois ans plus tard, à trente-quatre ans, Kleist mettait fin à ses jours et entrainait dans son geste son amie, Henriette Vogel. Il venait d’achever le Prince de Hombourg. Son oeuvre s’étend sur une douzaine d’années et se compose d’articles, de nouvelles, d’écrits politiques et d’essais – dont le célèbre manifeste Pour le théâtre de marionnettes -. Pour le théâtre, il écrivit huit pièces de styles différents – comédies, tragédies et drames –.

Julien Gracq traducteur de Penthésilée, disait : « Tout n’est pas fait pour emporter l’adhésion dans cette pièce, assez dédaigneuse, il faut le dire, de la sympathie et ne s’en cachant pas ». Elle n’est pas très fréquemment montée. André Engel en avait présenté sa vision au Théâtre national de Strasbourg en1981, Julie Brochen la sienne au Théâtre de la Bastille en 1998, Éric Lacascade à la Comédie de Caen en 2005, Jean Liermier à la Comédie Française, en 2008. C’est aujourd’hui Catherine Boskowitz qui s’attaque au mythe des Amazones, ces guerrières imposant leurs lois et pratiquant la politique de la terre brûlée, la métaphore des insoumises est séduisante. Le spectacle s’intitule Le Projet Penthésilée, un work in progress ?

L’action se passe à Troie, sur le champ de bataille où Grecs et Troyens s’affrontent. Après sa victoire sur Ulysse et Diomède, Penthésilée Reine des Amazones est blessée par Achille, au cours d’un combat où leurs regards se croisent et s’illuminent. Achille reconnaît avoir été foudroyé d’amour, elle, succombe à son charme. Si les Amazones sont hors la loi, elles ont la leur propre : il ne leur est permis de choisir un époux qu’après l’avoir combattu et vaincu. Coincée entre l’ordre social et collectif et ses sentiments personnels, Penthésilée combat Achille mais ne décode pas ses signaux et réplique en le transperçant : « Ne reparait jamais devant moi » hurle-t-elle, dans une fureur extrême. Et elle ne se contente pas du coup donné, mais sauvagement le déchire et le dévore à demi comme une lionne, sous un flot d’imprécations et de pure folie. Le récit de Prothoé, sa fidèle amie n’épargne rien. Défaite lorsqu’elle réalise, Penthésilée se donne la mort. On est en plein dans la tragédie grecque et proche de la sanguinaire Médée.

Plus que le thème de l’amour fou et destructeur, Catherine Boskowitz, metteure en scène retient le thème de l’insoumission et de la prise de pouvoir par les femmes. « Astéride tu conduiras les troupes. Prothoé, sors de mon cœur. Avec toi j’irai jusque dans les enfers. Nous combattrons ensemble ». Ces Amazones qui « foutent la zone » nous font pénétrer dans un monde de légende. On est en même temps au pays des Pussy Riot ou chez les Femen, aux Etats-Unis d’Angela Davis du temps des Black Panthers ou avec la Bande à Baader. Achille a un petit air à la Jimmy Hendrix, chapeau lunettes de soleil et pause, accro à son téléphone mobile.

Quand le spectateur pénètre dans la salle, il est convié sur le champ de bataille c’est-à-dire la scène, une inscription en lettres d’or au-dessus de sa tête : La scène est un champ de bataille. Il est en déambulation et peut croiser une actrice ou un acteur, qui lui chuchote quelques bribes de textes. Sur les sièges sont tendues des bâches. Après ce prologue en équilibre instable, le spectateur prend place, on lui découvre les gradins. Achille a son espace propre, une plateforme posée à mi-salle où il fait ses ablutions. Les Amazones tracent, de la scène à la salle, et défient les frontières scène-salle et dehors-dedans, tout au long du spectacle. Sur le plateau, Ulysse, au bord d’une ville détruite, – maquette posée au milieu de la scène – introduit longuement le propos. Sur écran, à travers le viseur d’une mitraillette, le spectateur survole une zone de guerre, est-ce Damas, Alep ou Homs, Bagdad peut-être… Les références sont de toutes géographies et collent à l’actualité, guerre pour guerre.

