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Théâtre Saint-Denis TGP – 100 ans de création en banlieue

IMG_0254Ouvrage de Michel Migette publié aux Editions PSD et Au Diable Vauvert – avec la participation d’Etienne Labrunie -.

C’est une belle idée que de parler de la naissance d’un théâtre et de son parcours sur plus d’une centaine d’années. Au cœur du 9-3, le Théâtre Gérard Philipe est né de la volonté politique locale. L’ouvrage offre une traversée de la vie théâtrale et de l’histoire des politiques culturelles, exemplaire.

C’était au temps… dirait Brel, du théâtre populaire originel tel que vu et pratiqué par Jean Vilar et sa troupe dans laquelle Gérard Philipe fut adulé : « Le théâtre est une nourriture aussi indispensable à la vie que le pain et le vin » déclarait Vilar. C’était au temps… où la volonté politique des maires avait valeur d’engagement pour un théâtre de service public dans un contexte de décentralisation théâtrale. C’était au temps… où idéalistes et utopistes communistes mêlaient art, culture, politique et progrès social.

Comme dans d’autres villes rouges du département de Seine-Saint-Denis – Aubervilliers, Bobigny, Gennevilliers, Montreuil etc… – Saint-Denis la militante a œuvré pour sa population ouvrière. La ville détient la célèbre Basilique-nécropole des rois de France et comme ailleurs le théâtre liturgique s’y déroulait dans les églises et monastères. Le premier théâtre y fut installé à la Révolution dans l’église des Trois Patrons, construite au Moyen-Âge. Fin XIXème la ville s’inscrivait dans le réseau des Théâtres du Peuple. Début XXème elle recevait la grande Sarah Bernhardt puis les tournées Charles Dullin ainsi que Firmin Gémier et son TNP nouvellement fondé. Elle reconnaissait à la périphérie de Paris le droit au théâtre et décida, à compter de 1897, de construire une salle municipale qui fut inaugurée le 9 février 1902 – signée de l’architecte Albert Richter – et qui eut aussi pour fonction, à partir de 1905 avec les débuts du cinématographe, d’être salle de projection.

A certains moments et traversant les deux guerres, cette salle servit au politique et devint le lieu des revendications sociales plutôt que celui de l’affirmation artistique. Dans l’après-guerre et avec le mouvement de l’éducation populaire et l’émergence d’une volonté politique, elle fut relancée comme théâtre. Jean Vilar, inscrivit dans son cahier des charges du TNP la présentation de spectacles dans les banlieues ouvrières et y joua en 1951-52 L’Avare et La Mort de Danton. Tous ces signaux persuadèrent le Maire, Auguste Gillot, poussé par son adjoint René Benhamou amoureux de culture qui le travailla au corps, de prendre en compte dans son programme l’art et la culture. Il  passa à l’acte à partir de 1953 et nomma quelques années plus tard, en 1959, Jacques Roussillon à la tête du Théâtre de Saint-Denis.

La grande aventure théâtrale commence alors vraiment. Roussillon dirige le Théâtre de Saint-Denis, baptisé Gérard Philipe le 29 janvier 1960, – en hommage au grand acteur disparu deux mois auparavant – et transforme la salle municipale en un lieu de création reconnue et bientôt incontournable. Son modèle est le Berliner Ensemble, Aragon-Triolet ses inspirateurs. Il monte Brecht, Lorca et Gorki entre autre, crée un ciné-club, accueille les chanteurs les plus engagés – Ferrat, Nougaro, Brel, Ferré – y fait un énorme travail. La création de Printemps 71 d’Arthur Adamov, véritable acte fondateur, fait date, et donne au Théâtre une autre dimension à travers laquelle la nécessité de modernisation se fait sentir. Roussillon engage José Valverde comme chef de plateau. Ce dernier monte Gorki, Hasek et Toller et lui souffle la place, en 1965, alors que change le directeur des affaires culturelles de la ville.

La période Valverde – 1966/1975 – est marquée par une programmation théâtrale plus engagée : « Pour moi, la démarche politique et la démarche artistique ont toujours été absolument parallèles. » Valverde propose des pièces contemporaines : V comme Vietnam, d’Armand Gatti ou La Guerre des paysans inspirée de Kleist, invite Antoine Vitez avec Les Bains de Maïakovski, pièce montée à la Maison de la Culture de Caen, crée une troupe permanente en 1967. Il invite en 1968 le Piccolo Teatro de Milan qui a déjà présenté les pièces de Brecht, Goldoni, Tchekhov et Shakespeare, un Piccolo qui devient sa nouvelle référence, traverse mai 68 et obtient le financement pour un vaste chantier de transformation du théâtre qui ré-ouvre le 1er mars 1969 et acquiert vite un grand succès populaire. Il invite le Berliner Ensemble, présente ses mises en scène d’un théâtre militant comme Libérez Angela Davis tout de suite en 1971 et Chile Vencera en 1974. Face aux difficultés financières et au silence des pouvoirs publics, la troupe se met en grève et Valverde se voit contraint de démissionner, en 1975.

C’est René Gonzalez qui est nommé à la tête du TGP pour la décennie suivante et en fera un phare de la création théâtrale – 1975/1985 – laissant la place aux artistes, avant de devenir directeur de la MC93, puis du Théâtre Vidy de Lausanne jusqu’en 2012, date de sa disparition. La ville de Saint-Denis vit sa révolution culturelle avec de nouveaux équipements et une nouvelle approche esthétique. Jack Lang comme ministre de la Culture y contribue largement. Théâtre, spectacles lyriques, danse, spectacles jeune public s’y succèdent. Peines de cœur d’une chatte anglaise monté par Alfredo Arias à partir d’une adaptation de Balzac y fait date, en 1977. Le TGP joue la carte de l’ouverture vers l’extérieur et du pluralisme créatif, une décennie très riche au cours de laquelle se sont succédés les plus grands metteurs en scène, de Jacques Lassalle à Joël Jouanneau, d’André Engel à Gildas Bourdet, de Jean Jourdheuil à Jérôme Deschamps-Macha Makeëff. L’ouverture en 1978 de la seconde salle, appelée salle Jean-Marie Serreau – du nom du metteur en scène disparu en 1973 – donne un nouvel outil, une nouvelle dynamique à l’ensemble.

Après le départ de René Gonzalez, les directeurs sont ensuite désignés à la tête du désormais Centre Dramatique National – CDN -. S’y succèdent Daniel Mesguich de 1986 à 1988, Jean-Claude Fall de 1989 à 1997, Stanislas Nordey et Valérie Lang de 1997 à 2001, Alain Ollivier de 2002 à 2007, Christophe Rauck de 2008 à 2013. Jean Bellorini le dirige depuis 2014. Chacun à sa manière laisse son empreinte. Le livre de Michel Migette raconte et met en relief la contribution de chacun, ses mises en scène, les troupes accueillies, sa philosophie pour la construction de l’ensemble, ses coopérations : création du ciné-club dès 1959 suivi du Temps de l’Ecran qui évoluera jusqu‘en 1991, date à laquelle une salle, l’Ecran, s’installe en centre ville, la musique avec un premier Festival en 1969 qui s’ancre ensuite aussi dans la ville, l’ouverture du Terrier, en 1970, plateforme pour musiciens et chanteurs, jeunes ou confirmés, le Centre dramatique national pour l’enfance et la jeunesse de Daniel Bazilier, installé salle Jean-Marie Serreau de 1979 à 1985, les Etats Généraux de la Culture de Jack Ralite, lieu du débat, en 1987, Africolor en 1989, Enfantillages en 1990, et l’ouverture de la salle Mehmet Ulusoy en 2009.

Théâtre Saint-Denis – TGP, 100 ans de création en banlieue est un ouvrage bien documenté qui travaille sur la chronologie et utilise en marge, en exergue, le principe de portraits des artistes et des politiques qui en ont fait la vie, ce qui donne une bonne lisibilité générale, ainsi que des pages pleins feux sur… comme page 36 : Un souffleur de conscience. Jack Ralite son complice, évoque l’apport et l’actualité de Jean Vilar : « Être vilarien, c’est avoir une parole et la respecter quand on la donne, c’est refuser le chemin du milieu. C’est avoir l’insolence de l’esprit mêlée à une tendresse cachée… Jean Vilar était pour le principe de l’audace et ne s’enfermait pas dans le principe de précaution… C’est une luciole qui brille toujours » dit Ralite ; page 52 sur Gérard Philipe, qui a marqué l’histoire de la création en France et qui comédien d’exception fut un homme de son temps ; page 70, un témoignage de Lucien Marest, secrétaire du Comité d’Entreprise de Rhône-Poulenc, sur le thème Politique et Culture ; ou encore page 262 Jack Ralite, le metteur en actes.

L’ouvrage s’achève sur la table ronde animée par Bernard Vasseur, philosophe, qui s’est tenue au TGP Saint-Denis le 3 septembre 2015 sur le thème Théâtre et volonté politique. L’actuel directeur, Jean Bellorini – qui depuis son arrivée a notamment présenté ses mises en scène de Paroles gelées d’après Rabelais, Liliom de Ferenc Molnar, La Bonne Âme de Se-Tchouan de Brecht et Tempête sous un crâne d’après Les Misérables de Victor Hugo – y prenant la parole, disait : « Je crois que le théâtre est là pour combattre les dérives et les facilités de notre société. C’est un art qui appartient à tous. L’homme a besoin de mythes, de récits pour se réapproprier sa propre langue et par conséquent sa propre vie. Il a besoin de retirer son masque social pour se donner à voir tel qu’il est… Le théâtre n’est pas fait pour les forts, pour les riches, pour les puissants. Il réhabilite la fragilité. »

La volonté des maires dans cette ville complexe de Saint-Denis, le choix d’artistes engagés permettant des textes ambitieux et des esthétiques nouvelles, sont la signature du TGP Saint-Denis dont le parcours est un défi et une utopie permanente. Dans le cercle des Centres dramatiques nationaux depuis plus de trente ans, la vigilance de son actuel Maire, Didier Paillard reste de mise. Pour lui le théâtre est le lieu de l’invention démocratique et la production artistique est au travail, le champ éducatif y reste déterminant, le public y tient le premier rôle.

Brigitte Rémer, 28 août 2016

Préface de Jean-Pierre Léonardini : C’est vent debout qu’on avance, Postface de Didier Paillard, maire de Saint-Denis : Notre théâtre pour demain – Album quadri cousu-relié – Format 240 x 300 mm – 364 pages – 30 euros.

Prochaines rencontres autour de l’ouvrage : – 9 au 11 septembre 2016, Fête de l’Humanité, Parc de La Courneuve, Stand de Saint-Denis, Espace Livre, avec Jean-Pierre Léonardini. –  17 et 18 septembre, Journées du Patrimoine, Office du Tourisme Plaine Commune, 1 rue de la République, Saint-Denis – 24 septembre, Médiathèque Centre ville, 4 Place de la Légion d’Honneur, Saint-Denis – 15 octobre à 18h, Théâtre Gérard Philipe salle Mehmet Ulusoy, Présentation aux habitants de Saint-Denis avec Jean Bellorini, Patrick Braouezec, Didier Paillard et Jack Ralite.

 

 

 

 

Naïssam Jalal et son groupe Rhythms of Resistance

© Paul Evrard

© Paul Evrard

Avec Mahdi Chaïb saxo ténor et soprano, percussions – Karsten Hochapfel guitare et violoncelle – Matyas Szandai contrebasse – Arnaud Dolmen batterie percussions. Concert donné dans le cadre de Paris Quartier d’été.

Née à Paris de parents syriens, Naïssam Jalal est une magnifique flûtiste formée au classique et qui connaît tout autant le nay – cette flûte de roseau moyen orientale – pour l’avoir travaillé à Damas. Ses compositions font voyager entre l’orient et l’occident. Les mots qu’elle énonce ce soir-là sont à l’adresse du peuple de Syrie, le tragique habite le plateau. Elle fait figure d’une Antigone dans sa simplicité et sa fierté, dans son engagement.

Entourée du quintette qu’elle a fondé en 2011 avec des musiciens venant de différents pays, son inspiration est métisse et son style éclectique. Elle traverse la world music autant que le jazz et le rap, passant par le tango ou l’afrobeat. « Ma musique est unique et singulière d’abord parce qu’elle est l’expression de ma singularité propre : femme, musicienne, syrienne et française, arabe et européenne, à la fois nomade et sédentaire, à la recherche des traditions et de l’inconnu… » Elle a exploré les ressources musicales du Liban et de l’Egypte et travaillé avec les grands maîtres dont Abdo Dagher au Caire, virtuose du violon. Elle a accompagné le rappeur libanais Rayess Bek en France, au Liban et au Maroc et se produit souvent en tournée avec le joueur égyptien de oud, Hazem Chahine. Son premier album Aux Résistances est sorti en 2009, elle vient de composer les huit thèmes de son nouvel album, intitulé Osloob HayatiMa façon de vivre – où se retrouve la même diversité des registres. Elle tourne aussi dans le monde avec son duo Noun Ya.

Au cours des six soirées données dans le cadre de Paris Quartier d’été, Naïssam Jalal présente un invité et dialogue musicalement avec lui. Ce soir-là, ils sont deux : Médéric Collignon qui joue de tous les cornets et bugles en jazz et musiques improvisées, et le rappeur et producteur palestinien Osloob, fondateur du groupe Katibeh 5 que Rhythms of résistance accompagne en une alchimie musicale singulière.

Autour du Kiosque à musique dans le jardin du Luxembourg le public est nombreux, assis au sol ou sur des chaises, debout aussi, silencieux et attentif. Il porte, par sa qualité d’écoute, Naïssam Jalal et sa belle équipe. La magie opère, des solos aux ensembles, les arpèges s’envolent ou se déstructurent, et parfois la flûte pleure.

Brigitte Rémer, 5 août 2016 – Jardin du Luxembourg

27 juillet Square des Amandiers (75020) – 29 juillet Musée du Quai Branly (75007) – 31 juillet Parc de la Butte du Chapeau Rouge (75019) – 2 août Jardin des Tuileries 75001) – 5 août Jardin du Luxembourg (75006) – 6 août Jardin de la Folie Titon (75011)

 

Face Nord

© Milan Szypura

© Milan Szypura

Spectacle présenté dans le cadre de Paris Quartier d’été. Mise en scène Compagnie Un loup pour l’homme et Pierre Deaux – Acrobates : Alexandre Fray, Mika Lafforgue, Arno Ferrera et Alexandre Denis.

Aussi virtuoses que des alpinistes escaladant la Face Nord des Grandes Jorasses, ils occupent le petit espace carré recouvert de tatamis au centre de la belle cour intérieure du Centre culturel irlandais. Les spectateurs les entourent sur quatre côtés, intégrés dans la scénographie. Ce soir-là la pluie s’est invitée et les tatamis sont protégés. Il est remis aux spectateurs un imper de type cycliste dans lequel ils s’enroulent en attendant la fin de l’averse.

Pas de texte, le travail est physique, énergétique et les figures créées s’apparentent – impressions de départ – aux gladiateurs et jeux du cirque, à l’arène, il n’en est rien. Tout est plus subtil. La concentration est maximale, le jeu des regards donnent les tops du départ et lève les énergies. Quatre hommes, virils et plein de grâce, d’une attention et précision inouïes, construisent des histoires et figures à couper le souffle à partir d’un travail de main-à-main. Nous sommes plus près de la chorégraphie ou du jeu d’enfants avec sa poétique et son sens de l’illusion, que du sport. Ils sont partout : devant, derrière, en haut, en dessous, avec la fluidité et la rapidité des lynx.

L’écriture scénique donne un cadre d’une grande précision qui sert de garde-fous, et les acrobates-acteurs restent en état de veille sur ce qui peut advenir, sur l’inattendu. Ils trouvent les points névralgiques pour ne pas se faire mal en s’escaladant, marchant, courant, sautant, tombant, se déséquilibrant, s’attrapant, se portant, selon le poids et la force de chacun, son rôle au sein du collectif, sa personnalité. Ils étaient au départ deux acrobates : le porteur français Alexandre Fray et le voltigeur québécois Frédéric Arsenault, rejoints par le puissant Mika Lafforgue et la voltige d’Alexandre Denis. Appris par corps, fut la première pièce présentée par la compagnie en 2005 et jouée plus de deux cents fois dans le monde, suivie en 2006 de Grand-mère, qui questionnait la pratique de porteur au contact de personnes âgées.

