Archives de catégorie : Arts de la scène

Africa

© Kurt Van der Elst

© Kurt Van der Elst

Mise en scène Peter Verhelst – Jeu Oscar Van Rompay – Dans le cadre des Traversées africaines présentées au Tarmac.

L’acteur est assis au fond de la scène et regarde les spectateurs entrer. Quand la lumière baisse il retire ses vêtements, tous ses vêtements, il les plie minutieusement, prend son temps. Il est blanc, de peau très claire.

Comme un cérémonial mais avec des gestes simples, il saisit un pistolet à peinture et s’enduit d’une couche profondément noire, visage inclus. Il luit de cet outrenoir à la Soulages. A partir de cette convention qui a valeur de manifeste : Je suis noir, il ne joue pas, il se fond dans le noir, il est noir, amoureux d’un pays, le Kenya où il passe la moitié de sa vie. L’homme devient un dieu, une œuvre d’art brut, une installation. Il s’enracine dans le sol et danse, épouse les codes culturels du pays. Le noir se mélange au sable, se mélange au sang, et la fine pluie qui tombe fait un rideau de brume. Le corps est fin, souple, beau. Nous sommes en pleine brousse, l’homme est libre, il danse. Les gestes sont sobres, chorégraphiés, maitrisés. Une voix off envoie quelques signaux en anglais et en swahili, comme une métaphore.

A la fin du parcours, aussi naturellement qu’il s’est enveloppé de noir, l’homme se douche devant nous puis remet ses vêtements. Commence une seconde partie, radicalement différente, qui donne les clés de lecture de ce que le spectateur vient de vivre avec lui. C’est un autre homme qui s’avance et fait le récit de sa vie, dans un mouvement de générosité : parti au Kenya comme volontaire, il fut instituteur à Migori et a enseigné aux jeunes élèves en uniforme. Tombé amoureux du pays, il a cherché le sens des choses et pénétré au plus profond d’une société radicalement éloignée de la sienne, d’un rapport au temps différent, d’une philosophie autre. Cet homme s’appelle Oscar Van Rompay, acteur, d’origine belge néerlandophone. C’est sa vie qu’il raconte, entre la Belgique où il travaille au sein de la troupe NTGent et le Kenya où il est entrepreneur et possède une ferme.

Le déclencheur de cette aventure devenue aujourd’hui spectacle, repose sur sa rencontre avec Peter Verhelst. Tous deux ont cette même fascination pour l’Afrique, le premier la côtoie et y travaille, le second la rêve, mais l’idée lui est venue de proposer à Oscar Van Rompay de faire théâtre de sa vie. Ce grand écart entre les deux géographies et les deux vies de l’acteur, véritable mise en danger sur le plateau, s’est construit comme une dramaturgie à partir d’une riche complicité.

Le travail du son et de la lumière a cette même précision que l’ensemble de la proposition. Le Kenya s’entend aussi à travers de petites touches sonores, la parole des enfants qui circule, s’éloigne et s’approche, les roues de la charrette, sur la piste. La lumière est travaillée par des latéraux et des néons, par une tombée de rayons de couleurs qui croise quelques éclairs de lumière crue et imprègne l’environnement, entre brousse et mangrove. L’objet théâtral est sensible.

Quelques notes de piano au final, pendant qu’une machine artisanale, sorte de levier, fait émerger de l’eau une carcasse, faisant penser au Minotaure et que l’homme git dans le marigot. Gestes rituels, dualité entre l’homme de Belgique et celui du Kenya ? « Ici je pense à là-bas, là-bas je pense à ici…» Quel est la place du réel, qu’est-ce que l’illusion entre cet ici et cet ailleurs ? Partant d’une biographie, l’exercice est périlleux. Avec pudeur et retenue, il est très réussi.

Brigitte Rémer, 10 avril 2016

Texte et mise en scène Peter Verhelst – jeu Oscar Van Rompay – musique Kreng – traduction française Monique Nagielkopf – traduction du texte vers le swahili Marta Krajnik.

Du 30 mars au 2 avril 2016 au Tarmac, la Scène internationale francophone – 159 avenue Gambetta. 75020. Tél. : 01 43 64 80 80 – site www.letarmac.fr

 

Festival d’Avignon, édition 2016

Affiche créée par Adel Abdessemed

Affiche créée par Adel Abdessemed

Au cours des conférences de presse qui se sont tenues à Avignon et à Paris, Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, a dévoilé le programme de la 70ème édition qui se tiendra du 6 au 24 juillet 2016.

Par sa programmation, il pose un geste politique et dans son édito fait référence à la fonction historique du Festival, qu’il fait sienne aujourd’hui: « Quand Jean Vilar a imaginé un pacte entre les artistes et la république, il savait ouvrir un asile aux volontés utopiques, aux rassemblements de diversités et à l’amour des possibles. Nous insistons, avec l’engagement de l’artiste, dans la conscience du poète. Nous désirons hautement que le triste spectacle du monde et de notre impuissance trouve une contradiction sur la scène faite d’émerveillement et de courage. »

Le Festival affirme ses priorités à travers cinquante et un spectacles – dont la moitié créés en France – présentés dans quarante-cinq lieux d’Avignon comprenant la ré-ouverture de la Carrière de Boulbon et de Châteaublanc ; trente-six créations dont les deux tiers réalisées en coproduction et quarante textes d’auteurs vivants ; vingt-six spectacles de théâtre, sept chorégraphiques, quatre musicaux et quatorze s’inscrivant dans l’indiscipline comme le dit Olivier Py, c’est-à-dire l’interdisciplinarité.

Dans la Cour d’Honneur, le spectacle Les Damnés d’après le scénario de Luchino Visconti, marque le coup d’envoi du Festival et le retour de la troupe de la Comédie Française après de nombreuses années d’absence. Ivo Van Hove en donne sa lecture, non pas tant sous l’angle historique du national socialisme et de la corruption qu’au regard de ce que cela nous renvoie aujourd’hui. Place des héros, (Heldenplatz) de Thomas Bernhard, lieu du discours d’Hitler sous les acclamations des Autrichiens au moment de l’annexion de leur pays par l’Allemagne, en 1938, est mis en scène par le polonais Krystian Lupa et présenté par le Théâtre national de Vilnius, en lituanien. Familier de l’univers de Thomas Bernhard, Lupa a monté plusieurs de ses textes dans une écriture scénique forte et personnelle. Le réalisateur de cinéma et metteur en scène russe, Kirill Serebrennikov présente Les Âmes mortes d’après Nicolaï Gogol faisant la part belle à la musique ; FC Bergman d’Anvers qui travaille sur l’interdisciplinarité et mêle le cultuel et le culturel, présente Het Land Nod ; le Blitztheatregroup d’Athènes propose le thème de l’effondrement de l’humanité à partir d’un prologue de Friedrich Hölderlin et présente 6 am how to disappear completely ; Raoul Collectif, de Bruxelles découvert lors du Festival Impatience qu’avait créé Olivier Py quand il dirigeait l’Odéon-Théâtre de l’Europe – et qui, pour encourager la jeune création, remet cette année un prix du même nom – donne à voir Rumeur et petits jours, dernière émission d’une radio, le temps d’une utopie ; Marco Layera qui avait présenté en France il y a deux ans une pièce satirique sur la dictature au Chili affûte son regard, sociologique et amusé, sur le phénomène des bobos, avec un spectacle intitulé La dictature de la cool.

Un focus sur le Moyen-Orient se trouve au cœur de la programmation, avec plusieurs spectacles et metteurs en scène invités : Ali Chahrour, chorégraphe de Beyrouth, travaille sur les figures féminines et présente Fatmeh et Leïla se meurt ; Omar Abusaada de Damas propose Alors que j’attendais, parabole sur cet entre-deux de la vie et de la mort, avec un texte de Mohammad al Attar ; Amir Reza Koohestani de Téhéran, parle de mensonge et de dénonciation à partir de l’interrogatoire de deux jeunes filles, avec Hearing, ; Amos Gitaï présente dans la Cour d’Honneur au cours d’une unique soirée, une version théâtrale du film qu’il avait tourné sur Yitzhak Rabin : chronique d’un assassinat, remontant l’enquête et marquant la fin de l’espoir pour la paix ; une exposition de photographies est présentée en écho à la Fondation Lambert. Des cycles de films en partenariat avec les cinémas Utopia ainsi que des lectures complètent ce regard sur le Moyen-Orient.

Les femmes sont à l’honneur en cette édition, Olivier Py a veillé à mettre de la parité dans sa programmation : Maëlle Poésy, évoque l’impuissance politique et la thématique de la démocratie, mettant en scène Ceux qui errent ne se trompent pas, de Kevin Keiss ; Madeleine Louarn présente Ludwig, un roi sur la lune, de Frédéric Vossier – sur Louis II de Bavière, légendaire roi fou à la recherche d’un monde sublimé – avec des comédiens handicapés et médite sur la notion de normalité, la composition musicale est signée de Rodolphe Burger ; Bérangère Vantusso et sa quinzaine de marionnettes présentent L’Institut Benjamenta d’après Robert Walser, avec un anti-héros apprenti-domestique qui étudie au cours de sa formation, la notion de subordination. A l’affiche aussi, des metteuses en scène venant d’ailleurs : d’Espagne, Angelica Lidell avec ¿ Qué haré yo con esta espada ? sur la recherche d’amour absolu ; de Suède, Sofia Jupither avec Tigern sur le thème de la peur de l’autre et avec 20 november à partir d’un texte de Lars Noren, sous un angle plus visionnaire ; d’Autriche, Cornelia Rainer, avec Lenz, traite de la folie et de la mort de Lenz d’après des textes de Lenz, Büchner et Oberlin ; de Belgique, Anne-Cécile Vandalem qui, à travers l’évocation d’une île, présente un spectacle nommé Tristesses.

De nombreux metteurs en scène montreront le fruit de leur travail actuel : Julien Gosselin avec 2666 présente une version scénique de l’immense roman de Roberto Bolaño – d’origine chilienne, décédé en 2003 à Barcelone – et pose la question de l’Europe, de la répétition des horreurs et des destructions collectives ; EspÆce d’Aurélien Bory, à partir d’Espèces d’espaces de Georges Perec, se balade entre cirque, danse, littérature et théâtre, évoquant le problème de l’espace, comme un doute : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner » dit Pérec ; Karamazov de Dostoïevski, monté par Jean Bellorini à la Carrière de Boulbon, puise dans les derniers chapitres du roman et met en scène les funérailles d’Ilioucha ; Thomas Jolly présente Le Radeau de la Méduse de Georges Kaiser, sur le thème de la violence, avec les élèves de l’école du TNS ; Nicolas Truong avec Interview parle de l’objet zéro du théâtre ; Pascal Quignard en scène et au piano avec Marie Vialle, présente une « performance de ténèbres » avec La Rive dans le noir, inédit qui a pour source la mort de Carlota Ikeda avec qui il avait présenté le butô en tournées, pendant plusieurs années.

D’autres spécificités encore impriment une belle dynamique à l’édition 70 du Festival : un spectacle itinérant d’Olivier Py, Prométhée enchaîné. Eschyle, pièces de guerre sans décor ni costume, qui tournera dans les villages alentours, seul spectacle que présente le directeur-metteur en scène cette année. Un feuilleton théâtral, Le ciel, la nuit et la pierre glorieuse – chroniques du Festival d’Avignon de 1947 à 2086 – réalisé à partir des archives, lu tous les jours à midi par la Piccola Familia. Un programme jeunesse, complémentaire au partenariat qui s’élabore toute l’année entre le Festival et l’Education Nationale, pour convaincre et donner l’envie aux jeunes de devenir le public de demain, et se former pour : Arnaud Meunier présente Truckstop pour les 10/13 ans un roman de l’impuissance face à la misère, Clara Le Picard avec De l’imagination travaille sur le thème de la peur ; Eric Thieû Niang présente à la Chartreuse Au cœur, fruit du travail mené avec des adolescents, sur le thème de la chute.

En danse, Marie Chouinard, de Montréal, présente Soft virtuosity et travaille sur l’origine de la danse ; Lisbeth Gruwez, d’Anvers – interprète de Jan Fabre – lie l’angoisse et la respiration à travers sa chorégraphie We are pretty ; Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, d’Anvers et de Bruxelles présentent Babel 7.16 avec une trentaine de danseurs qui au fil des ans ont tous dansé avec Cherkaoui ; Caen amour de Trajal Harrell, de New-York, est une danse érotique mi défilé de mode mi chorégraphie. Côté musique : Serge Teyssot-Gay, avec Kit de survie, Marc Nammour avec 99, DJ Pone et le Festival Résonance et Prima Donna avec l’Orchestre régional Avignon-Provence sont à l’affiche. Deux expositions sont également présentées dans le cadre du Festival : D’une chute d’Ange de Johny Lebigot, à l’Amirande et Surfaces, à l’Eglise des Célestins, œuvres inédites d’Adel Abdessemed, artiste plasticien franco-algérien qui signe aussi l’affiche du Festival. Une foison de propositions tout au long du Festival complète cette belle programmation, avec entre autre, les Sujets à vif et XS en partenariat avec les SACD de France et de Belgique, les Ateliers de la Pensée avec l’Université d’Avignon, avec des lectures, des projections et des débats.

La liste des partenaires est longue, tant publics que privés, qui participent de la réalisation du Festival et oeuvrent à sa réussite. Au cœur de l’actualité et par les différentes facettes de son programme, le Festival d’Avignon sous la houlette d’Olivier Py marque sa place dans une cité en perte de repères. Il participe, avec les forces artistiques rassemblées, à la lutte contre les totalitarismes et la montée des nationalismes. Son geste politique nous est précieux.

Brigitte Rémer, le 9 avril 2016

Du 6 au 24 juillet 2016 – 70ème édition du Festival d’Avignon. Programme complet à partir de la mi-mai – Ouverture de la billetterie le 13 juin – Site : festival-avignon.com

 

 

 

 

Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte…

LivresVingt ans de création au Théâtre de Lorient-CDN à travers les affiches des spectacles (1996-2015) – Histoires par Éric et Bénédicte Vigner en collaboration avec Éric Demey – Affiches par M/M (Paris) propos de Mathias Augustyniak recueillis par Jean-Louis Perrier.

Eric Vigner, directeur du Centre dramatique de Lorient – appelé aussi le  CDDB, pour le B de Bretagne – de 1996 à 2015, a placé l’écriture au cœur de son projet : le spectacle est pensé dans sa globalité, du texte écrit ou adapté à sa réalisation, de sa communication à sa diffusion. Il définit les objectifs de sa mission : « Il s’agissait de construire une maison dont chacun des acteurs, des artistes aux spectateurs, apporterait sa pierre à l’édifice et lui donnerait sa forme et son esprit. Ce fil directeur a permis de constituer un patrimoine immatériel dont ce livre témoigne. »

Séduit par le travail graphique de Mathias Augustyniak et Michaël Amzalag, Eric Vigner leur propose de faire un bout de chemin ensemble. M/M créent pour le Théâtre de Lorient un univers visuel et graphique significatif, qui confirme un projet artistique ambitieux et affirment l’image de la maison. Ils font parler les spectacles par les affiches qui appellent, dans les rues de Lorient, les habitants, comme le crieur dans la ville jadis, lançait ses messages. M/M élaborent les affiches de tous les spectacles et leur travail fait école. « Ces rendez-vous réguliers, entre trois et cinq par an en moyenne, inscrivaient dans le temps le travail en continu qui a été le nôtre » dit Eric Vigner. Ils interviennent aussi dans deux productions : Antigona, opéra baroque et Pluie d’été à Hiroshima. « Le dialogue a été permanent, fertile et vivant » poursuit le directeur du CDDB dans la définition de leur collaboration.

