Archives de catégorie : Arts de la scène

Nour / ليلة النور

Nuit de lumière, célébration poétique de la langue arabe, avec l’Institut du Monde Arabe – Direction artistique et mise en scène, Julien Collardelle, Radhouane El Meddeb – Création le 15 juillet 2025 au Festival d’Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph.

Qui suis-je ?  Je suis ma langue / أنا لغتي

© Christophe Raynaud de Lage

Nour est une veillée, une forme d’urgence, une Nuit de lumière qui met la langue arabe sur le devant de la scène, langue élue pour l’édition 2025 du Festival d’Avignon. Une vingtaine d’acteurs et d’actrices ont dit, chanté, psalmodié et proféré les textes et la poésie, savante et populaire, nous invitant à traverser le temps.  De l’antéislamique avec ses ensembles de poèmes, les Mu’allaqât, au raï, des mâqams originels au rap d’aujourd’hui, de l’arabo-andalou à la musique soufie, de la Geste au récit, cette unique soirée a décliné les thèmes fondateurs de la langue, des arts et de la culture arabes. « La poésie humanise l’Histoire » disait Mahmoud Darwich. Nour est aussi un geste de résistance pour « dénoncer les discriminations et les dictatures, le génocide à Gaza et l’anéantissement programmé de la Palestine » rappellent en introduction Julien Collardelle et Radhouane El Meddeb, organisateurs de la soirée. « Après la tempête il reste quoi de la ville, après la tempête il reste quoi de moi ?… »

© Christophe Raynaud de Lage

Les artistes marchent vers nous, du fond de la scène. Ils font groupe et viennent de tous les pays du Moyen-Orient, de Beyrouth, Haïfa, Palestine, Alexandrie, Damas, Abu Dhabi, Amman, Baghdad. Une première actrice prend la parole. Les textes se lisent et se disent en langue originale, ils sont traduits et lus en français ou défilent sur écran, ainsi que des projections et le nom des poètes. « Nous étions sur le chemin, puis les hirondelles se sont envolées, comme les maisons. Les femmes de partout les ont accueillies, les hirondelles ont migré, carnage après carnage. »

Ils sont tous musiciens, chanteurs, comédiens, danseurs et diseurs, tous talentueux, tous engagés, certains connus d’autres moins, tous dans cette même communion pour célébrer la langue arabe. Ils déploient toutes les tessitures de voix et nombre d’instruments entre autres flûte, violoncelle, bendir et percussions, guitare, contrebasse, qanoûn, piano, trombone, claves, mizmar, etc. Ils donnent leurs vibrations et rythmes en partage. « Ils ont pris mon amour et sont partis vers le nord. Ô colombe qui survole les cieux de Damas, ô Damas l’heure est venue, lève-toi ! »

© Christophe Raynaud de Lage

La Cour du Lycée Saint-Joseph se remplit de leurs mots. Une poétesse mystique du VIIIème siècle succède au poète syrien Burhân al-Dîn, à Rûmî le philosophe persan et Hussein Mansour Al-Hallaj de Baghdâd, à Mohamed Sghaïer Ouled Ahmed de Tunisie, au poète palestinien Mohammed Al Qudwa originaire de Gaza, à la poétesse et performeuse Asmaa Azaizeh née à Dabbouriyeh (Galilée) vivant à Haïfa, au linguiste et poète libanais Saïd Aql, au grand poète de Baghdad al-Mutanabbī, et à tant d’autres. Les siècles se mélangent. Mystiques et profanes font vibrer la Cour du Lycée Saint-Joseph dans la beauté et la musicalité de la langue. « Mes larmes ont trahi ce que je voulais taire. »

© Christophe Raynaud de Lage

Jack Lang a voulu cette soirée, réalisée en partenariat avec L’Arabic Language Center d’Abu Dhabi et le Festival d’Avignon, lui qui n’a de cesse de défendre ardemment le plurilinguisme et la langue arabe en tant que Président de l’Institut du Monde Arabe. Le passé et le présent se mêlent, croisant les textes ancestraux à ceux des contemporains. Ces écritures célèbrent la nature, l’amour et l’érotisme, le sublime et l’invisible, le sacré et le populaire, le destin humain et croisent vie quotidienne, mythes, exil, révolte, résistance et liberté.

Nour est une soirée de lumière et de sens, de partage, qui rassemble de nombreux talents à travers des thématiques fondatrices. C’est une superbe initiative! « Voici ma langue, collier d’étoiles au cou de ceux que j’aime. Soyez le confluent entre mon corps et l’éternité du désert. »

Brigitte Rémer, le 28 juillet 2025

Avec : Lynn Adib, Mohammed Al-Qudwa, Nadim Bahsoun, Rim Battal, Nawel Ben Kraïem, Walid Ben Selim, Rodolphe Burger, Abo Gabi, Nidhal Jaoua, Naïssam Jalal, Ahmad Katlesh, Sary et Ayad Khalifé, Xamter Laureti, Mahdi Mansour, Emel Mathlouthi, Xalter Maureti, Abdullah Miniawy, Hala Mohammad, Ashtar Muallem, Jumana Mustafa, Lobna Noomen, Maryam Saleh, Naghib Shanbehzadeh, Samaa Wakim – Direction artistique et mise en scène, Julien Collardelle, Radhouane El Meddeb – Vidéo Randa Mirza – Consultants poésie Rima Abdul-Malak, Farouk Mardam-Bey – Direction technique Manuel Desfeux – Régie son Stéphane Bureau, Audrey Schiavi – Coproduction Institut du Monde Arabe avec le soutien de Abu Dhabi Arabic Language Centre, Festival d’Avignon – Avec le soutien de Souffle collectif – Remerciements à Jalila Bouhalfaya-Guelmami et son équipe, et à la Bibliothèque de l’IMA.

Nour / Nuit de lumière, célébration poétique de la langue arabe – Création le 15 juillet 2025 au Festival d’Avignon, Cour du Lycée Saint-Joseph, 62 rue des Lices, Avignon – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Yes Daddy / حاضر يا أبي  

Texte et mise en scène Bashar Murkus – Dramaturgie et production Khulood Basel – Avec Anan Abu Jabir, Makram J. Khoury – (Palestine) – Première en France dans le cadre du Festival d’Avignon, Théâtre Benoît XII – spectacle en arabe, surtitré en français et en anglais.

© Khulood Basel

Bashar Murkus et Khulood Basel ont pour arme le théâtre et leur engagement avec le Khashabi Theatre qu’ils ont créé en 2011 avec d’autres artistes palestiniens, à Haïfa, au nord d’Israël. Ils étaient venus au Festival d’Avignon en 2021 présenter The Museum et en 2022, Milk. Même si le lieu où ils travaillaient jusqu’en avril dernier leur a été confisqué, ils poursuivent, écrivent, jouent, cultivent leur indépendance et construisent des utopies. Difficile, quand Gaza / غزة en traduction la forte, les hante et qu’ils constatent l’impuissance, y compris de l’art, face à la tragédie, au génocide.

Ils présentent à Avignon leur dernier spectacle, Yes Daddy / حاضر يا أبي où la maison, symbole de protection et d’intimité, est d’une certaine manière, le troisième personnage. Et ils tordent ce concept jusqu’au trouble et en font un lieu de détresse. Deux hommes s’y affrontent, un vieil homme, dans le désarroi et la solitude, qu’interprète brillamment Makram J. Khoury, l’un des plus grands acteurs palestiniens, et Anan Abu Jabir un jeune acteur, brillant lui aussi dans l’art de la métamorphose.

© Khulood Basel

Dans un cercle de lumière, le jeune – est-ce Amir, ou bien Samer ? – accueille le public, au titre de la bienvenue. « Bonjour ! صباح الخير je suis très heureux que vous soyez là. » Il montre la maison dans laquelle nous allons entrer avec lui une maison qui, dit-il, ressemble à toutes les autres maisons. Puis il s’efface.

Commence alors ce qui se révélera être comme un jeu de dupes réciproque, avec des allers et retours singuliers dans un scénario où la montée dramatique se dessine au fur et à mesure que se déconstruit la maison. Là, se trouve un vieil homme, assis à une petite table, au fond, son fauteuil roulant près de lui. Pyjama gris sur les parois grises des praticables qui forment les murs de la maison, une ouverture mène à la cuisine côté cour, la porte d’entrée se trouve côté jardin, symbole du seuil, ou du passage et du franchissement entre l’en-dehors et l’en-dedans.

Coup de sonnette et premier psychodrame, le vieil homme se suspend, incapable de trouver la clé qui permet d’ouvrir sa porte d’entrée – la clé, tout un symbole en territoire occupé – il est frappé d’amnésie et enfermé chez lui, il ne se souvient plus. Ses jambes refusent de le porter, il ne peut se lever et quand il tente, il tombe au sol, s’énerve et crie, perd la tête un peu plus. « Que dois-je faire ? » hurle-t-il à travers la porte. Quelque temps plus tard le jeune homme réussit à entrer et se présente. C’est Amir, appelé par lui comme escort autrement dit pour une relation sexuelle tarifée. Le vieil homme ne se souvient de rien, la confusion est extrême quand il l’appelle Samer et le prend pour son fils. Amir voudrait s’enfuir et réclame son argent. Autre clé recherchée, celle des tiroirs où le vieil homme range cet argent. Disparue, de même. Dans le jeu du père, l’autoritarisme, le handicap et l’amnésie, « Ne me parle pas comme ça » dit-il à Amir/Samer. Le vieil homme appelle ensuite sa femme du côté de la cuisine, désespérément. « Il y a quelqu’un dans la maison et tu m’as fait venir » s’étonne Amir. L’homme hurle et demande de l’aide. Il est assis au milieu de la pièce. « Baisse la voix » ordonne Amir sur un ton menaçant tout en apprenant que la femme était morte depuis plusieurs années.

© Khulood Basel

Le trouble augmente. À la question « De qui es-tu le fils ? » Amir s’invente d’autres identités, par jeu ou pour ne pas déplaire. Il est Elias, le fils du directeur d’école ou celui du voisin et jusqu’à devenir Samer, son fils, pour lui plaire ou pour être tranquille, entrant dans le jeu désespéré du vieil homme. « Reste un moment » implore ce dernier. Amir sort et tous deux jouent la scène des retrouvailles, puis glissent dans un dialogue du quotidien, père/fils tandis que la maison se déconstruit, panneau après panneau, laissant les personnages dans un vide absolu. Samer a relevé son père. Le vieil homme épluche une orange. Un silence s’installe,

« Tu habites encore ici avec moi ? C’est vrai… » Le père fouille sa mémoire, pose des questions et donne lui-même les réponses. « Ton état me fait peur, papa » répond Samer. « T’as préparé quoi ? » Et autour du dîner se greffe un dialogue surréaliste où l’on comprend qu’ils ont faim et qu’il n’y a rien à manger… « J’ai envie d’un repas chaud » dit le vieil homme. Samer lance une série de reproches cinglants au père qui lui demande : « T’ai-je fait du mal, t’ai-je frappé ? T’ai-je violé ? » La pièce oscille entre la perte de mémoire du vieil homme et le jeu des métamorphoses auquel se prête Amir, dans sa versatilité, à travers les différents scénarios proposés.

Le violoncelle est monté en puissance et accompagne la reconstruction de la maison, les panneaux remontés à l’envers, l’extérieur vers le public, l’intérieur forme une nouvelle intimité, cachée. La musique emplit l’espace. Un long silence s’installe. Noir. Quand les lumières se rallument la tension dramatique se précise et nous place face à une inconnue de plus, les coups reçus par Amir/Samer qui porte de nombreuses traces. On ne sait ce qu’il s’est passé au cœur de la maison recomposée, quelles violences ou quelles violations. L’atmosphère s’alourdit. Les murs de la maison à nouveau se recomposent, comme au début du spectacle, avec un intérieur un peu plus soigné, une lampe et un tableau au mur, une horloge, une nappe sur la table. « Tu veux partir ? » s’enquiert le vieil homme ? « Oui » s’entend-il répondre. « Je ne te reverrai pas ? » et il réclame « juste un petit câlin. » Les relations se sont opacifiées, on ne sait plus qui a le leadership.

Samer passe une robe et met une perruque, les cheveux de la mère. Il devient la mère et dans l’inversion des rôles le vieil homme est l’enfant. Bashar Murkus et Khulood Basel vont loin dans le travestissement et les rôles usurpés, la mère prend son tout petit sur les genoux et lui donne le sein. Mais rien ne sort. « Je meurs de faim » crie-t-il. Les filiations se télescopent, et les relations entre solitude, mensonge et vérité se désagrègent. Retour au père que le fils lave et  change après qu’il ait uriné sous lui et qui fait tourner le lave-linge sur la scène, le réalisme est de retour après le simulacre de la mère et un père qui semble de plus en plus déconnecté. Une chanson d’Abdel Halim Hafez, l’un des plus grands chanteurs égyptiens des années 50 à 70, passe en leitmotiv, Ana lak ala toul  أنا لك على طول / Je suis à toi depuis le début, met un peu de baume au cœur.

© Khulood Basel

Amir se place côté cour devant une caméra qu’on ne remarquait pas et barbouille l’objectif d’un rouge comme le sang, son visage, les images, se déforment à l’extrême. Le vieil homme s’est levé et marche. Il est assis sur la table, sous un néon. Ensemble ils mangent une soupe. Le lave-linge s’est arrêté. Je ne me souviens pas, persiste-t-il, perdu dans son monde. Il vient de ramasser au sol la clé des tiroirs qui contiennent l’argent. La discussion reprend de manière récurrente. « Tu te souviens de tout ce que je t’ai dit ? » demande Amir. « Répare la porte… » répond le vieil homme. La lumière clignote. Noir.

On sort KO debout de la pièce qui nous perd dans les labyrinthes du mensonge et de la vérité. Ce qui se dit s’efface sitôt après et les gestes qui s’ébauchent ou s’exécutent se défont aussi vite.  Yes Daddy / حاضر يا أبي est comme une souricière qui se referme sur ses deux protagonistes, secoués dans leurs identités, leurs désirs et le décalage de leurs mémoires croisées. Magnifiquement porté par les deux acteurs, Anan Abu Jabir et Makram J. Khoury ni père ni fils mais complices, la mise en scène sème le doute et donne toutes les variations de l’insécurité dans un remarquable brouillage des codes, de vérités à contre-vérités qui égarent le spectateur. « Il n’y a plus d’espoir pour le sens. Et sans doute est-ce bien ainsi : le sens est mortel » écrivait le philosophe Jean Baudrillard.

Entre simulacres et simulation, cet étrange huis clos ressemble à l’occupation d’une maison pour l’un, à un état mental en perdition pour l’autre. La versatilité dans la perception du temps et de l’identité, chez l’un comme chez l’autre conduit à une intranquillité ouvrant sur des blessures qui se nomment vieillesse, désir, sensualité, sexualité, famille et solitude. La maison est encore vivante mais il y fait froid. « Ferme la porte, le froid va rentrer » dit le vieil homme à plusieurs reprises…

Brigitte Rémer, le 27 juillet 2025

Avec : Anan Abu Jabir, Makram J. Khoury – Texte et mise en scène Bashar Murkus – dramaturgie et production Khulood Basel – scénographie Majdala Khoury – lumière Muaz Al Jubeh – direction technique Moody Kablawi – machinerie Basil Zahran – assistanat à la mise en scène Nancy Mkaabal – production Khashabi Theatre – Avec le soutien de A. M. Qattan Foundation AFAC /  Arab Fund for Art and Culture – Représentations en partenariat avec France Médias Monde – Création en 2024. Première en France au Festival d’Avignon 2025.

Les 24, 25, 26 juillet, à 18h – Théâtre Benoît XII, 12 rue des Teinturiers, Avignon – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

En tournée : le 6 novembre 2025 à 21h, le 7 novembre à 19h, au Théâtre des 13 vents / CDN de Montpellier, dans le cadre de la Biennale des Arts de la Scène en Méditerranée, site : https://13vents.fr/yes-daddy/ – le 14 novembre 2025, au Théâtre Alibi, Bastia – les 18 et 19 novembre 2025, au Théâtre Joliette, Marseille – Du 24 au 26 novembre 2025, au Mungo Park Theatre, Allerød Danemark) – Du 19 au 21 mars 2026, à Espoon Teatteri, Espoo (Finlande) Avertissement : des scènes peuvent heurter la sensibilité du public

Brel

Concept, chorégraphie et danse Anne Teresa De Keersmaeker, Solal Mariotte – Chansons Jacques Brel – scénographie, Michel François – lumière, Minna Tiikkainen assistée de Marla Van Kessel – Carrière de Boulbon, première en France dans le cadre du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Brel est poète, auteur-compositeur et remarquable interprète de ses propres textes, même s’il a fait des pas de côté en écrivant quelques chansons de films, comédies musicales et autres écritures. On le connaît pour la fulgurance de son inspiration et de ses interprétations sur scène où il donnait tout. Il est la vie même, un peu persifleur et pince-sans-rire, un peu tendresse, un peu coup de gueule, dans tous les cas, observateur aigu des gens et de leur vie au quotidien. Amoureux de son plat pays, la Belgique – son père était Flamand francophone et sa mère Bruxelloise, lui se définissait comme Bruxellois flamand d’expression française, il lui doit une de ses plus belles chansons. Les sublimes orchestrations de François Rauber rencontré en 1956, et qui l’a accompagné toute sa carrière, traduisent le lyrique, le ludique, le drôle, le dramatique ou le sentimental. Gérard Jouannest était son accompagnateur exclusif sur scène. Brel n’avait pas cinquante ans quand la faucheuse l’a fauché, en 1978.