Créé en 2011, Face Nord tourne depuis cinq ans et treize ou quatorze personnes l’ont porté, à la recherche des limites. Quatre acrobates jouent avec les figures masculines imposées que sont la compétition, la puissance, la violence et la combativité, mais de ce quatuor se dégage une grande délicatesse et de la douceur ; c’est virtuose et toujours aux frontières, soutenu par la musique qui à certains moments les porte – entre Schubert et Mahler – avec la même force.

« Notre cirque : un art d’action vers la recherche d’humanité » tel est leur manifeste. Ils oscillent entre force et fragilité, grandeur et faiblesse, repoussant leurs limites, partent de l’intuitif et de l’instinctif pour construire sur un mode très élaboré le sens du spectacle. L’engagement physique et la virtuosité acrobatique, l’émotion et le sensible, le sens de l’humour et celui de la tragédie, la construction dramaturgique, font de cette Face Nord un magnifique moment d’humanité.

Reinhold Messner homme de la haute montagne leur sert de guide : « On part ensemble vers des lieux sauvages. Tant pis si l’autre fait demi tour ensuite. Ce qui est important c’est l’expérience partagée, et non le fait de continuer ensemble. Pour atteindre le sommet à partir du dernier camp, il ne faut que quelques heures, et quelques heures pour en revenir, cela peut très bien s’effectuer seul. Mais partir seul de tout en bas, c’est une autre affaire. Soudain, l’autre vous manque. Quelqu’un sur qui l’on puisse compter, avec qui l’on puisse partager la peur et le bonheur, quelqu’un qui, comme soi même, ait besoin de l’autre. »

Avec Un loup pour l’homme, c’est une histoire d’hommes qui s’écrit, une histoire d’art et de fraternité.

Brigitte Rémer, 4 août 2016

Dramaturgie Bauke Lievens – Création sonore : Jean-Damien Ratel – Costumes : Emmanuelle Grobet – Équipe technique : Pierre-Jean Faggiani, Laurent Mulowski.

Du 2 au 6 août 2016, à 20h – Centre culturel irlandais 5 rue des Irlandais. 75005. Métro : Place Monge ou Cardinal Lemoine. Site : www.quartierdete.com

 

 

« Inhancutilitatem » et « Petit Psaume du matin »

© Josef Nadj

© Josef Nadj

Dans le cadre de Paris Quartier d’été, Josef Nadj expose ses photographies au Collège des Bernardins sous le titre Inhancutilitatem et présente sa chorégraphie Petit Psaume du matin en duo avec Dominique Mercy, au Centre Culturel Irlandais.

En pénétrant dans l’ancienne sacristie du Collège des Bernardins où sont exposées vingt-cinq photographies de Josef Nadj, un bleu, infini, nous saisit – indigo, bleu de Prusse, lapis-lazuli ou cyan – le bleu chaud du rêve. De fines fleurs blanches de différentes variétés se tissent à la couleur et étalent leurs pétales comme de belles endormies en un langage proche des signes d’Henri Michaux. C’est l’herbier de Josef Nadj, son espace du dedans.

Le danseur chorégraphe, directeur du Centre chorégraphique national d’Orléans pendant une vingtaine d’années, est aussi plasticien. Il photographie et se déplace entre la mobilité et l’immobilité à la recherche des contraires, après avoir découvert il y a un an, la démarche de la britannique Anna Atkins. Au XIXème siècle, la botaniste travaillait l’image photographique par cyanotype pour l’illustration de ses herbiers, qu’elle publia à partir de 1843. Cet art de la photographie exposant des objets à la lumière sur une surface photosensible – les photogrammes – donne au tirage un bleu des plus profonds. Josef Nadj pose les pieds dans les traces des scientifiques anglais John Herschel et William Henry Fox Talbot, précurseurs de la photographie et emboite le pas à Anna Atkins. Il s’empare de la technique pour construire son entre-deux monde visuel et comme il le fait sur scène avec Petit Psaume du matin, invite à la méditation.

Pour réaliser ses photographies, Josef Nadj s’en est allé dans les jardins, au petit matin, mêlant le plaisir de la nature à la recherche d’empreintes végétales. A l’écoute de la musique des plantes comme de la musique du cosmos, il s’est posté aux aguets, a observé les plantes auxquelles d’ordinaire on ne prête pas attention et dialogué avec elles, laissé passer les saisons, organisé la cueillette. C’est un travail minutieux et obsessionnel dont il a parlé le jour du vernissage, en dialogue avec l’écrivain et poète Jean-Christophe Bailly.

Parallèlement à l’exposition, Paris Quartier d’été a eu la belle idée de programmer pour cinq représentations dans la cour du Centre culturel Irlandais, la chorégraphie de Josef Nadj intitulée Petit Psaume du matin. C’est un duo qu’il interprète avec Dominique Mercy, danseur emblématique de Pina Bausch, exploration lente et infinie de l’espace – aussi infinie que son bleu, enluminures en mouvement, parcours de l’absurde en référence à Beckett et à l’invitation au voyage faite par Mercier et Camier, ses personnages. Les corps glissent dans l’espace au frémissement de la musique, comme au ralenti ou en fondu enchaîné. « Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur… » dirait Baudelaire et le fondu au noir emmène, au fil de la nuit qui tombe – le spectacle est en plein air et sans éclairages – jusqu’à la coupe douce finale. L’image est reine et les musiques viennent de loin – du Cambodge, de Macédoine, de Roumanie, d’Egypte et de Hongrie – complétées de celles de Michel Montanaro, elles apportent la sérénité.

Dans ces territoires de silence, sur scène comme sur les murs des Bernardins, Josef Nadj poursuit son chemin, solitaire et singulier. Il retient le spectateur-visiteur par son regard poétique et l’écriture de lumière des nuits bleues de son imaginaire.

Brigitte Rémer, 26 juillet 2016

Inhancutilitatem, au Collège des Bernardins, du 21 au 29 juillet : lundi au samedi de 10h à 18h, dimanche et jours fériés de 14h à 18h, 20 rue de Poissy. 75005. Tél. : 01 53 10 74 44 – Petit Psaume du matin, au Centre culturel irlandais les 18, 19, 21, 22 et 23 juillet à 20h, 5 rue des Irlandais. 75005. Métro : Place Monge ou Cardinal Lemoine. Site : www.quartierdete.com

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Histoire intime d’Elephant Man

© Nicolas Joubard

© Nicolas Joubard

Théâtre en solo écrit, conçu et interprété par Fantazio, à la maison des métallos.

En entrant dans la salle de spectacle transformée en café et encadrée de néons rouges, vous êtes invités à vous présenter au bar où vous est offert un cocktail avec ou sans alcool, avant de prendre place à l’une des tables. L’atmosphère est détendue et conviviale. Vous sirotez tranquillement quand Fantazio s’installe à sa table de travail à la manière d’un conférencier, ses notes sous le bras, bouteille d’eau à la main, micro sur table dans lequel il jette parfois un mot comme on le stabilote, ou comme on l’écrit en gras pour capter le regard.

Fantazio fait ses gammes entre les hauts sommets et les abysses comme une couturière s’attaque aux surpiqûres avec ses marche-avant marche-arrière. Il lance raisonnements et démonstrations le plus sérieusement du monde, non pas ex-catedra mais comme s’il se parlait à lui-même dans une sorte de rumination. Il digresse et se suspend dans les airs, parfois il redescend. C’est une soirée de montagnes russes, de pince sans rire, de polyglotte – entre italien et anglais – de lisse et de granuleux qu’il dessine en arabesques partant de la caverne, celle de l’enfance à mots couverts ou celle d’Ali Baba, voleur d’instants. De sa baignoire d’enfant-roi il éclabousse et se donne tous les pouvoirs, coincé dans sa bouée canard ; ou comme un sous-préfet aux champs qui inaugure la salle des fêtes, content de lui il recense ses bonnes actions et liste sa programmation ; ou encore du plus profond de ses illuminations, plonge au cœur de ses labyrinthes.

Dans les plis du réel Fantazio trace son histoire avec fantaisie, pointillés et déliés. Sans boussole, il saucissonne le temps au double décimètre, quadrille les conjugaisons et défait les chronologies de l’histoire. Il montre du doigt le formatage des villes, en invente de nouvelles qu’il transforme en appartements, à coups de baguette magique. Ainsi Montparnasse devient un long corridor qui relie le nord avec le sud. Fantazio musarde, s’éparpille avec détermination et s’émiette avec conviction, ébréchant les certitudes comme les tasses et vérines qu’il décrit et qui font fonction de cadran solaire.

L’absurde est au rendez-vous comme le monde à l’heure de l’amour numérique et du regard des autres, déjanté. Il donne un cours sur l’art de la conversation ou plutôt l’art de s’immiscer dans la conversation, surtout si l’on n’a rien à dire. Il compose une symphonie pour grincements de table et vocal, car de sa table il se lève pour mieux expliciter et démontrer, tourne autour, approche le public, se plante au sol puis se relève faisant le constat einsteinien on the beach que la tête est l’organe le plus éloigné du sol. Tout corps plongé dans un liquide…. souvenirs et réminiscences.

Auteur-compositeur-interprète-performeur et comédien, Fantazio a posé la contrebasse qui d’ordinaire l’accompagne et après l’extra-ordinaire des notes tombe dans l’onirisme du langage. Du à au sur il glisse sur les mots et parfois s’étale, surtout s’il met dans ses rouages de l’huile d’olive ou de l’eau de mer et se déploie à la manière d’une anémone sous-marine. Comme Pérec, un p’tit vélo à guidon chromé lui trotte dans la tête ou comme les oulipistes, il se joue des mots et tournicote le langage, lance son zéro dans l’infini et menace de confisquer les consonnes. Il est l’inventeur d’un banquet de quinze jours qui faute de moyens s’espace au fil du temps et, tel un vaisseau-fantôme, finit par se tenir tous les cent cinquante ou trois mille cinq-cents ans. Dos au public, face au micro sur pied posé dans un coin du plateau, par deux fois, il apparaît dans la peau d’Elephant Man, dans ses ténèbres et dans sa différence.

Fantasio amuse, trouble, s’ancre et se balance, découpe et froisse, entre le lourd wagon du passé, l’angle aigu du présent et un futur qui n’a pas de figure. Il sort par la salle au son des flonflons et rejoint le genre humain, pour le meilleur et pour le pire. Souhaitons-lui le meilleur, avec ces représentations.

Brigitte Rémer, 14 juillet 2016

Collaboration artistique Pierre Meunier – mise en lumière Hervé Frichet – rapport sonore Emile Martin – production : théâtre L’Aire Libre, festival Mythos/CPPC, Rennes, la Triperie, Montreuil.

Du 12 au 16 juillet 2016, à 19h – la maison des métallos – 94 rue Jean-Pierre Timbaud. 75011– Métro : Goncourt. Tél. : 01 47 00 25 20 – Site : maisondesmetallos.org

Etats singuliers de l’écriture dramatique

© Iconographie Bram van Velde « Braises » MP 334 lithographie - 100 épreuves Maeght éditeur - © adagp - Photo Alberto Ricci

© Iconographie Bram van Velde « Braises » MP 334 lithographie – 100 épreuves Maeght éditeur – © adagp – Photo Alberto Ricci

Avec : Gilles Aufray, Julien Gaillard, Claudine Galéa, Jean-René Lemoine, Mariette Navarro, Christophe Pellet, Julien Thèves, à L’Echangeur de Bagnolet.

Depuis le mois de novembre ces sept auteurs ont investi L’Echangeur de Bagnolet, en une « utopie réaliste, point de départ et non pas d’arrivée » comme le dit Gilles Aufray. Régis Hébette et Johnny Le Bigot leur ont confié les clés et donné carte blanche sur certains temps forts de l’année.

Ils se sont réunis, entre eux, à plusieurs reprises, pour définir leurs besoins, leurs manques, leurs désirs et fédérer leurs énergies. En commun, ils ont rédigé un Manifeste sur la place de l’auteur dramatique dans le théâtre d’aujourd’hui, au titre paradoxal de Ceux qui vont mourir vous saluent. Un cri.

Ils avaient convié le public déjà, en janvier, autour de lectures et de débats. Ils récidivent au cours des deux derniers week-end du mois de juin, proposant un programme de lectures, conversations et performances. Une exposition est aussi présentée, intitulée L’éternELLE féminin, sur un texte de Claudine Galea et les photographies de Anne-Lise Dehée, montrant les portraits des femmes de Bagnolet de différentes générations, qui ont accepté de se prêter au jeu de la pose.

Les discussions vont bon train dans ce lieu convivial et sans concession. Les auteurs partagent et interagissent entre eux tout en développant leurs processus d’écriture. « L’écriture n’est pas spectaculaire » comme le dit Mariette Navarro. Beaucoup d’actions ont été entreprises au fil de l’année, dans les médiathèques, les librairies, les centres socio-culturels, avec les écoles, les collèges et les lycées, et toutes les occasions de rencontres avec les publics ont été explorées. Une sélection d’ouvrages faite par les auteurs – La librairie idéale, à la manière du Musée imaginaire cher à Malraux – est présentées avec le soutien de la librairie Le comptoir des mots. Une belle idée.

Etats singuliers de l’écriture dramatique est un projet de l’inquiétude décliné de manière sensible par des auteurs bien vivants, de l’écriture à la profération. Les lectures partagées y sont d’une grande intensité. « Serait-il possible de dire que ce monde a terriblement besoin de fables, terriblement besoin d’être raconté, transfiguré par les mots » dit Jean-René Lemoine. L’occupation d’un théâtre… A suivre, absolument !

Brigitte Rémer, 23 juin 2016

Vendredis 17 et 24 juin à partir de 18h30, samedis 18 juin à partir de 16h et 25 juin, à partir de 14h30, dimanches 19 et 26 juin 2016 à partir de 14h30 – Au Théâtre L’Echangeur Bagnolet – 59, avenue du Général de Gaulle, 93170. Bagnolet – Métro : Galliéni – Tél. : 01 43 62 71 20 – Voir programme détaillé sur le site : www.lechangeur.org

Publication d’un dossier avec des extraits de textes des sept auteurs partie prenante dans les Etats singuliers de l’écriture dramatique, ainsi que du Manifeste et d’un entretien avec Johnny Le Bigot, co-directeur de L’Echangeur, dans le numéro 26 de la Revue Frictions, dirigée par Jean-Pierre Han.

Figaro divorce

© Simon Gosselin

© Simon Gosselin

Texte Ödon Von Horváth – Texte français Henri Christophe et Louis Le Goeffic – Mise en scène Christophe Rauck – Vu au Monfort/Paris.

Figaro divorce date de 1936, deux ans avant la mort d’Horváth à Paris, écrasé par la chute d’une branche d’arbre arrachée par la tempête, en sortant du Théâtre Marigny. Il n’a que trente-sept ans et a déjà obtenu le Prix Kleist, la plus haute récompense allemande pour Légendes de la forêt viennoise. Fils d’un diplomate de l’empire austro-hongrois, né en Croatie et de nationalité hongroise, il fut ballotté entre Belgrade, Budapest, Bratislava, Vienne et Munich et écrivait en langue allemande. Il fut contraint à l’exil pour fuir la répression nationale-socialiste qui avait interdit ses œuvres et avait pour projet d’émigrer aux Etats-Unis.