Les traces de ce travail commun, l’affiche – synthèse d’un spectacle en une image unique – sont rassemblées dans un livre d’art grand format avec autant de pages que de spectacles présentés en vingt ans. Elles sont les extraits – au sens des essences rares ou des huiles essentielles – et signes de la mémoire collective et théâtrale d’un moment donné, dans une ville précise, Lorient et un lieu artistique défini, le Centre dramatique. Dans cet ouvrage sont rapportées pour chaque affiche et en vis-à-vis, la parole du metteur en scène-directeur et celle de l’artiste graphiste qui a élaboré ses règles : « Pour les affiches, nous adoptons les règles de la tragédie classique : unité de lieu, de temps, d’action. Chaque affiche est construite autour d’une photo couleur et d’un titre en noir et blanc. L’image fait référence à la photo documentaire… L’affiche est définie à la suite de la lecture de la pièce et de nos conversations avec Eric » dit Mathias Augustyniak.

Ces affiches sont multiples, œuvres d’art à part entière qui transmettent la vibration de chaque spectacle. S’il fallait n’en citer qu’un(e) retenons L’Illusion comique de Corneille monté par Eric Vigner en janvier 1996, geste fondateur à son arrivée au Théâtre de Lorient, pièce revisitée à son départ, en décembre 2015. Deux spectacles à vingt ans de distance, deux affiches, la première joue sur le rapport du visage au masque, la seconde est tout autre et décline avec liberté le mot illusion.

Romantiques ou classiques, provocatrices ou mélancoliques, les affiches accompagnent la parole de l’auteur et le geste du metteur en scène, quels qu’ils soient. La liste des auteurs présentés à Lorient est longue. Pour n’en citer que quelques-uns – Samuel Beckett, Stig Dagerman, Rémi De Vos, Bernard-Marie Koltès, Jean Racine, August Strindberg, Anton Tchékhov, Ödön Von Horvath…  – la liste des metteurs en scène, de passage ou en résidence, l’est tout autant – Alfredo Arias, Jean-Damien Barbin, Peter Brook, Christophe Honoré, Daniel Jeanneteau, Marc Lainé, Arthur Nauzyciel, Eric Ruf… – Ces affiches « restent un moyen d’affirmer des idées autant que de concevoir des fictions… Dans leur construction, elles sont aussi des lieux et des moments d’expériences sémantiques » précise Mathias Augustyniak. La recherche typographique est toujours très élaborée, les affiches ne se dévoilent pas facilement : les lettres volent au vent, les mots sont cachés, les objets détournés ; charades et références les transforment en labyrinthes, charge au spectateur de relever le pari du parcours initiatique qui doit le guider jusqu’au théâtre.

Le livre se referme sur un cahier de photographies intitulé roman-photo, mémoire du CDDB, suivi de la programmation, déclinée saison après saison. La signature qui s’est tenue sous la coupole de la Comédie Française a mis en exergue cette belle ouvrage. La collaboration entre Eric Vigner et Eric Ruf aujourd’hui administrateur des lieux, et qui fit ses armes en écriture et mise en scène dans cette belle région de Bretagne, est à l’image des complicités artistiques qui se sont tissées entre Bénédicte et Eric Vigner avec ceux qu’ils ont accueillis au Théâtre de Lorient, ainsi qu’avec Mathias Augustyniak et Michaël Amzalag M/M (Paris).

Brigitte Rémer, 5 avril 2016

Ouvrage publié en 1500 exemplaires par le CDDB Théâtre de Lorient en association avec M/M (Paris) – (cddb@letheatredelorient.fr et anyone@mmparis.com).

Cahier d’un retour au pays natal

© Adrian Zapico & Carmine Penna

© Adrian Zapico & Carmine Penna

Texte Aimé Césaire – Dans le cadre des Traversées africaines présentées au Tarmac, du 9 mars au 16 avril 2016.

C’est un poème qu’écrit Césaire à Paris en 1939, à la veille de la seconde guerre mondiale, alors qu’il vient de quitter l’Ecole normale supérieure et rentre à la Martinique, pour y enseigner le français. Il a vingt-six ans. Il écrira une dizaine de versions du poème dont l’une sera dédiée à André Breton. Ce dernier le rencontre à l’occasion de l’escale qu’il fait à Fort-de-France, sur la route de New-York : « La parole d’Aimé Césaire, belle comme l’oxygène naissant…» dit le maître du surréalisme en 1947, dans sa préface pour la publication du texte, qu’il organise aux Etats-Unis. Pour lui, Césaire, c’est « la cuve humaine portée à son point de plus grand bouillonnement, où les connaissances, ici encore de l’ordre le plus élevé, interfèrent avec les dons magiques. »

Texte fondateur, ce Cahier d’un retour au pays natal est d’une poésie à l’état brut, subtile, violente et musicale. Sa vie durant, Césaire n’a eu de cesse d’exprimer l’oppression, le désespoir, la révolte et l’amertume sur la place des Noirs dans la société. Il a créé avec d’autres écrivains noirs francophones dont Léopold Sédar Senghor du Sénégal, René Depestre d’Haïti et Guy Tirolien de Guadeloupe, le mouvement littéraire de la négritude, écrit de la poésie, du théâtre – dont Une saison au Congo et La tragédie du roi Christophe – des essais et des discours. Son Discours sur le colonialisme, publié en 1950 dans la revue Présence Africaine qu’il a contribué à créer trois ans plus tôt avec Senghor, fait date, il est une implacable dénonciation de l’idéologie colonialiste européenne, dont s’empare tout le mouvement.

S’il partage sa vie entre Fort-de-France et Paris, s’oriente vers le politique en étant maire de Fort-de-France et député de Martinique pendant près d’un demi-siècle, Césaire n’oublie pas ses origines modestes. Né à Basse-Pointe d’une mère couturière et d’un père contrôleur des impôts, il fait partie d’une fratrie de sept enfants. On en trouve les signes dans le Cahier, qui parle de l’éloignement et de l’exil. « Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et sœurs, une petite maison cruelle dont l’intransigeance affole nos fins de mois… Ici, il n’y a que des toits de paille que l’embrun a brunis et que le vent épile. »

Cet admirable Cahier d’un retour au pays natal est inclassable, difficile à transposer sur un plateau. Il est un long poème qui se suffit presque à lui-même, une imprécation, une métaphore, ou la parole des morts. La vision qu’en donne Daniel Scahaise, pour généreuse qu’elle soit, manque d’amplitude. Un tas de sable au centre du plateau comme aire de jeu, un morceau de palissade, quelques briques, un brûlot, un sac dans un coin d’où sortent un réchaud et une théière, lumières immobiles plein feu, une idée de solitude, une image de réfugié. On sent pourtant une hésitation entre deux partis-pris, celui du jeu de l’acteur qui s’isole dans son long monologue et esquisse quelques gestes, dans une première partie, celui de la narration du conteur, beaucoup plus quotidien, qui prend le public à témoin. Ces deux styles ont du mal à cohabiter et le texte ne se déplie pas vraiment, même si Daniel Minoungou, l’acteur, possède une belle présence, l’intensité retombe et la parole de Césaire échappe. Est-ce que les gestes du quotidien banalisent la poésie ? « Au bout du petit matin, cette ville plate, étalée… Au bout du petit matin, la grande nuit immobile, les étoiles plus mortes qu’un balafon crevé. » Est-ce l’essence des mots qui se dilue sous le plein feu ? Ce poème touffu et granitique semble en tous cas résister.

Brigitte Rémer, 30 mars 2016

Mise en scène Daniel Scahaise, interprétation Daniel Minoungou, assistant mise en scène François Ebouele – régie Frédéric Nicaise.

23 au 26 mars 2016, au Tarmac, la Scène internationale francophone – 159 avenue Gambetta. 75020. Tél. : 01 43 64 80 80 – site www.letarmac.fr

Eichmann à Jérusalem

© Pascal Victor/ArtcomArt

© Pascal Victor/ArtcomArt

ou “les hommes normaux ne savent pas que tout est possible”. Texte de Lauren Houda Hussein, mise en scène Ido Shaked.

Créé en 2009 par Ido Shaked et Lauren Houda Hussein, le Théâtre Majâz s’intéresse à l’Histoire et à la mémoire collective, utilisant les archives comme matériau de travail. Son précédent spectacle, Les Optimistes, traitait du conflit israélo-palestinien, non pas sous l’angle de l’historicité mais comme une métaphore.

Pour Eichmann à Jérusalem, la compagnie s’empare des minutes du procès d’Adolf Eichmann, procès qui s’est tenu dans un théâtre de Jérusalem, en 1961, et a duré quatre mois. Ce haut fonctionnaire du Troisième Reich, chargé des affaires juives et de l’évacuation avait signé la mise en œuvre de la déportation et la logistique de la solution finale. Caché en Argentine et ayant échappé à la justice lors du Procès de Nuremberg en 1945, il fut retrouvé quinze ans plus tard, en 1960, exfiltré en Israël, condamné à mort lors de son procès et exécuté. Sa défense reposait sur la notion d’obéissance : « Je ne pouvais pas désobéir… ».

Les minutes du procès sont rapportées dans d’imposants volumes posés sur un bureau, au fond du plateau, elles sont la trame du spectacle. Lauren Houda Hussein a fait un énorme travail pour en prendre connaissance et réaliser un montage. Le langage aride du document original est repris avec simplicité et la parole, sèche, consignée. Ses sources sont répertoriées dans le programme de manière détaillée, donnant l’indication du volume, de la session et de la page. La compagnie s’appuie aussi sur des enregistrements, des écrits, des documents historiques, sur l’interview d’Eichmann dans Life Magazine à son arrivée en Israël, et sur les trois cent cinquante heures filmées lors du procès, même si, dans un parti-pris de mise en scène, aucun document audiovisuel n’est ici présenté. La pensée d’Anna Arendt guide par ailleurs la pensée du spectacle qui emprunte son titre à l’un de ses ouvrages : Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, écrit par la philosophe en 1963 après avoir couvert le procès comme journaliste pour le New-Yorker, et qui a fait polémique. Il est aussi donné lecture des lettres qu’elle avait échangées avec Gershom Sholem qui ne partageait pas ses points de vue.

Nous ne sommes pas dans un prétoire et Eichmann n’est pas incarné. Tout juste une photo posée dans un coin. Le texte est réparti entre les comédiens qui jouent, selon les moments, une dizaine de personnages dont de nombreux témoins, passant d’accusateur à défenseur ou à témoin, mais c’est la voix du bourreau, Eichmann, qui est mise en exergue. La parole circule, la trace laissée par les mots est puissante. Ni chercheurs ni historiens, comme ils le rappelaient lors de la table ronde qui a suivi le spectacle, le Théâtre Majâz ne traite pas de la shoah, ni ne résume le procès. Il s’intéresse au potentiel du mal existant chez les humains, à la question de la responsabilité, à celle de l’obéissance. Quelle représentation du mal, donner ? Le metteur en scène a opté pour un plateau nu ou presque, un espace de répétition dans lequel les mots portés par les acteurs sont à la fois des esquisses et des coups de poignard. On y trouve un portant avec quelques chemises blanches, un rétroprojecteur, un bureau et un piano. L’espace est vide et l’idée forte repose sur la mobilité d’un plateau qui oscille, montant légèrement ou s’inclinant, puis redescendant, tels des sables mouvants dans lesquels l’Histoire s’englue, et donnant une idée d’instabilité et de fragilité. C’est la voix du metteur en scène qui ouvre le spectacle parlant du processus de travail, indiquant que le moteur de recherche repose, pour les acteurs et pour lui, sur l’angoisse.

Auschwitz, Birkenau pour les femmes, l’organisation des camps que les acteurs dessinent au sol, est la même que celle d’une grande entreprise où tout est calculé. Les minutes témoignent de cette organisation démoniaque, ainsi que des transports d’enfants et de la collaboration y compris dans les rangs des institutions juives. Le nombre de déportés par pays est éloquent, les témoignages demeurent à vif.

Le Théâtre Majâz – qui signifie métaphore, en arabe – s’empare des témoignages avec intelligence, déjouant les pièges dans lesquels l’Histoire proche et présente auraient pu les entrainer. Cela tient au puissant travail de recherche fait dans les archives et à la réflexion menée par le tandem Lauren Houda Hussein, qui a grandi entre la France et le Liban et Ido Shaked, israélien, dont le geste laisse place à la mémoire, tout en restant théâtre. Ce spectacle, témoignage d’une traversée qu’ils font avec les acteurs du Théâtre Majâz, porte les traces d’un douloureux passé.

 Brigitte Rémer, le 25 mars 2016

Avec Lauren Houda Hussein, Sheila Maeda, Mexianu Medenou, Caroline Panzera, Raouf Raïs, Arthur Viadieu, Charles Zévaco – dramaturgie Yaël Perlmann – lumière Victor Arancio – son Thibaut Champagne – costumes Sara Bartesaghi Gallo – Scénographie Théâtre Majâz avec l’aide de Vincent Lefevre – assistanat mise en scène Clara Benoit-Casanova.

Du 9 mars au 1er avril 2016, Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules-Guesde. 93207. Saint-Denis – www.theatregerardphilipe.com – Tél. : 01 48 13 70 00.

 

 

 

 

 

 

Phèdre(s)

 © Pascal Victor

© Pascal Victor

Création à l’Odéon Théâtre de l’Europe – Textes de Wajdi Mouawad, Sarah Kane et John Maxwell Coetzee – Adaptation et mise en scène Krzysztof Warlikowski, avec Isabelle Huppert-Phèdre, Andrzej Chyra-Hippolyte 2.

Le mythe de Phèdre vient de très loin. Il remonte le temps depuis Euripide cinq siècles avant JC. L’auteur grec produisit deux pièces, Hippolyte voilé, document aujourd’hui perdu et Hippolyte porte-couronne. Sénèque, au premier siècle après JC, écrivit Phèdre. Plus près de nous et bien connus, les cinq actes de Racine joués pour la première fois sous le titre Phèdre et Hippolyte en 1677, dont il nous est donné d’entendre quelques vers, à la fin du spectacle.

Dans la mythologie grecque, Phèdre est fille de Minos et de Pasiphaé troisième gardien de l’enfer, demi-sœur du Minotaure et épouse de Thésée, roi d’Athènes. Pour se venger d’Hippolyte – fils de Thésée et d’une reine des Amazones – qui lui avait préféré Artémis, Aphrodite, déesse de l’amour et de la sexualité, précipite Phèdre dans ses bras.

Partant de cette mythologie, Krzysztof Warlikowski a choisi de traiter Phèdre(s) au pluriel en rassemblant des textes de différente nature et donnant à l’héroïne plusieurs visages à partir d’une seule et même actrice. Isabelle Huppert, mythique elle aussi, se donne à corps perdu à ses personnages kaléidoscopiques, femmes fatales et de la transgression, et accepte avec courage tous les risques, y compris celui de la démythification.

