Archives de catégorie : Arts de la scène

D comme Deleuze

© Didier Crasnault

Ecriture collective autour de l’œuvre de Gilles Deleuze – Mise en scène Cédric Orain – Compagnie La Traversée.

Il s’agit d’une « conférence un peu mouvementée autour de l’œuvre de Gilles Deleuze » informe le dossier de presse. Deleuze lui-même est un mouvementé dans la vitalité de sa pensée, il transforme notre perception de la vie et du monde, travaille sur le sens et le non sens, sur le sens interdit le désir, sur l’inconscient.

Né en 1925, agrégé de philosophie en 1948, il est au zénith de sa pensée dans les années 68 et nommé professeur en 69 à l’Université naissante donc expérimentale de Paris 8 Vincennes (devenue Saint-Denis) après soutenance de sa thèse sur les concepts de différence et répétition. Il marque de son empreinte l’Université comme il marque les étudiants qui l’ont approché et se précipitaient à ses séminaires, sorte de causeries et de temps d’échange des plus conviviaux. On affichait complet chez Deleuze, on réinventait la relation maître/élève, on construisait des labyrinthes.

Le philosophe s’intéresse d’abord aux auteurs les moins en vogue à l’époque comme Hume, Spinoza, Nietzsche et Bergson qui l’inspire particulièrement, Foucault plus tard, fait une rencontre magistrale avec le psychanalyste Félix Guattari. Ensemble ils commettent plusieurs ouvrages dont deux devenus phares, dans la série Capitalisme et schizophrénie : L’Anti-Œdipe en 1972 où ils posent la question de l’inconscient : « Ce n’est pas un théâtre, mais une usine, un lieu et un agent de production. Machines désirantes : l’inconscient n’est ni figuratif ni structural, mais machinique… » et Mille Plateaux en 1990, où ils « retraversent tous les régimes de signes : la linguistique et l’écriture, mais aussi la musique, la philosophie, la psychiatrie, l’économie et l’histoire : celle des peuples et celle de l’appareil d’État. » Tous deux s’intéressent aux transformations du champ social, parlent d’art, de science et de politique, Deleuze reste pourtant fidèle à l’histoire de la philosophie, s’intéresse au cinéma et écrira sur ce thème deux ouvrages qui ont fait date, L’image-mouvement en 1983 et L’image-temps en 1985.

Alors que faire avec un tel agitateur d’idées, un franc tireur et libre penseur comme Deleuze quand on désire le porter au théâtre ? Lui, l’anti-héros, ne se laisse pas mettre en boîte si facilement. La compagnie a choisi de travailler sur les quatre premières lettres de son Abécédaire, long entretien télévisé élaboré par son ancienne étudiante Claire Parnet en 1988, réalisé par Pierre-André Boutang. La condition qu’il y mettait, lui qui n’acceptait pas d’être filmé, était de ne le diffuser qu’après sa mort.

A comme animal, B comme boisson, C comme culture, D comme désir. Cédric Orain, le metteur en scène, a choisi le thème de la conférence comme mise en situation et en espace. Trois acteurs sont autour d’une table, diffusant la parole jusqu’à ce que tout se dérègle. Il y a celui qui soliloque, celui qui ressemble furieusement au philosophe et celui qui vole, il est acrobate. L’esprit y est, le sérieux comme la dérision. On termine sur quelques mots dits par Deleuze et son immense éclat de rire, alors que, luttant contre la maladie, il se donne la mort, en 1995. « Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie » avait-il écrit. La mise en scène est raisonnablement mouvementée et toute approche de Deleuze offre à penser.

Brigitte Rémer, le 18 novembre 2017

Avec Olav Benestvedt, Guillaume Clayssen, Erwan HaKyoon Larcher – lumière, régie générale Germain Wasilewski – administration, production, diffusion La Magnanerie : Julie Comte, Anne Herrmann, Victor Leclère, Martin Galamez – Site : www.latraverse.net

Du 30 octobre au 9 novembre 2017, 20h30 – L’Échangeur, Bagnolet 59, avenue du Général de Gaulle 93170 Bagnolet – Métro Galliéni –  www.lechangeur.org – Tél. : 01 43 62 71 20.

Spectacle créé le 1er mars 2017 au Phénix, Scène nationale de Valenciennes dans le cadre du festival cabaret de curiosités.

F(l)ammes

@ François Louis Athenas

Texte et mise en scène Ahmed Madani – Création théâtrale partagée – Focus femmes ! Madani Compagnie.

Depuis 1985 Ahmed Madani s’entoure de collectifs d’artistes et fouille dans les cultures urbaines. Il transforme la réalité en spectacle, au plus près des faits de société et s’intéresse particulièrement aux français d’origine étrangère, témoignant de leurs perceptions et regards sur la vie. Directeur du Centre dramatique de l’Océan Indien de 2003 à 2007 il reprend ses activités et sa démarche au sein de la Madani Compagnie, à son retour et monte différents spectacles – dont Le théâtre de l’amante anglaise de Marguerite Duras – qui tournent en France et à l’étranger. Depuis 2011 Ahmed Madani développe un projet intitulé Face à leur Destin, une aventure artistique menée avec les jeunes des quartiers populaires du Val Fourré. Illumination(s) en 2012 en est le premier volet, versant masculin de F(l)ammes, présenté aujourd’hui et réalisé avec de jeunes femmes vivant dans des zones urbaines sensibles. Le texte s’est écrit au fil des répétitions.

Neuf chaises en fond de scène, face au public. Neuf jeunes femmes se lèvent tour à tour et se présentent pour déposer leur récit, morceau de leur biographie transcendée par la distance de l’humour, de l’auto dérision et de la poésie. L’énergie qu’elles dégagent, la force de vie qui les habite, sont une belle leçon. Côté public, même si l’on sait : les brimades, les incidents, les insultes, la difficulté d’être autre et de s’intégrer, le sentir à travers ces jeunes femmes qui, droit devant et avec simplicité, le disent, provoque une grande émotion. Elles sont la pluralité des cultures venant d’Algérie, de Guinée, d’Haïti et de tous les pays du monde, et font référence à Claude Lévi-Strauss dénonçant l’ethnocentrisme dans son ouvrage Race et Histoire, publié en 1952.

« N’aie jamais honte de là d’où tu viens » disent les pères à leurs filles et les filles à leurs pères et mères. Anissa, Lorène, Dana, Chirine, Maurine, Ludivine, Haby, Inès et Yasmina parlent en leur nom propre, du père, forestier en Guinée Conakry et « de la forêt qui est en nous », de celui qui fut ouvrier chez Renault, de celui qui a servi la France sous les drapeaux, du regard des profs, du bruit des avions et de l’appartement qui tremble, d’une rencontre dans le métro, du travail chez les autres, du défrisage, de l’excision. Le voile provoque une vraie fausse bagarre, copie conforme à la réalité, à s’y méprendre. « Le rêve que j’ai en moi, c’est mon père qui me l’a transmis ». Les rêves de l’ailleurs et les gestes traditionnels observés et enregistrés, les signes et tatouages, la préparation de la mahjouba cette crêpe feuilletée venant d’Algérie, ma grand-mère « qui m’a appris l’arabe tandis que je lui ai appris à compter. » Leurs vérités sont énoncées, leurs utopies tracées. A mes enfants, « Ne pas transmettre ma peur du monde » dit l’une ; « Être une fille, une prison pleine d’amour » dit l’autre ; « Nos racines sont sur nos têtes », surenchérit une troisième. Et rien dans les livres d’histoire.

Elles sont d’une vivacité et d’une liberté à couper le souffle dans ce qu’elles disent et dans leur manière d’être sur le plateau : elle savent chanter, danser (Salia Sanou, chorégraphe) persiffler, se héler, émouvoir. Elles sont de flammes et de voix, des écorchées bien vivantes. Les récits qu’elles font de leurs vies et leur force pour avancer parlent d’altérité dans la France d’aujourd’hui. Quelques images les accompagnent, justes et bien dosées (Nicolas Clauss création vidéo).

Belle rencontre entre un auteur-metteur en scène et une parole libérée qui renvoie en miroir les heurts et malheurs d’une jeunesse éclatante. « Ma démarche artistique pose le postulat que l’art doit interroger le sens que nous donnons à notre existence et nous aider à mieux nous comprendre » dit Ahmed Madani. Il prépare pour l’automne 2018 un spectacle intitulé J’ai rencontré Dieu sur Face Book. A suivre de près. 

Brigitte Rémer, 31 octobre 2017

Avec Anissa Aou, Ludivine Bah, Chirine Boussaha, Laurène Dulymbois, Dana Fiaque, Yasmina Ghemzi, Maurine Ilahiri, Anissa Kaki, Haby N’Diaye, Inès Zahoré. Assistante à la mise en scène Karima El Kharraze – regard extérieur Mohamed El Khatib – création vidéo Nicolas Clauss – création lumière et régie générale Damien Klein création sonore Christophe Séchet chorégraphie Salia Sanou – costumes Pascale Barré et Ahmed Madani – coaching vocal Dominique Magloire et Roland Chammougom – photographie François-Louis Athénas – Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.

Jusqu’au 29 octobre, Maison des Métallos, 94, rue Jean-Pierre Timbaud, 75011. Métro : Couronnes, Parmentier – Tél. : 01 47 00 25 20 – Site : www.maisondesmetallos.paris

Du 16 novembre au 17 décembre, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, Route du champ de manœuvre. 75012 – Métro ligne 1, Château de Vincennes (sortie 6), puis bus 112 ou navette Cartoucherie – Tél. : 01 43 28 36 36 – Site :  www.la-tempete.fr

 

Dans la solitude des champs de coton

© Jean-Louis Fernandez

Texte Bernard-Marie Koltès – mise en scène Charles Berling, au Théâtre des Quartiers d’Ivry-Manufacture des Œillets à Ivry.-sur-Seine.

On se plonge toujours avec inquiétude dans un texte de Bernard-Marie Koltès, il y règne une atmosphère souterraine et la lumière est crépusculaire. Avec Dans la solitude des champs de coton, pièce écrite en 1985, on traverse une épaisse couche de brouillard où tout est allusion et chaque mot, alluvion.

Quand on pense Koltès apparaît Chéreau. Les deux artistes s’étaient rencontrés au début des années 80, début de leur collaboration jusqu’à la mort de l’auteur, en 1989. Sous haute tension leurs univers interféraient. Chéreau a monté trois fois Dans la solitude des champs de coton après avoir mis en scène Combats de nègres et de chiens en 1983 et Quai Ouest en 1986 : à Nanterre en 1987 avec Isaac de Bankolé et Laurent Malet ; au Festival d’Avignon en 1988 où il tient le rôle du Dealer face à Laurent Malet ; à la Manufacture des Œillets d’Ivry-sur-Seine en 1995 où il fait face à Pascal Greggory. La symbiose entre les univers Koltès/Chéreau est restée emblématique.

Mais une pièce doit vivre sa vie et accepter d’autres regards, d’autres directions ; ainsi Dans la solitude des champs de coton montrée à la Manufacture des Œillets d’Ivry-sur-Seine justement, dans la mise en scène de Claude Berling, directeur du Liberté, scène nationale de Toulon, qui interprète aussi le rôle du Client. Le scénario est un nocturne au sens musical du terme. C’est l’histoire d’un deal, d’une rencontre entre deux personnages, le Client et le Dealer, et l’objet de l’échange n’est pas nommé. L’auteur définit le deal dans un préambule, lu ici par deux jeunes, à l’avant-scène, sur un coin du plateau : « Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées et qui se conclut dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage… » C’est un voyage entre le licite et l’illicite où le Dealer est ici une femme noire (Mata Gabin), ce qui ajoute au mystère. Dissimulée sous une capuche, elle fait face au public et au Client, blanc, au costume fatigué (Charles Berling). Lui est presque toujours de dos. Quelques enseignes jaunes et bleues, dans une impasse. Un recoin où se tient le dealer pour ce jeu de rôles entre deux inconnus. Les mots sont un fardeau, flot presque ininterrompu et sans véritable échange. Deux solitudes se frôlent mais jamais les lignes de vie ne se croisent, pourtant le désir émerge, la transaction se dessine, dans la nuit le sexe, la mort jamais loin. On se cherche sans se trouver. La tension est linéaire et la violence sous-jacente.

Imposant, le décor (de Massimo Troncanetti) reconstruit un no man’s land en plusieurs espaces et métaphores : une passerelle entre le public et le plateau, domaine du Client que tout un chacun pourrait être, le coin de la rue avec ses enseignes dans la nuit et ses lumières blafardes, domaine du Dealer, un étage, sorte de ring où chaque personnage monte à son tour livrer son combat. Tout fonctionne dans la mise en scène de Charles Berling, pourtant les mots ont presque trop de poids et de présence et perdent de leur pouvoir magique, mettant de la distance avec le domaine de l’intime, clé de voûte du théâtre de Bernard-Marie Koltès.

Brigitte Rémer, le 30 octobre 2017

Avec : Mata Gabin, Charles Berling. Conception du projet Charles Berling, Léonie Simaga – collaborateur artistique, Alain Fromager – décor Massimo Troncanetti – lumières Marco Giusti – son Sylvain Jacques – assistante à la mise en scène Roxana Carrara – regard chorégraphique Franck Micheletti.

Du 12 au 22 octobre, au Théâtre des Quarties d’Ivry, Centre dramatique national du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, métro : Mairie d’Ivry –  Site : www. théâtre-quartiers-ivry.com Tél. : 01 43 90 11 11 et Le Liberté www. théâtre-liberte.fr

En tournée, le 2 novembre au Liberté scène nationale de Toulon – du 8 au 10 novembre au Théâtre du Gymnase (Marseille) – le 18 novembre au Carré (Sainte-Maxime) – le 24 novembre à Aggloscènes-Théâtre le Forum (Fréjus).

 

Je suis Voltaire…

© Margot Simonney

Texte et mise en scène Laurence Février – Chimène compagnie théâtrale – Théâtre de l’Epée de Bois/Cartoucherie de Vincennes.

Quelles voies utiliser pour parler de l’intolérance et du fanatisme au théâtre, sans être didactique ? Laurence Février, auteure et metteure en scène de Je suis Voltaire… a choisi de prendre pour fil conducteur l’un des grands philosophes du XVIIIème siècle, Voltaire, qui avait signé un Traité sur la tolérance. Elle construit un docu fiction et se donne pour liberté de rappeler deux affaires qui avaient mené à l’exécution d’innocents, dans lesquelles Voltaire avait pris parti et dénoncé les erreurs judiciaires : l’Affaire Calas en 1761, essentiellement politique, sur fond de conflit religieux entre protestants et catholiques et l’affaire du Chevalier de la Barre, en 1765, dans laquelle Voltaire s’était fortement engagé, combattant le fanatisme religieux et remettant en cause la justice pour défendre ce jeune noble français qui à l’âge de vingt et un ans, s’était vu condamner pour blasphème et sacrilège. Elle se donne aussi le courage d’une incursion du côté de l’actualité en évoquant les arrangements et les meurtres commis impunément par Daesh, Voltaire n’avait-il pas écrit Le fanatisme ou Mahomet le Prophète ?  