A travers la vingtaine de pièces qu’il a écrites – parmi les plus connues en France Casimir et Caroline ; L’amour, la foi, l’espérance ; Don Juan revient de guerre ; Légendes de la forêt viennoise – et ses trois romans – Jeunesse sans Dieu ; Un fils de notre temps ; l’Eternel Petit-bourgeois – Horváth s’intéresse aux gens de la rue et à l’aspect populaire des lieux qu’il traverse et qu’il réinterprète : « Dans toutes mes pièces, je n’ai rien embelli, rien enlaidi. J’ai tenté d’affronter sans égards la bêtise et le mensonge ; cette brutalité représente peut-être l’aspect le plus noble de la tâche d’un homme de lettres qui se plaît à croire parfois qu’il écrit pour que les gens se reconnaissent eux-mêmes » disait-il.

Dans Figaro divorce, Horváth part de la fin du Mariage de Figaro de Beaumarchais, comédie en cinq actes écrite en 1778 et jouée en 1784 après plusieurs années de censure, et mélange les temps. « Comme souvent chez Horváth, c’est une comédie douce-amère pleine d’ombre et de mélancolie » dit le metteur en scène. Le spectacle débute au moment de l’assassinat du roi – on ne sait lequel – avec la fuite du Comte Almaviva et de la Comtesse, accompagnée de Suzanne la camériste et de Figaro son époux, valet du Comte. Les personnages du Mariage de Figaro, sont au complet, on retrouvera plus tard Fanchette et Chérubin en action.

Sur un plateau vide et coulisses à vue, un jeu d’écran double pour images filmées en direct, affiche les acteurs en gros plans. Le spectacle s’écrit en séquences. Les personnages issus du Mariage avancent avec difficulté et divaguent, en pleine campagne et dans la nuit noire, sans repères, dans l’espoir de passer la frontière. On aperçoit à l’horizon un cerf, symbole de l’aristocratie. Plan suivant, le bureau des gardes-frontières qui se vantent d’avoir pris dans leurs filets de « gros poissons » et commencent leurs interrogatoires, à la manière d’un test d’immigration. Figaro se dévoile. Identité : enfant trouvé. Epuisée et malade suite à cette longue marche, sauvée in extrémis, la comtesse part en sanatorium. Les séquences se succèdent. On retrouve le couple Almaviva dans une station huppée de sports d’hiver, la comtesse fait du patin à glaces – des images s’inscrivent sur l’écran. Figaro et Suzanne portent gros pull et après-skis. Ils espèrent rentrer un jour chez eux, quand le politique sera calmé… « Un monde s’est effondré » dit-on. Très vite, Figaro se sent captif au service des Almaviva en exil et décide de reprendre son destin en mains. Il fait le projet de devenir coiffeur barbier, métier qu’il avait exercé auparavant. Suzanne n’est pas du même avis et pense qu’il déraisonne.

On retrouve le couple Suzanne Figaro dans le salon de coiffure où ils se sont installés. Dans le petit bourg de Grand-Bisbille, en Bavière, tout le monde se connaît et s’apprécie, mais on sait leur rappeler qu’ils restent des émigrés. Ragots et malveillances se cachent derrière les sourires et il devient compliqué de démêler ce qui est vrai de ce qui est faux. Suzanne s’ennuie et échange des lettres avec la Comtesse. Les relations du couple s’enveniment et Suzanne est mise sur la touche. Elle signe son infidélité. A la clé, la question de l’enfant qu’elle souhaiterait avoir mais que Figaro lui refuse et la stratégie de la doctoresse, comme un coup d’épée dans l’eau. La Saint-Sylvestre est une fête avortée malgré lumières et décorations qui scellent la séparation du couple.

Quelque temps plus tard, on retrouve Suzanne travaillant comme gouvernante au service de Chérubin, tout en restant secrètement amoureuse de Figaro. Almaviva réapparaît de son côté et confesse, après la mort de la Comtesse, avoir travaillé dans l’immobilier, et avoir séjourné en prison, pour malversations. Autre rebondissement, le retour de Figaro engagé comme intendant du domaine qui était propriété du Comte. Il est question d’une lettre qu’il aurait adressée à Suzanne, disant que le monde était bien gris, sans elle. Et la boucle se referme avec un retour au pays, dans les mêmes conditions qu’à l’aller – nuit noire et perte de repères – A l’arrivée, Suzanne joue le grand jeu de la distance avec son Figaro, et le Comte demande à son valet, désormais intendant du domaine, s’il peut rentrer chez lui, dans sa propriété, et dormir dans sa chambre. Suzanne enfin tombe dans les bras de Figaro, le nouveau maître des lieux.

La pièce d’Horváth est tendre et pétulante et remet en cause la relation maître-valet, les situations y sont à la fois graves et cocasses, avec la Révolution Française et la Première Guerre mondiale pour toile de fond, dans un contexte de pays déstructurés et de frontières approximatives. On ne se situe réellement ni dans le temps ni dans l’espace, les références viennent de divers univers. Christophe Rauck – directeur du Théâtre du Nord CDN Lille Tourcoing où fut créé le spectacle en mars 2016 – avait présenté en 2007 Le Mariage de Figaro à la Comédie Française. Il mène de mains de maître Figaro divorce, donne sa lecture des clivages et de la tension des rapports sociaux, dirige les acteurs avec précision et intelligence. Le spectacle est aussi musical et chanté, magnifiquement porté par toute la troupe. Il vient d’obtenir le Prix Georges-Lerminier de la critique.

Brigitte Rémer, 20 juin 2016

Avec : John Arnold, Figaro –  Caroline Chaniolleau, la Comtesse – Marc Chouppart, un garde frontière et le jardinier – Jean-Claude Durand, le Comte Almaviva – Cécile Garcia Fogel, Suzanne – Flore Lefebvre des Noëttes, un médecin – Guillaume Lévêque, un officier, le garde forestier – Jean- François Lombard, Chérubin – Nathalie Morazin Fanchette et la pianiste – Pierre-Henri Puente, Pédrille – Marc Susini, un garde frontière, un professeur. Dramaturgie Leslie Six – scénographie Aurélie Thomas – costumes Coralie Sanvoisin – son David Geffard – lumière Olivier Oudiou – conseiller musical Jérôme Correas – vidéo Kristelle Paré.

Du 26 mai au 11 juin au Monfort, 106 rue Brancion. 75015. Tél. : 01 56 08 33 88.  Site : www.lemonfort.fr – www.theatredunord.fr

 

 

 

 

La Mouette

 © Arno Declair Jean-Pierre Gos François Loriquet Sébastien Pouderoux de la Comédie-Française Mélodie Richard Matthieu Sampeur Et Marine Dillard (peinture) Copyright by Arno Declair Birkenstr. 13 b, 10559 Berlin Telefon +49 (0) 30 695 287 62 mobil +49 (0)172 400 85 84 arno@iworld.de Konto 600065 208 Blz 20010020 Postbank Hamburg IBAN/BIC : DE70 2001 0020 0600 0652 08 / PBNKDEFF Veröffentlichung honorarpflichtig! Mehrwertsteuerpflichtig 7% USt-ID Nr. DE 273950403 St.Nr. 34/257/00024 FA Berlin Mitte/Tiergarten

© Arno Declair

Texte Anton Tchekhov – traduction Olivier Cadiot – adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier – scénographie Jan Pappelbaum.

Trois hauts murs, gris clair, austères, comme une immense boîte ou comme un signe d’enfermement, quelque chose d’intemporel. Tout autour, saillant de ces murs, un banc sur lequel ont pris place les acteurs, par grappes, en position d’attente avant l’arrivée des spectateurs. Un plateau quasiment vide, dans un coin quelques tables et chaises empilées, comme si la maison allait fermer. A l’avant, une grande plateforme définit l’espace de représentation. Sur le mur du fond, quelques mots de Tchekhov commentent une photo arrêtée : « Mon œuvre entière est imprégnée du voyage à Sakhaline. Qui est allé en enfer voit le monde et les hommes d’un autre regard. » Sakhaline, un lieu de détention au large de la Sibérie où l’auteur s’était rendu, et dont il avait rapporté un récit.

Un grand silence au début du spectacle. Une ou deux minutes d’un temps arrêté, avant un duo pour guitare et vocal en guise d’introduction. Nous sommes dans la propriété de Sorine, ancien haut fonctionnaire, de santé fragile, frère de la célèbre actrice Irina Arkadina venue quelques jours lui rendre visite en compagnie de son amant, l’écrivain à succès Trigorine. « Pourquoi es-tu toujours en noir ? » demande l’instituteur Sémion Medvedenko, à Macha, qui ne lui est pas indifférente. « Je suis en deuil de moi-même, si malheureuse… » répond-elle, amoureuse en effet de Konstantin Treplev comme elle le confie au docteur Evgueny Dorn, alors que Konstantin est épris de Nina Zaretchnaïa et qu’il a écrit pour elle une pièce qu’ils s’apprêtent à présenter dans les jardins de la propriété.

Le docteur Dorn fait ensuite un pas de côté et décale le temps du récit. Il évoque sa rencontre avec un chauffeur de taxi syrien installé en Russie depuis vingt ans, marié et heureux, retourné au pays chercher ses parents, pour les sauver, il rembourse ses dettes en faisant ce travail. On est au cœur de l’actualité et de la vie politique aujourd’hui. Un peu plus tard, une allusion au 49/3 s’immisce dans le spectacle de façon frontale, le metteur en scène regarde les spectateurs droit dans les yeux, salle allumée. Au-delà de la bourgeoisie qu’il décrit, Tchékhov était un homme attentif, il s’intéressait au champ social.

Thomas Ostermeier interrompt cette partition de la vie d’aujourd’hui pour déclarer la pièce ouverte. Un espace qui ouvre sur le lac, lentement dessiné tout au long de la pièce par une artiste aux longues brosses, sur le mur du fond de scène. Konstantin prépare sa représentation et attend Nina : « Te voilà, mon rêve » lui dit-il tendrement quand elle arrive. Il lui parle de sa mère, cette grande actrice narcissique et exclusive qui « s’imagine jouer l’art suprême » et de son amant, qu’il n’apprécie guère. Nina se prépare pour la représentation, sûre de vouloir devenir actrice. Les spectateurs – Arkadina, Trigorine, Sorine et Dorn, sont assis dans la salle de l’Odéon, au premier rang. Le texte de Konstantin, provocateur et sacrificiel, entraine des interventions impromptues d’Arkadina qui ne comprend ni le texte ni la démarche de son fils. Furieux, Konstantin quitte le plateau. Nina rentre chez elle où son père l’attend.

Au gré des caprices d’Arkadina qui dit vouloir repartir puis décide de rester chez son frère, et alors que Nina s’approche de Trigorine, on retrouve Konstantin la tête bandée, après s’être tiré une balle. Il apporte une mouette qu’il vient d’abattre et qui devient métaphore et allégorie de la fragile Nina. La jeune fille part à Moscou pour être actrice, tombe amoureuse de Trigorine, vit avec lui un temps, met au monde un enfant qui meurt en bas âge et ne rencontre pas la réussite. Reniée par Trigorine, délaissée et blessée, elle s’abîme entre vodka et folie. Sa dernière rencontre avec Konstantin est pour lui le coup de grâce : il voulait croire que tout était encore possible, mais Nina lui confesse éprouver toujours la même passion pour Trigorine. Konstantin la quitte brutalement. Autour d’une table éclairée d’une lampe à pétrole, la famille fait une partie de loto. Un premier coup de feu claque, puis un second. Dorn qui comprend, sort, et demande à Trigorine d’éloigner Arkadina. Konstantin s’est tué. Une fin lourde et éprouvante, dans l’insouciance générale.

La recherche d’amour est un des grands thèmes de la pièce que Thomas Ostermeier met en relief. Il invite par ailleurs à une réflexion sur l’art et le métier d’artiste, sur l’écrivain, comme une obsession. Il devise sur le théâtre, son formatage, ses effets de mode, ses clichés, les mêmes textes toujours montés et le refus des jeunes auteurs. « On a besoin d’un nouveau théâtre ou alors plutôt rien… » Il montre le théâtre dans le théâtre et le théâtre dans la vie. On est, au plan artistique, au cœur du conflit des générations, Arkadina ne reconnaît pas son fils.

Ecrite en 1895, présentée un an plus tard au Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg, la pièce ne fut pas bien reçue. Elle obtiendra plus tard le succès que l’on sait, montée par de nombreux metteurs en scène, partout dans le monde. C’est la première fois qu’Ostermeier s’affronte à Tchékhov, il avait monté La Mouette à Amsterdam il y a trois ans, il  l’a créée en langue française au Théâtre Vidy de Lausanne, en février dernier. Le directeur de la Schaubühne de Berlin sait créer des fidélités artistiques et s’entourer des mêmes équipes. Il a demandé à Olivier Cadiot une nouvelle traduction où se mêlent le quotidien et la poésie, et à Jan Pappelbaum la scénographie. Une partie des acteurs avaient aussi travaillé avec lui en 2013 dans Les Revenants, d’Ibsen, tous sont pertinents dans leur rôle, Nina – Mélodie Richard et Konstantin Treplev – Matthieu Sampeur, sont particulièrement justes, et habités dans leur fragilité.

Le travail de Thomas Osterméier, sensible et risqué, agrège au texte-source l’actualité politique du moment avec naturel et intelligence, comme un défi. Fin directeur d’acteurs, il a récemment publié Le Théâtre et la Peur, une réflexion sur la société d’aujourd’hui qui fait le pont entre l’art et la vie, comme il le fait dans La Mouette dont il donne une brillante lecture.

Brigitte Rémer, 13 juin 2016

Avec Bénédicte Cerutti (Macha), Valérie Dréville (Arkadina), Cédric Eeckhout (Medvedenko) Jean-Pierre Gos (Sorine), François Loriquet (Trigorine), Sébastien Pouderoux/de la Comédie Française (Dorn), Mélodie Richard (Nina), Matthieu Sampeur (Konstantin Treplev), Marine Dillard (peinture) – Musique Nils Ostendorf – dramaturgie Peter Kleinert – costumes Nina Wetzel – lumière Marie-Christine Soma – création peinture Katharina Ziemke.

Du 20 mai au 25 juin 2016, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. 75006. Tél. : 01 44 85 40 40. Site : www.theatre-odeon.eu

 

 

 

Anna Karénine

 ©Diego Governatori

©Diego Governatori

ou « Les Bals où on s’amuse n’existent plus pour moi » – d’après Léon Tolstoï – traduction J. Wladimir Bienstock – adaptation et mise en scène Gaëtan Vassart – avec Golshifteh Farahani dans le rôle titre – au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, et en tournée.

Ecrit en 1877, le roman fleuve de Tolstoï – neuf cents pages –  fut d’abord publié sous forme de feuilleton. C’est ici une première adaptation en langue française, un défi auquel s’est affronté  Gaëtan Vassart. Il dessine trois portraits de femmes dans leurs relations amoureuses : Daria Alexandrovna Oblanska (Emeline Bayart) femme au foyer et mère d’une nombreuse famille, en fureur après avoir appris la trahison de son mari, Stepan Oblonski (Alexandre Steiger) et qui demande à sa belle-sœur, Anna Karénine, de venir la soutenir ; Kitty Chtcherbatski (Sabrina Kouroughli) jeune femme fraiche comme une pomme verte ayant jeté son dévolu sur l’officier Alexis Kirillovitch Vronski (Xavier Boiffier) et qui se fait damer le pion par Anna au cours du bal qui devait l’introniser – plus tard, remise de cette blessure, elle épousera Lévine (Stanislas Stanic), honnête propriétaire terrien -. L’emblématique Anna Karénine (Golshifteh Farahani) mariée à un haut fonctionnaire et mère d’un petit Sergueï qu’elle adore, menant une vie de femme de notable à Saint-Pétersbourg, bel équilibre qui se rompt quand elle se rend à Moscou chez son frère et croise le comte Vronski dont elle devient éperdument amoureuse. Il la suit à Saint-Pétersbourg où l’adultère se consomme en plein jour, mettant en danger la carrière d’Alexis Karénine (Xavier Legrand). Ardente et belle dans cette course effrénée vers le bonheur, Anna s’y brûle les ailes.