Vidéaste et techniciens sont en action sur le plateau où des écrans mobiles apparaissent et disparaissent. Les bâches en plastique gris forment des reliefs et font office de terre de camouflage, de traine ou de linceul – l’installation et la scénographie sont de Jean-Christophe Lanquetin -. Tout au long de la pièce, le vidéaste  – Laurent Vergniaud qui assure aussi les lumières – transmet des images déstructurées de la guérilla politico-militaire qui se déroule sur le plateau : images de ruines, de silence et de mort.

 Les adresses au public qui s’intercalent dans le texte de Kleist – sur la sororité, la militance, l’écriture – et dont on ne connaît pas la source, surlignent ce sujet de l’émancipation des femmes et de leur liberté. « J’entends un écho qui traverse le temps entre Penthésilée et d’autres femmes surgies des luttes armées des années 70 ou des révolutions plus récentes qui ébranlent l’ordre mondial. Cet écho se nomme désobéissance » dit la metteure en scène qui a créé sa compagnie en 1985, sur la base du croisement des cultures.

La pièce est flamboyante et Penthésilée sans peur et sans reproche mène son combat, l’actrice ici défend sa partition. Mais les nombreuses digressions proches de la performance n’éclairent pas toujours cette flamboyance et perdent plutôt le spectateur qui, trop souvent, cherche sa route.

Brigitte Rémer

Avec : Nadège Prugnard Penthésilée – Lamine Diarra Achille – Marcel Mankita Ulysse – Simon Mauclair Diomède – Adèll Nodé Langlois Amazone clowne – Fatima Tchiombiano Amazone – Nanténé Traore Prothoé – Collaboration artistique et dramaturgie : Leyla Rabih – Assistante à la mise en scène : Estelle Lesage – Installation et scénographie : Jean-Christophe Lanquetin – Constructeur et plasticien : Yoris van Den Houte – Vidéo et lumières : Laurent Vergnaud – Costumes : Chantal Rousseau – Musique : Benoist Bouvot.

Du 4 au 31 mai 2015. Théâtre des Quartiers d’Ivry, au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez, 1 rue Simon Dereure – métro : Mairie d’Ivry – www.theatre-quartiers-ivry.com

81 avenue Victor Hugo

 © Willy Vainqueur pour le Théâtre de la Commune

© Willy Vainqueur pour le Théâtre de la Commune

Pièce d’actualité n°3 – Ecriture : Olivier Coulon-Jablonka, Barbara Métais-Chastanier, Camille Plagnet – Mise en scène : Olivier Coulon-Jablonka – Avec : Adama Bamba, Moustapha Cissé, Ibrahim Diallo, Mamadou Diomandé, Inza Koné, Souleyman S., Méité Soualiho, Mohammed Zia.

Le principe de la Pièce d’actualité tel que le propose La Commune centre dramatique national Aubervilliers et sa directrice, Marie-José Malis, repose sur une commande que passe le théâtre à des artistes, leur posant la question : « La vie des gens d’ici, qu’est-ce qu’elle inspire à votre art » ? Son cahier des charges est précis : temps de répétition limité à vingt jours, obligation à travailler avec les associations, les particuliers, les institutions de la ville et du territoire en synergie avec le thème traité. Après Laurent Chétouane, artiste associé au CDN, répondant à la question : Le théâtre, pour vous c’est quoi ? suivi de Maguy Marin et sa Casa de España pour les Pièces d’actualité n° 1 et 2, c’est au tour d’Olivier Coulon-Jablonka de construire son sujet. Celui-ci s’empare d’un thème emblématique aujourd’hui, celui des sans-toits. Il s’appuie sur un collectif d’immigrés qui, après s’être fait expulser de plusieurs lieux d’Aubervilliers, a réquisitionné un endroit vide pour y loger, l’ancien Pôle Emploi au 81 avenue Victor Hugo.