Et tout repose sur le jeu des actrices, pétillantes, et des acteurs. Journaliste d’investigation, Laurence Février installe son équipe de tournage, en action avant même l’entrée des spectateurs et construit son scénario. Elle mène des interviews, à la recherche de l’esprit voltairien, dissèque et analyse avec humour et finesse le Traité sur la tolérance et l’importe dans le monde d’aujourd’hui, en jouant entre l’intime et la distance.

Le portrait de Voltaire, rockstar de la pensée comme le dit le texte, est principalement brossé par Madame du Châtelet de laquelle le philosophe était tombé follement amoureux : « Il est foudroyé par elle » reconnaît la journaliste. C’est elle, Emilie du Châtelet, intellectuelle et écrivaine, parlant le latin et le grec, son égale excentrique et sa moitié, qui le raconte. Elle le dit imprévisible et ingouvernable, écrivant des brûlots et risquant sa vie et rappelle qu’il fut embastillé à l’âge de vingt-quatre ans pendant plus d’un an, et qu’il se vit contraint par moments, d’écrire sous anonymat : « J’écris pour agir conte l’intolérance et l’hypocrisie » confirme-t-il. Emilie du Châtelet traduit aussi Principia Mathematica, d’Isaac Newton, qui établit les lois universelles du mouvement et découvre la gravitation, elle tente de médiatiser son œuvre ; elle évoque aussi la belle Hypatie d’Alexandrie, mathématicienne et philosophe grecque exécutée par des chrétiens, en 415. Le texte fait des aller retour dans le temps et nous mène jusqu’à Gilles Deleuze avec sa réinterprétation des plis de Leibnitz et la création de l’Université de Vincennes qui redonnait le goût d’apprendre ; une professeure des prisons débat en direct dans l’émission L’horrible danger de la lecture, sur le thème du patrimoine et de l’art contemporain, contredite par une prisonnière agressive qui lui répond en termes de théorie du complot.

Le spectacle conduit ensuite vers ces espaces d’intolérance extrême qui tuent au nom de Dieu, notre drame quotidien et contemporain que représente Daesh, et devise sur cette nouvelle Inquisition et sur les notions de bien et de mal. D’autres personnages interfèrent dans cette quête de tolérance dont Ézéchièle l’ange sacrificateur et subversif, le livreur scientifique et la fanatisée. Les temps se croisent et les langues s’interpénètrent – le français et l’arabe – Voltaire avec son esprit de révolte apparaît comme une métaphore pour parler de l’intolérance d’aujourd’hui. Une belle et courageuse proposition, un jeu dramatique qui ne se la joue pas, de l’intelligence, de la réflexion. Telle est l’entreprise menée par Laurence Février et son équipe qui œuvre avec discrétion et discernement depuis de nombreuses années, avec Chimène, sa compagnie théâtrale. « Craignons toujours les excès où conduit le fanatisme. Qu’on laisse ce monstre en liberté, qu’on cesse de couper ses griffes et de briser ses dents, que la raison si souvent persécutée se taise, on verra les mêmes horreurs qu’aux siècles passés ; le germe subsiste : si vous ne l’étouffez pas, il couvrira la terre » ​ signé Voltaire.

Brigitte Rémer, le 10 octobre 2017

Avec Elena Canosa (Ninon Welches, française fanatisée) – Laurence Février (Almona Grou, journaliste d’investigation) – Véronique Gallet (Ezechièle, Ange) – René Hernandez (Frédéric Sidrac, camionneur, professeur-tuteur) – Moussa Kobzili (François Moabdar, historien, traducteur-tuteur) – Catherine Le Hénan (Emilie du Châtelet). Dramaturgie, scénographie, environnement sonore Brigitte Dujardin – Lumières Jean-Yves Courcoux.

Du 2 octobre au 21 octobre 2017, du lundi au vendredi à 20h30, samedi 16h et 20h30 – Théâtre de l’Épée de Bois Cartoucherie Route du champ de manœuvre 75012 Paris – Métro Ligne 1, arrêt Château de Vincennes. Sortie N°6 puis bus 112 direction La Varenne : arrêt Cartoucherie – Tél. : 01 48 08 39 74 – Site www.epeedebois.com

 

 

Lorenzaccio

© Pierre Grosbois

Texte d’Alfred de Musset – mise en scène Catherine Marnas – Théâtre de l’Aquarium / La Cartoucherie

Personnage on ne peut plus trouble au double visage, Lorenzo s’affiche comme le compagnon de débauche et de dépravation d’Alexandre de Médicis son cousin et duc de Florence, régnant avec tyrannie sur la ville. Depuis 1500 les Médicis ont mainmise sur Florence, et, d’après l’Histoire, y restent plus de trois siècles. Enfant illégitime se faisant souvent traiter de bâtard, on le dit fils du pape Clément VII. Alexandre est mis en place par l’Empereur Charles Quint et le pape Alexandre Farnèse, dit Paul III, il se glisse dans la peau d’un bouffon et utilise Lorenzo pour les basses besognes. Ce dernier joue le scénario du parfait entremetteur et de l’ami fidèle dans la dépravation – on pourrait même parler de la construction d’une figure du double entre ces deux hommes se ressemblant trait pour trait – il se donne pourtant pour objectif d’éliminer Alexandre. En 1537, la cour de Florence est un lieu de luxure et de complot, avec la bénédiction du pape et de son représentant, le Cardinal Cibo, qui aime brouiller les pistes. Décadence, immoralité et libertinage de l’aristocratie, en sont les signes.

Le spectacle commence par l’illustration de la débauche, version d’aujourd’hui. Alexandre et Lorenzo se vautrent, boivent, se travestissent et se dézinguent, alcoolisés et shootés. Et Lorenzo ne se contente pas d’être spectateur, il est acteur et complice et joue de l’ambiguïté physique, sexuelle et morale. Des bruits courent sur son manque de courage et une certaine faiblesse, il le démontre un jour en s’évanouissant devant une épée, il ne paraît guère dangereux. Les époques se mélangent et le Cardinal Cibo, aussi trouble que le reste de la cour, met en garde Alexandre sur l’idée du meurtre que pourrait accomplir Lorenzo, mais le Duc n’y accorde aucune attention. Dans la peinture dégradée de la société florentine, on trouve la marquise Cibo, belle-sœur du Cardinal cédant aux avances d’Alexandre, quoique mariée, espérant faire bouger les lignes du despote ; Tebaldeo, peintre, chargé de faire le portrait du duc ; Côme de Médicis, qui, sous tutelle de l’église, sera le remplaçant du Duc, à sa mort ; Pierre Strozzi issu d’une famille républicaine, sorte de meneur des opposants dont on empoisonne la sœur, Louise, et dont le père, Philippe, sera exilé. Ami et confident de Lorenzo, Philippe Strozzi est un point central de cette Florence en perdition, sans doute la seule figure positive dans ce vaste champ de perversité politique. Il voudrait convaincre de la sincérité de Lorenzo et le verrait bien en libérateur, ce qu’on a du mal à croire dans cette lecture de la pièce tant l’accent est mis sur l’aspect dégradé de l’ensemble des personnages. Lorenzo n’a, ici, rien de romantique, on a peine à l’entendre hors de la sphère de la luxure.

Certes l’amertume de Musset quand George Sand le quitte, entraine chez lui une grande désillusion ; le contexte politique du moment, en France, n’a par ailleurs, rien de porteur, la révolte dite des Trois Glorieuses du 27 au 29 juillet 1830 mène au départ de Charles X – qui voulait supprimer le droit de presse, acquis en 1789 pendant la Révolution française – et précède l’arrivée de Louis-Philippe 1er et la Monarchie de Juillet, alors que le peuple attendait le retour d’une République. Le tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple, évoque ces journées. La pièce est écrite en 1834, loin de toute unité de temps et de lieu et part dans différentes directions. Sa traduction scénique en est d’autant plus complexe, ainsi que l’interprétation des personnages, Lorenzo en tête.

Dans la mise en scène de Catherine Marnas, on ne voit qu’un personnage à la dérive, dépravé cynique et qui se perd. On a du mal à imaginer son autre facette, humaine et idéaliste et le sens du meurtre qu’il prépare. Il n’est ni pur ni solitaire. Toutes les petites scènes, en apparence anecdotiques, servent le même propos, celui du pouvoir et de la dérive du pouvoir. La metteuse en scène et directrice du Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine, a voulu, à n’en pas douter, par un effet miroir caricatural, nous renvoyer l’image du monde dans lequel nous vivons, irrespectueux, fanfaron et baigné d’immoralité politique. Les médias déjà s’en chargent, en boucle. Elle s’empare d’une Florence imaginaire, semblable à la France des années 1830 que traverse Musset, semblable aussi à la nôtre, les costumes le connotent, ils sont d’aujourd’hui avec, pour certains, un signe distinctif – ainsi le Cardinal portant au-dessus de son costume une courte pèlerine violette et une calotte de même couleur. Alexandre, Lorenzo et tous les hommes sont au goût du jour, jeans ou costumes, et les femmes portent des robes années 1950. La scénographie permet de nombreuses circulations avec des praticables agencés en passerelles qui pourraient évoquer une scène de cabaret. Se montrer, tel est le maître mot. Mais la pièce s’embourbe et les acteurs – qui tiennent tous plusieurs rôles – font ce qu’ils peuvent, de manière inégale. La complexité des personnages autant que le désarroi de la jeunesse, se perdent, dans l’agitation de la dépravation, et l’esthétique trash présentée ici décale le propos du politique et manque de profondeur.

Brigitte Rémer, 7 octobre 2017

Avec : Clémentine Couic – Julien Duval –  Zoé Gauchet – Francis Leplay – Franck Manzoni – Jules Sagot – Yacine Sif El Islam – Bénédicte Simon. Assistanat à la mise en scène Odille Lauria – scénographie Cécile Léna et Catherine Marnas – lumières Michel Theuil – création sonore Madame Miniature avec la participation de Lucas Lelièvre – costumes Édith Traverso et Catherine Marnas – maquillage Sylvie Cailler – construction décor Opéra national de Bordeaux.

Du 26 septembre au 15 octobre 2017, du mardi au samedi à 20 h, le dimanche à 16 h – Théâtre de l’Aquarium Cartoucherie de Vincennes. Route du champ de manœuvre 75012 Paris – Métro : Château de Vincennes, sortie n°6, puis Bus 112 direction La Varenne : arrêt Cartoucherie –  Site : www.theatredelaquarium.com – Tél. : 01 43 74 72 74.

 

 

La Pomme dans le noir

© Christophe Raynaud de Lage

Texte de Clarice Lispector, d’après Le Bâtisseur de ruines – traduction Violante Do Canto – mise en scène, adaptation et lumière Marie-Christine Soma, à la MC93 Bobigny.

Grande romancière, nouvelliste et journaliste brésilienne élevée à Recife jusqu’à l’âge de neuf ans puis à Rio de Janeiro, Clarice Lispector (1920-1977) entreprend d’abord des études de droit. Elle sillonne ensuite l’Europe et les Etats-Unis avec son mari, diplomate, avant de rentrer, en 1959, au Brésil. Son premier roman, Près du cœur sauvage, est publié en 1944, début d’une brillante carrière en écriture qui marque un changement profond dans les sujets traités, comme dans leur expression. Elle emprunte en effet le chemin de l’introspection et de l’autoréflexion, s’éloignant des romans sociaux naturalistes de l’époque. Elle achève La Pomme dans le noir en 1956, qu’elle considère comme le plus structuré de ses romans. Il ne sera publié que cinq ans plus tard, sous le titre Le Bâtisseur de ruines et lui apportera une reconnaissance internationale.

Alors que ses récits mettent généralement en scène des femmes qui, à partir d’un geste anecdotique, changent radicalement le cours de leur vie, La Pomme dans le noir traite du destin d’un homme, pris de vertige après son passage à l’acte. Clara Lispector dessine un univers du silence et donne à voir sa perception du monde. Elle invite à suivre le voyage initiatique d’un anti héros, Martin, ingénieur, autour duquel plane un doute sur la nature du crime qu’il a commis et qui change son parcours, avant de le changer lui-même, profondément. On le croise sur son chemin de Damas, à la recherche de travaux pour survivre, cachant sa véritable identité et s’inventant un nouveau profil. Sans qu’il ne s’explique, de toute évidence l’homme est un animal traqué. Il est accueilli dans une ferme isolée tenue par une maitresse femme, pistolet à la ceinture, Victoria (Dominique Reymond) qui lui propose le job espéré et charge la barque des tâches à accomplir. Une jeune veuve, Ermelinda, (Mélodie Richard) vit aussi dans la ferme sous l’aile protectrice de Victoria, dans une semi léthargie. Un quatrième acteur (Carlo Brandt) sorte de narrateur faisant le lien entre le plateau et la salle, interprète plusieurs personnages.

L’écriture est fascinante, sensible et délicate et le personnage de Martin – magnifiquement interprété par Pierre-François Garel – passionnant, dans cette quête de rédemption et ses déclinaisons entre ombre et lumière. Le spectacle débute dans le noir absolu par la narration, concentrée et vibrante, chuchotée par une voix d’homme, qui raconte, longuement. Le mot est matière, la langue est poétique et le son signé Xavier Jacquot. L’homme est recherché, il dit avoir quitté brutalement l’hôtel où il était, tenu par un allemand qui semblait l’avoir reconnu. Il parle d’une voiture garée là, mais peut-être rêve-t-il ? Il décrit un jardin, sorte de paradis perdu, le noir de la salle augmente la perte de repères entre rêve et réalité. Quand la lumière revient et éclaire la scène, on comprend que l’acteur était dans la salle. On le retrouve dans les méandres de ses errances, au moment où il trouve un point d’eau, dans la ferme où il s’apprête à proposer ses services.

Le temps de la pièce est ce temps du travail à la ferme où Martin creuse un puits et voyage entre cauchemars et rêves éveillés. Il est ce temps des relations qui se tissent entre lui et chacune des femmes qui agissent tel un révélateur, temps qui les modifie elles aussi et entraine la prise de conscience d’Ermelinda pour construire sa vie autrement et la longue confession de Victoria, sous forme de métaphore. Le temps de la pièce est aussi ce temps de l’anamnèse où Martin est à la fois le narrateur et le personnage, temps étiré et singulier qui induit la distance du dédoublement entre la répétition des gestes et l’éternité au rythme d’un sablier. Les rêves de Martin apparaissent, par images projetées, sur la palissade d’une scénographie inventive (images de Raymonde Couvreu, scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy) elles illustrent le tourment : « Je dois décider si je suis innocent, quelle a été mon erreur, en tant qu’homme » dit Martin. Puis, plus tard : « Je ne suis rien, j’ai tué. » Sa vie est une sorte de roulette russe, un jeu entre la vie et la mort, elle est la terre, une marche dans le désert, son étrangeté d’être au monde. A la fin du récit, dénoncé par Victoria, on lui passe les menottes et il ne résiste pas.