La mort rôde derrière ces intrigues et récits romanesques. Le spectacle s’ouvre sur les images visionnaires de la chute puis de la mort d’un étalon, – la jument de Vronski, on le saura plus tard – métaphore s’il en est du chemin de Damas qui attend Anna. Elle, dos au public, regarde ces images en silence, comme le film de sa vie avant l’heure ou comme un mauvais présage. « Anna Karénine ressemble à la lueur d’un incendie au milieu d’une nuit sombre » écrivait Tolstoï, donnant ainsi l’épaisseur du personnage. Elle devient le symbole et l’archétype de l’émancipation des femmes, dénonçant l’hypocrisie des hommes et de la société du spectacle.

Née en Iran, Golshifteh Farahani interprète magnifiquement Anna Karénine, et joue pour la première fois en français, la langue est limpide. Contrainte à l’exil, cette jeune femme – connue des cinéastes pour avoir tourné avec les plus grands, présente à Cannes cette année dans le film Paterson, de Jim Jarmush – par sa voix et son élégance, par sa profondeur et sa légèreté, habite le rôle titre avec effervescence et intensité. Kitty – Sabrina Kouroughli – a le charme de la jeunesse et des grandes utopies dans ses envolées amoureuses. Daria la laborieuse – Emeline Bayart – par le personnage ingrat qu’elle interprète, donne une caricature, probablement voulue par le metteur en scène, en décalage avec l’ensemble.

Une dizaine d’acteurs issus du Conservatoire national supérieur d’art dramatique et une actrice-phare du cinéma loin de sa culture d’origine, portent le spectacle sous la houlette de Gaëtan Vassart. Il y a de beaux moments dans la mise en scène sobre et dépouillée de ce texte complexe, romantique, social, populaire et poétique, monté avec un petit budget : le bal du début au rythme de La valse à mille temps de Jacques Brel et qui se mêle à Tolstoï, le lustre aux bougies qui ne vacillent qu’à la fin, la voix de Vladimir Vysotsky, les errances d’Anna, sa fin tragique dans les phares de la locomotive.

Le travail de Gaétan Vassart, courageux et positif malgré une certaine fragilité liée notamment au manque de moyens et à un certain éclectisme, permet une lecture d’Anna Karénine, à travers le filtre d’une équipe généreuse et professionnelle autour de la grâce d’Anna-Golshifteh Farahani, là où les lignes de vie croisent les fils de l’Histoire collective russe dans ses bouleversements politiques et sociaux de la seconde moitié du XIXème siècle.

Brigitte Rémer, 11 juin 2016

Avec : Golshifteh Farahani, Emeline Bayart , Xavier Boiffier, Sabrina Kouroughli, Xavier Legrand, Manon Rousselle, Igor Skreblin, Stanislas Stanic, Alexandre Steiger – Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy lumières Olivier Oudiou – costumes Stéphanie Coudert – son David Geffard – vidéo Diego Governatori – dramaturgie Laure Roldan – chorégraphie Cécile Bon – régie générale Sébastien Lemarchand – production Compagnie La Ronde de Nuit

Du 12 mai au 12 juin, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes (75012). Tél. : 01 43 28 36 36. Site : www.la-tempete.fr – Tournée 2016 : Théâtre de Chelles (77) le 4 octobre ; Théâtre de l’Olivier – Istres (13) le 7 octobre ; Scène Nationale d’Albi (81) le 9 octobre ; Théâtre de Chartres (28) le 18 octobre ; Théâtre de Suresnes Jean Vilar (92) les 10 et 15 novembre ; Théâtre National de Nice (06) du 17 au 19 novembre ; La Ferme du Buisson, Scène Nationale de Marne-La-Vallée (77) les 25 et 26 novembre ; L’Equinoxe-Scène Nationale de Châteauroux (18) les 28 et 29 novembre ;  Théâtre de Montélimar (26) le 2 décembre ; Théâtre de Colombres (92) le 8 décembre ; Théâtre de Sens (89) le 9 décembre ; Théâtre de Cesson Sévigné (35) le 11 décembre.

 

 

La Cerisaie

© DR

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Texte Anton Tchekhov – traduction André Markowicz, Françoise Morvan – mise en scène Yann-Joël Collin

Cette pièce en quatre actes de Tchekhov achevée en 1903, fut présentée un an plus tard au Théâtre d’Art de Moscou. « Ma pièce a été créée hier, donc je ne suis pas de très bonne humeur » disait l’auteur qui critiqua la mise en scène de Stanislavski. Nouvelliste et dramaturge russe, auteur d’une quinzaine de pièces, Tchékhov voyait davantage La Cerisaie comme une comédie. Comédie ou tragédie ? En France ce fut Jean-Louis Barrault qui le premier l’a mise en scène, en 1954 et nombre de metteurs en scène s’y sont intéressés, entre autre Giorgio Strehler, Peter Brook, Matthias Langhoff et Manfred Karge, Alain Françon, et l’an dernier la jeune équipe TG Stan.

C’est aujourd’hui Yann-Joël Collin qui propose sa version. Il joue son rôle de metteur en scène et, de la salle éclairée, présente les personnages comme s’il faisait sa distribution. Les acteurs s’avancent devant le rideau rouge posé en fond de scène et entrent dans la danse.

Rentrant de Paris où elle s’est exilée pendant plusieurs années avec Ania sa fille et Charlotta la gouvernante, Lioubov Andreevna Ranevskaia retrouve avec plaisir et émotion la maison familiale et les objets de son enfance : « Ah ! La chambre de quand j’étais petite… » Elle s’en était éloignée après la mort de son fils, noyé sous les yeux de son précepteur, Piotr Sergueevitch Trofimov. A Paris elle a mené une vie légère et dépensière auprès de son amant, duquel elle s’est séparée. Elle retrouve Douniacha sa nourrice, Leonid Andreevitch Gaev son frère grand enfant capricieux, Varia sa fille adoptive cherchant mari, Firs le vieux laquais et Trofimov. Il y a du brouillard sur les cerisiers, « Maman marche dans l’allée… » Visions et flash back vers des moments heureux. « Grand-père… un corbeau ! oiseau de mauvais augure… » On fête le centenaire de l’armoire à livres. A travers tant d’émotion, Lioubov entend à peine les nouvelles : faute de moyens pour l’entretenir, la vente de la Cerisaie est en marche. Iermolaï Alexeevitch Lopakhine, ancien moujik et nouveau riche, essaie d’en être l’intermédiaire. « L’intelligentsia est inapte à tout travail » commente-t-il, proposant des solutions alternatives comme raser La Cerisaie ou y construire des datchas qui pourraient être louées aux estivants. Mais Lioubov et Gaev ne peuvent croire à la fin du domaine et jurent qu’il n’en sera rien. Rêve, élucubrations, recherche d’argent. « Pour commencer à vivre le présent il faut racheter le passé… » dit l’un des personnages.

L’acte 3 souffle le chaud et le froid, entre la fête donnée et la vente de La Cerisaie. C’est Lopakhine qui emporte le marché et devient propriétaire, lui dont le père et le grand-père y travaillèrent en tant que serfs. Lioubov est au désespoir. Au même moment, son amant se sentant seul à Paris, l’invite à revenir. L’acte IV au final est l’acte de la séparation, paysans et domestiques font leurs adieux à Lioubov, au plus mal et qui repart à Paris. Seul reste au domaine, Firs, le vieux serviteur qui n’a jamais bougé et reste seul dans la maison.

La Cerisaie présentée par le Théâtre des Quartiers d’Ivry et la compagnie La nuit surprise par le jour porte pour commentaire De toutes façons, on meurt. Ici, l’enfance, comme la Cerisaie, s’effacent dans les brumes. Yann-Joël Collin prend le parti du plateau vide, des tréteaux, comme il l’avait fait avec La Mouette, présentée l’an dernier au TQI. Il désacralise et se joue de la pièce avec habileté, selon les directives qu’en donnaient son maître, Antoine Vitez : « Jouer La Cerisaie comme un vaudeville… » Le metteur en scène place ici le public au cœur de l’action et va jusqu’à changer le dispositif en cours de spectacle, modifiant radicalement le rapport scène-salle. A la mi-temps du spectacle dans ce qu’on pourrait appeler l’entracte, Yann-Joël Collin prend le spectateur par la main et l’invite à se déplacer. Des banquettes sont installées sur le plateau et se font face. Il est pris dans un tourbillon de musique et de danse et est invité à se joindre à la fête.

Ce concept d’un public encerclé et d’un quatrième mur effacé n’est pas le seul geste posé par le metteur en scène. A certains moments, une caméra suit l’acteur et mène le spectateur par écran interposé, dans les couloirs et le hall du théâtre, elle traverse la rue, filmée dans ses échappées et ses lointains. La mise en perspective par cette fenêtre sur le monde ressemble à une immense Cerisaie, et dans la prise de distance qu’elle induit, tout le théâtre l’est aussi. Les images, réelles et virtuelles conduisent dans cette profondeur de champ là où se perdent les références. « Toute la Russie est notre Cerisaie… »

Depuis plus d’une vingtaine d’années la troupe La nuit surprise par le jour remet en jeu son rapport au théâtre et s’interroge sur la place du public. La Cerisaie représente la fin d’un monde et le théâtre lui-même en devient l’espace scénographique. Les acteurs se glissent avec talent et sobriété dans leurs rôles sur le mode burlesque et du travestissement, troublant les rapports entre le réel et la fiction. Il y a un côté ludique dans cette Cerisaie où l’émotion n’est jamais loin.

Brigitte Rémer, 4 juin 2016


avec Sharif Andoura ou Yann-Joël Collin les 12, 25, 26, 27, 28 et 29 mai,  Cyril Bothorel, Marie Cariès, Sandra Choquet, Manon Combes, Pierre-François Garel, Yordan Goldwasser, Eric Louis, Barthélémy Meridjen, Alexandra Scicluna, Sofia Teillet, Tamaïti Torlasco – collaboration artistique  Pascal Collin, Nicolas Fleury, Thierry Grapotte – musique Antonin Fresson – musiciens Adrian Edeline, Florian Pons – direction technique Frédéric Plou.  

Du 9 mai au 5 juin 2016 au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez – 1 Rue Simon Dereure, 94200 Ivry-sur-Seine. Métro : Mairie d’Ivry – Production Théâtre des Quartiers d’Ivry et Compagnie La nuit surprise par le jour – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11.

 

Je suis Fassbinder

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte de Falk Richter – Traduction de l’allemand Anne Monfort – Mise en scène Stanislas Nordey et Falk Richter – à La Colline théâtre national.

Créé au TNS en mars 2016, ce spectacle est né de la collaboration entre son directeur, Stanislas Nordey et Falk Richter, artiste associé, rencontre qu’ils avaient déjà expérimentée, notamment en 2012 avec My secret garden et selon la même méthode de travail, l’écriture au plateau au fil des répétitions.

Le canevas proposé à partir de la figure de Rainer Werner Fassbinder, acteur, metteur en scène de théâtre et l’un des réalisateurs phare du nouveau cinéma allemand des années 60/70 – disparu à l’âge de trente-sept ans, en 1982 – s’appuie sur L’Allemagne en automne, une œuvre collective qui témoigne à chaud du climat politique, en 1977 – la vague de terrorisme d’extrême gauche du groupe Baader-Meinhof, mouvement de guérilla urbaine appelé aussi Fraction Armée Rouge avec ses prises d’otages, suivi du suicide en prison des trois principaux membres du groupe -. Fassbinder dans ce film interrogeait sa mère de manière abrupte, l’obligeant à se positionner par rapport aux événements. Poussée dans ses retranchements, elle, démocrate, finit par invoquer la nécessité d’avoir à la tête du pays un dirigeant autoritaire, mais gentil. Le réalisateur se filmait aussi lui-même, violent, malade et paniqué, et dans ses disputes avec son compagnon sur l’attitude à adopter.

Ces séquences reviennent à l’écran, comme d’autres issues d’extraits de nombre de ses films – dont Les larmes amères de Petra Von Kant, La troisième génération etc. – et sont reprises sur le plateau comme au cours de répétitions, ou d’un exercice de jeu dans le jeu au côté décalé. Nous sommes dans un appartement à plusieurs niveaux avec grand divan et table basse, ou dans un studio de tournage. Trois écrans grand format, et dans un recoin une petite télé toujours allumée, où défilent des images, comme en état de veille.

L’auteur et les metteurs en scène posent implicitement, tout au long du spectacle, la question du lien entre le théâtre et l’actualité, et, par là même, celle du rôle du théâtre aujourd’hui. Ainsi Fassbinder-Nordey faisant face à sa mère-Laurent Sauvage où se brouillent et se superposent les noms de Rainer/Stan, maman/Laurent ; le compagnon de Fassbinder (joué par Thomas Gonzalez) très à l’aise dans sa nudité – sorte de manifeste rappelant l’interdiction d’interdire – et excellent chanteur ; Judith Henry dans la figure d’une Marianne d’Europe qui se glisse avec subtilité dans un monologue amusé, et Eloïse Mignon qui accompagne de sa belle présence les aléas de la répétition. Une équipe d’acteurs dedans-dehors, investie entre l’intime et le public, la gravité et la légèreté, le superficiel et le désarroi servent le propos.

Au-delà des excès du réalisateur et de ces années de plomb allemandes, de son dépit amoureux ou de sa vision complexe des femmes, Richter et Nordey interrogent notre époque et relient ces violences d’hier à l’actualité d’aujourd’hui – les attentats en France, la montée de l’extrême droite et de l’intolérance, les viols à Cologne, l’exode des populations, la fin du politique -. Le texte et la co-mise en scène témoignent, à partir du projecteur mis sur la radicalité de Fassbinder – passionné de théâtre et laissant une oeuvre considérable au plan du cinéma et de la télévision – d’événements, dans leur immédiateté et actualité, et du chaos ambiant, sur des modes allant de l’autodérision à la déstructuration.

Brigitte Rémer, 25 mai 2016

Avec : Thomas Gonzalez, Judith Henry, Éloise Mignon, Stanislas Nordey, Laurent Sauvage – collaboration artistique Claire ingrid Cottanceau – dramaturgie Nils Haarmann – scénographie et costumes Katrin Hoffmann – assistanat aux costumes Juliette Gaudel – assistanat à la scénographie Fabienne Delude – lumière Stéphanie Daniel – musique Matthias Grübel – vidéo Aliocha Van der Avoort

Du 10 mai au 4 juin, à La Colline théâtre national, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris. Métro Gambetta. Tél. : 01 44 62 52 52 – www.colline.fr

 

Odéon-Théâtre de l’Europe – Saison 2016/2017

affiche-rvb-1Le nouveau directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Stéphane Braunschweig, a donné les grandes lignes de sa programmation 2016-17. Il a rappelé le contexte de son arrivée au théâtre et rendu hommage à son prédécesseur, Luc Bondy, qui en reste, pour partie l’artisan, et met un point d’honneur à respecter les engagements pris. La saison prochaine est donc une saison de transition.

Premier axe la dimension internationale, bien au-delà des frontières de l’Europe, à partir de la mise en exergue de l’identité européenne du théâtre. Dans un contexte complexe et particulièrement sensible aujourd’hui avec le grand mouvement des migrations, l’Odéon-Théâtre de l’Europe affirme son rôle politique et culturel et sa place pour lutter contre le repli identitaire et la xénophobie. Depuis 1983, date de sa création par Jack Lang comme ministre de la Culture et Giorgio Strehler, premier directeur et metteur en œuvre du concept Théâtre de l’Europe, la mission s’est poursuivie sous les différentes directions : Lluis Pasqual, Georges Lavaudant, Olivier Py et Luc Bondy. L’Odéon avait auparavant – de 1959 à 1968, sous l’égide de Jean-Louis Barrault – reçu de nombreux spectacles du Théâtre des Nations, venus du monde entier. Stéphane Braunschweig réaffirme cette vocation internationale, mêlant les grandes signatures aux jeunes générations, dans le but de confrontation des pratiques. Le projet repose sur le croisement des générations et le croisement des origines géographiques.