Anne Teresa De Keersmaeker est flamande elle aussi et grande dame de la danse contemporaine, à la tête de la compagnie qu’elle a créée en 1983, Rosas. Passionnée par la transmission, elle a créé en 1995 à côté de sa compagnie, à Bruxelles, l’école P.A.R.T.S / Performing Arts Research and Training Studios, la couveuse idéale, exigeante et captivante, où se retrouvent nombre de jeunes danseurs venant de partout dans le monde, en formation. De l’école est issu Solal Mariotte, jeune danseur de vingt-quatre ans qui signe avec elle l’aventure Brel et qui était interprète dans la chorégraphie qu’elle avait présentée l’an dernier au Festival d’Avignon, Exit above d’après La Tempête de Shakespeare (cf. Ubiquité-Cultures du 24 novembre 2023). Il a débuté dans le hip hop et le break dance. Elle, d’une génération supérieure, a réalisé de nombreuses chorégraphies et rencontré les grandes figures de la danse, lui, issu d’une autre écriture avait découvert Brel via You tube même s’il avait travaillé la Valse à mille temps comme exercice d’école, sans qu’aucun projet sur Brel n’ait été énoncé ni même pensé. « Au premier temps de la valse toute seule tu souris déjà… Au deuxième temps de la valse on est deux tu es dans mes bras… Au troisième temps de la valse nous valsons enfin tous les trois. Au troisième temps de la valse il y a toi, il y a l’amour et il y a moi… Et Paris qui bat la mesure, Paris qui mesure notre émoi. Et Paris qui bat la mesure laisse enfin éclater sa joie. »

Dans Brel que les deux artistes co-signent, deux générations se rencontrent autour de l’iconique chanteur qui rassemble autour de lui un immense public composé de ceux qui le connaissaient et l’appréciaient et des plus jeunes qui le découvrent, dans un lieu on ne peut plus magique, la Carrière de Boulbon devenue emblématique par Peter Brook qui l’avait inaugurée en 1985, avec son légendaire Mahabharata. Risquer Brel compte tenu de l’extraordinaire présence sur scène du chanteur qui donnait tout, est un défi, séduisant mais téméraire et c’est autour de cette belle énergie qu’Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte ont cherché et construit le spectacle. Dans l’entretien échangé avec Laure Adler dans l’ouvrage Quand elle danse, Anne Teresa De Keersmaeker parle de son processus de création comme d’une évidence : « Contrairement à d’autres, je ne suis pas quelqu‘un qui commence par un plan. Pour moi c’est plutôt un travail de laboratoire. Il y a une idée de départ, une image, peut-être un désir de quelque chose, une question, un étonnement… Le choix des gens qui m’accompagneront sur ce trajet est crucial. » Elle a constitué son équipe artistique – et la liste est longue, et a choisi de danser avec Solal Mariotte en recherchant l’esprit des chansons et du contexte dans lequel Brel avait développé pendant une quinzaine d’années son émouvant répertoire et talent. « Pour ma part, Jacques Brel a toujours fait partie de mon histoire – de mon éducation comme de mon apprentissage de la langue française » dit-elle. Ensemble, ils ont travaillé sur des matériaux d’archives, auprès de la Fondation Brel notamment, regardé des images, écouté, lu des biographies. Il y a beaucoup de travail à la clé pour témoigner de ce géant de la chanson. « On ne veut pas sacraliser Brel, mais on veut poser des questions, certaines sont universelles, et d’autres sont d’une grande actualité » confirme Anne Teresa dans ce même entretien avec Laure Adler. Avec Solal, tous deux ont d’abord travaillé seuls avant de mettre en commun leurs idées, leurs trouvailles. La présence-absence du chanteur est là, symbolisée par un micro sur pied et un cercle de lumière qui reste vide un long temps.

© Christophe Raynaud de Lage

Sur cent cinquante chansons, ils en ont retenu vingt-cinq, textes poétiques et politiques qui disent l’amitié et l’amour, la vieillesse et la jeunesse, la mort, la religion et la bêtise, la révolte, l’identité, les paysages, les femmes et les ont restituées  dans une certaine chronologie. Les textes s’inscrivent sur l’épaisseur d’un praticable d’abord, sur le minéral qui ferme l’immense scène à l’arrière, avant de voler dans toute la Carrière de Boulbon. Relire les textes dans un tel environnement est un cadeau. Des images vidéo, complètent l’évocation, jamais trop et dans un bel équilibre qui laisse les pleins pouvoirs à la scène, On entend les applaudissements sur un de ses concerts en direct, la ferveur est là.

La soirée débute avec une des plus anciennes chansons-récits, écrite en 1953, Le Diable (ça va) « Un jour le Diable vint sur terre pour surveiller ses intérêts. Il a tout vu le Diable, il a tout entendu, et après avoir tout vu, après avoir tout entendu, il est retourné chez lui, là-bas… » Puis la chanson lance ses Ça va pleins d’ironie qui dansent sur la paroi minérale de la Carrière et que les danseurs relisent en même temps que le public : « Les hommes ils en ont tant vu que leurs yeux sont devenus gris, ça va, et l’on ne chante même plus dans toutes les rues de Paris, ça va, on traite les braves de fous et les poètes de nigauds, mais dans les journaux de partout tous les salauds ont leur photo, ça fait mal aux honnêtes gens et rire les malhonnêtes gens, ça va… » Brel a vingt-cinq ans, l’âge de Solal Mariotte qui semble loin dans la profondeur du plateau et petit face à la paroi, par le jeu des échelles. Il porte un costume gris clair et commence à bouger, lentement. Anne Teresa De Keersmaeker, costume gris légèrement plus clair esquisse quelques gestes en écho.

© Christophe Raynaud de Lage

Même micro sur pied, même cercle de lumière, resté vide, pour la chanson suivante, Sur la place (1953) « Sur la place chauffée au soleil une fille s’est mise à danser, elle tourne toujours pareille aux danseuses d’antiquités… Sur la place un chien hurle encore car la fille s’en est allée et comme le chien hurlant la mort, pleurent les hommes leur destinée » chanson à laquelle succède le texte généreux de Quand on n’a que l’amour (1956) « Quand on n’a que l’amour à s’offrir en partage au jour du grand voyage qu’est notre grand amour…. Quand on n’a que l’amour pour habiller matin pauvres et malandrins de manteaux de velours… Quand on n’a que l’amour à offrir à ceux-là dont l’unique combat est de chercher le jour… Alors sans avoir rien que la force d’aimer nous aurons dans nos mains, Amis, le monde entier. » Les danseurs sont encore dans l’ombre jusqu’à La Valse à mille temps, (1959) pétillante, qui offre à Anne Teresa De Keersmaeker de pénétrer le cercle de lumière.

© Christophe Raynaud de Lage

Puis Brel le frondeur arrive avec ses sarcastiques Flamandes (1959) « Les Flamandes dansent sans rien dire, sans rien dire aux dimanches sonnants, Les Flamandes dansent sans rien dire, Les Flamandes ça n’est pas causant… » avant que le ton ne change et que les gestes esquissés ne deviennent gestes posés. La Belgique est présente dans plusieurs des chansons, comme Le Plat Pays (1962) en langue originale, suivi de Bruxelles (1962) un bel hommage et de la tendre Ay Marieke Marieke (1961) chantée en bilingue : « Ay Marieke Marieke, je t’aimais tant entre les tours de Bruges et Gand, Ay Marieke Marieke il y a longtemps, entre les tours de Bruges et Gand… Ay Marieke Marieke, tous les étangs m’ouvrent leurs bras, de Bruges à Gand, de Bruges à Gand… »

Vient le légendaire Ne me quitte pas (1959) « Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre l’ombre de ta main l’ombre de ton chien…» La Carrière se transforme en un tableau abstrait dans lequel se fond le corps nu de la danseuse sur lequel la vidéo pose ses images, comme elle le fait sur la roche. Des duos s’élaborent et se précisent entre les danseurs, avec Rosa, rosa, rosam (1962) chanson sur laquelle Solal entre et sort du jeu avec espièglerie et provocation. Suit un magnifique jeu d’ombre qui mange la Carrière, avec l’illusion de La Fanette (1963) dans le reflux de la mer « et le soir quelquefois quand les vagues s’arrêtent j’entends comme une voix, j’entends… C’est la Fanette. » Brel résonne dans le paysage.

Les chansons défilent, la danse se précise. Avec Les Vieux, tout s’immobilise mais l’intensité est là et pour le retour de Mathilde, Solal est seul dans la lumière et danse, de bonheur « et vous mes mains, ne pleurez plus, souvenez-vous quand je vous pleurais dessus, Mathilde est revenue… Ma mère arrête tes prières, ton Jacques retourne en enfer, Mathilde est revenue… » Dans Ces gens-là (1965) il reprend le texte en écho. « Faut vous dire Monsieur que chez ces gens-là, on n’vit pas, Monsieur, on n’vit pas, on triche. » Sur la pierre, on entend le souffle de Brel. Avec Amsterdam (1964) les lumières passent au rouge, symbole d’un quartier chaud, le duo danse dans la ville. « Dans le port d’Amsterdam y a des marins qui chantent les rêves qui les hantent au large d’Amsterdam… Et quand ils ont bien bu se plantent le nez au ciel se mouchent dans les étoiles et ils pissent comme je pleure sur les femmes infidèles, dans le port d’Amsterdam… »

Les bonbons (1964) sont un petit entracte, frais et léger, même si l’ami Léon vient gâcher la fête. Solal a revêtu une veste fleurie, doublure de sa veste et Anne Teresa retourne la sienne qui de grise devient blanche. « Et nous voilà sur la grand’place, sur le kiosque on joue Mozart, mais dites-moi que c’est par hasard qu’il y a là votre ami Léon. J’avais apporté des bonbons… » Anne Teresa serait Mademoiselle Germaine et Solal l’ami Léon et tout s’agite autour d’eux, les sentiments et les projets. Une grande ombre au loin, les flammes autour d’elle et autour de lui, un long silence, l’incandescence, Brel est bien là, ils contemplent les flammes. Jef (1964) passe, inconsolable et les danseurs courent en cercle pour lui redonner de l’énergie. « Non Jef t’es pas tout seul mais arrête de pleurer comme ça devant tout le monde parce qu’une demi-vieille parce qu’une fausse blonde t’a relaisser tomber… »

© Christophe Raynaud de Lage

Quand Vesoul apparaît (1968) drôle et enlevée, on voyage, les villes s’inscrivent sur le mur minéral. « T’as voulu voir Vierzon et on a vu Vierzon, t’as voulu voir Vesoul et on a vu Vesoul, t’as voulu voir Honfleur et on a vu Honfleur, t’as voulu voir Hambourg et on a vu Hambourg, j’ai voulu voir Anvers on a revu Hambourg, j’ai voulu voir ta sœur et on a vu ta mère, comme toujours… » Solal porte un manteau cardinal, Il le retire et le remet comme s’il habitait plusieurs personnages en partance, Anne Teresa s’est effacée.

Avec Les Marquises (1977) et comme un chant d’adieu, le cercle se referme la maladie est connue. La lumière est belle. La danse est structurée. Anne Teresa est en trio avec Solal et avec Brel « Gémir n’est pas de mise, aux Marquises… » La chanson qui ferme le spectacle évoque la disparition en 1974 de Gérard Pasquier, son secrétaire, régisseur et ami, son frère, dit Jojo (1977). Un abîme s’était ouvert pour Brel. Anne Teresa s’allonge, mangée par le sol. « Six pieds sous terre Jojo tu espères encore, Six pieds sous terre Jojo tu n’es pas mort. » Tout s’est immobilisé, seul le texte s’affiche.

Avec Brel Anne Teresa De Keersmaeker et Solal Mariotte se sont glissés dans le rythme du phrasé et le sens des mots apportés par l’immense auteur-compositeur-interprète. Après des mouvements gauches et timides au début du spectacle, comme Brel pouvait en avoir au commencement de sa carrière avec ses longs bras dégingandés, ils entrent progressivement dans la théâtralité des textes comme autant de petits scénarios. Solal a la fougue du chanteur et ce jaillissement de vie, Anne Teresa en a l’intensité. Les deux se retrouvent entre l’état de fuite et la raison d’espérer, la force et la vulnérabilité, le sentiment de vie et le doute permanent qui habitait la plume incisive de Brel. Une belle célébration de la vie et l’infini, à la Carrière Boulbon.

Brigitte Rémer, le 24 juillet 2025

Concept, chorégraphie et danse, Anne Teresa De Keersmaeker, Solal Mariotte – chansons, Jacques Brel – scénographie, Michel François – lumière, Minna Tiikkainen assistée de Marla Van Kessel – costumes, Aouatif Boulaich – dramaturgie, Wannes Gyselinck – direction des répétitions et assistanat, Johanne Saunier et Nina Godderis – recherche danse, Pierre Bastin – recherche musicale France Brel/Fondation Jacques Brel, Filip Jordens – son, Alex Fostier – créaton vidéo, Stijn Pauwels – montage vidéo, Lennert De Taeye – coordination artistique et planning, Anne Van Aerschot – assistanat à la direction artistique, Martine Lange – presse et communication, Nadia Veerbeeck – direction technique, Thomas Verachtert assisté de Bennert Vancottem – techniciens : Jan Balfoort, Jan-Simon De Lille, Tom Theunis, Pieter Kint, Dag Jennes – costumes, Veerle Van den Wouwer assistée de Chiara Mazzarolo et Els Van Buggenhout – habillage, Ella De Vos – couture : Sylvie Borremans, Lisa Fayt et Francesca Pisano – direction générale, Lies Martens – direction de tournée, Jolijn Talpe et Angelin Tresy. Production, Rosas (avec le soutien de la Communauté flamande et de la Commission communautaire flamande/VGC). Avec le concours du département des Bouches-du-Rhône et de la ville de Boulbon.

6 et 7 juillet – 9 au 11 juillet, 13 au 15 juillet, 17 au 20 juillet 2025 à 22h – Création 2025, première en France au Festival d’Avignon, Carrière de Boulbon – Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com et www.rosas..be

Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday

Chorégraphie et interprétation Mohamed Toukabri (Tunisie – Belgique) – texte et voix off Essia Jaïbi, dramaturgie Eva Blaute – création 2025 Festival d’Avignon, avec Les Hivernales/CDCN d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Mohamed Toukabri présente un solo et explore les liens entre la danse, la mémoire et l’histoire. Il écrit sa genèse et nous apostrophe, il danse avec les mots : « Ceci est le début du début… Un silence étrange est suspendu. C’est un rituel et vous en faites partie, témoins et participants… Je suis juste une voix, une présence sans corps. Je n’ai pas de réponse. »

Mohamed Toubakri est au cœur d’une multiplicité d’influences. Né à Tunis où il a pratiqué le breakdance dès l’âge de douze ans, il vit et travaille à Bruxelles. Il a collaboré pendant quatre ans avec Syhem Belkhodja, grande référence de la danse en Tunisie puis s’est formé à l’Académie Internationale de danse à Paris et à l’école P.A.R.T.S d’Anne Teresa De Keersmaeker, à Bruxelles. Son parcours croise celui de nombreux artistes dont Sidi Larbi Cherkaoui. Après sa première œuvre autoproduite, en 2018, The Upside Down Man, il a créé en 2021 un émouvant duo avec sa mère, The Power (of) the Fragile (cf. Ubiquité-Cultures(s) du 16 février 2024).

© Christophe Raynaud de Lage

Au cœur de son travail, l’identité, la langue et la culture. Avec Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday on est sur le territoire de la langue arabe, thème du Festival d’Avignon 2025. Sa proposition est superbe. Il met en jeu différentes langues dont l’arabe, l’anglais et le français, à travers des signaux-sémaphores et des images vidéo qui lancent les mots en plusieurs langues. Mohamed Toubakri pose nombre de questions autour de la langue, qu’il introduit dans sa gestuelle : quelle responsabilité avons-nous dans ce que nous transmettons, dans ce que nous effaçons ou maintenons ? « Certaines parties de moi ne veulent pas être traduites » affirme-t-il avec justesse.

Il réfléchit à la traduction, à la perte entre les langues quand elles passent par ce filtre de la traduction. « Une voix vous parle dans une langue étrange, étrangère. Elle ne cherche pas à être traduite. C’est une invitation à écouter autrement. Peut-être que le corps parle plus que les mots. Des mots volants, éparpillés. Peut-être que cela nous entraine dans un pays qu’on connaît ou croit connaître… » Il donne des signes dans le registre des arts martiaux, travaille la marche et les accélérations, exécute des figures de break et des équilibres, s’invente un impressionnant personnage sans visage, masqué. Le texte est rythmé, répété, écrit et dit. Les mots défilent à différentes vitesses. Mohamed Toubakri ne nous lâche pas.

© Christophe Raynaud de Lage

Il garde des aspects ludiques, gentiment provocateurs dans ce qu’il présente sur des thèmes plus graves et vitaux, ceux de l’identité, de la culture arabe en général, de sa langue originelle et culture, tunisiennes. Les nombres de 1 à 10, le brouillage de mots accompagnés de mouvements coulés, de figures complexes, d’apostrophes chaleureuses, une grande concentration, traversent le plateau avec élégance. Des soleils rouges fixent le spectateur. Le corps porte, transmet, résiste, se cabre. Les mots défilent et autant de questions. Le positionnement est poétique autant que politique, l’énergie est réelle. Rythmes, bras, mains. Il parcourt le plateau, agite un tissu, voile, bannière, cagoule, masque. Il est félin et nous renvoie le monde, son monde.

L’image et le son participent de la réussite de l’ensemble, pour une nouvelle écriture qu’il construit et dans laquelle il se glisse. Il occupe l’espace avec instinct, harmonie et composition. On traverse les bruits, les coups, les chants d’oiseaux. La réflexion sur la langue est récurrente et juste, l’artiste Essia Jaïbi en a écrit et enregistré le texte,  Eva Blaute construit avec lui le discours dramaturgique. On traverse la complexité des langues, la nuance, la contamination, au sens où le sociologue Jean Duvignaud l’entendait quand il parlait de la contamination des cultures au sens positif du terme. « Quand je change de langue, qu’est-ce qui change en moi ? Qu’est-ce qui se perd ? » propose Mohamed Toubakri. « Il n’y a pas une langue contre l’autre poursuit-il, mon langage parle sans se révéler. » Quand il arrive face à nous, sans visage, masqué de noir, il devient l’ombre, l’autre qui s’éloigne, l’étranger. Le bruit d’un mouvement de foule augmente, sa main guide les signaux sonores. On a la mort en face.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans le rythme de la langue à l’accompli, le passé composé, il trébuche. Il est une ombre qui exécute des mouvements répétitifs sur discours enregistrés et rythmes militaires. Il joue avec ces tempos qu’il défie, retire sa cagoule et sa veste, revient pailleté et lumineux déclenchant les éclairs du stroboscope qu’il habite de gestes break, coulés piqués. Le rideau de l’arrière-scène se gonfle comme une voile, il est l’ombre portée sur fond de discours jusqu’à ce qu’un grand silence descende « Burning silence ». Il nous regarde et tourne à en perdre le mot, le langage et la tête, puis soudain s’élève. Il est oiseau, ou alors drone. « Je suis dans les airs. Je m’élève encore. Les pays disparaissent. Des murs se dressent, d’autres s’effondrent. »

C’est un beau parcours que propose Mohamed Toukabri où le breakdance s’enracine dans le geste et côtoie d’autres alphabets. Le danseur-chorégraphe construit un syncrétisme entre danse de la rue et danse contemporaine et joue de la diversité de ses influences culturelles et artistiques. Introspection, extrospection, l’intensité et la virtuosité sont au rendez-vous. Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday pose la question du présent – qui sommes-nous  et en quelle langue, demande-t-il  dans son intranquillité.