Le spectacle s’ouvre sur une sorte de salle d’attente ou de foyer gris, sans personnalité. Un récitant s’avance à l’avant-scène et porte un magnifique texte extrait du Procès de Kafka, comme une offrande : « Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l’instant il ne peut pas lui accorder l’entrée… » Puis une ombre glisse derrière la porte vitrée éclairée, suivie d’autres ombres. Le groupe d’hommes de couleurs se dirige à la lampe de poche et stoppe, petit moment ludique où chacun se prend en photo, avant de se raconter, ou de raconter l’un des leurs. Les récits de vie vont s’enchaîner, morceaux de vie déchirés entre ici et là-bas où le tragique le dispute à l’absurde. Une vingtaine d’entretiens réalisés avec des habitants du 81 avenue Victor Hugo a présidé à la rédaction du texte. Les huit conteurs sur scène, venant des faubourgs d’Abidjan, Ouaga, Dhaka et d’ailleurs, s’inscrivent dans la lutte des sans-toits à Aubervilliers et sont ici les interprètes et parfois les auteurs.

Récits de voyage au terme d’invraisemblables périples, de mois et parfois d’années sur les routes et les mers. Certains font des pauses forcées dans des géographies qui n’ont rien de la ligne droite mais relèvent plutôt d’une ligne brisée. Métaphore du temps et d’espaces déréalisés, véritables no man’s land où l’on s’épuise, passant par Moscou, Casablanca, Tamanrasset ou Lampedusa entre Malte et Tunisie. Traités comme du bétail par des passeurs sans scrupules, sans dormir ni boire ni manger, certains ne résistent pas et s’effacent de la carte, dès le début. L’un d’eux resté trois ans en Libye comme brouetta, autrement dit porteur, a changé de camp. D’autres arrivent, exténués, après des jours et des nuits de traversée sur des rafiots délabrés et surchargés, avec vents et courants contraires. Souvent, l’horizon s’éloigne.

L’arrivée n’est ni joyeuse ni victorieuse, où que ce soit. Premier acte, déchirer son passeport, le faire disparaître éventuellement par la chasse d’eau, perdre son identité, oublier jusqu‘à son nom, se perdre… bien s’habiller pour ne pas se faire remarquer, éviter d’aller dans les endroits trop blancs pour ne pas se faire repérer comme black… et échapper aux vérifications d’identité. Apprendre l’extrême patience. « Arrivés épuisés il faut encore se raconter, expliquer dans les organismes d’accueil » comme l’Ofpra, – Office français de Protection des Réfugiés et Apatrides – ou la Cimade qui apportent une aide juridique pour les titres de séjour et la régularisation. « Expliquer, parfois sans pouvoir se faire comprendre. Sans traducteur, comment s’expliquer clairement ? La loi est très difficile à comprendre » disent-ils. Pour ce collectif du 81 avenue Victor Hugo comme pour tout collectif, la Préfecture ne traite pas en gros comme ils le souhaitaient pour ne laisser personne sur le carreau, elle atomise et raisonne à l’unité. L’obtention de papiers reste le parcours du combattant, chacun pour soi. Ils constatent que certains de leurs aînés ont passé leur vie à espérer ces papiers, que la vie s’est suspendue à cette utopie et que le temps pour eux s’est arrêté. « J’ai commencé à comprendre que c’était pas si simple ».

En France, le réveil est douloureux et la réalité ne se découvre qu’à l’arrivée, disent-ils : « J’ai vraiment eu un grand choc. C’est comme si on te disait qu’on n’avait pas besoin de toi, mais on ne te le dit pas ». L’éclatement des familles est cruel. « C‘est mon fils qui me donne la force de continuer. Je l’ai laissé à Abidjan, il avait trois ans ». Et pourtant ils le savent et le disent : « dès que le moral baisse, c’est fini ». Alors, derrière la cruauté du quotidien, l’espoir de « croiser de bonnes personnes, de gagner la chance » doit rester présent. L’un d’entre eux montre du doigt l’Etat français et rappelle l’Histoire. Le Discours sur le colonialisme qu’Aimé Césaire écrivait en 1955, revient en mémoire.