Sept spectacles en version originale sont annoncés dans ce cadre, dont Wycinka Holzfällen – Des arbres à abattre, de Thomas Bernhard en polonais surtitré, mis en scène par Kristian Lupa que Braunschweig avait découvert et côtoie depuis 1990 et qu’il avait invité au Théâtre national de Strasbourg puis au Théâtre de la Colline, qu’il a dirigés ; Ivo Van Hove met en scène Vu du pont d’Arthur Miller avec des acteurs néerlandais, ainsi que Fountainhead La source vive d’Ayn Rand ; Thomas Ostermeier présente Richard III ; Daria Deflorian, actrice et Antonio Tagliarini, performer, présentent deux spectacles en partenariat avec le Festival d’Automne : Il cielo non è un fondale, Le ciel n’est pas une toile de fond et Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni, Nous partons pour ne plus vous donner de soucis.

Second axe annoncé par Stéphane Braunschweig comme l’une de ses priorités : l’accompagnement tout au long de son mandat, d’artistes associés. Ils sont actuellement quatre, deux d’entre présenteront un spectacle au cours de la saison prochaine, les deux autres, la saison suivante : Simon Stone, né en Suisse de parents australiens, travaille sur Euripide et présentera Medea ; Christiane Jatardy, brésilienne qui s’intéresse à l’image et joue des rapports entre cinéma et théâtre, une installation performance présentée au Cent-Quatre, intitulée A floresta que anda – La forêt qui marche.

Troisième axe, les metteurs en scène de France : trois spectacles phares et une douzaine de metteurs en scène dont Georges Lavaudant avec Hôtel Feydeau, qui présente un montage des pièces en un acte de Georges Feydeau ; Stéphane Braunschweig qui aborde Tennessee Williams pour la première fois avec Soudain l’été dernier, texte mettant en lumière les rapports nord sud et l’antagonisme entre milieu social aisé et milieu défavorisé ; Deborah Warner qui prépare une création en coproduction avec la Comédie Française, Le Testament de Marie de Colm Tóíbín, à partir de l’élaboration du mythe de la vie de Marie. On verra aussi 2666, dans une mise en scène de Julien Gosselin – que l’on a connu avec Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq – adaptation d’un texte de l’auteur chilien Roberto Bolaño ; Dom Juan de Molière, par Jean-François Sivadier ; Un amour impossible de Christine Angot, sur le thème des rapports mère-fille, par Célie Pauthe ; Le Radeau de la Méduse, de Georg Kaiser monté par Thomas Joly qui aime à travailler sur l’hybridation ; Songes et Métamorphoses d’après Ovide et Shakespeare, par Guillaume Vincent

Quatrième axe, la poursuite des programmes liés à l’éducation artistique et culturelle : avec Adolescence et Territoire(s), en sa cinquième édition, à destination d’adolescents issus de la proximité des Ateliers Berthier dans le XVIIème arrondissement, proposition faite, chaque saison, à une vingtaine d’adolescents âgés de 15 à 20 ans de participer à la création d’une pièce de théâtre, tout au long de l’année, sous la direction d’un metteur en scène professionnel ; Génération(s) Odéon qui accompagne pendant deux ans des élèves de collège – principalement du réseau d’éducation prioritaire – dans un parcours de découverte et de pratique théâtrale, en vue d’une représentation commune sur la scène de l’Odéon.

Le programme des Bibliothèques de l’Odéon se poursuit – cinquième axe – il permet de se questionner. De nouvelles ouvertures sont annoncées sur les dramaturgies européennes d’une part, sur les sciences d’autre part. Ainsi le physicien Etienne Klein s’interrogera sur le thème : comment a-t-on su ce que nous savons ? Les conversations avec les auteurs de la vie intellectuelle se poursuivront dans le cadre de La marche des idées ; des ateliers philosophiques à partir de huit ans Les petits Platons à l’Odéon, seront à l’affiche ; deux grandes voix, l’une française l’autre internationale, échangeront avec Les dialogues du contemporain.

La réflexion sur la diversité des origines nécessaire sur le plateau, réflexion engagée au Théâtre de la Colline, se poursuivra à l’Odéon, jusqu’au moment où les métissages se feront spontanément dans les équipes artistiques et qu’il ne sera plus utile d’en parler. Et, grande première, la réflexion sur la conquête des publics conduira à l’ouverture du théâtre au plus grand nombre de spectateurs : deux avant-premières seront proposées à prix réduit de moitié, pour cinq créations, soit 7000 places. Par ailleurs une discussion sur le prix des places s’engage avec le ministère de la Culture, l’idée étant de baisser les tarifs chômeurs et les tarifs jeunes.

En cette saison 2016-2017 et prenant un nouveau virage, l’Odéon-Théâtre de l’Europe propose 294 représentations et 33 spectacles au Cent-Quatre ; 59 représentations en tournée – Phèdre, Vu du Pont et Soudain l’été dernier -. Stéphane Braunschweig nouvellement nommé met ses pas dans ceux de son prédécesseur qui avait amorcé la programmation et poursuit la route avec de grandes ambitions, y compris celle de faire de l’Odéon-Théâtre de l’Europe une grande Cité du Théâtre.

Brigitte Rémer, 21 mai 2016

Odéon-Théâtre de l’Europe : Odéon Paris 6ème – Ateliers Berthier. Paris 17ème – Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu

 

 

 

 

 

La Déplacée ou la vie à la campagne

© Benoite Fanton      Lumières : Xavier GRUEL puis Luc JENNY -  Musique : Joël SIMON -  Avec : Djalil BOUMAR, Deborah DOZOUL, Ferdinand FLAME, Robin FRANCIER, Carla GONDREXON, Agathe HERRY, Hugo KUCHEL, Juliette PARMANTIER, Jeanne PEYLET -  Au Théâtre du Soleil à Paris -  Le 2 mai 2016 -  Photo : Benoîte FANTON

© Benoite Fanton
 

Texte Heiner Müller – traduction Maurice Taszman et Irène Bonnaud – mise en scène et adaptation Bernard Bloch

Heiner Müller est né en 1929 en République démocratique d’Allemagne, à Berlin Est, sous tutelle soviétique et y vécut une bonne partie de sa vie, ce fut son choix, tant au plan politique que personnel. Son premier succès de théâtre fut L’homme qui casse les salaires, en 1958, suivi de l’adaptation de la pièce paysanne d’Anna Seghers Katzgraben en 1960, de La Construction et du Tracteur. Comme La Déplacée ou la vie à la campagne, écrite en 1961, ces pièces font partie du cycle dit des Pièces de production, première période de son écriture. Müller y parle des réalités de la jeune RDA à travers les échanges qu’il a avec les ouvriers et les paysans qu’il côtoie dans les cafés et les petits villages. Il met en relation l’individu et l’Histoire, les fractures du système et parle d’usines et de chantiers de construction, dans une langue populaire.

La Déplacée ou la vie à la campagne se situe en 1949, quand l’Allemagne est détruite et envahie de réfugiés chassés de Prusse Orientale par l’Armée Rouge, qui rejoignent massivement la RDA, ils sont appelés les déplacés. Les riches propriétaires s’étant enfuis à l’Ouest en 1945, leurs terres, désertées, sont redistribuées en petits lopins qui ne permettent pas de vivre, dans un contexte de réforme agraire et de mécanisation agricole, le but final et non déclaré de l’Allemagne étant de les réunir : « des tracteurs contre des chars » est le slogan. La collectivisation forcée entraîne une violente résistance de la part des paysans. La pièce nous propulse dans ce moment-là, au cœur de la vie villageoise.

Un plateau nu, douze chaises en demi-cercle peintes aux couleurs du drapeau allemand, noir-rouge-or, et quelques accessoires minimalistes pour représenter : le klaxon une voiture, la sonnette un vélo, de la terre un champ, des cartons-banderoles, casquettes, blousons, cravates, foulards, bouteilles, le tout aux couleurs de la RDA ; une musique live – Joël Simon au clavier – déclinaison libre de l’Hymne composé en 1947 par Hans Eissler. Neuf acteurs sont sur le plateau pour vingt-cinq personnages, dans une sorte de chant choral – même si la pièce est très dialoguée -. Ils jouent indifféremment les rôles d’hommes ou de femmes.

Conçue en tableaux, La Déplacée ou la vie à la campagne témoigne en direct des expropriations et réquisitions par la force, de la ré-attribution des terres. Elle est en prise avec l’idéologie ambiante, la corruption, l’argent du marché noir, la collecte des quotas de production, « le kolkhoze comme propagande. » Dans le communisme, « les machines feront tout, il n’y aura plus de travail… » La pièce montre les écueils d’un socialisme qui échoue alors qu’il était porteur d’espoir et devait conduire à l’émancipation des peuples. « Les paysans cultivent le sol, nous cultivons le paysan. Laboure les cerveaux, comme dit le poète. C’est la révolution culturelle. » Réunions politiques sur fond de vente de bières et de coopérative : « On voit que le monde se doit d’être consommé » ; règlements de comptes et délation : « tu es un ennemi de l’Etat, tu es un ennemi de la paix » ; quelques signes pour figurer une route de campagne, la force de travail, la peur, un monde sans morale.

Dans ce système aux pensées uniformisées, la déplacée, jeune femme enceinte, incarne dans le regard des gens du bourg, l’étrangère, la peur de l’autre, la différence. Entre désespoir « le peuple se pend » et euphorie « le paradis au fond des bouteilles », c’est aussi la perte des utopies et l’expression des rapports de force : « Je n’ai qu’une vie et aucune à perdre » dit l’un des personnages. Le bourgmestre, qui essaie de remettre de l’ordre sur son territoire, est mis à pied ; la conseillère du district fait le ménage. Le chemin vers le socialisme est sinueux et son sens impénétrable dans ce monde de nouveaux paysans, de personnes déplacées et dans l’apprentissage du collectif : « Les vaches n’appartiennent à aucune classe » dit avec ironie Heiner Müller qui manipule aussi bien l’humour et la dérision que la bêtise et le tragique : « Ma moto est en panne, vous n’auriez pas un vélo… ? Une sonnette de vélo… ? » Sur celui qui se pend à une branche « comme un oiseau », la question provocatrice : « au ciel, c’était complet ? »

Dans ce flux et reflux de paroles qui fonctionnent par succession de séquences et croisements de personnages, le jeu des couples sur fond de redoutable sexisme est permanent, et le thème du féminisme sous-jacent. Les femmes sont traitées par leurs compagnons comme des moins que rien. «  Il faut une femme qui ait de l’intelligence. Où aurais-tu pu apprendre ? Tu sais trop peu, ça rend amer… » La révolution est en marche, « entre un avenir radieux et un présent comblé » dans l’attente de l’égalité des droits. Lorsqu’un coup de gong annonce, quelque temps plus tard, le départ à l’ouest, une valise pour tout bagage.

Müller disait que La Déplacée était sa meilleure pièce – écrite peu de temps après la mort de Brecht – elle lui coûtera très cher. Mise en scène par Bernhard Klaus Tragelehn et présentée une seule fois, en 1961 l’année de son écriture, elle est immédiatement interdite. Son point de vue sur le socialisme est-il trop cynique, trop pessimiste ? Cette unique représentation, à laquelle assistent tous les futurs cadres de la RDA dans un contexte tendu, vaut à l’auteur ainsi qu’au metteur en scène, d’être déclarés personae non grata, interdits de théâtre dès le lendemain, et pour Müller d’être exclu de l’Union des Ecrivains. Les acteurs subissent un interrogatoire musclé toute la nuit qui suit la représentation et Tragelehn est déporté pendant un an, dans les mines de charbon de Haute Silésie. Paradoxe et ambivalence provocatrice, Müller pose la question : où est la solution, avec ou sans le communisme ?

Après le retrait de son permis d’écrire pendant de longues années, les textes d’Heiner Müller ne seront plus montés en RDA pendant plus de dix ans. L’auteur poursuivra sa route en étant dramaturge au Berliner Ensemble, de 1970 à 1976, puis metteur en scène à la Volksbühne et au Deutsches Theater, à partir de 1980. Il disparaît en 1995, mais pas son théâtre. La France le connaît depuis les années 70 par le passeur que fut Jean Jourd’heuil, traducteur et ami, et notamment les pièces de la seconde période – comme Quartett, Hamlet Machine, La Mission, Ciment ou Médée-matériau – souvent montées. Les pièces de production sont en revanche peu connues et pas toujours traduites, et c’est la première fois que La Déplacée est montrée hors d’Allemagne.

Le travail accompli par Bernard Bloch avec les jeunes acteurs issus de l’école de théâtre de l’Essonne – et qui a commencé par des travaux d’ateliers et maquettes – est remarquable. Dans un style mathématique et chorégraphié voulu par le metteur en scène, ils remplissent l’espace vide de leurs corps et de leurs voix sur un mode dépouillé, et jouent avec le texte-matériau qui pose les questions, non pas de manière didactique mais de façon ouverte et critique. Le travail retranscrit l’ambiance de cette longue période communiste qui passe au rouleau compresseur l’individu et prétend le collectif. Sur un sujet si sensible, cela donne bien du grain à moudre.

Brigitte Rémer, 18 mai 2016

Avec : Djalil Boumar, Deborah Dozoul, Ferdinand Flame, Robin Francier, Carla Gondrexon, Agathe Herry, Hugo Kuchel, Juliette Parmentier, Jeanne Peylet – lumières Xavier Gruel puis Luc Jenny – scénographie et costumes Bernard Bloch et Xavier Gruel – musique Joël Simon – assistante à la mise en scène : Natasha Rudolf.

4 au 22 mai 2016, au Théâtre du Soleil, Route du Champ de Manoeuvre – La Cartoucherie – 75012 Paris – Tél. : 06 65 38 74 73 et 01 43 74 24 08 – www.theatre-du-soleil.fr – métro : Château de Vincennes puis bus 112 ou navette.

 

 

 

 

Le Théâtre dans la Ville – Saison 16-17

© Ann Veronica Janssens

© Ann Veronica Janssens

Présentation de la programmation et des travaux de rénovation au Théâtre de la Ville, en présence de Bruno Julliard, adjoint chargé de la Culture à la Ville de Paris

C’est un grand chemin qu’a parcouru le Théâtre de la Ville depuis le geste architectural exemplaire du cabinet Fabre et Perrottet pour la reconstruction de son espace intérieur il y a cinquante ans, et sa réouverture en septembre 1968 sous la houlette de Jean Mercure. Ce bâtiment historique au cœur de Paris est le lieu de l’excellence, trois directeurs s’y sont succédés, chacun avec la même passion et la même pertinence de programmation, en prise avec son temps : après Jean Mercure, Gérard Violette, et depuis 2008 Emmanuel Demarcy-Mota, également metteur en scène, qui anime sa troupe avec le même talent qu’il donne une dynamique à l’ensemble.

Huitième saison donc sous sa direction, avec la problématique du hors les murs car le théâtre nécessite des mises aux normes de sécurité et réadaptations, avec deux ans de travaux à la clé. La saison 16-17 et celle qui suivra, sont sous le signe du vagabondage et de l’accueil dans des structures partenaires. Bruno Julliard, adjoint chargé de la Culture à la Ville de Paris, était aux côtés de Dominique Alduy, Présidente, et du directeur, pour la présentation de la saison prochaine. Il réaffirme la volonté politique de la Maire de Paris, Anne Hidalgo, de faire de la rénovation du Théâtre de la Ville – comme de celle de son jumeau le Théâtre du Châtelet de l’autre côté de la place, dont la rénovation débutera quelques mois plus tard – un enjeu majeur de sa mandature. Le concept d’un théâtre dans la ville devient un véritable manifeste, au cœur d’une politique culturelle pour Paris ambitieuse et en mutation, dont les mots clés sont : créativité, audace, production, accueil d’artistes en création, accueil des publics dans leur diversité.

La rénovation sert le propos politique énoncé et la démarche artistique, et l’accessibilité s’affiche comme une constante pour tous les espaces du bâtiment : le Hall d’accueil repensé et dégagé permettra entre autre la présentation de petites formes ; la mezzanine sera plus transparente, avec vue sur la place ; la salle de spectacle gardera sa même structure, avec sièges et revêtements de sol nouveaux, ventilation revue ; la circulations des artistes sera réorganisée ; l’isolation acoustique de la Coupole, lieu de répétitions et de représentations, réalisée par rapport à la salle de spectacle, ainsi que la mise en conformité du Café des Œillets, lieu de représentation en direction de la jeunesse, ou servant aux rencontres, conférences et lectures.