Brigitte Rémer, le 26 juillet 2025

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

De et avec Mohamed Toukabri – texte Essia Jaïbi – musique DEBO collective – dramaturgie Eva Blaute – scénographie Stef Stessel – lumière Stef Stessel, Matthieu Vergez. Avec le regard de Radouan Mriziga – costumes Magali Grégoir – son Annalena Fröhlich, DEBO Collective – voix off Essia Jaïbi. Remerciement Estelle Baldé. Production Caravan Production (Bruxelles) – coproduction Needcompany (Bruxelles), Viernulvier (Gand), Charleroi danse Centre chorégraphique de Wallonie-Bruxelles, STUK (Louvain), Théâtre Les Tanneurs (Bruxelles), Concertgebouw (Bruges), Beursschouwburg (Bruxelles), Perpodium (Anvers), Le Gymnase CDCN (Roubaix). Coréalisation Festival d’Avignon, Les Hivernales/CDCN d’Avignon. Représentations en partenariat avec France Médias Monde

Du 10 au 14 juillet et du 16 au 20 juillet 2025, à 10h.  CDCN Les Hivernales, 18 rue Guillaume Puy, Avignon – Festival d’Avignon : Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com et www.hivernales-avignon.com

Nôt

Chorégraphie de Marlene Monteiro Freitas (Cap Vert – Portugal) – Création Festival d’Avignon 2025, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes – en français et en anglais.

© Christophe Raynaud de Lage

Côté cour un lit et un grand miroir, on pourrait être dans la chambre et l’espace sacrificiel des jeunes femmes consommées puis tuées au petit matin par le roi Shāhrīyār, dans les contes des Mille et une Nuits auxquels se réfère Marlene Monteiro Freitas.

Côté jardin différents podiums, dont un à l’arrière-scène où se tiennent les musiciens, sorte d’appariteurs tout de noir vêtus et maquillés de blanc, comme des Monsieur Loyal, musiciens-acteurs talentueux et sérieux comme des papes. À l’avant de ce même côté jardin, trois lits parallèles étagés et une table où de temps en temps stationne un personnage. Au centre, de grandes grilles blanches barrent l’espace et la façade de la Cour, quelques caisses claires y sont accrochées. Derrière, trois grilles en forme de triangle isocèle, sorte de toile de tente pour exercice de survie – mot que la chorégraphe affectionne particulièrement – qui, au demeurant ne servent pas à grand-chose. Des micros partout autant que de cuvettes bleues et vases de nuit qui se baladeront sur les genoux des spectateurs, des sacs à linge sale que chacun tient comme un emblème.

© Christophe Raynaud de Lage

Si les Mille et une Nuits sont la référence comme le dit la chorégraphe, il y a sur scène des Schéhérazade petites et masquées, sortes de poupées au masque figé, répétées en plusieurs versions. L’une d’entre elles n’a pas de jambe mais sa mobilité est époustouflante, ses prothèses de tissu apportent une théâtralité marionnettique troublante. La petite chaise de poupée qui lui est destinée permet de créer une tension entre le grand et le petit, dans un jeu d’échelles intéressant par rapport au contexte de cette grande Cour d’Honneur.

Dans le prologue, apparaît un danseur noir aux jambes de gazelle portant une courte jupe blanche et jouant avec élégance et espièglerie de petits lancements de bassin/hanches déclinés en variations. « Can we begin ? » demande-t-il. Les lumières s’allument et s’éteignent avant que n’entre un homme qui se place derrière un micro sur pied pour haranguer et donner un fort discours mimographique, sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche.

On est loin des mythiques Mille et une Nuits où le roi Shāhrīyār a épousé la fille de son vizir, Schéhérazade remarquée par sa beauté et son intelligence à tel point qu’elle s’arrange, pendant mille et une nuits d’affilée, à faire durer son récit jusqu’à l’aube, le concluant au moment crucial du suspens pour que le roi son mari ait envie de connaître la suite, et la laisse vivre chaque jour, un jour de plus.

© Christophe Raynaud de Lage

Marlene Monteiro Freitas, danseuse et chorégraphe née au Cap-Vert et basée à Lisbonne – choisie comme artiste complice du Festival d’Avignon en cette 79ème édition – annonce s’être nourrie de contes persans, indiens et arabes pour préparer le spectacle, on n’en trouve cependant guère trace. Point de Shéhérazade ni de Sultan, point de Sinbad ni d’Aladin, point de contes enchâssés les uns dans les autres, point d’histoire. La chorégraphe aime le trash, l’hémoglobine et les draps souillés, les couteaux et la provoc, relookés par le grotesque et l’image très lointaine du carnaval originel de Cap-Vert. Seuls les musiciens dans leur distance chaplinesque et changements de rythmes nous sortent de l’ennui, y compris quand ils se syncopent et se mécanisent comme des mannequins, en robes noires ou jouant de la caisse claire à l’horizontale.

© Christophe Raynaud de Lage

Au milieu de cet hybride décousu et de ce vide sidéral on navigue à vue, d’énergie en hystérie, de repas régurgités en langages désordonnés et pièces détachées. La montée en puissance mène à la déstructuration. Il n’y a finalement ni texte ni chorégraphie, seul un univers contrasté mâtiné d’excès développés jusqu’à l’anomie.

Marlene Monteiro Freitas monte des spectacles chorégraphiques depuis une quinzaine d’années. Il y avait eu Guintche en 2010 un festival de grimaces, (M)imosa en 2011, en collaboration avec Trajal Harrell, François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Canine Jaunâtre 3, en 2018, monté pour la Batsheva Dance Company et mis ensuite au répertoire du Ballet de l’Opéra de Lyon, Mal-Ivresse divine en 2021, d’après un intitulé de Georges Bataille. Le Festival d’Automne de Paris lui a consacré un Portrait en présentant plusieurs de ses œuvres en 2022. Elle a mis en scène en 2023 Lulu d’Alban Berg, à Vienne, coproduit par les Wiener Festwochen et le Theatre An der Wien. Elle a entre autres obtenu en 2018 le Lion d’argent pour la danse à la Biennale de Venise.

Avec l’hybride Nôt, contrasté et inattendu, minimaliste et radical, la chorégraphe est dans le chic destroy plutôt mode et sans aucun ré-enchantement du monde. Ce n’est pas à la hauteur du lieu ni des enjeux et la montagne accouche ici d’une souris.

Brigitte Rémer, le 19 juillet 2025

Avec : Marie Albert, Joãozinho da Costa, Miguel Filipe, Ben Green, Henri “Cookie” Lesguillier, Tomás Moital, Rui Paixão et Mariana Tembe – assistanat chorégraphique, Francisco Rolo  – conseil artistique, João Figueira – scénographie, lumière et direction tchnique, Yannick Fouassier – son, Rui Antunes – costumes, MMF, Marisa Escaleira – Régie générale Ana Luísa Novais. Production P.O.R.K – Coproduction Festival d’Avignon. – Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès – Résidence La FabricA du Festival d’Avignon – Captation en partenariat avec France Télévisions.

En tournée :  14 et 15 août 2025 : Berliner Festpiele Berlin (Allemagne) – 28 et 29 août 2025 : La Bâtie, Genève  (Suisse) – 11 au 14 septembre 2025 : Culturgest, Lisbonne (Portugal) – 19 et 20 septembre : Rivoli, Porto (Portugal) – 6 au 8 février : Onassis Stegi, Athènes  (Grèce)- 20 et 21 février 2026 : PACT Zollverein Essen (Allemagne) – 4 et 5 mars 2026 : Le Quartz, Brest – 25 au 28 mars 2026 et 14 au 17 mai 2026 : Chaillot hors-les-murs / Parc de la Villette, Paris – 22 et 23 avril 2026 : La Comédie, Clermont-Ferrand – 28 et 29 avril 2026 : MC2, Grenoble – 6 et 7 mai 2026 : Maison de la Danse, Lyon – 14 au 17 mai 2026 : Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles (Belgique).

Les 5, 6 juillet, et du 8 au 11 juillet 2025, à 22h – Cour d’Honneur du Palais des Papes. Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

Magec / The Desert / الصحراء

Concept, chorégraphie, scénographie et lumière Radouan Mriziga (Maroc, Belgique) – dans le cadre du Festival d’Avignon, au Cloître des Célestins.

© Christophe Raynaud de Lage

Radouan Mriziga a imaginé Magec/The Desert / الصحراء à partir d’une flânerie dans le désert du Sud tunisien qu’il avait découvert il y a quelque temps. Lui est marocain, originaire de Marrakech, marqué par sa culture Amazigh. C’est de son héritage culturel qu’il parle.

Depuis plusieurs années, le chorégraphe travaille sur un triptyque inspiré des éléments et de l’environnement. La première partie s’intéressait aux montagnes de son pays et s’intitulait Atlas/The Mountain, du nom de la divinité grecque. La troisième partie parlera de la mer. Entre montagnes et mers, il évoque le désert où avec les danseurs-performeurs ils sont allés marcher, pour l’apprivoiser, rapporter des sons, des images et des textes, des sensations. Pour lui le désert est un espace de résonance, un territoire de passage, une immensité où se mêlent mythes, littérature, artisanats et savoirs culturels. Il est la lumière et le temps.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans le Cloître des Célestins, épousant le silence troublé par le bruit du vent dans les arbres, s’affiche la pleine lune sur un sol blanc. La vision est celle d’une planète atomique, le sentiment est de solitude. Trois personnages dansent, rejoints ensuite par d’autres, dans une perception de mouvement perpétuel et de silence, construisant une fable métaphorique. Ils portent d’étranges masques et se métamorphosent en des figures-totems, troublantes et remarquablement belles (les costumes sont de Salah Barka). Dans la mythologie berbère, Magec était le dieu du soleil et de la lumière aux yeux d’anciens habitants des îles Canaries. Le spectacle se tisse d’ombre et de lumière et met en valeur magnifiquement le Cloître des Célestins, le transformant, par la magie du mouvement, en l’immensité d’un désert.

Les performeurs dessinent comme des alphabets, prennent place dans de savantes diagonales, jouent des crotales, leurs figures sont énigmatiques. On entend les cloches, au loin, le bendir donne le rythme, les musiques se croisent et se mêlent, la clarinette dans sa tessiture chaleureuse, les flûtes et les percussions (la musique, superbe, est signée de Deena Abdelwahed). Un texte en arabe est psalmodié avant de se déstructurer sur le mur, en langue anglaise et française (vidéo Senda Jebali). Une gazelle passe. Il y a quelque chose d’organique, de tellurique, d’ésotérique et d’initiatique dans la proposition de Radouan Mriziga. La métaphore du temps par l’esquisse d’un cadran solaire éclaire le spectacle.

© Christophe Raynaud de Lage

Entre le retour au silence, des instants de nonchalance et de pertes de repères, aux moments joyeux de l’échange, les six danseurs-performeurs – Hichem Chebli, Sofiane El Boukhari, Bilal El Had, Nathan Félix, Robin Haghi, Feteh Khiari – mi-dieux, mi-animaux, mi-ombres, disparaissent sous les arcades du Cloître des Célestins avant de réapparaître dans une clarté calculée (les savantes qui les accompagnent sont de Zouheir Atbane). Un solo de break dance, des duos et trios s’intègrent dans la chorégraphie, d’une grande expressivité et intensité. Les chants d’une confrérie soufie montent et les six performeurs se regroupent et tournent autour de l’arbre centenaire, sur la scène, dans un mouvement vif et enlevé. Tout est réglé avec une précision d’horlogerie. Il se dégage du spectacle une grande harmonie, beaucoup de grâce, quelque chose de cérémoniel, comme un mouvement perpétuel, de l’étrangeté.

© Christophe Raynaud de Lage

C’est en Belgique que travaille Radouan Mriziga, qui s’est d’abord formé à Marrakech, puis en Tunisie, avant de poursuivre au Performing Arts Research Studios (PARTS) de Bruxelles que dirige Anne Teresa De Keersmaecker. Il avait présenté Libya au Point Fort d’Aubervilliers en septembre dernier, dans une carte blanche donnée par le Festival d’Automne, en partenariat avec le Théâtre de la Commune (cf. notre article du 4 octobre 2024).

Magec/The Desertالصحراء a été créé en mai 2025 au Kunstenfestival des arts de Bruxelles. Le spectacle est comme une méditation sur l’humain dans son cadre naturel, sur les ancêtres et les hommes du désert, que Radouan Mriziga a questionnés, avec les danseurs. Il en restitue la fragilité et la puissance, et replace l’homme dans son infini.

Brigitte Rémer, le 18 juillet 2025

Avec : Hichem Chebli, Sofiane El Boukhari, Bilal El Had, Nathan Félix, Robin Haghi, Feteh Khiari – musique et son Deena Abdelwahed – lumière Zouheir Atbane – vidéo Senda Jebali – costumes Salah Barka – recherche Maïa Tellit Hawad – texte Kais Kekli alias Vipa. Production A7LA5 – coproduction Sharjah Art Foundation, Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles), Festival d’Automne à Paris, De Singel (Anvers), Festival d’Avignon, Pact Zollverein (Essen), Culturescapes (Bâle), Tanz im August (Berlin). Représentations en partenariat avec France Médias Monde

Du 7 au 12 juillet 2025 (sauf le 10), à 22h, Cloître des Célestins à Avignon – Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

When I Saw the Sea عندمَا رأيت البحر

Mise en scène et chorégraphie Ali Chahrour – musique Lynn Adib, Abed Kobeissy – création 2025 en arabe, amharique et anglais surtitré en français et anglais – à La FabricA du Festival d’Avignon, dans le cadre du Festival.

© Christophe Raynaud de Lage

Des projecteurs de haute intensité face au public traversent la scène, comme des mouchards suspendus aux miradors d’un camp. Il faut quitter Kfar Melki / كفر ملكي au sud-Liban, pour fuir la guerre dans une ville qui se raye de la carte. Comme Gaza / غَزَّة. Commence l’exil, de maison en maison, le bivouac dans une école, sa mère qui refuse de quitter la maison, la terre qui tremble sous les bombes, au-delà du mur du son. Ali Chahrour raconte, sur des musiques et des chants libanais et éthiopiens entremêlés, portés magnifiquement par Lynn Adib, grande chanteuse et compositrice syrienne et par Abeb Kobeissy, musicien libanais, joueur de buzuq levantin, placés au centre arrière du plateau, sur un praticable (scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson).

© Christophe Raynaud de Lage

Quand la musique s’apaise, trois jeunes femmes sont sur scène comme des ombres portées, Zena (Zena Moussa), Tenei (Tenei Ahmad) et Rania (Rania Jamal). Dans leurs parcours décomposés c’est pour elles une première fois sur scène. Par leur histoire de vie elles portent le récit de toutes celles qui – migrantes fuyant la guerre comme elles et cherchant refuge – se retrouvent bafouées et piétinées dans une forme proche de l’esclavagisme moderne nommé Kafala. Ce système les piège par un contrat qu’elles n’ont d’autre choix que de signer et qui leur retire toute identité et liberté, qui les maltraite et abuse d’elles. Elles sont d’Éthiopie et du Liban. Quand la guerre a frappé le Liban en décembre 2024 nombre d’employeurs ont fui le pays pour l’Europe ou ailleurs et les ont laissées sur le carreau, sans papier ni argent, notamment sur la Corniche de Beyrouth, face à la mer. Elles venaient de partout : du Cameroun, Sénégal, Éthiopie et Sierra Leone. Ali Chahrour a collecté témoignages et récits et fait entendre leurs voix.

Le spectacle est basé sur l’histoire de ces trois femmes qui elles-mêmes ont fui le système, s’échappant du kafil, ce patron exploiteur hors de toute règlementation, elles ont construit leur vie, à la force du poignet. Apparaît la première, Rania, qui se raconte. Derrière le rôle il y a la vie, sa vie. Son prénom lui fut donné à l’orphelinat, après un abandon. La jeune femme est hantée par l’absence et voudrait juste savoir où se trouve sa mère, maintenant, et qui elle est. Elle se pose toutes les questions du monde autour de cette figure féminine qui lui a tant manqué et fait mille hypothèses sur les raisons de cet abandon. Est-elle morte dans ce sud Liban où des bombes au phosphore étaient lancées ? S’est-elle pendue ou défénestrée ? A-t-elle fait un déni de grossesse ? Est-elle dans ce public qui l’écoute et lui fait face ? La jeune femme chante l’absence et sa douleur dans un poème, Rends le ciel à mes yeux : « Je te revêts de chansons. On m’a dérobée à toi, mon amour. »

© Christophe Raynaud de Lage

La seconde femme et actrice s‘avance dans la lumière sur un chant polyphonique qu’interprète la musicienne accompagnée du buzuq levantin : « Ô mon peuple ne me blâme pas… » L’une est debout, l’autre se relève, toutes deux s’effleurent, s’épaulent, et l’une porte l’autre. « Tu es sans prix pour nous… » Elles se dirigent vers la troisième et l’atmosphère se remplit de silences et de reprises de chants. On assiste comme à un rituel faisant ici de la Femme, ces héroïnes, quelque chose de sacré. Par le spectacle, elles deviennent déesses et immortelles.

« La route est sombre et mon verger lointain » raconte Tenei, l’Éthiopienne, qui a attendu plus de trois semaines qu’on vienne la chercher à l’aéroport avant d’avoir pour chambre une salle de bains. « Mon oiseau qui t’envole, amène-moi avec toi » dans le geste lent d’un bras qui s’ouvre. « Ô mère, où irai-je se demande-t-elle ? Des interactions se construisent avec intensité entre ces trois femmes, remplies de solitude et d’abandon. « Tu es belle, Mère, dans tes yeux je vois les étoiles. Que ta voix me berce encore une fois, cet exil n’est pas fait pour moi. » Les trois femmes performeuses  prennent vie et font théâtre, elles forment des figures et émettent signes et sémaphores, leur gestuelle loin des stéréotypes appelle la sculpture. Ensemble elles esquissent quelques pas de danse traditionnelle, référence au pays.

© Christophe Raynaud de Lage

Porte-paroles de celles qui sont mortes en silence et dans la référence à la mère de manière récurrente, Tenei Ahmad, Zena Moussa et Rania Jamal passent de l’ombre à la lumière. Leurs destins se croisent, leurs embûches aussi : « C’est ma mère qui m’a appris à chanter… » dit la première. « Ma mère est morte, je suis partie au Liban » poursuit la seconde. On entend des cris, des râles, de la psalmodie dans ces récits de vie capturés et transmis avec une grande délicatesse. Clavier, chant, claves, mizmar et bendir accompagnent les récits. L’une porte une étole qui devient linceul. « Votre présence pansait mes blessures. Je soignais mes plaies rien qu’avec vos paroles et les miennes. Je pleure et le monde pleure avec moi. » La mer les regarde. « Ô ma famille ramène-moi vers la ville de nos aïeux » dit l’une, lançant le grain.

Depuis plus d’une quinzaine d’années Ali Chahrour présente des spectacles aux frontières du théâtre, de la danse et du rituel où il interroge le social, les mythes, l’environnement sociétal et politique au Liban et au Moyen-Orient, mêlant l’intime à l’histoire sociale. Il a présenté en France une trilogie sur la mort et les liturgies funéraires, avec Fatmeh en 2014 (repris plus tard au Tarmac dans le cadre des Traversées du Monde Arabe (cf. notre article du 14 mars 2017), Leïla se meurt en 2015 et May he rise and Smell the Fragance en 2017 réalisé avec des non-professionnels. Il parle d’amour dans la trilogie Layl / Night en 2019, Du temps où ma mère racontait en 2020, The Love behind my eyes en 2020. « Pour moi, faire de l’art, du théâtre ou de la danse, c’est un acte de liberté. Et cela ne peut être limité sous aucune forme possible » dit le chorégraphe et metteur en scène.