Marie-Christine Soma présente avec La Pomme dans le noir dont elle signe l’adaptation, la mise en scène et les lumières, un très beau travail. Elle vient elle-même du métier de la lumière suite à sa rencontre avec Henri Alekan dont elle fut un temps l’assistante avant de travailler avec Dominique Bruguière sur Le Temps et la chambre de Botho Strauss, mis en scène par Patrice Chéreau. Elle  a créé avec Daniel Jeanneteau en 2001, la compagnie La Part du Vent associée au TGP de Saint-Denis que dirigeait Alain Ollivier, fait les lumières de nombreux spectacles. Elle a mis en scène au Studio-Théâtre de Vitry, en 2010, Les Vagues, de Virginia Woolf. Elle traduit ici scéniquement, avec intelligence et finesse, l’univers inattendu de Clara Lispector et le parcours d’un homme qui cherche à se ré-inscrire dans la communauté des hommes. Sous une apparence sommes toutes assez simple se cache l’étrangeté d’univers intimes complexes et la singularité de la perception du monde, la lisière et les limites, l’espérance et la rédemption.

Brigitte Rémer, le 29 septembre 2017

Avec : Carlo Brandt, Pierre-François Garel, Dominique Reymond, Mélodie Richard – images Raymonde Couvreu – scénographie Mathieu Lorry-Dupuy – son Xavier Jacquot – costumes Sabine Siegwalt – assistante mise en scène et lumière Diane Guérin – construction décor ateliers de la MC93. Le texte est édité par Gallimard, collection L’Imaginaire.

Du mercredi 20 septembre au dimanche 8 octobre (du mardi au vendredi, 20h – samedi 18h – dimanche 16h) – MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Nouvelle Salle – 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny – Métro Bobigny Pablo-Picasso (ligne 5) – Tournée en France : du 11 au 13 octobre 2017, MC2, Grenoble – du 17 au 21 octobre 2017, Théâtre Olympia/CDN de Tours – septembre 2018, TNS, Strasbourg – octobre 2018, CDN Besançon Franche-Comté.

 

La Vie est un Songe

© Antonia Bozzi

Texte de Pedro Calderón de la Barca – Texte français de Céline Zins – Mise en scène Clément Poirée – Théâtre de la Tempête/Cartoucherie de Vincennes.

Auteur de plus de deux cents textes dramatiques de différentes factures – auto sacramental, comédie, pièce lyrique, drame historique – La Vie est un Songe est une des pièces les plus connues de Pedro Calderón de la Barca, grand maître du baroque espagnol, avec Cervantès et Lope de Vega. Porteuse du symbole universel du destin tragique de l’homme à travers son héros, Sigismond, la pièce date de 1635. Jerzy Grotowski avait ressorti de l’ombre le nom de Calderón avec le Prince constant, pièce écrite en 1929 qu’il avait mise en scène en 1965, et qui devint emblématique de ses théories sur l’acteur, dans le dialogue engagé avec Ryszard Cieslak.

Il y a beaucoup d’imagination et d’esprit dans La Vie est un Songe. Les intrigues se nouent et se dénouent, le balancier de l’illusion et de la réalité et les jeux de rôles en sont les ingrédients. Nous sommes en Pologne – une Pologne de fiction – proche d’un château inventé de toutes pièces. L’action se déroule en trois journées : A sa naissance, il est dit que Sigismond détrônerait son père, le roi Basile, et se comporterait en tyran. Fort de cette présomption, le roi enferme son fils dans une forteresse. Quelques années plus tard, pour vérifier le bien-fondé de la prédiction, il le fait transporter au Palais sous forte dose de somnifères, lui redonne son rang et le met à l’épreuve. Sigismond se réveille dans un lit princier au son d’un orchestre et avec force serviteurs intronisés par un majordome, caricatural et ridicule. Mais, comme le veut l’histoire, il abuse de son pouvoir, tue et viole. On le remet en prison tandis que le roi désigne son successeur, Astolphe. Quand les somnifères ont cessé d’agir, le prisonnier raconte à Clothalde, son geôlier, ce qu’il croit avoir vécu en rêve. Et quand le peuple découvre que l’héritier de la couronne est emprisonné et privé de ses droits, il le fait libérer. Dans la joute qui oppose Sigismond à son père, le roi est vaincu, mais ne s’enfuit pas. Et soudain la situation s’inverse, la réconciliation entre le père et le fils fait basculer la pièce, avec la volonté, pour Sigismond, de briser le tabou de sa naissance.

Parallèlement au déroulé de l’histoire se brodent des intrigues amoureuses comme autant de digressions : Rosaura voudrait reconquérir son bien-aimé, Astolphe, le potentiel successeur au trône qui se dit prêt à épouser sa cousine, Etoile. Elle rencontre Sigismond, et tous deux allient leurs malheurs. Mais quand elle est arrêtée par Clothalde, personnage plutôt rude, il découvre que c’est de sa propre fille qu’il s’agit, fait marche arrière et ne dit mot de leur lien familial. On épargne la vie de Rosaura et on la nomme dame d’honneur d’Etoile, qui épouse Sigismond, tandis qu’elle, épouse Astolphe, qui l’avait auparavant trahie. Le bon ordre – voulu par Dieu – est restauré au Royaume de Pologne et la morale est sauve. Ainsi l’écheveau de la vie où s’entremêlent cauchemars et rêves essaie de se dénouer, et le spectateur tente d’en suivre les épisodes.

Clément Poirée, nouveau directeur du Théâtre de la Tempête depuis début 2017, s’attaque à un monument du Siècle d’or espagnol. Il utilise le plateau dans toute sa profondeur et le transforme en territoire shakespearien, construisant une passerelle pour prolonger l’espace scénique jusque dans la salle. Il joue avec le propos de l’apparence et de l’illusion, du jeu dans le jeu, la scénographie d’Erwan Creff et les lumières de Kevin Briard le servent avec talent. Des néons dessinent des ogives et d’épaisses toiles brunes font office de reliefs ou de tentures dans le royal château. Du côté des acteurs on trouve des disparités mais chacun joue sa partition baroque avec l’énergie qui sert l’histoire – parfois confuse – et son personnage. La pièce maîtresse repose sur le choix de l’acteur qui interprète avec agilité le rôle de Sigismond, Makita Samba, et qui inscrit d’emblée sa différence – il est d’origine sénégalaise -. Le choix du metteur en scène est juste, il incarne le rejet et la force du mal aux pulsions non maitrisées dans la première partie de la pièce, avant de s’inscrire dans le rachat final. « S’il est vrai que je rêve, suspendez ma mémoire.. » dit Sigismond, écartelé ; John Arnold, Basile est un père vociférant et hâbleur dont le côté excessif prête à sourire ; Pierre Duprat un Astolphe dandy ; Thibaut Corrion est Clairon, valet de Rosaura et Laurent Ménoret, Clothalde le geôlier et père de Rosaura, tous deux remplissent leurs rôles de petits soldats. Le traitement des femmes est assez discutable, Morgane Nairaud en Rosaura s’en sort bien au début de la pièce quand elle est travestie en homme et rencontre sans le savoir, son père, on la perd ensuite dans la littérature caldéronienne et Louise Coldefy, dans le rôle d’Étoile, s’hystérise comme une poupée barbie, sans doute est-ce là le choix du metteur en scène.

Quoiqu’il en soit la machine fonctionne, avec ses faces cachées et ses labyrinthes, avec ses sentiments contradictoires qui dessinent l’étrange destinée de Sigismond dans son passage à l’âge adulte. La pièce débute avec des militaires marchant dans la neige – on est en Pologne -. Le passage d’un avion en rase motte donne le signal de la déconstruction de cette cruelle machination politique. Sur fond d’orage et d’éclairs, comme une fin du monde, le plateau tout à coup s’embrase et vire au rouge, et la couronne s’envole. On est dans le démesure et le féérique avec une théâtralité qui place acteurs comme spectateurs entre rêve et réalité.

Brigitte Rémer, le 28 septembre 2017

Avec : John Arnold, Basile – Louise Coldefy, Étoile – Thibaut Corrion, Clairon – Pierre Duprat, Astolphe – Laurent Ménoret, Clothalde – Morgane Nairaud, Rosaura – Makita Samba, Sigismond – Henri de Vasselot, Le Musicien. Scénographie, Erwan Creff – lumières, Kevin Briard assisté de Laurent Cupif – costumes, Hanna Sjödin assistée de Camille Lamy – musiques et son, Stéphanie Gibert assistée de Michaël Bennoun – maquillages et coiffures, Pauline Bry – collaboration artistique, Margaux Eskenazi – régie générale, Farid Laroussi – habillage, Emilie Lechevalier. Le texte est publié par Gallimard-Le Manteau d’Arlequin.

Théâtre de la Tempête/Cartoucherie de Vincennes. Route du Champ-de-Manœuvre. 75012 Paris – www.la-tempete.fr Tél. 01 43 28 36 36. Accès métro ligne 1 jusqu’au terminus Château de Vincennes (sortie 6) puis bus 112 ou navette Cartoucherie.

 

La Mort de Tintagiles

© Frédéric Cussey

Pièce de Maurice Maeterlinck – mise en scène Géraldine Martineau – composition musicale Simon Dalmais – Théâtre de la Tempête/Cartoucherie de Vincennes.

Ecrite en 1894, La Mort de Tintagiles est le troisième des Petits drames pour marionnettes de Maurice Maeterlink, dramaturge belge francophone, après Intérieur et Alladine et Palomides. La pièce est peu montée, Claude Régy l’a présentée en 1996 ; plus récemment Denis Podalydès en a donné sa vision, aux Bouffes du Nord, en 2015. Géraldine Martineau met aujourd’hui en scène la pièce, avec sobriété et sensibilité. Point de marionnettes ici mais un univers outre-noir qui s’inscrit entre le rêve, le fantastique et l’onirique. Le destin et la mort en sont la clé de voûte. La mort figure dès le titre de la pièce, elle est inéluctable, et Tintagiles avance vers son destin.

Quand sa sœur Yglaine, le voit soudainement rentrer, dans ce château glacé et hanté qu’elle habite avec sa sœur Bellangère, toutes deux recluses, elle craint le pire et redouble d’attention. La Reine qui les garde en otage, plus marâtre et sorcière que Reine, a secrètement orchestré ce retour, et la mort semble proche. La pièce est ce moment délicieux des retrouvailles et de la vigilance qui s’organise par l’énergie d’Yglaine et de sa sœur pour protéger Tintagiles ; de la montée de la tension et de l’angoisse, et de cette marche vers l’acte ultime, avec, en coulisses, les préparatifs d’une mort annoncée. On entend, de loin en loin, les chuchotements de femmes qui complotent et préparent le grand cérémonial. Et Yglaine le sait : « Ta première nuit sera mauvaise, Tintagiles. La mer hurle déjà autour de nous ; et les arbres se plaignent. Il est tard. La lune est sur le point de se coucher derrière les peupliers qui étouffent le palais… » dit-elle, cherchant à contredire le destin.

Le rôle de Tintagiles, plein de douceur et d’innocence, est tenu avec justesse par Sylvain Dieuaide, ce n’est pas simple pour l’acteur. Sans le jouer, il livre ici dans une délicate palette, ses sentiments tendres à l’égard d’Yglaine qui le protège, ses peurs et son incompréhension de la situation. Ophélia Kolb est Yglaine, celle qui se bat vaillamment pour déjouer le destin, le rôle est linéaire mais l’actrice s’en sort bien. « Mets tes petits bras là, tout autour de mon cou ; on ne pourra peut-être pas les dénouer » dit-elle à Tintagiles, elle est comme une lumière. Sa sœur, Bellangère, Agathe L’Huillier, l’épaule, comme elle peut. Leurs regards sur la vie et la mort, et sur la profondeur des sentiments, font penser aux héroïnes claudéliennes. Le vieux serviteur, resté fidèle et qui les accompagne, Aglovale, est interprété par Evelyne Istria, une belle idée.

L’obscurité envahit petit à petit le plateau jusqu’à l’appel final et aux dernières tentatives d’Yglaine de sauver son frère. Le dispositif scénique, simple et efficace, la montre au premier étage de la tour parlant à Tintagiles et tentant de le rassurer. Une porte les sépare et le silence s’installe. Il est déjà de l’autre côté du miroir, là où la Mort, maîtresse des lieux, vient le cueillir, ordre suprême d’une figure totem maléfique, qui jamais ne se montre.

Ce conte initiatique de Maeterlinck est noir. Il exige la pénombre et Géraldine Martineau joue bien de cette obscurité calculée et des brouillards autour du palais isolé, lieu de tous les dangers. Une grande poésie et de la nostalgie s’en dégagent. Derrière la bande son, les chants du répertoire flamand interprétés a capella par les acteurs ou accompagnés à l’harmonium par Sylvain Dieuaide/Tintagiles confirment le mystère et les battements de l’âme. Un beau travail d’ensemble pour traduire cette petite musique de nuit.

Brigitte Rémer, le 25 septembre 2017

Avec : Sylvain Dieuaide, Tintagiles – Evelyne Istria, Aglovale – Ophélia Kolb, Ygraine – Agathe L’Huillier, Bellangère – et les voix de Anne Benoit, Christiane Cohendy, Claude Degliame – composition musicale, Simon Dalmais – scénographie, Salma Bordes – lumières, Laurence Magnée – son, François Vatin – assistante à la mise en scène, Emma Santini – Compagnie Atypiques Utopies.

Théâtre de la Tempête/ Cartoucherie de Vincennes. Route du Champ-de-Manœuvre. 75012 Paris – www.la-tempete.fr Tél. 01 43 28 36 36. Accès métro ligne 1 jusqu’au terminus Château de Vincennes (sortie 6) puis bus 112 ou navette Cartoucherie.

Les deux Frères et les Lions

© Théâtre Irruptionnel

Texte de Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, mise en scène Vincent Debost et Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, Compagnie Le Théâtre Irruptionnel.

Joyeuse pagaille au Poche-Montparnasse où le spectateur est convié pour le thé de sept heures sous le regard de la Reine d’Angleterre soi-même et de la duchesse Abigaëlle d’York ou de son sosie. En survêtement bleu électrique et poussant la chansonnette, deux frères jumeaux, l’Aîné et le Cadet, nés à dix minutes d’intervalle (Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre et Lisa Pajon) accueillent les spectateurs entre deux scones trempés dans de la marmelade et de la crème fraiche, qu’ils leur offrent. Et puis, mine de rien, passant par la cour d’Angleterre avec Kate et William, ils racontent leur histoire, apostrophent le public, partagent un petit whisky écossais avec les spectateurs. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé ne serait pas pure coïncidence, l’histoire est véridique.