Trois sur un banc. Temps en suspension. Une petite chanson, pas si innocente : « Alouette, gentille alouette, je te plumerai… »  un chant du pays, pour la nostalgie. L’exploitation du travail au black : « Je t’appelle quand je veux, je te paye 5 euros de l’heure ; et combien de fois on ne m’a pas payé… » L’agent de sécurité et son chien valsent d’un lieu à l’autre et l’homme se sent vulnérable quand il quitte l’uniforme par peur d’être repéré, traqué, agressé. On s’accroche à quoi ? « Au futur et au présent. Le passé est passé ». Alors, mieux vaut être sans mémoire. Et pourtant… « Il y a longtemps que je n’ai pas vu ma propre mère, mes frères et mes sœurs. J’avais une fiancée… ! C’est le destin, c’est comme ça, mais ça va aboutir à quelque chose. » A la question : « et maintenant, qu’aimeriez-vous ? » chacun répond à sa manière : « Voir mes rêves se réaliser. Etudier. Voyager. Travailler » jusqu’au chœur final : « Ouvrez les frontières, laissez-nous passer ».

L’histoire inlassablement se répète. Georges Pérec et Robert Bobet en avaient laissé traces dans leurs Récits d’Ellis Island, publiés en 1979, histoires d’errance et d’espoir de la toute fin XIXe début du XXe siècle, qui avaient mené près de seize millions d’émigrants en provenance d’Europe aux Etats-Unis, passant par Ellis Island. L’île des larmes, premier chapitre : « Les émigrants qui devaient passer par Ellis étaient ceux qui voyageaient en troisième classe, c’est-à-dire dans l’entrepont, en fait à fond de cale, au-dessous de la ligne de flottaison, dans de grands dortoirs non seulement sans fenêtres mais pratiquement sans aération et sans lumières où deux mille passagers s’entassaient ». Et pendant la traversée, comme à l’arrivée, toute une batterie de questions : « Comment vous appelez-vous ? D’où venez-vous ? Pourquoi venez-vous ? Quel âge avez-vous ? Combien d’argent avez-vous ? Qui a payé votre traversée ? Avez-vous signé un contrat pour venir travailler ici ? etc.. etc.. »

A quoi sert le théâtre ? Car de théâtre il s’agit bien : à briser l’indifférence même si l’actualité tourne en boucle et justement, banalise, à sortir de l’anonymat quelques instants, à tendre un miroir au spectateur, à parler de l’âpreté de l’exil et de solitude, à évoquer la quête d’hospitalité telle qu’approchée par le philosophe Jacques Derrida – « L’étranger est d’abord étranger à la langue du droit dans laquelle est formulé le devoir d’hospitalité, le droit d’asile, ses limites, ses normes, sa police, etc. Il doit demander l’hospitalité dans une langue qui par définition n’est pas la sienne »Il y a une dimension politique dans la démarche, une forme de théâtre documentaire dans ces parcours d’exil et de migration. Que signifie être exilé, déplacé, vivre entre deux mondes ? Le grand intellectuel américain d’origine palestinienne Edward W. Saïd exilé lui-même, n’a cessé de s’interroger sur ce choc des civilisations : « J’ai défendu l’idée que l’exil peut engendrer de la rancœur et du regret, mais aussi affûter le regard sur le monde. Ce qui a été laissé derrière soi peut inspirer de la mélancolie, mais aussi une nouvelle approche. Puisque par définition, exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est ce dont on se souvient et la manière dont on s’en souvient qui déterminent le regard porté sur le futur ». La démarche de ces conteurs de quelques soirs est courageuse, droit dans les yeux ils se racontent. Ils sont rémunérés au chapeau.

brigitte rémer

81 avenue Victor Hugo, Pièce d’actualité n°3du 5 au 17 Mai 2015 – La Commune CDN Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson. Tél. : 01 48 33 16 16. Le spectacle sera repris du 6 au 15 octobre 2015.

Du Nô à Mata Hari, 2000 ans de Théâtre en Asie

Marionnette Bunraku - © B. Rémer

Marionnette Bunraku – © B. Rémer

Le musée national des arts asiatiques-Guimet propose une riche exposition célébrant le théâtre à travers les siècles, les différentes régions d’Asie et les formes scéniques qui leur sont liées – qu’elles soient jouées, dansées, mimées ou animées –.