When I Saw the Sea عندمَا رأيت البحر est un spectacle dense, de musique et de silence où se joue la vie en même temps que le geste archétype des performeuses, d’une grande beauté épurée.

Brigitte Rémer le 17 juillet 2025

Avec : Tenei Ahmad, Zena Moussa, Rania Jamal – musique Lynn Adib, Abed Kobeissy – assistanat à la mise en scène et à la chorégraphie Chadi Aoun – scénographie Ali Chahrour, Guillaume Tesson – son Benoît Rave – lumière Guillaume Tesson – technique Pol Seif, Guillaume Tesson – relecture Hala Omran.

© Christophe Raynaud de Lage

Production Ali Chahrour – coproduction Festival d’Avignon, Ibsen Scope (Skien), HAU Hebbel am Ufer (Berlin), AFAC Arab fund for arts and culture (Beyrouth), Al Mawred al Thaqafi (Beyrouth), De Singel (Anvers), Domino Zagreb / Perforations Festival, Holland Festival (Amsterdam), Zürcher Theater Spektakel (Zürich), Théâtre Al Madina (Hamra, Beyrouth). Avec le soutien de Théâtre Beryte (Beyrouth), Institut français de Beyrouth, Wicked Solutions, WASL productions, Raseef (Beyrouth), Beit el Laffé (Beyrouth), Houna Center (Beyrouth), Théâtre Zoukak (Beyrouth), Orient 499 (Beyrouth) – Résidence La FabricA du Festival d’Avignon – Représentations en partenariat avec France Médias Monde. En tournée : du 19 au 21 août 2025, Zürcher Theater Spektakel, à Zürich (Suisse) du 9 au 11 décembre,Théâtre Les Tanneurs, Bruxelles (Belgique)le 7 mars 2026, Teatro Calderón, Valladolid (Espagne), dans le cadre du MeetYou Festival.

Du 5 au 8 juillet 2025, à 13h, à La FabricA du Festival d’Avignon. Tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

Laaroussa Quartet – Les potières de Sejnane / سجنان

Conception, dramaturgie et chorégraphie Selma et Sofiane Ouissi (Tunisie) – dramaturgie sonore et musicale Tom Pauwels – composition musicale Aisha Orazbayeva. Création 2025 à La Fabrica du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Un dispositif scénographique sobre accompagne le geste chorégraphique posé par Selma et Sofiane Ouissi sur la scène et sur le grand écran de La Fabrica, à propos des potières de Sejnane, سجنان une région pauvre du nord de la Tunisie : un long banc noir posé face à l’écran et une sorte de long établi qui permet aux quatre danseuses de regarder l’écran ou le public, et de recréer l’atelier où les mains des femmes façonnent des objets de terre. La musicienne, Aisha Orazbayeva, violoniste originaire du Kazakhstan, se tient côté cour derrière un violon et un alto, posés au sol, elle signe la création musicale et accompagne la scène. Une femme entre, lentement, une d’entre les potières, et prend place à l’arrière, côté cour, comme une déesse, elle est le corps et l’âme des artisanes. « Je grave dans l’éternité ce que le temps voudrait effacer. »

© Christophe Raynaud de Lage

L’idée du spectacle est née du repérage par Selma Ouissi, dans la vitrine d’une galerie d’art à Paris, d’une statuette anthropomorphe vendue à prix fort, qu’elle reconnaît comme Laaroussa, ces poupées d’argile fabriquées à Sejnane depuis plus de trois mille ans, dont chacune raconte l’histoire d’une tribu et qui se vendent sur les bords des routes pour trois fois rien. Selma et Sofiane décident de se rendre à Sejnane, ils savent la pauvreté de la région et les salaires de misère des artisanes. Ils s’y installent et partent à leur recherche, chacune travaillant dans sa maison, dans des lieux-dits éparpillés, sans transport, donc se trouvant isolée.

Les deux artistes mettent en place un long processus qui se développe pendant quatre ans pour entrer en connaissance avec elles, et avant de penser spectacle, en faire une histoire de vie, leur histoire de vie et de création. Ils créent chez l’une d’elle, en 2011, la Fabrique artistique d’espace populaire, point de rencontre pour les femmes, avec cars de ramassage, création d’une crèche et de l’infrastructure rendant possible ces rencontres au cours desquelles des échauffements leur sont proposés, des espaces de convivialité autour du thé et de la cuisine, pour qu’elles se connaissent et se reconnaissent les unes les autres. On les voit sur images avec leur joie de vivre, s’approcher, bouger, se héler, masser leurs visages respectifs comme elles malaxent la terre.

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle témoigne – visuellement par l’image, sur scène par la gestuelle des performeuses en tenue de sport – des différentes étapes de leurs rencontres et réflexions. L’équipe a passé six mois en résidence à Sejnane pour créer des liens et faire que chacune s’imprègne de l’environnement et de la temporalité, des sons, des gestes observés et qui nous sont restitués par l’image. On y voit les femmes marcher dans la campagne,  chaudement habillées de vêtements, châles et foulards superposés de couleurs chaudes, on y voit leurs maisons et leur manière de travailler la terre : l’argile qu’elles extraient et rapportent dans des sacs, lourds, à l’épaule, cet argile auquel elles retirent les impuretés. On suit le concassage, pétrissage et façonnage de la terre, le modelage puis le raclage et polissage au galet ou au coquillage, la décoration avec les dessins amazighs issus de leur culture rappelant les tatouages et tissages traditionnels, dessins réalisés à l’argile rouge ou à l’encre verte issue des feuilles de lentisque pilées et mélangées à l’eau, posés au pinceau, la cuisson dans les fours à ciel ouvert, le feu, les braises.

© Christophe Raynaud de Lage

De grandes pages ressemblant à des partitions sont posées sur le banc, une danseuse lit un poème en arabe, une autre en espagnol, traduit sur l’écran puis chacune trouve ses gestes en écho aux gestes des potières aux visages burinés. Parfois ce sont les mêmes gestes, faits en même temps, parfois elles se décalent et les performeuses créent leurs propres objets, seules, chacune comme à son établi, par deux ou par trois. À certains moments, elles font face au public, côté à côte, creusent la terre, en tamisent les impuretés par gestes recréés, répétés sur des temps différents. La violoniste se lève et les suit. On entend les crissements de la terre répercutés par le violon, le bruit des outils. Les mains deviennent l’outil en majesté. Les performeuses racontent et traduisent par le langage du corps cet art du feu dont elles détiennent un savoir-faire ancestral reçu et qu’elles transmettent de mère en fille en un geste de partage. Quand elles se mettent torse nu face à l’écran, on les dirait si près du feu qu’aucun vêtement n’est plus supportable.

Selma et Sofiane Ouissi sont chorégraphes, danseurs, pédagogues et commissaires d’exposition. Frère et sœur, ils dansent ensemble depuis le début de leur carrière. Ils ont créé à Tunis en 2007 L’Art Rue الشارع فن structure culturelle dédiée à la production et à la diffusion d’art contemporain en Tunisie, espace de recherche et d’actions. Ils sont des figures majeures de la danse contemporaine dans le monde arabe, créateur d’utopies, et travaillent avec l’urgence de faire ville et société ensemble. Ils avaient présenté Birds au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers en octobre dernier, un magnifique spectacle, très poétique, interprété par Sofiane et mis en scène à quatre mains (cf. notre article du 3 octobre 2024).

Avec Laaroussa Quartet qui fut d’abord dansé à deux avant de s’élargir à quatre, ils concrétisent la présence de Sejnane comme personnage central dans lequel les potières reprennent inlassablement leurs gestes pour que naissent figurines et objets. Le corps devient lieu de mémoire et de transformation, le geste acte de résistance. La femme assise côté cour (Chedlia Saïdani) s’est levée et se place devant le micro sur pied pour interpréter un chant populaire ancien de Sejnane, moment de grande intensité où toute une part de vie et du travail de la terre se partage. Selma et Sofiane Ouissi ont fait leur le poème de Mahmoud Darwich qu’ils ont lu au Cloître Saint-Louis, en arabe et en français, quand ils ont présenté leur spectacle, leur travail est sensible et d’une grande force : « Quand tu prépares ton petit déjeuner, pense aux autres – n’oublie pas le grain aux colombes… Quand tu rentres à la maison, à ta maison, pense aux autres – n’oublie pas le peuple des tentes… Quand tu comptes les étoiles pour dormir, pense aux autres – certains n’ont pas le loisir de rêver… Quand tu penses aux autres, lointains, pense à toi et dis-toi – que ne suis-je une bougie dans le noir.

Brigitte Rémer, le 12 juillet 2025

Avec : Amanda Barrio Charmelo, Sondos Belhassen, Tijen Lawton, Moya Michael, Chedlia Saïdani. Composition musicale Aisha Orazbayeva – mixage Peiman Khosravi – scénographie et lumière Simon Siegmann – design sonore Raphaël Henard – régie générale Mohamed Hedi Belkhir – vidéo Nicola Sburlati – image Cecil Thuillier, Pierre Déjon – prise de son Jonathan Le Fourn – costumes Sabrina Seifried – Récolte transcription et traduction poésie Besma El Euchi – recherche Ophélie Naessens.

© Christophe Raynaud de Lage

Femmes potières – Phase d’immersion et de transmission du geste ancestral aux interprètes : Sabiha Ayari, Aljia Saïdani, Chedia Saïdani, Cherifa Saïdani, Emna Saïdani, Habiba Saïdani, Lamia Saïdani, Jemaa Selmi –  Les femmes potières à la vidéo Malika Saïdani, Naïma Saïdani, Najia Saïdani, Habiba Saïdani, Naziha Jemiï, Hada Riahi, Dalila Riahi, Sabiha Mechergui, Naïma Chatti, Fatma Saïdani, Sassia Riahi, Sabiha Saïdani, Fadhila Saïdani, Dalila Wassila Saïdani, Hanen Saïdani, Halima Maalaoui, Cherifa Riahi, Houda Jemiï, Aïda Jemiï, Aïcha Rebeh Jemiï, Aziza jemiï, Aljia Jmii, Hajer Saïdani, Sassia Saïdani, Fatma Saïdani, Habiba Saïdani, Habiba Saliha Saïdani, Sabiha Ayari, Safia Saïdani, Halima Saïdani, Aljia Saïdani, Jemâa Selmi, Cherifa Saïdani, Lamia Saïdani, Hadda Saïdani, Jannet Ghouili, Salouha Saïdani, Hada Saïda Saïdani, Jannet Saïdani, Hidhba Saïdani, Khaoula Saïdani, Habiba Ayari, Saliha Saïdani, Emna Saïdani, Salha Stili, Naziha Saïdani, Sabiha Saïdani, Maryam Saïdani, Fadhila Saïdani, Tounes Saïdani, Radhia Maalaoui, Kaouther Saïdani, Zina Mechergui.

Production Dream City 2025/L’Art Rue – coproduction Festival d’Avignon, Charleroi danse Centre chorégraphique de Wallonie-Bruxelles, Ictus Ensemble, KVS (Bruxelles) – Avec le soutien du Théâtre National Tunisien, du Moussem et de la Sharjah Art Foundation – représentations en partenariat avec France Médias Monde.

Les 6, 7, 8 juillet, à 19h, à La Fabrica, dans le cadre du Festival d’Avignon – site : www.festival-avignon.com et www.lartrue.org En tournée : du 16 au 19 octobre 2025, Festival Dream City, à Tunis (Tunisie) – le 26 janvier 2026, Charleroi Danse / La Raffinerie, à Bruxelles (Belgique) – le 30 janvier 2026, Charleroi Danse / Grand studio des Écuries, à Charleroi (Belgique).

Le Canard sauvage

Texte Henrik Ibsen, adaptation Maja Zade et Thomas Ostermeier – mise en scène Thomas Ostermeier, avec la Schaubühne Berlin, en allemand surtitré en français et anglais – création Festival d’Avignon, à l’Opéra Grand Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

Thomas Ostermeier dialogue avec Ibsen depuis plus de vingt ans. Nommé à la direction de la Schaubühne Berlin en 1999, il a mis en scène au sein de sa troupe Maison de poupée en 2002, suivie de Solness le constructeur au Burgtheater de Vienne en 2004, de Nora et Hedda Gabler à Berlin en 2005, de John Gabriel Borkman en 2008 après une résidence au Théâtre National de Bretagne à Rennes, avec son équipe. C’est au Festival d’Avignon qu’il a présenté Un Ennemi du peuple, en 2012 – pièce écrite par Ibsen en 1882 – qui parle de vérité d’une toute autre manière que dans Le Canard sauvage. Autant dire que Thomas Ostermeier connaît bien l’auteur norvégien qui tend un miroir sur la société.

© Christophe Raynaud de Lage

Écrite en 1884, Le Canard sauvage est une pièce obscure et complexe sur ce thème de la vérité. Elle pose une question : la vérité est-elle nécessaire et obligatoire, autrement dit, faut-il tout dire ? Dans cette pièce cela conduit à la ruine d’une famille et au tragique. La pièce débute dans un salon bourgeois fêtant le retour de Gregers Werle (Marcel Kohler) chez son père, un grand industriel, après une longue période d’absence. Il a invité Hjalmar Ekdal (Stefan Stern), un ami d’enfance perdu de vue, devenu photographe, qui a épousé Gina dont il a une fille âgée de dix-sept ans. Derrière l’écran des retrouvailles l’air est sombre notamment lorsqu’ils évoquent leurs pères respectifs. Gregers est en mauvais termes avec le sien même si ce dernier lui propose de devenir son associé. Hjalmar voit passer le sien au cours de la soirée, venu chercher des plans.

Chez les Ekdal, on entre dans la honte avec la figure du père qui travaillait chez Werle avant de se quereller sur fond de malversations, de tout perdre et de faire de la prison. En idéaliste radical, Gregers prétend développer la philosophie de la vérité. Elle passe ce soir-là par des révélations touchant à Gina Ekdal, l’épouse de Hjalmar, anciennement employée de maison chez Werle et qui aurait eu une liaison avec son patron. Un monde s’écroule pour Hjalmar qui écourte la soirée.

Thomas Ostermeier a pris l’option d’un plateau tournant qui permet le partage des mondes et des castes (scénographie Magda Willi) : la bourgeoisie dans les salons d’un côté, le diable par la queue chez les Ekdal. Quand le plateau tourne apparaît Gina (Marie Burchard) une jeune femme simple dans un intérieur modeste, table en formica, canapé. Dans cette grande pièce se trouve l’atelier photo où elle travaille avec son mari et ses machines dont photoautomat ; apparaît Hedvig, leur fille (Magdalena Lermer), qui souffre d’un grave problème aux yeux et risque de devenir aveugle. La jeune femme se prépare à être journaliste, militante pour le droit des femmes, elle a ses propres idées bien affirmées et est en train de construire sa vie. Derrière la porte, côté cour, le territoire du vieil Ekdal, chasseur passionné. À l’arrière, un réduit où il élève des pigeons, des poules et le canard sauvage d’Hedvig, en convalescence après avoir été blessé.

© Christophe Raynaud de Lage

Hjalmar raconte sa soirée écourtée chez son ami, on sent monter sa rancœur. La blessure est ouverte, immense. Il retire le smoking emprunté pour l’occasion, prend sa guitare, discute musique avec sa fille lorsqu’on frappe à la porte. Brouillé avec son père, apparaît Gregers qui a quitté sa maison. Il dit vouloir donner du sens à sa vie. Hjalmar propose de lui louer une chambre et Gina n’a d’autre choix que de s’y résigner. La conversation s’engage entre Gregers et Hedvig qui lui répond franco de port : « J’écris sur les bourges et sur le féminisme. » Le docteur Relling apparaît en voisin et contredit la thèse de l’extrême vérité défendue par Gregers, il affirme a-contrario qu’on a besoin de certains mensonges pour survivre.

Au cours de la seconde partie tout se dégrade encore davantage, Gregers décuple ses couplets moralistes du droit chemin, son père se rend chez les Ekdal et essaie de le récupérer mais fait face à une fin de non-recevoir. Hjalmar questionne sa femme sur sa liaison avec Werle, qui ne nie pas et s’en explique. Il perd pied. Hedvig qui animait un journal avec un ami s’est fâchée et se retrouve sans ami ni journal. Madame Sørby, l’intendante de Werle, vient déposer une lettre adressée à Hedvig et annoncer à Gregers son mariage avec son père. Hjalmar s’en empare et la lit. Werle l’industriel propose de verser une rente à vie pour Hedvig. Comme elle, il est en train de devenir aveugle. Tout s’éclaircit pour Hjalmar, Hedvig porte les gènes malades de Werle, et lance à Gina, son épouse, la question la plus douloureuse qui soit : « Est-ce qu’Hedvig est ma fille ? » Réponse : « je ne sais pas. »

Hjalmar perd le contrôle, s’enfonce dans la folie, agresse sa fille, prend le pistolet caché dans la maison avant d’être raisonné par Gregers. Ce dernier, moralisateur déréalisé, surenchérit et se donne pour nouvelle mission, d’informer Hedvig de ses origines : il s’avance vers le public, lumière dans la salle, et le questionne : « Qui, parmi vous n’a jamais menti ? Mais qu’est-ce qui ne va pas avec la vérité ? » Puis il se retourne vers Hedvig et lance le couperet : « Werle est ton père. » La jeune femme s’écroule littéralement. On entend des tirs dans le jardin c’est le grand-père Ekdal, qui juste avant venait de lui lancer un clin d’œil :« Je vais me faire beau pour ton anniversaire. » C’est en effet l’anniversaire d’Hedvig, une petite fête est prévue chez ses parents. Mais le comportement d’Hjalmar dérape. « Va-t-en » hurle-t-il à sa fille, épouvantée. Gregers en justicier, toujours dans le calme et la maitrise, suggère à la jeune femme de tuer le canard sauvage – emblématique du lien et de l’innocence – pour s’émanciper. La jeune femme acquiesce, prend le pistolet et s’engage dans la cabane aux animaux. Un coup de feu claque. Ce n’est pas le canard sauvage qui gît au sol, c’est Hedvig. Le plateau tourne, le grand-père dans le jardin qui fixait les banderoles de Happy Birthday se précipite dans la cabane. L’effondrement est général. Il porte Hedvig perdant beaucoup de sang et la pose délicatement sur le canapé du salon. Herring le voisin-médecin appelé en urgence ne peut rien faire, Hedvig n’est déjà plus là. Hjalmar s’est immobilisé, Gina est anéantie.