Partis de rien et même de moins que rien dans leur petite ville d’Orkney, en Ecosse, ils sont d’un milieu pauvre et commencent à travailler à seize ans comme vendeurs de journaux. Ils écoulent le Daily Telegraph pour dix shillings la semaine, à peine de quoi se nourrir. Mais ils ont des illuminations et une grande force, celle d’être deux, à la vie à la mort. L’idée leur vient de fidéliser le lecteur du Daily et ils sollicitent un rendez-vous auprès du directeur, afin de la lui proposer. Leurs nombreuses lettres restant sans réponse, ils se lancent à l’assaut de la capitale, dormant dans les docks en attendant le rendez-vous convoité. Ils sont tenaces et « ne lâchent rien » comme ils aiment à le dire, c’est leur marque de fabrique, ce sera la clé de leur réussite. Ils rachètent le Daily Telegraph à Rupert Murdoch, deviennent apprentis comptables à la General Electric, investissent l’argent de leurs épouses dans l’hôtellerie, achètent une petite entreprise de peinture en bâtiment, se transforment en agents immobiliers puis en promoteurs, achètent des immeubles, des bureaux et des quartiers qu’ils rénovent.

Comme la grenouille de la Fable ils veulent se faire aussi gros que le bœuf, « niquant » les autres quand il le faut et s’appliquent à la gestion de leur image, jouant de disparition plutôt que d’apparition. Après leurs divorces respectifs ils se mettent à voyager et découvrent Monaco, les Bermudes, les îles Vierges, Guernesey, Jersey, les îles Caïmans. Ils tombent amoureux en même temps de l’Île de Breqhou, qui dépend de celle de Sercq, une de ces îles anglo-normandes comme le sont Guernesey ou Jersey, l’achètent, investissent et bâtissent un empire, plaçant leur fortune dans ce paradis fiscal paradisiaque. Devenus la dixième plus grosse fortune d’Angleterre, ils sont anoblis par la Reine Elizabeth II et se présentent comme étant de ses amis, mais elle les traite discrètement de ploucs.

A soixante-dix ans, alors qu’ils espèrent passer la main à leurs filles respectives, Jessica et Monica, ils découvrent qu’elles ne peuvent hériter de la fortune familiale pour des raisons juridiques liées au droit normand, rétrograde et sexiste qui régit l’île sur laquelle ils ont tout misé et tout investi. Ils tentent, avec l’aide de leur puissant avocat américain Lord Grifton, du cabinet Milton and Davis, de tordre le cou à la tradition et organisent un référendum. Devant l’échec de la consultation ils stoppent toutes leurs activités, entrainant au chômage la moitié de l’île. Ce droit normand dit que « la femme est imbecilitas sexus ! Qu’elle ne peut rien faire seule sans l’autorisation de son mari » que de leur père elles n’ont rien à attendre si ce n’est « un chapel de roses » et que lui, ne leur souhaite qu’ « un mari et rien de plus » comme le veut la coutume. Il est remis au spectateur à la fin du spectacle, un abécédaire du droit normand, copie conforme de ce qui a longtemps existé.

La fin de l’histoire, réelle donc, scelle la fin de la toute-puissance du seigneur de Sercq en 2010. Il perd ses privilèges et ne conserve que des droits honorifiques après citation devant le tribunal européen des droits de l’homme obligeant à l’organisation d’élections démocratiques. Ainsi est signée la fin de 450 ans de régime féodal. D’après l’histoire romancée par l’auteur, la fin est aussi romantique qu’un jardin anglais : « les deux frères meurent en allant cueillir des fleurs dans le parc qui entoure leur château de Breqhou, leurs filles héritent de leur empire et ont pour projet de faire de l’île de Sercq un parc à thème pour touristes… »

Très drôle cette british situation basée sur le jeu en miroir des deux acteurs jouant les inséparables jumeaux version mi sucrée mi salée et qui semblent s’amuser tout autant que le public. Ils irruptionnent, du nom de la Compagnie qu’ils ont créée ensemble en 2000, à leur sortie du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris. De gag en gag, de quiproquos en idées qui, de naïves se révèlent géniales, moitié Dupond et Dupont, moitié Bouvard et Pécuchet, le spectateur se met au diapason du méridien de Breqhou, en pensant qu’ « ils sont fous ces Normands » !

Brigitte Rémer, le 12 septembre 2017

Avec Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre et Lisa Pajon ou Romain Berger (en alternance) ; et la participation de Christian Nouaux – musiques originales Nicolas Delbart, avec la participation d’Olivier Daviaud – création lumière Grégory Vanheulle – création vidéo Christophe Wasksmann – administration, production Mathieu Hilléreau/Les Indépendance – avec la participation de Sophie Poirey, maître de conférences en droit normand à l’Université de Caen – Le texte est édité à l’Avant-Scène Théâtre, collection Quatre-vents.

Du 1er septembre au 26 novembre 2017, mardi à samedi à 19h, dimanche à 17h30, au Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse. 75006. Paris. Tél. : 01 45 44 50 21 – Sites : theatredepoche-montparnasse.com et irruptionnel.free.fr

 

Adel Hakim, d’Ivry et de partout

© Nabil Boutros

Co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry/Centre National Dramatique du Val-de-Marne, Adel Hakim, s’est éteint chez lui le 29 août, après une lutte acharnée contre la maladie.

Homme de l’interculturel, de l’engagement et des débats, homme de fraternité, artiste de théâtre, Adel Hakim s’en est allé. Acteur, auteur, metteur en scène, co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry installé depuis décembre dernier à la Manufacture des Œillets, il a joué Shakespeare et Marivaux, Koltès et Sénèque, Tenessee Williams et Nathalie Sarraute, souvent sous la direction d’Elisabeth Chailloux co-directrice du TQI. Les deux artistes se sont rencontrés au Théâtre du Soleil en 1980. Ils ont créé, en 1984, le Théâtre de la Balance et présenté un premier spectacle qui a fait date : La Surprise de l’amour, de Marivaux dans lequel il jouait et elle, mettait en scène. Ensemble, en 1992, ils ont succédé à Catherine Dasté à la tête du Théâtre des Quartiers d’Ivry. Adel Hakim a mis en scène Racine et Eschyle, Botho Strauss et Joseph Delteil, Pirandello, Shakespeare, Goldoni, Beckett, Vesaas et beaucoup d’autres. Il a écrit et monté ses propres textes dont Exécuteur 14 reste dans les mémoires et très récemment Des Roses et du Jasmin avec le Théâtre National Palestinien qui sera repris cette saison.

Depuis plus d’une dizaine d’années Adel Hakim s’est consacré au développement du Théâtre des Quartiers du Monde, concept qu’il a élaboré et développé en tissant de nombreux partenariats. Devenu le lieu du dialogue et de l’altérité, il l’a ouvert aux écritures contemporaines étrangères et s’est, entre autre, passionné pour l’Amérique Latine où il a fait de nombreuses mises en scène et animé des ateliers de formation comme au Chili, en Uruguay, en Argentine et au Mexique. Son compagnonnage avec l’auteur uruguayen Gabriel Calderón, par le triptyque qu’il a mis en scène : Ouz, Ore et Ex, théâtre de subversion s’il en est, a apporté un vent de burlesque et de transgression, de fantaisie et de baroque. De locale, l’œuvre de Calderón devient universelle à partir d’une écriture qui s’attaque aux archétypes d’une société rétrograde. Reconnaissant à l’auteur « le génie du dialogue et des ruptures entre tragédie et force comique » Adel Hakim a pénétré dans ce monde de l’étrangeté et de l’irrationnel en inventant son vocabulaire scénique.

Il s’est aussi particulièrement attaché à parler du Moyen-Orient, sa terre d’origine – il est né en Egypte et a vécu au Liban – il a fait de nombreux séjours de création en Palestine. Les liens qu’il a tissés avec le Théâtre National Palestinien sont forts et les échanges, permanents. Son spectacle majeur, Antigone de Sophocle, dont il a signé le texte en français, fut présenté à plusieurs reprises au Théâtre des Quartiers d’Ivry après avoir été créé à Jérusalem en 2011 et tourné en Palestine – à Ramallah, Jénine, Naplouse, Haïfa, Hébron et Bethléem –. Antigone, est comme une métaphore de la situation vécue, les conflits d’aujourd’hui se superposant à la tragédie grecque et pose la question de la malédiction. Sur le choix de la pièce, Adel Hakim répond : « Je monte Antigone parce que la pièce parle de la relation entre l’être humain et la terre, de l’amour que tout individu porte à sa terre natale, de l’attachement à la terre. Parce que Créon, aveuglé par ses peurs et son obstination, interdit qu’un mort soit enterré dans le sol qui l’a vu naître. Et parce qu’il condamne Antigone à être emmurée. Et parce que, après les prophéties de Tirésias et la mort de son propre fils, Créon comprend enfin son erreur et se résout à réparer l’injustice commise. » Le spectacle se ferme avec la voix de Mahmoud Darwich et la musique, composée par le Trio Joubran, vient des profondeurs. Des images rapportées de Jérusalem et des Territoires Palestiniens par Nabil Boutros, témoignages de la vie en Palestine, des répétitions et de la tournée d’Antigone, s’exposent dans le hall du théâtre. Adel Hakim table sur les complicités professionnelles.

Antigone a été joué plus de cent trente fois en France et à l’étranger et a inauguré la Manufacture des Œillets à Ivry, une ancienne usine d’œillets métalliques, acquise par la ville où le TQI devenu Centre Dramatique National du Val-de-Marne a pris ses nouveaux quartiers depuis décembre 2016. Avec Elisabeth Chailloux, Adel Hakim s’est investi dans la conception, la philosophie et la réalisation du lieu. Il y a présenté sa dernière pièce, Des Roses et du Jasmin, montée à Jérusalem Est, fresque sur l’Histoire contemporaine de la région israélo palestinienne de 1944 à 1988. La question de la mémoire collective l’habite. Il donne une densité à cette succession d’événements historiques qui couvre trois périodes : 1944-1948 débute sur un bel optimisme, Que la fête commence en sont les premiers mots ; 1964 à 1967 avec la Guerre des Six Jours en 1967, qui dégrade davantage encore les relations avec Israël qui triple son emprise territoriale ; 1988 après la première Intifada appelée la guerre des pierres, l’action se passe dans une prison pour un parcours de tragédie. On est chez les Atrides, chez Antigone et dans le théâtre grec antique dans lequel Adel Hakim se reconnaît : « La tragédie grecque m’a toujours servie de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde… » Leila Shahid ex-déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France et ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne est venue débattre. Pour elle « le spectacle arrache la Palestine à son quotidien et redonne espoir, en dépit de tous les murs et barbelés. »

La mise en espace et en images de ces histoires liées à la grande Histoire, montre la puissance de l’art et le rôle des artistes dans un pays en guerre. Adel Hakim a également présenté une série de petites formes proposées par les acteurs du Théâtre National Palestinien, Les Chroniques de la vie palestinienne, qui parlent avec humour et dérision du contexte dans lequel travaillent les acteurs entre Jérusalem et la Cisjordanie, d’un théâtre sous occupation. Ecrites par trois acteurs de la troupe et mises en espace par Adel Hakim et Kamel El Basha, ces Chroniques ont force de témoignage. Elles construisent des ponts entre mythologie et scènes de vie ordinaires avec une série de dialogues endiablés et complices entre un conteur et son double ou bien son gardien, apostropheur et contradicteur, traducteur autant que conteur, Adel Hakim sur le plateau face à son alter ego palestinien, engagés dans une véritable joute verbale. Ce partenariat mené avec le Théâtre National Palestinien relève de l’événement et de l’engagement, cela donne du sens à la capacité d’un Centre Dramatique National – le CDN du Val-de-Marne – et au positionnement d’une ville – Ivry-surSeine – dans sa politique culturelle, de poser un geste culturel fort. La perspicacité d’Elisabeth Chailloux et Adel Hakim, dans la pertinence de leur programmation et leurs démarches respectives de création, fait le reste. Adel Hakim s’investit aussi dans la formation des jeunes acteurs et pilote L’Atelier théâtral d’Ivry. La transmission est un axe complémentaire au travail de mise en scène, qu’il développe.

Dans la lettre qu’il laisse, signée du 15 août et intitulée Libre adieu, Adel Hakim parle avec une grande lucidité de la maladie dégénérative qui le rongeait depuis plus de deux ans. Il avait préparé sa sortie et pris rendez-vous en Suisse pour décider de son dernier acte, en toute conscience. Il voulait une mort sereine et choisie, sans acharnement thérapeutique. Il n’a pas eu la capacité de partir pour la mise en œuvre de ce geste, il s’est éteint chez lui. Au-delà de son destin personnel, Adel Hakim pose un acte et milite pour le droit à mourir dans la dignité, « C’est dire combien la relation entre la vie et la mort porte du sens » dit-il, et il rappelle les lois qui ont « élevé le niveau de respect et de dignité des citoyens » : l’IVG en 1975, l’abolition de la peine de mort en 1981, la légalisation du mariage pour tous en 2013.

Adel Hakim était d’Ivry et de partout. Il laisse une œuvre poétique sensible. « La terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier défilé et nous nous dévêtons de nos membres pour passer » disait Mahmoud Darwich.

Brigitte Rémer, 3 septembre 2017

Théâtre des Quartiers d’Ivry-Centre Dramatique National du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat, 94270 Ivry-sur-Seine – www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11.

 

Lettre à Fadwa Souleimane

Salon du livre de Paris – Mars 2017 © Nîma photographie

 

Tes paroles me reviennent alors que ta famille et tes amis te portent aujourd’hui en terre. Tu avais accepté ce moment partagé pour préparer la Préface de ton livre de Poésie « À la pleine lune. »

Tu es née à Alep mais avais eu plaisir à parler de la ville où tu avais grandi, Safita : une ville colorée et pleine de soleil, adossée à la petite ville de Tartous au bord de la mer et posée sur trois collines. Tu avais évoqué ton caractère contemplatif, en disant : « J’absorbe les choses, je fixe les choses, je marque tout, à coups d’images. »  Tu avais évoqué ton père, disparu quand tu avais quatre ans, un père qui aimait beaucoup la langue, la langue arabe et l’enseignait à ses enfants, un père qui aimait la poésie et la littérature. Tu es la huitième de la fratrie, sur neuf enfants.