Ce théâtre céleste, comme le nomme Jean-Claude Carrière qui signe la préface du catalogue, mêle le monde des dieux et des démons avec celui des mortels. Aurélie Samuel, responsable des collections Textiles au Musée, en assure le commissariat. A l’origine, les théâtres d’Asie étaient issus du religieux et les représentations se déroulaient dans les temples, avant de s’affranchir de leur sens rituel et de devenir spectacles à part entière. Tout y est code et symbole, chaque personnage est un archétype qu’on identifie immédiatement par un geste, une couleur, une broderie, un accessoire, un masque ou un maquillage et l’objet est réalisé comme une œuvre d’art, par des mains orfèvres : marionnettes, ombres, kimonos, parures et masques.

La première partie de l’exposition présente Le théâtre épique et son origine, les épopées indiennes. Le Mahabaratha, long poème dont l’écriture a débuté au IVe siècle avant J.C. relate la guerre entre les Kaurava et les Pandava, deux familles ennemies. Texte monté par Peter Brook en 1985, devenu spectacle emblématique de sa compagnie, le metteur en scène définissait le masque comme « un portrait de l’âme, une enveloppe extérieure reflétant à la perfection et avec sensibilité la vie intérieure ». Le Ramayana, second texte épique de référence rédigé vers le IIe siècle avant J.C. conte les aventures de Rama avatar du dieu Vishnu et de son épouse Sita : « La vie s’écoulant sans retour comme un fleuve, chacun doit s’employer à être heureux ; les êtres, dit-on, ont accès au bonheur » énonce Rama. D’imposants costumes et des masques expressifs, des gouaches sur papier et des toiles peintes illustrant le divin et les scènes de bataille – dont celle, exemplaire, du Barattage de la mer de lait – placent le visiteur au coeur du sujet.

Le voyage se poursuit dans l’Etat du Kerala au sud-ouest de l’Inde, berceau des formes dansées et théâtrales les plus anciennes avec le Kutiyattam et le Krishnanattam aux maquillages et costumes sophistiqués, aux coiffes taillées dans le bois ; avec le Kathakali et son langage des gestes – les mudras et la mobilité extrême des yeux – qui met en avant des costumes chargés aux textiles superposés, chatoyants et parsemés de miroirs.

Le théâtre épique traduit dans les langues vernaculaires des pays s’étant développé dans toute l’Asie du Sud-Est et métissé avec les formes locales, le visiteur emprunte les routes de Thaïlande, du Cambodge et d’Indonésie : Le Khon de Thaïlande, théâtre de plein air joué à la cour où seuls les acteurs interprétant les animaux et les démons portent des masques, contrairement aux personnages humains ou divins ; le Khol du Cambodge, sorte de pantomime accompagnée par un orchestre de cour ; le Wayang d’Indonésie et ses différentes déclinaisons à Bali et Java. Masques de bois peint et doré ou avec polychromies, papiers peints, coiffes de danseurs, vêtements de coton teint et estampé de feuilles d’or, figurines de bronze sont ici présentés, dans toute la richesse des régions et de ces théâtres de l’ailleurs.

Autre forme majeure de l’art dramatique en Asie, chambre d’écho des grandes épopées venant de l’Inde, le Théâtre d’ombres que chaque pays s’approprie en développant ses techniques propres. « Le théâtre d‘ombres parvint en Europe au XVIIème siècle, grâce aux informations fournies par des jésuites séjournant en Chine, d’où le nom d’ombres chinoises » raconte Sylvie Pimpaneau, responsable de la collection Kwok on de la Fondation Oriente et co-commissaire de l’exposition, mais son origine reste incertaine et soumise à différentes thèses contradictoires : « Il est en effet très probable, bien qu’impossible à prouver, que le théâtre d’ombres ait une origine indienne et qu’il se soit diffusé en Asie du Sud-Est avec l’hindouisme et en Chine avec le bouddhisme. » Venant de Chine, du Cambodge, de l’Inde, de Thaïlande ou d’Indonésie, ces savantes figurines d’ombre sont exposées dans une pièce aux parois translucides joliment scénographiée par Loretta Gaïtis, architecte scénographe : cuirs découpés, peaux de buffles, d’ânes, de chèvres ou de daims ajourées, peintes ou non, dorées ou en couleurs, articulées ou non. Le Wayang Kulit d’Indonésie classé patrimoine mondial immatériel de l’Unesco et les marionnettes du Wayang Golek d’Indonésie, en bois peint et doré vêtues de coton imprimé y sont présentées, de même que les figurines d’ombres chinoises du XIXe siècle, venant de Chine. Le maître d’ombres, derrière un écran jadis éclairé par une lampe à huile, est doté de pouvoirs surnaturels. « Les Chinois ont coutume de dire : Au théâtre d’ombres, les chevaux peuvent caracoler sur les nuages, signifiant par là que c’est un genre de théâtre où tout est possible » rapporte Sylvie Pimpaneau.