© Christophe Raynaud de Lage

La question que pose la pièce, centrée sur l’intimité de la famille, représentée par la maison, hautement symbolique chez Ibsen, la maison comme lieu de protection ou de désolation, centrée aussi sur les non-dits. À la question, à quoi bon la vérité, elle ne donne aucune réponse. L’atmosphère est lourde comme dans les réalisations et mises en scène d’Ingmar Bergman qui a fait siens dans son art intimiste les débats au sein du couple – il avait lui-même créé Le Canard sauvage, en 1972. Les apports textuels de Thomas Ostermeier et de la dramaturge Maja Zade pour rendre la pièce plus contemporaine et proche de nous, posent un geste dramaturgique fort. Cet angle de vue se trouve très naturellement intégré à l’ensemble, il est magnifiquement porté par les acteurs. Thomas Ostermeier est un grand maître dans la direction d’acteurs menée avec beaucoup de finesse, le jeu est remarquable – Stefan Stern interprète magnifiquement Hjalmar, et Magdalena Lermer une Hedwig pleine de justesse – mais on pourrait citer tous les acteurs qui portent ce Canard sauvage plein de complexité, avec l’image du grand moralisateur – Marcel Kohler en Gregers – dans une montée dramatique, jusqu’à la tragédie finale. Deux images annonciatrices du désarroi sont frappantes, images brèves au moment où le décor tourne : le visage d’Hjalmar collé à la vitre embrumée, faisant le triste constat de sa vie : « Ma vie est un champ de ruines …»  La même image une seconde fois, lors d’un autre changement de décor, le visage d’Helvig collé à cette même vitre et dans cette même brume, avec la vie qui tourne comme un manège, la vie à la fenêtre.

Brigitte Rémer, le10 juillet 2025

Avec : Thomas Bading, Marie Burchard, Stephanie Eidt, Marcel Kohler, Magdalena Lermer, Falk Rockstroh, David Ruland, Stefan Stern. Texte Henrik Ibsen – adaptation Maja Zade et Thomas Ostermeier – mise en scène Thomas Ostermeier – scénographie Magda Willi – costumes Vanessa Sampaio Borgmann – musique Sylvain Jacques – dramaturgie Maja Zade – lumière Erich Schneider – production Schaubühne Berlin – coproduction Festival d’Avignon

Du 7 au 16 juillet à 17h, sauf le 13 juillet – le 5 juillet à 18h – Festival d’Avignon / Opéra Grand Avignon – Site : festival-avignon.com

They always come back / دائمَا مَا يعًودون

Performance participative dans une chorégraphie de Bouchra Ouizguen, avec la participation d’amateurs venant d’Avignon et alentours – Création Festival d’Avignon, dans l’espace public, au Parvis du Palais des Papes.

© Christophe Raynaud de Lage

Danseuse et chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen travaille à Marrakech et participe depuis plus d’une vingtaine d’années au développement d’une scène chorégraphique locale. Elle est l’artiste des expériences intenses et aime rencontrer les publics dans des lieux atypiques. Elle avait participé au Festival d’Automne à Paris il y a une dizaine d’années et présenté Corbeaux, chorégraphiant un grand groupe de femmes.

C’est avec un grand groupe d’hommes cette fois, des amateurs du territoire, qu’elle a cheminé jusqu’à présenter ce spectacle, They always come back dans l’espace public d’Avignon. Elle a choisi le Parvis du Palais des Papes, il est vrai que l’échelle humaine face à ce majestueux monument est en soi un signe ardent et un vrai défi. Ses thèmes de recherche touchent à l’altérité, à la part de l’étrange dans l’autre et dans chacun de nous, à la mémoire et à l’oubli. Bouchra Ouizguen tord les frontières et déplie la danse, sous le pont d’Avignon.

© Brigitte Rémer

Elle raconte des histoires. Elle raconte son histoire, par des signes, des traces, des gestes, des traversées. Roland Barthes parlait de l’épaisseur des signes… Autour d’elle et autour d’eux, le public forme un large demi-cercle face au Palais et s’assied sur les pavés. La cloche sonne les sept coups de dix-neuf heures. À peine voit-on entrer le premier danseur dans son étrangeté, le visage recouvert d’un voile, le corps caché sous un grand tissu blanc. Il fait figure de Christ recrucifié. L’homme se blottit contre la muraille dans une attitude fermée, comme s’il voulait que le minéral l’avale.

Au loin, les tambours battent le rythme du temps qui s’est arrêté un instant. Apparaissent un à un du haut du Palais des Papes, avec solennité et simplicité, les participants en chemises ou t-shirts noirs, pantalons noirs. Guidés par les chants de pénitents et confréries, de manière lancinante, ils descendent lentement les marches à l’est comme à l’ouest entre cour et jardin et se répartissent dans l’espace, rejoignant l’homme drapé de blanc qui s’est découvert et qui, avec les mains, dessine ses paysages intérieurs. Des dynamiques se créent entre eux, ils courent formant un grand cercle qui les rapproche.

© Christophe Raynaud de Lage

Un jeune violoniste et une flûtiste s’avancent, les danseurs dessinent des signes dans l’air en solos, duos ou trios, ils imaginent des figures dans une complémentarité fraternelle, travaillent le déséquilibre, cherchent le rapport au sol. Un vocal perce l’air de ses aigus, l’énergie monte et communique. On voyage entre d’extrêmes solitudes et des passerelles qui s’élaborent. Il y a quelque chose d’animal et de brut dans les propositions gestuelles, gauches parfois. Tous sont en mouvement, s’inventent et se déstructurent. Une grande chaîne se forme, les danseurs sautillent, renaissent, jusqu’à dégager de la joie de vivre.

© Brigitte Rémer

Le vocal, le bendir, les crotales sonnent et se croisent et Bouchra Ouizguen dévale la pente pour rejoindre les danseurs dans un final énergique et collectif, avec ce plaisir de faire groupe. Le Parvis du Palais des Papes a le cœur qui bat. Un poème du XVIème siècle signé de Muzaffar Ali, offert par un participant à la chorégraphe dès le début des rencontres a accompagné ce travail sensible, qu’il faut chaleureusement féliciter : « Elle est si proche, ton âme, de la mienne, que ce dont tu rêves je le fais… » Ensemble / معاً la devise du Festival d’Avignon cette année, ils l’ont fait !

Brigitte Rémer, le 10 juillet 2025

Avec : Alain Alfonsi, Jean-Daniel Bieler, Patrick Brasseur, Diego Colin, Samy Devaud, Jeffrey Edison, Sébastien Gontir-Gilly, Mathieu Goulmant, Pascal Hamant, Léna Ledieu, Vincent Ledieu, Nathanaël Ledieu, Vincent Ledieu, Jean-Marc Lopez, Pierre-Alban Mochet, Frédéric Quay, Christian Riou, Julien Ronzon, Jacques Touzain – Chorégraphie Bouchra Ouizguen – Production Compagnie O – Production déléguée Festival d’Avignon – Représentations en partenariat avec France Médias Monde

Avant-première le 4 juillet – spectacle les 5 et 6 juillet, Place du Palais des Papes, Avignon –  (entrée libre) – Création Festival d’Avignon – site : www.festival-avignon.com

Décrochez-moi ça

Spectacle de cirque poétique avec Laurent Cabrol, Elsa De Witte, Simon Rosant, Thomas Barrière, compagnie Bêtes de foire – Le Printemps des Comédiens au Domaine d’O de Montpellier.

© Vincent Muteau

C’est un charmant chapiteau, intime et chaleureux, comme l’accueil qui nous est réservé. Sa petite piste centrale faite de quartiers de bois brun, auburn et bordeaux est d’emblée bien sympathique. Le public entoure la piste et essaie de se faire petit, l’espace est réduit et encombré de vêtements hétéroclites suspendus à toutes les hauteurs et jusqu’au moindre interstice. On se fraye un chemin à travers les empilements de chapeaux, gibus, vestes et manteaux.

Deux personnages, un homme, Laurent Cabrol et une femme, Elsa De Witte, époux à la ville et fondateurs de la Compagnie Bêtes de foire mettent en place dans la bonne humeur et la gaieté, un petit jeu de superposition de vestes. Ils se les arrachent à qui mieux mieux et concourent, les mettent en couches successives les unes sur les autres jusqu’à ne plus pouvoir bouger tellement ils sont engoncés. Les cintres montent et descendent en une chorégraphie drôle, par la drisse qu’actionne un des acteurs, comme on sonnait les cloches à l’église, jadis. Les vestes repassent ensuite à l’envers, en guirlandes et font fonction de personnages.

© Vincent Muteau

Bandonéon, violon et caisse claire attendent leur(s) musicien(s). Le petit jeu fripier continue en musique, monsieur Tambourine man (Thomas Barrière, compositeur de la musique avec Bastien Pelenc) arrive transistor en bandoulière, lampe de mineur sur le front. Le métronome se met en marche, le plateau tourne. Simon Rosant, constructeur-régisseur chargé de la régie à vue accompagne les acteurs. Des lancers de chapeau sur un poteau aimanté apportent ensuite leur drôlerie poétique et un humour pince-sans-rire. Laurent travaille du chapeau en surdoué tandis qu’Elsa, installée devant un grand miroir au centre du plateau, passe une robe élégante qui lui tombe du ciel, puis un manteau de couleur vive et se pomponne. Armée de son sac à mains elle s’élance et marche à contre sens du plateau qui tourne dans le sens des aiguilles d’une montre. Une course s’engage avec l’acteur qui lui court après mais ne la rattrape pas. Elle le sème, le plaque et le nargue. Belle présence d’actrice et d’acteur.

Une succession de séquences apportent leur lot de surprise et la même poésie, au fil du spectacle. Laurent disparaît et réapparaît, portant une veste à brandebourgs de dompteur. Ses sabots claquent. Une guirlande de chapeaux melons tombe du ciel, il en fait un numéro de jonglerie plein d’humour et d’habileté. Après les chapeaux c’est avec les balles qu’il jongle, dans un superbe numéro où elles rebondissent sur et sous la table installée au centre, moment rythmé et plein d’humour. Le musicien revient, harmonica, banjo, harmonium dans le dos, qu’il joue sportivement, avec enthousiasme et fantaisie. Elsa s’installe à la croisée des chemins et son archet posé sur une scie musicale fait voler les nostalgies.

© Vincent Muteau

Derrière le rideau d’autres vêtements tombent des cintres. Un escabeau vient encombrer l’espace. Laurent se transforme en géant sans tête. Elsa étreint le vide, vidant les cintres de tous les vêtements. Le musicien taquine la guitare à l’archet. Un chien passe et fait gentiment quelques tours de piste, retirant avec délicatesse les manches des vestes et joue avec une balle. Elsa réapparaît portant sur le visage le masque d’une vieille femme chargée d’un ballot, avant de revenir dans la danse en habit de fête, veste rouge pailletée. Laurent et Simon érigent une muraille de bois autour de la piste qu’ils recouvrent de miroirs où se reflète le public. Le bandonéon appelle, l’homme fait musique de tout et le plateau se met à tourner de plus en plus vite, l’homme et la femme n’ont pas le mal de mer, on les aperçoit virevolter à travers les portes entrebâillées. Puis Elsa soudain semble grandir aussi vite qu’Alice rapetisse dans son pays des merveilles, elle devient immense et pourrait toucher le ciel.

Décrochez-moi ça, est un spectacle plein de trouvailles et d’ingéniosité. La trame dramaturgique qui se dessine nous emmène du quotidien à l’absurde, à travers un travail patient et artisan, autant qu’artistique. Pas d’esbrouffe au pays de leurs rêves où le ludique est roi, où les techniques circassiennes sont pointues et les mouvements savants et rythmés, comme ceux d’une boîte à musique. C’est un spectacle plein et charme et de poésie.

La Compagnie Bêtes de Foire est né de la rencontre entre Laurent Cabrol – circassien formé auprès d’Annie Fratellini et de Lan N’Guyen, ancien artiste du Cirque National du Vietnam – et Elsa De Witte, costumière-comédienne issue des compagnies de théâtre de rue, passionnée d’histoires simples et populaires et des matériaux recyclés qu’elle réinterprète. Leur premier spectacle présenté en 2013 s’intitulait « Bêtes de foire-petit théâtre de gestes » et avait obtenu le Prix SACD des Arts du Cirque. Les situations ludiques et fantaisistes qu’ils savent inventer valent d’être vues !

Brigitte Rémer le 5 juillet 2025

Avec : Laurent Cabrol, Elsa De Witte, Simon Rosant, Thomas Barrière – avec la complicité de Solenne Capmas (costumes) – Luna Berardino (aide couture) – Steffie Bayer (masques) – Lucas Lefèvre (metal) – création musicale Thomas Barrière, Bastien Pelenc – construction piste Laurent Desflèches, Chantal Viannay, avec l’aide de Sylvain Ohl, Éric Noël – création son Francis Lopez – création lumières Tom Bourreau. Production et Diffusion : Association Z’Alegria / Bêtes de foire – administration Les Thérèses.

Vendredi 30 mai au dimanche 8 juin à 20h45, relâche le lundi 2 juin – Printemps des Comédiens, Domaine d’O/Pinède, 178 rue de la Carriérasse. 34090. Montpellier. Tél. : 04 67 63 66 67 – site de la Compagnie : www.betesdefoire.com

Faustus in Africa !

Mise en scène William Kentridge, avec la Handspring Puppet Company, dans le cadre du Printemps des Comédiens – Première en France, à l’Opéra de Montpellier En anglais, surtitré en français. Reprise au Théâtre de la Ville/Paris en septembre.

© Fiona MacPherson

Goethe a écrit deux Faust, l’un en 1808, le second en 1832, il a travaillé une partie de sa vie sur le sujet, s’inspirant d’une part d’un alchimiste allemand du XVIème siècle déjà héros d’un conte populaire, d’autre part de La Tragique histoire du docteur Faust écrite par Christopher Marlowe en 1604. Le mythe est bien ancré dans la tradition d’une partie de l’Europe du Nord. William Kentridge s’en inspire, en 1995 en présentant au Kunstenfestivaldesarts Faustus in Africa ! transposant l’œuvre dans le cadre de la colonisation et de l’apartheid qu’il combat depuis toujours.

Trente ans plus tard, William Kentridge ressuscite ce Faustus in Africa! en le recréant avec les mêmes extraordinaires marionnettes conçues et dirigées par Adrian Kohler, Basil Jones et leur troupe, la Handspring Puppet Company. Le nouveau scénario entremêle le récit de Goethe aux extraits pleins d’ironie du poète sud-africain Lesego Rampolokeng, et c’est une équipe nouvelle de comédiens qui se glisse dans la re-création des personnages. La musique de James Phillips et Warrick Sony, amplifie les dessins de William Kentridge qui ont valeur de didascalies, commentaires et accentuation et qui s’enchaînent sur écran tout au long du spectacle. Faustus est un peu une sorte de matrice pour le travail théâtral de l’artiste, internationalement reconnu tant dans le domaine des arts visuels que dans celui des arts du spectacle.

© Fiona MacPherson

Une immense horloge, de marque « Lucifer », barre la scène. Il est sept heures cinq. On est dans une bibliothèque à l’ancienne, les employés vont bientôt arriver. Un standard à fiches téléphone-télégraphe se trouve côté jardin. Un crâne posé sur un meuble rappelle notre humaine condition. L’horloge se met à tourner, un léger brouhaha se répand et marque l’entrée des acteurs/actrices-employé(e)s. C’est le prologue, on est au Paradis…

Faust seul au centre, donne un discours sur l’origine du monde et, dans sa démonstration, engage un dialogue avec l’au-delà. L’horloge fait place à l’écran. Les marionnettes à tiges – portées comme des reines par des acteurs de la Handspring Puppet Company forment une fanfare qui passe. On est Hôtel Polonia, chambre 407. Deux acteurs-manipulateurs tournent avec Faust les pages d’un ouvrage : « Dans les livres tout semble beau… Je ne crains rien du ciel ni de l’enfer… »

Mais Méphisto, prince des ténèbres, veille et prépare le Pacte qu’il entend bien faire signer à Faust. « Le diable est un égoïste » se vante-t-il, tandis que Faust paraphe. Dans la taverne de Dar-es-Salam, entre un militaire et le Pacte, Faust comprend vite qu’il a été floué et n’a d’autre issue que de devenir la voix de son maître. Il est pris de tremblements.

© Fiona MacPherson

Dans un laboratoire de type colonial où s’affaire une infirmière black, Marguerite, Faust redevenu jeune tombe sous le charme. Il se démasque en lui offrant un bijou. Le voici bientôt fusil au corps, en safari, ses cibles sont des dessins. Le rapport aux coloniaux – qui tuent hommes et bêtes y compris les espèces protégées sans trop de discernement et vivent entre pistolet et machine à écrire – habite le spectacle. Au bureau, côté cour, Méphisto tire les ficelles et épuise Faust. Dans cette mise en scène inventive, on fait chanter les verres d’eau. Faust demande grâce. Les aiguilles du cadran commencent à s’affoler, l’écran se couvre des chiffres de la bourse, Méphisto ne pense que gain et libéralisme et congédie tout le monde. La fanfare-marionnettes donne le tempo.

Au Palais, dans la salle du trône qui ressemble à un tribunal siègent les technocrates : un chef militaire aux allures de Khadafi, un pasteur dans un double mouvement, prêt à jurer en même temps qu’adjurer sur la bible qu’il tient serrée contre lui. Faust se plaint : « On a besoin d’or, trouvez-en. » Les lingots de Méphisto – en forme d’église et autre – sont le veau d’or du moment. La vente aux enchères d’une collection d’art africain appartenant à Faust est un moment fort et vibrant de racisme. Une fronde mène à la mort du Général après une bagarre au couteau dans laquelle Faust, armé par Méphisto, est impliqué. Helena, sa veuve – qui n’est pas sans rappeler l’Hélène de Troie – préside un banquet dans la Résidence impériale évoquant la colonisation du Zaïre, entre chacal et vautour, quel choix, demande-t-elle ? Le Pasteur y va de son couplet, sur l’âme. Le spectacle monte en puissance.

Dans la Nuit des Walpurgies Faust court derrière Helena qui lui échappe et affiche sa haine pour Méphisto. Tout ce qu’il entreprend dysfonctionne. Il dénonce le racisme, scandant une longue liste de noms effacés dans les cimetières : numéro du corps : sans, lieu : non. Il rappelle cet étrange fruit, le corps d’un noir pendu à un arbre après lynchage, sort qu’on réservait aux Afro-américains et que Billie Holiday a chanté en 1939. La musique prend son temps et accompagne la mémoire, un piano lent et solennel. Faust vieillit, il est entouré de deux infirmières, noire d’un côté, blanche de l’autre. Un chant spirituals accompagne les dessins et la pendule redevient objet central de la scène. On se perd pourtant dans les paradoxes des discours politiques et le libéralisme redouble. Faust et Méphisto jouent aux cartes quand soudain Méphisto lance son couperet : « Ton séjour est terminé, Faust, l’accord est rompu ! Partz… » Le bruit d’un avion qui plane au-dessus de leurs têtes marque la fin du parcours, la fin de la partie et du spectacle.