La première séquence met en espace et en images le texte de Wajdi Mouawad, Une Chienne, écrit à la demande de Krzysztof Warlikowski. Tous deux ont créé des liens et collaborent depuis 2009. Mouawad place l’action « dans un night-club de la péninsule arabique. » Le spectacle s’ouvre sur une chanson écrite pour la grande Oum Khalsoum, Al-Atlal/Les Ruines, merveilleusement interprétée par Norah Krief – qui tient aussi le rôle d’Oenone – accompagnée d’un guitariste : « Jamais je ne t’oublierai, tu m’as enivrée… Y a-t-il éclair semblable à celui de tes yeux ?» Une danseuse mi-orientale mi-crazy horse glisse à la manière d’un serpent, ou d’une sirène. Est-ce Ishtar, déesse astrale de l’amour et de la guerre, ou la « Vierge-immaculée-miraculée » dont parle Mouawad ? Hippolyte se refuse : « Tu mérites tout mon amour. Mais mon cœur est fermé. Une clef est perdue. Autant traîner dans la forêt à la recherche de clairières inconnues. » Pourtant l’assaut donné par Phèdre aura raison de lui, et plus tard, d’elle : « Midi. Soleil écrasant. Le sang est partout. Phèdre arrache le drap souillé de son lit… Du drap, elle fait un nœud coulant. Elle va dehors, attache le drap en haut de l’embrasure de la porte. Monte sur une chaise, passe le nœud autour du cou. Le soleil semble la regarder en face. » Premier suicide. Wajdi Mouawad a construit son texte en cinq chapitres, portant pour titres : Beauté, Cruauté, Innocence, Pureté et Réalité. Aphrodite et Phèdre s’y superposent, comme les images sur grand écran qui brouillent les pistes, vacillent et se démultiplient, augmentant ainsi l’effet d’illusion.

La seconde séquence repose sur L’Amour de Phèdre, de Sarah Kane, pièce écrite en 1996, qui se développe en huit scènes. La jeune dramaturge britannique à la courte vie a traité avec violence et âpreté, de passion et de sexualité. L’action tourne autour d’un Hippolyte à la fierté pudique et sauvage, qui « assis dans une chambre plongée dans la pénombre, regarde la télévision. » Phèdre et un médecin l’observent. Puis Phèdre dialogue avec sa fille, Strophe, et se raconte : « Impossible d’éteindre ça. Impossible de l’étouffer. Impossible. Me réveille avec, ça me brûle. Me dis que je vais me fendre de bas en haut tellement je le désire. » Le tête à tête entre Hippolyte et Phèdre est des plus crus et sur les raisons de cet amour, Phèdre lui répond, provocante : « Tu es difficile, caractériel, cynique, amer, gras, décadent, gâté. Tu restes au lit toute la journée et planté devant la télé toute la nuit, te traines dans cette maison avec fracas les yeux bouffis de sommeil et sans une pensée pour personne. Tu souffres. Je t’adore. » Elle apprend, par Hippolyte, sa liaison avec Strophe. Seconde pendaison d’une Phèdre victime de ses pulsions, comme Sarah Kane le fit elle-même à l’âge de vingt-huit ans. Mort de Strophe. Tête à tête père-fils, entre Hippolyte en prison et Thésée face à la mort de Phèdre.

La troisième séquence est écrite par John Maxwel Coetzee, romancier né en Afrique du sud, Prix Nobel de littérature en 2003, qui s’interroge sur l’ambiguïté et sur la violence. Il met en jeu une intellectuelle extravagante et caricaturale, Elisabeth Costello, parlant de ses recherches sur Eros et des rapports entre mortels et immortels. L’interview prend des dimensions singulières, la fantasque chercheuse – Phèdre numéro trois – y donne ses prédictions et sa vision de l’Armaguedon, lieu symbolique du combat entre le Bien et le Mal.

Ces trois séquences se fondent les unes dans les autres, sans rupture et la scénographie leur sert de trait-d’union. Les personnages évoluent dans une grande pièce nue et claire, celle d’un palace, d’un bordel ou d’un lieu de torture tapissée de grands miroirs et d’écrans panoramiques. Au fond, le pommeau d’une douche dont l’eau, à certains moments, lave ou purifie, côté jardin un lavabo, espaces pour le geste, récurrent, de la pendaison. Deux ventilateurs tombent des cintres puis remontent, ajoutant à la notion de lourdeur et d’enfermement. Une chambre mobile, aux parois de verre, laisse voir par sa transparence les actes de transgression, puis la mort, ainsi Thésée, devant le corps inerte de Phèdre – qui, par un jeu de dédoublement raconte sa propre absence – viole le cadavre ; cynisme et violence sont au rendez-vous.

Krzysztof Warlikowski est un familier de l’Odéon, il y est venu en 2007 avec Krum, d’Hanokh Levin, puis en 2010 pour la création de Un Tramway, d’après Un Tramway nommé désir de Tennessee Williams dans lequel Wajdi Mouawad était co-adaptateur et Isabelle Huppert interprète. En 2011, le metteur en scène présentait Koniec/La Fin, d’après Kafka, Koltès et Coetzee. Il tourne actuellement son spectacle Les Français, réalisé à partir d’un travail sur Proust. Après avoir étudié la philosophie et l’histoire à Cracovie, Warlikowski s’intéresse au théâtre grec et à la mise en scène. Assistant de Peter Brook et de Krystian Lupa, il met en scène l’opéra autant que le théâtre et s’est attaqué aux grands auteurs, de Shakespeare à Mishima et de Dostoievski à Koltès, ainsi qu’aux grands compositeurs, de Wagner à Penderecki et de Verdi à Richard Strauss. C’est une tête chercheuse qui expérimente de nouveaux langages, table sur les complicités artistiques et crée de nouvelles aventures théâtrales. Sa passion pour l’image est une des voies qu’il explore. Pas une séquence de Phèdre(s) qui n’ait, dans un angle, un écran, un moniteur ou une caméra qui renvoient quelques images, petites et grandes comme autant d’écritures au plateau, ou qui tiennent lieu de référence. Quand enfin apparaissent les images de Théorème, film de Pasolini tourné en 1969, on comprend qu’il fit scandale, les Phèdre(s), l’antique comme la moderne ont ce même relent de transgression et de blasphème. Le tragique est là, brutal, violent et excessif, porté par d’excellents acteurs, dont le couple Huppert/Chyra, et par la réverbération des images en miroir sortant d’une machinerie sophistiquée, et fascinante.

Brigitte Rémer, 23 mars 2016

Avec : Isabelle Huppert, Agata Buzek, Andrzej Chyra, Alex Descas, Gaël Kamilindi, Norah Krief, Rosalba Torres Guerrero – dramaturgie Piotr Gruszczyński – décor et costumes Małgorzata Szcześniak – lumière Felice Ross – musique Paweł Mykietyn – vidéo Denis Guéguin – chorégraphie Claude Bardouil – maquillages et coiffures Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo

Du 17 mars au 15 mai, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. Paris 6ème – En tournée, en 2016 : 27 au 29 mai, Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale – 9 au 18 juin, Barbican London & LIFT – 26 et 27 novembre, Grand Théâtre du Luxembourg – 9 au 11 décembre, Théâtre de Liège (Belgique).

 

 

 

Les Liaisons dangereuses

© Brigitte Enguerand

© Brigitte Enguerand

Texte de Pierre Choderlos de Laclos – Adaptation et mise en scène Christine Letailleur.

Entre ses obligations militaires et les villes de garnison qu’il traverse, le capitaine d’artillerie Laclos se met à l’écriture. Il publie en 1781 Les Liaisons dangereuses, roman épistolaire, et l’œuvre fait scandale. Elle met en vis à vis Madame de Merteuil, marquise et non moins courtisane et le Comte de Valmont, duo d’anciens amants qui, de théâtralité en compétitivité, se révèle diabolique.

Calculs et petites vengeances, manipulations et machinations, subtile initiation, le catalogue de leurs jeux libertins semble inépuisable. C’est Merteuil qui mène la danse, faisant preuve d’une fertile imagination pour arpenter les labyrinthes du désir et de la séduction. Dominique Blanc – avant de rejoindre la troupe de la Comédie Française – l’interprète comme une reine, glissant dans ses somptueuses robes allant du bleu profond au gris moiré, passant par le rouge vif comme dans l’arène, avec une sorte d’autorité évidente. Elle joue et se joue de Madame de Merteuil, froidement calculatrice, avec une grande fluidité et Valmont, Vincent Pérez, exécute, jusqu’au point de rupture, et lui emboîte le pas dans une sorte de sauvagerie amusée.

Leurs proies se nomment Cécile de Volanges, (Fanny Blondeau) jeune novice sortie des ordres qui trompant la vigilance de sa mère – qui avait pour elle d’autres projets – et manipulée par Merteuil, est initiée au plaisir érotico sexuel jusqu’à la nymphomanie, par Valmont ; Mme de Tourvel (Julie Duchaussoy) se refusant à Valmont-Don Juan avant de s’en éprendre follement et jusqu’à en mourir après le dévoilement de la supercherie ; M. Danceny (Manuel Garcie-Kilian) timide professeur de musique et ex amoureux de Cécile, joker de cette partie de poker menteur dans les mains de Merteuil, qui se vengera en provoquant Valmont en duel.

Les Liaisons dangereuses selon Christine Letailleur, ce sont trois heures de spectacle non stop, des plans machiavéliques et des conquêtes qui placent les deux sexes en concurrence et en opposition ; ce sont des pactes opaques entre les deux protagonistes qui tiennent le monde dans leurs mains, se jouent des sentiments et de la vie des autres ; c’est l’idée de venger les femmes, mission que se donne Madame de Merteuil, habile manipulatrice y compris avec ses amies dont Mme de Rosemonde, tante de Valmont.

On est dans le monde du paraître et de la bonne réputation, des rapports de force, de la destruction et de l’autodestruction, de la cruauté. Courtiser, désirer, parier, déjouer, guetter, attendre et écrire sont les paraboles vers l’infini des personnages. Des lettres passent de mains en mains, le poids des mots en ajoute au mensonge. Au final, les deux protagonistes se déclarent la guerre, et la chute est brutale : Valmont est tué en duel et Madame de Merteuil perd son aura et sa féminité sous les huées générales. La morale serait-elle sauve ? Les trois-quarts du spectacle ne le laissait guère à penser et la fin déroute, l’écheveau est dévidé. Fin du cynisme. La scénographie reconstitue avec intelligence une maison de maître, ses espaces suggérés, ses portes dérobées, son escalier menant aux chambres et jouant entre le visible et le caché. Les lumières dessinent les espaces intérieurs.

Les Liaisons dangereuses ont prêté à de nombreuses adaptations dont le film de Roger Vadim tourné en 1959 – dans lequel Jeanne Moreau interprétait Madame de Merteuil et Gérard Philipe Valmont – et au théâtre celle qu’en a faite Heiner Müller en 1987 sous le titre Quartett, monté par les plus grands metteurs en scène – dont Bob Wilson en 2006. Artiste associée au Théâtre national de Bretagne depuis 2010, au Théâtre national de Strasbourg depuis un an, Christine Letailleur sert avec talent cette entreprise pleine de soufre et de complexité, comme elle sait mettre en scène avec la même précision des auteurs aussi différents que Duras, Feydeau, Kleist, Labiche, Platon, Sade, Töller ou Wedekind.

Brigitte Rémer, 15 mars 2016

Avec : Dominique Blanc, Fanny Blondeau, Stéphanie Cosserat, Julie Duchaussoy, Manuel Garcie-Kilian, Vincent Perez, Guy Prévost, Karen Rencurel, Richard Sammut, Véronique Willemaers – Scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur – lumIères Philippe Berthomé en collaboration avec Stéphane Colin – costumes Thibaut Welchlin assisté d’Irène Bernaud – son Manu Léonard – maquillages Suzanne Pisteur – coiffures Clémence Magny – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat.

Du 2 au 18 mars 2016 – Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75001 – Métro : Châtelet – Site : theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77 – En tournée : du 23 au 25 mars Théâtre national de Nice, du 29 au 31 mars Théâtre de Cornouaille, Quimper. Le texte de l’adaptation de Christine Letailleur est édité aux Solitaires Intempestifs.

 

 

 

 

Les Vagues

©Frédéric Tétart

©Frédéric Tétart

Théâtre-Vidéo. D’après le roman de Virginia Woolf, traduction Marguerite Yourcenar – Adaptation et réalisation Pascale Nandillon, Frédéric Tétart – Création à l’Echangeur de Bagnolet – Compagnie Atelier Hors Champ.

Six amis – Rhoda, Jinny, Suzanne, Neville, Louis et Bernard – se réunissent pour un repas autour de Perceval, l’ami qui part pour l’Inde et y meurt. Une conversation ininterrompue s’engage et croise les fils ténus de la présence-absence. Le mystère est au rendez-vous, par le langage littéraire et métaphorique de l’écrivaine et de sa traductrice : « Je n’essaie pas de raconter une histoire, mais il serait peut-être possible de procéder de cette manière. Un esprit en train de penser. Ce pourrait être des ilots de lumière. Des îles au milieu du courant que j’essaye de représenter… » écrivait Virginia Woolf au sujet de son roman.

Ces éléments de littérature, organisés comme les interventions d’un chœur où chaque récitant est une pièce maitresse, sont rythmés par un important travail de création, visuelle et sonore – dicté entre autre par une caméra in situ qui à certains moments balaye les restes d’un banquet sans convive, sorte de cérémonie funéraire. La mémoire agit, les sentiments se suspendent aux brûlures de la vie, à l’amitié, à la mort. « Je ne crois pas à la valeur des existences séparées. Aucun de nous n’est complet en lui seul » énonce l’un des personnages.

Plusieurs plans scénographiques structurent cette chambre des révélations, comme les plis d’un cerveau à travers lesquels les personnages sont en errance : un écran à l’arrière plan, un pan de mur, cette grande table pleine de verres et de carafes, de fruits et de fleurs, qui s’affichent, grossis par l’objectif de la caméra.

On entend ce spectacle comme une petite musique de nuit trouée de présences fantomatiques et poétiques. De belles images arrivent en flux et en reflux. La table couverte de fleurs et de plantes au final, prend l’allure d’un cercueil. Tout reste un peu énigmatique et légèrement solennel, préciosité du texte oblige. Il n’est pas sûr que l’abstraction des mots et la situation en suspension soient transposables sur un plateau, malgré ici la précision et l’intensité données par les acteurs, la mise en lumières et la mise en sons, vivantes et lancinantes, l’approche sensible de la réalisation.

Brigitte Rémer

Avec : Serge Cartellier, Nouche Jouglet-Marcus, Jean-Benoit L’héritier, Aliénor de Mezamat, Sophie Pernette, Nicolas Thevenot – Vidéo Frédéric Tétart – Lumière Soraya Sanhaji et Frédéric Tétart – Costumes Odile Crétault – Son Sébastien Rouiller – Construction décor François Fauvel

Du 5 au 12 mars 2016 – L’Echangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle, Bagnolet – Métro : Galliéni – Site : lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20 – Site de la compagnie : www.atelierhorschamp.org – En tournée : automne 2016, Théâtre du Soleil (Cartoucherie de Vincennes) et Les Quinconces/L’Espal (Le Mans) – 2017, Le THV (Saint-Barthélémy d’Anjou).