Emmanuel Demarcy-Mota emboîte ensuite le pas à Bruno Julliard et s’arrête sur le sens des choses : c’est bien la question de l’art et de la culture qui se pose dans la transformation de la société, et c’est d’enjeu collectif dont il s’agit, avec le théâtre. Il annonce la traduction dans l’artistique du propos politique, par sa programmation, transformant la contrainte du hors les murs en tremplin vers encore plus de créativité. Ses objectifs : préserver l’acte artistique, diversifier les esthétiques, décloisonner les formes artistiques, inciter les jeunes publics – enfants et ados – à la réflexion par le spectacle, sur le temps scolaire, périscolaire ou familial – 40 000 places disponibles pour les moins de quinze ans – ; dialoguer avec les vingt espaces partenaires engagés aux côtés du Théâtre de la Ville et faire que les équipes échangent leurs savoir-faire ; exploiter au maximum le Théâtre des Abbesses – 400 places – qui lui est rattaché depuis plusieurs années.

230 000 places sont proposées pour la saison 16-17, avec : 23 spectacles de théâtre dont 11 créations et 7 nouveaux metteurs en scène ; 35 spectacles de danse dont 12 créations et 8 nouveaux chorégraphes de différents pays ; 24 concerts de musiques du monde et 17 de musique classique ; 15 spectacles dans le cadre des Parcours Enfance et Jeunesse. Trois temps forts ponctueront la saison : deux week-end à l’Espace Cardin, au mois de novembre, pour marquer l’ouverture de l’Espace et le découvrir en famille ; un week-end Paris New-York ; la 8ème édition des Chantiers d’Europe.

Des projets de coopération internationale sont à l’affiche : Brooklyn-Paris Exchange, avec la BAM – Brooklyn Academy of Music-New-York – permettra à quatre compagnies dont deux françaises – Yoann Bourgeois et Wang Ramirez – et deux américaines, de jouer dans les deux pays, à Paris et à Brooklyn ; Le Berliner Ensemble présentera deux spectacles mis en scène par Robert Wilson, Faust de Goethe au Théâtre du Châtelet et L’Opéra de quatre sous de Brecht au Théâtre des Champs Elysées ; Bob Wilson qu’on retrouvera avec Letter to a man à partir du Journal de Nijinski avec le danseur Mikhaïl Barychnikov ; Le Blitz Theatre Group, collectif de création venant de Grèce, découvert avec Chantiers d’Europe présentera 6 a.m. How to desappear completely ; un Festival des opéras traditionnels de Pékin se déroulera pendant sept jours au Théâtre 71 de Malakoff ; Krystian Lupa présentera Déjeuner chez Wittgenstein de Thomas Bernhard.

Côté France, de nombreux artistes, auteurs, acteurs et metteurs en scène, participent à la saison qui s’annonce, fidèles ou nouveaux entrants : Olivier Coulon-Jablonska dont la création de 81 avenue Victor Hugo pièce d’actualité n°3 à Aubervilliers avait été remarquée ; Mohamed El Khatib, artiste associé, qui présente deux spectacles – Finir en beauté et Moi, Corinne Dadat –  Brigitte Jacques-Wajeman, Eric Lacascade, David Lescot, Christine Letailleur, Sylvain Maurice, Fabrice Melquiot, James Thierrée, Jean-Pierre Vincent et beaucoup d’autres. Emmanuel Demarcy-Mota mettra en scène L’Etat de siège d’Albert Camus avec sa troupe et annonce la reprise du magnifique Alice et autres merveilles qui repartira à nouveau en tournée ainsi que Le Rhinocéros et Le Faiseur de Balzac.

La danse s’inscrit dans la même politique des fidélités à laquelle s’attache le directeur, gardant porte ouverte aux découvertes. Sont programmés, entre autres, Georges Appaix, Boris Charmatz, Ana Teresa de Keersmaeker, Israel Galván, Kahori Ito, Akram Khan, Faustin Linyekula, Maguy Marin, Rachid Oumramdane, Tanztheater de Wuppertal/Pina Bausch. Les musiques du monde et autres formes musicales dont le classique ont également une large place, et le Parcours Enfance et Jeunesse continue à se développer avec une offre en théâtre et danse consistante et variée pour les jeunes publics, dans un esprit d’ouverture, de partage et de transmission.

Toute saison est un pari, rappelait l’adjoint à la Culture en début de séance, les deux prochaines sont, pour l’équipe du Théâtre de la Ville, un défi et un énorme travail avec les structures partenaires, treize établissements relevant de la Ville de Paris, des établissements liés à l’Etat et des lieux privés. A compter du mois de novembre, les équipes de direction et d’administration – 65 personnes – éliront domicile à l’Espace Pierre Cardin, mitoyen à la Place de la Concorde, après une brève adaptation du bâtiment. Le Théâtre de la Ville peut être fier de son bilan : 260 000 spectateurs ont été accueillis en cette saison, chiffre en augmentation, dont un tiers du public âgé de moins de trente ans.

Au-delà des travaux de rénovation et de sa forte présence dans la Cité, le Théâtre de la Ville va cette année réseauter dans la capitale et fédérer des équipes qui toutes ont leurs spécificités et oeuvrent dans l’art et la culture, véritables leviers d’émancipation. La saison 16-17, pour complexe qu’elle soit, garde la ligne définie au cours des cinquante années écoulées, à savoir la fidélité à l’héritage et l’ouverture sur le devenir, dans une capitale-fleuron de la création, et un pays qui se cherche.

Brigitte Rémer, 15 mai 2016

Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – Tél. : 01 42 74 22 77 – A partir du 14 novembre 2016 Espace Pierre Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008 – www.theatredelaville-paris.com

 

Und, de Howard Barker

© Christophe Raynaud De Lage

© Christophe Raynaud De Lage

Avec Natalie Dessay et Alexandre Meyer – mise en scène Jacques Vincey –  texte français et dramaturgie Vanasay Khamphommala – au Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses.

L’image est belle et glacée quand le spectateur pénètre dans le théâtre, une femme-sculpture longiligne posée au centre du plateau, lui fait face. Hiératique et captive, elle porte une robe fourreau très élaborée aux rouges dégradés, et un chignon à hauteur bien ordonnée d’où « une petite mèche rebelle s’échappe. » Elle se définit comme juive et aristocrate, leitmotiv revenant dans ses paroles – le Und du titre, en traduction et conjonction de coordination, peut faire référence à sa double appartenance, on n’en saura guère plus. –

Le cliquetis imperceptible de gouttelettes d’eau tombant des cintres ressemble à une fine pluie de campagne sur le toit, un jour de novembre. Elles touchent le sol et ruissellent sur le tapis de caoutchouc blanc qui recouvre le plateau, épargnant l’actrice (Natalie Dessay). Suspendues tel un lustre du plus pur Baccarat, des lames de glace pendent du plafond de cet aristocrate palais. A l’angle du plateau, côté cour, un musicien avec guitare et table de mixage (Alexandre Meyer) – et avec un instrument composé de tiges de métal qui, à peine effleurées, donnent un son amplifié – crée un environnement sonore des plus élaborés qui prolonge le mot et lui donne de l’épaisseur.

La femme a rendez-vous avec un homme, chez elle ; elle l’attend et s’affaire, pour mettre en scène la rencontre selon les canons du savoir-vivre aristocratique. Elle hèle les domestiques – qu’on ne voit pas et qui peut-être n’existent que dans sa tête – donne ses ordres avec vigueur, sans y mettre les formes. L’homme est en retard, la dame patiente, puis s’impatiente crescendo, laissant percer son humeur et arrogance. Le ton monte avec la tension de l’attente, la voix aussi, qui se fait plus directive et plus aigüe. Sa robe l’emprisonne et ne lui laisse qu’une mobilité réduite à la manière du personnage de Winnie à demi enterré, dans Oh les beaux jours de Beckett.

Le temps passant l’homme ne viendra plus – a t-il même jamais existé ? – Un échange épistolaire, par service postal descendant du ciel sur plateaux d’argent, confirme son absence. Et le monde va se défaire, la femme va le défaire. Elle reçoit une grande gifle d’eau, quitte sa robe, jette le chignon, et, d’artificielle qu’elle était, s’anime comme une personne flétrie, mais en vie. Son monologue se poursuit avec souvenirs et rêves en toile de fond, réminiscences du passé. La femme s’enfonce dans sa solitude et glisse vers la folie. Une première lame de glace se détache des cintres et s’écrase à ses pieds, puis une autre, suivie quelque temps plus tard d’une autre encore. Dans le tableau final ce sont toutes les lames de glace restant dans les cintres qui s’écrasent au sol, comme une fin du monde. L’image est forte et splendide, elle est accompagnée de sons sourds et continus qui pourraient évoquer un train dans le lointain, et d’une lumière qui éblouit et accompagne le chaos, le spectateur en reste pétrifié.

Le texte d’Howard Barker, pour le moins singulier, avance par petites touches pointillistes et garde ses mystères. De nationalité britannique, contemporain d’Harold Pinter et d’Edouard Bond, on le connaît peu en France même s’il est l’auteur de plus d’une cinquantaine de textes : pièces, recueils de poésie, textes sur le théâtre, et un livret d’opéra. Certaines de ses pièces y ont été présentées, notamment Tableau d’une exécution, monté par Claudia Stavisky au Théâtre des Célestins, cette année ; Gertrude. Le Cri, mis en scène par Giorgio Barberio Corsetti, en 2009 ; Les Possibilités, mis en scène par Jerzy Klesyk en 2000, au théâtre de la Tempête -. Barker est connu « pour la complexité de ses personnages féminins qu’ont incarnés les plus grandes actrices de sa génération » dit le dossier de presse. Natalie Dessay – qui a chanté les plus grands rôles du répertoire lyrique dans les opéras et festivals du monde et remporté un énorme succès – passe ici dans le registre dramatique et tient son premier rôle, au théâtre, le défi est de taille. Elle est sublimement cette femme, majestueuse et arrogante, avant de s’effondrer. Le metteur en scène, Jacques Vincey, décrit en images et en sons la montée d’une violence sourde. « Oh il faut regarder dans l’abîme, il faut. Quelque chose est perdu lorsque l’on détourne le regard »…. Après avoir été acteur, il a présenté les plus grands auteurs – dont Shakespeare, Horvath, Genêt, Strindberg, Platon et d’autres – sur de nombreux plateaux. Il dirige aujourd’hui le Centre dramatique régional de Tours.

Avec Und, objet théâtral sophistiqué et opaque qui juxtapose les talents, le spectateur est comme tenu à distance. Il y a dans ce texte quelque chose d’indéfinissable d’où le sens échappe et avec lequel chaque spectateur doit construire son propre scénario.

Brigitte Rémer, 10 mai 2016

Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy – lumières Marie-Christine Soma – assistante lumières Pauline Guyonnet – musique et sons Alexandre Meyer – costumes Virginie Gervaise – maquillage et perruques Cécile Kretschmar.

Du 29 avril au 14 mai 2016 – Théâtre de la Ville au Théâtre des Abbesses – Tél. : 01 42 74 22 77 – Site : www. theatredelaville-paris.com – En tournée : 17 au 21 mai Théâtre des Bernardines, Marseille – 24 et 25 mai Comédie de Valence/CND Drôme Ardèche – 1er au 4 juin Centre dramatique national d’Orléans. Le texte est publié aux Editions Théâtrales.

 

 

La dernière bande

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© Dunnara Meas

Texte Samuel Beckett, mise en scène Peter Stein, jeu Jacques Weber – au Théâtre de L’Oeuvre.

« Un soir, tard, d’ici quelque temps. La turne de Krapp. A l’avant-scène, au centre, une petite table dont les deux tiroirs s’ouvrent du côté de la salle. Assis à la table, face à la salle, c’est-à-dire du côté opposé aux tiroirs, un vieil homme avachi : Krapp. » L’œuvre de Beckett commence par quatre pages de didascalies, d’une précision d’horlogerie, qui forment le mouvement même de la dramaturgie. Et l’acteur, ici Jacques Weber, vieux clown défait présent sur scène à l’arrivée des spectateurs, la tête enfouie dans les bras – on ne voit de lui qu’une tignasse blanche et désordonnée – se met en action. Il exécute ce ballet muet avec la même précision d’horloger : soupirs, regards, gestes inattendus, sursauts et ruptures. Il se lève laborieusement de son fauteuil le faisant crisser, cherche la bonne clé, ouvre et ferme avec difficulté les tiroirs, trouve une bobine, la remet, en sort une banane, puis deux, puis trois qu’il épluche méthodiquement, mange, à sa manière, jette la peau par terre, glisse dessus puis se rattrape, ou « flanque la peau dans la fosse…  »

Tout est écrit par Beckett et pourtant tout paraît inventé. Peter Stein suit à la lettre la description physique du personnage et ses actions : « surprenante paire de bottines, d’un blanc sale, du 48 au moins, très étroites et pointues. Visage blanc. Nez violacé. Cheveux gris en désordre. Mal rasé. Très myope (mais sans lunettes), dur d’oreille… » De bottines à bobiine, il n’y a qu’un pas. Chaque année, le jour de son anniversaire, le vieil homme se suspend devant son magnétophone posé sur le bureau, compagnon de route et marqueur du temps, et reprend le même rituel : il s’enregistre et commente l’année écoulée, ses états d’âme, ses émotions, puis écoute sa voix et les traces qu’il a laissées sur les bandes magnétiques des années précédentes. « Dégusté le mot bobine. (Avec délectation.) Bobiine ! » Aujourd’hui, à soixante-neuf ans, Krapp cherche désespérément la « boîte trtrois, bobine ccinq » qui le ramène trente ans plus tôt, au cœur de ses amours passés et d’images féminines brouillées. Il écoute, l’oreille collée au haut parleur : « Le visage qu’elle avait ! Les yeux ! Comme des… (il hésite )… chrysolithes !… Je lui ai demandé de me regarder et après quelques instants (pause) après quelques instants elle l’a fait, mais les yeux comme des fentes à cause du soleil. Je me suis penché sur elle pour qu’ils soient dans l’ombre et ils se sont ouverts. (Pause.) M’ont laissé entrer. (Pause)… » Introspection, anamnèse, oublis, fragments, réminiscences, il s’accroche aux vestiges de son passé, repasse la bande, saisit le micro, enregistre le silence, grave à nouveau quelques mots, commente et s’invective : « Viens d’écouter ce pauvre petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans, difficile de croire que j’aie été con à ce point-là… » Les temps se superposent.