© Fiona MacPherson

Dans Faustus in Africa ! William Kentridge fait le tour de nombreux sujets qui lui sont chers dont la violence du colonialisme et l’apartheid, les compromissions pour le pouvoir, la destruction de l’environnement et le dérèglement du climat. Nous sommes chez Marlowe et chez Goethe, mais aussi dans le temps présent. Par sa lecture à travers le bien et le mal, le metteur en scène nous mène d’illusion en désillusion et tord la perception de la réalité. Il fait figure de magicien à travers l’œuvre qu’il a faite sienne et parle du monde d’aujourd’hui. La puissance de son travail artistique et son immense talent traduisent les inégalités et injustices morales, raciales, économiques, sociales et environnementales. Portées par les acteurs qui leur prêtent vie avec beaucoup d’habileté et d’empathie, les figurines de la Handspring Puppet Company – sculptures de toute beauté et expressivité – se fondent magnifiquement dans l’univers visuels des dessins de Kentridge aux propositions multiples. Faustus in Africa! est un manifeste artistique de tout premier ordre.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2025

Avec : Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Wessel Pretorius – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn. Mise en scène William Kentridge – collaboration artistique à la mise en scène Lara Foot – conception et direction des marionnettes Adrian Kohler, Basil Jones (Handspring Puppet Company) – direction associée des marionnettes et des répétition Enrico Dau Yang Wey – scénographie Adrian Kohler, William Kentridge – animation William Kentridge – construction marionnettes Adrian Kohler, Tau Qwelane – costumes marionnettes Hazel Maree, Hiltrud von Seidlitz, Phyllis Midlane – effets spéciaux Simon Dunckley – conception décor Adrian Kohler – construction décors Dean Pitman, pour Ukululama Projects – peinture et habillage des décors Nadine Minnaar pour Scene Visual Productions – traduction Robert David Macdonald – texte additionnel Lesego Rampolokeng – musique James Phillips, Warrick Sony, conception sonore Simon Kohler – éclairagiste et régisseur de production  Wesley France – régisseuse plateau et opératrice vidéo Thunyelwa Rachwene – régisseur son Tebogo Laaka – contrôleuse vidéo Kim Gunning – régisseuse plateau Lucile Quinton.

Production Reprise 2025 : Quaternaire/Paris en coproduction avec le Théâtre de la Ville/Paris – Festival d’Automne à Paris. Coproduction The Baxter Theatre Centre at the University of Cape Town (Cape Town) – Fondazione Campania des Festival, Campania Teatro Festival (Naples) – Centre d’art Battat (Montréal) – Printemps des Comédiens / Cité européenne du théâtre, Domaine d’O, Montpellier – Grec Festival (Barcelone) – Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles) – Thalia Theater (Hambourg)

Vu au Printemps des Comédiens, du 5 au 7 juin 2025, à l’Opéra de Montpellier, place de la Comédie, Montpellier. En tournée :  20/23 août 2025, Festival d’Edinburgh, (Royaume-Uni) – 28 / 30 août, Zürcher Theater Spektakel Zurich (Suisse) – 7 septembre, Kunstfest, Weimar (Allemagne) – 11 au 19 septembre, Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt, Paris (France) – 29 octobre/ 1er novembre, Comédie de Genève, (Suisse).

Prochaines représentations, du 11 au 19 septembre à 20 h, le samedi à 15 h et 20 h au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, Grande salle. 2 place du Châtelet. 75001. Paris. www.theatredelaville-paris.com

As If I could Stay There For Ever, et Lo Faunal

As If I could Stay There For Ever, de Tânia Carvalho (Portugal) – Lo Faunal, de Pol Jiménez (Espagne/Catalogne) une soirée partagée – au Théâtre de la Ville / La Coupole. Dernières soirées du programme Chantiers d’Europe 2025.

Tânia Carvalho © Rui Palma

Deux chorégraphes présentent chacun une pièce qu’elle/qu’il interprète. La première, As If I could Stay There For Ever, de Tânia Carvalho est fort brève (10 mn), la danseuse-chorégraphe, entre sur la scène, chaussures à talons et courte robe noire. Elle retire tranquillement ses chaussures, les dépose hors du halo de lumière et se place au centre. Elle ne changera pas de place et semble avoir pris racine là elle a posé les pieds pour danser. Elle se flexibilise et se tord, fluide et centrée sur elle-même, ondulant selon les ressacs d’une musique répétitive jusqu’à devenir plus mécanique, avant de reprendre ses hauts talons et de repartir sans bruit, comme elle est venue.

Née au Portugal en 1976, Tânia Carvalho a débuté la danse classique à l’âge de cinq ans avant de se lancer dix ans plus tard, dans l’apprentissage de la danse contemporaine. Elle est aussi pianiste, chanteuse et compositrice, et se passionne pour le dessin. Autant dire que les rythmes et les représentations du corps sont l’essence-même de son travail et la multidisciplinarité son mode de pensée. À l’âge de vingt ans, en 1997, elle fonde avec un cercle d’amis une association de promotion culturelle, Bomba Suicida à laquelle elle reste attachée pendant plus de quinze ans. Tânia Carvalho est une tête chercheuse, ses expérimentations hors format et hors cadre sont nombreuses dans les domaines de la peinture, de la mémoire du cinéma, de l’expressionnisme et des langages interstellaires.

À partir de 2005 elle anime les cours de chorégraphie du programme de création artistique proposé par la Fondation Calouste Gulbenkian, à Lisbonne. En 2021, elle participe au programme pour quatre chorégraphes Lucinda Childs, Tânia Carvalho, Lasseindra Ninja et Oona Doherty  composé à l’invitation du Théâtre de la Ville et du Théâtre du Châtelet, courtes pièces plurielles dansées sous l’égide de (La) Horde avec le Ballet national de Marseille. La pièce qu’elle présente ici est un petit ovni sympathiquement sien et qui devient sympathiquement nôtre.

La seconde partie du programme nous permet de suivre Pol Jiménez dans Lo Faunal, image du Faune toujours en action et proche de nos fantasmes. Ni Mallarmé ni Debussy, pas de nymphe, mais un Faune en puissance et majesté qui vire et volte avec grâce et fantaisie, énergie et variations sur les folies d’Espagne. Il creuse son sillon entre pastorale, danses espagnoles traditionnelles, figures contemporaines et populaires. Des castagnettes virtuoses qu’il tient dans les mains il crée ses rythmes joyeux et éveille nos imaginaires, traverse et nous fait percevoir des univers magique et mythologique, comme une divinité champêtre à l’image du dieu Pan plein de sensualité.

Pol Jiménez © Albert Rué

Lo Faunal, est un hymne à la danse, à l’amour de la danse, au Prélude à l‘après-midi d’un faune – ballet en un acte de Vaslav Nijinski, et qu’il dansa sur la musique de Claude Debussy -. Pol Jiménez développe une belle énergie, continue, et qui monte en puissance comme dans Le Boléro de Ravel, jusqu’au sacrifice. On trouve dans sa danse des signes picturaux comme le monde profond et la puissance de Francisco Goya ou le raffinement et le mystère d’El Greco. Sagesse et folie s’y côtoient, en inspiration expiration hors d’haleine et à portée de plateau, il donne toute son ardeur dans les figures de sa danse qui nous apostrophe.

Chantiers d’Europe fêtait cette année ses 15 ans. Emmanuel Demarcy-Mota en découvreur des nouvelles formes du discours théâtral les a initiés en 2008 dans une idée d’ouverture et de partage. Tous les thèmes sont abordés sans détour traitant des minorités, du genre, de l’Histoire, de la transgression, des diverses communautés et cultures dans des récits multiformes. Des artistes et spectacles de plus de trente pays ont participé aux différentes éditions. Comme chaque année, dans la programmation 2025, on trouve des pépites à travers les différents espaces du Théâtre de la Ville exploré, des Œillets aux Abbesses, de la Coupole au hall d’entrée, tant dans la forme que dans la réflexion, et cela est bon. Intimidades Com A Terra / Intimité avec la Terre en fut une, parcours initiatique sur le concept d’étranger et d’identité (cf. notre article du 28 juin) ; El Pacto del Olvido / Le Pacte de l’oubli, enquête sur la dictature de Franco et le silence qui a suivi en fut une autre (cf. notre article du 29 juin). La présence de Marta Cuscunà, vue lors de la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette en 2023 fut aussi un bel événement. Elle construit et manipule des oiseaux métalliques de toute inventivité dont l’ombre paraît dans les contrejours d’une lumière très travaillée, et d’une histoire sur l’humanité racontée (cf. notre article du 28 mai 2023).

En prélude à l’édition 2025 de Chantiers d’Europe, emboîtant le pas au Théâtre de la Ville, le Teatro della Pergola de Florence lançait en mai dernier un premier voyage à travers les langages de la scène contemporaine, avec le soutien de la Fondation Gulbenkian. Dans une première édition il a transformé ses espaces intérieur et extérieur en un « village d’interventions artistiques » autour de la transmission et de la création, au cœur de l’expérience européenne. L’idée fédératrice de créer un pont entre mémoire et avenir, de faire que l’Histoire devienne un laboratoire de nouvelles visions et de rencontres culturelles, de promouvoir la formation et la transmission constitue un élément fondamental et l’objectif partagé entre les deux théâtres.

« Et si c’était à refaire, je commencerai par la cuture » aurait dit Jean Monnet, et avant lui Robert Schuman, qui tous deux avaient œuvré pour la construction européenne. Avec Chantiers d’Europe le dialogue autour des arts du spectacle remplit la place laissée vide notamment par le Festival de Nancy qui pendant vingt ans (de 1963 à 1983) avait promu la jeune création et le dialogue interculturel, et avant lui le Théâtre des Nations qui habitait, justement, le Théâtre Sarah-Bernhardt / Théâtre de la Ville.

Brigitte Rémer, le 3 juillet 2025

Marta Cuscunà © D. Borghello

As If I could Stay There For Ever : chorégraphie, lumières, musique, costumes, interprétation, Tânia Carvalho – Production Agencia 25 – Programme créativité artistique et création de la Fondation Calouste Gulbenkian – les 28 et 29 juin 2025 à 19h /La Coupole – TDV Sarah-Bernhardt.

Lo Faunal : Chorégraphie et interprétation Pol Jiménez – direction et chorégraphie Bruno Ramri – scénographie Bruno Ramri et Maria Monseny – composition et collage musical Jaume Clotet – lumières Lucas Tornero – création costumes Maria Monseny – réaisation costumes Brodats Paquita – conception graphique Sergi Mayench – coproduction Pol Jiménez et Obrador d’arrel de Fira Mediterrània de Manresa – les 28 et 29 juin 2025 à 19h /La Coupole – TDV Sarah-Bernhardt.

Chantiers d’Europe, du 5 au 29 juin 2025 – au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75001. Paris et Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Carolyn Carlson chorégraphie… le musée d’Orsay

Poésie visuelle de Carolyn Carlson, avec quatre danseurs de sa compagnie – Juha Marsalo, Céline Maufroid, Sara Orselli, Yutaka Nakata – avec Hugo Marchand, danseur étoile – Pierre Le Bourgeois, violoncelle – le chœur de hurleurs finlandais Mieskuoro Huutajat dirigé par Petri Sirviö – Grande nef du Musée d’Orsay.

P.Le Bourgeois, C.Carlson, J.Marsalo © Ève

Carolyn Carlson a composé un spectacle qui s’inscrit dans la majestueuse nef du Musée d’Orsay. Les peintures et sculptures du XIXème balisent la route. Une scène a été montée au carrefour de deux grandes allées, une autre en vis-à-vis, qui permet les entrées et sorties des artistes. Plusieurs séquences composent le programme pour ne devenir qu’une seule pièce.

L’impressionnant chœur finlandais Mieskuoro Huutajat (qui signifie hurleurs) dirigé par Petri Sirviö, – une trentaine d’hommes hiératiques, élégamment vêtus – costumes anthracite, cravates, chemises blanches – se place sur les larges escaliers du musée et débute une puissante psalmodie sur des rythmes qui s’envolent par-delà les statues. Petri Sirviö le chef de chœur déploie la même énergie que les chanteurs déploient en intensité et étrangeté décalée. Affirmations, syncopes, accélérations, crescendos et décrescendos fendent l’air par un volume vocal déchiré jusqu’aux respirations finales et au silence. Ils reviendront clôturer le spectacle.

Yutaka Nakata © Ève

Après quelques accords de violoncelle (Pierre Le Bourgeois) entre en piste sur roulement de tambour Yutaka Nakata danseur d’origine japonaise, pour un solo créé en 2023, A deal with instinct. Carolyn Carlson puise dans le bouddhisme zen et les arts martiaux pour inventer une sorte de danse du sabre ou du bâton, pleine d’énergie. Torse nu, portant le hakama, cet élégant pantalon large plissé blanc et gris clair, de type samouraï, le geste est guerrier, concentré, élégant et dense, avec de puissants jetés de jambe et une fluidité des bras sur texte enregistré et musique synthétique (signée Aleksi Aubry-Carlson). Yutaka Nakata, est formé aux techniques du Tai-chi et du Qi Gong, il invoque les pouvoirs du tigre ou du serpent pour rechercher un équilibre malgré l’instabilité du monde.

Sur la scène centrale apparaît ensuite Carolyn Carlson costume pantalon noir qui livre un texte offert avec quelques signes gestuels, livrant ses réflexions et méditations en anglais que traduit Juha Marsalo, dans le rôle de l’ombre ou de l’écho, sorte de Monsieur Loyal. Elle s’adresse au ciel, pierres, miroir, vaste océan, frontières, ancêtres, au monde sauvage, aux forêts et aux vagues, aux « mirages d’une nuit étoilée, hors de soi-même » avant de fixer son regard sur la passerelle d’un étage supérieur, où une danseuse en alerte (Céline Maufroid) invite à un autre voyage avant de s’enfuir. Les méditations à haute voix de Carolyn Carlson ont repris, son traducteur de l’autre côté, un peu loin pour l’efficacité avant que n’entre en scène vêtu de blanc Hugo Marchand, danseur étoile de l’Opéra de Paris.

Hugo Marchand, danseur étoile © Ève

Le solo Sunlight Under Water signé de la chorégraphe a été créé pour lui dans le cadre des Jardins culturels Dior en 2022 en collaboration avec le Château de Versailles et le sculpteur Jean-Michel Othoniel. Il l’a revisité pour sa présentation au Musée d’Orsay. La musique de Jóhann Jóhannsson, compositeur islandais décédé prématurément en 2018 porte ce solo épuré et virtuose sur orchestre lyrique. Les mains du danseur sont papillons, il vole dans la nef avec un alphabet décliné du battement à l’arabesque, de l’en-dehors au jeté, des tours en l’air aux pliés dans une fluidité contemporaine. « Les arbres, l’herbe, le ciel, l’eau et la terre fusionnent avec les rythmes intérieurs du danseur étoile, tel un voyage dans la Nature et dans sa propre intériorité. Hugo explore le monde entre le sacré et le profane, le spirituel et le physique, la connexion au phénomène silencieux de la splendeur terrestre pour ne faire plus qu’un avec la Nature, et notamment avec l’eau, qui représente l’éternel flux de créativité et la force vitale de nos existences » dit la chorégraphe.

Céline Maufroid © Ève

Carolyn Carlson revient dans un jeu de chiffres de cinq à sept et le lyrisme des violons : « Le monde est sens dessus-dessous, Tu ne trouveras le salut qu’en toi-même » lance-t-elle. Entre une danseuse dans un nouvel élan musical, Sara Orselli, qui se détache de la statue blanche placée sur la trajectoire de mon regard, elle esquisse des pas et des gestes avec une certaine solennité et danse un duo avec Juha Marsalo. Les hurleurs Huutajat dirigé par Petri Sirviö reviennent sur scène et entourent les danseurs pour un final en apothéose et dans une chorégraphie créée pour l’occasion. Ils reprennent leurs chuchotements et phrasés syncopés, des cris aux rythmes dans un face à face complice avec les danseurs et tous s’apostrophent.

C’est une belle idée que de faire vivre le Musée d’Orsay, si habité, par des événements culturels. Avant cette présentation en soirée, Carolyn Carlson a montré dans la journée des extraits de son répertoire transmis aux élèves du Conservatoire à rayonnement régional de Paris-Ida Rubinstein. Sa poésie visuelle comme elle aime nommer ses chorégraphies, invite à une exploration ample et profonde entre orient et occident, méditation et action, équilibre et instabilité, force et délicatesse, immobilité et mouvement absolu. C’est très réussi.

Brigitte Rémer, le 1er juillet 2025

Le choeur Mieskuoro Huutajat © Ève

Carolyn Carlson, direction artistique, chorégraphies, improvisation et poèmes – Avec : Hugo Marchand, danseur étoile de l’Opéra de Paris – Pierre Le Bourgeois, violoncelliste – la compagnie Carlyn Carlson : Juha Marsalo, Céline Maufroid, Yutaka Nakata, Sara Orselli – Mieskuoro Huutajat, chœur dirigé par Petri Sirviö  – musique additionnelle : Johann Johannsson, Aleksi Aubry-Carlson. Régie lumière Gillaume Bonneau – régie son Rémi Malcou – avec le soutien de l’ambassade de Finlande.

Les 28 et 29 juin 2025 au musée d’Orsay, Esplanade Valéry Giscard d’Estaing. 75007 Paris – métro : Solférino – site : www.musee-orsay.fr

62e Palmarès des prix du Syndicat de la critique Théâtre, Musique et Danse

© Jean Couturier

La cérémonie de la remise des Prix de la Critique, Théâtre, Musique et Danse pour la Saison 2024-2025 s’est tenue le 23 juin 2025 au Théâtre de la Commune/Centre dramatique national d’Aubervilliers en présence de nombreux artistes.

Depuis 1963, ce Palmarès, fruit d’un vote par les critiques professionnels, salue et récompense des artistes, des spectacles, la création de toute une saison. Ci-dessous, le palmarès :

THÉÂTRE

GRAND PRIX (meilleur spectacle théâtral de l’année) – Le Procès de Jeanne, d’après les minutes du procès de condamnation de Jeanne d’Arc – 1431, m.e.s. d’Yves Beaunesne

PRIX GEORGES-LERMINIER (meilleur spectacle théâtral créé en région) – Qui som ? de et m.e.s. de Baro d’Evel (Festival d’Avignon)

PRIX DE LA MEILLEURE CRÉATION D’UNE PIÈCE EN LANGUE FRANÇAISE – Léviathan, de Guillaume Poix, m.e.s. de Lorraine de Sagazan

PRIX DU MEILLEUR SPECTACLE THÉÂTRAL ÉTRANGER (ex aequo)
. Dämon, El funeral de Bergman, de et m.e.s. d’Angé lica Liddell (Espagne)
. Quatre murs et un toit, d’aprè s des extraits de Bertolt Brecht, adaptation et m.e.s. de Lina Majdalanie et Rabih Mroué (Liban/Allemagne)

PRIX LAURENT-TERZIEFF (meilleur spectacle théâtre privé) – Les Liaisons dangereuses, d’après Choderlos de Laclos, adaptation et m.e.s. d’Arnaud Denis (Comédie des Champs-Élysées)

PRIX DE LA MEILLEURE COMÉDIENNE (ex aequo)
. Judith Chemla, dans Le Procès de Jeanne, conception Judith Chemla et Yves Beaunesne, m.e.s. d’Yves Beaunesne
. Marina Hands, dans Le Soulier de Satin, de Paul Claudel, adaptation et m.e.s. d’Éric Ruf et Une Mouette, d’aprè s La Mouette d’Anton Tchekhov, adaptation et m.e.s. d’Elsa Granat

PRIX DU MEILLEUR COMÉDIEN – Vincent Garanger, dans Article 353 du Code pénal, de Tanguy Viel, adaptation et m.e.s. d’Emmanuel Noblet

PRIX JEAN-JACQUES-LERRANT (révélation théâtrale de l’année) – Daphné Biiga Nwanak, dans Absalon, Absalon d’aprè s le roman de William Faulkner, adaptation et m.e.s. de Séverine Chavrier

PRIX DU MEILLEUR COMPOSITEUR DE MUSIQUE DE SCÈNE – Camille Rocailleux, pour Le Procès de Jeanne, conception Judith Chemla et Yves Beaunesne, m.e.s. d’Yves Beaunesne

PRIX DE LA MEILLEURE CRÉATION D’ÉLÉMENTS SCÉNIQUES – Le Munstrum Théâtre (Adèle Hamelin, Mathilde Coudière Kayadjanian, Valentin Paul et Louis Arène) pour Makbeth, d’après la pièce de William Shakespeare, adaptation Lucas Samain en collaboration avec Louis Arène, m.e.s. de Louis Arène

PRIX DU MEILLEUR LIVRE SUR LE THÉÂTRE – Le Théâtre Palestinien et François Abou Salem de Najla Nakhlé -Cerruti. Éd. Actes Sud

MENTION SPÉCIALE – La voix sur l’épaule – Dans les passées de François Tanguy, de Laurence Chable, conversation avec Olivier Neveux. Éd. Théâtrales

MUSIQUE

GRAND PRIX (meilleur spectacle musical de l’année) ex aequo
Don Giovanni, de Wolfang Amadeus Mozart, m.e.s. de Jean-Yves Ruf, dir. mus. de Julien Chauvin Il Nome della rosa, de Francesco Filidei, m.e.s. de Damiano Michieletto, dir. mus. d’Ingo Metzmacher

PRIX CLAUDE-ROSTAND (meilleure coproduction lyrique régionale et européenne) Faust, de Charles Gounod, m.e.s. de Denis Podalydès, dir. mus. de Louis Langré e (Lille, Opéra Comique)

PRIX DE LA MEILLEURE SCÉNOGRAPHIE – Emmanuelle Roy (décors) et Jean-Daniel Vuillermoz (costumes) pour Les Misérables, de Claude-Michel Schönberg et Alain Boublil, m.e.s. de Ladislas Chollat

PRIX DE LA CRÉATION MUSICALE (hors opéra) – Magnificat, de Geoffroy Drouin par Les Métaboles, dir. mus. de Lé o Warynski

PRIX DE LA PERSONNALITÉ MUSICALE DE L’ANNÉE – Lucile Richardot, mezzo-soprano

PRIX DE LA REVÉLATION MUSICALE DE L’ANNÉE (ex aequo)
Laurence Kilsby, ténor
Quatuor Elmire (David Petrlik, Yoan Brakha, Hortense Fourrier, Rémi Carlon)

PRIX DU MEILLEUR LIVRE SUR LA MUSIQUE – Les Femmes et la musique au Moyen-Âge, d’Anne Ibos-Augé . Éd. du Cerf

PRIX DE LA MEILLEURE INITIATIVE POUR LA DIFFUSION MUSICALE (répertoires et publics) – Héloıs̈e Luzzati, fondatrice de l’association Elles Women Composers, du label La Boıt̂e à Pépites et du festival Un temps pour Elles.

DANSE

GRAND PRIX (meilleur spectacle chorégraphique de l’année) – Crocodile, de et avec Martin Harriague

PRIX DE LA MEILLEURE PIÈCE DE RÉPERTOIRE OU RECRÉATION (nouveau Prix) – Forever, immersion dans Café Müller de Pina Bausch par le Tanztheater Wuppertal / Terrain – conception Boris Charmatz

PRIX DE LA MEILLEURE COMPAGNIE – Ballet de l’Opéra national du Capitole, direction Beate Vollack

PRIX DU MEILLEUR INTERPRÈTE – Loup Marcault-Derouard (Ballet de l’Opéra de Paris)

PRIX DE LA RÉVÉLATION CHORÉGRAPHIQUE – Soa Ratsifandrihana

PRIX DE LA MEILLEURE PERFORMANCE CHORÉGRAPHIQUE – Kill Me, de Marina Otero

PRIX DE LA PERSONNALITÉ CHORÉGRAPHIQUE – Emmanuel Eggermont

PRIX DU MEILLEUR LIVRE SUR LA DANSE – Une histoire dessinée de la danse, par Laura Cappelle et Thomas Gilbert. Éd. du Seuil

PRIX DU MEILLEUR FILM SUR LA DANSE – Être noir à l’Opéra, de Virginie Plaut et Youcef Khemane. Documentaire ARTE 2024

Coordonnées : Syndicat de la critique Théâtre, Musique, Danse, Hôtel de Massa, 38 rue du Faubourg Saint-Jacques. 75014. Paris – site : https://www.associationcritiquetmd.com

Gesualdo Passione

D’après Répons des ténèbres de Carlo Gesualdo, par Les Arts Florissants, sous la direction de Paul Agnew – chorégraphie Amala Dianor, interprétée par les danseurs de la compagnie – à La Philharmonie de Paris/Cité de la Musique.

© Vincent Pontet

Six chanteurs des Arts Florissants et quatre danseurs de la Compagnie Amala Dianor accompagnent la Passion du Christ à travers l’œuvre de Carlo Gesualdo (1566-1613). Car ceci est mon corps disent les textes… Paul Agnew et Amala Dianor ont conçu le spectacle en commun, mettant en mouvement les chanteurs et en musique les danseurs.

Fils cadet d’un prince esthète et mélomane, Carlo Gesualdo a deux prédispositions, la chasse et la musique. Deux musiciens de talent à la cour du Prince son père, lui apprennent le contrepoint mais les circonstances l’obligent tout d’abord à régner pour remplacer son frère décédé des suites d’une chute de cheval. On le contraint de ce fait à épouser sa cousine, Maria d’Avalos, pour donner une descendance à la famille, destinée tragique à laquelle il met fin, en l’assassinant en même temps que son amant.

© Vincent Pontet

Carlo Gesualdo hérite des titres de son père quand il meurt. Personnage étrange et violent, vindicatif, il garde cependant une grande piété. Les meilleurs musiciens méridionaux se mettent à fréquenter sa maison. Il dédie sa vie à la musique, on lui reconnaît un style unique, nourri de nombreuses influences, dissonances et chromatismes. Les compositeurs modernes tels que Stravinski, Ligeti, Eötvös et bien d’autres s’en sont inspirés. Il compose cent-vingt-cinq madrigaux répartis en six livres publiés entre 1594 et 1611, et soixante-neuf motets.

Le recueil des Répons des Ténèbres en comprend vingt-sept, plus un Miserere à six voix, destinés aux matines de la Semaine Sainte, ils s’étirent sur le thème de la pénitence, tout y est codifié. Le Répons est une sorte d’enluminure polyphonique précédant des lectures psalmodiées, il vient de la Renaissance et se crée dans l’obscurité progressive au fil des événements s’acheminant vers les dernières heures du Christ, jusqu’à l’extinction de toute lumière. C’est un office des Ténèbres. « Mon âme est triste jusqu’à la mort, Demeurez ici et veillez avec moi. » Les versets des Répons paraphrasent la Passion et l’agonie du Christ pour inviter à une véritable méditation sur la mort, la culpabilité, le repentir et la rédemption. Ils collent au parcours de Gesualdo, compositeur plein de démons, habité de remords et hanté par sa propre fin.

© Vincent Pontet

Les Arts Florissants connaissent bien l’univers du compositeur, ils ont enregistré l’intégralité de ses madrigaux. Fondés en 1979 par William Christie, Paul Agnew, ténor et chef d’orchestre britannique les a rejoints depuis une vingtaine d’années. La nouveauté avec Gesualdo Passione est ce croisement avec la danse et la compagnie Amala Dianor. Les chanteurs se déplacent sur la scène, font cercle, puis groupe, et à certains moments, se mêlent aux danseurs. Les lumières (Xavier Lazarini) soulignent un climat de recueillement et de majesté et les contre-jours renvoyés sur un grand écran placé en fond de scène détachent les silhouettes des pénitents.

Pour le chorégraphe Amala Dianor d’abord formé au rap et qui hybride les langages, comme pour les danseurs de la compagnie – venant de Rome, du Burkina Faso et du Sénégal – formés à différents styles de danse, la musique de la Renaissance est une première. Ils entrent de plain-pied dans ce chant polyphonique qui les porte jusqu’à la crucifixion et les mène des ténèbres à la lumière divine. Ils sont Jésus et Marie-Madeleine, Judas et la Madone, Barrabas et Simon de Cyrène, ils sont le Mont des Oliviers, la croix, la Passion et la mise au tombeau, la rédemption et la résurrection, comme sur l’art pictural de la Renaissance italienne à travers Piero della Francesca et Tintoretto, Raphaël et Michel-Ange, de Vinci et Le Caravage. On est dans ce clair-obscur de la peinture qui dynamise la scène/Cène et développe le thème de la pietà, Marie soutenant le corps sans vie de son fils. Le chant et la danse apportent harmonie, symétrie et équilibre à l’ensemble de la représentation.

© Vincent Pontet

La synergie entre les chanteurs et les danseurs fait penser à ce qu’étaient au Moyen-Âge les Mystères, la Passion du Christ pour sujet central. Ici le texte est chanté et psalmodié en une polyphonie savante et la succession de tableaux animés évoque ces Mystères. Entre l’art du chant et de la musique et l’art de la danse, on passe de la simplicité à la complexité et de l’art savant à l’art populaire. La voix est chaude et le geste l’accompagne avec sensibilité, modernité et dans une grande maîtrise. L’amplitude et l’expressivité tant dans la musique que dans la danse ouvrent sur une forme de beauté liturgique pleine de vibrations. Gesualdo Passione est une méditation sur la mort qui chante la vie.

Brigitte Rémer, le 30 juin 2025

Avec : Les Arts Florissants – Paul Agnew , direction, ténor – Miriam Allan, soprano – Hannah Morrison, soprano – Mélodie Ruvio , contralto – Sean Clayton, ténor – Edward Grint , baryton-basse. Compagnie Amala Dianor – Amala Dianor, chorégraphe – Elena Thomas, danse – Damiano Ottavio Bigi, danse – Pierre-Claver Belleka, danse – Clément Nikiema, danse – Xavier Lazarini, création lumières. Coproduction Kaplan/Compagnie Amala Dianor, Les Arts Florissants, Le Volcan-Scène nationale du Havre, Les Nuits de Fourvière-festival international de la Métropole de Lyon, MC2-Grenoble et la Philharmonie de Paris.

Les 5 et 6 juin 2025 à la Philharmonie de Paris / Cité de la Musique, 221 avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : 01 44 84 44 84 – site : www.philharmoniedeparis.frEn tournée : 22 septembre 2025 Opéra de Bordeaux – festival Cadences – 16 octobre 2025  Barbican Center, Londres, GB in the frame of Dance Umbrella Festival – 27 janvier 2026 Opéra de Limoges, France – 29, 30 janvier 2026 Opéra, Montpellier danse – 26 février 2026 Auditorium de la MC2 Grenoble – 26, 27 mars 2026 Le Volcan, Le Havre – 17, 18, 19 juin 2026 Maison de la Danse de Lyon & Les Nuits de Fourvière.

El Pacto del Olvido / Le Pacte de l’Oubli

Spectacle de Sergi Casero Nieto (Espagne/Catalogne), en espagnol surtitré en français – Texte de Sergi Casero Nieto, avec des extraits de Jorge Luís Borges, Federico García Lorca et le test de mémoire de Clara Valverde – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt / La Coupole, dans le cadre de Chantiers d’Europe.

© Alessandro Sala

L’homme est assis à une table, côté jardin, face au public. Sur la table, plusieurs pupitres de type régie d’où partent de nombreux câbles. Au bout de la table un rétroprojecteur, son outil de travail, sa palette. Une quinzaine d’ampoules tombent du plafond. Sergi Casero Nieto est le chef d’orchestre de l’ensemble et jouera de tous les interrupteurs, dessinant par lui-même les rythmes du spectacle.

L’Histoire le taraude, Il enquête sur la dictature de Franco, mort en 1975 – lui, naît seize ans après, en 1982 – et il se pose la question que tout jeune de n’importe quel pays formule après une dictature : qu’a fait ma famille pendant ce temps, à quel courant appartenait-elle ? Pour l’Espagne mêmes questions pour la période de la guerre civile qui l’a précédée, 1936-1939, une déchirure dans le tissu social du pays, une tragédie.

© Salvatore Lorenzana

Côté cour deux chaises de bois noir légèrement à distance, l’une pour représenter sa grand-mère, Saturnina, l’autre sa mère. Un cercle de lumière symbolise l’absence. Une loi d’amnistie promulguée en 1977 avait interdit toute investigation judiciaire sur les crimes commis pendant la dictature. On la nomme le Pacte de l’oubli, repris dans le titre du spectacle. C’est ce vertige de l’effacement que l’auteur-acteur et concepteur du spectacle voudrait comprendre. Personne n’en a jamais parlé, la loi a définitivement clôturé le sujet. Sa grand-mère lui demande de ne pas réouvrir les blessures déjà refermées.

Contre ce vide et ce tabou, contre ce qu’il appelle une amnésie institutionnelle, Sergi Casero Nieto a enquêté et s’est heurté aux mêmes résistances, « un trauma collectif qui n’a jamais été guéri ». Il le porte à la scène avec beaucoup de finesse et d’intelligence. « Satur, parle-moi de ta jeunesse » lance-t-il à sa grand-mère. « Ma vie a été des plus normales » s’entend-il répondre et plus tard, « ne t’en mêle pas… »

À partir du rétroprojecteur manuel posé sur la table, l’acteur donne corps au sujet entre les questions posées à sa grand-mère puis à sa mère, les photos, dessins, objets posés et qui se réfléchissent sur l’écran, avec des passages en blanc, illustration du vide auquel il fait face. Il déchire ce Pacte de l’oubli et entremêle ses souvenirs d’enfant dans des « Je me souviens » qu’il décline à la manière de Georges Pérec. La maison de la grand-mère l’été pour les vacances, une maison blanche, claire, un intérieur très sombre, les siestes, les goûters, la toile cirée, le pain noir des pauvres, le chemin de la plage à vélo, les médailles, beaucoup de médailles dans différents endroits de la maison – il en avait même chapardé une avec la colombe de la paix -.  L’espièglerie de ce regard d’enfant donne un peu de légèreté à l’ensemble sans occulter le vrai sujet.

© Salvatore Lorenzana

Sergi Casero Nieto avance par esquisses et suggestions, repart de la guerre civile de 1936 à 1939, républicains contre nationalistes. 600 000 victimes dans les deux camps puis l’instauration d’un régime dictatorial sous Franco pendant trente-six ans. Il l’illustre en jetant sur la plaque de verre du rétro-projecteur une poignée de soldats de plomb fusil à l’épaule ou entre les mains, à pied ou à cheval, béret, casques ou calots, bottes et uniformes. Les dates reviennent, les textes et les questions se précisent, quelques enregistrements rappellent.

© « Autoportrait » de Federico García Lorca pour « Poeta en Nueva York. »

Autre trame du spectacle le texte de Jorge Luis Borges, Funes el memorioso/Funes ou la Mémoire, l’histoire d’Ireneo Funes doté d’une mémoire infaillible après une chute de cheval, il en lit quelques extraits. « On me dit qu’il ne quittait pas son lit, les yeux fixés sur le figuier du fond ou sur une toile d’araignée… » ou encore « Pendant dix-neuf ans il avait vécu comme dans un rêve : il regardait sans voir, il entendait sans entendre, il oubliait presque tout. » Ma mémoire est comme un dépotoir » insiste Funes via Sergi Casero Nieto parlant des insomnies du personnage. D’insomnie à amnésie il n’y a qu’un pas.

Chemin faisant l’acteur-auteur s’intéresse à l’étude linguistique des mots utilisés ou confisqués, reprend les causes de la guerre civile, la terreur d’État qui a suivi, la spoliation des biens, les insurrections falsifiées et les silences des livres d’Histoire. Il poursuit ses Je me souviens ponctués des dates récentes, dans ses recherches et se rappelle aussi de Poeta en Nueva York/Poète à New York de Federico García Lorca, qu’il écrit en 1929/1930 alors qu’il est étudiant à l’Université Columbia avant d’être assassiné par les milices franquistes en 1936 au début de la Guerre civile, recueil paru en 1940 à titre posthume.

Et Sergi Casero Nieto revient sur ce Pacte de l’oubli promulgué deux ans après la mort de Franco, les images sont floutées quand il a pour commentaire : « On a fait ce qu’on devait faire pour la démocratie. » Il contredit cette absence de réponse en projetant l’image en gros plan de de ces hommes bras en l’air portant leurs fusils et de ces amnistiés, rappelle les camps de concentration et les centres de torture, les viols, les 30 000 bébés volés, les exécutions. L’inventaire est lourd. L’acteur s’applique à effacer sous nos yeux une photo, manipulation banale de certains politiques, historiens révisionnistes ou journalistes. Il s’épuise aussi dans le questionnement à sa mère et à sa grand-mère pour qu’elles parlent enfin. « Je me souviens que Satur fermait les fenêtres quand on parlait politique. »

Le spectacle s’achève sur une série de diapositives blanches symbole du vide s’il en est, et sur une dernière question : « Mais pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé de mon grand-père engagé à combattre pendant la guerre civile ? »

Avec El Pacto del Olvido, Sergi Casero Nieto réalise un magnifique travail de remémoration qu’il théâtralise et dessine avec subtilité. Il nomme les choses au détour d’une construction dramaturgique fine où se mêlent les mémoires, la sienne propre par ses souvenirs d’enfance et qui s’entrechoquent avec l’amnésie familiale et celle d’un pays. « Ami ! Lève-toi pour entendre hurler » dit le poète.

Brigitte Rémer, le 28 juin 2025

Conception, mise en scène et interprétation Sergi Casero Nieto – texte de Sergi Casero Nieto, avec des extraits de Jorge Luís Borges, Federico García Lorca et le test de mémoire de Clara Valverde – aide à la dramaturgie Mónica Molins Duran – lumières Sergi Casero Nieto, Miguel Angel Ruz Velasco – costume Sara Clemente – production Centrale Fies / Live Works. Résidences Centro de Residencias Matadero-Madrid & Live Works, Free School of Performance Centrale Fies. Nau Ivanow Barcelona. En tournée : 21 – 22 juin, Festival Schlossmediale, à Werdenberg, canton de Saint-Gall, Suisse.