Tu avais rappelé tes études à l’Institut Supérieur des Arts Dramatiques de Damas, quatre ans de formation. Les spectacles de Philippe Genty de passage en Syrie avaient changé ta vie et ton regard : le travail du corps et de l’objet, le travail visuel et poétique. Le théâtre expérimental t’intéressait et tu l’as expérimenté avec différents metteurs en scène, dans plusieurs spectacles. C’est le choix du rôle qui te guidait avais-tu dit, et ceux avec qui tu avais envie de travailler. Les séries télé ne t’intéressaient pas, il te fallait, intellectuellement, du grain à moudre.

Nous avions parlé des relations entre hommes et femmes et tu rapportais : « Chez nous, c’est très mélangé, très différent. Il y a le respect des femmes. Il y a la liberté en même temps, mais il y a aussi beaucoup de choses qui ne sont pas bien, notamment le droit. » Sur ton entrée dans la Révolution, tu avais expliqué : « Quand j’étais petite, j’ai rêvé de la révolution, j’avais six ans. C’était une question de justice et d’égalité. » Et tu avais raconté une anecdote de tes douze ans : un professeur s’était moqué d’un élève en lui disant qu’il était mal habillé et tu avais demandé à ce professeur de s’excuser de son insulte, tu avais exigé qu’il s’excuse auprès de l’élève. Tu n’avais souscrit à aucun Parti m’avais-tu dit, même si chez vous, vers douze treize ans, c’était une quasi obligation. Tu avais des idées bien arrêtées.

Tu militais contre la violence et soulignais qu’il y avait beaucoup de violence partout, au quotidien, dans les paroles et les actions. Pour changer la pensée, la façon de penser dans ton pays, tu avais même imaginé de changer la langue, et tu disais : « Notre langue est restée longtemps sans changement parce que chez nous, il n’y a pas d’action. La langue évolue si l’action suit. » Ta définition de la démocratie était simple : « Tu penses, et tu fais ce que tu as pensé. Mais si tu penses et que tu restes sans rien faire… » et le geste prolongeait le mot, jusqu’à s’effacer.

Tes débuts en écriture se passent pendant la Révolution, un besoin impérieux d’écrire disais-tu, avant d’être exfiltrée de Homs car tes prises de position et engagements dérangeaient. Pour te protéger, tes amis avaient préféré que tu partes : « Va t-en, peut-être que là-bas tu as un rôle plus nécessaire pour nous » t’avaient-ils dit. Ce rôle tu l’as tenu, Fadwa, par l’écriture, partageant un peu de tes mondes intérieurs, de tes angoisses et de tes espoirs. Et aussi parce qu’écrire aide à vivre, à supporter l’exil, tu le disais avec pudeur. « Qui suis-je encore quand mon visage, mon nom, la fleur de ma jeunesse, ma langue, ma voix, ma mémoire, sont restés là-bas habillée des débris de mon pays… ? » Tes mots, ton visage, la beauté de ce que tu es, demeurent. Bonne route dans tes nouvelles galaxies, toi si forte et si fragile.

Brigitte Rémer, le 23 août 2017

« À la pleine lune » de Fadwa Souleimane, Editions Le Soupirail, 2014 – Traduction de l’arabe par Nabil El Azan. – E-mail : editionslesoupirail@gmail.com – Site : www.editionslesoupirail.com.

Le Radeau de la Méduse

© Jean-Louis Fernandez

Texte Georg Kaiser – traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani – mise en scène Thomas Jolly – aux Ateliers Berthier/Odéon-Théâtre de l’Europe.

C’est la promotion 42 de l’école du TNS de Strasbourg qui inscrit son matricule sur la chaloupe en péril. Vingt-trois artistes dont douze acteurs font, avec ce spectacle piloté par Thomas Jolly, leur entrée dans la vie professionnelle – acteurs, régisseurs, scénographes, costumiers, créateurs lumière  – Un spectacle très pictural sur un texte à replacer dans le contexte des années quarante, en Allemagne.

Très prolixe, Georg Kaiser (1878-1945) écrira plus d’une quarantaine de pièces, des dialogues philosophiques et deux romans. Reconnu et très apprécié dans l’entre-deux guerres au même titre que Brecht, l’œuvre de Kaiser est bannie dès l’arrivée des nazis, ses livres brûlés sur la place publique. Réfugié en Suisse, il poursuit son activité littéraire, écrit Le Radeau de la Méduse en 1942, avant de disparaître, trois ans plus tard, sans revoir son pays.

La pièce part d’un fait réel et se déroule en 1940 : de jeunes anglais âgés de neuf à douze ans, fuyant la guerre, ont embarqué pour le Canada à bord du Blitz. Réfugiés dans une fragile chaloupe après le bombardement du navire, ils tentent de s’organiser pour survivre. Ils seront sauvés sept jours plus tard par un avion qui finira par les repérer. Le texte de Kaiser raconte les sept journées de ces enfants perdus en mer, précédées d’un prologue devant un rideau noir souple et gonflé par le vent comme une voile, le récit d’un enfant et quelques notes de piano. Cet élégant rideau est jeté à la fin de chaque tableau, comme une fin du jour. Les scénographes ont construit une chaloupe qui, tout au long du spectacle pivote sur elle-même en changeant d’angle. On est dans cette image fixée dès le départ et sa relative mobilité. Une toile peinte en fond de scène, l’écume de mer dessinée au sol.

A bord, la survie s’organise, les enfants se rationnent, partagent le lait de la thermos épargnée, le peu d’eau douce et de biscuits trouvés, se répartissent les tâches. Un problème de conscience vient vite troubler leur belle harmonie : un treizième est découvert recroquevillé dans un réduit, muet et fragile, Petit Renard, sorte de Petit Prince par son étrangeté. Il a pour trésor une lampe électrique et semble absent, assis à la proue du bateau. Il devient une bouche de plus à nourrir, celui qui jette des sorts quand le drapeau s’envole mystérieusement et qu’on l’accuse, leur bouc émissaire. Un vote s’organise pour savoir qui est en trop et doit donc mourir, mais Allan stoppe le jeu et, sentant le danger, devient son protecteur. Il lui dresse une petite tente pour l’isoler des autres et s’isole avec lui. Au cours de cette dérive le langage bat son plein, avec la parole comme oriflamme entre discours œcuméniques d’Anna et envolées philosophiques sur l’éducation et les processus d’endoctrinement. Les références bibliques ne sont pas loin, entre la Cène et son traitre désigné qui apporte la division et le malheur, les dix Commandements, les rames en forme de croix, le vocabulaire du doute, autant de signes.

Les acteurs jouent en polyphonie, certains s’improvisent leader et mènent le groupe. Des dissonances pourtant se font jour. Chaque geste est mesuré, chaque action contrôlée, sous le regard de tous et de chacun. Il faut tambouriner, faire du bruit à perte d’horizon pour essayer d’attirer l’attention. La thermos, seul objet sauvé des eaux – ainsi qu’un gros ours – est lancée comme une bouteille à la mer, portant à l’intérieur le nom des treize enfants, ce qui aidera à leur localisation. Un duo incertain se forme entre Anna âgée de onze ans, percluse de fausse bonne parole et manipulatrice, et Allan ce garçon de douze ans qui protège Petit Renard. Un vrai-faux mariage entre Anna et Allan est même célébré, au 7ème jour, mis en scène par Anna. Allan comprend le simulacre, trop tard, Petit Renard a disparu. Il annonce alors à Anna les résultats du vote : c’est elle qui devait disparaître. A l’aube du 8ème jour quand l’avion qui a repéré la chaloupe vient sauver les enfants, Allan refuse de monter. Juste après, un avion en rase-motte tire, depuis la salle. Criblé de balles Allan part rejoindre Petit Renard. « Une fois de plus tout est consommé » dit le texte, bien pessimiste.

Au-delà d’un travail de groupe réussi – sur le plateau par les acteurs interprétant les enfants, y compris par ceux qui ne sont pas porteurs de texte – comme dans les réalisations techniques et en coulisses, Thomas Jolly habille somptueusement la théâtralité : par la lumière, spectaculaire sous les brouillards/fumées ou dans l’éblouissement de l’avion sauveur avec sa grande hélice ; par les maquillages appuyés, signes expressionnistes d’une époque ; par la gestuelle travaillée avec l’instabilité de la mer imaginaire ; par la subtile bande son et sa musique lancinante. Une belle entreprise et des acteurs en rodage à qui l’on souhaite Bonne route.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2017

Avec : Youssouf Abi-Ayad, Éléonore Auzou-Connes, Clément Barthelet, Romain Darrieu, Rémi Fortin, Johanna Hess, Emma Liégeois, Thalia Otmanetelba, Romain Pageard, Maud Pougeoise, Blanche Ripoche, Adrien Serre, et Quentin Legrand ou Gaspard Martin-Laprade. Scénographie Heidi Folliet, Cecilia Galli – collaboration au décor Heidi Folliet, Cecilia Galli, Léa Gabdois-Lamer, Marie Bonnemaison et Julie Roëls – costumes, maquillages et coiffures Oria Steenkiste – accessoires Léa Gabdois-Lamer – lumière Laurence Magnée – vidéo et effets spéciaux Sébastien Lemarchand – musique Clément Mirguet – son Auréliane Pazzaglia – collaboration à la mise en scène Mathilde Delahaye, Maëlle Dequiedt. Le texte est publié aux éditions Fourbis (1997).

Du 15 au 30 juin 2017 – Odéon-Théâtre de l’Europe/ Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, 75017 – Métro et RER : Porte de Clichy – www.theatre-odeon.eu – Tél. : 01 44 85 40 40.

 

Réparer les vivants

© Elisabeth Carecchio

D’après le roman de Maylis de Kerangal – Version scénique et mise en scène Sylvain Maurice – Au Théâtre des Abbesses/Théâtre de la Ville.

Un acteur et un musicien dans l’instabilité des décisions à prendre : le premier, Vincent Dissez, porteur d’une histoire de mort et de vie, d’une course contre la montre traduite par un tapis roulant qui lui file sous les pieds ; le second, en surplomb, Joachim Latarjet monté sur une plateforme avec ses instruments – trombone, guitare, piano et voix – porteur du commentaire musical et sorte de conscience, soutient la prise de décision.

Il n’est pas rien de décider du don d’organe. C’est de ce thème dont traite – sous l’angle affectif, médical et éthique – le roman de Maylis de Kerangal qui rencontre, depuis sa publication en 2014, un vif succès public et a reçu de nombreux Prix.

Du surf au petit matin dans des eaux froides avec trois copains, le plaisir de la vie, une passion. L’accident de voiture au retour. Simon, dix-neuf ans, déclaré en état de mort cérébrale. Le médecin qui annonce à la mère, Marianne, que les lésions sont irréversibles mais que le cœur bat encore. L’espoir. Le père et la mère, séparés, devant leur culpabilité, le père pour avoir transmis la passion du surf à son fils, addict aux risques. Tous deux face au choix de faire don du cœur de leur fils ou non, tel que l’énonce l’infirmier spécialiste des dons en vue de transplantation. Comment décider pour Simon, aurait-il choisi d’être donneur, et comment supporter ? Toutes questions auxquelles il devient impossible de répondre avant d’apprendre à conjuguer au passé. Alors que tout laisse à entendre que la réponse s’annonce négative, ils donnent leur accord. Faire entendre à Simon le bruit de la mer une dernière fois, avant la déchirure, tel est le geste demandé.

La machinerie alors se met en marche, il n’y a que quatre heures possibles entre l’incision sur le donneur et la réalisation de la transplantation. Tous sur la ligne de départ : transports, préparation, équipes sous pression, Claire la receveuse de cinquante et un ans, sa vie entre parenthèses de 23h50 jusqu’au réveil six heures plus tard, avec un autre cœur. C’est ce timing, geste après geste, qui est restitué par Vincent Dissez avec une extrême intensité, beaucoup de fluidité et de légèreté dans le corps, comme dans l’inspiration-expiration, des points de suspension traduits en musique qui permettent au spectateur de reprendre souffle, aussi.

Il existe une véritable osmose entre le texte, l’acteur et le musicien, l’environnement scénographie et lumières d’Eric Soyer, qui signe la réussite du spectacle sur un thème pourtant plein de gravité. La clarté et la finesse du travail de mise en scène et de direction d’acteur signé Sylvain Maurice sont à saluer, l’acteur interprétant les différentes partitions : il est le narrateur, le surfeur et ses copains, le médecin, la mère et le père, l’infirmier spécialiste du recueil d’organes, le médecin chargé de la greffe, la greffée. Et le titre, vient d’une parole de Tchekhov dans Platonov, affichée sur la porte d’un Professeur, à l’hôpital : « Enterrer les morts, réparer les vivants. » Une notion de réparation où physique et mental se rejoignent dans une tension qui ouvre sur une ode à la générosité et à la vie. Car il est en le pouvoir du théâtre de faire revivre les morts.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2017

Du 14 au 24 juin 2017, au Théâtre des Abbesses/Théâtre de la Ville. Tél. : 01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com

Avec Vincent Dissez et Joachim Latarjet – D’après le roman de Maylis de Kerangal publié par Verticales/Editions Gallimard – Assistant à la mise en scène Nicolas Laurent – scénographie Eric Soyer – lumières Eric Soyer en collaboration avec Gwendal Malard – composition originale Joachim Latarjet – costumes Marie La Rocca – son Tom Menigault.

 

Medea

© Sanne Peper

D’après Euripide – Texte et mise en scène Simon Stone, artiste associé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe où le spectacle est présenté – en néerlandais surtitré.

C’est la présence de deux enfants d’une dizaine d’années, qui au point de départ et avant que la lumière ne baisse, attire l’attention du spectateur en train de s’installer. L’un est à demi allongé le long d’une corbeille à l’avant-scène, l’autre en bord de plateau, ils vont et viennent. Prologue.

Quand le rideau se lève il dévoile un immense plateau blanc où le sol se fond dans le mur de scène, glacier ou désert à perte de vue, mirage ou psyché, le blanc éblouit. L’horizon se confond avec le sol, la terre avec le ciel. A mi-hauteur un écran où les visages sont repris en gros plan monte et descend, et sert parfois de limite ou de séparation.