Cette première partie d’exposition montre aussi comment les auteurs et dessinateurs de bande dessinée, ou encore le cinéma indien, s’inspirent des anciennes épopées et relient tradition et modernité ; comment dans les rues, sur les foires et les marchés, les autels portatifs et appareils de projection ambulants – sorte de lanternes magiques – faisaient défiler leurs illustrations comme un livre d’images ; comment, plus tard au Japon, au début du XXe siècle, le Kamishibai dans les mains du conteur-acteur-vendeur de bonbons à vélo qui dépliait un petit castelet en bois sur un meuble à tiroirs, naîtront les mangas. « Après avoir vendu ses friandises le conteur racontait des histoires aux enfants accompagnées de séries d’images – à l’origine peintes, puis imprimées – qu’il fait défiler. »

Le visiteur poursuit ensuite son voyage en Chine et au Japon, dans cet Extrême-Orient où Le théâtre dramatique s’est développé. De Chine, l’exposition présente les premières figurines de terre cuite datant des Han, deux siècles avant J.C. statuettes funéraires retrouvées dans les tombes des dignitaires et souverains qui représentaient des danseurs, acrobates, jongleurs et lutteurs en action ; des marionnettes à fil d’origine religieuse, forme d’expression théâtrale la plus ancienne que chaque province adapte à son environnement ; des têtes de marionnettes à tige datant du XIXe, sculptées dans le bois ; des marionnettes à tige – comme le Serpent Bleu, et des marionnettes à baguettes – issues de la pièce Les généraux de la famille Yang – ; des masques et des coiffes de cérémonie ; des personnages et des scènes de théâtre représentés sur des bols en porcelaine, des parures et costumes aux broderies d’or, œuvres d’art d’un grand raffinement.

C’est ensuite l’Opéra chinois appelé localement théâtre métropolitain et connu dans le monde sous le nom d’Opéra de Pékin qui est présenté. Il se développe au XIXe siècle et mêle théâtre, danse, musique, mime, acrobatie et jonglerie. L’épouse de Mao, Jian Qing, l’interdit pendant la Révolution culturelle et fit détruire la majorité des décors et des costumes. Un grand acteur de l’Opéra de Pékin, Shi Pei Pu (1938-2009) désobéit et sauva de la destruction une collection de costumes. Coiffes, robes et parures, sont montrées ici de manière inédite, entre autre un costume d’armure, une robe de cérémonie de fonctionnaire, la robe d’un étudiant lettré à motifs de chrysanthèmes et de papillons en soie et fils d’or, une robe de cour de général à motif de dragons et une coiffe de cérémonie à plumes de faisan vénéré, une robe de cour à motifs de dragons, une coiffe réservée aux lettrés, grands aristocrates et premier ministre. Du grand art.

Après la Chine, le visiteur traverse le Japon et ses formes théâtrales singulières que sont le Nô, le Bunraku et le Kabuki – issues de formes plus anciennes mêlées aux techniques locales. Là encore la richesse du patrimoine est mise en exergue par une exposition d’estampes, de statuaire de bois polychrome, de kimonos, de masques de Nô et de marionnettes du Bunraku, autant de costumes et accessoires qui se sont sophistiqués au fil du temps. « Empreintes de spiritualité, ces formes s’enracinent dans le culte indigène shintoïste et plus anciennement chamaniste : fêtes populaires et antiques rituels, transes ou danses, célébrés dans les campagnes afin de s’attirer la bienveillance des divinités pour les récoltes et la protection des communautés » écrit Hélène Capodano-Cordonnier, administratrice du musée des Arts Asiatiques à Nice. D’abord joué en plein air dans les palais et les temples, le Nô, aux somptueux kimonos et aux masques de bois laqué ou polychromé comme des sculptures s’affirme au XIVe siècle, grâce à l’auteur, acteur et compositeur Zeami, premier dramaturge japonais, rédacteur de traités fondamentaux sur les arts du spectacle.