Il disparaît de temps à autre dans son arrière boutique, en trottinant et fait entendre un cliquetis de bouteilles. Le nez rouge n’est pas celui du clown, c’est celui d’un homme qui a cru frôler le bonheur et dont quelques images fragmentées lui reviennent, par bribes, à l’écoute des vieilles bobines. Krapp joue avec le langage babillage et orchestre les silences. Il y a chez Beckett deux niveaux de langage comme une valse à deux temps, dans ce jeu paradoxal et cruel jeté avec ironie sur le papier. La dernière bande est un texte court et radical écrit et joué en anglais en 1958 sous le titre Krapp’s Last Tape, traduit en français par Pierre Leyris et Samuel Beckett lui-même, joué deux fois, en 1959, au Théâtre de la Contrescarpe pour une poignée de connaisseurs dont Suzanne Beckett, épouse de l’auteur et Jérôme Lindon, éditeur. Le texte est présenté un an plus tard, en 1960, au Théâtre Récamier, mis en scène par Roger Blin – fin connaisseur et metteur en scène du théâtre de Beckett, qui avait présenté en 1953 au Théâtre de Babylone En attendant Godot -. On trouve chez l’auteur le murmure et le silence, le néant et le ressassement, la digression et la vision. « Passé minuit. Jamais entendu pareil silence. La terre pourrait être inhabitée. »

Né à Dublin en 1906 dans une famille de la petite bourgeoisie protestante, Beckett vit entre Paris, Dublin et Londres, passe deux ans en France de 1928 à 1930, envoyé par le Trinity College comme lecteur à Normale Sup où il se lie d’amitié avec son compatriote James Joyce, puis très vite choisit de se consacrer à l’écriture. Il revient en France pendant la guerre et fait partie d’un réseau de résistants, il y reste. L’écrivain est entre deux langues. Il rencontre à Paris Marcel Duchamp, Alberto Giacometti, Bram Van Velde et côtoie intellectuels et artistes. On le reconnaît comme chef de file du théâtre de l’absurde avec d’autres écrivains dont Arthur Adamov, Jean Vauthier, Eugène Ionesco et Jean Genêt. En rupture avec le théâtre classique et ardents successeurs des dadaïstes, ils travaillent sur la déconstruction du langage et la recherche de nouvelles formes, pointent la déraison du monde. Beckett publie des romans – dont Molloy et Malone meurt en 1951, L’Innommable en 1953, Murphy en 1954 mais son succès vient du théâtre – En attendant Godot, Oh les beaux jours, Fin de partie, Tous ceux qui tombent, La dernière bande –. Il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1969, son éditeur, Jérôme Lindon, directeur des Editions de Minuit va chercher le Prix à Stockholm, pour lui.

Connu pour ses prises de positions politiques et sa culture de l’indépendance, Peter Stein, qui met en scène La dernière bande fut directeur artistique et metteur en scène à la célèbre Schaubühne de Berlin, de 1970 à 1985. Il a développé un vaste répertoire allant du théâtre antique aux pièces contemporaines, dans des mises en scènes inventives et accueilli les plus grands acteurs allemands du moment. Il nous a habitués à de grands plateaux et de nombreux acteurs, il est ici, dans un tout autre format : petit plateau et acteur seul en scène – il a dirigé Jacques Weber dans Le Prix Martin d’Eugène Labiche, en 2013 – et c’est la première fois qu’il fait face à Beckett. Le metteur en scène donne sa vision de Krapp, vieillard sur la ligne de crête comme un clown triste, dans la profondeur d’un Grock ou la tristesse d’un Ange bleu. Acide et lucide, cyclothymique et exigeant, Krapp pique droit sur sa proie comme un aigle du fond du nid, et la proie c’est sa vie, c’est lui.

Jacques Weber interprète avec délectation ce singulier monodrame. Il a travaillé avec de nombreux metteurs en scène depuis le début de sa carrière, dans les années soixante-dix, de Jean-Louis Barrault à Jérôme Savary et de Jean-Luc Bouté à Jacques Lassalle. Le grand public le remarque au cinéma pour son rôle du Comte de Guiche dans Cyrano de Bergerac réalisé par Jean-Paul Rappeneau qui lui vaut le César du Meilleur Acteur dans un second rôle, en 1991. Il est ici, par son personnage, englué devant sa vie décomposée et dans une sorte de nostalgie du temps qui passe, entre le rire, le désespoir, la solitude. « Peut-être que mes meilleures années sont passées. Quand il y avait encore une chance de bonheur. Mais je n’en voudrais plus. Plus maintenant que j’ai ce feu en moi. Non, je n’en voudrais plus. » Dernière didascalie : “Krapp demeure immobile, regardant dans le vide devant lui. La bande continue à se dérouler en silence.” Rideau.

 Brigitte Rémer, 6 mai 2016

Assistante à la mise en scène Nikolitsa Angelakopoulou – décor Ferdinand Wögerbauer – costumes Annamaria Heinreich – maquillage et perruque Cécile Kretschmar.

 Du 19 avril au 30 juin 2016 – Théâtre de l’Oeuvre, 55 rue de Clichy, 75009 – Métro : Place de Clichy ou Liège – Tél. : 01 44 53 88 88 – Site : www.theatredeloeuvre.fr

Archipel

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Montage d’extraits de romans, de pièces de théâtre et d’interviews de Marie NDiaye – Adaptation et mise en scène Georges Lavaudant, au Théâtre des Bouffes du Nord.

C’est une suite de courtes séquences où se croisent l’absurde et la dérision, le comique et la parodie, la vibration et l’émotion. On se fait à certains moments des frayeurs, pensant frôler la soirée scoute et puis l’embarcation se met à pencher de l’autre côté et le metteur en scène capitaine du navire et son équipe d’acteurs gardent le cap, entre humour noir et cruauté.

Le cœur du sujet est Marie NDiaye, que l’on voit à trois reprises comme en trois rounds, dans un face à face à la télé, ici théâtralisé. Autour, l’œuvre, qui croque férocement mais l’air de rien les relations familiales entre vide sidéral et dialogue de sourds, l’esprit province profonde et la difficulté de communiquer. Née en France de mère française et de père sénégalais qu’elle n’a vu que de rares fois, Marie NDiaye est une femme libre, qui ne se reconnaît sous aucune étiquette. Formée à la linguistique, elle se met à l’écriture dès l’adolescence, publie des romans et des nouvelles à partir de 1985, des romans pour la jeunesse, une dizaine de pièces de théâtre – dont Papa doit manger, pièce inscrite au répertoire de la Comédie Française – travaille pour le cinéma sur des scénarios – dont White Material de Claire Denis -. Elle obtient le Prix Femina en 2001 pour Rosie Carpe, puis en 2009 le Prix Goncourt pour Trois femmes puissantes. 

Les textes choisis par Georges Lavaudant nous mènent de disparitions en absences, entre Kafka et le meilleur des polars. Ils parlent de M. Herman, à la recherche de sa femme et de sa fille disparues, en cette fin de vacances ; de la mort d’une jeune fille ; de la bourgeoisie crasse et démago avec sa femme de peine ; du mal-être du père qui n’a plus sa place au foyer, remplacé par le chat Nounou dit le p’tit ; des groupies de Claude François entre hystérie et bavardages ; du retour de la sœur et d’un dialogue évasif avec son frère ; de la réunion des parents d’élèves virant au cauchemar avec ses non-dits et sa cruauté, face à une mère en détresse dénonçant le viol de son fils par l’instituteur ; du mariage ou de sa parodie, entre cuite et danse, une longue séquence où le ridicule ne tue pas.

A l’opposé, une autre longue séquence en final, d’une toute autre veine, qui puise dans le récit des Trois femmes puissantes conte la terrible histoire de Khady Demba, répudiée par sa belle famille d’Afrique après la mort de son mari et son impossibilité d’enfanter. Khady qui essaie de faire face à l’aridité et la violence de la vie, quand on ne vous reconnaît pas, que Lamine, l’ami d’un temps la trahit, et qu’après tant d’errance, pensant trouver la liberté, elle s’écroule devant le grillage de la frontière. « C’est moi, Khady Demba, songeait-elle encore à l’instant où son crâne heurta le sol et où les yeux grands ouverts, elle voyait planer lentement par-dessus le grillage un oiseau aux longues ailes grises – c’est moi Khady Demba, songea-t-elle dans l’éblouissement de cette révélation, sachant qu’elle était cet oiseau et que l’oiseau le savait. » Fin du récit, fin du spectacle. Le plateau retrouve sa gravité dans le lien avec ce qui, aujourd’hui, nous interpelle et dont chaque jour l’actualité témoigne : l’exode d’une partie de la planète.

Archipel joue de simplicité, enchaînant les séquences tels les gros titres d’un journal, en fondu enchaîné et sonore. Quelques tables et quelques chaises font et défont l’espace scénique et nous amènent d’une rive à l’autre. Les acteurs jouent collectif, pas de rôle, pas d’ego, le maître de cérémonie Georges Lavaudant les emmène à bon port, ils troublent le spectateur. Iconoclaste à souhait le spectacle s’inscrit entre sincérité et jaune acide, à la manière de Marie NDiaye.

Brigitte Rémer, 28 avril 2016

Avec : Valérian Behar Bonnet, Elias Benizio, Hugo Brunswick, Rosa Bursztein, Bérénice Coudy, Clovis Fouin, Kevin Garnichat, Benoît Hamon, Fannie Outeiro, Barbara Probst. Création lumières Georges Lavaudant – création son Philippe Gomes – coiffures perruques Jocelyne Milazzo – maquillage Sylvie Cailler – régie générale Grégoire Boucheron.

Du 26 au 30 avril 2016 au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis bd de la Chapelle, 75010 – Métro: ligne 2, arrêt La Chapelle – Tél 01 46 07 34 50 – Site : www.bouffesdunord.com

 

 

 

 

Le théâtre noir brésilien

img018-1Publication de l’ouvrage de Christine Douxami Le théâtre noir brésilien, un processus militant d’affirmation de l’identité afro-brésilienne, aux éditions de L’Harmattan.

C’est un ouvrage réalisé à partir de la thèse de doctorat en anthropologie sociale qu’avait soutenue l’auteure en 2001 à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, sous la direction de Maurice Godelier, qu’elle réactualise et revisite après une seconde phase d’étude sur le terrain, entre 2012 et 2014. Elle a mené des entretiens avec cent cinquante artistes de toutes formations, générations et expériences dans plusieurs espaces géographiques du Brésil que sont Rio de Janeiro, São Paulo et Salvador de Bahia, lieux les plus significatifs de l’émergence du théâtre noir brésilien.

Le Brésil reste « une société très hiérarchisée, héritière d’un passé colonial esclavagiste» constate-t-elle et l’abolition de l’esclavage signée en 1888 n’a jamais été réalité ; les discriminations sont restées puissantes, en termes quantitatifs comme qualitatifs. Le concept de démocratie sociale qui fonde la nation brésilienne repose sur trois notions, trois races : le Blanc, l’Indien et le Noir tout en reconnaissant l’égalité de tous les citoyens. Il est en fait un mythe, dénoncé lors de la Conférence de Durban en 2001, prise de conscience politique du racisme.

Partant de là le théâtre noir s’oppose-t-il au théâtre blanc ? Agite-t-il le brûlot de la ségrégation sociale, quels sont ses concepts et quelles sont ses formes ? Ce sont les questions que pose Christine Douxami qui observe les compagnies de théâtre noir devenues « de véritables laboratoires identitaires puisqu’elles créent des spectacles ayant comme objectif l’affirmation ethnique et culturelle du Noir. » Ces compagnies affirment faire un théâtre ethnique politique, La figure de Bertold Brecht fut une de ses emblèmes.

L’ouvrage aborde le théâtre ethnique de façon transdisciplinaire, interroge la dramaturgie et le marché du travail sur l’absence des Noirs, dans un premier chapitre. Il relate dans un second chapitre les premières tentatives de structuration d’un théâtre noir à partir de 1944, avec la création du Teatro Experimental do Negro à Rio de Janeiro par Abdias Nascimiento, militant noir qui devient chef de file d’un mouvement radical, intègre le concept de négritude, favorise la création d’une dramaturgie noire et entraine la création de nombreuses compagnies de théâtre noir. Solano Trindade, militant communiste, lui emboîte le pas de manière dissidente et devient le second porte-flambeau de ce théâtre, développant une autre idéologie et de nouvelles esthétiques. Le troisième chapitre parle des héritiers du Théâtre expérimental du Noir, à Rio de Janeiro, São Paulo et Salvador de Bahia et analyse certaines expériences actuelles.

La question de la frontière entre l’engagement et l’exigence artistique est posée dans le premier chapitre, ou comment allier discours politique et propos esthétique, question récurrente s’il en est, qu’il s’agisse du théâtre noir ou d’autres formes de théâtre engagé. Dans le cas du théâtre noir brésilien, les préjugés à l’égard des acteurs sont réels et l’invisibilité de l’acteur noir fait partie du contexte politique global, la presse et la publicité en témoignent. Il est longtemps resté otage d’une image stéréotypée offrant soit des rôles subalternes, soit des rôles du théâtre alternatif restant confidentiels, soit des rôles comiques comme au début du XXème. C’est à partir de 1944 avec la création du Teatro Experimental do Negro d’Abdias Nascimiento, auteur et metteur en scène, que l’acteur noir commence à paraître sur scène, très progressivement, s’appuyant sur le répertoire nord-américain – les pièces d’Eugène O’Neill notamment – et avec l’écriture en 1946 de la pièce Anjo Negro de Nelson Rodrigues, ami de Nascimiento qui met en scène le racisme et donne le coup d’envoi d’une véritable dramaturgie. Différents thèmes sont développés dans cette sensibilité, comme les amours interraciales, la reconstruction de la mémoire collective, la contestation révolutionnaire et la valorisation des racines afro-brésiliennes à partir des traditions et des religions, et portées aussi par des actrices comme Ruth de Souza et Aguinaldo Camargo. Par ailleurs, certains réalisateurs comme Glauber Rocha et le cinéma Novo dans les années soixante, ont donné un véritable statut de héros noir à quelques acteurs, au milieu du XXème siècle.

La seconde période de développement du théâtre noir, après les années de dictature au Brésil de 1964 à 1985, débute dans les années soixante-dix au moment des indépendances des pays d’Afrique et du mouvement Black Power aux Etats-Unis. Les dissidents du Teatro Experimental do Negro prennent le relais et notamment Haroldo Costa qui, à partir du groupe qu’il crée en 1949, Grupo dos Novos appelé ensuite Brasiliana, cherche à mettre en scène les apports d’origine afro-brésilienne dans la culture populaire brésilienne et à transporter sur scène les cérémonies religieuses et les fêtes populaires. Plusieurs personnalités le rejoignent dont Solano Trindade, appelé le poète du peuple, qui créera ensuite sa propre compagnie Teatro Popular Brasileiro sur fond d’idéologie communiste. Pour Christine Douxami, deux concepts de théâtre noir se font face, deux écoles : celle qui cherche à intégrer l’art populaire, avec Solano et celle d’Abdias Nascimento, plus érudite.

La troisième partie de l’ouvrage regarde les héritiers du théâtre expérimental du Noir, à partir de trois aires géographiques. A Rio de Janeiro le Grupo Ação engagé dans les mouvements de gauche et mené par Milton Gonçalves ; l’Instituto de Pesquisa sobre as Culturas Negras mené par Léa Garcia, actrice ayant fait partie du Teatro Experimental do Negro, et le Théâtre de l’Opprimé d’Augusto Boal ; la Compagnie Black e Preto fondée par un collectif de metteur(e)s en scène dont l’une d’elle, Carmen Luz entre en dissidence et crée la Companhia Étnica de Dança e Teatro, qui travaille avec la dramaturgie classique et avec celle du théâtre noir, et cherche un langage spécifique au théâtre noir ; la Companhia Marginal qui s’inspire des axes du travail de Solano Trindade alliant lutte de classe et lutte de race, et la Companhia dos Comuns dont le fondateur est Hilton Cobra qui a œuvré de 2001 à 2012.

A São Paulo, « les tensions raciales sont beaucoup plus intenses » constate Roger Bastide anthropologue spécialiste de sociologie et littérature brésiliennes, observant que le Teatro Experimental do Negro n’avait pas réussi à s’implanter dans la ville, malgré quelques tentatives ; une des expériences de l’après dictature fut la création de la Companhia Ori-Gen Ilê de Creação par Zenaide Silva, issue de la Companhia Étnica de Rio qui mit en scène en 1991 une version de La Tempête avec seize femmes de couleur et un parti pris philosophique spécifique pour le personnage de Caliban qui reprenait les thèmes de la négritude, la pièce connut un immense succès et tourna dans le monde ; une autre actrice et metteure en scène quasi autodidacte au départ et venant de l’Etat du Parana – qui eut l’opportunité de jouer dans Les Nègres de Jean Genêt en 1989 – Dirce Thomaz a traité de la violence subie par la femme et consolidé le statut de la femme noire actrice. Elle crée en 1995 un Centre de dramaturgie et de recherche sur la culture noire et s’installe dans un squatt artistique, Casa Amarela. Aujourd’hui, de jeunes afro-descendants pour la plupart issus de milieux universitaires ont créé des groupes de théâtre noir sous forme de collectifs ou de compagnies : ainsi le Groupe Os Crespos créé à l’initiative d’un groupe d’étudiantes de l’école d’art de l’Université de São Paulo ; As capulanas du nom du tissu porté par les femmes mozambicaines et Colectivo Negro créé en 2008 par des comédiens de l’école de théâtre Santo André. La Mostra de Teatro Negro a été créée en 2010 et permet la confrontation des expériences.