Acte 1 scène 1, le retour d’Anna. Dans la famille, Anna, la mère, sort d’un hôpital psychiatrique pour avoir tenté d’empoisonner son époux, Lucas, infidèle, postulat de départ chez Simon Stone. Femme apparemment ordinaire dans une vie ordinaire, Anna rentre et Lucas son (ex) époux l’accueille avec bienveillance, admire une toile qu’elle a peinte et la complimente. On la croit guérie, une seconde chance lui est offerte. Comme une mouette aux ailes blessées elle tente la séduction, espère retrouver l’amour et reconstruire une vie familiale, avec les deux enfants. « Ce soir tu es à moi » dit-elle à Lucas, « je vais te reconquérir. » L’homme est chercheur dans un labo et selon elle « plus amoureux de ses éprouvettes que d’elle.» Elle y travaillait aussi. Et la conversation dévisse quand elle se risque à la question qui la brûle : « Tu l’as revue ? » Elle, c’est Clara, vingt-quatre ans, fille de Christopher, directeur du labo, devenue la nouvelle compagne de Lucas et belle-mère appréciée des enfants. L’arrivée d’Anna perturbe le fragile édifice. A la garde de leur père, les enfants essaient d’approcher leur mère et sont vite pris dans un conflit de loyauté. Passionnés d’images, ils tournent un court métrage et se serrent les coudes. Autour de Médée tout le monde s’inquiète, à commencer par Marie-Louise, assistante sociale chargée de l’accompagner dans sa réinsertion. Le patron du labo, futur beau-père de Lucas, la désavoue et lui demande de rendre son badge d’accès aux espaces de travail. Elle supplie mais il n’y a plus de place pour elle, ni familialement ni professionnellement.

Et l’histoire avance, jour après jour, les relations se dégradent. Une partie de ballon entre Anna et ses fils apporte un semblant d’insouciance, mais Anna boit et la bouteille, avec laquelle elle fait semblant de jouer lui est confisquée. Des déchirements ponctuent ses rencontres avec Lucas. Elle pense à un nouvel emploi dans la vente de livres, et fait lecture d’une scène cruelle : l’histoire d’une femme qui pendant le sommeil de son homme lui coupe le pénis et le jette par la fenêtre. Des connotations sexuelles ponctuent le spectacle. La dégradation de ses relations avec Lucas, pleine de non-dits sur le sexe – qu’elle qualifie de sexto, mi-texto mi-sexejustifie sa tentative d’assassinat. Une des premières questions qu’elle lui lance, à son arrivée : « Tu ne penses plus au sexe ? » Lucas lit Les Métamorphoses d’Ovide, les enfants jouent, traversant le plateau de cour à jardin en roulant sur un fauteuil de bureau. Marie-Louise interroge les garçons sur leurs relations avec Anna et avec Clara. La vie comme elle va, hier comme aujourd’hui. Rien de solennel, rien de mythique.

Trois semaines plus tard… affiché sur écran. Anna ne se réveille pas pour emmener les enfants à l’école, ils la pressent et tentent de la sortir de ses brumes. Pris en étau entre la supporter, la rejeter et la fuir, Lucas essaie de composer. Il annule le voyage aux Iles Fidji prévu avec Clara. Anna essaie de faire pencher la balance en sa faveur. Elle passe un deal avec Lucas : je signe la demande de divorce si « tu me baises ». Il décline, lutte, mais elle ne lâche rien, évaporée et mythomane. Après le passage à l’acte en coulisses et l’arrivée des garçons qui filment la scène, après l’agressivité d’Edgar à l’égard de son père (« Je te hais… ») et le visionnage des ébats devant Clara qui ne laisse rien paraître de son amertume devant Anna, l’étau se resserre et le drame avance. La montée dramatique est vertigineuse.

Deux jours plus tard… Une cendre fine et noire tombe des cintres et petit à petit fait tâche au centre du plateau blanc. Une discussion s’engage entre Anna et Clara pour la garde des enfants : «  Je les ai gardés, je les ai élevés dit la jeune femme. » Clara tente de déjouer la stratégie d’Anna, blessée au poignet après une probable tentative de suicide. Son état se dégrade, elle suit son destin, derniers sursauts avant l’horreur. Anna et Lucas se retrouvent sous la cendre qui continue de tomber. Elle, ne le lâche toujours pas. Alors il abat d’autres cartes et annonce que Clara est enceinte. Hystérique, Anna jette un cri et pleure comme une petite fille. Lui l’immobilise, la parole échangée a valeur de règlement de comptes, rythmée par la logorrhée d’Anna qui donne coup pour coup : « Nous faisions semblant d’être heureux… Nous n’aurions pas dû avoir les enfants, après tu ne me baisais plus… La première fois que j’ai couché avec toi… tu me faisais des cadeaux, tu t’arrangeais pour me rencontrer à la cantine… Tu m’as volé ma carrière… Je t’ai appris à penser… Tu baisais avec la chef de labo je le savais mais j’ai eu le tort de tomber amoureuse de toi…. Tout ce que tu me dois… Prendre les enfants, une mauvaise idée. » Tous deux sont dos au public et se tournent le dos. Elle, se roule dans la cendre.

Nouvelle tentative de se désengager pour Lucas qui annonce sa nomination comme chef de projet en Chine, son départ le lendemain avec Clara et les enfants. Les garçons passent comme des ombres. « Je ne vais pas te laisser faire » dit Anna « Je le peux j’ai la garde des enfants » répond Lucas. Le soir, les enfants partent dîner avec leur mère pour la soirée d’adieux, des enfants à remettre à leur père le lendemain midi. Puis tout bascule, Clara est tuée par Anna d’un coup de couteau dans la gorge, dans la mise en scène ce sont les enfants, mains innocentes, qui versent le sang. S’ensuit une image forte de Clara et de son père, main dans la main, face au public. Puis les appels téléphoniques incessants d’Anna à Lucas préparant son départ. Excédé, pendant un temps il ne décroche plus. Quand il le fait tout est achevé, le geste est accompli. Les enfants sont couchés sur les cendres. Anna les recouvre et continue à parler dans le vide. « Je pensais te sauver, Lucas… J’ai tout sacrifié à ton bonheur.» Puis elle raconte le meurtre : « Devant la télévision je leur ai donné un médicament, je les ai embrassés, ils se sont endormis… Ils seront heureux là où ils vont. » La lumière vire au rose orangé très pâle, couleur indéfinissable des aurores ou de l’au-delà. Marie-Louise poursuit le récit alors que l’immeuble est en feu. Lucas arrive et reste en état de sidération devant les flammes. Zoom sur les corps calcinés. L’écran descend, Lucas reste désespérément seul, de l’autre côté du mur de l’incompréhension.

On est à la fois loin et proche de Médée et de la mythologie, par l’écriture qui ici traverse le quotidien. Le geste de mise en scène est d’une grande force et justesse. Simon Stone s’est inspiré du cas de Deborah Green qui l’avait saisi et fasciné dans les années 90, pour construire son récit. La montée de la tension est très progressive jusqu’au paroxysme tragique et à la déchirure finale. Une musique sourde souligne et soutient les moments les plus sauvages. Résolument contemporaine, cette Médée offre une relecture du mythe, d’une intelligence et d’une sensibilité rares. Les acteurs du Toneelgroep d’Amsterdam – théâtre que dirige Ivo van Hove, où fut créée la pièce en décembre 2014 – sont justes dans les différents registres qui vont du quotidien à la tragédie grecque, et justement dirigés.

Né à Bâle de parents australiens, Simon Stone s’installe en Europe à partir de 2015, adapte et monte les grands textes comme Tchekhov, Ibsen, García Lorca et Wedekind. Il développe un travail fondamentalement collectif, interrogeant le théâtre et cherchant de nouvelles formes, ce qu’il fait et qu’il réussit si bien avec l’infanticide Medea, la mythique, l’intemporelle. Il ré-écrit le mythe et le transpose dans l’ordinaire avec un talent fou qui laisse à la tragédie tout son sens.

Brigitte Rémer, le 22 juin 2017

Avec : Fred Goessens (Herbert) – Aus Greidanus jr. (Lucas) – Marieke Heebink (Anna) – Eva Heijnen (Clara) – Bart Slegers (Christopher) – Jip Smit Fas Jonkers (Marie-Louise). En alternance, les enfants : Faas Jonker ou Rover Wouters, Edgar – Poema Kitseroo ou Stijn van der Plas, Gijs – Traduction Vera Hoogstad, Peter Van Kraaij – dramaturgie Peter Van Kraaij – scénographie Bob Cousins – lumière Bernie van Velzen – son Stefan Gregory – costumes An D’Huys.

Du 7 au 11 juin 2017 – Odéon/Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006 – Métro Odéon et RER B Luxembourg – www.theatre-odeon.eu – Tél. : 01 44 85 40 40

 

 

Jan Karski – Mon nom est une fiction

© Frédéric Nauczyciel pour le CDNO

D’après l’ouvrage de Yannick Haenel – Mise en scène et adaptation Arthur Nauzyciel – Production du Centre Dramatique National Orléans, Loiret, Centre – à La Colline Théâtre National.

Comme le livre – publié en 2009 et qui obtient le Prix Interallié – le spectacle est construit en trois parties. Seule la troisième partie est une fiction. Les deux premières témoignent, sous forme de récit, du génocide des juifs pendant la seconde guerre mondiale. On touche à l’indicible et Jan Karski, de son vrai nom Jan Kozielewski, né à Lodz (Pologne) en 1914, catholique et résistant, fait partie des derniers témoins.

Quelques mots du récit en langue polonaise comme prologue, et le bruit du train. Le premier tableau évoque le tournage du film de Claude Lanzmann, Shoah. Installé dans un fauteuil face à une caméra, un homme (Arthur Nauzyciel) raconte la difficulté du tournage au moment où Jan Karski doit témoigner : « Vers la fin du film, un homme essaye de parler, mais n’y arrive pas. Il a la soixantaine et s’exprime en anglais… Le premier mot qu’il prononce est Now (maintenant). Il dit : Je retourne trente-cinq ans en arrière puis tout de suite il panique, reprend son souffle, ses mains s’agitent : Non, je ne retourne pas, non…non. Il sanglote, se cache le visage et sort du champ. L’homme a disparu, la caméra le cherche. Tandis qu’il revient à sa place, son nom apparaît à l’écran : Jan Karski (USA). Ancien courrier du gouvernement polonais en exil. Ses yeux sont très bleus, baignés de larmes, sa bouche est humide. Je suis prêt, dit-il… »

Le second tableau fait place à la biographie de Jan Karski. Un grand écran à l’avant-scène couvre le plateau. Karski raconte son expérience de la guerre dans Story of a Secret State (Histoire d’un Etat secret) paru aux Etats-Unis en novembre 1944 et traduit plus tard en français sous le titre : Mon témoignage devant le monde. Pendant une vingtaine de minutes, accompagnant le récit de Jan Karski, une caméra zoome sur le tracé du ghetto de Varsovie, le nom des rues qui seront rayées de la carte : Ulica Biala, Ulica Miodowa… une voix de femme au léger accent raconte en off les arrestations, la barbarie, l’arrivée des trains, les jeunes soldats allemands tirant à bout portant, les suicides, les faux amis russes avec Katyn plus tard où seront exécutés tous les gradés de l’armée polonaise, la volonté d’exterminer. « Le pire n’est pas la violence dit-il mais la gratuité de cette violence. » Jan Karski touche ici à quelque chose de vertigineux : il comprend que le mal est sans raison. Il rencontre deux chefs de la Résistance juive. L’un représente l’organisation sioniste, l’autre l’Union socialiste juive, qu’on appelle le Bund. Ils le chargent d’aller informer les Alliés de la nature du génocide, et Karski écrit : « Pour nous, Polonais, c’était la guerre et l’occupation. Pour eux, juifs polonais, c’était la fin du monde. » Ils lui proposent de venir avec eux dans le ghetto, pour témoigner devant le monde. Par deux fois, ils le font entrer par un passage secret qui deviendra pour lui « comme une version moderne du fleuve Styx qui reliait le monde des vivant avec le monde des morts. »

Dans le troisième tableau – qui quitte le témoignage pour la fiction – porteur de ce message d’extermination, Karski découvre qu’on ne l’entend pas. Il évoque la légèreté du Président des Etats-Unis, Franklin D. Roosevelt, qui comme d’autres, l’écoute d’une oreille distraite, font semblant d’être gêné et refuse de croire. La Statue de la Liberté face au spectateur au début du spectacle prend toute sa valeur. Et, sous la plume de Yannick Haenel, Karski dit : « On a laissé faire l’extermination des Juifs. Personne n’a essayé de l’arrêter, personne n’a voulu essayer. Lorsque j’ai transmis le message du ghetto de Varsovie à Londres, puis à Washington, on ne m’a pas cru parce que personne ne voulait me croire. » Théâtralement, ce tableau se passe dans le foyer d’un théâtre, les lustres sont allumés, la musique de la salle de concert parvient aux spectateurs. Karski aime le music-hall et Fred Astaire. Le solo de claquettes syncopées qui fermait la première partie du spectacle – celle du tournage – s’explicite ici. Seul, Karski (Laurent Poitrenaux) poursuit son récit, signé Yannick Haenel refaisant l’histoire à l’envers avec ses deux plongées dans le ghetto, et formule les questions qui le taraudent : pourquoi cette volonté systématique de rayer du monde le peuple juif ? Pourquoi suis-je encore vivant ? Les mots sortent, enfin ! : « J’ai fait l’expérience de l’impossible. Ce jour-là, dans le camp, j’ai vu des hommes, des femmes, des enfants se vider de leur existence, et je suis mort avec eux. Plus exactement, je suis mort après, en sortant du camp. Je n’ai pas compris ce que je voyais dans le camp, parce que ce qui avait lieu se situait au-delà du compréhensible, dans un domaine où la terreur vous conduit, et où elle vous fige. » Une danseuse esquisse quelques pas et clôture le spectacle, représente-t-elle la parole revenue, les terribles nuits blanches de Karski, la conscience du monde, la mémoire ?

Créé en 2011 au Festival d’Avignon, le spectacle depuis sillonne les routes. Arthur Nauzyciel s’est emparé avec précision et délicatesse d’un sujet au départ peu théâtral et qui a valeur de transmission et de résistance, au sens fort du terme. De facture sobre, il délie la parole, en écho au poème dramatique de Yannick Haenel et pose la question de la représentation. Laurent Poitrenaux porte, en troisième partie, la complexité du trouble de Jan Karski, le poids de ses doutes et de ses obsessions, celui de la culpabilité de n’avoir pas été entendu ; les mots sont comme un espace de réparation. Car « Qui témoigne pour le témoin ? » demande Paul Celan sous la plume de l’auteur. Le spectacle est comme une petite musique de nuit mise en scène et en pensée théâtrale par Arthur Nauzyciel, ni didactique ni pédagogique, une trace, et une réflexion sur le monde et l’humain, le rôle du théâtre…

Brigitte Rémer, le 17 juin 2017

Avec Manon Greiner, Arthur Nauzyciel, Laurent Poitrenaux et la voix de Marthe Keller. Vidéo Miroslaw Balka – musique Christian Fennesz – décor Riccardo Hernandez – regard et chorégraphie Damien Jalet – son Xavier Jacquot – costumes José Lévy – lumière Scott Zielinski – Le roman Jan Karski de Yannick Haenel est publié aux Editions Gallimard.