Les 25 et 26 Juin, à 19h, au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt/La Coupole, dans le cadre de Chantiers d’Europe, 2 place du Châtelet. 75001. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Intimidades Com A Terra / Intimité avec la Terre

Conception, écriture et interprétation Joana Craveiro, composition musicale et interprétation Francisco Madureira – écriture du prologue et interprétation Estêvão Antunes, Tânia Guerreiro. Spectacle du Teatro Do Vestido (Portugal) – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt / Les Œillets, dans le cadre de Chantiers d’Europe.

© Carlos Fernandes

On descend au centre de la terre dans ce lieu intimiste des Œillets pour partager un moment et des idées autour de l’altérité. Anthropologue de formation, Joana Craveiro entourée d’un musicien et de deux complices dessine un parcours initiatique à partir du concept d’étranges étrangers – selon Prévert le poète, dans sa vaste énumération – autrement appelés indigènes en anthropologie. Elle regarde certaines communautés dans leur rapport à leur environnement et nous prend à témoin.

Un long préambule introduit le sujet, public assis sur le sol et comme faisant cercle autour des conteurs. Estêvão Antunes et Tânia Guerreiro sont en eux-mêmes magiques dans leur manière de nous prendre par la main pour nous emmener au cœur de la Guinée portugaise – actuelle Guinée Bissau – et de faire l’inventaire de leurs lectures dont ils donnent certains extraits, parfois en langue portugaise habilement surtitrée : des bribes de textes du livre de référence, Argonauts of Western Pacific de Bronislaw Malinowski, paru en 1922, œuvre fondatrice de l’ethnologie qui étudie un peuple vivant sur l’archipel des Trobriands, au Nord-Est de la Nouvelle-Guinée ; de Tristes tropiques publié en 1955 dans lequel Claude Lévi-Strauss mêle ses souvenirs de voyage et ses méditations philosophiques et qui travaille entre autres sur la civilisation et l’exotisme tout en déclarant «  Je hais les voyages et les explorateurs » ; de Marc Ferro qui a réfléchi autour du colonialisme et de l’intégrisme, et qui défendait l’autonomie des historiens.

On est dans la bibliothèque de Babel de ces deux raconteurs, pleine de références, livres, films, interviews, carnets de terrain et journaux, photos et récits, herbiers, entre un musée d’histoire naturelle par la série de crânes miniatures entreposés et un amphithéâtre de dissection par la précision de leurs gestes. L’espace du spectacle ressemble à un cabinet de curiosités.

Le spectateur est ensuite invité à s’installer dans une autre salle et à s’asseoir cette fois sur un siège, face aux acteurs et autour d’eux, dans la même proximité. L’espace scénique est en longueur un tapis blanc posé au sol, des lumières qui créent des ruptures crues en bleu, rouge, jaune ou vert. Le musicien (Francisco Madureira), accompagne la pluie à la guitare et Joana Craveiro l’actrice-anthropologue, très habile de son corps, poursuit la narration en français et construit la scénographie. Elle sort de petites plantes et des soucis de son sac qu’elle dépose selon un tracé précis, répand de la terre noire distribuée dans des poches posées au sol, qu’elle vide de manière ritualisée, terra preta, fertile, dessinant, dit-elle, un jardin de guérison.

On nous parle de l’eau et de chaque moment à ne pas perdre, du hasard et de la chance. La pluie croise le tonnerre et le chant. L’actrice se met à virevolter et se transforme en chamane dans une danse du foulard, chargée et élégante, plus tard une danse savante à l’éventail. Elle évoque les rites funéraires Yanomami, cet important groupe ethnique du Brésil vivant à la frontière avec le Venezuela, sur lequel le talentueux photographe brésilien Sebastião Salgado a rapporté des images.

© Pedro Pina

D’autres références suivent, comme celle de Eduardo Góes Neves qui a dirigé le Projet Amazonie centrale, de Philippe Descola avec ses recherches de terrain en Amazonie équatorienne, de David Cohen figure de  l’anthropologie historique, de Jean Rouch, documentariste spécialiste des Dogons et de l’anthropologie visuelle, de Lévi-Strauss à nouveau sur Les Peuples primitifs dans son constat pessimiste, « à la surface de la terre il n’y a plus rien à découvrir, c’est triste ! » Le désert d’Atacama au Chili devenu poubelle est une tragédie où le monde industriel déverse sans scrupule vieux vêtements et carcasses de voitures.

Le spectacle est nomade nous sommes ensuite invités par l’actrice à nous déplacer pour chercher de petits cailloux et nous nous retrouvons dans le grand hall du Théâtre de la Ville autour d’un olivier et d’une valise pleine de trésors que l’actrice commente au fur et à mesure. Les références chevauchent alors le présent avec la terre de Palestine, le peuple de Palestine, le poème de Palestine, le pain de Palestine fait avec huit olives et de la terre, et elle fait passer un plateau de ce pain invitant le spectateur à le goûter, geste hautement symbolique.

© Carlos Fernandes

De retour dans ce petit lieu des Œillets, Joana Craveiro raconte l’histoire de la tortue, née des eaux du déluge et du vautour, de l’amour des pierres et des mousses et des noms que nous donnons aux pierres, du partage des rêves autour du feu chez les Yanomami, de la route PR 230 qui coupe l’Amazonie en deux, des cicatrices de la forêt, des traités qu’on avait fait signer aux Indiens qui ne savaient pas lire, du livre d’Eduardo Galeano, Mémoire du feu, déclarant : «Je suis un écrivain qui souhaite contribuer au sauvetage de la mémoire volée à l’Amérique entière, mais plus particulièrement à l’Amérique latine, cette terre méprisée que je porte en moi. » Elle évoque Les Lances du crépuscule : relations jivaros, Haute-Amazonie de l’anthropologue Philippe Descola et du Parc national de Manú, au Pérou, refuge de la diversité, du poème comme arme de combat. Elle porte à son visage un petit masque, avec subtilité, et chuchote un texte sur les rites de passage et rituels de mort au Mexique, accompagnée des chuchotements de la guitare. Rien de démonstratif ni de pédagogique, juste une hypersensibilité à l’écologie, à la destruction de l’environnement, à la bêtise. La musique monte, elle s’allonge au sol et se colle à la terre, « c’est ma mère » dit-elle sobrement, nommant cette terre-mère sur laquelle nous vivons ou tentons de survivre.

Le spectacle de Joana Craveiro et son équipe, Teatro Do Vestido – théâtre qu’elle a créé en 2001 à Lisbonne – est un moment de grâce et d’intelligence qui réconforte, sans aucune surenchère dans l’utilisation des références, toutes essentielles. Le langage du théâtre est bien présent dans cette représentation de l’ailleurs et de l’autre, avec subtilité, dans une parfaite maitrise et professionnalisme : l’imaginaire, la construction dramaturgique, le corps, la musique, la scénographie et la lumière. On pense aux meilleures heures du Festival de Nancy des temps jadis dont la vocation était la découverte d’autres mondes culturels, artistiques, esthétiques et de pensée. Joana Craveiro est de ceux-là, dans Intimidades Com A Terra / Intimité avec la Terre elle fait découvrir ou redécouvrir au scalpel des mondes aujourd’hui pillés par le tourisme dans la banalité des voyages et l’illusion de l’ailleurs, avec respect et sensibilité. La démarche est juste et salutaire, d’autant en ces temps de réchauffement climatique, d’épuisement des ressources vitales et de destruction de la planète, d’autant en ces temps prolongés de confiscation de territoires, dans la parole de ce poète gazaoui : « Je ne quitterai Gaza que pour monter au ciel. »

Brigitte Rémer, le 27 juin 2025

Conception, écriture et interprétation Joana Craveiro – composition musicale et interprétation Francisco Madureira – écriture du prologue et interprétation Estêvão Antunes, Tânia Guerreiro – scénographie Carla Martínez – costumes Tânia Guerreiro – lumières Leocádia Silva. Production Teatro do Vestido – coproduction Mairie d’Óbidos, Teatro Municipal de Vila Real, Tea- tro Viriato – avec le soutien de FX RoadLights. Le Teatro do Vestido est financé par la République portugaise – ministère de la Culture | DGARTES.

Présenté les 23 et 24 juin au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt / Les Œillets, dans le cadre de Chantiers d’Europe, 2 place du Châtelet. 75001. Paris – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77 – site de la Compagnie http://www.fabulamundi.eu/en/joana-craveiro/

Journée de noces chez les Cromagnons

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad assisté de Cyril Anrep à La Colline-Théâtre National – spectacle en libanais, surtitré en français.

@ Simon Gosselin

Les bombes pleuvent sur Beyrouth. Une mère (Aïda Sabra) et son fils, Neel (Aly Harkous) tentent de trouver de la nourriture dans la ville. Les engueulades commencent, l’Arménien du coin de la rue n’a plus grand-chose à vendre et les gamelles de la voisine n’y suffisent plus.

Dimanche prochain, à Berdawné, on marie la fille de la famille, Nelly, et l’improvisation commence pour faire croire à un beau mariage. Neel, dont le frère jumeau s’est engagé dans la guerre et a disparu, se fait traiter d’incapable par la mère, qui l’insulte quand il ne ramène pas le nécessaire. Il se réfugie dans la musique, son transistor pour compagnon. Du fond de la maison on entend Nelly tourner en rond et perdre la tête. On ne la voit pas, on l’entend ressasser : « Dimanche prochain, à Berdawné… » sans comprendre. Elle semble dans son monde à elle et comme recluse. Le mariage s’annonce compliqué. La scénographie repose sur le plan astucieusement resserré de l’appartement familial (scénographie Emmanuel Clolus).

@ Simon Gosselin

Arrive le père, Néyif (Fadi Abi Samra) et sa solution miracle pour faire fête, sacrifier le mouton, ce qu’il fait devant nos yeux à grand renfort de giclures carmin, quitte à le manger cru si l’électricité ne revient pas. Wajdi Mouawad n’épargne rien et dessine la famille et les préparatifs de la noce à très gros traits, tandis que les bombardements s’enchaînent, sorte d’orage plus ou moins rapproché. Le frère aîné, Jean (Jean Destrem) quatrième de la fratrie, ne sera pas présent, il vit à Montréal. On le voit par la fenêtre et dans les frimas parler avec son jeune frère au téléphone. Il neige à Montréal, havre de paix loin des bombes, des turbulences familiales, des coupures d’électricité et de sa langue maternelle. Petite respiration pour le spectateur aussi, avec un peu d’humour et de poésie, loin du psychodrame familial dont le degré sonore traverse la colline. « Les bombes c’est comme la neige ici » dit-il.

Ce frère écrit une pièce et comme dans les autres récits de Wajdi Mouawad la biographie s’entrelace, sa famille ayant fui Beyrouth pour raison de guerre. Une scène houleuse oppose père et fils à distance, ce dernier cherche la fin de sa pièce et raconte son cauchemar, il s’agit de violence et de massacre. À Beyrouth on rampe sous les fenêtres pour courir le moins de risques possibles. Les voisines à la curiosité aiguisée par le mariage, dont Souhayla (Bernadette Houdeib) proposent leurs services. Elles brûlent d’envie de rencontrer le fiancé. Le ton est celui d’une farce qui se balance entre comédie et tragédie. Jusqu’au pantalon de Neel pour la cérémonie, resté dehors sur le fil à linge, et qu’on ne peut aller chercher sans risque de recevoir un éclat de bombe.

@ Simon Gosselin

Le quotidien des jours de guerre, d’un autre côté des jours de fête, se dessine. Entre la jeune mariée qu’on voit enfin, robe blanche, lancers de pétales de roses sous les youyous, photo de famille avant évanouissement. Seul grand absent, le fiancé qui, peut-être, n’a jamais existé. Jusqu’à l’apparition subite d’un jeune homme somptueusement coiffé – ou plutôt crêté – visage du frère plutôt que fiancé. Dans ce travestissement de la vérité tricoté par Wajdi Mouawad, entre mythomanie et sauve-qui-peut, on a du mal à distinguer le vrai du faux. Au final, Neel reçoit une balle, la mère explose.

La famille de l’auteur avait fui le Liban en guerre et s’était installée d’abord en France – il avait dix ans – avant d’émigrer cinq ans plus tard au Québec où il est resté jusque dans les années 2000 avant de revenir en France. Diplômé de l’École nationale d’art dramatique du Canada en 1991, il avait co-fondé le Théâtre Ô Parleur et créé en 1997 Littoral, suivi de Incendies, alors qu’il dirigeait le Théâtre de Quat’Sous à Montréal. Il dirige depuis 2016 La Colline-Théâtre National où il a monté nombre de ses pièces dont en ouverture, Tous des oiseaux, et plus récemment le cycle « Domestiques » avec Seuls, Sœurs et Mère. La guerre du Liban habite son théâtre. Avec sa tétralogie, « Le Sang des promesses », composée de Forêts, Littoral, Incendies, Ciels, on traverse les quatre éléments, l’eau, le feu, la terre et l’air et par le biais du conte on entre dans Racine carrée du verbe être. Wajdi Mouawad a aussi été acteur et travaillé avec d’autres metteurs en scène. Il a occupé en 2024 la chaire annuelle du Collège de France sous l’intitulé L’invention de l’Europe par les langues et les cultures. Sa palette est vaste.

@ Simon Gosselin

Écrite en 1991 au cours de sa dernière année de formation à l’École nationale de Théâtre du Canada, Journée de noces chez les Cromagnons est une pièce de jeunesse que Wajdi Mouawad a joué à Beyrouth et présenté au Printemps des Comédiens de Montpellier, en juin 2024. En mars 2025 il a mis en scène à l’Opéra de Paris Pelléas et Mélisande de Claude Debussy sur un poème de Maurice Maeterlinck, sous la direction musicale d’Antonello Manacorda (cf. Ubiquité-Cultures du 2 avril 2025). Ses métaphores passent par l’ici et l’ailleurs – chez Maeterlinck l’amour et le lyrisme, dans ses propres textes la guerre au Liban et ses réminiscences, la famille. Dans Journée de noces chez les Cromagnons elles sont réalistes notamment par la direction d’acteurs qui servent avec habileté son propos. Et les femmes n’ont pas leur langue (ici langue originale) dans leurs poches. Le ton donné croise le comique et le dramatique, le tellurique et le volcanique.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2025

Avec : Fadi Abi Samra, Néyif – Jean Destrem, Jean – Layal Ghossain, Nelly – Aly Harkous, Neel – Bernadette Houdeib, Souhayla – Aïda Sabra, Nazha. Assistanat à la mise en scène, Cyril Anrep – dramaturgie et conception du surtitrage Charlotte Farcet – traduction en libanais et surtitrage, Odette Makhlouf – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Laurent Matignon – costumes Isabelle Flosi – maquillage et coiffures Cécile Kretschmar – musique originale Nadim Mishlawi – vidéo Stéphanie Jasmin – son Annabelle Maillard – fabrication des accessoires, costumes et décor, ateliers de La Colline. Production La Colline/théâtre national, coproduction Festival Printemps des Comédiens, avec le soutien de l’Institut français à Paris et de l’Institut Français du Liban avec le concours du Théâtre Le Monnot (Beyrouth, Liban) – Le texte du spectacle, ainsi que de nombreuses autres pièces de Wajdi Mouawad, est édité aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 29 avril au 22 juin 2025, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – à La Colline-Théâtre National, rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro Gambetta – site : www.colline.fr

R-A-U-X-A

Conception, chorégraphie et interprétation Aina Alegre / CCN de Grenoble & Studio Fictif – Musique live Josep Tutusaus – à Chaillot / Théâtre national de la danse.

© Guillaume Fraysse

Elle avait présenté R-A-U-X-A, une pièce en solo créée en 2020, en novembre dernier au Carreau du Temple avant de la danser à Chaillot. Chorégraphe, danseuse et performeuse, Aina Alegre allie grâce et puissance dans sa recherche de gravité. Elle imprime avec obsession l’espace, de ses bras, mains, pieds cambrures, sauts et rotations, ciselés par la lumière (création lumière Jan Fedinger)

La danseuse-chorégraphe métamorphose l’espace scénographique (conçu par James Brandily) qui devient comme liquide, et travaille sur la mémoire archaïque et archéologique. Elle martèle le sol avec lequel elle entretient un rapport organique et répond aux sons électro-acoustiques par ses vibrations, maîtrisant magnifiquement l’art du geste, simple et sophistiqué.

© Guillaume Fraysse

Avec elle on pénètre l’intime et la métaphore, le récit et l’abstraction. On tangue et on s’étourdit, on derwiche et on architecture, on s’élève entre ciel et terre sur une musique modulaire que rien n’arrête (musique live Josep Tutusaus). On est dans l’immersion et le cosmos, dans la tradition et la fiction. Aina Alegre pose un geste artistique avec détermination, travaille dans l’intensité et distille la beauté, là où danse, son et lumière s’interpénètrent.

La danseuse-chorégraphe codirige le Centre chorégraphique national de Grenoble avec Yannick Hugron, depuis 2023. Après une formation multidisciplinaire mêlant la danse, le théâtre et la musique, à Barcelone où elle est née, elle intègre le CNDC d’Angers en 2007 sous la direction d’Emmanuelle Huynh, co-signe le duo Speed en 2009 puis la pièce No se trata de un desnudo mitologico en 2012 d’abord créée sous forme de performance. Elle fonde à Paris la compagnie Studio Fictif en 2014 et crée de nombreuses autres pièces. Elle collabore également, comme interprète, avec des chorégraphes et metteurs en scène comme Vincent Thomasset, Betty Tchomanga, Vincent Macaigne et bien d’autres.

Parallèlement à ses créations, Aina Alegre s’intéresse à l’anthropologie du geste et mène un travail de recherche autour des notions de mémoire et d’archive qui traversent l’ensemble de son travail, rencontre des personnes et des territoires et collecte des récits et des danses liés à la gestuelle du martèlement, son axe de travail. « Si différents soient les spectacles que je crée, je poursuis une obsession pour les corps qui martèlent, qui se mettent en rythme et qui cherchent à révéler la part invisible du mouvement » nous donne-t-elle comme clé de lecture.

Brigitte Rémer le 15 juin 2025

© Guillaume Fraysse

Conception, chorégraphie et interprétation Aina Alegre – musique live Josep Tutusaus – lumière Jan Fedinger – conception espace James Brandily – costumes Andrea Otin – conseil artistique et dramaturgique Quim Bigas – régie générale et son Guillaume Olmeta – conseil sur le mouvement Elsa Dumontel, Mathieu Burner – stagiaire, Capucine Intrup – diffusion Damien Valette, Colette Siri – production Studio Fictif – production déléguée Centre chorégraphique national de Grenoble.

Vu le 22 mai 2025 à Chaillot / Théâtre national de la danse / Salle Firmin Gémier, 1 place du Trocadéro. 75116. Paris – métro : Trocadéro – site : theatre-chaillot.fr