Apparait ensuite au XVIIe siècle le Kabuki, créé par la comédienne Izumo no Okuni, art théâtral des plus importants au Japon, composé de chant (ka), danse (bu) et jeux de scène (ki) interprété uniquement par des femmes pendant une trentaine d’années puis confisqué par un décret interdisant la scène aux femmes et donc récupéré par les hommes qui en ont gardé le monopole ; un vaste répertoire et des costumes très codifiés le caractérisent. Les marionnettes du Bunraku au mécanisme complexe sont également présentées dans leurs élégants costumes, leur fonctionnement et manipulation repris sur estampes. Takeshi Kitano dans son film Dolls dont certaines séquences passent en boucle, montrait le Bunraku.

Point d’orgue de l’exposition, une salle dédiée aux kimonos paysages d’Itchiku Kubota, (1917-2003) artiste textile formé à la technique de la teinture dès 14 ans, qui découvre un nouveau procédé. Il réalise des kimonos pour le théâtre nô, véritables œuvres d’art rendant hommage à la nature, particulièrement au Mont Fuji emblème culturel et spirituel du pays. Pour fermer cette exposition intitulée Du Nô à Mata Hari, 2000 ans de Théâtre en Asie, le visiteur est invité à monter à la rotonde de la Bibliothèque où Margaretha Zelle, alias Lady MacLeod a dansé en 1905, invitée par Emile Guimet qui avait transformé le lieu en une sorte de temple hindou, où elle avait subjugué son auditoire. C’est là qu’est née la légende de Mata Hari, là que ce nom fut donné à cette danseuse et aventurière accusée d’espionnage au profit de l’Allemagne et qui sera fusillée en 1917.

D’une grande richesse, les théâtres d’Asie captivent, peut-être parce que, comme le dit Jean-Claude Carrière : « Du tazieh iranien au bunraku japonais, aller au théâtre c’est avant tout pénétrer dans un autre monde. » L’exposition en est la chambre d’écho.

brigitte rémer

Commissariat général : Sophie Makariou, présidente du Musée National des Arts Asiatiques-Guimet – Commissariat : Aurélie Samuel, responsable des collections Textiles au Musée – Kévin Kennel, assistant au commissaire – Sylvie Pimpaneau, conservateur, collection Kwok-on, Fondation Oriente – Scénographie : Loretta Gaïtis.

Du 15 avril au 31 août 2015, au Musée National des Arts Asiatiques Guimet. Le catalogue est coédité avec les éditions Artlys, sous la direction d’Aurélie Samuel. Préface de Jean-Claude Carrière. Films et spectacles à l’auditorium du Musée, programme sur le site : www.guimet.fr. Cette exposition est rendue possible grâce à des prêts importants accordés par la Fondation Oriente de Lisbonne, la collection Kubota de Kawaguchiko, le musée du Quai Branly et des collectionneurs privés. Elle bénéficie du soutien de la Fondation Franco-Japonaise Sasakawa.

 

 

La maison des chiens

© DR-Théâtre Dakh

© DR-Théâtre Dakh

Adaptation et mise en scène Vlad Troitskyi / Théâtre Dakh, en langue originale ukrainienne, traduction par casque – 10ème édition Le Standard Idéal / MC93 Bobigny.

L’installation du public se fait de manière bruyante et incertaine en montant l’escalier d’une structure d’acier, jusqu’à l’étage où il prend place dans le cercle des chaises. Dans la pénombre, le sol fait de grillage se dérobe et le spectateur fait corps avec la scénographie, surplombant l’aire de jeu qui le propulse dans un univers carcéral où lui aussi, est enfermé. En dessous, recroquevillés comme des oiseaux de nuit aux aguets, les prisonniers vaquent, dans leurs bleus de chauffe.