Le Discours aux animaux

© Fabienne Douce

© Fabienne Douce

De Valère Novarina, par André Marcon, au Théâtre des Bouffes du Nord.

« J’écris des livres qui cherchent à vivifier, armer, relever, qui viendraient à notre secours – au lieu de nous accabler encore. Chacun de nous, chacun des animaux parlants, fait face à des expériences immensément singulières, terrifiantes, ou magnifiques, indicibles. » C’est un parcours d’étrangeté – en écriture comme en peinture – auquel nous convie Valère Novarina depuis 1978, date de ses premières publications. Il écrit tout autant qu’il traduit en expériences visuelles – dessins, peintures, performances – son imaginaire. Ses mots oscillent du concret à l’abstrait. « Nous avons à traverser la tempête verbale, à réveiller des zones du langage, qui n’avaient pas travaillé depuis notre âge de deux ans, de onze mois, d’un jour » disait-il à Marion Chénetier-Alev dans L’Organe du langage c’est la main.

Son invention d’un langage, primitif et raffiné à outrance est ici porté par André Marcon, alchimiste de haut niveau qui rend précieuse la matière sans la rendre arrogante : un langage comme une clôture qui ne serait jamais fermée et laisserait couler le sable, grain à grain, un langage de terre et de cosmogonie ; un acteur-diseur qui le porte comme une voie lactée, ou comme une météorite tombée sur une terre vierge, le plateau.

« Un homme parle à des animaux, c’est-à-dire à des êtres sans réponse. Il parle à trois cents yeux muets. Il prononce Le Discours aux animaux qui est une suite de onze promenades, une navigation dans l’intérieur, c’est-à-dire d’abord dans sa langue et dans ses mots. Un homme parle à des animaux et ainsi il leur parle des choses dont on ne parle pas : de ce que nous vivons, par exemple, quand nous sommes portés à nos extrêmes, écartelés, dans la plus grande obscurité et pas loin d’une lumière, sans mots et proches d’un dénouement. » Il y est question de tombes et d’outre tombe, de solitudes, de corps éclatés, d’animaux mythiques et imaginaires, de quantités, d’alignements de chiffres et de listes. La fin du spectacle ressemble à une longue imprécation où tous les oiseaux de son imagination sont appelés, avant que la lumière ne baisse. « J’ai étudié la solitude » dit le narrateur.

Depuis le 19 septembre 1986, date de sa création par André Marcon sur ce même plateau des Bouffes du Nord, Le Discours aux animaux voyage avec l’acteur. « Chaque représentation est une aventure nouvelle, dit-il. Il n’y a rien de mécanique. A chaque fois que je le reprends, ponctuellement en fonction du lieu, des spectateurs, c’est toujours une chose différente et un spectacle auquel j’assiste aussi, qui continue de me surprendre. » Seul en scène, drapé dans un grand manteau noir, il pétrit les mots et les fait siens. Il n’y a rien que sa présence vibrante, comme le chef d’un orchestre imaginaire, ponctuant le rythme du langage porté par son énergie maitrisée, sans aucun artifice.

Brigitte Rémer, 15 février 2016

Du 5 au 20 février 2016 – Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010 – Métro : La Chapelle – Tél. : 01 46 07 34 50 – Site : www.bouffesdunord.com – Le texte est publié aux éditions P.O.L.

Le Discours aux animaux sera présenté le 7 mars, à Bonlieu, scène nationale d’Annecy, dans le cadre d’un Grand format consacré à Valère Novarina à compter du 1er mars. Informations : www.bonlieu-annecy.com et tél. : 04 50 33 44 11.

Roberto Zucco, de Bernard-Marie Koltès

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Mise en scène Richard Brunel – Spectacle créé le 12 novembre 2015 à la Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche.

Roberto Zucco est la dernière pièce écrite par Bernard-Marie Koltès en 1988, un an avant sa mort. Il s’inspire de l’histoire bien réelle d’un jeune meurtrier et d’un fait divers qui s’est déroulé quelques mois auparavant. Au point de départ, placardé dans les lieux publics, un avis de recherche avec photo le fascine. Il se renseigne sur l’histoire de cet adolescent à la beauté troublante et suit sa trajectoire. Son nom est Roberto Succo. A quinze ans il a tué son père et sa mère, sans mobile apparent. Interné, il est ensuite rapidement libéré pour cause de normalité : on ne lui trouve aucun désordre psychologique. Dix ans plus tard l’homme récidive et tue six personnes en quelques jours. Arrêté, il fausse compagnie à ses gardiens de prison en montant sur les toits et passe deux mois en cavale. Repris, il est interné et se suicide.

Koltès s’empare de l’histoire et trace les contours de ce personnage ordinaire qui brûle sa vie de façon extra-ordinaire. « Je trouve que c’est une trajectoire d’un héros antique absolument prodigieuse » dit-il dans un entretien au journal Die Tageszeitung. Au cours de ses cavales  Zucco croise trois femmes : sa mère qu’il vient achever et qui fait un amer constat : « Un train qui a déraillé, on n’essaie pas de le remettre sur ses rails. » La Gamine qui tombe éperdument amoureuse de lui et rompt d’avec sa famille, aussi jusqu’au-boutiste et perdue que lui, elle qui le dénonce : « Il avait un très petit, très joli accent étranger. Je lui ai dit que je garderai ce secret quoi qu’il arrive. Il m’a dit qu’il allait faire des missions en Afrique dans les montagnes là où il y a de la neige tout le temps. Il m’a dit que son nom ressemblait à un nom étranger qui voulait dire doux, ou sucré… » La Dame élégante en quête d’une aventure et dont il tue le fils, presque par erreur : « Vous ne laissez à personne le temps de vous aider. Vous êtes comme un couteau à cran d’arrêt que vous refermez de temps en temps dans votre poche… »

Quand la pièce débute, Zucco est en prison. « A peine emprisonné, il s’échappait des mains de ses gardiens, montait sur le toit de la prison et défiait le monde » raconte Koltés. Et il le suit dans sa cavale. La scénographie offre toutes les lignes de fuite permettant d’apparaître et de disparaître dans des jeux d’ombres et de lumières. Ce sont des passerelles en acier, entremêlées et placées à différentes hauteurs qui deviennent mirador et toit de la prison, qui délimitent le quartier et le no man’s land de rues ténébreuses, qui rejouent la maison de la Gamine. C’est bien vu, beau et efficace et cela crée une unité dans la pièce. Zucco glisse à travers ces zones d’ombre et ses rencontres mais rien n’arrête sa fuite en avant : « Je suis un garçon normal et raisonnable, monsieur… J’ai toujours pensé que la meilleure manière de vivre tranquille était d’être aussi transparent qu’une vitre, comme un caméléon sur la pierre, passer à travers les murs, n’avoir ni couleur ni odeur ; que le regard des gens vous traverse et voie les gens derrière vous, comme si vous n’étiez pas là ; c’est une rude tâche d’être transparent ; c’est un métier ; c’est un ancien, très ancien rêve d’être invisible… »

C’est Peter Stein qui, en 1990 à la Schaubühne de Berlin, signait la création mondiale de la pièce qui pose la question des limites entre la normalité et son contraire, et qui observe le moment de bascule où l’homme perd tout sens des réalités et construit sa propre logique destructrice. Koltès précise bien qu’il ne mène pas d’enquête : « Je ne veux surtout pas en savoir plus » dit-il, mais qu’il suit « une trajectoire d’étoile filante. » Son théâtre est plein d’ambivalence et d’obscurité même s’il précise « Mon rêve absolu est d’écrire des romans. Mon premier livre publié était un roman : La Fuite à cheval très loin dans la ville. » 

Robert Zucco dont le S du véritable personnage devient dans la pièce un Z est ici mis en scène par Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche depuis six ans, et qui se dédie à la mise en scène de théâtre et d’opéra. A la question que lui pose Marion Canelas : « Qu’est-ce qui distingue Roberto Zucco du reste du monde ? » Il répond : « Il a déraillé. La question est pourquoi… La pièce est une trajectoire sur la tentative de faire coïncider sa réalité avec son identité. » Des destins s’y croisent, le metteur en scène en donne la lisibilité et son anti-héros, Zucco – interprété avec intensité par Pio Marmaï – apparaît et disparaît comme un félin, dans un jeu qu’il mène avec ceux qu’il croise – le vieil homme, le frère et la sœur de la Gamine, sa mère et son père, des gens, les gardiens de prison – jusqu’au geste final, sa mort. Un beau travail porté par l’ensemble de l’équipe.

Brigitte Rémer, 9 février 2016

Avec Axel Bogousslavsky le vieux monsieur – Noémie Develay-Ressiguier la Gamine – Évelyne Didi la mère – Nicolas Hénault un homme – Valérie Larroque une pute – Pio Marmaï Roberto Zucco – Babacar M’Baye Fall gardien et flic – Laurent Meininger le père, un flic – Luce Mouchel la Dame élégante – Tibor Ockenfels une pute, un homme – Lamya Regragui la sœur de la Gamine – Christian Scelles gardien et inspecteur – Samira Sedira la mère de la Gamine – Thibault Vinçon le frère de la Gamine. Dramaturgie Catherine Ailloud-Nicolas  – scénographie Anouk Dell’Aiera  –  lumières Laurent Castaingt –  costumes Benjamin Moreau – son Michaël Selam – coaching vocal Myriam Djemour – conseil acrobatie Thomas Sénécaille – coiffures et maquillages Christelle Paillard – assistante à la mise en scène Louise Vignaud  – Le texte est édité aux Éditions de Minuit.

Du 29 janvier au 20 février 2016 au Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules-Guesde. Métro : Saint-Denis Basilique. www.theatregerardphilipe.com. Tél. : 01 48 13 70 00 – En tournée : 2 au 4 mars Théâtre de Caen – 10 au 12 mars CDN Orléans/Loiret/Centre – 17 et 18 mars Comédie de Clermont-Ferrand.

Tartuffe, de Molière

©Thierry Depagne

©Thierry Depagne

Créé le 26 mars 2014 – Mise en scène Luc Bondy – Odéon-Théâtre de l’Europe Ateliers Berthier – Conseillers artistiques Marie-Louise Bischofberger, Vincent Huguet.

« Il y a tellement d’interprétations du Tartuffe que j’ai tout fait pour faire vivre la pièce. Pas pour l’expliquer » disait Luc Bondy, metteur en scène et directeur de l’Odéon Théâtre de l’Europe.

Disparu le 28 novembre 2015, il a longtemps fréquenté la maladie mais il est resté jusqu’au bout, comme un gardien de phare et capitaine de vaisseau. Il disait qu’il aimait les acteurs et l’a prouvé ici encore. On s’amuse de leur prestation : il y a le parti-pris, excessif mais si drôle, d’un Tartuffe en désordre, pas rasé, cheveu gras et quasi invertébré, interprété par Micha Lescot pour le rôle-titre ; à l’opposé, Orgon, à la prestance de chef d’entreprise, rangé comme un jardin à la Le Nôtre et rentrant de voyage d’affaires ; son épouse Elmire, grande bourgeoise évanescente, sorte de diva défendant les intérêts de son époux en lui dévoilant la dévotion très relative d’un Tartuffe qui lui fait des avances et qui s’est immiscé dans leur maison, jusqu’à l’obtenir en héritage ; Elmire critiquée par une belle-mère cinglante, Madame Pernelle, régentant son monde à la baguette ; il y a Dorine à la langue bien pendue et son staff, entre l’évier et les lourds rideaux de velours derrière lesquels elle prête l’oreille ; il y a Damis, le fils, qui s’oppose au père et Marianne la fille, amoureuse de Valère mais soumise au père qui lui désigne Tartuffe pour époux ; il y a Cléante, frère d’Elmire, qui n’a l’air ni heureux ni malheureux, et le jeu de famille est au complet.

La pièce, dans la version de Luc Bondy, commence autour de la grande table du petit déjeuner où la famille est réunie, sous haute tension, et où s’esquissent les rapports de force qui oscilleront au fil de la pièce : Mme Pernelle vante les mérites d’un certain Tartuffe sous l’ascendant duquel se trouve Orgon, son fils, et tout le monde fait silence, soumis aux caprices de la vieille dame. Et Orgon de reprendre en écho : « Vous le haïssez tous ; et je vois aujourd’hui Femmes, enfants et valets déchainés contre lui ; On met impudemment toute chose en usage, Pour ôter de chez moi ce dévot personnage. Mais plus on fait d’effort afin de l’en bannir, Plus j’en veux déployer à l’y mieux retenir ; Et je vais me hâter de lui donner ma fille, Pour confondre l’orgueil de toute ma famille… » La pièce se termine pourtant sur un happy end autour de la même grande table où la famille est réunie comme pour un banquet, Tartuffe enfin chassé, l’édit du Roi annulant l’héritage qui lui était fait, à demi usurpé, Marianne retrouvant son Valère et tous deux commençant à danser. Luc Bondy déclarait aimer les histoires de famille, c’est l’angle de vue qu’il développe dans sa mise en scène : « Si la famille est un milieu qui me passionne, c’est d’abord parce qu’elle résume toute une société » disait-il, entrainant le public dans cette saga. Au XVIIème, Tartuffe, qui s’intitulait alors L’Hypocrite selon certaines sources, avait fait grand bruit. Présentée au Roi le 12 mai 1664, la pièce fut limitée quelques jours plus tard à des représentations exclusivement privées.

La scénographie – de Richard Peduzzi – repose sur un sol au damier noir et blanc gros carreaux qui transforme les personnages en sujets de jeu d’échec où Tartuffe serait le roi avant de perdre la partie. L’intérieur est bourgeois : une corneille empaillée au mur, des cornes de cerf au dessus des portes, une grande table transformable selon les scènes, entourée de chaises, un évier, des portes et ouvertures, des lignes de fuite et de hauts rideaux de velours prompts à la confidence quand on les tire, une mezzanine où l’on tend l’oreille en passant, un crucifix et une sainte vierge de plâtre, dans sa niche.

La distribution revue en cette reprise – effectuée sous la houlette de Marie-Louise Bischofberger, metteure en scène et épouse de Luc Bondy et de Vincent Huguet – est un peu disparate, mais qu’importe, le parti-pris du metteur en scène reste lisible et le plaisir du jeu circule. Luc Bondy devait mettre en scène Othello il n’en a pas eu le temps, à sa place, la reprise de Tartuffe apporte une belle trace de son travail.