A Salvador de Bahia où d’après le dernier recensement de 2010, la population blanche est à 17,87%, la noire à 26,83%, et la mulâtre à 53,39%, Christine Douxami note que « les préjugés de couleur vis-à-vis des Afro-brésiliens font partie du quotidien. Face à cette situation d’exclusion sur fondements ethnico-sociaux, le mouvement noir bahianais s’est organisé dès les années trente, se concrétisant plus nettement dans les années soixante-dix. Or, durant cette seconde période, à la différence du reste du pays, l’affirmation du mouvement noir bahianais passe avant tout par la mise en avant de sa spécificité culturelle afro-bahianaise. » Le Teatro Experimental do Negro n’eut jamais la possibilité de se présenter à Bahia mais son influence s’est faite fortement sentir. Les déclencheurs qui ont favorisé son développement sont la création de l’Ecole de théâtre Martin Gonçalves en 1957, et l’action du Teatro Negro da Bahia créé à l’initiative de Lucia dos Santis en 1969. Nivalda Costa, élève de l’école de théâtre créait ensuite avec d’autres acteurs noirs, en 1975 en pleine dictature, le Grupo Testa, faisant passer ses messages contestataires. Elle s’intéressa au théâtre anthropologique d’Eugenio Barba, aux rituels et au syncrétisme des religions mêlant le candomblé aux spectacles. Le Grupo Palmares Iñaron Teatro Raça e Posição, rassemblant de jeunes acteurs noirs de l’Ecole de Théâtre Martin Gonçalves s’est appuyé sur le théâtre documentaire pour parler « de la race, de l’ethnie et de l’Indien » et investi dans un travail social et éducatif de formation d’acteurs. La Companhia de teatro popular do Sesi créée en 1991 par Luis Bandeira, animateur ensuite de la dissidente Cia Gente de Teatro da Bahia a collaboré avec le groupe de carnaval afro des quartiers et monté une procession spectacle en l’honneur de Iemanja, déesse de la mer. C’est une troupe de théâtre « socialement engagée envers les populations afro-brésiliennes, particulièrement celles à faibles revenus. » Le Bando de Teatro Olodum fut créée en 1990 par Marcio Mereilles, souvent critiqué car blanc, dont le travail était reconnu avant même la création de la compagnie. Il s’inscrivait dans la sensibilité de Gilberto Freyre, sociologue et écrivain brésilien qui a marqué le pays. Mereilles travaille aussi bien à partir de la dramaturgie européenne (Büchner, Heiner Müller, Brecht) qu’à travers l’univers afro-brésilien. « Je ne sais pas si je fais du théâtre noir, parce que cela voudrait dire qu’il y a du théâtre blanc, mais je sais que les thèmes que nous abordons sont liés à la population noire » dit Marcio Mereilles. Les deux compagnies les plus récentes sont nées l’une en 1998, le Nucleo Afrobrasileiro de Teatro de Alagoinhas à cent trente kilomètres de Salvador, l’autre en 2004, le Centro Abdias Nascimento ; elles travaillent dans la pluridisciplinarité et mêlent théâtre, musique et danse.

Il n’est pas simple de définir le théâtre noir, Christine Douxami en transmet les nombreuses énonciations par ceux qui le font et qui expriment eux-mêmes la difficulté de cette définition : « La présence de l’acteur noir sur scène en est l’élément constitutif », suivi de « l’aspect militant et engagé de ce théâtre… »  Les acteurs définissent aussi « le public à qui se destine le théâtre noir» et disent jouer « pour le peuple ou la communauté… » Le metteur en scène et le producteur doivent, pour certains, être afro-brésiliens de même qu’une partie de l’équipe technique comme le créateur lumières et le costumier, mieux à même de traduire le discours identitaire. La collecte de la parole des artistes sur un si vaste terrain, le Brésil, semblable à un continent, est riche, et l’ouvrage, très fouillé, témoigne d’une multiplicité de rencontres et d’expériences. Il est une importante et remarquable somme de travail qui rassemble la mémoire éclatée des artistes afro-brésiliens, et donne lecture d’un parcours à une minorité longtemps reléguée aux rôles de second plan. Les compagnies de théâtre noir naissent – comme de nombreuses autres compagnies – par scissiparité, à partir de la dissidence et tablent sur le développement du collectif, se sentant vite à l’étroit quand un leader impose ses points de vue.

Brigitte Rémer, 20 avril 2016

Christine Douxami est artiste-chercheuse et anthropologue à l’Institut des mondes africains, associée au laboratoire Elliadd. Elle est Maître de Conférences en Arts du Spectacle à l’Université de Franche- Comté, et a à son actif plusieurs publications. Cet ouvrage est publié aux éditions de L’Harmattan, Collection Logiques sociales, Paris, 2015.

 

Machin la Hernie

©Pierre Van Eechaute

©Pierre Van Eechaute

Texte Sony Labou Tansi – mise en scène Jean-Paul Delore – Jeu Dieudonné Niangouna – musique sur scène Alexandre Meyer – Dans le cadre des Traversées africaines présentées au Tarmac.

Métier : homme. Fonction : révolté, sa carte de visite. Né en 1947 au Congo Léopoldville (Kingshasa) mort en 1995 au Congo Brazzaville là où il vécut, Sony Labou Tansi est devenu le porte-flambeau d’une génération d’écrivains africains dès la publication de son premier roman, La vie et demie, en 1979. A son actif des récits, romans, poèmes et une quinzaine de pièces de théâtre qu’il a montées à Brazzaville avec sa troupe, le Rocado Zulu Théâtre et présentées en Afrique et en France, notamment au Festival International des Francophonies en Limousin. Il a reçu le Prix littéraire d’Afrique noire en 1983 pour son roman L’Anté-peuple et la Palme de la Francophonie en 1985, pour Les sept solitudes de Lorsa Lopez.

Il publie en 1981 L’Etat honteux, long roman touffu retrouvé quelque temps plus tard légèrement élagué sous le titre de Machin la Hernie, violente diatribe jusqu’à la transe et la folie, et dénonciation d’un état corrompu, dans un style subversif et flamboyant. Dieudonné Niangouna et Jean-Paul Delore se sont emparés du texte et le lancent avec la même force rebelle, le premier en et hors scène, le second mettant en scène le premier sur la base de leur complicité. Car pour Sony Labou Tansi le cadre de scène est étroit et la mégalomanie de ce dictateur à la Jarry qu’il met en mots, ne passe pas la porte : « Voici la vraie histoire de mon ex-colonel Martillimi Lopez, fils de Maman Nationale, commandant de sa hernie, la vraie histoire telle que se la racontent les gens de chez moi avec leur salive et leur goût du mythe, feu Lopez qui maintenant endort sa hernie historique au musée national pour l’éternité des éternités. » Son emblème, la braguette dont les reliefs « sa hernie », lui servent d’armoiries ; sa philosophie, l’arbitraire et la bêtise.

Le guitariste qui accueille les spectateurs et joue pendant une vingtaine de minutes seul en scène, fait monter la pression comme pour les préalables d’un important congrès. Il reviendra clôturer la représentation, ou… façon de parler car la représentation ne se clôture pas, l’acteur convoquant les spectateurs un à un, pour leur livrer en tête à tête un ultime message, repris sur écran dans le hall du théâtre ; à chacun sa vérité. Au début du spectacle il descend lentement du fond de la salle, la traverse, et prend possession du plateau comme le boxeur d’un ring. Tantôt capo-chef, tantôt opposant, tantôt haut fonctionnaire démissionnaire, il dialogue avec la figure figée qui apparaît sur l’écran, image d’une immobilité tronquée, et structure ses espaces de jeu et de paroles face aux trois micros sur trépieds qui font office de porte voix.

Avec Dieudonné Niangouna, on déboulonne la statue du commandeur, chef d’Etat semblable à tant d’autres, totalitaire, capricieux, roublard et sanguinaire. En tension montant crescendo et jouant de ses pulsions, il passe de l’insulte au mépris, du sarcasme à l’accusation d’un personnage peu recommandable dont la politique repose sur le culte de la personnalité, la torture et le meurtre, jusqu’à la transe finale, la paranoïa et le délire. Il y a du radicalisme dans le texte, comme dans le parti pris de Jean-Paul Delore mais après tout : toute ressemblance avec des personnes ou des événements existants ou ayant existé ne serait-elle que pure coïncidence ? Pour preuve cette Lettre ouverte à François Hollande adressée par l’équipe artistique, dénonçant les attaques criminelles contre les populations civiles en République du Congo, depuis la ré-élection de Sassou Nguesso à la Présidence, le 20 mars dernier.

De Sony Labou Tansi, Dieudonné dit, lors d’un échange avec Bernard Magnier : « C’est une sorte de féticheur en train de fabriquer quelques bizarreries dans son laboratoire derrière la case de sa grand-mère. Je ne sais si c’est un médicament, un filtre, une bombe, un sort ou une bénédiction » et il lui reconnaît la faculté de savoir bien « brouiller les pistes. » Pas facile de trouver les clés de lecture dans cette « forêt équatoriale » qu’est son écriture quand on n’est pas spécialiste de la question. Cette œuvre à la verve féroce participe du « sauvetage de l’espèce humaine » dit l’acteur, car « ce pays, nous le devons aux enfants de nos enfants, mais pas dans cet état honteux… » conclut l’auteur.

Brigitte Rémer, 20 avril 2016

Collaboration artistique et costumes Catherine Laval – création Lumière Jean-Paul Delore et Guillaume Pons – régies Bastien Lagier – artiste invité Sean Hart.

13 au 16 avril 2016, au Tarmac, la Scène internationale francophone – 159 avenue Gambetta. 75020. Tél. : 01 43 64 80 80 – site www.letarmac.fr

 

 

La Ménagerie de verre

© Elisabeth Carecchio

© Elisabeth Carecchio

Texte Tennessee Williams – traduction Isabelle Famchon – mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau – à la Colline Théâtre National.

L’action se passe à Saint-Louis au centre des Etats-Unis dans les années trente, dans le huis clos de la famille Wingfield, sur fond de dépression et de crise sociale. Tom, le fils, employé dans un entrepôt de chaussures est devenu soutien de famille depuis que son père a abandonné le foyer. Ses échappées du soir le conduisent, dit-il, voir des films… mais sa mère n’y croit guère. Vrai ou faux, la référence est forte quand on connaît les liens qui ont existé entre Tennessee Williams et le cinéma. Tom protège sa sœur, Laura, jeune femme fragile et singulière, déconnectée du monde, qui a discrètement laissé tomber les cours de dactylo où l’envoyait sa mère pour se consacrer à son jardin secret, la fabrication d’animaux de verre. La mère, Amanda, pénible et harcelante, marquée par l’angoisse et la peur de la misère jusqu’à l’hystérie, prétend tout faire pour le bien de tous et ne se remet ni de sa jeunesse passée ni de l’abandon de son homme. Chacun vit dans un monde de rêve et un imaginaire qu’il se construit.

La pièce est une chronique familiale proche de l’autobiographie. Tennessee Williams, de son vrai nom Thomas Lanier Williams, a passé son enfance avec sa mère et sa soeur Rose, schizophrène, qui après une lobotomie resta handicapée. Son père, voyageur de commerce, était très absent et il ne l’aimait pas. Il rompit avec sa famille en 1937 et partit tenter sa chance à la Nouvelle Orléans puis à New-York où il exerça différents métiers. Quand ses finances le lui permirent, il s’occupa de sa sœur. Au fil de ces années, sur les routes, il commença à écrire, notamment des pièces en un acte. La Ménagerie de verre date de 1944, il l’écrivit d’abord comme scénario, mais la Metro Goldwyn Mayer le refusa et il l’adapta pour le théâtre. La pièce fut montée en 1945 à New-York et remporta un grand succès, Tennessee Williams a trente-quatre ans. Il confirme son talent et assied sa notoriété deux ans plus tard avec Un tramway nommé Désir, film qu’Elia Kazan réalise avec un jeune premier prometteur, Marlon Brando. Il gagne pour ce texte, en 1948, le prix Pulitzer, qu’il obtiendra une seconde fois en 1955 avec La chatte sur un toit brûlant. Il écrit une trentaine de pièces qui furent pour un certain nombre présentées à Broadway entre 1947 et 1961, époque de gloire, et les plus grands réalisateurs ont adapté son œuvre au cinéma – entre autre Richard Brooks, John Huston, Sydney Lumet, Joseph Mankiewicz et Sydney Pollack -. Il mourra pourtant dans la solitude à New-York, en 1983.

Daniel Jeanneteau a mis en scène La Ménagerie de verre au Japon en 2011, à l’invitation de Satoshi Miyagi et du Shizuoka Performing Arts Center. Il monte aujourd’hui la pièce avec des acteurs français et si nous sommes loin de cet Empire des signes qu’évoquait Barthes, on sent l’empreinte du pays, notamment dans la scénographie, sorte de boîte de la taille du plateau, délimitée par des voilages et un épais matelas recouvert de duvet blanc qui évoque la maison japonaise, ses pièces en tatami et portes coulissantes. Par cet effet de surexposition, le spectateur baigne dans une sorte d’irréel. Seul l’espace de Tom quand il est narrateur, à l’avant-scène, et celui de la ménagerie de verre, ces animaux en miniature patiemment créés par sa sœur Laura sont à l’extérieur. Il y a un va et vient entre le dedans et le dehors. « La pièce se passe dans la mémoire et n’est donc pas réaliste. La mémoire se permet beaucoup de licences poétiques. Elle omet certains détails ; d’autres sont exagérés, selon la valeur émotionnelle des souvenirs, car la mémoire a son siège essentiellement dans le cœur » dit Tennessee Williams, permettant ainsi d’échapper au naturalisme. On assiste pourtant à un psychodrame familial jusqu’à ce que l’insupportable Amanda demande à son fils d’inviter à dîner un de ses collègues en vue de lui présenter Laura qu’elle imagine déjà mariée. La jeune fille aux abois reconnaît en Jim un lointain ami d’école et un amour secret. Il l’avait joliment surnommée Rose Blue après une pleurésie. Petit moment de grâce et d’espoir, bien vite rattrapé par la réalité. Son petit objet favori, une Licorne – dans la mythologie symbole de pureté et de grâce – se casse et elle offre ce cadeau mutilé à celui qu’elle aurait pu aimer.

La Ménagerie de verre parle de solitude et de différence. Sous la direction de Daniel Jeanneteau les acteurs mettent en relief la densité de leur personnage, chacun dans son registre : les délires empreints de nostalgie et la protection étouffante de la mère – Dominique Reymond, proche de la caricature et du ridicule – ; les rêves de liberté de Tom – Olivier Werner – égrenés avec simplicité et évidence quand il est le personnage, sorte de voix off dans la narration ; l’intimité secrète et la pudeur de Laura – lumineuse et discrète Solène Arbel -. Ces jeux de la mémoire portés par le metteur en scène engendrent une troublante poétique du plateau.

Brigitte Rémer, 15 avril 2016

Avec Solène Arbel, Pierric Plathier, Dominique Reymond, Olivier Werner et la participation de Jonathan Genet – lumières Pauline Guyonnet – costumes Olga Karpinsky – son Isabelle Surel – vidéo Mammar Benranou – collaboratrice à la scénographie Reiko Hikosaka – assistant à la scénographie et à la mise en scène Olivier Brichet.

Du 31 mars au 28 avril 2016, La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. Tél. : 01 44 62 52 52 – www.colline.fr – En tournée : 11 au 13 mai Maison de la Culture de Bourges – 18 et 19 mai 2016 Le Quartz scène nationale de Brest – 24 au 27 mai Comédie de Reims CDN