Nous sommes dans un lieu de non-droit, un camp de concentration poulailler où les prisonniers avancent voûtés, image en soi de soumission, ils ne peuvent tenir debout dans leur cachot bas de plafond. Des lampes tempête suspendues donnent une lumière blafarde ainsi que le faisceau de lampes de poche, pointé droit dans les yeux. Le spectateur est pris en otage et à témoin des violences endurées sous la baguette d’un capo chef plus animal qu’humain qui ne s’exprime que par aboiements et onomatopées, et qui charge son bouffon-maton de l’exécution des basses besognes. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé…

Monde de seaux d’eau et de serpillères, de cuvettes et de promiscuité. Lieu de déshumanisation, de coups et de viols, de déchéance. Au centre, un mitard où l’un d’eux est bouclé, qui ne peut pas même s’allonger. Royaume de la peur où le tempo est donné par des coups assénés sur la structure d’acier qui ébranlent aussi le spectateur. Au troisième top et en quelques secondes on tend sa gamelle, on mange, on rend l’assiette, on se lave – visage et cerveau -. C’est l’enfer du goulag et d’une petite Sibérie où l’on se demande pourquoi et comment on survit, où les prisonniers n’ont d’autre choix que la soumission à cette autorité diabolique.

La scène est d’une extrême violence, sans distance, le spectateur voudrait demander grâce aussi. Monde de l’inquisition, du fascisme, de la manipulation, de l’anéantissement où les gestes deviennent réflexes, obsessions, récurrences. Jusqu’à ce que les matons montent à l’étage et, aux pieds des spectateurs, jettent des planches de bois pour emmurer les prisonniers.

Entracte, descente obligatoire des spectateurs. La seconde partie doit inverser les lieux, mais la question se pose de rester, pour supporter le même traitement. Finalement le spectateur prend la place des prisonniers et les acteurs montent au premier. Changement radical de ton avec cette partie, vocale et musicale, qui se situe à l’opposé de la précédente. Nous sommes au pays des morts, les acteurs – actrices – sont devenus des ombres hiératiques et de blanc vêtu. Contrebasse et violon en action soutiennent un magnifique travail de polyphonies, psalmodies et lectures de textes tirés d’Œdipe Roi – traduits par Ivan Franko – qui parlent de péché, de repentir et de rédemption. Nous sommes dans la tragédie grecque et le sacré, tout est parfaitement maitrisé.

La question se pose du lien entre les deux parties, cette violence extrême, suivie d’apaisement et de beauté, fait qu’on a du mal à croire en la seconde partie. Cela pose aussi la question des limites au théâtre, au même titre qu’un journaliste ou une chaine de télévision décident de ne pas diffuser d’images portant atteintes à l’intégrité de la personne. Jusqu’où illustrer la violence ?

Vlad Troitskyi est spécialiste de l’image mais aussi des effets, et des excès. Il avait présenté au Monfort il y a deux ans un Roi Lear tout aussi spectaculaire et tout aussi contrasté. Le metteur en scène a créé en 1994 le Centre Dakh pour les Arts contemporains de Kiev qui associe les traditions d’un théâtre réaliste et l’expérimentation vers un nouveau champ théâtral, puis en 2000 une école d’acteurs. A Kiev, il dispose d’une salle d’une soixantaine de places où il crée ses spectacles, à la recherche dit-il, de tolérance et d’ouverture. Le travail musical métissé qu’il conduit avec sa troupe, où se mêlent musiques traditionnelles ukrainiennes et musiques d’aujourd’hui est d’une grande sensibilité et se situe à l’opposé de la violence radicale qu’il inflige au public, quel paradoxe !

brigitte rémer

Adaptation et mise en scène Vlad Troitskyi – Scénographie Vlad Troitskyi et Dmytro Kostyumynskyi – Musique Vladyslav Troitskyi, Roman Iasynovskyi et Solomiia Melnyk – Avec Yevhen Bal’, Vasyl’ Bilous, Natalka Bida, Maksym Demskyi, Tatyana Havrylyuk, Roman Iasynovskyi, Ruslana Khazipova, Vira Klimkovetska, Solomiia Melnyk, Semen Mozgovyi, Andrii Palatnyi, Nikita Skomorokhov, Tetyana Vasylenko, Vyshnya, Zo.

Vu au Monfort Théâtre le 11 avril 2015, dans le cadre de la 10ème édition Le Standard Idéal / MC93 Bobigny – www.MC93.com