Du 8 au 18 juin 2017 – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020 – Métro : Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr

Biennale nationale de Photographie de Danse 2017

© Olivier Houeix

Mouvement [CAPTURÉ] 3ème édition de la Biennale nationale de Photographie de Danse, à Brive-la-Gaillarde – En partenariat avec Les Treize Arches Scène conventionnée et dans le cadre de Danse en Mai – Production et réalisation Compagnie Pedro Pauwels.

Après Limoges, c’est à Brive que fut programmée la troisième édition de la Biennale nationale de Photographie de Danse initiée par le danseur et chorégraphe Pedro Pauwels dont la Compagnie est implantée en Limousin, désormais Nouvelle-Aquitaine. La première édition, en 2013, mettait à l’honneur le travail du photographe Laurent Paillier avec ses Belles de danse ; la seconde, en 2015, présentait 30 années de danse dans l’œil d’un témoin, à travers 30 clichés emblématiques de l’œuvre de Jean Gros-Abadie. La troisième, en mai 2017, répondant à la commande faite par la Biennale, qui l’a produite, a permis à deux photographes, Olivier Houeix et Nathalie Sternalski, une conversation par images interposées sur le thème Viril mais correctUn dialogue photographique à propos de la danse masculine.

Olivier Houeix a capté les mouvements de nombreux chorégraphes et danseurs comme Michele Anne de Mey, Lucinda Child, Philippe Decouflé, Mats Ek, Thierry Malandain, Régis Obadia et beaucoup d’autres. Il parle de son parcours : « Durant ces années, j’ai piégé dans mes boîtiers d’innombrables instants d’une extrême photogénie, rares, fragiles, furtifs et tous uniques. Avec la conviction d’être plus cueilleur que chasseur d’images, car je ne prenais que ce qui s’offrait à voir… » Nathalie Sternalski couvre de nombreux festivals (Avignon, Marseille, Montpellier Danse, festival de danse de Cannes, etc) et a photographié elle aussi, de nombreux chorégraphes comme Pina Bausch, Dominique Boivin, Caroline Carlson, Sidi Larbi Cherkaoui, Herman Diephuis, Odile Duboc, Emio Greco et de nombreux autres. « Ce que je recherche dans la photo de danse est un croisement entre la fragilité du mouvement en limite de l’équilibre et une incarnation charnelle/passionnelle de l’interprète. Comme une extase, un instant suspendu» dit-elle. Les deux photographes ont joué le jeu des questions-réponses, positionnements-retraits, actions-réactions, la règle définie proposait à Olivier Houeix de lancer ses bouteilles à la mer c’est-à-dire ses photographies de danse, Nathalie Sternalski avait pour cahier des charges de les décoder et de réagir en faisant des contre-propositions : image contre image, danse et contredanse, détours et contours. Le résultat de ce dialogue en images, s’est construit sous le regard du directeur de la Biennale, Pedro Pauwels et l’analyse du critique de danse, Philippe Verrièle replaçant les photographies dans le mouvement chorégraphique général et donnant un éclairage sur les pièces racontées par chaque photographie. L’exposition a été inaugurée le 11 mai à la librairie Cultura de Brive autour de sept thématiques : L’Envol, La Fragilité, La Fraternité, L’Héroïsme, L’Ironie, La Tenue, La Virtus. Elle interroge la figure de l’homme danseur, encore pleine de préjugés, en réalité un beau sujet philosophique, artistique, éthique, et miroir de notre société.

D’autres expositions se sont tenues parallèlement, autres regards sur la danse et leurs interprètes : au Musée Labenche-Musée d’Art et d’Histoire de la ville de Brive, l’exposition La Danse autour de moi avec des photos réalisées par les habitants du Limousin, jeu de colin-maillard entre les œuvres traditionnelles dans leur traversée des siècles et le regard de jeunes photographes locaux, menant à un réel jeu de piste pour les repérer. Dans la petite salle des Treize Arches, trois photographes présentaient leur travail sous le titre Mouvements capturés : Anne Perbal, danseuse et chorégraphe, travaille sur le lieu et la matière dans un univers visuel élaboré en osmose avec un/une photographe ; Patrik André, photographe et vidéaste, passionné de cheval et fin cavalier, travaille sur la vibration et le rapport au vivant, liant le corps et l’âme  – anima – rapport qui, dit-il, le structure et nourrit toute son œuvre ; Eric Boudet expose la rétrospective d’un travail effectué au fil du temps sur la lumière, le mouvement, sa vitesse et son sens. Des clichés réalisés à partir de la performance Invisibles rêveurs de Muriel Corbel ont été projetés sous le titre Performance à photographier. Plusieurs actions se sont également inscrites dans l’ancrage territorial voulu par Pedro Pauwels, avec la présence de la danse dans la vie locale et le développement d’actions artistiques : une animation du centre ville avec des performances dansées dans les vitrines des boutiques du cœur de ville par de jeunes danseurs et danseuses pleine de vie et d’imagination, de Brive, Limoges et du Centre chorégraphique James Carlès de Toulouse. La danseuse et performeuse Lilas Nagoya crée une dynamique de feu avec un imaginaire et une prise de risque à décorner les bœufs. Les photographies d’Olivier Soulié, photographe attaché au Théâtre des Treize Arches, semées tels de petits cailloux blancs dans la ville, accompagnaient les performances.

Autres manifestations, les tables rondes qui permettent l’expertise et l’échange. La première, sur le thème Médiation culturelle et photographie de danse, quelle rencontre pour quelle métamorphose ? a invité les représentants d’institutions culturelles – Musée Labenche, DRAC Nouvelle-Aquitaine, Education Nationale – à croiser leurs regards avec les photographes et chorégraphes et, par l’expertise des partenaires, à présenter les actions menées en direction des publics. « La médiation représente l’impératif social majeur de la dialectique entre le singulier et le collectif et de sa représentation dans des formes symboliques » dit Bernard Lamizet, professeur à Sciences Po Lyon. Une seconde table ronde sur le thème Comment la photographie entre dans le processus de création des chorégraphes a permis aux chorégraphes et photographes de parler de leurs méthodes de travail et des interactions entre la danse et l’image, le poétique et le numérique et de s’interroger sur la photographie de danse entre silence et bavardage, sensations et images de synthèse, création et innovation.

Philippe Verrièle, journaliste, critique, pédagogue et écrivain a fait une belle conférence sur Serge Lido ou l’invention d’un genre, à partir de la démarche et des photos de cet « inconnu le plus célèbre de la danse » en réalité Sergiev Lidov, qui a quitté la Russie avec sa famille au moment de la Révolution, a photographié les stars et la danse – les stars, plutôt que la danse – et mélangé le glamour au cinéma et à la chorégraphie.

« La photographie de danse doit d’abord dire la danse, et le corps dansant énonce » formule Jacques Bachand travaillant sur l’idée de danse et altérité à l’Université du Québec. L’idée d’une Biennale de la photographie de Danse ne tombe pas du ciel ni des hauts plateaux. Elle est due au travail acharné de Pedro Pauwels qui la développe au fil des années avec une petite équipe de fidèles et beaucoup de ténacité. La confrontation transdisciplinaire entre arts de la scène et arts visuels, la rencontre artistique avec une ville et ses publics et les partenariats qui se tissent, ouvrent sur des espaces de recherche, d’émotions et de convivialité rares. « On ne peut pas mentir en dansant, car si l’on mentait, on ferait de soi-même, de son propre corps, un mensonge. Or le corps ne peut pas mentir » dit le chorégraphe Jiří Kylián, ce que ni les photographes capteurs de danse ni Pedro Pauwels, artisan du Corps capturé, ne sauraient nier.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2017

Du 11 au 28 mai 2017 à Brive-la-Gaillarde. Les Treize Arches Scène conventionnée, Musée Labenche, librairie Cultura. Site : www.cie-pedropauwels.fr

Participaient aux tables rondes : 1/ Médiation culturelle et photographie de danse, quelle rencontre pour quelle métamorphose ? Françoise Augaudy, directrice du Pôle Arts et Patrimoine de la ville de Brive et directrice du Musée Labenche ; Jean-Paul Barthout, conseiller pédagogique départemental de la Corrèze – Olivier Houeix, photographe – Pedro Pauwels interprète et chorégraphe, directeur de la Compagnie Pedro Pauwels, directeur de la Biennale – Nathalie Sternalski, photographe – Marianne Valkenburg, conseillère Musique et Danse/Drac Nouvelle Aquitaine (Limoges) – Modération Brigitte Rémer – 2/ Comment la photographie entre-t-elle dans le processus de création des chorégraphes ? Anne Perbal, chorégraphe et photographe – Carole Vergne, interprète et chorégraphe – Gaël Domenger, infographe, responsable du laboratoire de recherche chorégraphique au CCN de Biarritz – Modération Philippe Verrièle.

 

L’enfant cachée dans l’encrier

© Raphaël Arnaud

Texte et mise en scène Joël Jouanneau – Théâtre de la Ville/Théâtre des Abbesses, dans le cadre des Parcours enfance et jeunesse

Il décline une langue bien à lui, Joël Jouanneau. Les verbes ne sont pas conjugués, les mots sont cachés ou détournés, toujours imagés, toujours légers. Dans la salle les groupes scolaires se suspendent à la magie ambiante, celle des mots comme celle du plateau.

L’histoire est au passé. Un homme aux cheveux blancs et redingote noire revient dans le château de son père où il passait les vacances autrefois, à Pré-en-Pail. Un domestique se chargeait de lui car son père, amiral, était absent chronique et souvent l’oubliait. Ses jouets et ses livres, son cartable et son ardoise recouverts de poussière, sont à la même place. Il leur redonne doucement vie mais surtout retrouve le cahier de ses sept ans, qu’il relit et revit. Toutes les aventures, émotions, inquiétudes et attentes vécues remontent à la surface.

Lui, transforme le plateau en radeau et navigue seul au milieu des flots, traverse les ouragans et entend une petite voix qui l’appelle, sortant d’un encrier : « Ellj… ! » Il y découvre, au fond de l’encrier, une petite sœur nommée Annj qu’on lui avait cachée et qui demande à être délivrée. « Et durant cet intrépide voyage, il va surtout comprendre pourquoi il a choisi de vivre sa vie à l’infinitif définitif et plus que parfait, plutôt que de perdre son temps à le conjuguer. »

Sur son cahier d’écolier Ellj écrit la suite de l’histoire avec des sauts dans le temps, dans l’avant et avec l’après, mais la voix entendue lui revient en boucle et l’obsède. L’imaginaire travaille, les temps se télescopent. La magie passe dans les mots qui tournent leurs pages, dans les lumières et les objets de ce temps de l’enfance. Chaque geste du jeune/vieil homme incarné par Dominique Richard est une note de musique, un signe, un pan de sensibilité écorchée.

Depuis des années Joël Jouanneau décline dans ses textes le pays de l’enfance, avec concentration et fantaisie. Sa poétique est attachante. On y trouve du chagrin, de l’émotion, des couleurs, la nature et le rêve. Il tord les mots et la matière théâtrale autant que musicale à travers des opéras pour enfants, travaille pour la radio et la télévision avec la même intelligence et sensibilité. Il est à l’origine de la collection Heyoka-Jeunesse créée pour Actes-Sud Papiers il y a une vingtaine d’années. Au-delà de son engagement pour la jeunesse Jouanneau met en scène les grands auteurs comme Samuel Beckett et Thomas Bernhard, et adapte les textes de Robert Walser, Dostoievski et Elfriede Jelinek. Avec L’enfant cachée dans l’encrier il est comme un homme orchestre qui, à l’adresse d’un jeune public, transforme le langage en nuages et le plomb en or.

 Brigitte Rémer, le 6 juin 2017

Avec Dominique Richard. Scénographie et costumes Vincent Debats – son Samuel Favart – lumières Thomas Cottereau – régie lumières Jean-François Durante – régie son Philippe Boinon. Le texte est édité aux éditions Actes Sud-Papiers, collection Heyoka Jeunesse (7 à 12 ans).

Du 29 mai au 2 juin, au Théâtre des Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro Abbesses – www. theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77

 

Nicht Schlafen (ne pas dormir)

© Chris van der Burgh

Mise en scène Alain Pla­tel avec les Ballets C de la B – composition et direction musicale Steven Prengels – à la MC 93 Bobigny.

La MC93 a ré-ouvert ses portes à la fin du mois de mai après trois ans de fermeture. Sa rénovation a permis le réaménagement de la salle de huit cents places Oleg Efremov, la création d’une nouvelle salle modulable de deux cent vingt places, d’un studio et d’une salle de lecture, la réhabilitation du hall d’accueil, ouvert sur la ville.

C’est Alain Platel qui inaugure la salle Oleg Efremov avec une nouvelle pièce, Nicht Schlafen (Ne pas dormir) pour neuf danseurs. Eclectique, il trouve son inspiration dans les chants et symphonies du grand compositeur autrichien Gustav Mahler mêlés aux traditions polyphoniques des chanteurs et danseurs congolais Boule Mpanya et Russell Tshiebua, en contrepoint. Au pupitre, le compositeur belge Steven Prengels qui crée les paysages sonores du chorégraphe depuis une huitaine d’années, et le dramaturge musical Jan Vandenhouwe.

Mort en 1911 Mahler marque le passage entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle qui ouvre sur une période d’incertitude et de chaos, Alain Platel s’introduit dans ce chaos. Son spectacle, sorte de cérémonie primitive et sacrificielle – à laquelle les danseurs se préparent au cours d’un prologue débutant avec l’entrée des spectateurs – reflète le monde de violence du début XXème, qui se superpose aux incertitudes d’aujourd’hui. Une toile, sorte de peau aux trous béants par endroits, cerne l’espace scénique et ressemble à une toile abstraite qui se métamorphose au gré de la lumière. Au centre, une sculpture monumentale de chevaux morts, éventrés. On dirait un paysage d’après la bataille, une apocalypse.

Après leur rituel de mise en condition et concentration, les danseurs se lancent dans un combat acharné semblable à une mise à mort de tous et de chacun : vêtements déchirés, coups, crachats, provocations et agressions, violences, en sont le vocabulaire. Une danseuse parmi les hommes combat avec la même volonté et la même force qu’eux. Le groupe, tout au long du spectacle, est sur le plateau, il est la clé du travail du metteur en scène-chorégraphe. A certains moments se forment des duos et des trios, offrant au spectateur de courtes respirations, avant de se fondre à nouveau au groupe. Comme le souligne Hil­de­gard De Vuyst, dramaturge : « L’équipe de danseurs avec lesquels Alain Platel se lance dans cette recherche se compose aussi bien d’anciens que de nouveaux venus. Homme-femme, noir-blanc, juif-arabe, danseur-chanteur, autant de différences qui traversent cette équipe et sur lesquelles le metteur en scène fait résolument primer le collectif. » Chaque danseur devient aussi l’esquisse d’une typologie de personnages allant du bouc émissaire au traitre et du pervers à l’arrogant, mais derrière la mort et le néant demeure un fort instinct de vie.