Né à Zürich en 1948, Luc Bondy a effectué la plus grande partie de sa carrière entre l’Allemagne et la France. Il a mis en scène une cinquantaine de pièces de théâtre et d’opéra. Après avoir suivi l’enseignement de Jacques Lecocq à Paris, il présente sa première mise en scène Le Fou et la Nonne de S.I. Witkiewicz à Göttingen, au début des années soixante-dix. En 1984, il met en scène au Théâtre des Amandiers que dirige Patrice Chéreau, Terre Etrangère d’Arthur Schnitzler et Le Conte d’Hiver de William Shakespeare dans la nouvelle traduction de Bernard-Marie Koltès. Il se partage entre Berlin et Paris. En 1985, il prend la direction de la Schaubühne de Berlin où il avait monté plusieurs spectacles, succédant à Peter Stein. Il y reste deux ans et monte, entre autre, Le Temps et la chambre, de Botho Strauss et L’Heure où nous ne savons rien l’un de l’autre de Peter Handke. Beckett, Bond, Büchner, Crimp, Goethe, Horvath, Ibsen, Ionesco, Marivaux, Musset, Pinter, Reza, Schiller, Schnitzler, les plus grands auteurs, sont au générique de ses mises en scène. En tant qu’auteur lui-même, il publie en 1999 chez Grasset Dites-moi qui je suis pour vous qu’il qualifie d’autobiographie imaginaire et chez Bourgois en 2009, A ma fenêtre. De 2003 à 2013, il dirige le prestigieux Festival de Vienne avant d’être nommé en 2012 – de façon assez abrupte – à la direction de l’Odéon Théâtre de l’Europe. Il y a fait un beau travail et Tartuffe fut sa dernière mise en scène. « Je suis un metteur en scène qui puise beaucoup dans la personnalité des acteurs. Ils m’inspirent. Pendant les répétitions je suis leurs trajectoires. D’un mot à l’autre, d’une seconde à la seconde suivante, ils me donnent des idées qui leur ressemblent, c’est-à-dire des pistes que personne d’autre n’aurait ouvertes ainsi pour moi. C’est pour cela que je ne peux pas refaire, replaquer ailleurs du théâtre déjà créé… Quand je pense le corps, l’image, le texte, je les pense ensemble. J’aime que les acteurs affirment émotionnellement ce qu’ils jouent… » bel hommage que Luc Bondy rendait aux acteurs. Hommage que les acteurs lui rendent de même, par cette reprise, ainsi que le public.

                                            Brigitte Rémer, 5 février 2016

Avec : Christiane Cohendy Mme Pernelle – Victoire Du Bois Mariane – Audrey Fleurot Elmire – Laurent Grévill Cléante – Nathalie Kousnetzoff Une servante – Samuel Labarthe Orgon – Yannik Landrein Valère – Micha Lescot Tartuffe – Sylvain Levitte Un exempt – Yasmine Nadifi Filipote un valet – Chantal Neuwirth Dorine – Fred Ulysse Mr Loyal – Pierre Yvon Damis – décor Richard Peduzzi – costumes Eva Dessecker – lumière Dominique Bruguière – maquillages coiffure Cécile Kretschmar.

Odéon-Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthier, du 28 janvier au 25 mars 2016. 1, rue André Suarès. 75017 – www.odeon-odeon.eu – Tél. 01 44 85 40 40.

 

Le Retour au désert

@Sonia Barcet

@Sonia Barcet

Texte de Bernard-Marie Koltès, mise en scène d’Arnaud Meunier, avec Catherine Hiégel et Didier Bezace.

Koltès écrit cette pièce en 1988 sur fond de guerre d’Algérie et de rancœurs familiales. L’action se passe « dans une ville de province à l’est de la France au début des années soixante » dans le domaine parfaitement clos de la famille Serpenoise sur lequel veille Adrien, chef d’entreprise de la bonne bourgeoisie locale avec sa femme Marthe, rédemptrice désincarnée, sœur de Marie première femme d’Adrien décédée on ne sait comment, et son fils Mathieu, prompt à la soumission de par la volonté de son père.

Mathilde, sœur aînée d’Adrien, vient brutalement troubler le bon ordonnancement du domaine où officient les deux aides de camp Maame Queuleu, vieille gouvernante de toujours et Aziz, domestique journalier. De retour d’Algérie avec ses deux enfants, Fatima et Edouard, après s’être exilée volontairement des siens pendant quinze ans, elle vient chercher sa part d’héritage. Elle est accueillie fraichement et avec ironie – deux cultures s’entrechoquent – mais a du répondant et de la provocation en réserve, et ce qui était chamaillerie de jeunesse entre frère et sœur, devient raillerie, compétition, provocation et destruction. « Tu cognes trop Mathilde, un jour il t’arrivera du mal, ma vieille. Tu es déjà comme une cruche fêlée ; un jour tu tomberas en morceaux » dit le frère. Et sa sœur de déclarer, au final : « Trop tard pour toi, mon vieux. Je me contenterai de t’emmerder, toi. »

La forme de la pièce – une comédie, écrite au départ pour Jacqueline Maillan qui interpréta à la création le rôle de Mathilde, tandis qu’Adrien était joué par Michel Piccoli – déroute. Koltès s’en expliquait lors d’un entretien pour Der Spiegel : « Ma pièce est une comédie, mais son sujet n’est pas un sujet de boulevard… » Il précisait, lors d’un autre entretien avec Colette Godard, en 88 : « Le Retour au désert est la première pièce où j’ai voulu que le comique prédomine. Une comédie sur un sujet qui n’est peut-être pas tout à fait – ou seulement – un sujet de comédie : mais on n’est pas obligé de se soumettre aux règles du genre. La province française – que j’ai bien connue – les histoires de famille, d’héritage, d’enfants illégitimes, d’argent, sont des sujets en or pour faire rire ; la présence lointaine, diffuse, déformée, de la guerre d’Algérie l’est beaucoup moins. J’ai voulu mélanger les deux, faire rire et, en même temps, inquiéter un peu… Mais ce qui m’importe, au-delà de la colonisation, c’est la manière dont elle illustre le ballottement de l’homme par l’Histoire. »

Le retour au désert est construit en cinq chapitres couvrant les différents moments de la journée qui se superposent aux temps de la prière musulmane inscrits sur écran en langue arabe : sobh/l’aube, zohr/autour de midi, ‘açr/l’après-midi, maghrib/le soir, ‘ichâ/la nuit. Le final se passe le jour d’Aïd el-Kebir, fête de la fin du Ramadan. La scénographie, sommaire mais efficace, joue sur le lien entre le dedans et le dehors : la maison en une pièce qui s’habille et se déshabille par quelques accessoires et devient salon, vestibule ou chambre, le jardin dont on ne sort jamais avec son talus d’où surgissent les personnages, sorte de no man’s land et lieu de rendez-vous, de vision et de complot. Les jeunes s’y croisent, se cherchent et se fuient : Fatima et ses rencontres avec le fantôme de Marie qui fait de tragiques révélations ; Edouard et son éblouissement de la relativité, sa théorie sur l’espace et sa disparition dans les airs ; l’émancipation de Mathieu qui se soustrait à l’autorité de son père, fait l’apprentissage de la sexualité chez les putes et s’engage en Algérie lui, pur raciste « Si tu n’es pas un Arabe, alors qu’est-ce que tu es ? Un Français ? Un domestique ? Comment dois-je t’appeler ? » dit-il à Saïfi, patron du café ; préfet, avocat, police et réunions secrètes rappellent le contexte de guerre, ainsi que la descente faite par Le grand parachutiste noir, armé et qui loue les bienfaits de la colonisation : « J’aime cette terre, bourgeois, mais je n’aime pas les gens qui la peuplent… J’aime cette terre, oui, mais je regrette les temps anciens. Moi j’ai la nostalgie de la douceur des lampes à huile, de la splendeur de la marine à voiles. J’ai la nostalgie de l’époque coloniale, des vérandas et du bruit des crapauds-buffles, l’époque des longues soirées où, dans les domaines, chacun à sa place s’allongeait dans le hamac, se balançait sur le rocking-chair ou s’accroupissait sous le manguier… Oui j’aime cette terre et personne ne doit en douter, j’aime la France de Dunkerque à Brazzaville, parce que cette terre, j’ai monté la garde sur ses frontières… »

Devant le constat d’échec fait par Adrien et Mathilde de leur bourgeoise vie et de l’éducation ratée distillée à leurs enfants – Fatima accouche au final de deux black bébés on ne sait d’où tombés, Edouard part dans les airs et Mathieu, borné buté, s’engage… – Adrien, qui a traversé la pièce pieds nus, met ses chaussures et part avec Mathilde, sorte de fuite concertée.

Si la pièce est ambiguë et peut-être datée même si racisme et post-colonisation demeurent des sujets bien réels aujourd’hui et l’Algérie un sujet sensible dans ses relations à la France, Arnaud Meunier – ou sans doute le texte construit autour de deux monstres sacrés l’impose-t-il – met le projecteur côté comédie sur le duo Mathilde-Adrien interprété ici par Catherine Hiégel et Didier Bezace qui se rendent coup pour coup, avec ironie. La mise en scène proposée par le directeur de la Comédie de Saint-Etienne-CDN, qui souvent expérimente de nouvelles formes, ici à l’écoute d’un texte poétique et précis, reste dans des limites assez sages et classiques. Mais pouvait-on faire autrement ?

Brigitte Rémer, le 31 janvier 2016

Avec : Didier Bezace, Louis Bonnet, Emilie Capliez, Adama Diop, Elisabeth Doll, Philippe Durand, Riad Gahmi, Catherine Hiegel, Kheireddine Lardjam, Nathalie Matter, Stéphane Piveteau, Isabelle Sadoyan, René Turquois, Cédric Veschambre – scénographie Damien Caille-Perret – lumières Nicolas Marie – son Benjamin Jaussaud – vidéo Pierre Nouvel – costumes Anne Autran – assistantes à la mise en scène Elsa Imbert, Émilie Capliez – Le texte de Bernard-Marie Koltès est édité aux Editions de Minuit.

Du 20 au 31 janvier 2016 Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet, 75004. www.theatredelaville-paris.com – En tournée : du 3 au 11 février Célestins, Théâtre de Lyon, en collaboration avec le TNP – les 24 et 25 février à la Comédie de Caen/CDN – le 29 février Les Scènes du Jura/Scène nationale. www.comedie-de-saint-etienne.fr

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comment on freine ?

© Elisabeth Carrecchio

© Elisabeth Carrecchio

Texte de Violaine Schwartz, mise en scène Irène Bonnaud. Dans le cadre du Cycle Théâtre et économie mondiale

Après une première collaboration en 2015 entre l’auteure et la metteure en scène autour des naufragés de Lampedusa, Irène Bonnaud a passé une nouvelle commande d’écriture à Violaine Schwartz sur le thème du vêtement, permettant de mettre le projecteur sur les effets pervers de la globalisation à travers l’industrie textile.

L’histoire se joue à huis clos dans un appartement où un couple emménage et essaie de se retrouver. Lui, a préparé une petite fête pour son retour. Elle, sort tout droit de l’hôpital suite à un accident de voiture qui coïncide avec une information entendue à la radio : le 24 avril 2013 à Dacca, capitale du Bangladesh, l’effondrement de l’immeuble Rana Plazza ensevelit près de mille deux cents ouvrières travaillant dans des ateliers de confection, petites mains employées et exploitées par la grande industrie du vêtement. Tee-shirts et sweats envoyés dans les capitales les plus chics d’Europe dont Paris, où la marque déposée sur l’objet du prêt-à-porter fait oublier l’exploitation et la misère du pays fabriquant. Les journaux ont couvert, les grandes marques ont été montrées du doigt et invitées à mettre la main à la poche, un système d’exploitation a été dévoilé.

Instantanément, entre l’homme et la femme les choses dérapent et le courant ne passe plus. Lui, (Jean-Baptiste Malartre) essaie d’y mettre du sien entre le déballage des cartons, le montage d’étagères Ikea et la tendresse qu’il tente de raviver ; elle, (Valérie Blanchon) est restée dans son monde sous la violence du choc et s’est déstructurée. Des pensées récurrentes et obsessionnelles l’habitent, alimentées par la lecture de journaux d’emballage qui relatent la catastrophe. Elle fixe l’événement qui devient alibi du spectacle, comme si la vie pour elle s’était arrêtée là et figée sur l’actualité.

Dans le contexte de cette dénonciation reprise sur scène se mêlent la désagrégation du couple, l’envahissement de la femme par ses obsessions voire sa folie et la pâleur d’un homme quelque peu débordé, ce qui fait dévisser le propos de l’économie-monde et de la société de consommation dont il était question. Le problème du couple et l’arrivée dans un nouvel appartement prennent ici beaucoup de place au détriment de la distance souhaitée sur la problématique de l’exploitation, comme objet d’analyse. Dacca se concrétise par la présence d’une danseuse de Bharata Natyam qui apparaît à plusieurs reprises, (Anusha Cherer) fantôme lointain de la beauté stéréotypée, puis figure ouvrière.

Une mise en scène linéaire, des acteurs qui jouent leur partition, un texte qui témoigne de la mémoire sociale diluée dans la mauvaise conscience occidentale, Comment on freine pose la question de la complexité du théâtre de témoignage et de l’engagement en art. Comment appréhender la réalité et la représenter ? Quelle est la dimension politique du théâtre aujourd’hui ? Où se situe la réflexion entre l’art et le politique ? Comment faire du théâtre documentaire, au-delà de la dramaturgie du constat ? A l’ombre de cette économie mondiale et comme le disait Stéphane Hessel, Indignons-nous.

Brigitte Rémer

Avec Valérie Blanchon, Anusha Cherern Jean-Baptiste Malartre – Scénographie et costumes Nathalie Prats – Lumières Daniel Lévy – Son Aline Loustalot – Chorégraphie Jean-Marc Piquemal.

La Commune, CDN d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson – Tél. : 01 48 33 16 16 – Du 7 au 17 janvier – Suite du cycle Théâtre et économie mondiale : La Boucherie de Job du 15 au 23 janvier et Sous la glace, du 27 au 31 janvier – Texte édité chez POL.

Alice et autres merveilles

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte Fabrice Melquiot, d’après Lewis Caroll. Mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota. Création de la troupe du Théâtre de la Ville. Tout public, à partir de 7 ans.

C’est la 5ème édition du Parcours Enfance & Jeunesse élaboré par Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville en partenariat avec six autres théâtres. C’est aussi une nouvelle rencontre entre le metteur en scène d’Alice et autres merveilles et Fabrice Melquiot, auteur, tous deux travaillant en compagnonnage depuis une quinzaine d’années. Et, autour de Lewis Caroll, c’est une belle rencontre.

L’auteur anglais nommé professeur au Collège Christ Church d’Oxford en 1855, fit la connaissance des trois filles du Doyen Liddell, Lorrina, Alice et Edith à qui il conta des histoires nourries de son attirance pour le fantastique et les phénomènes occultes. L’imagination en action, il leur raconta notamment l’histoire d’Alice sous la terre, qui deviendra ensuite Alice au pays des merveilles et sera publiée ainsi que De l’autre côté du miroir et La chasse au Snark. Passionné par la photographie quelques années plus tard, il fixa sur plaques sensibles les portraits des petites filles, s’intéressant particulièrement à Alice.

Fabrice Melquiot reste à la fois très près de l’histoire originelle en même temps qu’il s’empare du mythe, se l’approprie et joue de nombreux jeux de mots et références. Il crée ainsi la rencontre entre Alice et d’autres grands mythes échappés de leurs contes : le Petit Chaperon Rouge pactise avec elle et grave sur son bras l’adresse  du loup, lui conseillant de lui rendre visite ; ou encore Pinocchio au long nez pointu, traité par Alice de « sac de nœuds », lui, tout de bois fait, rêvant, nez pour nez, d’interpréter Cyrano ; et, référence d’aujourd’hui, pimpante et fatale, la Barbie s’échappant du marché du jouet. L’intelligence du texte rejoint la lecture scénographique et de mise en scène, proposées.

Le décor repose sur l’idée de l’eau comme miroir, et de rideaux de tulle sur lesquels des projections vidéos se gravent. Un grand bassin rectangulaire de type piscine dans lequel tout le monde joue, tombe et se déplace, permet des jeux de reflets et miroirs magiques ainsi que la déclinaison de lumières bleue, jaune, orange, rouge comme dans un livre d’images.

Vêtue d’une robe blanche mousseuse et d’un blouson vert flashy, Alice paraît, depuis la salle où elle est assise parmi les spectateurs. Les lapins blancs glissent et bondissent derrière les panneaux acoustiques du théâtre comme dans un sous-bois. Le prologue présente des portraits d’Alice Liddell et de Lewis Carroll, à partir d’images projetées et donne quelques éléments biographiques sur l’auteur. « Je suis un mythe, un trou dans un vêtement … » lance Alice avant de franchir la passerelle qui la mène au plateau.

Première rencontre avec monsieur le Lapin blanc aux yeux rouges jaillissant d’une trappe, élégant et courtois, vêtu d’une veste de type frac, évidemment pressé et qui ne fait que passer. Sur ses traces et décidée à le rattraper, Alice dégringole dans le terrier et sa chute lui semble interminable. Pour le spectateur elle descend des cintres et passe de l’autre côté du miroir, brisant la surface de l’eau : « Je me demande si je vais passer à travers la terre ! » Elle cherche la clé qui lui permette de franchir la porte d’entrée, mais posée sur une chaise démesurément haute, ne peut l’atteindre. Elle poursuit sa route et trouve un flacon portant une inscription sur l’étiquette : Bois-moi, et elle s’exécute avec plaisir, jusqu’à constater qu’elle se met à grandir de manière inquiétante. Puis elle mange une part de gâteau et se met à rétrécir, mord dans le champignon et grandit à nouveau tout autant. Elle pense à Dinah, sa chatte, avec nostalgie. Alice ajuste son rapport au monde selon sa taille qui varie d’un moment à l’autre, et s’interroge sur le temps : « Le temps est une personne » réfléchit-elle, prise au milieu d’engrenages de montres, de références musicales et théâtrales – Phil Glass, Bob Wilson, Tim Burton et Pink Floyd, entre autres -.

Dans l’eau, l’assemblée des canards, pélicans et autres flamands, souris et compagnie dignes d’une Arche de Noé s’adonnent à des jeux d’eaux à vélo et organisent une course. La maison du lapin passe du vert au bleu et Alice trompe sa solitude en faisant d’autres rencontres, avec un chat arrogant, une souris mini, un petit cochon rouge de honte, un loup aux ongles effilés… Le bal du loir qui dort et du chapelier, le rendez-vous des chats perchés dans le cosmos, tea time en jaune orange flashy chez les fous, les tableaux se succèdent pleins de surprises, sympathiquement pagaille. Partie de croquet chez l’archiduchesse où l’on joue aussi aux devinettes, où l’on repeint les rosiers blancs en rouge, où les figures du jeu de cartes vivent et s’échappent. La reine de cœur orchestre les rires, le roi et la reine de carreaux font de la balançoire. Alice résiste aux moqueries de la reine et lui répond avec assurance. « Vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! » lance sa Majesté offensée. Au tableau final, quatorze enfants sur le plateau se mettent à chanter.

Alice et autres merveilles dans son texte malin, sa mise en scène de fête, sa scénographie d’eau et ses lumières sucrées, avec aussi et d’abord l’actrice, Suzanne Aubert, qui ne joue pas à être Alice mais qui est vraiment Alice, ravit à juste titre, le public. Petits et grands réunis, suivent l’action comme dans le plus magique des livres d’images pour les premiers, comme le meilleur des polars, pour les seconds.

Brigitte Rémer

Avec : Suzanne Aubert, Jauris Casanova, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Sandra Faure, Sarah Karbasnikoff, Olivier Le Borgne, Gérald Maillet, Walter N’Guyen et la participation du Chœur d’enfants du quartier de Belleville, Les Polysons – Et aussi : scénographie Yves Collet – lumières Yves Collet, Christophe Lemaire – c​​ostumes Fanny Brouste – son David Lesser – vidéo Matthieu Mullot – m​asques Anne Leray – maquillages Catherine Nicolas – objets de scène Audrey Veyrac – assistant à la mise en scène Christophe Lemaire – conseiller artistique François Regnault.

Du 8 décembre 2015 au 9 janvier 2016, au Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77

 

 

 

 

Au nom du père et du fils et de J.M. Weston

© Pierre Van Eechaute

© Pierre Van Eechaute

Texte et mise en scène de Julien Mabiala Bissila

Ils ont un petit air à la Laurel et Hardy Criss et Cross, non pas tant physiquement que par leur façon de s’asticoter et de se contredire, de se placer le premier. Ces deux frères puisque « sa mère est la femme de mon père » et que « mon père est le mari de la femme de son père… » rescapés de la guerre au Congo Brazza, cherchent dans les décombres de Brazzaville leur ancien quartier, la maison qu’ils habitaient, la parcelle de leur père. Ils n’ont ni haine ni nostalgie et recherchent aussi les royales pompes Weston avec lesquelles ils frimaient, les soirs de fête. « Après ces années grises de concerto pour kalache, la première des choses était de retrouver l’odeur du cirage, juste ce parfum, ça calmait en nous tout ce qui bougeait. »

Ils triturent la mémoire et même quand les souvenirs sont lourds, dégagent un humour décapant et expressionniste par le clan des Sapeurs –  Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes – au code vestimentaire excentrique dans lequel ils se reconnaissent, un peu à la manière des Zazous des années 40, en France. L’élégance jusqu’au dandysme qualité et couleurs des vêtements incluses, expression d’un non-conformisme joliment provocateur.

Sous cette apparente insouciance ils traitent d’un sujet grave, la guerre civile de 1997 au Congo Brazza qui a déchiré la société et les familles pendant plus de deux ans et demi sur fond de pouvoir en transition – Lissouba président sortant, Kolelas ancien maire de Brazzaville exilé à Kinshasa et Sassou-Nguesso s’imposant président, chacun y allant de sa milice -. Au total de nombreux déplacés, des quartiers entiers de la ville, rasés. « Aujourd’hui je refais le chemin inverse de ce parcours cruel à travers les mots que j’écris » dit l’auteur. «J’ai grandi au milieu de paradoxes : Pays riche/habitants pauvres. Peuple miséreux/ peuple fêtard. Guerre/sape. Eglise/corruption. Comment raconter ces contrastes ? Comment voyager dans le monde fantaisiste de ces dandys ? Pourquoi J.M. Weston ? »

L’impact de la guerre et le point de vue de l’Histoire ne sont pas le propos de Julien Mabiala Bissila même s’ils en sont la toile de fond, l’auteur rend le propos léger et se rapproche de l’absurde à la Beckett qu’il évoque lors d’un entretien avec Bernard Magnier : « Dans En attendant Godot, à l’ouverture de la pièce, Estragon tente désespérément d’enlever ses souliers. Ils sont trop étroits. Ils le font souffrir… » La référence aux chaussures est là, il parle aussi des traces laissées par les pas. Criss et Cross seraient un peu Vladimir et Estragon, et le troisième larron, l’homme à la contrebasse puis Bayouss avec deux longs quasi-monologues pourrait évoquer Pozzo.

Au milieu de ce nulle part composé avec une économie de moyens, les acteurs aux couleurs vives et leur valise de vêtements rouge, or et turquoise, chaussettes rouges et jaunes, apostrophent parfois le public et papotent. Puis ils reconstruisent la ville : la mosquée du dialogue, auparavant bar devenu église, puis mosquée. Le Festival du rien, le lycée de la réconciliation. Le conservatoire, le café… L’humour et la force de vie cachent l’indicible, une ville en ruines et décimée. « Je suis en colocation avec mes personnages et on essaie de vivre ensemble » dit l’auteur. Le duo Criss et Cross fonctionne à merveille dans ce lancer-attraper-renvoyer d’une écriture sur-mesure et dans les récits philosophiques de Bayous et la voix off des absents. Trois acteurs magnifiques Criss Niangouna, l’auteur lui-même Julien Mabiala Bissila et Marcel Manquita, entre narration et action.

Julien Mabiala Bissila ici, auteur, acteur et metteur en scène, se consacre au théâtre depuis 1999, la fin de la guerre qu’il a vécue caché dans la forêt et travaille entre la France et l’Afrique. Il n’en est pas à son coup d’essai. Il a présenté ses spectacles dans les plus grands festivals, remporté pour Chemin de fer le premier prix RFI Théâtre 2014. Avec Au nom du père et du fils et de J.M. Weston – qui a obtenu en 2011 le Prix des Journées de Lyon – il construit son récit en cinq souffles – cinq parties – où le choix des mots prime, où la gaîté de la mise en scène et la légèreté des acteurs donnent autant de profondeur au tragique des événements. « L’humour est un pare-balles » dit-il.

Brigitte Rémer

Avec Julien Mabiala Bissila, Marcel Mankita, Criss Niangouna – scénographie Delphine Sainte-Marie – costumes Maria Rossi – lumière Xavier Lazarini – musique et son Frédéric Peugeot – conseil à la mise en scène Jean-François Auguste – réalisation des costumes Sophie Manach. Texte publié aux éditions Le Tarmac chez Lansman/RFI.

Le Tarmac, Scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta. 75020 – du 17 novembre au 4 décembre 2015. En tournée : 21 et 22 janvier 2016 LAtrium-Martinique. Dans le réseau de la Fédération d’associations de théâtre populaire : 6 février L’Atrium de Dax – 9 février Théâtre municipal de Roanne – 13 février Théâtre Na Loba de Pennautier – 1er mars TAP de Poitiers – 7 et 8 mars Théâtre des Ateliers à Aix-en-Provence – 10 mars Salle Polyvalente d’Uzès – 12 mars La Chartreuse de Villeneuve- lès-Avignon – 18 mars Salle Georges Brassens de Lunel – 23 mars TGP d’Orléans – 30 mars Odéon de Nîmes – 1er avril Théâtre municipal Villefranche de Rouergue – 26 avril La Louvière d’Epinal – 3 mai Théâtre de la Maison du Peuple de Millau.

Dyptique Hélène Bessette

© Tristan Jeanne Vallès Compagnie Public Chéri-Théâtre de l'Echangeur. Comédie de Caen-Centre Dramatique National de Normandie,Théâtre des Cordes. 13 03 2015 ©Tristan Jeanne-Valès

© Tristan Jeanne Vallès

Prière de ne pas diffamer ou La véridique histoire d’Hélène Bessette de chez Gallimard, texte de Régis Hébette et Gilles Aufray, avec Laure Wolf et Régis Hébette et Si ou le bal au Carlton, d’après le roman Si, d’Hélène Bessette, mise en scène et adaptation Régis Hébette, interprétation Laure Wolf.

On peut voir les deux spectacles le même soir à certaines dates, même si chacun a sa vie propre : un concepteur Régis Hébette, une complicité avec l’auteur Gilles Aufray, une même actrice Laure Wolf. L’histoire d’Hélène Bessette – née en 1918 – s’inscrit hors du commun et dans la révolte qui sourd à chaque page de son oeuvre. Ecrivaine d’exception reconnue par Queneau, Duras, Sarraute, Malraux et d’autres, elle entre dans l’écurie Gallimard et publie treize romans entre 1953 et 1973. Mais on ne la reconnaît pas. Pire, elle est désavouée, son œuvre consciencieusement rayée et la femme oubliée. « Née obscurément » comme elle le dit, n’appartenant à aucune caste, sa vie est une tragédie dont s’emparent Régis Hébette et Gilles Aufray, écrivain en résidence à l’Echangeur de Bagnolet. Ils en ont retracé les épisodes et livrent – par la merveilleuse actrice Laure Wolf dont la narration puis l’incarnation ne s’inscrit ni dans le pathos ni dans le misérabilisme – une biographie aux profondeurs abyssales, d’une simplicité et d’une évidence sidérante, qui bouleverse.

Prière de ne pas diffamer ou la véridique histoire d’Hélène Bessette de chez Gallimard est écrit à partir de la biographie de Julien Doussinault et du texte-manifeste d’Hélène Bessette Le Résumé. Régis Hébette et Gilles Aufray ont travaillé à quatre mains pour restituer un texte d’une grande précision et d’une puissante musicalité, comme un tempo. Proche du public dans la petite salle de l’Echangeur, l’actrice vêtue d’une blouse sans couleur se raconte, et le plateau nu témoigne d’un récit de haute intensité. D’une famille modeste, Hélène Bessette vise l’Ecole normale supérieure. Très tôt la bibliothèque est son refuge et elle écrit journal, romans et poésies. Elle arpente les petites villes de province avec son mari, pasteur de profession, mais son seul souhait est d’être à Paris. En attendant c’est à Roubaix que naissent ses deux fils tandis que la liste de ses romans s’étend, avec Lili pleure en 1954, puis MaternA, suivi de Vingt minutes de silence. Au fil de ses écritures, elle obtient à plusieurs reprises des voix, pour le Prix Goncourt. Pourtant, Les petites Lecocq marque le début de ses ennuis car Jacqueline Lecocq, de la famille d’accueil qui l’avait jadis accueillie, se reconnaissant, porte plainte et la fait condamner. Puis, ce sont les parents d’élèves de l’école où elle enseigne qui la sanctionnent, et Gallimard qui met ses livres au pilon. Hélène Bessette échafaude un plan pour émigrer aux Etats-Unis mais n’y parvient pas et s’enfonce dans la solitude et la difficulté de vivre avec les petits boulots qu’elle exécute, de serveuse à femme de ménage. Elle édite pourtant ses cinquième et sixième romans, La Tour, puis Suite Suisse où elle parle de la problématique de l’EAS – Emploi, Argent, Santé -. Viennent ensuite Les Mondes seuls puis Ida ou le délire son dernier roman, publié en 1973, où la musicalité des mots rejoint les notes jazz. « Un livre c’est beaucoup… comme une lampe qui brille ou qu’on brise » dit-elle. Gallimard lui refuse la publication de trois pièces de théâtre, elle se défend puis repart sur les routes avec ses valises pleines de manuscrits : « ce qui m’inquiète, c’est mon œuvre…. car l’ensemble a du poids » dit-elle avec humour et lucidité. Elle meurt dans l’indifférence, en 2000. Sur la porte de son petit appartement du Mans était écrit, sur un carton : « Prière de ne pas diffamer. Hélène Bessette de chez Gallimard ».

Le second spectacle, Si ou le bal au Carlton met en exergue la parole de l’écrivaine, par l’adaptation de son roman, Si, publié chez Gallimard en 1964, et repris comme d’autres titres, par les éditions Léo Scheer qui se sont attelées à la tâche depuis 2006. Régis Hébette en signe l’adaptation ainsi que la scénographie en collaboration avec Gilles Aufray pour la dramaturgie et la scénographie, et celle de Renaud Lagier pour la scénographie et les lumières. On retrouve Laure Wolf seule en scène sur le grand plateau et, dans un angle, François Tarot ponctuant les séquences par les pulsations de sa création sonore. On est face aux pulsions de mort de la narratrice, Désira, qui n’envisage que le suicide comme réponse aux préjugés, aux faux-semblants et aux désillusions des hommes. Auteur autant que victime, elle le met en scène et en orchestre la répétition générale. Nous sommes dans une salle de soins, derrière un plastique glauque où le rouge est la couleur-maitre, mais l’idée du suicide avec sa forme d’abandon de la vie côtoie tout autant une grande envie de vivre. A Bagnolet, la profondeur du plateau nous conduit dans les plis du cerveau où s’exprime la solitude de la vie tout autant que celle de Bessette en littérature.

L’actrice, Laure Wolf, tout aussi magnifique en cette seconde partie – qui pourrait être le révélateur de la photo autant que la partie précédente son négatif – construit ces instants de théâtre sur un plateau où l’objet comme signe théâtral prend une signification clinique. Après tout Hélène Bessette ne fut-elle pas cataloguée comme quasi folle ? Elle retrace ici son itinéraire, comme si devant nous et devant la page blanche elle écrivait son roman, échappant à son destin par un imaginaire poétique posé noir sur blanc, dans la solitude de l’écriture.

« La littérature vivante, pour moi, pour le moment, c’est Hélène Bessette, personne d’autre en France » confirmait Marguerite Duras, en 1964. Régis Hébette et Gilles Aufray se sont emparés de cet univers vertigineux et ont remis sur le devant de la scène l’auteure, donnant avec une économie de moyens « l’épaisseur des signes » selon Barthes. Depuis 2013 le metteur en scène et l’auteur collaborent : Régis Hébette, également auteur, metteur en scène et directeur depuis vingt ans de l’Echangeur de Bagnolet avec la compagnie Public Chéri, Gilles Aufray dont plusieurs pièces ont été éditées en France, écrivant en français et en anglais, accueilli comme artiste en résidence. Ensemble, ils travaillent sur la poétique et la musicalité de la langue et sur la relation à la narration qu’ils font partager par des lectures autour d’Hélène Bessette dans les librairies, médiathèques, lieux culturels et lycées du quartier.

« Le langage poétique est forcément celui des Temps difficiles. Il est celui de la souffrance et l’expression quotidienne normale d’un Temps de guerre. Dans un monde bruyant, angoissé, une phrase qui se fait entendre. Une phrase qui doit être lancinante et douloureuse. Voisine du jazz. Qui retient l’attention. Cruelle peut-être. Ce qui prouve qu’elle est à sa place » dit Hélène Bessette dans son Manifeste sur le langage poétique.

Brigitte Rémer

Du 21 au 30 novembre 2015 à l’Echangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle. Métro : Gallieni – Prière de ne pas diffamer ou la véridique histoire d’Hélène Bessette de chez Gallimard, les lundis 23, 30 novembre 7 et 14 décembre, à 19h – Si ou le bal au Carlton, les vendredis et samedis à 20h30, les dimanches à 17h et lundis à 21h – Compagnie Cie Public Chéri – Site : www.lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20 – Editeur : www.leoscheer.com. La revue Frictions a consacré un numéro à Hélène Bessette et édité Prière de ne pas diffamer : www.revue-frictions.net

 

 

Fin de l’histoire, d’après Witold Gombrowicz

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène de Christophe Honoré, au Théâtre National de la Colline, puis en tournée

Dans Nouveau Roman monté en 2012, Christophe Honoré travaillait déjà le fragment. Avec Fin de l’histoire, le réalisateur et metteur en scène continue à brasser la matière théâtrale à sa manière et la fait lever, de montage en digressions. Il part de la pièce inachevée de Witold Gombrowicz – d’origine lituanienne, né en 1904 à Kielce, au sud d’une Pologne occupée par les russes – mêle des extraits d’un écrit très polémique datant de 1947 Contre les poètes et de son célèbre Journal dont la première partie est éditée en 1957. « La messe poétique a lieu dans le vide le plus complet » conteste-t-il. Il y adjoint des textes philosophiques et politiques et notamment ceux du politologue américain, Francis Fukuyama, à partir de son ouvrage La Fin de l’histoire et le dernier homme. Ce concept de La fin de l’Histoire apparaît chez Hegel comme processus historique puis est repris par le philosophe français d’origine russe Alexandre Kojève et par Francis Fukuyama avant d’être contesté par Jacques Derrida suite à la chute du Mur de Berlin.

 A la veille de la guerre, en 1939, Gombrowicz plus que trentenaire embarque pour l’Argentine où il restera vingt-cinq ans. Son premier roman, Ferdydurke a été publié en 1937 et sa pièce, Yvonne princesse de Bourgogne, en 1938. L’auteur cultive un certain sens du paradoxe et joue avec l’absurde, balloté entre les traditions de son pays et un certain antinationalisme. C’est de ce matériau dont s’empare Christophe Honoré jouant sur l’immaturité telle que proposée dans l’ouvrage Mémoires du temps de l’immaturité que Gombrowicz publie dès 1933 et sur l’Histoire en cette période perturbée où s’illustrent Hitler, Mussolini, Staline, Edvard Beneš – président du gouvernement tchécoslovaque en exil à Londres en 1940 avant de permettre la mainmise des communistes, en 1948 – ; Józef Beck, militaire et homme politique polonais, ministre des Affaires étrangères au profil intransigeant qui, comme les autres officiels, s’enfuient du pays au moment de l’invasion allemande ; pour la France Edouard Daladier du Parti radical, livré aux Allemands au moment de l’invasion de la zone libre, interné puis libéré par les Américains.

Que fait le metteur en scène de tout ce matériau ? Il l’interprète avec distance et humour, quitte à le vider parfois de substance. Mais on est au théâtre non pas au cours d’histoire et il n’est pas le biographe de Gombrowicz. La scénographie ressemble à la salle d’attente d’une gare avec un escalier stalinien menant à des portes vitrées, ou encore à une entrée majestueuse de piscine version années 30. Il est zéro heure zéro cinq, l’été 1939. La famille Gombrowicz au grand complet accompagne Witold, âgé de dix-sept ans, en partance pour l’Argentine : ses deux frères, Jerzy et Janusz à mille milles de Witold, leur sœur Rena, sorte de mégère non apprivoisée, la mère pleine de gouaille qui écope de sarcasmes fort peu sympathiques de la part du père menant son monde à la baguette.

Witold, est fait d’étrangeté et d’homosexualité affichée et semble tombé d’une autre planète. « Mon petit chien bizarre…  Je ne sais pas où te mettre dans la famille… » dit la mère. L’amie de Witold venue l’accompagner et aussitôt délaissée subit un rite d’initiation par le questionnaire qui lui est infligé sur sa nationalité – allemande ou polonaise – allant jusqu’au viol par l’un des frères Gombrowicz. De cours de danse en vacheries et de purs délires en échappées solo, avec ou sans chaussures, le spectateur essaie de recoller les morceaux et l’image décentrée de l’écrivain présenté ici, du haut de ses dix-sept ans, comme une figure un peu pâle, certes singulier et différent mais dévoré par cette famille, et donc effacé.

Dans la seconde partie, les mêmes acteurs se transforment en figures politiques extrêmes – ceux qui ont mené et déstructuré le monde – et en philosophes qui refont le monde à leur manière, sous couvert des accords de Yalta en 1939 pour mettre fin à la 2nde guerre mondiale, traités ici comme une mascarade. Carte de l’Europe, valises, partage du monde, cela dégénère de beuverie en chansons paillardes, de manière plutôt parodique dans ces mondes qui se délitent. « On s’est livré à quel Staline ? A quel Hitler ? »  Staline – interprété ici par une femme – est pire qu’Hitler, nous dit-on. Et le dernier quatrain « Si y a pas la guerre… Si y a pas la bombe atomique… Si y a pas… etc.» Le final place le spectateur face aux bombardement, fumées et incendies dans la nuit, image très cinéma qui renvoie à la solitude et à la mort. « Le communisme… Le monde ne veut plus de moi, dit Witold. Quelque chose s’est dégradé entre moi et le monde. » Nous sommes entre réalité et fiction, entre histoire familiale et histoire sociale, dans de l’inachevé. Tous les acteurs servent le propos de cette fresque historico-littéraire réinterprétée par Christophe Honoré à l’ombre de Gombrowicz, avec sérieux et loufoquerie, dont une petite mention pour Annie Mercier, mère magnifique de gouaille et de maîtrise.

Brigitte Rémer

Avec Jean‑Charles Clichet – Sébastien Éveno – Julien Honoré – Erwan Ha Kyoon Larcher – Élise Lhomeau – Annie Mercier – Mathieu Saccucci – Marlène Saldana – scénographie Alban Ho Van – lumière Kelig Le Bars – création costumes Marie La Rocca – conception et fabrication des masques Fanny Gautreau – dramaturgie et assistanat à la mise en scène Sébastien Lévy.

Vu au Théâtre National de La Colline (3 au 28 novembre 2015) – En tournée : Théâtre National de Varsovie les 4 et 5 décembre 2015 – Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées du 11 au 17 décembre 2015 – Comédie de Valence CDN Drôme Ardèche les 6 et 7 janvier 2016 – Le Grand T théâtre de Loire-Atlantique du 13 au 15 janvier 2016 – Maison des arts de Créteil du 28 au 30 janvier 2016 – Théâtre national de Nice du 25 au 27 février 2016.

 

 

Köroglu – Fils d’aveugle ou Entre ciel et terre

© CRT Saint-Blaise

© CRT Saint-Blaise

Texte et mise en scène d’Ali Ihsan Kaleci, musique sous la direction d’Irfan Gürdal. Création mondiale le 22 août 2015, à Uçhisar (Turquie)

Dans un décor des plus majestueux composé de monticules d’une lave blanche érodée depuis des années, à Uçhisar région de Cappadoce en Anatolie centrale, Ali Ihsan Kaleci, auteur-metteur en scène et son équipe ont créé un ambitieux spectacle tiré de la geste de Köroglu, un classique du patrimoine épique turcophone, non daté et transmis oralement. Dix ans de travail sont à la clé de cette adaptation. Le texte-source est un vaste corpus dont l’origine se situe entre l’Azerbaïdjan, l’Anatolie et la Russie et qui a voyagé jusqu’au Japon. Dix ans de recherche pour qu’Ali Ihsan Kaleci puisse re-créer, en quatre tableaux, ce mythe éparpillé de la littérature populaire profane mi-ouïghour mi-turc, basé sur les rapsodes et la déclamation et qui a subi au fil des siècles aménagements et détournements, selon les temps du politique.

Köroglu est une épopée qui fait écho aux grands textes comme Le Mahabahrata ou Les Contes des Mille et Une Nuit, et qui rencontre l’histoire d’Abraham autant que celle d’Hercule. La scénographie du lieu n’est pas sans évoquer la carrière Boulbon d’Avignon où Peter Brook présenta jadis son long poème emblématique et sacré venant de l’Inde ancienne. Pour accéder à cet Olympe, le parcours initiatique du public participe de sa mise en condition et permet d’entrer de plein pied dans le rituel, guidé par l’intensité des feux de bois et des torches montrant la route et qui, sur le plateau sont autant de créations lumières. Avant de prendre place, le regard du public croise celui des acteurs qui se fondent, hiératiques, dans le paysage comme gardiens du temple, avant de livrer ce texte venu du fond des temps.

Côté jardin, cinq musiciens et chanteurs ponctuent l’action sous la direction du musicologue Irfan Gürdal, spécialiste des formes épiques déclamées et psalmodiées, chanteur et joueur de Saz cette sorte de luth au long manche utilisé dans la musique populaire turque et instrument de prédilection des bardes. Il est entouré de Ramin Rzayev joueur de Târ, luth à six ou sept cordes selon, composé de deux blocs de bois de mûrier évidés et parfaitement symétriques, dont la caisse a la forme de deux cœurs de tailles différentes qui se rejoignent par la pointe ; d’Anar Yusubov au kemençe, un violon à trois cordes, à la caisse de résonance arrondie et qui se tient à la verticale ; d’Ata Özer et de Sercan Ulusoy aux percussions.

Le mythe Köroglu s’est construit à partir d’un espace de vie pastorale et nomade, de pratiques guerrières et du culte du cheval. Il raconte la colère du sultan face à deux poulains qui ne lui convenaient pas et de la punition qu’il inflige à l’éleveur du troupeau, le père de Köroglu en « jetant des tisons ardents » sur ses yeux, provoquant ainsi sa cécité. Homme simple, en révolte contre les puissants,  Köroglu ” c’est un nomade dans toute sa poésie plaisante et terrible, c’est le guerrier asiatique dans toute son exagération fanfaronne, c’est le brigand de la Perse dans toute sa ruse, dans toute sa férocité et dans toute son audace », disait George Sand qui avait fait une première traduction-adaptation de l’oeuvre en France, en 1843. Initié par son père au dressage des chevaux, à l’équitation et au métier des armes, Köroglu ne fait plus qu’un avec son emblématique cheval bai, nommé Kirat. « Sais-tu quelle est ton origine, tes ancêtres, ton père, qui ? Qui t’a appelé fils, l’oiseau fragile de mon âme ? » questionne le père, semant le trouble : « Un enfant dans le ventre de sa mère, Köroglu, nous l’avons appelé. En une goutte d’eau, nous l’avons lavé, nous lui avons donné une âme. Parmi les morts, une lumière qui ne se couche pas, nous lui avons donnée… »

Trois déesses s’avancent depuis le fond de scène et troublent la nuit de leurs imprécations, dans ce pays imaginaire et magique qu’est le plateau. Le glissement des pas, une gestuelle cérémonielle maîtrisée au cordeau, les tuniques et longs manteaux portés, sont autant de signes appelant le théâtre japonais. Ces vestales forment un chœur et témoignent, psalmodiant ensemble ou en écho, se répondant et conduisant la représentation dans la tragédie grecque.

Surgit le chœur des hommes qui fait cercle, dans ce même hiératisme d’inspiration soufie, vêtus de jupes de soie derwiche. « Nous sommes les Quarante. Certains ont dit, moi, je suis Elie. » L’entrée de l’oracle au visage masqué et féminin est forte. L’acteur qui exécute avec virtuosité la danse de l’éventail – habiles bruissements comme fragiles ailes d’oiseaux – se découvre : Tapa Sudana qui fut Shiva dans le Mahabahrata de Peter Brook, nous emporte dans son vocabulaire gestuel proche du kathakali. Offrandes, bâton, étole autant de symboles pour guider Köroglu qui poursuit seul son voyage initiatique en haut de la montagne Kaf. « Köroglu, fils de la lumière, voici, tu es la terre. » Son père, vieillard drapé d’or assis en retrait, en fond de scène, regarde le monde. « Je suis fatigué du monde. Voici, je m’en vais, salut à vous du ciel et de le terre… »

Dans ces parcours entremêlés de la Geste, Ali Ihsan Kaleci a fait de Köroglu une lecture rituelle, dense et généreuse, qui a la force d’une tragédie. Il donne toute son importance aux chœurs de femmes et d’hommes chorégraphiés qui se déploient avec élégance et force, guidés par d’excellents musiciens dialoguant avec le texte. Il en connaît tous les recoins puisqu’il a fait parler les archives pour en donner sa vision, en cette nouvelle version. Actrices et acteurs sont à féliciter, tous portent avec grâce et conviction cette synthèse très réussie des théâtres d’Orient.

Brigitte Rémer

Avec : Philippe Dov Cohen, Neslihan Derya Demirel, Anne Donard, Ori Gershon, Erica Letailleur, Bastien Ossart, Tapa Sudana, Martin Vaughan-Lewis et les Musiciens : Irfan Gürdal (saz, chant) – Ata Özer (percussions) – Ramin Rzayev (târ) – Sercan Ulusoy (percussions) – Anar Yusubov (kemençe).

Ce spectacle fut présenté le 22 août 2015 dans le cadre des Journées internationales de rencontre et de réflexion organisées par le CRT Saint-Blaise à Paris et Görsem Ortahisar-Turquie sous l’intitulé Contemplation Project (cf. notre article du 24 septembre 2015, rubrique Politiques culturelles). Tournée en préparation.

 

 

Le Dibbouk ou Entre deux mondes

© Pascal Gély

© Pascal Gély

Spectacle en français, yiddish et hébreu d’après la pièce de S. An-sky. Adaptation de Louise Moaty et Benjamin Lazar d’après la traduction du russe de Polina Petrouchina, et le travail sur la version yiddish de Marina Aleexeva-Antipov. Mise en scène de Benjamin Lazar.

C’est une pièce emblématique du théâtre yiddish. Dans la tradition juive kabbaliste le Dibbouk est un esprit, une âme damnée qui entre dans le corps d’un vivant pour expier ses péchés ; ce peut être aussi l’âme d’une victime d’injustice qui demande réparation. C’est dire que la pièce n’est pas simple à monter, elle l’est d’ailleurs rarement.

Né dans la Russie tsariste en 1863, contraint à l’exil par deux fois en raison de son engagement politique, l’auteur, Shloyme Zanvl Rappoport dit S. An-sky, s’est intéressé aux récits d’inspiration populaire et à la mémoire juive en véritable ethnologue, accompagné du compositeur Joël Engel et du plasticien Judowin. Ensemble ils ont collecté musiques, histoires, peintures, jeux et poésies. De cette recherche est né Le Dibbouk, autour de 1910. Constantin Stanislavski s’y est intéressé mais le fondateur du Théâtre d’Art de Moscou, pour plus d’authenticité aurait voulu qu’elle fût traduite en yiddish. Et le projet n’ira pas plus loin. La pièce sera répétée à Vilna en 1917, sa présentation n’aura lieu qu’en 1920 à Varsovie, après la mort de l’auteur. C’est Gaston Baty qui, pour la première fois en France la mettra en scène et la présentera au Studio des Champs-Elysées en 1928. Un film en sera tiré dix ans plus tard, réalisé par Michaël Waszynski, qui s’inscrira aussi comme gardien de la mémoire.

Benjamin Lazar s’empare à son tour de la pièce et choisit d’ouvrir le spectacle avec un long prologue. Autour d’une immense table de travail dans ce qui pourrait être une maison de prières, les douze acteurs – qui tiennent presque tous plusieurs rôles – sont rassemblés et énoncent les règles du judaïsme en se lançant des questions. « Ces questions ont été rédigées par An-Sky lui-même qui avait établi un questionnaire publié sous le titre Der Mensch, ce qui signifie L’Homme » précise le metteur en scène. Cette entrée en matière didactique, un peu lourde mais sans doute nécessaire, a un rôle d’initiation pour le spectateur profane. Il y est question de Talmud et de Mishna, des Séraphins de la Kabbale, des quatre degrés d’interprétation et des neuf rouleaux de la Torah, des six cercles de vie, de l’Arche et de la nappe aux fils d’or qui la ferme. Il y est question de croyances et de fantasmes, de mythes et de traditions.

Puis débute le récit. On annonce les fiançailles de Leye, fille de Sender, sur fond de vodka et d’ivresse, de chants et de musiques. Le père, qui lui souhaite un riche époux, n’a pas trouvé acquéreur facilement. La mère est morte et la jeune fille, élevée par une nourrice autoritaire, doit épouser celui qu’on lui désigne. Elle est pourtant éprise de Khonen, un homme de l’ombre tout aussi épris d’elle, et leurs destins semblaient prédestinés. Mais à l’annonce de ce mariage, Khonen, qui s’est réfugié dans les études talmudiques, s’écroule brutalement et meurt. C’est son esprit qui va hanter la jeune mariée et lui donner la force de braver l’ordre établi par son père. Ainsi, le jour des noces, elle se refuse à son époux, comme possédée par une force mystérieuse et surnaturelle qui l’habite. La seconde partie de la pièce repose sur la possession et l’exorcisme. Antonin Artaud en faisait le commentaire, en disant : « Dans une scène extraordinaire, Leye parle avec la voix même de l’homme qui réclame ce qui lui a été destiné, c’est-à-dire la femme, c’est-à-dire elle-même… La voix avec laquelle cet être revendiquait son bien est l’une des choses les plus terribles que j’ai entendues. »

Le père se rend chez Rebbe Azriel, exorciseur, qui tente tout pour désorceler la jeune femme et comprendre la raison de la possession. Mais l’esprit n’obtempère pas. Les deux hommes découvrent alors que Khonen est cette âme damnée qui habite Leye. Le père est convoqué en audience et doit rendre des comptes. Il comprend qu’il a brisé un serment de jeunesse. Lié d’amitié à Nissan, père de Khonen, les deux hommes s’étaient fait le serment de marier leurs enfants si leurs épouses respectives donnaient naissance l’un à une fille l’autre à un garçon. Nissan mourut avant la naissance de son fils, Sender perdit de vue la famille et oublia la promesse. Enfermé dans un cercle dessiné au sol, en tête à tête avec son passé et la promesse manquée, il se voit condamné à donner la moitié de sa fortune. Quand l’esprit enfin fut chassé au bout de la énième séance d’exorcisme, Sender convoqua le riche prétendant choisi pour reprendre la cérémonie du mariage. Mais définitivement offerte à Khonen son Elu, Leye rendit son dernier soupir.

Un travail intense qui repose sur les acteurs – l’interprétation de Louise Moaty en Leye est particulièrement forte -, une scénographie sobre avec quelques objets symboliques, des entrées et sorties par le fond de scène, des musiques judicieusement présentes, populaires et religieuses, avec des chœurs enregistrés mêlés au chant des acteurs – compositeur Aurélien Dumont, chef de chant et soliste Paul-Alexandre Dubois – telle est l’écriture scénique que propose Benjamin Lazar. Son Entre deux mondes, celui des vivants et celui des morts, ouvre sur le fantastique et dans un au-delà sans effets spéciaux, il porte avec intelligence et clarté la complexité de la pièce.

Après plusieurs spectacles s’inscrivant dans une esthétique baroque où la musique toujours occupe une place maîtresse, Benjamin Lazar s’engage avec Le Dibbouk sur les chemins complexes de la mémoire – ceux de la culture yiddish du début du XXème – et signe ici, accompagné de Louise Moaty comme collaboratrice artistique, un travail plein de questionnements.

 Brigitte Rémer

Théâtre Gérard Philipe Centre Dramatique National de Saint-Denis – du 25 septembre au 17 octobre 2015. Avec : Paul-Alexandre Dubois, Simon Gauchet, Éric Houzelot, Benjamin Lazar, Anne-Guersande Ledoux, Louise Moaty, Thibault Mullot, Léna Rondé, Alexandra Rübner, Stéphane Valensi, Nicolas Vial, Pierre Vial – et les instrumentistes : Martin Bauer violes – Patrick Wibart serpent et autres instruments – Nahom Kuya cymbalum et percussions – chorégraphie Gudrun Skamletz – scénographie Adeline Caron – lumières Christophe Naillet – costumes Alain Blanchot.

 En tournée : Théâtre du Beauvaisis à Beauvais, 12 et 13 novembre – Scène Nationale de Cherbourg, 19 et 20 novembre – Maison de la Culture d’Amiens, 23 au 27 novembre – Théâtre de la Foudre, Petit Quevilly CDN de Haute Normandie, 1er et 2 décembre – Théâtre Jean Vilar de Suresnes, 5 et 6 décembre – Espace Jean Legendre, Compiègne : 10 décembre – MC2, Grenoble, 9 au 13 février 2016 – Grand Théâtre/les théâtres de la Ville de Luxembourg, 16 et 17 février – La Criée à Marseille, 24 au 26 février – TNP Villeurbanne, 1er au 6 mars – Théâtre de Cornouaille/Scène Nationale de Quimper, 9 mars – Théâtre Municipal de Caen, 15

Battlefield, d’après Le Mahabharata

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Texte de Peter Brook, Jean Claude Carrière et Marie Hélène Estienne. Mise en scène de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne, au Théâtre des Bouffes du Nord, en anglais surtitré en français.

Le sol est rouge désert, comme le cadre et le fond de scène. Le Mahabharata, ce livre sacré de l’Inde et grand poème épique datant des derniers siècles av. JC relate la « Grande Geste » des Bharata. Il n’est plus cette longue chronique de neuf heures aux personnages poétiques et guerriers qui avaient captivé le public de la carrière Boulbon en 1985, lors du Festival d’Avignon. C’est aujourd’hui un tout autre travail qui est présenté, réalisé par le maître des lieux avec Marie Hélène Estienne, d’après la pièce de Jean-Claude Carrière issue du texte originel, et avec une nouvelle équipe – quatre acteurs : Carole Karemera, Jared Mc Neill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan et un percussionniste, Toshi Tsu­chi­tori dont les mains battent l’instrument avec la légèreté des ailes de papillon -. Et la magie opère tout autant.

« Le Mahabharata est une épopée, avec des héros et des dieux, des animaux fabuleux. En même temps, l’œuvre est intime. C’est-à-dire que les personnages sont vulnérables, pleins de contradictions, totalement humains » disait Peter Brook il y a une trentaine d’années. De cette épopée immense constituée de multiples micro-récits, le metteur en scène et son équipe en restituent aujourd’hui l’aspect intime et mettent en exergue la vulnérabilité des personnages.

La pièce commence par la description du champ de bataille, de manière réaliste et crue, avec ses milliers de morts, à la fin d’une guerre fratricide opposant deux branches d’une famille royale : les cent frères Kauravas à leurs cinq cousins, les Pandavas, guidés par l’aîné, Yudishtira. « Les femmes cherchent leurs maris » constate-t-on et nombre de morts ne recevront pas le rite funéraire qui leur est dû.

Dans ce paysage après la bataille, la révélation de Kunti, la mère, à son fils Yudishtira, le glace : Karna, l’ennemi de toujours, tué pendant le combat, était de sang royal : Surya, dieu soleil, était son père, mais cette naissance hors mariage mettant la mère en difficulté, l’enfant fut déposé sur le Gange avant d’être recueilli par un charretier qui le nomma Karna et l’éleva comme son fils. Poursuivant ses aveux, elle se nomme comme étant cette mère ayant abandonné ce fils, au fil de l’eau. Puis elle ajoute, en référence à cette guerre fratricide : « Il t’a laissé gagner. » Le choc est grand pour Yudishtira meurtrier de son frère sans le savoir, qui s’exclame, brisé : « Cette victoire est une défaite ! » Et il décide de partir cacher sa honte au coeur de la forêt. Mais sa mère l’implore et lui demande de gouverner : « Non ! Qui peut sauver le monde ? Toi… On a besoin d’un roi juste et généreux… La terre a besoin de toi pour retrouver son harmonie… Yudishtira, protège ton peuple, protège les pauvres… La vie a des milliers d’yeux. »

S’ensuivent une succession de narrations comme autant de contes, paraboles porteuses de signes et de messages, métaphores et récits remontant le temps jusqu’à l’enfance : Le chasseur et le serpent évoque le surnaturel par l’intermédiaire de Yama, dieu de la mort ; L’histoire du faucon et du pigeon place le Roi dans la balance de la Justice – « Le bonheur n’existe pas, même au Paradis. » Le ver de terre craignant d’être écrasé, pose un fond de discours philosophique. Krishna ainsi que les divinités du Gange apparaissent, les cris de deuil retentissent, Kunti, mère de Yudishtira, repart vers le fleuve : « Kunti, oublie ton chagrin. »

Lui, proche de Dharma le Sage, symbole de la Justice, revêt le manteau rouge, porte le bâton prophétique et fait des sacrifices comme le veut la tradition. « Le Destin nous gouverne tous » lui disait sa mère. Il suit ses conseils et redistribue ses richesses – offrant couvertures et bâtons au public – donne son or aux pauvres, et change la Loi. Pendant le règne de Yudishtira, le peuple fut heureux, dit-on.

Le vieux roi Dritarashtra, qui vient de perdre tous ses fils, et son neveu, et que Yudishtira appelle tendrement Father, est écrasé de chagrin, tous deux sont animés du même remord. Au solstice, le vieil homme décide de partir sur les routes, à la recherche de la mort : « Je vais me libérer de mon corps.. » dit-il. Kunti l’accompagne espérant le repentir. « Je veux la paix dans mon cœur… Laisse mon esprit être libre… » La consultation de l’oracle et la recherche de vérité placent les acteurs à tour de rôle, en position de conteur et de narrateur. Un châle rouge, un jaune, suggèrent. Le fond de scène s’embrase, incendie dans la forêt. Et quand Yudishtira les retrouve, chacun a ses visions : « Laisse-nous. Va accomplir ton devoir en ville ». L’aveugle voit ses fils guéris, Kunti évoque Karna et les autres : « Je les vois retourner au fleuve »…

Une vingtaine d’années plus tard et après la mort des anciens, des présages semblent porteurs de danger – la guerre est arrivée et arrivera encore – et la peur s’installe. Nouvelle parabole : sous un figuier, un garçon assis, qui avale le conteur. « J’ai vu des planètes, des galaxies… J’ai marché dans son ventre… Suis entré par la bouche puis en fus expulsé… Et tous deux devisent : « J’espère que tu t’es bien reposé. »

Le geste théâtral est ici épuré et permet d’aller à l’essentiel, la recherche de vérité, porté par des acteurs conteurs dirigés avec le talent Peter Brook et sa signature, semblable à nulle autre. Et cette guerre fratricide n’est pas d’un autre temps, elle nous place au cœur de l’actualité dans notre aujourd’hui tourmenté.

Brigitte Rémer

D’après Le Mahabharata et la pièce de Jean-Claude Carrière – Adaptation et mise en scène Peter Brook et Ma­rie-Hé­lène Es­tienne – Musique Toshi Tsu­chi­tori – Costumes Oria Puppo – Lumières Phi­lippe Via­latte – Avec Carole Karemera, Jared Mc Neill, Ery Nzaramba et Sean O’Callaghan.

Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Boulevard de La Chapelle, 75010. Paris – Tél. : 01 46 07 34 50 – www.bouffesdunord.com – Jusqu’au 17 octobre 2015