Archives de catégorie : Arts de la scène

2147, et si l’Afrique disparaissait ?

© Guy Delahaye

Conception et mise en scène Moïse Touré – chorégraphie Jean-Claude Gallotta – musique originale Rokia Traoré, Fousco et Djénéba – compagnie Les Inachevés/L’Académie des savoirs et des pratiques artistiques partagées – au Tarmac/la scène internationale francophone.

Moïse Touré œuvre depuis plus de trente ans à Grenoble où il crée en 1984 sa compagnie, Les Inachevés. Né en Côte d’Ivoire, il prend très vite les chemins multiculturels de la création au sein du quartier de la Villeneuve alors quartier pilote, conçu dans les années 70/80 comme un laboratoire social. Puis il sillonne le monde et crée des collaborations artistiques qui le mènent sur tous les continents. Il est un temps artiste associé à la scène nationale de Guadeloupe, travaille du local au global et dans les langues originales des régions et pays traversés. Il est aussi un passeur de textes et fait connaître autour de lui Duras, Sartre, Koltès, Le Clézio, Racine, qu’il met en scène en bambara, arabe dialectal, espagnol, berbère, créole, portugais, japonais. En 2012, il crée L’Académie des savoirs et des pratiques artistiques partagées avec, pour acte fondateur, la mise en œuvre d’une Trilogie pour un dialogue des continent Europe, Afrique, Asie. Autant dire qu’il est à la bonne place pour parler de l’Afrique sans démagogie, et donner sa lecture de l’Histoire, par la musique, le théâtre et la danse. La force de vie qui se dégage du plateau parle, à elle seule. « Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur » écrivait Senghor dans Prière aux masques.

Avec 2147, et si l’Afrique disparaissait ? Moïse Touré interroge l’avenir de l’Afrique. Ce travail fait suite à 2147 l’Afrique, qu’il avait créé en 2004 à Bamako. Il questionnait alors la notion de développement, suite à un Rapport de l’ONU qu’il jugeait déplacé car il posait 2147 comme date-marqueur vers le début de la diminution de la pauvreté, sur le continent africain. Avec l’énergie de la colère, Moïse Touré faisait vivre l’Afrique sur scène – avec Jean-Claude Gallotta comme chorégraphe, déjà – et donnait aux peuples africains la parole et les pleins pouvoirs pour se réaliser et prendre leurs destins en mains. Ce second volet, 2147, et si l’Afrique disparaissait ? poursuit la métaphore par des textes commandés à différents auteurs d’Afrique et de France, par la musique de Rokia Traoré qui apporte une belle énergie, par la chorégraphie de Jean-Claude Gallotta sensuelle, ironique et bien vivante, portée par neuf danseurs la plupart africains. La question de l’humanité est au cœur du projet. A la question « Comment sauver l’Afrique et la voir autrement » les auteurs répondent : « La laisser décider. »

Le titre des séquences s’inscrit sur écran et relève de forts écarts de température dans ce voyage emblématique, qui mêle réalité et onirisme : Sur le bateau – 25°, il y a de la neige à l’arrivée en France ; Dans le couloir du temps – 4° ; Intérieur soir/ température 37° ; Le chant du ciel – 42°. 2147, et si l’Afrique disparaissait ? est un conte philosophique et poétique. Le bateau est comme un pays, toutes les communautés s’y retrouvent, « tout le monde » scande le texte. Les villes d’origine s’égrènent dans les langues locales, les destins personnels se succèdent et se mêlent : « j’habite… J’habitais… » Certaines dates de l’Histoire inscrivent le nom de personnalités tuées par leurs frères : Lumumba, Sankara, Ben Barka… Le texte se répartit comme dans un chœur. Le coryphée-conteur ouvre le spectacle par ces mots-manifestes : « Nous sommes chair. » Le masque géant porté sur les épaules étroites d’une actrice-danseuse traduit l’étendue de la dépression. « Je voudrais être le futur… » Les textes s’enchaînent, chacun dans son style et dans la diversité des écritures, tous dans la générosité.  « Le temps est-il épuisé ? » questionnent-ils. Ils montrent du doigt, évoquent la colonisation, parlent de globalisation et d’exil, d’identité. « On n’a rien. On a la rue. » L’inquiétude se traduit par l’énergie et le geste chorégraphique, par le plaisir qu’ont les danseurs à s’inventer et à se rencontrer.

Il y a la lutte et le combat entre deux hommes ; l’intervention en Fon, langue du Bénin… « Ma grand-mère… » Elle rit, il conte, accompagné de la guitare ; il y a la savoureuse séquence sur le ketchup, version Ya bon Banania nœud papillon souliers vernis, et le trophée de la libre entreprise ; il y a la toute-puissance de l’Empereur drapé dans un magnifique manteau qui le rend intouchable, réalisé par le plasticien Abdoulaye Konaté ; il y a la chanteuse en version originale dialoguant avec la danseuse-actrice sur le ton du conflit des générations et les imprécations ; il y a différents langages scéniques au fil des séquences dans un clair-obscur bleuté, et des images vidéo qui témoignent de décors-paysages ; il y a une scénographie sobre où se juxtaposent espaces et déserts, où les duos dansés dialoguent devant un tulle noir ; il y a de magnifiques mouvements d’ensemble, couleurs, rythmes et chants entre cultures traditionnelles et grammaire de la danse contemporaine amenée par Jean-Claude Gallota ; il y a les voix qui racontent et qui chantent, les questions et apostrophes qui fusent : « Que voulez-vous faire… ? Quelle société voulez-vous… ? Comment habiter le monde… ? »

2147, et si l’Afrique disparaissait, ressemble à une lettre postée par Senghor – comme dans Poème à mon frère blanc – pleine de vérité et d’humour : « Cher frère blanc, Quand je suis né, j’étais noir. Quand j’ai grandi, j’étais noir. Quand je suis au soleil, je suis noir. Quand je suis malade, je suis noir. Quand je mourrai, je serai noir. Tandis que toi, homme blanc, quand tu es né, tu étais rose. Quand tu as grandi, tu étais blanc. Quand tu vas au soleil, tu es rouge. Quand tu as froid, tu es bleu. Quand tu as peur, tu es vert. Quand tu es malade, tu es jaune. Quand tu mourras, tu seras gris. Alors, de nous deux, Qui est l’homme de couleur ? » La suite du projet chorégraphique prend la forme d’un échange intitulé Génération 2147 à partir d’un dialogue  artistique et poétique entre les jeunes de l’Isère (Pont en Royans) et la jeunesse africaine du Sénégal (Région de Saint-Louis), déterminé et prometteur.

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2019

Avec : Richard Adossou, Ange Aoussou Dettmann, Cindy Émélie, Djénéba Kouyaté, Ximena Figueroa, Romual Kaboré, Jean-Paul Méhansio, Fousco Sissoko, Charles Wattara, Paul Zoungrana – Auteurs de la commande d’écriture : Odile Sankara et Aristide Tarnagda / Burkina Faso, Fatou Sy / Côte d’Ivoire, Dieudonné Niangouna / Congo, Alain Béhar, Claude-Henri Buffard, Jacques Serena et Hubert Colas / France  – dramaturgie Claude-Henri Buffard – musique originale Rokia Traoré, Fousco et Djénéba – costumes Solène Fourt – création costume  de mage Abdoulaye Konaté – scénographie Léa Gadbois Lamer, Moïse Touré – création lumière Rémi Lamotte – régie générale et régie lumière Fabien Sanchez – création sonore, régie son et vidéo Jean-Louis Imbert – régie plateau Nicolas Anastassiou – création masque Lise Crétiaux – assistant à la mise en scène Bintou Sombié – assistant à la chorégraphie, répétitrice Ximena Figueroa – création vidéo Maxime Dos – images Agnès Quillet – Avec la voix de Stanislas Nordey.

Du 9 au 11 janvier 2019 – au Tarmac/la scène internationale francophone, 159 avenue Gambetta, 75020, Paris – Métro : Pelleport – Tél. : 01 43 64 80 80 – www.letarmac.fr – En tournée : 15 et 16 janvier Espace Malraux, scène nationale – 22 au 25 janvier MC2/Grenoble scène nationale.

La Pluie

© Guillaume Guyomard

Texte Daniel Keene, mise en scène et interprétation Alexandre Haslé, Compagnie Les lendemains de la veille, au Mouffetard-théâtre des arts de la marionnette.

C’est un spectacle qui mène sur les chemins de la mémoire et de l’Histoire, avec une grande subtilité, l’air de rien. Hanna, une vieille paysanne, raconte. Hanna est d’abord une actrice accueillant le public au théâtre, et qui ensuite s’évanouit dans la coulisse pour devenir marionnette. Sous ses différentes formes elle apparaît et disparaît au fil du récit auquel le narrateur-manipulateur donne vie. Il est la voix d’Hanna et convoque divers personnages, tous plus attachants les uns que les autres. Il a l’humanité de la figurine et celle du conteur, et par ses mains qu’il prête aux personnages appartient aux deux mondes, créant ainsi une intéressante discordance d’échelle.

Hanna est une collectionneuse d’instants, la gardienne d’objets qui lui sont confiés et sur lesquels elle veille avec inquiétude, attendant de les rendre, un jour. Ce jour ne viendra pas. Elle reste hantée par le visage du jeune garçon qui lui avait apporté une petite bouteille dans laquelle il collectait de la pluie, « la pluie tombée sur le toit de sa maison. » D’ailleurs, dans la modeste maison d’Hanna, la pluie passe par le toit et frappe la cuvette en émail posée là. Bruits de train, lancinants, longues files d’embarquement, destinations inconnues, objets déposés, vies confisquées. On se glisse dans la puissance d’évocation de la narration, les disparus ont le visage que leur donne le sculpteur. Rien n’est nommé frontalement et tout est là.

Le dramaturge australien Daniel Keene travaille sur l’esquisse. Dans La Pluie, les mots du quotidien portés avec évidence et simplicité par Alexandre Haslé, sont de brume. « Il fut un temps où les gens me donnaient toutes sortes de choses toutes sortes de gens toutes sortes de choses des miches de pain encore toutes chaudes à la sortie du four des biscuits moelleux saupoudrés de sucre glace des trognons de pomme et des boîtes d’allumettes grillées des fleurs jaunes et des paquets en papier kraft retenus par de la ficelle des couvertures et des tasses et des bouilloires et des souliers d’enfants et des plats ébréchés et des bocaux et des bocaux de cendres et la pluie un jour quelqu’un m’a donné la pluie » révèle Hanna.

Poésie, mélancolie, musique klezmer et de l’exil d’une grande sensibilité, le paysage musical s’inscrit comme un langage mêlé au texte et à la conception plastique des masques et figurines réalisés par Alexandre Haslé. Artiste associé au Volcan Scène nationale du Havre, le fondateur de la compagnie Les lendemains de la veille, séduit par l’auteur, avait monté une première fois La Pluie, en 2001. Ce travail artisan autant qu’artiste est aujourd’hui re-créé, c’est un rappel salutaire dans un contexte global de montée des populismes. D’une grande pudeur, les personnages aux échelles et techniques diverses apparaissent, comme par magie, sous les doigts du manipulateur-conteur, et s’intègrent tout naturellement dans le jeu.

Le plateau est habité de ces âmes mortes qui hantent les mémoires et sont rassemblées, à la fin du spectacle, en un vaste cimetière, moment saisissant où les revenants questionnent encore le monde. Le public, scolaire et non scolaire présent dans la salle, est saisi.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2018

Avec : Alexandre Haslé, Manon Choserot – Traduction : Severine Magois (Éditions Théâtrales) – Régie générale : Nicolas Dalban-Moreynas.

Du mercredi 9 au samedi 12 janvier 2019, à 20h – dimanche 13 janvier à 17h, représentations tout public – Représentation scolaire vendredi 11 janvier à 14 h 30, Mouffetard-théâtre des arts de la marionnette, 73 rue Mouffetard, 75005. Paris – métro : Place Monge – Tél. : 01 84 79 44 44 – www.lemouffetard.com – Prochain spectacle présenté par la compagnie Les lendemains de la veille, le Dictateur & le dictaphone, du 16 janvier au 1er février.

 

Concert de Oud, par Mustafa Saïd

© Clara Sfeir

Le récital de oud, ce « sultan des instruments », proposé par Mustafa Saïd, se tient dans un petit studio privé où la poignée d’heureux élus venus l’écouter se sent comme à la maison. Assis en tailleur sur un tapis blanc, le musicien égyptien est entouré de ce public attentif qui fait cercle autour de lui. Il débute le concert lentement, pinçant ses cordes à l’aide d’un plectre. La soirée fait alterner ses compositions et des improvisations. Les morceaux s’enchaînent et se mêlent, donnant à ce moment partagé l’esprit et l’espace d’un long souffle musical.

Né au Caire, compositeur de musique classique contemporaine arabe et chercheur en musicologie, Mustafa Saïd fonde en 2003 l’Ensemble for Arab Classical Contemporary Music – ASIL – Il est aussi, depuis 2010, directeur artistique de la Foundation for Arab Music Archiving and Research – AMAR – fondation libanaise spécialisée dans la conservation et la diffusion de la musique arabe traditionnelle. Il enseigne à l’Institut Supérieur de Musique de l’Université Antonine, au Liban, après avoir enseigné à la Maison du Oud, au Caire. Il s’intéresse particulièrement à la période de la Nahda qui couvre les années 1903 à 1930 et se traduit par une philosophie dite de la Renaissance.

Passionné par la musique orientale savante dont il est un des grands connaisseurs, Frédéric Lagrange donne sa définition de l’École de la Nahda : « École doit être compris ici dans le sens de communauté esthétique et stylistique dans la composition et l’interprétation. Le terme désigne l’ensemble de musiciens qui participèrent à l’élaboration d’une musique de cour à partir du règne de khédive Ismail, musique qui faisait la synthèse des différentes traditions orientales compatibles avec le goût égyptien. » Cette période permet de mêler les répertoires sacrés et profanes et de faire sortir les chants – composés de nombreux poèmes d’amour mystique – des salons, de les jouer dans des espaces tels que les cafés. Le chant alors se désynchronise du contexte dans lequel traditionnellement il apparaissait comme les fêtes, religieuses ou familiales.

Après une trentaine de minutes purement instrumentales, Mustafa Saïd introduit la voix et chante en s’accompagnant du oud qui traduit et accompagne sa ligne mélodique, pleine de nuances. Le vocal est à la même hauteur que les cordes de l’instrument et passe du grave à l’aigu et de la mélopée au poème, avec virtuosité. Les mélodies qu’il décline, ses modulations et changements de tonalité dans lesquels il excelle, font partie du vocabulaire du oud. Ni psalmodie ni incantation, son chant dessine des arabesques complexes. Avec l’instrument il scande, psalmodie, se suspend, rythme, explore et ornemente. Dans la solitude du oud, Mustafa Saïd invite à pénétrer dans un espace méditatif superbement maîtrisé.

Seul ou en formation, le compositeur donne des concerts dans de nombreux pays du monde, jouant notamment avec les musiciens de son Ensemble, ASIL. Dans ce récital en solo on ne discerne guère la composition de l’improvisation. Si la musique se note depuis le début du XXème siècle, la tradition musicale arabe classique reconnaît l’importance de l’improvisation. D’après Frédéric Lagrange « elle est une stratégie de production mélodique, une attitude de création instantanée et un mode d’organisation du temps. L’ornementation, elle, est un vocabulaire, un ensemble de techniques d’émissions du son, vocal ou instrumental, de jeux de timbre, de rythme, de remplissage du phrasé, de parasitages sonores formant des motifs utilisables à loisir. »

Ce moment musical avec Mustafa Saïd dont le travail sensible et savant introduit à la complexité des musiques orientales, fait preuve de liberté d’interprétation et de recherche de variations, en même temps qu’elle ravit l’auditeur.

Brigitte Rémer, le 5 janvier 2019

Dimanche 30 décembre à 17h – Studio 3, 19 rue de Charenton, 75012, Paris. Métro Bastille – Site : www.mustafasaid.co

 

Si loin si proche

© Renaud Vezin

Théâtre musical écrit, joué, chanté et mis en scène par Abdelwaheb Sefsaf, assisté de Marion Guerrero – Compagnie Nomade in France – Maison des Métallos/Focus récits de vie.

L’action se passe dans les années 1970/80, une famille immigrée en France rêve d’un retour dans son pays, l’Algérie. L’ambivalence entre les deux pays crée des tensions intérieures mais aussi des rires dans ce récit croisé dit et chanté par Abdelwaheb Sefsaf. Le fils de la famille, Wahid, part se marier au bled, les parents et leurs dix enfants embarquent dans une estafette trop petite, le voyage est pénible et cocasse. Le miroir aux alouettes d’un possible retour les taraude, on les suit dans leur traversée de plus de trois mille kilomètres. Le constat, réaliste et désenchanteur, montre qu’ils ne sont plus vraiment d’Algérie mais n’ose se projeter en France et que l’appartenance et la nostalgie sont toujours au rendez-vous. Le réveil brutal face à la conscription mélange encore un peu plus les identités, un an en France ou deux en Algérie…

Le récit-concert auquel Abdelwaheb Sefsaf convie le spectateur s’inscrit entre théâtre et récital, entre Algérie et France, entre passé et futur, entre je t’aime et je te hais. L’auteur, huitième de la famille, raconte son enfance heureuse, et oscille entre légèreté et gravité, l’épique et le particulier dans le contexte banlieue des années soixante-dix qu’il a connu avec les langues, les modes, les musiques et les espérances de chacun.

La scénographie représente un crâne de métal s’ouvrant en deux et laissant passer les idées. Des écritures calligraphiques le recouvre, labyrinthes de la pensée et poème de Mahmoud Darwich, La Mort n° 18 : « L’oliveraie était verte, autrefois… Mon cœur était un oiseau bleu, autrefois… Je te donnerai tout, l’ombre et la lumière… L’oliveraie était toujours verte, était, mon amour. Cinquante victimes l’ont changée en bassin rouge au couchant… » et les tombes du début du spectacle se transforment en une collection de valises. Accompagné de deux musiciens magnifiques, Georges Baux aux claviers, guitare et chœur et Nestor Kéa, live-machine, guitare, theremin et choeur, le chanteur-acteur aux thèmes et mélodies lancinantes remplit l’espace avec fluidité et talent. Il donne le récit plein d’humour et de variations de son expérience et de sa vie, sur le sujet on ne peut plus grave et d’actualité, du racisme et de l’immigration.

En 2010 Abdelwaheb Sefsaf fonde la Cie Nomade In France avec pour mission un travail autour des écritures contemporaines et la rencontre entre théâtre et musique. Formé à l’École Nationale Supérieure d’Art Dramatique de Saint-Étienne, il avait d’abord fondé et dirigé la Compagnie Anonyme. En 1999 il s’était fait connaître sur la scène musicale en tant que leader du groupe Dezoriental qui avait reçu en 2004 le Coup de cœur de la chanson française de l’Académie Charles Cros. Parallèlement à la musique, Abdelwaheb Sefsaf mène sa carrière de metteur en scène et de comédien, il a entre autres travaillé avec Jacques Nichet, Claudia Stavisky et Claude Brozzoni. Sa rencontre avec Georges Baux, réalisateur, arrangeur et compositeur notamment pour Bernard Lavilliers, fut décisive dans le parcours qu’il mène entre théâtre et musique.

Derrière le rire, les larmes, sur la déclinaison du verbe partir, avec l’urgence de l’initiation vers ce qui fut longtemps un rêve qui aidait à tenir, ou une belle utopie.

Brigitte Rémer, le 27 décembre 2018

Avec Abdelwaheb Sefsaf, comédien et chanteur – Georges Baux, claviers, guitare et chœur – Nestor Kéa, live-machine, guitare, theremin et choeur – musique Aligator, Baux/Sefsaf/Kéa –  direction musicale Georges Baux – scénographie Souad Sefsaf – création lumière et vidéo Alexandre Juzdzewski – régie son Pierrick Arnaud – Le texte est publié aux éditions Lansman.

Du 18 au 23 décembre 2018, Maison des Métallos, 94 rue Jean-Pierre Timbaud, 75011. Paris – Métro : Couronnes – Tél. : 01 47 00 25 20 – Site : www.maisondesmetallos.paris – En tournée :   2 février 2019, Théâtre Municipal, Tarare (69) – 7 et 8 février 2019, Comédie de Saint-Etienne/Salle Albert Camus à Chambon-Feugerolles (42) – 8 au 10 mars 2019, Théâtre de Privas (07) – 5 avril 2019, Théâtre Sarah Bernhardt, Goussainville (95).

Sombre Rivière

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène de Lazare, Compagnie Vita Nova, au Théâtre du Rond-Point.

C’est un spectacle joyeux même s’il parle de choses graves, dans une forme qui pourrait relever de la comédie musicale ou d’une sorte de revue, un spectacle tonique qui a pour levier l’énergie vitale de son créateur et de son équipe.

La trame parle de l’enfance abîmée à travers les yeux d’une petite fille de cinq ans attendant le retour du père parti manifester le 8 mai 1945, à Guelma, en Algérie. Les émeutes nationalistes et indépendantistes réprimées violemment par la France la priveront pour toujours de sa présence. Cette petite fille était la mère de Lazare, convoquée par son fils sur écran pour apporter sa part de mémoire. Une mère courage au sourire lumineux comme forme de résistance.

Pour Sombre Rivière, le déclencheur part de la barbarie des attentats et particulièrement de celui du Bataclan que Lazare lie à ces autres événements et autres dates relevant de la mémoire familiale et de la mémoire collective du pays dont sont originaires ses parents, l’Algérie. Fils de l’immigration algérienne et né en banlieue parisienne, Lazare sait mettre l’absurde et la violence en rythme et en chansons. Il est un rebelle qui trace sa route de solitude en s’immergeant dans le théâtre par l’écriture et la mise en scène. Le théâtre, il l’a rencontré par Jacques Miquel, fondateur du Théâtre du Fil et éducateur, récemment disparu, à qui il dédie le spectacle. Ce sont « les trous de l’histoire » qui intéressent Lazare, « ceux de la colonisation comme de l’Algérie indépendante. J’interroge la façon de vivre avec de tels trous quand on se retrouve coincé, sans racines, au pied des grands ensembles… Je ne défends pas l’idée d’un art sociologique mais je pose des questions qui me brûlent à vif… » dit-il. Son style s’apparente à ce qu’est l’art brut dans le champ des arts plastiques, le slam à la musique. A partir de la réalité, Sombre Rivière est comme un long poème.

Construit en deux parties – elle, sa mère et lui, Claude Régy, qu’il admire profondément – le spectacle est fait de fragments. Claude Régy dit de son écriture : « Lazare, c’est une écriture sauvage, un langage puissant, heurté, une blessure intérieure. Cette parole spécifique, comme inachevée, demande à être testée dans un espace, à être travaillée avec une équipe d’acteurs. » Il ne cesse de la tester depuis l’écriture de sa trilogie où se retrouve le même personnage, Libellule : Passé – je ne sais où, créé en 2009 ; Au pied du mur sans porte, créé en 2010 et repris quelques années plus tard au Festival d’Avignon ; Rabah Robert, monté en 2013. Lazare est aussi grand admirateur de Fernando Pessoa dans lequel il pourrait se reconnaître quand il disait : « Pour me créer, je me suis détruit ; je me suis tellement extériorisé au-dedans de moi-même, qu’à l’intérieur de moi-même je n’existe plus qu’extérieurement. » Lazare écrit ses textes comme des partitions, ses variations passent d’annonciation à dénonciation, de mezza voce à staccato mêlant le tragique du récit aux contes oniriques. Les voix sont puissantes, en chœur ou contre-choeur, en solo ou choralité.

Plusieurs lieux soutiennent depuis ses débuts la démarche de la Compagnie, Vita Nova, créée en 2007, entre autres – le Théâtre National de Bretagne, La Fonderie au Mans, la MC93 Bobigny, l’Échangeur de Bagnolet, le Studio-Théâtre de Vitry – Lazare est associé au Théâtre National de Strasbourg depuis 2015, Stanislas Nordey accompagne ses créations et l’avait invité, en 2001, à suivre la formation d’acteur de l’École du Théâtre National de Bretagne qu’il dirigeait.

Tout en s’emparant de l’Histoire, Lazare sait donner de la distance par l’humour et le grotesque parfois, par les personnages qu’il convoque comme Sarah Kane, par les vivants et les morts qu’il mêle, par le poète présent son double, par le chant et la musique. Il n’occulte rien de son Histoire du monde, celle qu’oublient souvent les livres et construit avec ses acteurs-chanteurs, la Rivière du temps et la poétique d’un rêve récurrent. « Cueille le jour parce que tu es le jour » pourrait lui dire Pessoa.

Brigitte Rémer, le 22 décembre 2018

Avec : Anne Baudoux, Laurie Bellanca, Ludmilla Dabo, Marion Faure, Julie Héga, Louis Jeffro, Olivier Leite, Mourad Musset, Veronika Soboljevski, Julien Villa. Collaboration artistique Anne Baudoux, Marion Faure – lumières Christian Dubet – scénographie Olivier Brichet en collaboration avec Daniel Jeanneteau – costumes Marie-Cécile Viault – son Jonathan Reig –  image Lazare, Nicos Argillet – montage vidéo Romain Tanguy –  prise de vue sur le plateau Audrey Gallet – directeur de choeur Samuel Boré – assistanat général Marion Faure – assistanat musical Laurie Bellanca – avec la participation filmée de Ouria et Olivier Martin-Salvan – Le spectacle a été créé le 14 mars 2017 au TNS, Strasbourg – Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

 Du 28 novembre au 28 décembre 2018, à 21h, dimanche à 15h – Théâtre du Rond-Point, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris – www.theatredurondpoint.fr – Tél. : 01 44 95 98 21

La disparition de Guy Rétoré, directeur du Théâtre de l’Est Parisien, défenseur d’un théâtre populaire dans le XXème arrondissement de Paris

© Archives Théâtre de l’Est Parisien

Situé au 17 de la rue Malte-Brun, le Théâtre de l’Est Parisien était depuis 1911 date de sa construction, un cinéma et un music-hall d’environ mille places, qui répondait au nom de Zénith. Le ministère des Affaires Culturelles que dirigeait André Malraux en fit l’acquisition en 1963 et en confia la direction à Guy Rétoré, alors directeur d’une compagnie théâtrale amateur, La Guilde, qu’il avait créée en 1951. Né à Ménilmontant et enfant du quartier, Rétoré avait découvert le théâtre avec la troupe de la SNCF, entreprise où l’avait fait entrer son père pendant la guerre, pour échapper au Service du travail obligatoire, puis il avait suivi des cours avant de créer sa compagnie, La Guilde.

A la tête du Théâtre de l’Est Parisien, sa mission fut de développer l’art théâtral et la culture dans l’est de Paris, excentré et sorte de désert culturel. En 1983 Jack Lang fit reconstruire la salle, devenue Théâtre national de la Colline, et en confia la direction à Jorge Lavelli. Guy Rétoré se vit alors déplacé au 159 avenue Gambetta, sa troupe redevint structure de production et de diffusion subventionnée par l’État sous l’égide de La Colline. Huit ans plus tard il sera sommé de quitter les lieux par Catherine Trautmann, Ministre de la Culture qui nomme à la direction du TEP, en 2001, Catherine Anne. Contraint et forcé de libérer la place, par la Ministre suivante, Catherine Tasca, en juin 2002, il finit par lâcher. “Un fauteuil pour deux” titrait L’Humanité le 9 avril 2001 au moment de la polémique.

A croire que ce lieu est prédestiné aux difficultés, car au départ de Catherine Anne en 2011, le Théâtre international de Langue Française créé par Gabriel Garran, quitte La Villette et prend place avenue Gambetta pour changer de nom et devenir Le Tarmac, avec tous les séismes du printemps dernier que l’on a suivi, qui visaient à déloger Valérie Baran et son équipe pour y installer Théâtre Ouvert. Le jeu des chaises musicales décidément est actif.

Pendant plus de quarante ans au pilote de la vie théâtrale du XXème arrondissement Guy Rétoré fit un véritable travail de démocratisation culturelle et développa un théâtre populaire et national dans le droit fil des grands de la décentralisation et du service public comme Romain Rolland, Maurice Pottecher, Firmin Gémier, Jean Dasté et Jean Vilar. La Guilde devient troupe permanente en 1960, et le lieu fut inauguré par Malraux comme Maison de la Culture ayant statut de Centre Dramatique National. Rétoré mit en place une politique de création des textes, contemporains et classiques, et lança de nombreuses actions de développement culturel notamment dans un dialogue avec les écoles. Jacques Duhamel, lui donne le label de Théâtre National, en 1972 et  statut d’établissement public. Outre les créations maison, Guy Rétoré y invitait les grands de la création dans un esprit d’ouverture, ainsi Dario Fo en 1980 y présenta son Histoire du tigre et autres histoires.

Rétoré fidélisa des acteurs engagés, comme lui, dans la mission de service public qui leur était assignée et mit en scène les grands auteurs d’une manière très ouverte, de Shakespeare à Brecht, de Musset à O’Casey en passant par Pagnol, de Roger Vaillant à Armand Gatti, de Claudel à Beckett. « Notre répertoire, c’est Molière, Shakespeare, Aristophane, Sophocle et le théâtre contemporain qui parle aux contemporains » disait-il lors d’une interview.

Ces dernières années il vivait en Sologne où il s’est éteint à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.

 Brigitte Rémer, le 26 décembre 2018

 

Kiss and Cry,

© Maarten Vanden Abeele

Sur une idée originale de Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael, création en collaboration avec le collectif Kiss & Cry, à La Scala de Paris.

Créé en 2011 à Mons, en Belgique, Kiss and Cry remporte depuis sa création, un vif succès. C’est la première partie d’une trilogie dont les deux autres spectacles, présentés à La Scala s’intitulent Cold Blood et Amor. D’une impressionnante précision, la finesse du travail est à l’échelle du long générique énoncé ci-dessous. Inventive, poétique et légère, la caméra-personnage principal suit les tracés et micro déplacements des acteurs manipulateurs qui entourent la séquence présentée d’un bout du plateau à l’autre, avec la même délicatesse et le même soin que des parents penchés sur le berceau du nouveau-né.

Et que voit-on ? Une multiplicité d’univers en modèles très réduits de type nanos objets et nanos danses sous la loupe de l’objectif. Ils servent une histoire puzzle dans laquelle une vieille femme se souvient de son premier amour, croisé dans un train, non par son visage mais par ses mains, effleurées peut-être : c’est ici la main qui trace et les doigts comme acteurs principaux de la scène, chorégraphiés comme s’ils étaient des personnages. Des petits plateaux sur lesquels sont posés en maquettes minusculissimes des séquences dans une diversité de paysages – comme la mer, le train ou les ciels infinis – scénarios qui prennent vie sous nos yeux et croisent des mains ballerines, d’une grande souplesse et virtuosité, décalant totalement les mondes et les échelles.

La retranscription sur écran est éblouissante et crée des univers disparates, tous aussi surprenants les uns que les autres, tous réalisés avec autant de minutie dans cet entremêlement mains/objets. La complicité entre les neuf artistes de différentes disciplines – jeu, cinéma, danse, vidéo, arts plastiques, bricolage conceptuel – s’élabore avant le début du spectacle et se prolonge après. Ces neuf manipulateurs tels des techniciens imaginatifs présents sur le plateau, permettent de créer des mondes oniriques et un autre langage où le spectateur perd ses repères.

Kiss and Cry est un mot lié aux compétitions de patinage artistique, c’est le banc sur lequel après la compétition et dans l’attente de la notation du jury, les patineurs reprennent souffle, le regard fixé sur le panneau d’affichage avant sidération, positive ou négative. Il n’y a ici ni patineurs ni jury, mais un spectacle singulier qui place le public face à un film en train de se faire où une équipe en synergie construit des scénographies décalées. Tout se passe en direct sous les yeux des spectateurs. La bande son a la vue large, comme le spectacle, et passe de l’opéra à la chanson des Feuilles mortes. On se laisse dériver.

Kiss and Cry est une création collective née de l’inventivité de Michèle Anne De Mey, danseuse et chorégraphe que l’on connaît pour avoir dansé avec Anne Teresa De Keersmaeker dans les années 80 – notamment dans Fase, son duo emblématique – créatrice de la Compagnie Astragales et de celle de Jaco Van Dormael, réalisateur entre autres de Toto le héros qui obtint la Caméra d’or au Festival de Cannes en 1991, metteur en scène impliqué et proche aussi du théâtre pour enfants. C’est vrai qu’il y a de l’enfance, de l’impertinence et du jeu de colin-maillard dans Kiss and Cry, il y a aussi beaucoup de grâce, d’imaginaire et de poésie.

Ce travail commun et d’expérimentation entre le couple, à la ville comme à la scène, Michèle Anne De Mey-Jaco Van Dormael, s’est élargi depuis quelques années à l’univers du conteur et humoriste Thomas Gunzig. Initiée à la mort par un moment de coma, la chorégraphe se suspend entre le rêve et la conscience, aux côtés du réalisateur et de l’auteur. Ensemble, ils construisent un univers narratif singulier mi-merveilleux mi-fantastique, dans un entre-deux de résistance poétique. L’espace-temps théâtral s’en trouve bousculé, comme le spectateur par ces personnages-mains dansant dans des paysages miniatures plein de magie artisane. Du grand art de la narration, en mains, espaces et images.

Brigitte Rémer, le 15 décembre 2018

Création en collaboration avec le collectif Kiss & Cry : Grégory Grosjean, Thomas Gunzig, Julien Lambert, Sylvie Olivé, Nicolas Olivier – Avec : Michèle Anne De Mey, Frauke Marien, Jaco Van Dormael, Renaud Alcade, Harry Cleven, Grégory Grosjean, Gabriella Iacono, Charlotte Pauwels, Philippe Guilbert, Aurélie Leporcq, Juliette Van Dormael, Nicolas Olivier, Ivan Fox, Stefano Serra – chorégraphies et nanodanses Michèle Anne De Mey, Grégory Grosjean – mise en scène Jaco Van Dormael – texte Thomas Gunzig – narration française Jaco Van Dormael – scénario Thomas Gunzig, Jaco Van Dormael – lumières Nicolas Olivier – image Julien Lambert – assistante caméra Aurélie Leporcq – décor Sylvie Olivé – design sonore Dominique Warnier – son Boris Cekevda – manipulations et interprétation Bruno Olivier, Gabriella Iacono, Pierre Garnier – construction et accessoires Walter Gonzales assisté de Amalgame/Elisabeth Houtart, Michel Vinck – conception deuxième décor Anne Masset, Vanina Bogaert, Sophie Ferro – régie générale Nicolas Olivier – techniciens de création Gilles Brulard, Pierre Garnier, Bruno Olivier – directeur technique Thomas Dobruszkès – régie son Benjamin Dandoy –  tour manager Thomas Van Cottom, Lou Colpé –  relations publiques Marie Tirtiaux.

Du 4 au 31 décembre 2018, 21h, les dimanches à 15h, lundi 31 décembre à 19h30 – à La Scala/Paris, 13 Boulevard de Strasbourg, 75010. Métro : Strasbourg-Saint-Denis – site :  www.lascala-paris.com – Dans le cadre de la carte blanche à Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael, à voir : Cold Blood, du 4 au 27 janvier 2019, suivi de Amor, du 29 janvier au 3 février 2019.

 

Une forêt en bois… Construire

© Matthieu Rousseau

Reprise au Festival AVIGNON OFF – Du 6 au 22 juillet 2019, à 9h45 – à La Caserne des Pompiers : 116, rue de la Carreterie 84000. Avignon – (Durée 40 ‘ – Relâches les 9 et 16 juillet). Dans le cadre de la programmation Grand-Est/Alsace, Champagne-Ardennes, Lorraine.

Conception, écriture et fabrication Fred Parison, mise en scène Estelle Charles, La Mâchoire 36.

C’est un spectacle pour un acteur-manipulateur, dédié au jeune public. Un spectacle sensible et créatif à partir d’un matériau, le bois. Un joli bric-à-brac artisan est en place sur le plateau, scrupuleusement organisé. Dans sa cabane, l’élégant bûcheron, Sylvestre, costume gris, chemise écossaise, chaussettes et casquette rouge, est à l’écoute, environné de chants d’oiseaux. Il fait pénétrer son petit public haut comme trois pommes de pin au cœur de son paradis forestier. La petite maison est poétiquement extravagante et pleine de surprises. Il fait froid. C’est le 6 janvier. Le coucou chante pour se réchauffer.

Une palissade en bois, pleine de malices, nous fait face, ainsi qu’une toile couverte des objets dessinés de son quotidien, et ses outils. Comme dans un livre d’images Sylvestre détache sa maisonnette et la place sur la table, en miniature, à l’échelle du public. Et quand il pose l’oreille sur cette table, il entend les oiseaux pépier. Il observe la forêt, grimpant sur une chaise à trois branches et non pas à quatre pieds. Autour de lui des automates comme ce bûcheron qui casse du bois à la hache, son autoportrait, et un oiseau posé au-dessus d’une cheminée. L’atmosphère est ludique et poétique. Sylvestre le malicieux construit des mots avec des lettres de l’alphabet : de branche à planche, de planche à manche, puis à hache et à deux h. les lettres dansent. Il dessine son univers, branche son casque déraisonnablement et donne à entendre à tous ce qu’il y écoute, met un disque, rondelle de bois de belle épaisseur sur sa platine, cueille un de ses dessins accrochés à la toile posée sur chevalet, se met à peindre… une forêt.

Sylvestre, véritable homme-orchestre, continue pieds nus et en bras de chemise, souliers bien alignés, chaussettes militairement pliées. Il se glisse sous une tente astucieusement dépliée, plantée au cœur de la forêt projetée sur sa toile, comme si on y était. Pieds et tête dépassent, car la toile n’est pas à l’échelle, créant le sourire. Puis se déclenche un orage avec pluie diluvienne rendue par la bande son, et s’agitent les émotions. Sylvestre se met à peindre, d’abord le cadre, puis la forêt, à gros traits-belles couleurs puis tire devant lui un wagonnet de quatre électrophones aux 45 tours vinyle, écoute et dialogue avec sa forêt « la forêt, la forêt, la forêt… » « Découvrir la cabane en bois au milieu » des bribes de texte d’un conte déstructuré qui se fait entendre. L’homme porte sa cabane en bois comme un masque, apparait avec une guitare qu’il pose et éclaire d’une bougie, peint avec un bâton le long de la palissade, une fenêtre puis une porte, met la clenche sur la porte, puis ouvre la porte, et se cache. Il réapparaît mi-ours mi-oiseau, poilu grandeur nature, en manipulateur. En haut de la cheminée, l’oiseau tourne sur lui-même et danse.

« Une forêt en bois… construire » montre un univers éphémère et un pays des merveilles. La poétique naît du décalage dans l’échelle des objets, dans le calme et l’étonnement, dans la distorsion du sens par la traduction personnelle des choses du quotidien, réinterprétées. Sylvestre/Fred Parison a les mains magiques d’un talentueux inventeur qui suspend le temps et le réinvente à son image, comme est magique sa présence devant les enfants à l’écoute. Issu du domaine des Arts plastiques il travaille avec Estelle Charles, qui elle vient du théâtre, ensemble ils ont créé leur Compagnie, La Mâchoire 36. Ils construisent à quatre mains et entourés d’autres artistes, des bricolages plastiques où les petites mécaniques, le mouvement et la manipulation, participent de l’élaboration d’un langage théâtral très poétique.

Brigitte Rémer, le 27 novembre 2018

Conception, écriture et fabrication Fred Parison – mise en scène Estelle Charles – jeu et manipulation Fred Parison –  lumière, régie Phil Colin – Spectacle tout public à partir de 4 ans.

Du 21 au 25 novembre 2018 au Théâtre Dunois, 7 rue Louise Weiss, Paris. Métro : Chevaleret ou Bibliothèque François Mitterrand. Tél. : 01 45 84 72 00. www.theatredunois.org – En tournée : du 8 au 10 janvier 2019, Théâtre des Sablons, Neuilly sur Seine – du 15 au 18 janvier 2019, Théâtre de La Méridienne, Lunéville – les 5 et 6 mars 2019, La Passerelle, Rixheim – www.lamachoire36.com – Reprise /Festival AVIGNON OFF 2019.

Sensacje / Sensations

© Axel Saxe

Œuvres de Grazyna Bacewicz, Frédéric Chopin, Elżbieta Sikora, Piotr Ilyitch Tchaïkovski, interprétées par l’Orchestre Pasdeloup sous la direction de Marzena Diakun – Salle Gaveau. En partenariat avec l’Institut Polonais de Paris.

À l’occasion du centenaire du recouvrement de l’indépendance de l’État Polonais, l’Orchestre Pasdeloup met à l’honneur le pays. Le 11 novembre 1918 en effet, la Pologne, divisée entre trois puissances voisines depuis plus d’un siècle, retrouvait, avec le retour du Maréchal Józef Piłsudski à Varsovie, sa souveraineté. C’est la même année que les femmes obtenaient le droit de vote. Pour ce concert, intitulé Sensacje/Sensations, les femmes sont à l’honneur.

Marzena Diakun tout d’abord, jeune et brillante cheffe d’orchestre née à Koszalin, est à la baguette et dirige l’Orchestre, déclinant les œuvres les plus contemporaines jusqu’au répertoire classique. Deux grandes compositrices ensuite sont à l’affiche : Elżbieta Sikora, avec des extraits de ses Miniatures, musique instrumentale d’ensemble et Grażyna Bacewicz avec son Concerto pour violon n°5. Deux compositeurs du XIXème siècle, liés à la Pologne, complètent le programme : Frédéric Chopin en son Nocturne n° 20 dans une orchestration pour violoncelle solo et orchestre à cordes d’Antonin Rey, et Piotr Ilyitch Tchaïkovski dont la Symphonie n° 3 en ré majeur opus 29 s’intitule Polonaise.

Le concert débute avec la création française de deux des six Miniatures d’Elżbieta Sikora, n° 1 et n°4, commande de la Radio Polonaise en 2013. Pianiste de formation et ingénieur du son, la compositrice fut l’élève de Pierre Schaeffer et François Bayle avec qui elle s’est initiée à la musique électroacoustique, à travers le GRM et l’IRCAM, comme elle l’a fait ensuite au CCRMA (Center for Computer Research for Music and Acoustics) de l’Université de Stanford (États-Unis). Elle a suivi des études de composition au Conservatoire de Varsovie auprès de Tadeusz Baird et Zbigniew Rudzinski et composé plus de cinquante œuvres, dont Guernica, hommage à Pablo Picasso (1975), La tête d’Orphée II (1982), L’arrache-cœur (1992), Flashback (1996). Sa palette est variée, elle a à son actif trois opéras, trois ballets, des oeuvres symphoniques, des concertos, de la musique de chambre, des musiques électroacoustiques et mixtes. Plusieurs prix lui ont été décernés comme le Prix Magistère à Bourges, le Prix Nouveau Talent Musique SACD, le Prix du Printemps SACEM, et elle a reçu une mention spéciale de l’Académie du Disque Lyrique. Son opéra, Marie Curie, rencontre actuellement un succès international. Commande pour la commémoration du Centenaire de l’attribution du Prix Nobel de chimie à Marie Skłodowska-Curie, l’œuvre fut créée à l’Unesco en 2012 avant d’être reprise à l’Opéra baltique de Gdańsk puis dans de nombreux pays. Elzbieta Sikora est directrice artistique du Festival Musica Electronica Nova de Wroclaw, en Pologne. Son cycle, Miniatures, dont elle présente ici deux courtes pièces est d’une forte expressivité tout en gardant pour points d’appuis les principes formels de la composition. Elzbieta Sikora manie à la fois la narration et maîtrise l’orchestration, ses pièces sont d’un profond lyrisme. La suite des Miniatures sera donnée lors des prochains concerts de l’Orchestre Pasdeloup.

Seconde compositrice présentée par l’Orchestre, Grażyna Bacewicz avec son Concerto pour violon n°5, brillamment interprété par Geneviève Laurenceau. D’une famille de musiciens lituaniens, la compositrice apprend le violon et le piano auprès de son père et donne son premier concert à l’âge de sept ans. Elle perfectionne ses deux instruments au Conservatoire de Varsovie et approfondit leur apprentissage tout en faisant des études de philosophie. Elle apprend la composition avec Kazimierz Sikorski en Pologne, puis auprès de Nadia Boulanger, à Paris. Elle devient soliste principale au Wielka Orkiestra Symfoniczna Polskiego Radio/Orchestre Symphonique de la Radio Polonaise, sous la conduite de Grzegorz Fitelberg et commence à composer de manière clandestine pendant la guerre. Elle enseigne au Conservatoire de Łódź, avant de se dédier à la composition jusqu’à sa mort, en 1969. Elle laisse plus de deux cents œuvres, écrit de nombreuses partitions pour cordes en général, dont sept quatuors et la Symphonie, et pour le violon en particulier sept concerti, cinq sonates avec piano, trois sonates en solo, et sept concertos pour violon. Composé en 1954, le Concerto pour violon n°5 a été joué l’année suivante par l’Orchestre Philharmonique de Varsovie dirigé par Witold Rowicki, avec en soliste Wanda Wiłkomirska, Grażyna Bacewicz victime d’un grave accident n’ayant pu l’interpréter elle-même. C’est ici Geneviève Laurenceau qui joue avec virtuosité ses trois mouvements : Deciso, Andante et Vivace. Brillante représentante du violon français qu’elle apprend dès l’âge de trois ans, elle transmet avec fulgurance la rythmique de l’œuvre tant dans ses harmonies vives et dissonantes que dans sa douceur inquiète, et accompagne le chant introspectif de l’Andante en mettant en relief sa force et sa fragilité. L’instrument se déploie sous ses doigts d’une grande habileté qui passent de la structure néo-classique de l’oeuvre aux formes musicales populaires et colorées privilégiées par la compositrice.

Le Nocturne n° 20 en do dièse mineur de Chopin dans une orchestration commandée par l’Orchestre Pasdeloup et une interprétation du violoncelliste Éric Villeminey est la troisième œuvre de ce concert. Pas de Pologne sans Chopin qui composa une vingtaine de nocturnes à différents moments de sa vie. Il a vingt ans quand il compose celui-ci, en1830 et s’apprête à quitter la Pologne pour Vienne puis Paris. Ce Nocturne ne sera publié qu’après sa mort, en 1870. L’interprétation proposée par Éric Villeminey, violoncelle solo de l’Orchestre Pasdeloup depuis une vingtaine d’années, est magistrale. Elle restitue avec profondeur la mélancolie de la mélodie et les déclinaisons de la composition des plus nostalgiques et romantiques.

La quatrième œuvre interprétée par l’Orchestre est la Symphonie n° 3 en ré majeur opus 29 de Piotr Ilyitch Tchaïkovski, dite Polonaise. Écrite en 1875, elle a pour particularité d’être construite non pas en quatre mouvements comme habituellement, mais en cinq : Introduzione e Allegro, Alta tedesca, Andante elegiaco, Scherzo, Finale. L’Orchestre déploie ici avec une grande puissance un langage orchestral universel et traduit avec passion les reliefs rythmés et dansés donnés par le compositeur à son œuvre.

Par ce concert, percutant et enthousiaste, qui célèbre la Pologne, concert porté notamment par des femmes musiciennes, l’éblouissante cheffe d’orchestre, Marzena Diakun, encourage et contient l’Orchestre Pasdeloup avec une grande maîtrise et émouvante sensibilité, musiciens que nous félicitons tous.

Brigitte Rémer, le 25 novembre 2018

Samedi 17 novembre 2018, Salle Gaveau – Orchestre Pasdeloup, 1 boulevard Saint-Denis 75003. Tél. : 01.42.78.10.00 –  Site : www.concertspasdeloup.fr

 

« Les Mystiques », ou comment j’ai perdu mon ordinateur entre Niort et Poitiers

© Théâtre Irruptionnel

Texte et mise en scène Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre. Création du Théâtre Irruptionnel, aux Plateaux Sauvages.

 « L’impression étrange d’être submergé par un imaginaire collectif auquel s’ajoutait ma propre représentation du sujet… » commente Lui, l’auteur, dans sa quête de l’objet oublié dans le train – son ordinateur – portant dans le fruit de ses entrailles le scénario composite des Mystiques, son grand projet. Ce prologue, par images projetées sur les stores de sa chambrette au sol jaune type cellule monacale, parle des notes écrites et perdues de son travail engagé et du U-avec-un-accent-grave de son clavier absent, ù comme ùrgence d’écrire. Il est entouré de livres-capteurs de rêves, dans lesquels il pioche et tente de recréer dans sa mémoire, ce qui s’est perdu, convoquant en une galerie de portraits, une trentaine de personnages – interprétés par six acteurs – qui vont se succéder en un pétillant manège, du plus réel au plus abstrait.

Et l’écrivain solitaire replonge dans son sujet et s’illumine, jusqu’à la déréalisation. Son amie Élise l’exaspère assez vite, croquant des orangettes au chocolat qui le déconcentrent cruellement. Et les multiples voix qui l’assaillent sont chargées d’anecdotes sur l’expérience mystique de tout un chacun. Et chacun y va de son antienne.

La demi-sœur de Lui, qu’il a connue au décès de leur père et avec qui il s’attable une fois l’an, ici dans un restaurant japonais de La Tour-Maubourg, lui offre Le Dialogue, livre de Catherine de Sienne, mystique à laquelle elle s’identifie. La scène est drôle et déjantée. « Elle ne savait ni lire ni écrire. Elle dictait et ses disciples notaient. Il y a quelque chose de très répétitif, comme une pensée qui s’invente devant nous. » Et La demi-sœur de Lui voyage entre extase et ressassement. Le tableau suivant ouvre sur un débat autour de la reproduction de la peinture d’Il Sodoma, Extase de Catherine de Sienne, dans le bureau de production de Florence et Mathieu. Difficile à vendre, Catherine de Sienne ! La productrice ne sent pas vraiment le projet et joue de la litote : « C’est compliqué ! » Son assistant s’enflamme : « Catherine de Sienne c’est pas du tout ça : c’est une femme, en Italie, à Sienne, au XIVème siècle, qui prend la parole, avec force, contre la guerre, la peste, l’église qui est en partie corrompue… »

Vont et viennent différents personnage hétéroclites : l’Ancien Professeur de diction de Lui qui le taraude de questions sur le pourquoi du choix de ce sujet ; le Fantôme du Père de Lui, grand baraqué en uniforme qui apparaît et disparaît, qui se met à saigner du nez – comme Lui juste après – et qui donne à son fils des conseils d’écriture : « Mais je t’en supplie, tu t’en tiens à une structure claire et surtout, t’évites les listes… » ; Mme Madebeine la Prof de français option grec et latin au lycée, fana de Socrate, plantée devant trois colonnes de carton-pâte projetées dirige les acteurs en graine vêtus de toges romaines, qui déclament avec conviction : « Connais-toi toi-même et tu connaitras les dieux.” Et Sarah, la patiente collaboratrice travaillant avec Lui au Fort Foucault, en présence de La demi-sœur de Lui, essaie de rationaliser : « Tuer ses pensées, ses habitudes, sa famille, tuer ses désirs aussi, tout, tout ce qui vous empêche, tout ce que vous aimez, dans un premier temps en tout cas. C’est pour ça que c’est si dur, c’est pour ça que c’est si seul toujours. C’est un combat, terrible, parce que contre soi-même… » Plus tard, apparaitront Le Jeune Bûcheron retiré dans la forêt, Un Vieux Chanoine, l’Éditeur, La voisine de Lui dans le train Milan-Paris qui connaît par cœur son alphabet et la Voix de l’Oncle de Lui l’encourageant dans ses recherches sur les moustiques plutôt que sur les mystiques.

Entre temps le public voyage jusqu’à Sienne, dans la ville couleur brique où le héros-auteur, Lui, commence par s’engueuler avec L. (Élise), robe rouge légère, lunettes de soleil alors qu’ils mangent des glaces. Elle ne comprend pas ses humeurs, il pique sa crise, elle part. Alors il devise avec un scénariste français en vacances en Italie, est appelé par un Producteur avant de s’endormir devant la télé et de faire des cauchemars d’où s’échappent de la fumée… une jambe… et apparaît Cassandre… Il part et revient du Deserto di Accona, situé à vingt-cinq kilomètres de Sienne dont il parle, après son black-out avec L’Ophtalmologiste italien : « Quand on va là-bas, nous les Siennois, on dit qu’on va sur la lune… Les yeux si vous voulez sont les organes qui déforment le plus la réalité, ils mentent et pour revenir à une forme de vérité, le corps et l’esprit peuvent décider la mise en place d’un œil intérieur, qu’on appelle troisième œil… » Le thé déborde, l’atmosphère s’embrume et s’alourdit de phénomènes extravagants qui nous placent dans l’illusion, entre stigmates et miracles. Le désert apparaît derrière les fenêtres et Lui devient habité, mystique, entouré de visions, jusqu’à voir Catherine de Sienne élevée au firmament et qui ressemble aux personnages envolés des tableaux de Chagall.

Écrit en vingt et un tableaux, le texte oscille entre extravagances, hilarités et décalages. On est aux frontières de l’irrationnel et de la folie, dans la loufoquerie érudite et la réflexion sur la création car « Très tôt tu dois savoir ce que tu vas faire plus tard. Dès la troisième on te demande d’avoir un projet professionnel. Après c’est pire. Si t’as pas de projets, c’est suspect, tu vas forcément mal. Donc tu passes ton temps à en avoir, des projets. Tu t’en inventes même, ça rassure. Le projet mystique c’est l’inverse en fait : avant de faire des conneries j’essaye de savoir un peu qui je suis. » La chute est modeste et inattendue, quand Lui s’avoue avoir raté et l’accepte presque joyeusement.  « Les mystiques eux-mêmes doutent de leurs capacités à rendre compte de leur expérience de l’indicible. Alors moi… »

Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre – fondateur en 2003 du Théâtre Irruptionnel, avec Lisa Pajon, sa complice de toujours depuis le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris – mêle à la représentation, en texte et en images en tant qu’auteur et comme metteur en scène, de nombreuses références, toujours avec précision et légèreté. Il parle entre autres des auteurs Joë Bousquet et Michel de Certeau, de l’icône mexicaine Frida Kahlo, montre Patti Smith photographiée par Robert Mapplethorpe ou les transes filmées par Jean Rouch. Dans leurs partitions respectives, les acteurs s’en donnent à cœur joie, avec virtuosité, nous emmenant avec eux – avec Lui – sur les chemins escarpés de ce vertigineux sujet qui prend à témoin le spectateur et le plonge dans l’expérience du mystère de la création, qui pourrait s’apparenter à celui du sentiment amoureux.

Brigitte Rémer, le 26 novembre 2018

Avec Mathieu Genet,
Bruno Gouery,
Mireille Herbstmeyer,
Flore Lefebvre des Noëttes,
Lisa Pajon en alternance avec Florence Fauquet, Makita Samba. Dramaturgie Sarah Oppenheim – costumes Olga Karpinsky – lumière Kelig Le Bars – son Nicolas Delbart – vidéo Christophe Walksmann – scénographie Alexandre de Dardel, avec la collaboration de Louise Scari – assistanat à la scénographie Rachel Testard – atelier de construction Le Préau/CDN de Normandie/Vire – régie générale Marie Bonnemaison – régie lumière Grégory Vanheulle – administration et production Mathieu Hillereau/Les Indépendances – diffusion Florence Bourgeon. Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs, avec la collaboration d’Éric Tillette de Clermont-Tonnerre.

Lundi 19 au vendredi 30 novembre 2018, à 20h (sauf samedi et dimanche) Les Plateaux Sauvages, 5 Rue des Plâtrières, 75020 Paris – En tournée à Versailles, Vire, Bar-le-Duc, Bressuire, Saintes et Châtellerault. Le Théâtre Irruptionnel est associé au Moulin-du-Roc, à Niort où il a créé le spectacle, le 6 novembre 2018

Mama

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et mise en scène Ahmed El Attar – Spectacle en langue arabe, surtitré en français – Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Mama raconte, par les quatorze acteurs présents sur scène, l’histoire d’une famille de la bourgeoisie égyptienne. Un grand canapé central type copie du XVIIIème résume l’affrontement de trois générations où les petits drames ont valeur de grands scénarios. Dans une scénographie de Hussein Baydoun, l’espace est cerné de barres métalliques, symbole de piège ou bien d’enfermement.

En scène, côté cour, la grand-mère, (Mehna El Batrawy) calée dans son fauteuil et qui n’en bouge guère, rivalisant d’hostilité avec sa belle-fille, (Nanda Mohamad, présente dans les précédents spectacles d’Ahmed El Attar). Côté jardin, le grand-père (Boutros Boutros-Ghali dit Piso) calé dans le sien, son fils et ses deux enfants en mouvement de yoyo entre les deux pôles, masculin et féminin. Les tensions familiales s’expriment sur la scène entre grand-mère et belle- fille, entre hommes et femmes, entre les deux enfants, entre la famille et les serviteurs.

Du canapé où s’expriment les conflits d’une société en crise, la famille s’embourbe dans les clichés d’un monde machiste et de conflits de génération. La question posée par Ahmed El Attar sur un ton de comédie sociale touche à l’obsession misogyne qui envahit, sournoisement ou non, les rapports masculin/féminin de la société égyptienne. Il cherche à en démonter le mécanisme en montrant que les femmes, premières victimes de cette oppression masculine, en seraient aussi la source : chargées de l’éducation des enfants, elles adulent leurs fils et les aident à acquérir très tôt ce sentiment de toute-puissance, de telle manière qu’elles sont elles-mêmes signataires de la reproduction du système. Le discours d’Ahmed El Attar pourtant n’est jamais frontal il suit les méandres de la vie familiale quotidienne, comme si de rien n’était. Les séquences se succèdent de manière enlevée par des acteurs bien dirigés, petits morceaux de vie teintés d’humour et de sarcasmes, au gré de la courbe des guerres intestines et comme un Jeu des sept familles. Je demande… la grand-mère… !

Auteur, metteur en scène et opérateur culturel parfaitement francophone, Ahmed El Attar travaille au Caire et dirige le Studio Emad Eddine où il s’investit aussi dans la formation des comédiens et des acteurs culturels. A travers le Théâtre El-Falaki qu’il dirige et le Festival de théâtre indépendant, Downtown Contemporary Arts Festival D’Caf qu’il programme chaque année dans la ville, il crée, par son franc-parler, une dynamique théâtrale et des synergies auprès des jeunes artistes, et partage avec eux l’espace artistique. Dans son pays, l’Égypte, où plus de 60% de la population a moins de vingt-cinq ans et où les rapports de classe et de pouvoir se sont figés, ces bouteilles jetées à la mer, chargées de dérision, sont salutaires.

Après avoir travaillé en 2014 dans The Last Supper sur la figure du père – celui qui, dans le Monde Arabe, a le pouvoir – El Attar poursuit sa saga familiale avec la figure de la mère, première actrice d’une normalité confisquée entre les hommes et les femmes. Il pose la question de la responsabilité.

Brigitte Rémer, le 10 novembre 2018

Avec Belal Mostafa, Boutros Boutros-Ghali, Dalia Ramzi, Hadeer Moustafa, Heba Rifaat, Menha El Batrawy, Menna El Touny, Mohamed Hatem, Mona Soliman, Nanda Mohammad, Noha El Kholy, Ramsi Lehner, Seif Safwat, Teymour El Attar – Musique et vidéo Hassan Khan – Décor et costumes Hussein Baydoun – Lumière Charlie Astrom – Production Henri Jules Julien et Production Orient productions, Temple independant Theater Company

Après sa création au Festival d’Avignon 2018, la pièce a poursuivi sa route au Théâtre de Choisy-le-Roi le 9 octobre, à la MC 93 du 11 au 14 octobre, au TNB de Rennes. Site : www.festival-automne.com

Ensemble Lyaman

© Théâtre d’Ivry Antoine Vitez

Mourchid Abdillah, Mohamed Ali Chadhouli, Mohamed Saïd, chanteurs soufis des Comores – Auditorim Antonin Artaud de la Médiathèque, Ivry-sur-Seine.

La présence de trois initiés soufis issus du collectif des Nurul’Barakat est programmée dans le cadre du spectacle Obsession(s) présenté par Soeuf Elbadawi au Théâtre d’Ivry Antoine Vitez, ils sont le lien entre les tableaux. Les représentations ont pourtant commencé sans eux, faute de visas les trois artistes manquaient à l’appel « à la suite d’une crise diplomatique entre la France et Les Comores » explique Christophe Andréani, directeur du Théâtre d’Ivry Antoine Vitez dans un article Médiapart : « Le savoir-faire et la geste de ces artistes-là sont uniques, car ils ont su préserver leur tradition authentique, en refusant tout reformatage en vue de commercialisation ou de tournée mondiale. Ils ne peuvent donc absolument pas être remplaçables… » Leur arrivée fut décalée.

Dirigé par Mourchid Abdillah, le collectif a mis les bouchées doubles et a rejoint le spectacle. Il a aussi donné un récital à la Médiathèque d’Ivry en partenariat avec le Théâtre et le Conservatoire municipal de la ville qui l’a inscrit dans sa Saison musicale. Les trois chanteurs ont pris place, assis sur des troncs d’arbres. On les trouve habituellement dans un grand collectif qui fait cercle. Le rythme est donné par le souffle, une technique très particulière des Comores, il n’y a pas d’instrument de musique. Les chanteurs portent une djellaba blanche bordée de liserés or, ils sont pieds nus et coiffés d’un tarbouche.

« Le soufisme repose sur deux idées essentielles : la conviction que le Coran possède un sens caché qui complète son message apparent et la nécessité d’en faire une lecture intériorisée pour favoriser l’élévation spirituelle des musulmans » écrit Thierry Zarcone dans un ouvrage qu’il lui a consacré, les plus grands poètes du monde musulman ont une appartenance soufie

Les chanteurs ici déclinent leurs mélodies en trio, duo, ou parfois en solo. Un son circulaire en enchaîne un autre, le chant choral se décale de quelques petites notes avec reliefs et demi-tons. Accélérations, décélérations, variations, superpositions. Les chanteurs se répondent et se fondent dans les notes qui arrivent, jusqu’à l’essoufflement. Ils racontent. Harmonies, psalmodies, expressivité, nostalgie, appel. Les corps s’inclinent et se balancent, les mains sur les genoux marquent le tempo, parfois se joignent ou sont en position d‘accueil. Imploration, supplication, adresse, injonction, chacun entre dans la gestuelle à son rythme. L’un commence et appelle les autres dans l’expression de leurs solitudes intérieures. Parfois un regard furtif glisse vers l’autre. Une belle puissance, comme un chœur, comme un cri, se dégage de cette psalmodie coranique, les voix sont invocations. Puis ils se lèvent et à la fin dansent comme en un seul corps. Les mouvements sont circulaires, codifiés, ils sont impulsions, contemplation, expérience mystique, émotion esthétique.

Brigitte Rémer, le 18 novembre 2018

Vu le 17 novembre à l’Auditorim Antonin Artaud de la Médiathèque, Ivry-sur-Seine – Le spectacle Obsession(s) sera présenté du 5 au 8 décembre 2018 avec l’Ensemble Lyaman au Théâtre Studio d’Alfortville – 16 Rue Marcelin Berthelot – 94140 Alfortville – Dans le cadre des Rencontres Charles Dullin. Tél. : 01 48 84 40 53 – www.lestheatrales.com

Obsession(s)

© Théâtre d’Ivry Antoine Vitez

Texte et mise en scène Soeuf Elbadawi, Compagnie O Mcezo* – Dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin.

Soeuf Elbadawi est né à Moroni, dans l’archipel des Comores, l’une des quatre îles posées dans l’Océan Indien, il y travaille. Avec Obsession(s) il s’empare de l’Histoire. « Ce projet naît du besoin d’interroger la fabrique coloniale, loin des mémoires dites exclusives. Il y a la volonté de retrouver le chemin d’une histoire en partage, de s’affranchir du récit mutilé d’un peuple encore sous tutelle, le mien, et de contribuer à faire tomber quelques certitudes bien établies » déclare-t-il.

Par des techniques théâtrales diversifiées comme le théâtre d’objets, la musique soufie, le jeu dramatique et le conte, l’auteur-metteur en scène dénonce avec virulence la colonisation française aux Comores. Il convoque différents personnages comme le fou, le narrateur, l’artiste, dans des rencontres-tableaux mises bout à bout en un ressassement qui vise à faire émerger l’Histoire de sa part d’ombre.

Trois hommes vêtus de blanc ouvrent le spectacle, ils représentent le chœur soufi Lyaman qui n’a pu arriver à temps à Paris faute de visa, mais qui rejoindra les représentions suivantes. On débute par un rituel. Puis André Dédé Duguet, conteur martiniquais originaire de Sainte-Marie, haut lieu de la culture Bèlè, place le décor historique dans son rôle de professeur-conférencier. Son propos est mis en débat, depuis la salle, par Leïla Gaudin, comédienne et performeuse. Soeuf Elbadawi excelle dans le rôle du fou travestit en vieille femme et Francis Monty auteur, metteur en scène et manipulateur québécois, dans la traversée des océans par objets interposés. Le rendez-vous sous-marin qu’il imagine, avec un ancêtre aquatique, le coelacanthe, est une merveille.

Dans les écrits qu’il publie depuis 2003 comme dans Obsession(s), Soeuf Elbadawi questionne l’humanité. « J’essaie d’appartenir à un monde pluriel, où tous se disent d’accord pour une décolonisation des esprits et un décentrement du regard. » Son obsession de la question coloniale lui permet de construire cette aventure multiculturelle où la place du sacré reste présente. Acteur majeur de la scène artistique aux Comores et hyper actif de l’espace francophone entre les pays de l’Océan Indien, La Réunion la France, La Martinique, le Québec, la Belgique et la Suisse, Soeuf Elbadawi est à la fois auteur, metteur en scène, comédien et chanteur. Il est engagé dans plusieurs associations théâtrales et musicales et vit entre Moroni, la capitale des Comores et Paris. Ses recherches touchent à la complexité des relations Nord-Sud et la mémoire collective, elles mettent en jeu sur le plateau la pluridisciplinarité.

L’exigence du Théâtre Antoine Vitez l’accompagne, dans son ambitieuse programmation qui « fait hospitalité à toutes formes d’expressions sensibles, savantes et populaires, qui témoignent de la diversité culturelle à l’œuvre dans une société joyeusement cosmopolite ». Des débats autour de la situation aux Comores réunissent parallèlement journalistes et anthropologues. Les chanteurs soufis de l’Ensemble Lyaman, à bon port, donneront un concert vendredi 16 novembre à midi, à la Bibliothèque Antonin Artaud d’Ivry-sur-Seine, dans le cadre de la Saison Musicale du Conservatoire municipal de la ville.

La parole de Soeuf Elbadawi rare et forte, appelle l’attention sur son archipel, les Comores, dont il écrit sa part d’Histoire. La théâtralisation qu’il en fait porte sa voix d’une manière directe, documentaire, poétique, drôle et cinglante, en dialogue avec l’équipe artistique constituée autour de lui dans la diversité des disciplines.  Sa puissance est salutaire.

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2018

Avec André Dédé Duguet, Leïla Gaudin, Francis Monty, Soeuf Elbadawi ; avec Mourchid Abdillah, Mohamed Saïd, Chadhouli Mohamed, du chœur Soufi Lyaman – conception théâtre d’objets et manipulation Francis Monty en complicité avec Julie Vallée-Léger et pour la fabrication Chann Delisle – scénographie Margot Clavières et Julie Vallée Léger – régie générale, lumières Matthieu Bassahon.

Théâtre d’Ivry Antoine Vitez les 8, 9, 12, 15 et 16 novembre à 20h, en coproduction avec Le Tarmac et le Théâtre Studio d’Alfortville, 1 rue Simon Dereure 94200 Ivry-Sur-Seine, métro : Mairie d’Ivry – Tél. : 01 46 70 21 55 theatredivryantoinevitez.ivry94.fr – En tournée : Théâtre Studio d’Alfortville du 5 au 8 décembre 2018, au Tarmac, du 3 au 5 avril 2019 –  D’autres dates sont à préciser.

 

Scala

© Géraldine Aresteanu

Conception, mise en scène et scénographie Yoann Bourgeois –  à La Scala / Paris.

L’ai-je bien descendu ? L’escalier central du dispositif imaginé par Yoann Bourgeois, pour sa troupe a marqué la réouverture de la salle parisienne, Scala, à la programmation ouverte et éclectique et qui a inspiré le metteur en scène pour le titre de son spectacle.

Célèbre café-concert au début du XXe siècle, cinéma reconstruit à l’italienne après sa destruction dans l’entre-deux guerres à la manière du modèle milanais, temple du porno dans les années soixante-dix, la Scala est aujourd’hui « théâtre d’art privé d’intérêt public » à l’initiative de Mélanie et Frédéric Biessy.

Acrobate, jongleur et danseur, Yoann Bourgeois a mis en scène et en espace depuis 2010 une douzaine de spectacles comme Cavale et Les Fugues, Celui qui tombe ou Les Passants. Il co-dirige avec Rachid Ouramdane le Centre chorégraphique national de Grenoble, une première pour un artiste de cirque. Il présente aujourd’hui Scala avec sept danseurs-acrobates et fait tourner son poétique manège sur le déséquilibre, la chute, la suspension, l’illusion et la disparition avec une grande vitalité et virtuosité. Le grand escalier s’inscrit dans une scénographie pleine de cachettes, de toboggans et trampolines. Une histoire envolée se construit. Cela commence par des trous dans lesquels les danseurs-acrobates disparaissent un à un, où les cadres tombent et les portes grincent, où se démultiplient les personnages comme autant de sosies – quatre hommes en jeans et chemises à carreaux, deux femmes en shorts et tee-shirts – où les chaises sont truquées, où les meubles s’écroulent et se redressent. Mirage, génie du mirage… Yoann Bourgeois dit s’être inspiré des wakouwas, ces petits animaux de bois qui, d’un petit coup de poussoir se désarticulent, gisent et se relèvent.

Il se joue mille et une aventures sur le plateau de la Scala où les corps roulent comme l’eau en cascades descendant l’escalier, où se désynchronisent et se désarticulent de singuliers duos et trios, où de subtils mouvements collectifs, nous conduisent petit à petit dans le monde des morts-vivants. Un environnement animal rampant, des mouvements incessants et lancinants qui font penser aux travailleurs d’une mine d’or repartant inlassablement à l’assaut de leur montagne, ou à l’univers de la cave musicale et solidaire du Roi et l’Oiseau. Les lits sont truqués, la bande son joue entre le grésillement des criquets et les bruits d’usine, elle nourrit l’imagination. Hommes et femmes s’abattent comme des aigles et sont catapultés jusqu’au ciel. Ils sont virtuoses dans leur art.

Le spectacle débute dans l’insouciance du burlesque et la légèreté, puis la tension monte et l’horizon se charge. La construction dramaturgique nous conduit au gris- bleu nuit du trouble profond. C’est talentueux et magnifique, c’est inscrit dans le lieu, c’est la gravité même, tête en bas.

 Brigitte Rémer, le 3 novembre 2018

Avec : Mehdi Baki, Valérie Doucet, Damien Droin, Nicolas Fayol, Emilien Janneteau, Florence Peyrard, Lucas Struna – lumières Jérémie Cusenier – costumes Sigolène Petey – son Antoine Garry – conception et réalisation de machineries Yves Bouche – conseil scénographique Bénédicte Jolys – collaboration artistique Yurie Tsugawa.

La Scala/Paris, 13 bd de Strasbourg, 75010. Paris. Métro : Strasbourg-Saint-Denis. Jusqu’au 24 octobre 2018, puis en tournée – Tél. : 01 40 03 44 30 – www.lascala-paris.com – www.ccn2.fr

« Les Mystiques », ou comment j’ai perdu mon ordinateur entre Niort et Poitiers

© Baptiste Muzard

Texte et mise en scène Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre – Création du Théâtre Irruptionnel au Moulin du Roc-Scène Nationale, à Niort, mardi 6 et mercredi 7 novembre, aux Plateaux Sauvages à Paris du 19 au 30 novembre 2018.

Dans un train, « Lui » perd son ordinateur dans lequel se trouvait l’ébauche et toutes les notes d’un projet à venir : « Les Mystiques ». Il nous raconte l’année qu’il vient de traverser, des prémices de ses recherches jusqu’à la perte, finalement libératrice, de son ordinateur. « Lui » entreprend alors un parcours initiatique sur l’entreprise d’écrire et plus largement sur celle de vivre.

D’après les Notes de l’auteur, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, la pièce prend la forme d’une enquête sur les traces des mystiques, que « Lui » entreprend pour tenter de se rapprocher d’une demi-sœur qu’il connaît peu. Au fur et à mesure, « Lui » se libère de sa volonté de définitions claires et de réponses précises à ce qu’il croyait être sa question première : qu’est-ce qu’un mystique ?

Écrasé par la masse d’informations qui s’impose à lui dès lors qu’il commence ses recherches, confronté à la difficulté d’écrire de manière personnelle sur le sujet, « Lui » décide de s’isoler en quittant Paris.
Au cours de son voyage, « Lui » quitte la ville où il habite et s’éloigne par étapes de son quotidien jusqu’à une marche solitaire qui le mène au désert. Lors de son road-trip, il traverse les grandes stations qui jalonnent un cheminement mystique : Révélation, Dépouillement, Élévation.

C’est d’abord la Révélation des questions fondamentales liées à l’origine de toute mystique : Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Questions qui le hantent au point de le pousser à s’engager dans une quête qui le mènera beaucoup plus loin qu’il ne l’aurait imaginé au départ.
C’est ensuite le Dépouillement au cours duquel « Lui » quitte son quotidien, sa famille, ses amis, pour entamer un face-à-face avec lui-même dans une errance assumée loin des réponses toutes faites. C’est enfin l’Élévation, quand « Lui » prend conscience que toute quête est vaine mais que l’échec intrinsèque à toute tentative est ce qui nous pousse à aller plus loin dans la recherche : c’est raté, on peut commencer !

Au-delà d’une pièce qui tenterait de définir ce que sont les mystiques, Les Mystiques porte sur l’entreprise d’écrire et plus largement sur l’entreprise de vivre. C’est le parcours d’un homme tentant d’aller au bout de lui-même et qui abandonne pour cela tout désir de projet, de réussite ou de reconnaissance, sentiments qui gouvernent tellement nos vies. Accepter que c’est raté, non comme un échec mais comme le début d’une possibilité créatrice, c’est finalement la leçon que « Lui » tire de son parcours initiatique.

A voir et à entendre ! Une écriture qui se joue des codes, une pièce qui s’écrit au présent, un sujet abordé avec légèreté et humour, une construction rythmée et cinématographique, un spectacle porté à la scène par le Théâtre Irruptionnel fondé en 2003 par Lisa Pajon et Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre à leur sortie du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris. 27 personnages, 6 comédiens, dans une esthétique mêlant prosaïque et sacré !

En avant-première, le 30 octobre 2018

Avec Mathieu Genet,
 Bruno Gouery,
 Mireille Herbstmeyer, Flore Lefebvre des Noëttes, 
Lisa Pajon en alternance avec Florence Fauquet, Makita Samba – Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs, avec la participation d’Éric Tillette de Clermont-Tonnerre, dramaturgie Sarah Oppenheim – Administration, production Mathieu Hilléreau, Les Indépendances, tél. : 01 43 38 23 71  E-mail : production@lesindependances.com – Site : lesindependances.com

Mardi 6 novembre à 20h30, mercredi 7 novembre à 19h, Moulin du Roc-Scène Nationale/Niort, 9 Boulevard Main, 79000 Niort – 13 novembre 2018, Le Préau, CDN de Normandie-Vire – Lundi 19 au vendredi 30 novembre 2018, à 20h (sauf samedi et dimanche) Les Plateaux Sauvages, 5 Rue des Plâtrières, 75020 Paris –  6 décembre 2018, ACB Scène Nationale de Bar-Le-Duc – 11 et 12 décembre 2018, Théâtre Montansier à Versailles – 20 décembre 2018, Scènes de Territoire de Bressuire – 29 janvier 2019, Le Gallia Théâtre Cinéma de Saintes – 31 janvier 2019 – 3T Scène conventionnée de Châtellerault – Le Théâtre Irruptionnel est associé au Moulin-du-Roc, à Niort.

 

Jaz

© Clara Pauthier

Texte Koffi Kwahulé – Adaptation et mise en scène Alexandre Zef, musique Mister Jazz Band, Compagnie La Camara Oscura – au Théâtre de la Cité Internationale.

La langue de Koffi Kwahulé s’écrit comme un poème, puissante et crue, douce et musicale. L’écrivain franco-ivoirien vit en France depuis longtemps : « Mon outil de travail c’est la langue française, et que je le veuille ou non, j’entretiens avec cette langue des relations conflictuelles, à cause de mon histoire. Un jour on m’a dit : Tu parles français. Comment, dans mon travail, dépasser ce conflit ? Pour ne pas subir cette langue, il faut que je la fasse sonner autrement. D’où la nécessité d’avoir avec elle une autre relation, une relation musicale. C’est une façon de me l’approprier. Je suis donc dans une situation de transcendance, de dépasser ce qui m’a été imposé» disait-il à Gilles Mouëllic, en 2000, dans Jazz Magazine.

Et avec Jaz, monologue écrit en 1998, la langue est rude. L’histoire d’une jeune femme nommée Jaz est le fil conducteur de ce Golgotha. Cela commence par une histoire de pauvreté dans un immeuble sans entretien et qui se délabre, où il n’y a plus même de toilettes, l’obligeant à descendre dans les sanisettes de la Place Bleu-de-Chine, « une sorte de no man’s land au milieu de la Cité étiquetage uniforme et lisible
de tous les noms sur les boîtes 
en utilisant les caractères le maire et la police et ceux qui tiennent les comptes du livre des morts chacun attend que tout pourrisse et s’écroule de lui-même » écrit l’auteur. Sur la Place Bleu-de-Chine un homme l’observe, la piste, la pousse à l’intérieur et s’enferme avec elle. « Il ne disait rien. Il ne faisait que regarder Jaz pendant qu’entre ses jambes ses doigts pétrissaient le désir… Assise sur la cuvette elle s’est bouché le nez, elle a fermé les yeux, elle a fait taire ses oreilles. » Jaz ne parle pratiquement pas, son amie parle pour elle : « Mon amie.
Je ne suis pas ici pour parler de moi mais de Jaz … Jaz ne possède rien, ne s’accroche à rien » dit-t-elle à plusieurs reprises.

Le spectacle débute d’une manière scintillante. Au centre de la scène, une cage que dessine la lumière et un sol noir, glacé et aseptisé donnent la précision clinique du récit (scénographie et création lumière de Benjamin Gabrié). Est-ce Jaz la diva qui chante et swingue avec ce côté chaloupé, accompagnée de quatre musiciens qui l’entourent, en fond de scène – guitare et basse côté jardin, saxophone et batterie côté cour – ? Est-ce Jaz, noire, belle et sensuelle, avec cette expression du jazz et du blues qui s’entrelace à la rythmique des mots et de la représentation ? La métamorphose du personnage, au second tableau où elle se présente crâne rasé, jetant sa perruque et le paraître, pour entrer dans la tragédie et sa vérité, est saisissante. Elle se glisse dans le costume de la narratrice et fait le récit de l’anéantissement de Jaz, de son naufrage car elle est aussi Jaz par instants, et elle est encore l’homme en play-back, son violeur, lnquisiteur au regard de Christ, telle qu’elle le décrit.

C’est une grande actrice qui porte le rôle, Ludmilla Dabo, aussi belle dans les strass quand elle chante, au début du spectacle – et elle chante blues et jazz magnifiquement – que dans la misère du clair-obscur de son récit. La force qu’elle dégage dans le dépouillement de soi est une belle leçon de théâtre et de vie. Formée au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris elle a joué dans de nombreuses pièces et côtoyé les textes de Koffi Kwahulé, notamment Misterioso-119 qu’elle a mis en scène. L’errance qu’elle conte ici, guidée par la mise en scène d’Alexandre Zeff parle de violence et de viol, de résilience et de reconstruction.

Diplômé du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, Alexandre Zeff a fondé sa compagnie, La Camara Oscura, en 2006 et connaît lui aussi l’univers de Koffi Kwahulé dont il a mis en scène Big Shoot. Il a réalisé des courts-métrages, et monté au théâtre entre autres Harold Pinter et Lars Noren. La dimension esthétique et onirique qu’il transmet ici donne toute sa dimension au texte, auquel répondent en écho les musiciens. Jaz est un monologue-solo rythmé par les instruments. Entre Jaz et jazz il n’y a qu’un z de différence.

« J’écris sur le frottement de tous ces mondes qui se côtoient. Je me considère comme un citoyen français mais comme un dramaturge ivoirien. Ce que j’écris ressemble beaucoup plus à ce qui se fait en Occident, mais lorsque je suis arrivé en France, j’étais déjà adulte. Mon imaginaire était déjà formé. Pour moi, c’est l’imaginaire ivoirien qui se déplace ailleurs » dit Koffi Kwahulé également essayiste, comédien et metteur en scène qui témoigne par la peau de la violence de l’histoire noire, avec radicalité et musicalité. L’auteur a reçu le Prix Edouard Glissant 2013 pour l’ensemble de son œuvre, riche d’une trentaine de pièces de théâtre qui enrichissent la dramaturgie africaine et de deux romans dont l’un, Babyface, a reçu en 2006 le Prix Ahmadou Kourouma. Son écriture polyphonique et métissée puise dans les origines du jazz : « Je me considère sincèrement comme un jazzman. C’est mon rêve absolu » dit-il. « Une note puis une autre note puis encore une autre note, la même comme on frappe à la porte une myriade de notes la même se frottant les unes contre les autres comme pour se tenir chaud… » écrit-il.

Dans la partition musicale du Mister Jazz Band présent sur scène, qui montre le danger, répète les motifs, menace et provoque le vertige, revient l’exergue inscrite au fronton de Jaz par les mots de Dizzy Gillespy : « Qu’on fasse beaucoup ou peu de notes n’a pas d’importance, il faut simplement que chacune de ces notes ait un sens. »

Brigitte Rémer, le 20 octobre 2018

Avec 
Ludmilla Dabo – Mister Jazz Band : Franck Perrolle (guitare), Gilles Normand (basse), Louis Jeffroy (batterie), Arthur Des Ligneris (saxophone). Scénographie, création lumière Benjamin Gabrié – création sonore 
Antoine Cadou, Gilles Normand 
- composition musicale Franck Perrolle, Gilles Normand – arrangements 
Le Mister Jazz Band – régisseur son Guillaune Callier – costumes Claudia Dimier, Laure Mahéo, Isabelle Beaudouin – maquillage, coiffure 
Sylvie Cailler.

Théâtre de la Cité internationale – 17, bd Jourdan 75014 Paris – Tél. : 01 43 13 50 50 – www.theatredelacite.com  – La Camara Oscura : contact.lacamaraoscura@yahoo.fr – Autour de la représentation, le Laboratoire SeFeA de l’Institut de Recherche en Études Théâtrales de L’Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle (Sylvie Chalaye) a organisé un cycle de rencontres –  Jaz en tournée le 18 novembre 2018 aux Théâtrales Charles Dullin (Orly, Val-de-Marne) – les 3 et 4 avril 2019, au Théâtre national de Strasbourg, L’autre saison.

Le Jeu de l’amour et du hasard

© Vincent Arbelet

Texte de Marivaux, mise en scène de Benoît Lambert/Théâtre Dijon Bourgogne, au Théâtre de l’Aquarium-La Cartoucherie.

L’espace scénique révèle, face au spectateur, toute sa profondeur et présente, côté cour, une sorte de cabinet de curiosité avec animaux empaillés, tables anciennes et flacons, côté jardin une nature en relief des arbres en son sommet, une frondaison et des bosquets, raccord avec la nature du XVIIIème. Particulièrement réussi, ce bel espace porte le spectacle comme un personnage principal et permet à l’action de se dérouler à l’intérieur comme à l’extérieur (scénographie et lumière Antoine Franchet). Un long échange entre Silvia (Edith Mailaender) et sa servante Lisette (Rosalie Comby), ouvre la pièce, sur le thème du mariage arrangé : « Monsieur votre père me demande si vous êtes bien aise qu’il vous marie, si vous en avez quelque joie ; moi je lui réponds qu’oui ; cela va tout de suite ; et il n’y a peut-être que vous de fille au monde, pour qui ce oui-là ne soit pas vrai, le non n’est pas naturel » dit Lisette à sa maîtresse, Silvia. « Le non n’est pas naturel ; quelle sotte naïveté ! Le mariage aurait donc de grands charmes pour vous ? » répond Silvia.

Cette comédie en trois actes de Marivaux, écrite en 1730 et représentée une quinzaine de fois du vivant de l’auteur par des comédiens italiens, joue sur le travestissement et un chassé-croisé amoureux. Pour déjouer le plan d’Orgon son père (Robert Angebaud) qui complote habilement pour la marier, en compagnie de Mario son fils et frère de Silvia (Étienne Grebot), cette dernière se métamorphose en servante tandis que de servante, Lisette travestie devient la maîtresse. En jeu symétrique, le promis, Dorante (Antoine Vincenot), pour mieux observer sa future fiancée, prend la place d’Arlequin, son serviteur et Arlequin (Malo Martin) se transforme en Dorante. La pièce ne repose que sur les quiproquos qui s’ensuivent, dans ce double jeu de masques inversant les rapports maîtres-valets qui floutent la lisibilité des sentiments et leurs destinataires.

La pièce est légère et pétulante, sans grand problèmes métaphysiques ni profondeur. Le dénouement reste dans les codes classiques de la bienséance et le respect des castes sociales : le serviteur épousera la servante ; Silvia et Dorante – l’aristocrate dont elle est amoureuse – s’épouseront. Des scènes enlevées et ombrageuses, le passage du rire aux larmes, l’autorité paternelle indulgente et sur-jouée, la tentation de transgression, sont les ingrédients de ce plat d’été gentiment assaisonné.

Benoît Lambert, directeur du Théâtre Dijon Bourgogne-centre dramatique national, se plaît à explorer les classiques et met en scène la pièce. Dans le cadre du dispositif d’insertion professionnelle pour les jeunes acteurs issus des écoles supérieures d’art dramatique qu’il a mis en place en 2014, il a opté l’année dernière pour Marivaux et Le Jeu de l’amour et du hasard – scolairement bien connu – leur offrant un tremplin, en leur début de parcours professionnel et leurs premiers grands rôles. Défi relevé. Le thème du mariage arrangé dans la pièce n’est qu’un marivaudage et peu d’inquiétude accompagne le traitement du sujet où les jeux se font relativement à l’avance et mènent à un happy end.

Brigitte Rémer, le 14 octobre 2018

Avec : Robert Angebaud, Monsieur Orgon, père de Silvia – Rosalie Comby, Lisette, femme de chambre de Silvia, travestie en Silvia – Étienne Grebot, Mario, frère de Silvia – Edith Mailaender, Silvia, fille d’Orgon, travestie en Lisette – Malo Martin, Arlequin, valet de Dorante, travesti en Dorante – Antoine Vincenot, Dorante, maître d’Arlequin travesti en Bourguignon, valet. Assistant mise en scène Raphaël Patout – scénographie et lumière Antoine Franchet – son Jean-Marc Bezou – costumes Violaine L. Chartier –  coiffures et maquillage Marion Bidaud – régie générale, son et vidéo Jean-Marc Bezou – régie lumières Hugues Herbet – régie plateau Eric Den Hartog – habilleuse Anne Le Turcq – spectacle créé le 3 octobre au Théâtre Dijon Bourgogne-CDN.

Du 26 septembre au 21 octobre 2018, au Théâtre de l’Aquarium-La Cartoucherie. 75012 – Tél. : 01 43 74 99 61 site : www. theatredelaquarium.com – En tournée dans de nombreuses villes de France, voir : www. tdb-cdn.com

Atelier

© Jorn Heijdenrijk

Spectacle des collectifs tg STAN, de Koe et Maatschappij Discordia – de et avec Matthias De Koning, Damiaan De Schrijver, Peter Van den Eede – au Théâtre de la Bastille, en co-réalisation avec le Festival d’Automne à Paris.

Les spectateurs s’installent de chaque côté de l’espace scénique, espace bricolé de type entrepôt où sont entassées de hautes piles de caisses bleues en plastique. Un vieux tapis, un seau, traînent par-là, des étagères pleines de bimbeloterie semblent couvertes de poussière. Les trois acteurs vont et viennent dans ce no man’s land et attendent, une passerelle de bric et de broc suspendue au-dessus de leurs têtes.

Pendant le premier quart d’heure, ils s’attachent à faire disparaitre les caisses et construisent, planche après planche et sur plusieurs couches entrecroisées, un sol qui restera accidenté et étouffe la lumière des néons posés au sol. La soirée est muette et les acteurs se dépassent en inventivité appliquée, avec bonhommie, construisant l’absurde en une succession de gags et d’objets : du tuyau de poêle au rabot, du rouleau de nappe en papier au transistor-violon, des tréteaux aux sabots. Ils créent des espaces, dessinent une porte puis la découpent, repeignent un mur de plastique, passent des obstacles, se peinturlurent le crâne, enduisent de colle le papier peint, déballent leurs chemises, passent leurs chemises, salissent leurs chemises, s’installent dans des fauteuils et préparent le thé de cinq heures. L’air de pince-sans-rire chacun s’occupationne et se crée des accidents de parcours. Bricoleurs du dimanche ils détruisent autant qu’ils construisent, pastichent le théâtre shakespearien et la mise à mort au Golgotha, surprennent, avec l’image finale du retournement des morts. Il y a un humour corrosif, de l’arrogance et du burlesque, pourtant le propos flotte. On fait collection d’instants dont les premiers effacent les suivants, et les acteurs ne sont ni Groucho Marx ni Chaplin, ni Keaton ni Grock.

Trois collectifs se sont fédérés pour cette polyproduction : les compagnies tg STAN et de KOE venant d’Anvers, le collectif néerlandais Maatschappij Discordia, Le programme parle de fabrique de théâtre et origine du geste créateur. Le geste semble pourtant venir de la protohistoire et de l’ante-diluvien. Le collectif pose ses questions : « Les créateurs de théâtre disposent- ils d’un atelier – tout comme les sculpteurs et les peintres – et, si oui, à quoi ressemble-t-il ? Qu’y font-ils comme travail, où, comment, quand et pourquoi travaillent-ils ? Est-ce du travail ? » Du radeau dont ils parlent ne reste que la méduse des mangroves catégories scyphoméduses aux formes opaques et massives, assimilée dans la mythologie grecque aux monstres. Mais en croisant leur regard le spectateur n’est pas même changé en pierre. Et poussé par les vents, il repart.

Brigitte Rémer le 13 octobre 2018

De et avec Matthias de Koning, Damiaan De Schrijver et Peter Van den Eede – costumes Elisabeth Michiels – technique Pol Geussens Bram De Vreese Tim Wouters – www.stan.be www.discordia.nl – En tournée : 14 au 17 avril 2019, Comédie de Genève.

Du 1er au 12 octobre 2018 à 20h, dimanche à 17h, relâche le jeudi 4 et le mardi 9 octobre – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette 75011- Métro Bastille – Tél :  01 43 57 42 14 –  Site www.theatre-bastille.com et www.stan.be/deroovers.bewww.dekoe.be

Le Cri du Caire

© Nabil Boutros

Concert : textes, chant, musique, Abdullah Miniawy composition musicale, saxophone, clarinette, Peter Corser – violoncelle, guitare électroacoustique, Karsten Hochapfel – avec Yom à la clarinette. Au Théâtre 71 de Malakoff et en tournée.

Après un vif succès remporté à Paris, au printemps, lors du festival La Voix est Libre – dont nous avons rendu compte dans Ubiquité-Cultures le 10 juin – puis au Festival d’Avignon l’été dernier, Abdullah Miniawy poursuit sa tournée en France, entouré de ses deux brillants musiciens : Peter Corser au saxophone et à la clarinette, Karsten Hochapfel au violoncelle et à la guitare. A leurs côtés, entré discrètement sur scène à mi-spectacle, l’extraordinaire Yom et sa clarinette engage un dialogue avec le trio, joue certains morceaux en solo puis reprend en écho sa conversation musicale, avec une grande virtuosité et profondeur.

Écrivain, chanteur et compositeur, Abdullah Miniawy est originaire du Fayoum, ville oasis de Moyenne Égypte à une centaine de kilomètres au sud du Caire. Il défend la liberté d’expression et la “slame” haut et fort. Il s’engage, par ses textes, contre l’injustice et l’oppression. Par son chant, puissant et habité, il remplit son rôle de passeur dans la circulation des idées. « Mes poésies sont le miroir de ce que je vis » dit-il. Abdullah Miniawy a chanté pour la première fois en public peu après les manifestations de janvier 2011, sur la scène montée par la librairie El-Shorouk, place Talaat Harb au Caire, à deux pas de la Place Tahrir. Il a ensuite créé un groupe et joué dans des lieux très divers. La solidarité d’autres musiciens égyptiens comme Mahmoud Refaat et sa maison de production 100Copies, comme Ahmed Saleh compositeur électro avec qui il s’est produit, lui a permis d’avancer et de lancer son message poétique.

Les chants sont en arabe littéraire, métaphoriques et denses, dits, chantés et psalmodiés, ils ne sont pas traduits lors du récital mais l’engagement d’Abdullah Miniawy et ses prises de position sont lus en français, en introduction à la soirée. Il évoque notamment Giulio Regeni, étudiant italien faisant des recherches sur les syndicats ouvriers indépendants au Caire, enlevé puis retrouvé mort et torturé, en 2016. Sa démarche s’inscrit comme acte de résistance et sa musique rock, jazz et électro-chaâbi, entre dans la rythmique soufie. Sa voix est claire et expressive, et dans la déclinaison de leurs instruments Peter Corser et Karsten Hochapfel lui répondent avec intensité. Le souffle de Yom et la virtuosité de ses doigts apportent au paysage musical d’autres teintes encore. Certains soir le clarinettiste cède la place au trompettiste Erik Truffaz dans cette même idée du dialogue instrumental.

« J’ai passé mes dix-huit premières années en Arabie Saoudite, scolarisé à domicile, sans beaucoup d’espaces de liberté. J’ai commencé très tôt à écrire de la poésie… La vision politique, la liberté d’amour, de pensée et de foi des grands philosophes soufis m’ont beaucoup inspiré » dit Abdullah Miniawy lors d’un entretien *. Une soirée dense, inspirée et inspirante.

Brigitte Rémer, le 8 octobre 2018

Vu le 5 octobre 2018, au Théâtre 71 de Malakoff, 3 Place du 11 novembre – Site : www.theatre 71.com

* Entretien avec Malika Baaziz, traduit par Nabil Boutros – musique Abdullah Miniawy, Peter Corser – son Anne Laurin – collaboration artistique Blaise Merlin. En tournée – 11 janvier 2019 : Bonlieu/scène nationale d’Annecy* – 31 janvier 2019 : Maison de la Culture de Bourges*
- 2 février 2019 : Maison de la Musique de Nanterre* – 16 mars 2019 : La Ferme du Buisson/scène nationale, Noisiel* – 5 avril 2019 : Jazz à Millau*
- 16 avril 2019 : Grenoble – les Détours de Babel
- Novembre 2019 : Le Grand T, Nantes*  (*avec Érik Truffaz).

The Idiot

© Abe Akihito

De et avec Saburo Teshigawara et Rihoko Sato, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris et de  Japonismes 2018, à Chaillot/Théâtre National de la Danse.

A la base de l’inspiration pour cette pièce dansée intitulée The Idiot, le roman de Dostoïevski, dans un lointain arrière-plan. Nous ne sommes pas dans la vision du tableau du peintre Hans Holbein le Jeune qui avait tant ému l’auteur russe, Saburo Teshigawara chorégraphe et danseur, créateur lumières et costumes, concepteur du montage musical, donne son interprétation du prince Mychkine. Il est accompagné de la danseuse Rihoko Sato dans le personnage de Nastassia Filippovna, sa fiancée. Seuls liens visibles au texte, les crises d’épilepsie du Prince ainsi que la mort de Nastassia, dans le roman, assassinée par Rogojine. « Je savais qu’il était impossible de créer une chorégraphie tirée d’un tel roman, mais cette impossibilité a été la clef pour approcher et créer quelque chose de complètement neuf. Une danse qui existe seulement dans l’instant présent » dit le chorégraphe.

Dans la vision très personnelle du chorégraphe, tout est danse, mouvement, grâce et maîtrise. Il crée le trouble dès le début du spectacle dans un travail plasticien, accrochant sur écran en fond de scène, un astre blafard mi-lune, mi-soleil au coucher. La lumière qu’il compose vacille pendant toute la pièce, comme l’esprit du Prince et les duos succèdent aux solos, créant l’ambigüité du double. Troublant cette belle harmonie à un moment donné et comme un cauchemar du Prince, une silhouette au masque de rat traverse subrepticement le plateau.

Le travail du corps et la gestuelle chez Saburo Teshigawara sont éblouissants, ses mains sont volubiles comme des papillons, il sculpte l’air et décline tous les registres, de la danse au butō, de l’esquisse au mimodrame. Rihoko Sato, sa complice depuis plus d’une vingtaine d’années, apparaît et disparaît dans un tourbillon de la vie, vêtue de robes noires de toute beauté, voile, satin et coton ajusté, qu’il a réalisées. Rihoko Sato dégage une grâce dans ses déplacements arabesques, ses bras ondulent et cisèlent l’espace. Tous deux forment une sorte de Janus, jouent des équilibres et dialoguent avec sensibilité. « Nous sommes comme deux miroirs qui se renvoient la lumière » dit-il en parlant de leur collaboration. Et « chaque mouvement a sa raison d’être » ajoute le chorégraphe.

Peintre et sculpteur, Saburo Teshigawara a fondé sa compagnie, Karas – qui signifie Corbeau –  en 1985 et s’inscrit dans le mouvement de la danse contemporaine de manière forte et singulière. Sa danse est incandescente et hypnotique même si l’assemblage des musiques enregistrées faisant alterner voix, musique classique et rythmes contemporains manque ici de couleur et sature, malgré la valse n°2 de Chostakovitch. Ses œuvres précédentes, Flexible Silence avec l’Ensemble Intercontemporain, Glass Tooth ou Miroku, témoignaient déjà de sa créativité. Le Festival d’Automne l’invite cette année et Chaillot-Théâtre National de la Danse l’accueille, dans le cadre de Japonismes 2018. Saburo Teshigawara a créé plusieurs pièces pour le Nederlands Dans Theater, le Ballet de l’Opéra de Paris, le Ballet de Frankfurt à l’invitation de William Forsythe et bien d’autres. Il nous introduit ici dans son Empire des signes, chargé de signifiants à décoder, notamment dans son rapport à Dostoievski.

Brigitte Rémer, le 6 octobre 2018

Avec Saburo Teshigawara et Rihoko Sato – direction, lumières, costumes, collage musical, Saburo Teshigawara – collaboration artistique Rihoko Sato – coordination technique, assistant lumières Sergio Pessanha – assistant lumières Hiroki Shimizu – habilleuse Mie Kawamura.

Du 27 septembre au 5 octobre 2018, à Chaillot/Théâtre National de la Danse, 1 place du Trocadéro. 75116 Paris – Tél. : 01 53 65 30 00 – www.theatre-chaillot.fr