Alain Platel se penche sur le XXème siècle naissant, à la lumière de l’ouvrage de l’historien Philipp Blom dont Les Années vertigineuses : Europe, 1900-1914 décrit cette période troublée d’avant la Première Guerre Mondiale. La mondialisation, le terrorisme et les tensions sociales en sont les thèmes récurrents qui mèneront à la Première Guerre mondiale. « Tout ce que je lis ces derniers jours à propos de Donald Trump ou d’Erdogan, de la terreur de Daesh, du Brexit et du nationalisme partout en Europe, présente de nombreuses parallèles inquiétants avec l’époque à laquelle vivait Mahler » dit le chorégraphe. Moderniste s’il en est, Platel joue sur la transgression et les fragmentations de la musique de Mahler où se mêlent musique juive, mélodies traditionnelles et musiques de danse, marches militaires et marches funèbres, tout ce qui participe de l’univers du compositeur enfant –  dont six de ses frères et sœurs sont morts en bas âge. Platel part de morceaux lents et ouvre ensuite sur des compositions plus nerveuses. Il mêle les chants polyphoniques africains de Boule Mpanya et Russell Tshiebua et une composition de Steven Prengels, basée sur l’enregistrement de breathing animals par K49814, créant ainsi sa propre écriture scénique et musicale.

La dramaturgie de cette pièce livre un geste chorégraphique fort et au-delà de l’apparente confusion et de la violence, apporte un souffle vital et une grande émotion, de la maitrise, un langage. Depuis une trentaine d’années, Alain Platel, orthopédagogue de formation, metteur en scène tout autant que chorégraphe, base son travail sur le collectif. Avec les ballets C de la B, il parle de l’humain et passe de l’exubérance à l’introspection. Nicht Schlafen (Ne pas dormir) lui permet aussi d’explorer les régions sombres de l’humanité et de l’inhumanité collectives, dans un contexte de grande violence, celui d’hier comme celui d’aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 2 juin 2017

Création et interprétation : Bé­ren­gère Bodin, Boule Mpa­nya, Dario Ri­ga­glia, David Le Borgne, Elie Tass, Ido Ba­tash, Ro­main Guion, Rus­sell Tshie­bua, Samir M’Ki­rech – dramaturgie Hil­de­gard De Vuyst – dramaturgie musicale Jan Van­den­houwe – assistance artistique Quan Bui Ngoc – scénographie Ber­linde De Bruy­ckere – création lumière Carlo Bour­gui­gnon – création son Bar­told Uyt­ters­prot – création costumes Do­rine De­muynck.

Du 23 mai 2017 au 27 mai 2017 – MC 93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine 93000 Bobigny – Métro Bobigny Pablo-Picasso. www.MC93.com – Tél. : 01 41 60 72 72 – En tournée les 8 et 9 juin 2017, Le Lieu Unique, Nantes – les 12 et 13 juin 2017, Théâtre de l’Archipel, Perpignan.

 

 

Amphitryon

© Larissa Guerassimtchouk

Texte de Molière – Mise en scène Christophe Rauck – avec les comédiens de l’Atelier-Théâtre Piotr Fomenko (Moscou) – Spectacle en russe surtitré en français.

Issus du GITIS – Académie russe des arts du théâtre à Moscou – les huit acteurs d’Amphitryon ont été formés par le grand pédagogue et metteur en scène Piotr Fomenko à la fin des années 80. Dans la dynamique de leur période estudiantine, en 1993, ils se regroupent pour former l’Atelier-Théâtre avec et autour du maître, présentent plusieurs spectacles qu’il a mis en scène dont Loups et Brebis d’Alexandre Ostrovski au Festival d’Avignon en 1997, et Guerre et Paix au Festival d’Automne en 2002. Les Fomenkis comme on les appelle, forment l’épine dorsale de cette célèbre troupe de l’Atelier-Théâtre Fomenko, haut lieu du théâtre russe composé de cinquante-deux comédiens, six metteurs en scène et trente-quatre spectacles à l’affiche.

Christophe Rauck – actuellement directeur du Théâtre du Nord à Lille après avoir dirigé le TGP de Saint-Denis, de 2008 à 2013 – rencontre Piotr Fomenko en 2007, puis en 2010, lors de ses tournées en Russie avec Le Mariage de Figaro de Beaumarchais, qu’il avait monté à la Comédie Française. Le metteur en scène-directeur russe l’invite à travailler avec ses acteurs de l’Atelier-Théâtre et à élaborer un spectacle, c’est la première fois qu’il introduit un metteur en scène étranger. A sa disparition, en 2012, son successeur, Evgueni Kamenkovitch, reprend l’idée d’un projet commun. Amphitryon est choisi et voit le jour, en langue russe. Le spectacle est créé le 31 janvier 2017 à Moscou, à l’Atelier-Théâtre sur la rive de la Moskova, puis joué à Lille au Théâtre du Nord avant d’être présenté au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Tout le travail est passé par le filtre de la traduction.

Amphitryon est une comédie en trois actes et en vers, s’inspirant fortement de l’Amphitryon de Plaute. C’est une pièce sur le pouvoir, le choix est judicieux car Fomenko dans son pays avait entretenu des rapports difficiles avec les institutions. Molière l’écrit en 1667 après le scandale de Tartuffe en sa seconde version, suivi de l’obligation de fermer son théâtre. Amphitryon est représenté en janvier 1668 et met en scène Jupiter, vraisemblable métaphore du Roi-soleil. Molière y tient le rôle de Sosie. La pièce débute par un Prologue au cours duquel Mercure demande à la Nuit de retarder l’arrivée de l’aurore. Jupiter en effet est épris d’une « terrienne », Alcmène, épouse d’Amphitryon parti faire la guerre, et s’apprête, en revêtant les traits de l’époux, à descendre sur terre séduire la belle. Mercure l’accompagne et se métamorphose en Sosie, valet d’Amphitryon. Le plan diabolique se met en place et Jupiter, sous les traits d’Amphitryon, se glisse dans le lit d’Alcmène. S’ensuivent quiproquos et fâcheries, scènes de ménage et ruptures, jusqu’au dévoilement par Jupiter-Amphitryon lui-même secondé de Mercure-Sosie, du subterfuge. Du ciel où il est remonté, Jupiter fait savoir à Amphitryon que de son union avec Alcmène va naître un fils, Hercule.

Pouvoir, humour, fantaisie et romantisme sont les mots clés de cette pièce d’ombre et de lumière, en même temps que trahison, jalousie et manipulation. La scénographie est belle et sert remarquablement le propos de dédoublement des personnages et de duplicité, elle est signée d’Aurélie Thomas. Un immense miroir suspendu dans les airs témoigne des intrigues et énigmes, reflète et démultiplie les personnages sous les lumières d’Olivier Oudiou. La scène aux dix chandeliers est particulièrement réussie. Le Prologue se passe dans les hauteurs près des cintres, sur une élégante passerelle où Jupiter rencontre la Nuit, tous deux de blanc vêtus. Les acteurs sont exceptionnels, se jouant des personnages tout en les jouant et épousant avec une apparente facilité les méandres des alexandrins et octosyllabes de Molière, traduits. Dans le jeu du dédoublement des personnages, Jupiter ne ressemble pas à Amphitryon et pourtant se fait passer pour, et Mercure ne ressemble en rien à Sosie auquel il se substitue. Dans le prolongement de ces jeux en miroir, Christophe Rauck souligne la gémellarité en distribuant côté femmes deux sœurs jumelles pour l’interprétation d’Alcmène et de Cléanthis, sa suivante et épouse de Sosie. Si le jeu des doubles est écrit par Molière en ce qui concerne les hommes, le dédoublement côté femmes est imaginé par le metteur en scène, et cela crée encore plus de trouble et d’illusion. Entre dérision, désirs, vertige et déraison, les personnages se perdent et perdent les spectateurs, de ciel à terre.

Le directeur du Théâtre du Nord non seulement met en scène Amphitryon dans la langue de Molière traduite mais il mêle dans ce projet d’échanges avec la Russie un volet pédagogique, offrant l’opportunité de fructueuses interactions entre les élèves de l’Ecole du Nord à Lille et ceux du GITIS à Moscou. Beauté, intelligence et professionnalisme servent la rencontre entre des acteurs de haut niveau et un talentueux metteur en scène. Le plaisir du jeu est communicatif et ouvre sur le plaisir de théâtre.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2017

Avec : Ksenia Koutepova (Alcmène) – Polina Koutepova (La Nuit, et Cléanthis) – Karen Badalov (Sosie) – Andrei Kazakov (Amphitryon) – Oleg Lioubimov (Naucratès) – Vladimir Toptsov (Jupiter) – Ivan Verkhovykh (Mercure) – Roustem Youskaïev (Argatiphontidas). Dramaturgie et assistanat à la mise en scène Leslie Six – scénographie Aurélie Thomas – création lumière Olivier Oudiou – création sonore Xavier Jacquot – costumes Coralie Sanvoisin – Production Théâtre-Atelier de Piotr Fomenko Coproduction et production déléguée de la tournée française Théâtre du Nord / CDN – Lille-Tourcoing – Région Hauts de France Avec le soutien de L’Institut Français dans le cadre de son programme Théâtre Export et de l’Institut français de Russie.

Du 20 au 24 mai 2017, au Théâtre Gérard Philipe-CDN de Saint-Denis, 59 Bd Jules Guesde, 93207 Saint-Denis Cedex. Métro : Saint-Denis Basilique. Tél. : 01 48 13 70 00

Le froid augmente avec la clarté

© Jean-Louis Fernandez

Librement inspiré de L’Origine et La Cave, de Thomas Bernhard – Conception et mise en scène Claude Duparfait – La Colline Théâtre National.

Des cinq romans autobiographiques publiés par Thomas Bernhard entre 1975 et 1982, Claude Duparfait, artiste associé au Théâtre national de Strasbourg, extrait deux récits, L’Origine et La Cave. A partir de cette matière première et mémoire vive, il met le projecteur sur la jeunesse de Bernhard, l’enfant peu désiré né de père inconnu en 1931. En exergue, les liens qui l’unissent à son grand-père, dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale. A l’âge de treize ans pourtant Thomas est envoyé étudier dans un internat dirigé par l’officier nazi Grünkranz. Le réduit à chaussures qui lui est dédié pour l’apprentissage du violon devient son univers. Il ne pense alors qu’au suicide. Après en être sorti, le voici contraint de retourner dans ce même établissement un peu plus tard, en 1945. L’internat a changé de figures tutélaires donc de codes. Des croix remplacent les portraits hitlériens mais l’oppression est la même. « Le monde est une sorte d’hiver…» Deux ans plus tard, un beau matin de ses seize ans, Thomas prend son destin en mains et change de trajectoire. Oubliant le lycée il se dirige vers l’office du travail pour chercher une place d’apprenti.

Ainsi est l’argument construit par le metteur en scène à partir de la tendresse du grand-père envers son petit-fils, de la haine qu’exprime Thomas à l’égard de son pays, l’Autriche et de sa ville, Salzbourg. Cette haine restera à la source de son oeuvre. Le titre du spectacle, Le froid augmente avec la clarté, reprend les mots du discours que Thomas Bernhard avait prononcé en 1965 quand il reçut le Prix de la Fondation Rudolf-Alexander-Schroeder : «  Nous sommes terrifiés par la clarté qui constitue soudain notre monde ; nous gelons dans cette clarté ; mais nous avons voulu ce froid, nous l’avons suscité, nous ne devons donc pas nous plaindre du froid qui règne maintenant. Le froid augmente avec la clarté. Désormais régneront cette clarté et ce froid. Une clarté plus haute et un froid bien plus hostile que nous ne pouvons l’imaginer. »

Partant de la force des mots ciselés par Bernhard, de la tension de la situation, de l’enfance confisquée dans une période tourmentée et destructrice, la proposition de mise en scène n’est pas très convaincante. Le fil conducteur passe par un pupitre d’écolier placé à l’avant-scène jardin. Sorte de double de Thomas Bernhard, Duparfait  s’y tient, mais ce n’est pas tant l’acteur qu’on voit qu’un metteur en scène aux aguets et au sourire crispé. Peut-être eut-il été plus intéressant, dans un univers si complexe comme l’est celui de Bernhard, de faire le choix de la mise en scène ou de celle du jeu. Dans Des arbres à abattre qu’il avait co-mis en scène avec Célie Pauthe en 2012, spectacle dans lequel il jouait, sa présence était forte. Avec Bernhard tout est torturé, labyrinthique et passionné, tout est au cordeau, Krystian Lupa l’a récemment montré avec la magnifique trilogie qu’il présentait au dernier Festival d’Automne. Ici, la rencontre est ratée.

Dans le parti-pris du montage des textes, chaque acteur devient à tour de rôle l’auteur. Forts de leur expérience, Thierry Bosc et Annie Mercier s’en tirent, le premier en grand-père néanmoins à la frange de la caricature, la seconde sorte de Simone Signoret portant un texte d’une grande brutalité ; les deux jeunes en revanche, Pauline Lorillard et Florent Pochet s’en sortent moins bien même si le jeune Thomas, à certains moments, déploie ses ailes et transmet de l’émotion. Par ailleurs l’espace scénique est fermé et réduit, la première scène de la rencontre entre Thomas et son grand-père racontant le rêve blanc du petit-fils débute devant un rideau fermé et très peu d’espace. Deux moments de rupture cassent la linéarité du spectacle : au premier, quelques lames de parquet sont retirées qui pourraient évoquer l’ouverture de tombes mais il n’en est rien ; cela prépare la seconde rupture, quand les rideaux tombent que le parquet est totalement retiré, images de guerre et de chaos, et représentation du sous-sol dans lequel Thomas fait son apprentissage. Les lumières passent alors par le sol et par une verrière du toit, et la théâtralité commence à vivre.

Petite musique de mort et de jeunesse perdue, désarroi d’un enfant coincé dans un moment de l’Histoire du monde où se perdent les références et dans la violence de l’arbitraire de son pays, on ne retrouve pas dans ce spectacle l’inquiétante étrangeté ni la force créatrice de Thomas Bernhard.

Brigitte Rémer, le 20 mai 2017

Avec : Thierry Bosc, Claude Duparfait, Pauline Lorillard, Annie Mercier, Florent Pochet. Assistanat à la mise en scène Kenza Jernite – scénographie Gala Ognibene – son et image François Weber – lumière Benjamin Nesme – costumes Mariane Delayre – participation musicale au piano pour l’enregistrement de Ich bin der Welt extrait des Rückert-Lieder de Gustav Mahler François Dumont – régie générale Frédéric Gourdin. Les récits L’Origine et La Cave, de Thomas Bernhard sont publiés aux Editions Gallimard.

Du 19 Mai au 18 Juin 2017 (du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h) – La Colline Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – Métro : Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr