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Les 5es Hurlants

© photos Georges Ridel

Conception et mise en scène Raphaëlle Boitel, Compagnie L’Oublié(e) avec le soutien de l’Académie Fratellini – au théâtre La Scala/Paris.

 Un projecteur guide le regard du spectateur comme un falot montre le chemin. Sur le plateau un enchevêtrement de cordages, de perches et d’agrès du sol au plafond, compose la scénographie. Cinq jeunes artistes de cirque signent l’identité de leur personnage par un geste répété et obsessionnel qui le symbolise, et qui revient à plusieurs moments du spectacle. Originaires de différents pays, ils se sont rencontrés à l’Académie Fratellini où ils ont acquis leurs lettres de noblesse et construisent des univers, entre équilibre et déséquilibre. Leur fil conducteur tourne autour de la chute, du doute, du ratage, de la persévérance. Comme un tour de magie dans leur corps à corps avec l’agrès – cerceau, danse/acrobatie, fil, jonglage et sangles – ils construisent une histoire, chacun à sa manière, dans un souffle collectif finement chorégraphié.

Diplômée de l’École des arts du cirque Annie Fratellini, Raphaëlle Boitel qui signe ce spectacle, créé en 2015, a entre autres travaillé sous la direction de James Thierrée, Aurélien Bory et Marc Lainé. Elle fait référence à un proverbe japonais qui sert de manifeste à ces 5es Hurlants : « 7 fois à terre, 8 fois debout. » C’est dire la ténacité qu’il faut aux artistes de cirque, exposés et mis en danger de tous les instants dans leurs figures extra-ordinaires. Cette référence au 50es Hurlants, dans une région de l’Océan Austral tant redoutée des marins qui doivent affronter les vents les plus violents et les creux de vagues les plus forts, est un symbole fort.

Ensemble, les artistes créent ici un univers poétique, burlesque et virtuose, comme si, des coulisses ou en répétition le spectateur avait accès à l’envers du décor : le funambule tremble et rate, persévère et dérape, ou fait semblant, toujours il se rattrape (Loïc Leviel) ; le jongleur laisse échapper les balles et rêveur, les regarde s’envoler (Alejandro Escobedo) ; on frissonne avec l’homme aux sangles, d’une grande précision (Salvo Cappello) ; la femme au cerceau fait corps avec l’agrès, avec beaucoup d’aisance (Julieta Salz)  ; la danseuse acrobate glisse, tombe, se relève, re-tombe et crée un univers entre tragique et comique, puis s’envole dans les airs en une chorégraphie subtile et risquée, véritable étoile du berger (Clara Henry). Chacun dessine son personnage, plein de sensibilité et de grâce, plein de persévérance et de recommencements, comme une métaphore de la vie et de leur vie artistique, dans une atmosphère de film muet et un clair-obscur théâtral.

Ces 5es Hurlants montrent un bel équilibre entre un savoir-faire individuel, chacun dans sa technicité et selon sa personnalité et un savoir-être collectif dans la complicité et la solidarité, la sève même des artistes circassiens. C’est un spectacle plein d’imagination et de poésie, d’une précision horlogère et rempli de gaieté, qui joue sur les éternels recommencements. Ensemble ils construisent une dramaturgie du burlesque, entrent dans la musique avec un superbe sens du rythme, autant que dans le silence. Le plaisir et l’émotion sont au rendez-vous.

Brigitte Rémer, le 8 juillet 2019

Avec : Tristan Baudoin, Salvo Cappello (sangles), Alejandro Escobedo (jonglage), Clara Henry (danse-acrobatie), Loïc Leviel (fil de fer), Yang Mamath, Julieta Salz (cerceau) – collaboration artistique, scénographie et lumière Tristan Baudoin –  musique originale et régie son Arthur Bison – régie plateau Nicolas Lourdelle, Yang Mamath – constructions Silvère Boitel – aide à la création son et lumière Stéphane Ley – costumes Lilou Hérin.

Du 4 au 21 juillet 2019, du mardi au samedi à 20h30, les mercredis et dimanches à 15h – à La Scala/Paris, 13 boulevard de Strasbourg. 75010 – métro Strasbourg Saint-Denis – Tél. : 01 40 03 44 30 – Site : www.lascala-paris.com – En tournée : 6 octobre 2019, Les Bords de Scènes, Espace culturel Alain Poher, Ablon-sur-Seine (94) – 20 et 21 décembre 2019, Maison de la musique, scène conventionnée, Nanterre (92) – 7, 8, 9 avril 2020, Les 2 scènes, Scène nationale de Besançon (25) – 25 avril 2020, Eurythmie, Montauban (82) – Tournée aux États-Unis du 28 mai au 14 juin 2020, premières/The New 42nd Street et The New Victory Theatre, New York.

 

Bon voyage, Bob

© Mats Backer

Texte, mise en scène et chorégraphie de Alan Lucien Øyen avec le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, à Chaillot/Théâtre national de la Danse, dans le cadre de la programmation hors-les-murs du Théâtre de la Ville.

Et si l’on parlait d’abord d’elle, Pina Bausch, l’absente, née en 1940, disparue en 2008 ? Elle qui donnait un rôle déterminant aux danseurs/danseuses pendant l’acte de création et dialoguait avec eux/elles pour bâtir ses chorégraphies. Elle qui commença sa formation à la Folkwang-Hochschule d’Essen, source de la danse-théâtre, auprès de Kurt Joos puis la poursuivit à la prestigieuse Juilliard School of Music de New-York, et auprès de chorégraphes comme José Limon et Antony Tudor. Elle qui fut soliste chez ce dernier et dans la Compagnie Paul Taylor, qui travailla avec Paul Sanasardo et Donya Feuer au sein de la Dance Company, puis au Metropolitan Opera de New-York et au New American Ballet. Elle qui revint danser en Allemagne comme soliste du Folkwang-Ballett en 1962 et travailler avec Kurt Joos auprès de qui elle fit très vite fonction d’assistante. Elle qui se produisit au Festival de Salzbourg en 1968 en compagnie du danseur chorégraphe Jean Cébron, puis qui devint directrice artistique de la section danse à la Folkwang-Hochschule d’Essen jusqu’en 1973 – avant de le re-devenir entre 1983 et 1989 -. Elle qui fut invitée par Arno Wüstenhöfer, directeur du centre artistique Wuppertaler Bühnen à donner des cours de danse moderne dès 1972, puis à rejoindre la troupe l’année suivante, lui laissant une grande marge de manœuvre pour faire venir de jeunes danseurs, ce qu’elle fit en invitant Dominique Mercy, rencontré aux États-Unis à qui elle confia les premiers rôles. Elle qui, en 1975, monta Orphée et Eurydice de Glück et l’emblématique Sacre du Printemps de Stravinsky auquel s’affrontent les plus grands chorégraphes. Elle qui donna son nom au Tanztheater Wuppertal Pina Bausch et qui prit la décision, en 1976, lors d’une soirée consacrée aux Sept péchés capitaux sur un texte de Bertolt Brecht et une musique de Kurt Weil, d’expérimenter d’autres langages artistiques en rompant avec les formes traditionnelles de la danse. Elle qui introduisit en Allemagne comme sur la scène internationale, le concept de danse-théâtre qu’elle développera tout au long de son travail et qui, au départ, fera face à de nombreuses critiques, avant qu’elles ne s’estompent jusqu’à l’inversion de la courbe et la manifestation d’une ferveur généralisée.

Dans ce contexte, le partenariat noué avec le Théâtre de la Ville dès 1978, fut une plateforme pour le Tanztheater Wuppertal qui lui donna, en France, une belle visibilité. La fidélité de son directeur, Gérard Violette, à l’égard des artistes, permit à la troupe de présenter à Paris plus d’une trentaine de spectacles, créations mondiales pour beaucoup d’entre eux dont les plus emblématiques comme Café Müller en 1981/82 et Kontakthof dans sa première version en 1986/87, dans une seconde version en 2000, avec des dames et messieurs de 65 ans et plus, recrutés par annonces, et dans une troisième version en 2008, avec des jeunes de plus de 14 ans pour laquelle elle acceptera, une fois n’est pas coutume, la présence d’une caméra qui suivra l’évolution des jeunes. * Invitée au Festival d’Avignon en 1983 avec Nelken/Les Œillets, elle débute une fructueuse collaboration avec le scénographe Peter Pabst dont l’originalité du langage s’emboîte merveilleusement à la sienne puis avec la créatrice de costumes Marion Cito. Avec la troupe, Pina Bausch est souvent sur les routes, en tournées dans différents pays, s’imprègne de l’esprit des lieux et y puise l’inspiration pour ses chorégraphies futures.

Emmanuel Demarcy-Mota, actuel directeur du Théâtre de la Ville, reprend le flambeau dans le cadre de la Pina Bausch Foundation et invite aujourd’hui le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch avec trois spectacles : Cristiana Morganti qui a travaillé pendant vingt-deux ans avec la chorégraphe, présente au Théâtre des Abbesses Moving with Pina ; le partenariat avec Chaillot-Théâtre National de la Danse et avec La Villette/Parc et Grande Halle permet de présenter dans le premier lieu, Bon voyage, Bob, chorégraphie de Alan Lucien Øyen et dans le second, Since She, chorégraphie de Dimitris Papaioannou. Une nouvelle étape pour la troupe qui, pour la première fois, fait appel à des chorégraphes extérieurs. Atelier, conférence, projections et présentation du livre Danser Pina* sont par ailleurs proposées.

Chorégraphe, écrivain et metteur en scène originaire de Bergen, en Norvège, artiste en résidence à l’Opéra de sa ville et dirigeant sa propre compagnie, Winter Guests, créée en 2004, Alan Lucien Øyen est un jeune artiste déjà très repéré. Il a approché les danseurs/danseuses du Tanztheater Wuppertal Pina Bausch avec beaucoup de doigté pour entrer en connaissance, observer, écouter, faire raconter, découvrant que sa manière de travailler n’était pas si loin de celle de la chorégraphe allemande. Il a collecté les paroles et histoires venant des interprètes, amassé des matériaux, conçu le scénario et écrit le texte de Bon voyage, Bob. Le spectacle est théâtral et chorégraphique, avec un texte en bilingue français/anglais sur-titré dans l’une ou l’autre langue (traduction et sur-titrage Harold Manning). On y parle de deuil et de mort tout en étant dans l’exact esprit Pina, dans ses esthétiques : une longue soirée (trois heures) qui permet de développer un propos, des idées, la place de chaque danseur/danseuse dans la chorégraphie où se mêlent ceux/celles qui avaient travaillé avec elle ainsi que de nouveaux venus, des actions en solo et/ou collectives, l’importance de la scénographie – praticables qui, en une valse incessante, composent et décomposent les espaces de vie et de l’inconscient, comme le serait un défilé d’images projetées ouvrant sur des passages, des labyrinthes et des dédales, et comportant de nombreuses portes d’où surgissent les danseurs acteurs (scénographie Alex Eales ) – L’invention sobre et pleine de grâce des costumes (réalisés par Stine Sjøgren, assisté d’Anna Lena Dresia), la fluidité des corps.

Le spectacle s’est construit à la manière d’un montage de films ou de collages, séquence après séquence dans un entremêlement d’histoires pleines d’étrangeté, qui font voyager nos imaginaires. On pourrait être dans un studio de cinéma avant et pendant le tournage – il y a d’ailleurs à un moment, une caméra sur scène -. Les quinze danseurs/danseuses exécutent des gestes en apparence banals, dans une atmosphère à la Edward Hopper, avec le réalisme du quotidien et pourtant le mystère, avec un côté cinématographique et la capacité de suggestion, comme dans l’œuvre picturale. Derrière les praticables aux papiers à fleurs, qui s’encastrent et s’écartent parfois à peine, la scène se poursuit, on ne peut que l’imaginer. On est dans un temps décalé, arrêté, dans le dedans dehors, dans l’illusion et l’abandon, dans une atmosphère partagée entre vide et trop-plein, dans des rencontres, dans la poésie. Sous la houlette de Alan Lucien Øyen la troupe cultive la poésie et la théâtralité avec la même puissance d’évocation et comme elle l’a toujours fait, forte du passage de relais et de la transmission entre générations, par la force des images : les cheveux dans le vent (du ventilateur) ; le petit foulard qui se soulève ; le manteau de satin rose gonflé comme une montgolfière ; le cheval bais dans la cuisine, poétique à la Chagall ; un ange qui passe, sorti de nulle part ; une douche de sable. Il y a de la force et de la folie, de l’étrangeté et de l’onirisme.

Le voyage comme métaphore et la mort en écho forment la trame du spectacle, exorcisée par la parole, le geste et le dessin à la craie – disparition du frère, de la grand-mère, du père et jusqu’aux funérailles finales sous la neige, dignement orchestrées -. Tout parle de Pina, jusqu’au mouvement d’ensemble qui ferme le spectacle et célèbre la vie. Et comme une vague qui revient sur le sable, la scène dernière se superpose à la première comme le passé recouvre le présent. Il y a dans Bon voyage, Bob, l’énergie et la plénitude du geste dans un rapport musique/corps très réussi. Il y a de l’émotion et de la gravité. Quand tombe le rideau de fer, seule une chaise vide reste sur le devant de la scène, hautement symbolique.

Brigitte Rémer, le 5 juillet 2019

Avec :  Regina Advento, Pau Aran Gimeno, Emma Barrowman, Rainer Behr, Andrey Berezin, Çagdas Ermis, Jonathan Fredrickson, Nayoung Kim, Douglas Letheren, Nazareth Panadero, Helena Pikon, Julie Shanahan, Christopher Tandy, Stephanie Troyak, Aida Vainieri, Tsai-Chin Yu – scénographie Alex Eales – costumes Stine Sjøgren, assisté d’Anna Lena Dresia – collaborations artistiques Daniel Proietto, Andrew Wale – son Gunnar Innvær – lumières Martin Flack – traduction et surtitrage Harold Manning – direction de répétition Daphnis Kokkinos, assisté de Bénédicte Billiet.

Du 29 juin au 3 juillet 2019 –  Théâtre de Chaillot, place du Trocadéro. 75016 –  01 53 65 30 00 ou www.theatre-chaillot.fr – www.pinabausch.org – Du 8 au 11 juillet Since She, conçu et dirigé par Dimitris Papaioannou, à La Villette – Site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

*Les Rêves dansants – Sur les pas de Pina Bausch, film de Anne Linsel et Rainer Hoffmann, DVD édité en 2011, par Jour2fête (www.jour2fête.fr) – * Danser Pina, photos de Laurent Philippe, texte de Rosita Boisseau.

Heures séculaires – Festival Avignon off

© Vincent Vanhecke

Inclassable aérien par le duo Les Sélène – Conception et interprétation Laura de Lagillardaie et Olivier Brandicourt – musique Erik Satie.

Au Jardin du Musée Vouland (entrée au 14 rue d’Annanelle), du 10 au 28 juillet à 21h30 Relâches : 15, 22 et 23 juillet – Représentations supplémentaires les 14 et 21 juillet à 7h le matin –  Durée : 55mn – Réservations : 06 07 15 78 58

Le duo, Les Sélène, fait entrer dans l’univers poétique, minimaliste et surréaliste d’Erik Satie. Un corps à corps aérien, un main à main puisant sa force de l’air, un temps suspendu alors que les ombres se métamorphosent en réminiscences. Un moment unique entre jour et nuit, entre jardin et musée, entre ciel et terre, entre danse et cirque, entre le monde qui nous entoure et la sphère musicale de Satie.

Presse – A propos d’Heures Séculaires : « D’une beauté à couper le souffle. » Marie-José Sirach – L’Humanité – A propos du duo Les Sélène : « Opéra strict. Une des plus belles entrées qui se puisse voir dans un cirque aujourd’hui. » Francis Marmande – Le Monde.

En tournée, les 10 et 11 août 2019, Festival FARSe de Strasbourg – Contact :  Service de presse Zef  –  Isabelle Muraour : 06 18 46 67 37 – Emily Jokiel : 06 78 78 80 93 – Tél. : 01 43 73 08 88 – email : contact@zef-bureau.fr – site : www.zef-bureau.fr

Vies de papier – Festival Avignon off

© Thomas Faverjon

Spectacle de Benoît Faivre, Kathleen Fortin, Pauline Jardel, Tommy Laszlo – Compagnie La Bande Passante – Avec Benoît Faivre et Tommy Laszlo –

A voir et à revoir au Festival Avignon off, du 5 au 29 juillet 2019, à 15h10 – (Sauf les 10, 17 et 24 juillet) – À partir de 11 ans – Durée du spectacle : 1h20  – Au Théâtre : 11. Gilgamesh Belleville, 11 boulevard Raspail – Avignon ( Salle 1 ) – Site : www.11avignon.com – Tél. : 04 90 89 82 63

Résumé  :  En 2015, alors que Tommy, l’acteur, se balade dans une brocante de Bruxelles où il s’est promis de ne rien acheter, son regard est attiré par une couleur, un livre. Il le saisit et le feuillette, c’est un album photos, sans légendes ni signature, fait avec soin. Les photos sont nombreuses, en noir et blanc, d’origine et de tailles différentes, organisées, disposées, parfois découpées, avec des ajouts d’éléments extérieurs, de dessins, de peinture, de collages, la lumière est toujours exceptionnelle. Les doigts lui brûlent et il se résout à l’acheter. Par la délicatesse du travail pour la réalisation de l’album quelque chose pour lui devient vital et magnétique. Il comprend que la grande Histoire s’est invitée dans l’histoire de vie de ces inconnus et en informe son comparse de la Bande Passante, Benoît… Et tous deux mènent l’enquête…

© Thomas Faverjon

© Thomas Faverjon

cf. www.ubiquité-cultures.fr – 21 février 2019

Ce spectacle est sélectionné et soutenu par la Région Grand Est Alsace Champagne-Ardenne Lorraine. Contact :  Service de presse Zef –  Isabelle Muraour : 06 18 46 67 37 – Emily Jokiel : 06 78 78 80 93 – Tél. : 01 43 73 08 88 – email : contact@zef-bureau.fr – site : www.zef-bureau.fr

Rencontres internationales chorégraphiques de Seine-Saint-Denis

© Tamar Lamm – “The Swan and the Pimp»

Pendant plus d’un mois et dans treize théâtre partenaires* se sont déroulées les Rencontres internationales chorégraphiques de Seine-Saint-Denis que dirige Anita Mathieu. Vingt-trois chorégraphes ont été invités à présenter leurs créations.

La clôture a eu lieu au Nouveau Théâtre de Montreuil avec deux spectacles de nature radicalement différente : The Swan and the Pimp, dans une chorégraphie de Hillel Kogan, et If you could see me now d’Arno Schuitemaker.

Avec The Swan and the Pimp, Hillel Kogan, chorégraphe et danseur, dramaturge et enseignant, présente le second chapitre d’une trilogie qui avait débuté avec le puissant We Love Arabs – dansé avec Adi Boutrous -. Il posait le cadre de sa réflexion autour de la déconstruction des préjugés et des stéréotypes. Il poursuit avec The Swan and the Pimp – Le Cygne et le Souteneur – un titre singulier car si la référence mène aux racines du mythe de la danse, le cygne, la part sombre, le souteneur/protecteur, est moins explicite. Interprété en duo par Carmel Ben Asher et Hillel Kogan, la chorégraphie se construit en trois temps : le premier commence avant l’entrée des spectateurs et consiste en un échauffement bavard, conduit et commenté par la danseuse soliloquant, entre autres, sur son statut, face au quasi silence de son partenaire. Une rupture nette marquée par des percussions précède un long pas de deux, second temps du spectacle. Carmel Ben Asher revient, toute de transparence et de blanc vêtue et s’immobilise face au public. Elle est superbe. Hillel Kogan s’avance, en collant noir déchiré, et lui emboîte le pas (costumes Evelyn Terdiman). Ils dansent un long et magnifique duo, composé de portés inventifs, de combinaisons virtuoses au sol et dans les airs, et s’imbriquent l’un dans l’autre en parfaite symbiose et fusion au sens chimique du terme. Le sol et le fond de scène forment une ligne d’horizon d’un blanc immaculé où le regard se perd (lumières Ofer Laufer). Le troisième temps contredit le second, casse le vocabulaire et les repères. On est dans la déstructuration et la mise en danger, dans la parodie. L’homme devient le cygne noir qui se brise comme une lame de fond contre les rochers, jusqu’à la folie agressive. Elle, se métamorphose en fille de petite vertu selon le terme dédié, se décompose, hystérise et se déchaîne, inverse les rapports de pouvoir. Tandis que l’homme est au sol elle pousse de petits cris stridents et se délite avec violence.

Le fil conducteur de la dramaturgie (signée, ainsi que la direction artistique par Sharon Zuckerman Weiser) repose sur la tension entre deux pôles, le positif et le négatif, qui s’inversent et sont portés par deux magnifiques danseurs-acteurs  A l’intersection de leurs mondes, une zone libre de créativité et d’invention se dessine à travers des musiques très contrastées – classique, rap, électro etc… – (musiques originales : Rejoicer). Hillel Kogan approfondit le langage de mouvement et l’improvisation gaga, conçue par le chorégraphe israélien Ohad Naharin, directeur artistique de la Batsheva Dance Company à Tel-Aviv, avec qui il travaille depuis 2005 et développe un outil chorégraphique et une méthode pédagogique spécifiques. Il poursuit avec talent, humour et densité ses recherches et partage ses interrogations sur les relations entre l’éthique et l’esthétique. Il est comme un spéléologue qui, dans ses explorations souterraines, n’oublierait de repérer ni de cartographier aucune des cavités.

© Sanne Peper – “If you could see me now”

Le second spectacle de la soirée présenté en clôture des Rencontres, If you could see me now est conçu par le danseur et chorégraphe néerlandais, Arno Schuitemaker. Quand le spectateur entre dans le théâtre, trois danseurs sont en piste : une danseuse, Revé Terborg, en short et tee-shirt rose et deux danseurs, Stein Fluijt et Stein Fluijt en pantalons et tee-shirt vert camouflage et jaune. Une même énergie philosophique les anime, semblable à la liberté surveillée des danseurs d’une boîte de nuit, chacun dans son monde, sur une musique électro souvent saturée (composition musicale : Wim Selles). Pendant cinquante-cinq minutes, dans une mystérieuse pénombre (lumières Vinny Jones) ils développent ce seul et même geste qui se cherche jusqu’à la transe, avec une montée en puissance pour eux, en interrogation pour le spectateur-observateur de ce record d’endurance. Les danseurs ne se touchent pas, ne se regardent pas, ils se croisent de loin en loin avec une même énergie décontractée, s’enfonçant dans leur détermination récurrente. On se situe entre la lancinante répétition derviche, version occidentale et les marathons de danse aux États-Unis tels que Sidney Pollack les montrait dans On achève bien les chevaux. La chorégraphie s’inscrit dans une lutte contre le temps et l’espace, avec une musique qui, quand elle se suspend quelques instants, fait entendre le crissement humide des tennis sur le tapis, sueur oblige. Avec Arno Schuitemaker on entre dans la vibration et dans l’idée de l’art comme le veut l’art conceptuel, dans la radicalité. C’est ici le troisième volet d’un triptyque – dont le premier, créé en 2015, s’intitulait While we strive/Alors que nous nous efforçons et le second, créé en 2016, I will wait for you/Je vous attendrai – qui  fait voyager entre pulsation, répétition et transe.

Autour des spectacles, les Rencontres internationales chorégraphiques de Seine-Saint-Denis, proposent et animent des stages, tables rondes, conférences et échanges avec les artistes après les spectacles. Elles sont une belle plateforme qui permet de prendre le pouls de cet art jadis classique et mineur, la danse, dans ses tentatives et déclinaisons aux variations infinies.

Brigitte Rémer, le 25 juin 2019

The Swan and the Pimp – chorégraphie Hillel Kogan – Dramaturgie et direction artistique : Sharon Zuckerman Weiser – interprètes : Carmel Ben Asher, Hillel Kogan – musiques originales : Rejoicer – autres musiques Piotr Ilitch Tchaïkovsk, J Dilla, Camille Saint Saëns – lumières Ofer Laufer – costumes Evelyn Terdiman – traduction française Gilles Rozier.

If you could see me now – conception Arno Schuitemaker – interprètes Revé Terborg, Stein Fluijt, Ivan Ugrin – dramaturgie Guy Cools – composition musicale : Wim Selles – création lumières Vinny Jones – costumes Inge de Lange

Rencontres internationales chorégraphiques de Seine-Saint-Denis, du 17 mai au 22 juin 2019 – tél. : 01 55 82 08 01- site : www.rencontreschoregraphiques.com

*Lieux des représentations – Aubervilliers : Théâtre de la Commune et L’Embarcadère – Bagnolet : Théâtre des Malassis – Bobigny : MC93/Maison de la Culture – Les Lilas : Théâtre du Garde-Chasse – Montreuil : Nouveau Théâtre de Montreuil et Théâtre municipal Berthelot – Noisy-le-Grand : Espace Michel Simon – Pantin : Centre national de la Danse et La Dynamo – Romainville : Conservatoire Nina Simone – Saint-Denis : La Chaufferie – Saint-Ouen : Mains d’œuvres.

Occupation 3 au Théâtre de la Bastille

© Pierre Grosbois – Le bruit des arbres qui tombent.

Nathalie Béasse et son équipe ont investi le Théâtre de la Bastille et présentent jusqu’au 29 juin les spectacles créés par la Compagnie au cours des dix dernières années : Happy Child, Tout semblait immobile, Roses, Le bruit des arbres qui tombent. Autour des spectacles elle déploie de nombreuses autres propositions dont l’esquisse de sa prochaine création intitulée Aux éclats, dans un  work in progress ; des workshops amateurs et professionnels ; des ateliers pour échanges entre acteurs et spectateurs ou pour croisements entre les disciplines – danse, musique et conte – la mise en réseau d’artistes rencontrés lors des résidences de la compagnie depuis plusieurs années ; et chaque soir, précédant le spectacle, une Histoire courte, impromptu de quelques minutes, mêlant acteurs et spectateurs dans le hall du théâtre et sur le trottoir.

Chorégraphe et metteure en scène, Nathalie Béasse signe la conception des créations et leur scénographie. Le Théâtre de la Bastille l’accompagne depuis 2010 et a présenté chacun de ses spectacles. Il lui ouvre ses portes cette année pour une longue traversée, selon un concept qui a fait ses preuves avec Tiago Rodrigues et le collectif L’Avantage du doute. Elle nous mène dans un univers poétique et loufoque, inventif et fantaisiste où se pratiquent le détournement d’objets, l’inventivité débridée, la dérision et le burlesque, la bifurcation, la rêverie. Elle construit des partitions gestuelles, musicales et visuelles qui surprennent et interrogent, et qui engagent physiquement les acteurs.

Avec Happy Child créé en 2008, on entre dans l’univers cruel du conte qui, sans qu’il soit nommé, fait référence au motif des enfants oubliés dans la forêt par leurs parents, comme dans Petit Poucet, ou Hansel et Gretel. Nathalie Béasse dit se référer aux rites de passage. La scène est recouverte de neige et il y a grand vent. Tout l’environnement oscille entre le gris pastel et le blanc. On entre dans un univers onirique et pictural où la réalité s’éloigne. Un homme tire de grands sacs qu’il empile, cinq personnes se retrouvent dans une sorte de no man’s land, une/des histoires se construisent, des objets apparaissent – cornes de renne, masques de fourrure, pistolet, perruques, vêtements –  le récit est en discontinu et pointillés, avec habillages et déshabillages, travestissements comme dans les jeux d’enfants. Les vêtements tombent du ciel pris dans un tourbillon de mousson. Le spectateur invente sa partition. Voix, chant, piano, harmonium, déclamation, tonnerre, se croisent pour former un autre langage, proche de la parodie.

Dans Tout semblait immobile créé en 2013, trois conférenciers qui sortent de nulle part et semblent même s’être trompé d’endroit se lancent dans une prestation fiasco et la réunion de tous les ego. L’un arrive en retard, l’autre est chargé de cabas, le troisième, tatillon, organise son territoire. Le conte à nouveau s’invite et se superpose au burlesque, comme l’est, par exemple, la coupure d’électricité. La bande son ainsi qu’une toile peinte mènent dans la forêt où se perd le spectateur. On y rencontre les cruels parents, mère sorcière et père gros-cul qui se déplacent comme des culbutos. Nathalie Béasse construit des allers et retours à l’intérieur et à l’extérieur du conte, élabore des plongées et contre-plongées en toute liberté, travaillant en symbiose avec le langage cinématographique. Tombent des cintres un arbre, une cuvette, des objets qui s’intercalent un temps dans l’histoire pleine d’ogres, de sorcières et d’abandon, de peurs enfantines et d’émotions. Un objet amène à une histoire, ces déconstructions construisent d’autres histoires

Créé en 2014, Roses met le projecteur sur les personnages de Richard III de Shakespeare et invente, comme pour les autres spectacles, des instants visuels et physiques du plus pur imaginaire. Quatre hommes et trois femmes y dessinent, à partir d’une grande table qui se métamorphose, un cocasse champ de bataille.

En 2017, Le bruit des arbres qui tombent invente le gréement et la chorégraphie d’une immense voilure en plastique grise amarrée et pilotée aux quatre coins du plateau par les acteurs. Comme on dirige un bateau ils hissent cette grand-voile à partir des drisses qu’ils tirent, dessinent des figures jouant entre poids et contre poids. Ils font vivre ce quatre-mâts et la voile vole au vent, monte et descend, inspire et expire, se gonfle et se recroqueville, cache les projecteurs plaqués au gril et crée des jeux d’ombres et de lumières. L’adagietto de la cinquième symphonie de Mahler que Visconti avait choisi pour son film, Mort à Venise, accompagne les arabesques et bruissements de ce vaisseau fantôme qui nous fait voyager. La toile pliée les acteurs débutent une danse, légère d’abord, puis sauvage, puis enragée. « Je ne m’amuse plus comme avant… On était bien ensemble… » Un acteur dessine au marker sur son torse nu un cœur. Un autre subit une séance de chatouilles. Un autre devient acteur marionnette. De la terre tombe du ciel. Des litanies de l’Ancien Testament, se succèdent jusqu’à ce qu’un seau d’eau interrompe la logorrhée. Un grand sapin dans lequel s’est glissé un acteur, se déplace, comme une forêt à lui tout seul. Les acteurs vident puis remplissent de grands bacs de terre et se fixent des règles de jeu. Là encore on croise William S.

Dans les spectacles de Nathalie Béasse les actions se succèdent, avec frénésie, poésie et dérision. Le travail est choral, l’absurde pour vocabulaire, le fragment pour parcours. Il y a aussi la solitude et le désarroi, l’oblique et le décalé. Entre tension, palpitation, étonnement et vibration, on se promène avec elle dans les bois pendant que le loup n’y est pas. On ne sait ni où on est, ni où ça va se passer, ni vers quoi on va. Et si la vie est un songe, qu’est-ce que le théâtre et qu’est-ce que la vie ?

Brigitte Rémer, le 21 juin 2019

Du 13 mai au 29 juin 2019, à l’affiche, quatre spectacles, dans la conception, scénographie et mise en scène de Nathalie Béasse – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette 75011. Paris – métro : Bastille ou Voltaire – tél : 01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille.com

. Happy Child – Avec Étienne Fague, Karim Fatihi, Érik Gerken, Anne Reymann, Camille Trophème – lumières Natalie Gallard – bande sonore Julien Parsy – sculpture Corinne Forget.

. Tout semblait immobile –  Avec Étienne Fague, Érik Gerken, Camille Trophème – lumières Natalie Gallard – musique Camille Trophème – construction décor Étienne Baillou – peinture Julien Parsy.

. Roses – Librement adapté de Richard III de Shakespeare, traduction Jean-Michel Déprats – Avec Sabrina Delarue, Étienne Fague, Karim Fatihi, Érik Gerken, Béatrice Godicheau, Clément Goupille, Anne Reymann – lumières Natalie Gallard – musique Nicolas Chavet, Julien Parsy.

. Le bruit des arbres qui tombent – Avec Estelle Delcambre, Karim Fatihi, Érik Gerken, Clément Goupille, lumières Natalie Gallard, musique Nicolas Chavet, Julien Parsy.

 

Je poussais donc le temps avec l’épaule

© Laurencine Lot

D’après À la recherche du temps perdu de Marcel Proust – adaptation et jeu Serge Maggiani – mise en scène Charles Tordjman – compagnie Fabricca – à l’Espace Cardin/Théâtre de la Ville.

C’est une invitation au voyage adressée par Serge Maggiani narrateur, au spectateur. Invitation à fendre ce récit du temps écoulé comme on fend la bise, ou bien le bois, à travers les évocations de l’auteur qui tourbillonnent comme des ressassements, en de longues phrases lancinantes. On est dans la narration à la première personne et les émotions pures, dans l’enfance et le temps suranné. « Longtemps je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : je m’endors… »

Avec Du côté de chez Swann, le premier tome de ce célèbre monument qu’est A la recherche du temps perdu, écrit entre 1906 et 1922 et qui sera suivi de six autres volumes – A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe I et II, La Prisonnière, Albertine disparue et Le Temps retrouvé – Marcel Proust parle de son enfance. Fils d’un médecin originaire d’Eure-et-Loire, et de Jeanne Weil, une bourgeoise très cultivée, il passe de nombreux étés à Illiers, chez sa tante Léonie. Sur scène, Serge Maggiani soudain, par les mots qui transpercent la mémoire, devient ce petit garçon aux peurs enfantines dans l’attente du baiser maternel, le soir avant de s’endormir : « C’est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, était là, maman ne  montait  pas dans ma chambre… » Vêtu d’un grand manteau noir (costumes Yohji Yamamoto) sa silhouette se détache sur un fond blanc immaculé qui décline ses fondus enchaînés du rose au lilas, et s’enfonce jusqu’au bleu le plus intense. On se croirait dans un refuge sous la Mer de glace ou dans une boîte tapissée pour amortir les écorchures de cette fin d’un monde réel et du temps de l’enfance, perdu à jamais (scénographie Vincent Tordjman, lumières Christian Pinaud). L’acteur ne porte pas de chaussures et glisse comme en apesanteur, ajoutant à l’étrangeté. Il dit lui-même : « C’est une sorte de vaisseau spatial où je marche comme sur un coussin d’air. »

Maggiani-Proust nous emmène, à travers ses impressions au soleil levant, chez sa tante, à Combray, entouré de coquelicots et de bleuets, d’aubépines odorantes et de lilas. « C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir commencé à aimer les aubépines. » On le suit dans l’éveil de la sensualité observant discrètement Mademoiselle Swann : « Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le porte parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec lui. » Il relate l’expérience de la mythique madeleine : « Quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoit été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint Jacques. » Plus tard, il s’en souvient encore… « Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. »

Et après Combray, Maggiani fait vivre Guermantes puis Balbec où l’exploration des chemins d’initiation et espaces intérieurs de Proust se poursuit, par une observation méticuleuse et pleine de tendresse, chez sa grand-mère, qu’il voudrait toujours présente. Dans les paroles qu’il échange avec son père, c’est la mort qu’il interroge : « Perdue pour toujours, je ne pouvais comprendre… Mais dis moi, toi qui sais, ce n’est pas vrai que les morts ne vivent plus. Ce n’est pas vrai tout de même, malgré ce qu’on dit, puisque grand-mère existe. » A la précision des événements disséqués au scalpel et consignés par l’auteur, répond la précision du geste ébauché ou retenu du narrateur qui joue ces nocturnes avec beaucoup de finesse et d’émotion. Avec Charles Tordjman qui le met en scène ils n’en sont pas à leur coup d’essai, ils avaient ensemble monté une première fois ces textes en diptyque (Temps I et Temps II, présentés à Chaillot en 2004). Ils recréent aujourd’hui le Temps I sous le titre emprunté à Saint-Simon, Je poussais donc le temps avec l’épaule, plusieurs fois cité dans le texte de Proust. Le Temps II, retrouvé, suivra. A certains moments le labyrinthe des mots se suspend par des moments musicaux où les violoncelles fougueux et mélancoliques viennent couper le souffle de part et d’autre de la scène dans une musique librement inspirée du sublime State of shock de Tom Cora.

Au grand auteur devenu mythe, Marcel Proust, répondent la voix, le geste et l’émotion d’un superbe acteur, Serge Maggiani au parcours discret et exemplaire dans ses rêveries théâtrales, de Claude Régy à Antoine Vitez, en solo, duo (avec Teresa Mota, ce fut Ode Maritime de Fernando Pessoa sous le regard de Richard Demarcy) et collectif. Il poursuit son chemin dans la troupe du Théâtre de la Ville et a joué dans Rhinocéros de Ionesco, Victor ou les Enfants au pouvoir de Vitrac, Le Faiseur de Balzac, L’État de siège d’Albert Camus et Les Sorcières de Salem d’Arthur Miller, spectacles mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota.

Par Je poussais donc le temps avec l’épaule, Maggiani-Tordjman nous font traverser l’éternité avec intensité et, comme le disait Rimbaud quelque temps avant Proust, « Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Éternité. C’est la mer allée Avec le soleil… » L’intimité incandescente est bien au rendez-vous de ce roman d’apprentissage évoquant la mémoire et le temps, les secrets, les désirs et les feuilles mortes.

Brigitte Rémer, le 20 juin 2019

Avec Serge Maggiani – scénographie Vincent Tordjman – musique librement inspirée de Tom Cora – lumières Christian Pinaud – costumes Yohji Yamamoto – conseillère artistique Pauline Masson. Le texte est édité par le Théâtre de la Manufacture/CDN Nancy-Lorraine, 2001.

Du 3 au 25 juin 2019 à 20h, Espace Cardin-Studio/Théêtre de la Ville, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com

Mary said what she said

© Lucie Jansch

Mise en scène, décors et lumières Robert Wilson – texte Darryl Pinckney – musique Ludovico Einaudi – avec Isabelle Huppert – une création du Théâtre de la Ville, à l’Espace Cardin.

Mary Stuart a souvent tenté les créateurs, par son destin dit romantique malgré elle et son parcours romanesque, par son règne d’un côté à l’autre de la Manche simultanément, par sa mort : Madame de Lafayette avec La Princesse de Clèves publiée en 1678, se passe à la cour du roi Henri II puis de son fils et successeur François II, jeune époux de Mary Stuart ; la pièce du dramaturge allemand Friedrich Von Schiller, Marie Stuart, est publiée en 1800 ; l’écrivain écossais Walter Scott édite en 1820 un roman historique intitulé L’Abbé paru aussi sous le titre de Le Page de Marie Stuart ; Stefan Zweig se passionne pour la personnalité de Marie Stuart et publie sa biographie en 1935 et John Ford réalise en 1936 un beau film d’amour-drame, Marie Stuart, avec Katharine Hepburn dans le rôle-titre. Bien d’autres encore ont porté leur regard sur ce personnage shakespearien qui hante la littérature, le théâtre et le cinéma.

Darryl Pinckney, qui signe ici le monologue Mary said what she said, est l’auteur de plusieurs spectacles de Robert Wilson – dont Orlando, The Old Woman et Letter to a Man. Il écrit ce texte, empreint d’une certaine poésie, à partir de l’Histoire, des écrits passés, des lettres retrouvées au XIXème siècle dont la dernière adressée à la veille de son exécution à son beau-frère, Henri III de France. L’action se passe en 1587, Mary est en captivité depuis dix-huit ans au château de Fotheringhay dans le nord-est de l’Angleterre et s’apprête à faire face à la mort. Sa vie défile devant elle et, sous la plume de Darryl Pinckney, se dessine en trois parties : son adolescence en France pendant le règne de Henri II. Son retour en Écosse et les conflits auxquels elle doit faire face, suivis de son emprisonnement. Les heurts entre catholiques et protestants. « En ma fin est mon commencement » reconnaît-elle, avec lucidité et résignation.

Elle n’a que quelques jours à la mort de son père, Jacques V Stuart, elle est donc sacrée Reine d’Écosse quelques mois plus tard, avant ses un an. C’est la plus jeune souveraine de tous les temps. Sa mère, Marie de Guise, l’emmène en France à six ans pour la protéger car le contexte général en Angleterre et en Écosse, n’est pas serein : la tension religieuse entre les deux territoires est vive, l’Écosse, bastion catholique et romain s’oppose à l’Angleterre schismatique, renforçant les liens des Îles Britanniques avec la France, même si certaines rivalités demeurent. Un an après la mort d’Henri II époux de Catherine de Médicis, Mary devient reine de France et le restera un an, tout en étant reine d’Écosse. Elle épouse à seize ans, en 1558, le dauphin de France, François qui en a quatorze et sera François II, mais qui meurt trois ans plus tard, à dix-sept ans. Contrainte de rentrer en Ecosse, elle se marie à son cousin, Lord Darnley/Henry Stuart, qui se révèle brutal et débauché et meurt dans un attentat, a une liaison avec l’auteur de cet attentat, Jacques Hepburn, 4ᵉ comte de Bothwell qu’elle épouse et de ce fait se trouve suspectée. Elle devient surtout la dangereuse rivale de sa cousine Elizabeth 1re d’Angleterre, issue des Tudor, auprès de qui elle avait cherché refuge et qui l’emprisonnera pendant dix-huit ans, avant de décider de son exécution par décapitation.

Seule en scène, Isabelle Huppert est cette bouleversante et courageuse reine d’Écosse et de France dans sa force tranquille et beauté hiératique. Elle rejoue l’histoire sur le papier millimétré de sa mémoire, à la veille de son exécution : un grand écart entre plusieurs patries, le père qu’elle n’a pas connu, la disparition de sa mère alors qu’elle est jeune, ses nombreux deuils, les jalousies et complots à la cour d’Écosse comme de France et sa longue traversée du désert en captivité. Vêtue d’une lourde et magnifique robe Renaissance aux reflets mordorés et au col montant cachant le cou (Jacques Reynaud), elle retrouve pour la troisième fois et avec la même grâce – après Orlando de Virginia Woolf en 1993 et Quartett de Heiner Müller en 2006 – le grand Robert Wilson qui traverse le temps avec le même talent. Le metteur en scène et en images dit de son actrice phare : « C’est l’une des comédiennes les plus exceptionnelles avec laquelle il m’ait été donné de travailler. C’est quelqu’un de très exceptionnel pour ce que je fais, car elle a cette capacité de penser de manière abstraite… » Il la borde de lumières crues avec deux longs néons fins posés au sol qui cadrent le tableau et d’une toile blanche en fond de scène qui offre ses déclinaisons pastel et renvoie les contrejours. L’actrice débute dos au public, un long moment, le spectateur est dans la pénombre, le texte lutte avec la musique qui plus tard s’apaise (Ludivico Einaudi), on espère son visage.

Il y a une ardente performance de l’actrice. Isabelle Huppert réussit à traduire, par une gestuelle minimale et très maîtrisée, les moindres recoins de sensibilité, d’émotion et de passion d’une Reine magnifiquement déchue. « Mémoire, libère ton cœur » se lance-t-elle comme dernier défi, prête à se remémorer les petits instants de bonheur et grands moments de malheurs.

Dans la diversité de son inspiration et l’évolution de sa mathématique poétique, Robert Wilson toujours nous éblouit. Et si, comme Mary Stuart, il rembobine son parcours, cela le mène en 1971 dans ce même Espace Cardin où Le Regard du sourd fut notre premier émerveillement après sa présentation l’année précédente au Festival de Nancy. Il en parle avec beaucoup d’émotion. « A ma grande surprise, la pièce a été représentée pendant cinq mois et demi et les Français ont qualifié ce travail d’opéra silencieux… Donc c’est quelque chose de très particulier d’être de retour ici, dans ce lieu où ma carrière a commencé. » L’accompagnement du Théâtre de la Ville, engagé depuis une dizaine d’années, se poursuivra à l’automne avec la présentation de Jungle Book/Le Livre de la Jungle de Kipling qui vient d’ouvrir les Nuits de Fourvière, à Lyon.

Quad il parle de lui, Robert Wilson dit s’être davantage inspiré de la danse – Georges Balanchine et le New-York City Ballet, Merce Cunningham et John Cage – que du théâtre. « J’ai grandi au Texas et je n’ai pas eu la chance d’aller au théâtre parce qu’il n’y en avait pas. Quand je suis arrivé à New-York pour étudier l’architecture je suis allé voir des spectacles à Broadway et je ne les aimais pas…. Je suis allé à l’opéra et c’est un art que j’aimais encore moins… » Sur son approche du travail il dit : « Et maintenant que je suis âgé, j’ai appris qu’il était mieux d’aller à la répétition sans trop avoir d’idées préconçues, c’est-à-dire de laisser la pièce me parler. Effectivement, si je vais dans le studio de répétition avec trop d’idées en tête, je vais perdre beaucoup de temps à essayer de diriger, à essayer de façonner ce que j’ai en tête. Donc les répétitions commencent avec des improvisations et quelque chose de très, très libre. Et finalement cela deviendra très formel… » Bravo Maestro !

Brigitte Rémer, le 15 juin 2019

Avec Isabelle Huppert –  texte Darryl Pinckney – mise en scène, décors et lumières Robert Wilson – musique Ludovico Einaudi – costumes Jacques Reynaud – metteur en scène associé Charles Chemin – collaboration à la scénographie Annick Lavallée-Benny – collaboration aux lumières Xavier Baron – collaboration à la création des costumes Pascale Paume – collaboration au mouvement Fani Sarantari – design sonore Nick Sagar – création maquillage Sylvie Cailler- création coiffure Jocelyne Milazzo – traduction de l’anglais Fabrice Scott.

Du 22 au 25 mai et du 5 juin au 6 juillet à 20h, au théâtre de la ville/Espace Cardin, 1 avenue Gabriel. 75008. Paris – métro Concorde – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com – En tournée : du 30 mai au 2 juin Wiener Festwochen, Vienne – les12 et 13 juillet Festival de Almada, Lisbonne – les 21 et 22 juillet Festival Grec 2019, Barcelone – du 19 au 22 septembre Internationaal Theater Amsterdam – les 27 et 28 septembre Thalia Theater, Hambourg – du 11 au 13 octobre Teatro della Pergola, Florence –  du 30 octobre au 3 novembre Théâtre des Célestins, Lyon.

June Events 2019

© Charlotte Audureau – “Näss”, Compagnie Massala.

13ème édition du Festival / Danse Paris. Direction Anne Sauvage.

Comme chaque année depuis douze ans, June Events clôture la saison du Centre de Développement chorégraphique national à la Cartoucherie de Vincennes qui, toute l’année accueille de jeunes créateurs, dans le cadre de sa Saison en création(s). Le Festival se tient à l’Atelier de Paris fondé il y a vingt ans par Carolyn Carlson, et au Théâtre de l’Aquarium ainsi que dans différents lieux de la capitale dont cette année le 12ème arrondissement, et parfois dans la rue. Anne Sauvage le dirige, ses priorités vont aux résidences d’artistes et à la jeune création. « Sans hiérarchie de formes, les expériences à voir, à vivre et à danser se croisent, s’affrontent ou se répondent… » Elle permet des rencontres professionnelles et développe de nombreux partenariats, offre à des chorégraphes de montrer leurs work in progress.

Le coup d’envoi avait été donné le 6 mai au Conservatoire Paul Dukas du 12ème arrondissement, par Cécile Proust, chorégraphe et féministe engagée et Pierre Fourny, poète à « 2 mi-mots » qui découpe et recompose le langage, avec leur spectacle FénanOQ présenté l’an dernier à Avignon dans le cadre de Sujets à vif.

L’une des soirées s’est déroulée en coréalisation avec Le Printemps de la danse arabe #1 de l’Institut du Monde Arabe. Un regard sur la pièce intitulée Sérénités, trio de Danya Hammoud, danseuse et chorégraphe libanaise également formée au théâtre, à la recherche d’apaisement, a été proposé en première partie de soirée. « Peut-être que l’arme de résistance c’est le viscéral, le bassin… quand mon territoire redevient mon corps. » disait-elle en 2013 en présentant son solo Mahalli.

Cláudia Dias, artiste portugaise, présentait en seconde partie un duo, Terça-Feira : Tudo o que é sólido dissolve-se no ar, d’après les mots de Karl Marx : Tout ce qui est solide se fond dans l’air. On ne sait si le solide serait ici le corps des danseurs – qui ne dansent pas tout au long de la pièce – ou ce fil blanc de type pâte à modeler qui se faufile dans l’espace du spectacle, pour laisser traces. Le thème évoque l’exil, par les bribes de texte qui s’impriment sur écran, mais l’ensemble de la démarche reste flou dans le rapport entre Marx, l’exil et ce qui est donné à voir. Le principe de travail de Cláudia Dias repose sur l’invitation qu’elle lance auprès d’un artiste, ici Luca Belleze et son projet global se déroule sur sept ans, à raison de la création d’une pièce par an. Il y a pourtant dans cette pièce des moments d’émotion liés notamment au travail de la voix et du son, enregistré in situ.

Troisième spectacle de la soirée, Näss / Les gens, pièce pour sept danseurs, proposée par la Compagnie Massala, dans une chorégraphie de Fouad Boussouf, imprégnée de hip hop, de danse traditionnelle, de danse jazz et de nouveau cirque et digressant entre ces différents vocabulaires. Sept danseurs investissent le plateau, puissants, intenses et acrobatiques. Aucun répit pour le spectateur. Rythmes, scansions, cadences infernales, acrobaties, dans un paroxysme et une saturation images et sons. Mouvements d’ensembles et partitions solos, jeux de maillots et de masques, figures gymnastes et break dance virtuoses, écritures percutées par les rythmes obsédant, jusqu’à la transe, au sol et dans les airs. C’est de la haute voltige. On est au Maroc, entre gnawas, soufis, et choc des cultures. Le chorégraphe se présente ainsi : “Artiste engagé, ma danse est au service du partage de cet héritage artistique et culturel, elle questionne les identités plurielles, entre rupture et continuité.”

Ce « moment d’utopie collective » comme le dit la directrice de June Events, sur le thème cette année de Faisons corps permet de donner de la force face aux mutations du monde. On traverse des expériences, on décale les codes. Joanne Leighton fête d’une manière ludique la fin de sa résidence à Paris Réseau Danse au Palais de la Porte Dorée avec Walk #3 ; Vincent Thomasset joue sur les équilibres, avec Carrousel ; Aina Alegre interroge les identités avec La nuit, nous autres ; Nina Santes, nouvellement associée à l’Atelier de Paris, organise un récit de nuit, Fictions, une nuit en créations, avec des performances multiples au cours d’une nocturne multiforme et électrique.

La programmation est riche et ouverte, et on y trouve tous types d’initiatives et de spectacles. Elle est fantaisie, recherche et  décalage, venant de différentes régions de France – entre autres  le Ballet de Lorraine sous la houlette du chorégraphe japonais Saburo Teshigawara et celle de Thomas Hauert avec vingt-deux danseurs – et venant de partout, entre autres d’Allemagne, Belgique, Espagne, Portugal, Israël, dans l’idée d’être ensemble. Découverte et plaisir sont à la clé de June Events. Suivez la piste !

Brigitte Rémer, le 9 juin 2019

Sérénités, Association L’Heure en Communavec : Yasmine Youcef, Ghida Hachicho, Danya Hammoud – Chorégraphie Danya Hammoud – accompagnatrice Marion Sage.

Terça-Feira : Tudo o que é sólido dissolve-se no ar – Compagnie Alkantara – avec Claudia Dias et Luca Bellezze – conception Claudia Dias – regard extérieur Jorge Loura.o Figueira – assistance Karas – créations lumières et décor Thomas Walgrave – animation Bruno Canas.

Näss/ Les gens – Compagnie Massala – avec :  Élias Ardoin ou Yanice Djae, Sami Blond, Mathieu Bord, Maxime Cozic, Loïc Elice, Justin Gouin, Nicolas Grosclaude – chorégraphie Fouad Boussouf – assistant Bruno Domingues Torres – création lumière Françoise Michel – habillage sonore et arrangements Romain Bestion – costumes et scénographie Camille Vallat – En tournée : 13 juin 2019 Festival Perspective de Sarrebruck (Allemagne) – Juillet Avignon Off et Festival de Sanvicenti (Croatie) – Beijing Dance Festival, Pékin (Chine) – Août : Shanghai international Dance Center, Shangai (Chine) – Septembre Dansens Hus d’Oslo (Norvège) et Stockholm (Suède).

June Events – Jusqu’au 15 juin 2019 – Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de Manœuvre. 75012 – Tél. : 01 41 74 17 07. Voir aussi nos articles Ubiquité-Cultures, pour Le Printemps de la danse arabe #1 des 31 mars et 8 avril 2019.

Mademoiselle Julie

© Franck Beloncle

Texte August Strindberg, traduction Terje Sinding, mise en scène Julie Brochen, Compagnie Les Compagnons de Jeu, au Théâtre de l’Atelier.

La nuit d’été qui précède la Saint-Jean, on fête le renouveau, la ville est en fête. Dans les cuisines d’un vaste domaine, Jean le valet, et Kristin la femme de chambre, a priori fiancés, vaquent aux tâches ménagères chez Monsieur le Comte, au prestige et à l’autorité certaines. Elle, repasse ; lui, cire les bottes. Tous deux sont prompts à répondre au coup de sonnette qui les appelle.

Pièce en un acte, Mademoiselle Julie est un huis clos nocturne et tragique entre Julie, la fille du Comte, jeune aristocrate arrogante (Anna Mouglalis) et Jean qu’elle s’amuse à provoquer (Xavier Legrand), malgré Kristin, impuissante devant ce jeu de la séduction à outrance (Julie Brochen). L’arrivée de Julie en maîtresse-femme, dominatrice, perturbant le bon ordre de la cuisine et celui des consciences, est flamboyante. Elle vient de rompre ses fiançailles au cours d’une séquence dont Jean a été le témoin discret : un jeu pervers avec cravache où elle domptait son fiancé, et dont le point d’orgue a acté la séparation. Et dans sa descente vertigineuse de jeune femme qui s’ennuie et ne connaît que les rapports de force, elle mise sur Jean, sa prochaine proie.

Elle attaque avec fougue et cynisme, prend le valet de très haut et le défie : « Baise ma chaussure… » lui demande-t-elle. Une sorte de jeu pervers se met en place, et Jean entre dans la danse, faisant mine de suivre les caprices de la dame, malgré les mises en garde de Kristin, son amoureuse. Le duel est alors aigu et violent, et la manipulation dans les deux camps, orgueil pour orgueil, mépris pour mépris. Jean et Julie se racontent, par bribes, leurs vies et leurs rêves : pour Julie l’argent, le vin, la fragilité des sentiments, l’enfance avec une mère quasi folle et destructrice, son éducation comme un garçon hésitant entre le féminin et le masculin ; pour Jean le jeu de la vérité, ses soupirs pour une jeune fille sans avoir osé le lui dire, jusqu’à vouloir en mourir, et quand il nomme la jeune fille, il la désigne : « c’est vous ! » Difficile de dénouer la vérité du mensonge, chez l’un comme chez l’autre.

La relation se consomme et Jean propose un projet : partir en Suisse avec elle et monter un hôtel haut-de-gamme, l’occasion pour lui de créer son affaire, pour elle de changer de vie, de classer son sentiment de supériorité, d’oublier la haine envers les hommes si bien transmise par sa mère, depuis l’enfance. Jean et Julie font des mouvements de balancier. « Partez, venez avec moi » dit-il. « Dis-moi que tu m’aimes » implore-t-elle. Julie joue le jeu du départ et en costume de voyage rejoint Jean une cage à la main, son serin dedans. Il y a du suspens. Kristin qui a compris quitte la maison. Jean demande à Julie de se séparer de la cage et du serin, et il tue l’oiseau. Julie se suspend, se rétracte et ne part plus. Elle disparaît. On apprend son suicide. La tragédie est terrible, le valet reprend son rôle comme si rien ne s’était passé, prêt à apporter les bottes bien cirées et à servir le thé. Parfait cynisme. Dernière image sur le soleil qui se lève, avec Jean qui se lave les mains, signe chargé de sens.

Le conte est cruel et tous les personnages des pièces de Strindberg animés par cette volonté de domination des uns envers les autres et de lutte de pouvoir entre homme et femme, se trouvent dans des postures, moralement et socialement, subversives. Né à Stockholm en 1849, Strindberg y meurt en 1912. Son théâtre ressemble à sa vie. Il est le quatrième de huit enfants et vit une enfance troublée par de fréquents déménagements, une certaine négligence familiale, de l’intégrisme religieux et le sectarisme d’un établissement scolaire qui le marquera à jamais. Plus tard il a des relations orageuses avec les femmes et se marie trois fois, montre une sensibilité politique un temps proche du socialisme, qu’il renie ensuite, s’intéresse à Nietzsche et correspond avec lui jusqu’au projet de traduction de Ecce Homo qui ne se réalise pas faute d’argent et se tourne vers le mysticisme. Son roman La Chambre rouge en 1879 lui donne la célébrité, le théâtre naturaliste l’intéresse et il écrit plusieurs pièces, dont Mademoiselle Julie, en 1888. On le compare au dramaturge norvégien Henrik Ibsen. Dans les années 1890, il aborde également la photographie, se rapproche du symbolisme, subit une période de trouble intérieur qui se termine en 1897 par l’écriture d’un livre en français Inferno. Il est finalement considéré comme l’un des pionniers de l’expressionnisme européen moderne avec notamment La Danse de mort (1900), La Sonate des spectres et Le Pélican (1907). Il fonde alors à Stockholm le Théâtre-Intime, dans lequel ses dernières pièces sont jouées par une jeune troupe que dirige le metteur en scène August Falk.

La scénographie de cette nouvelle lecture de Mademoiselle Julie, proposée par Julie Brochen est simple : un plateau ouvert, sans pendrillons ; côté jardin un réchaud posé sur une petite étagère à l’avant, une table et quelques chaises au centre, un panier à linge ici ou là ; la porte du fond qui ouvre sur le domaine ; au sol, des pétales de fleurs fanées, (scénographie et costumes signés de Lorenzo Albani). Tout repose sur le jeu des acteurs et c’est Anna Mouglalis et Xavier Legrand qui ont demandé à Julie Brochen – ex-directrice du Théâtre de l’Aquarium puis du Théâtre national de Strasbourg – de monter la pièce. Sa mise en scène éclaire la violence de la dualité des classes sociales et donne de la pièce de Strindberg pourtant souvent montée, une lecture fine. Elle en suspend le temps, à trois reprises, par des chansons. C’est la belle voix grave de Gribouille – superbe jeune femme et magnifique chanteuse des années soixante-dix, qui à vingt-sept ans avait décidé de n’aller pas plus loin – qui ferme le spectacle, avec sa chanson Dieu Julie.

La direction d’acteurs est très réussie et chacun développe sa partition avec simplicité et flamboyance : la metteure en scène en la modestie de la sienne, interprète Kristin dans sa discrète présence. Anna Mouglalis est une superbe Julie à la voix si particulière et la personnalité singulière, sa présence est magnétique. Xavier Legrand, qui mène magnifiquement son parcours artistique entre théâtre et cinéma – il est le réalisateur du film Jusqu’à la garde, fortement primé et qui a reçu cette année cinq César – est un Jean complexe à souhait, personnage d’une grande élégance qui dérive entre ombre et désir de lumière. D’attirance à répulsion, le duo Julie/Jean joue comme deux funambules sur un fil tendu entre les cuisines et le reste du domaine, à la rencontre l’un de l’autre, l’énigme demeurant sur l’équilibre des forces. Sensuel et au bord du désir, sans savoir qui manipule l’autre, ils construisent un pas de deux de forte intensité, jusqu’à la mort pour elle, avec la cruauté du petit matin où tout reprend son cours.

Le trio d’acteurs dessine magnifiquement cette nuit de la Saint-Jean, pas comme les autres, jusqu’à la tragédie, et porte avec force le trouble intérieur de Strindberg. Un beau spectacle.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2019

Avec : Anna Mouglalis, Mademoiselle Julie – Xavier Legrand, Jean – Julie Brochen, Kristin. Scénographie et costumes Lorenzo Albani – lumières Louise Gibaud – création sonore Fabrice Naud.

Du 28 mai au 30 juin 2019 – mardi au samedi à 19h, dimanche à 15h – relâche le 21 juin. Théâtre de l’Atelier, Place Charles Dullin. 75018. Paris – métro : Abbesses ou Anvers – Tél. : 01 46 06 49 24 – www.theatre-atelier.com

 

Ce qui demeure

© Compagnie Babel

Écriture et mise en scène Elise Chatauret, Compagnie Babel – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Oeillets.

C’est à partir d’une série d’entretiens réalisés pendant plus de six mois auprès d’une amie âgée de quatre-vingt-treize ans qu’Élise Chatauret a collecté le matériau de son spectacle. La jeune auteure et metteure en scène travaille à la manière d’un film documentaire qu’elle réaliserait. Elle a créé sa compagnie, Babel, en 2008 en Seine-Saint-Denis, été en résidence à La Courneuve et Aubervilliers notamment, pour poursuivre son observation du réel et en témoigner. Elle travaille toujours selon cette même méthode de l’enquête, fait des entretiens et rapporte des histoires de vie.

Dans Ce qui demeure, une petite-fille et sa grand-mère partagent dans la cuisine un plat de carottes, la jeune femme commence à poser des questions et enregistre. Pudiquement, les mots tournent autour du partage et de la solitude, de l’enfance, de la vie de cette femme qui aura bientôt traversé un siècle, et va jusqu’au plus profond d’elle-même, sautant d’une période à l’autre très librement. Deux générations les séparent, et ce qui donne de la force au propos c’est que les deux actrices ne jouent pas, ni la grand-mère ni la petite-fille, ce sont deux femmes qui échangent sur le plateau, à travers des mots et expressions décalés (Solenne Keravis et Justine Bachelet). « J’ai vécu presque un siècle. Entre le moment de mon enfance et aujourd’hui, c’est une période de bouleversement total et d’évolution incroyable. » La jeune femme questionne l’ancienne qui transmet son expérience et ses chagrins, les blessures de la vie, ses interrogations et qui décide de la trace qu’elle veut laisser. Il y a eu l’abandon, la guerre et ses destructions, la pauvreté et la lutte des classes. « Or plus personne aujourd’hui ne se pense en termes de classe et moi j’pense que c’est une des grandes victoires du capitalisme. » Une altiste, Julia Robert, fait des apparitions-disparitions et comme en surimpression apporte, avec son instrument, sa petite musique de nuit.

De grandes photos balisent le chemin du récit et se posent au sol tel un jeu de l’oie, ou s’affichent sur les vitres, mettant des noms sur des visages, elles appellent la mémoire. Parmi elles, l’une est emblématique, la petite-fille est aux côtés de sa mère et de sa grand-mère. « C’est un de ses seuls souvenirs de la mère qui l’abandonne, assise à côté d’elle. » Première et immense blessure, définitive, cet abandon avec sa soeur, qu’elle rattrape en disant : « Moi, j’ai la chance de n’être rien, de ne même pas savoir d’où je viens et je trouve ça formidable. » La scénographie est construite selon deux espaces distincts : à l’arrière-plan, la cuisine de la grand-mère, l’avant du plateau est comme une page blanche qui se recouvre d’images et devient le lieu de la mémoire et des références (la scénographie et les costumes sont de Charles Chauvet). On y trouve des traces d’œuvres d’art : fragments de visage de Giotto, sculptures de Michel-Ange comme commentaires superposés au récit de vie de la grand-mère. La référence de la metteure en scène pour créer ce labyrinthe du passé porte sur L’Atlas mnémosyne d’Aby Warburg, historien de l’art, qui, au cours de la première partie du XXème siècle, créait une œuvre originale et unique renouvelant les conditions de lecture et d’interprétation des images.

Et la grand-mère parle du vieillissement du corps et de l’esprit : « Je pense à tout ce que j’ai su et que j’ai peur d’oublier : les départements français, les noms des gens, des rues, les images que j’ai dans la tête. » Et à la fin des entretiens, évoquant le bout de la route, la petite-fille qui se risque à demander : « Qu’est-ce qui reste ? Qu’est-ce qui demeure ? Quelles sont les choses qui reviennent tout de suite comme ça qui sont les éléments les plus forts, les plus marquants de ta vie ? » Et la réponse : « Je ne peux pas en isoler… Les événements les plus marquants, je crois, ce sont les rencontres… La première fois où je suis allée voir ma mère, c’était chez elle à… Je devais avoir soixante ans… »

C’est une chanson douce dont témoigne Elise Chatauret dans l’écriture et la mise en scène et que font vivre les actrices et la musicienne. Pas de remords, pas d’amertume, la vie tout simplement, dans un temps « t », interprétée avec finesse et justesse par Solenne Keravis, Justine Bachelet et Julia Robert, la vie qui se poursuit à partir du passage de relais et de la transmission. Et du premier rang du public apparaît sur le plateau une vieille femme, guidée par les deux actrices, image de la vieillesse où sagesse et sérénité l’emportent, refermant ce livre de la vie. « Si le travail d’enquête est le socle de l’écriture scénique, les spectacles que je produis interrogent le lien entre le document et la fiction, et questionnent la potentielle théâtralité du document, en s’émancipant peu à peu de la matière initiale » dit la metteure en scène qui poursuit son travail sur la remémoration et la dramaturgie de la mémoire. Il en ressort à travers une belle sensibilité de travail, de petites touches sur la vie au quotidien et les misères de chacun qui, par cette grand-mère ordinaire, ni martyre ni star, se livrent avec beaucoup de pudeur,

Brigitte Rémer, le 3 juin 2019

Avec : Solenne Keravis, Justine Bachelet, Julia Robert – dramaturgie et collaboration artistique Thomas Pondevie – scénographie et costumes Charles Chauvet – composition sonore/alto Julia Robert – lumières Marie-Hélène Pinon – régie générale et lumière Léandre Garcia Lamolla – régie son Alice Le Moigne, Laurent Le Gall.

Du 18 au 28 mai 2019, au Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – Manufacture des Œillets – Site : www.theatre-quartiers-ivry.com – www. compagniebabel.com – Tel. : 01 43 90 11 11.

Les joies du devoir

© Le Bal Rebondissant

D’après Deutschstunde/La leçon d’allemand de Siegfried Lenz – Adaptation et mise en scène Sarah Oppenheim, Compagnie Le Bal Rebondissant – Théâtre du Soleil/Cartoucherie de Vincennes.

Encerclée par un paysage marin froid et mélancolique, une prison pour jeunes délinquants située sur une île, au large de Hambourg, en bordure de l’Elbe. Dans la cellule de Siggi Jepsen, des dizaines de feuilles couvertes d’écritures manuscrites sont accrochées au mur. Ce sont les mots qu’il n’a pas pu écrire un jour de rédaction alors que tout se bousculait dans sa tête et qu’il avait rendu page blanche. Le sujet écrit au tableau s’appelait Les joies du devoir, figure imposée du cours d’allemand. Il s’était laissé aller à la rêverie plutôt que de composer, distrait par les bateaux qui remontent le cours d’eau, par le brise-glace et les mouettes. Le professeur l’avait pris pour une provocation, ou pour de la rébellion, et l’avait fait convoquer chez le directeur de la prison. Entouré d’un staff de psychologues qui avaient énoncé leurs possibles diagnostics : « troubles de la perception, illusions mnémoniques, inhibition cognitive » il avait été scruté, et la punition suprême était tombée : faire son devoir. « Ils m’ont donné une punition. Les joies du devoir. Chacun peut écrire ce qu’il veut pourvu que le travail traite des joies du devoir » dit-il. Pour Siggi, cela signifiait prendre le temps qu’il faut pour puiser dans sa mémoire, une « retraite salutaire » comme lui a dit le directeur. Pas d’atelier, pas de bibliothèque, pas de visites, pas même celle de sa sœur Hilke, et pour traitement : « de la solitude… du temps et de la solitude ».

Submergé par ses souvenirs d’enfance difficiles à trier, le jeune prisonnier (Maxime Levêque) sort du silence et se met à noircir compulsivement des pages et des pages. Il voyage dans le passé par images et plus rien ne l’arrête. Il fait vivre ses personnages, incarnés sur le plateau, tantôt narrateur, tantôt protagoniste de l’histoire. Premier fantôme, première image qui le taraude, celle de son père, Jens Ole Jepsen, (Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre) rattaché au dernier poste de police avant la frontière nord-allemande, Rugbüll, son uniforme, le vélo de service, et sa pèlerine qui s’envole. Dans la mémoire du fils, le choc eut lieu en 1943 quand son père eut pour mission de faire appliquer la loi du Reich auprès de l’un de ses amis d’enfance, le peintre Max Ludwig Nansen (Rodolphe Poulain), constat d’une faille entre père et fils qui ne cessera de grandir. Le père portait un message émanant de Berlin qui intimait l’ordre à l’artiste de déposer ses pinceaux, avec interdiction de peindre. Obéissant aux ordres de sa hiérarchie et trahissant son ami de toujours, le père policier tenta de se justifier lâchement : « Je ne suis pour rien dans tout ça, tu peux me croire. Je n’ai rien à voir avec cette interdiction. Je ne fais que transmettre. »

Le jeune Siggi prit le parti de Max, second fantôme, secondes images, avec sa femme Ditte et leurs deux enfants adoptés, Jutta et Jobst, Max qui converse ou se chamaille parfois avec son Balthasar, son double, sa conscience. Siggi lui rendait visite en douce et l’aida à cacher ses toiles pour les protéger, confirmant ainsi son opposition au père. « Ça ne vous suffit donc pas de m’interdire de peindre ? Vous voulez encore confisquer des toiles que personne n’a jamais vues… ? Tu crois vraiment qu’on peut interdire à quelqu’un de rêver ? » Car la tension augmentera au fil des tableaux. Très soucieux de faire respecter la loi, Jens Ole Jepsen mettra la pression maximum sur son ex-ami d’enfance et ira jusqu’à brûler certaines œuvres en autodafé.

Siegfried Lenz s’est inspiré de l’expérience d’Emil Nolde, peintre expressionniste et aquarelliste allemand, à qui, en 1941, les autorités interdisaient de peindre, et qui fut exclu de l’Académie des arts. Et Max Nansen, comme Nolde, se lança dans un cycle de tableaux non-peints, autrement dit de tableaux invisibles, au nez et à la barbe du policier. « Ces fous-là, comme s’ils ne savaient pas que c’est impossible : interdiction de peindre… Comme s’ils ne savaient pas qu’il y a aussi des tableaux invisibles… Je m’en tiens à l’inutile… Ce qui est dans la tête ne peut être confisqué… »

Écrite en 1968, La leçon d’allemand traverse plusieurs thèmes : au niveau individuel, l’autorité paternelle et la transmission familiale, la construction des images mentales de l’enfance, la conviction et l’éthique, la fidélité à soi-même et à ses idées ; au niveau collectif, la responsabilité et l’endoctrinement, les méthodes nazies pour dévaster les esprits, la violence et l’absurdité du régime ; au niveau artistique la liberté de création, l’art et le rôle de l’art dans la société, le geste artistique – le stylo pour l’écrivain, la couleur pour le peintre.

Avec La leçon d’allemand, Siegfried Lenz acquiert ses lettres de noblesse et devient l’un des écrivains allemands les plus connus de la littérature de l’après-guerre et d’aujourd’hui. Il est l’auteur de quatorze romans, de nombreux récits et nouvelles, d’essais et de pièces théâtrales. Sa première pièce, Zeit der Schuldlosen/Le temps des innocents, représentée en 1961, est imprégnée de Sartre et de Camus et toute son œuvre pose le problème de la résistance et celui de la responsabilité. Fils d’un douanier né en 1926 en Mazurie, dans la Prusse-Orientale devenue la Pologne, il est enrôlé dans les Jeunesses hitlériennes à l’âge de treize ans, puis dans la marine allemande en 1943 et aurait adhéré au parti national-socialiste en juillet de la même année. Il déserte l’armée du Reich et se livre aux Anglais. Après sa libération, en 1945, il s’installe à Hambourg, reprend des études de philosophie et de littérature anglaise et assure la chronique littéraire dans le journal Die Welt. Il publie ses premiers romans à partir des années 50. La leçon d’allemand se compose de vingt chapitres aux longues et magnifiques descriptions, transcrites au théâtre par Sarah Oppenheim sous forme de peintures.

La metteure en scène a judicieusement choisi un environnement scénographique composé de toiles peintes. On sent les embruns de la mer du Nord, la brume et l’eau, les frimas et le vent dans les arbres, la lumière tamisée de l’hiver sur les toiles aux patines grises et bleutées déclinées, absolument superbes et magnifiquement éclairées. Les ombres s’y projettent et les personnages se dédoublent. Les peintures sont d’Aurélie Thomas et Cécilia Galli, la scénographie d’Aurélie Thomas qui a aussi réalisé les costumes, les lumières de Pierre Setbon, assisté de Hugo Fleurance. Des feuilles mortes gisent sur un sol de sable noir. Des bruits de vagues, de mouettes et de mer, se mêlent aux bruits des pinceaux (son Julien Fezans).

A travers ce paysage brouillé de l’enfance qui reflue, du fond de sa cellule Siggi écrit inlassablement et revient sur le passé. Il donne vie à ses fantômes – son père, sa sœur, l’ami peintre, tous bien interprétés – et se laisse déborder par ces souvenirs qu’il voudrait maitriser et comprendre. Les joies du devoir sont pour lui l’opportunité de poser la question du choix individuel et de l’éthique, face à une société où la bêtise et la violence du moment imposaient de RÉSISTER.

Brigitte Rémer, le 30 mai 2019

Avec : Maxime Levêque, Fany Mary, Rodolphe Poulain, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre. Scénographie et costumes Aurélie Thomas – peinture Aurélie Thomas, Cécilia Galli – son Julien Fezans – lumières Pierre Setbon, assisté de Hugo Fleurance – vidéo Kristelle Paré. La leçon d’allemand de Siegfried Lenz est publiée aux éditions Robert Laffont dans une traduction de Bernard Kreiss.

Du 15 au 26 mai 2019, mercredi au samedi à 20h, dimanche à 16h – Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris – Tél. : 01 43 74 24 08 – Site : www.theatre-du-soleil et www.lebalrebondissant.com

 

Fauves

© Alain Willaume

Texte et mise en scène Wajdi Mouawad, à La Colline-Théâtre National.

Comme les rushs d’un film avant montage, les images fragmentées d’un feuilleton se construisent et se déconstruisent, au cours d’une première scène d’une grande violence. Dans une alcôve, une jolie blonde entre désir, haine et sexualité essaie de retenir son amant, un grand et beau black avant de le tuer à coups de couteau. Cette scène, qui va se répéter en se décalant légèrement, relève du montage d’un film que réalise Hippolyte Dombre (Jérôme Kircher).

La cinquantaine et père de deux adolescents – Lazare, astronaute confirmé, au Kazakhstan (Yuriy Zavalnyouk) et Vive, à la recherche de sa liberté et oeuvrant dans une ONG en Syrie (Jade Fortineau) – le réalisateur vient d’enterrer sa mère, Leviah, originaire du Maroc, morte accidentellement. Il doit faire face à une surprenante réalité, transmise par le notaire chargé de régler ses affaires posthumes. Il apprend que son père biologique n’est pas celui qui l’a élevé, et que l’homme vit au Québec. Sa mère n’avait pas divorcé d’avec lui bien qu’elle se soit remariée en France. Il décide de partir à la recherche de ses origines et à la rencontre d’Isaac, ce père inconnu (Gilles Renaud), au Québec. Il entre petit à petit dans son histoire familiale, fouillant dans la généalogie transgénérationnelle soigneusement oubliée, ou cachée par sa mère. Il découvre qu’il a un demi-frère, Edouard, (Hughes Frenette) que les deux mères (la sienne, interprétée par Norah Krief et celle d’Edouard, interprétée par Lubna Azabal) avaient échangé un pacte, resté secret, qu’Isaac a une troisième femme, jeune et enceinte, qu’il ne connaitra pas puisqu’elle se donne la mort au même moment. Sous le choc et au bout du cauchemar qu’apportent ces découvertes, Hippolyte Dombre tombe au fond du labyrinthe et sombre dans la folie, lors de son vol retour pour Paris. Les fils de la narration se brouillent dans une succession d’histoires sombres, et le jeu de la déconstruction de cette saga familiale autocentrée, s’étire dans le temps – temps théâtral et temps réel, le spectacle dure quatre heures.

Dans Fauves s’entremêle le présent et le passé selon les règles du polar, la technique du flash-back et de l’ellipse chère à Wajdi Mouawad. Comme dans les quatre pièces qui forment Le Sang des promesses : Littoral, Incendies, Forêts et Ciels, l’auteur questionne la famille et ses non-dits, les racines, la violence, les cultures. Il nous fait ici voyager entre Europe, Amérique et Kazakhstan, « Pour égorger les fantômes rien de mieux que le silence » reconnaît-il. La scénographie d’Emmanuel Clolus est astucieuse elle permet de construire chaque tableau avec des praticables mobiles et de la transparence dont le metteur en scène use et abuse, mais dont les effets sont efficaces pour servir son propos fragmenté – de l’étude du notaire à l’aéroport, d’une maison de retraite à une station spatiale, de la rue québécoise à une ONG syrienne -. On retrouve à travers ces espaces la gamme déclinée des sentiments dont les protagonistes sont habités, à travers le dévoilement de l’inceste, du viol, de bébés échangés et le background des meurtre, suicide, trahison et pulsions. On est, comme souvent chez Wajdi Mouawad, dans le rappel biographique. Sa famille s’était vue contrainte de s’exiler au Québec en raison de la guerre civile au Liban, son pays. En cela, destin individuel et destin collectif se recoupent.

Le fil narratif du spectacle se tisse par Jérôme Kircher, juste interprète du réalisateur Hippolyte Dombre qui assure le lien entre les histoires éclatées et les géographies. « C’est ce putain de silence et tous les mots pas formulés Je t’aime Pardon Merci qui vous restent en travers de la gorge. On se disait, on les dira demain… C’est ce deuil des mots qui est insupportable. Ceux qu’on n’aurait jamais dû dire » écrit Mouawad dont la spirale du texte nous conduit dans des galaxies intemporelles et jusqu’au cosmos final à la poursuite des étoiles avec Lazare, le fils astronaute.

Brigitte Rémer, le 29 mai 2019

Avec Ralph Amoussou, Lubna Azabal, Jade Fortineau, Hugues Frenette, Julie Julien, Reina Kakudate, Jérôme Kircher, Norah Krief, Maxime Le Gac‑Olanié, Gilles Renaud, Yuriy Zavalnyouk – assistanat à la mise en scène Valérie Nègre – dramaturgie Charlotte Farcet – conseil artistique François Ismert – scénographie Emmanuel Clolus, assisté de Sophie Leroux – musique Paweł Mykietyn – lumières Elsa Revol – costumes Emmanuelle Thomas, assistée d’Isabelle Flosi – maquillage, coiffure Cécile Kretschmar – son Michel Maurer, assisté de Sylvère Caton. Le texte sera publié à l’automne 2019 aux éditions Leméac/Actes Sud-Papiers.

Du 9 mai au 21 juin 2019, mardi au samedi à 19h30, dimanche à 15h30 – La Colline-Théâtre National, 15 rue malte-Brun 75020 –  métro Gambetta – Tél. : 01 44 62 52 52 – Site : www.colline.fr

 

Vols en piqués…

© Théâtre de la Tempête

D’après Karl Valentin – Texte français Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil – Mise en scène Sylvie Orcier et Patrick Pineau, compagnie Pipo – Théâtre de la Tempête/Cartoucherie de Vincennes.

La bonne humeur est contagieuse et celle des dix acteurs qui font vivre l’univers de Karl Valentin sur le plateau souffle sur la salle. Une terrasse bistrot montée au pied des gradins, avec photophores de couleurs rassemble une partie du public qui se place autour de ces petits points lumineux et marque la proximité entre la salle et la scène. L’autre partie est dans les gradins où, à certains moments, les acteurs montent pour partager quelques victuailles – un verre de vin, des esquimaux, une bonne plâtrée de spaghettis.

Né en 1882, considéré comme le Charlie Chaplin allemand, Karl Valentin faisait salle comble dans les cabarets et music-hall où il se produisait dans l’entre-deux-guerres, souvent accompagné de Liesl Karlstadt. Leurs physiques diamétralement opposés servaient de tremplins aux ressorts comiques de la centaine de sketches qu’il avait écrit. Il expérimentait aussi par le cinéma, cherchant à rendre irréelle la réalité du quotidien et avait ouvert en 1934, le Panoptique, un musée qu’il disait « expérimentable. » Brecht lui vouait une grande admiration et l’intelligentsia munichoise de l’époque le surnommait « le clown métaphysique. »

Avec Vols en piqués, la compagnie Pipo part de ce quotidien et vogue, de l’absurde au désordre, de l’étrangeté au burlesque. Sylvie Orcier et Patrick Pineau, co-metteurs en scène, avaient déjà travaillé en 2011 sur une première version du spectacle. Le plateau ouvre sur des tréteaux modulables et un esprit castelet, les acteurs apparaissent et disparaissent selon les situations, pleines d’humour et d’invention. Le batteur rejoint ses instruments côté cour sur une sorte de grand-bi, cet impressionnant vélocipède du temps jadis. Le piano est à jardin.

Dix courtes pièces qui se suivent et ne se ressemblent pas se déroulent au son des flonflons, sketches persifleurs, déjantés, parodiques, conduits par une sorte de monsieur Loyal : un avion avec moteur à explosion sur le départ, attraction hors norme présentée dans une salle de spectacle, numéro raté où tout le monde se fait éjecter. Un vrai faux départ à l’opéra après scène de ménage et billets offerts par la concierge. Un mariage singulier dans un duo bien réglé. Un vidangeur de m… et sa nouvelle pompe. Une chanteuse de cabaret, des musiciens jouant du klezmer avec clarinette, contrebasse, guitare, piano et vocal ponctuent les séquences avec allégresse. Les cracottes distribuées au public rythment le tempo ou servent de métronome. Un acrobate et une danseuse entrent en piste pour de brillants intermèdes. « L’art, c’est beau disait encore Karl Valentin, mais c’est du boulot… »

Au-delà des conventions sociales, Vols en piqués… est bon enfant, décalé et dans l’esprit 1930 un brin pince-sans-rire, un brin noir et grinçant. Les acteurs s’engagent physiquement pour des situations à géométrie variable, qui tournent souvent court. C’est joyeux et festif, musical et rythmé, parfois vitriolé !

Brigitte Rémer, le 22 mai 2018

Avec : Nicolas Bonnefoy, Nicolas Daussy, Philippe Evrard, Nicolas Gerbaud, Aline Le Berre, Fabien Orcier, Sylvie Orcier, Eliott Pineau, Lauren Pineau Orcier, Franck Séguy – Scénographie Sylvie Orcier – musique originale et chansons Nicolas Daussy – costumes Charlotte Merlin et Sylvie Orcier – lumières Christian Pinaud – régie lumières Morgane Rousseau – régie son Vincent Bonnet – régie Laurent Cupif et Michaël Bennoun.

Du 9 mai au 9 juin 2019, du mardi au samedi 20h, dimanche 16h – Théâtre de la Tempête-Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de Manœuvre, 75012. Paris – Tél. : 01 43 28 36 36 – Site : www.latempette.fr

 

Le Pas de Bême

© Martin Colombet

Mise en scène et écriture Adrien Béal, collaboration Fanny Descazeaux – Compagnie Théâtre Déplié au Théâtre de la Tempête / Cartoucherie de Vincennes.

Le plateau est central, comme un ring, le public disposé tout autour. Répartis dans la salle, sur les bancs des premiers rangs, comme des premiers de la classe, une actrice et deux acteurs qui se fondent dans le public, Charlotte Corman, Olivier Constant et Étienne Parc.

Le spectacle commence et procède par cercles concentriques, comme par saynètes. L’histoire est celle de Bême, jeune garçon qui rend sa copie blanche au lycée, lors de chaque devoir sur table. Défilent sous nos yeux ses parents, ses professeurs, les psychologues, le jeune garçon, ses copains, qui s’interrogent, chacun à leur manière sur les mécanismes qui poussent l’adolescent à une telle attitude, une telle provocation.

Le propos semble simple, il est traité simplement, et en même temps l’équipe met en relief la complexité du problème et fait vivre les personnages. Ils sont les uns et les autres tous et chacun, glissant de l’un à l’autre avec subtilité et avec vérité. De ce rien, de ce vide et de cette absence, ils font théâtre et construisent une mathématique digne d’une horlogerie suisse. Ils apparaissent puis s’effacent et se concentrent dans une nouvelle direction, avec l’effet ardoise magique, on écrit, on efface.

Créée en 2009, la Compagnie Théâtre Déplié porte bien son nom, les mots et les situations s’y déplient ici à l’infini autour de Bême ce garçon a priori comme les autres, plutôt bon élève et bien intégré, pas spécialement rebelle, qui a des copains mais qui reste sans réaction face à la feuille blanche du devoir sur table. Adrien Bréal, chef d’orchestre de l’ensemble dit avoir été inspiré par le roman de Michel Vinaver, L’Objecteur, écrit en 1951. Bême n’est pas exactement un objecteur, c’est un décalé, un non formaté qui flotte au-dessus de lui-même au moment des devoirs sur table sans savoir expliquer le phénomène. Vinaver a nourri l’écriture au plateau réalisée avec les acteurs. Cette démarche de création se mêle aux pièces plus purement théâtrales que présente la Compagnie, comme Le Canard sauvage d’Henryk Ibsen ou Visite au père de Roland Schimmelpfennigen.

Le Pas de Bême est l’esquisse du portrait d’un ado très joliment tracée par trois acteurs qui travaillent sur le sensible et dessinent de fragiles enluminures. Ils transforment cet espace vide en un geste théâtral singulier, leur petite musique nous reste dans la tête.

Brigitte Rémer, le 18 mai 2019

Du 7 au 26 mai 2019, Théâtre de la Tempête/Cartoucherie, route du Champ-de-Manœuvre, 75012. Paris. Tél. : 01 43 28 36 36 – site : www.la-tempete.fr

Jeu et écriture Olivier Constant, Charlotte Corman, Étienne Parc – Jeu et écriture à la création Pierric Plathier – lumières Jean-Gabriel Valot – régie Gilles David, Yann Nedelec.

Un ennemi du peuple

© Jean-Louis Fernandez

Texte Henrik Ibsen – Mise en scène Jean-François Sivadier – à l’Odéon/Théâtre de l’Europe.

C’est une pièce d’Ibsen qui met sur le devant de la scène ce qu’on appelle en démocratie, la transparence, le lien entre le pouvoir et le citoyen, la dénonciation de la corruption et du mensonge. Deux frères s’affrontent face à la vérité, dans leur ville natale et préférée : Peter Stockmann, préfet, administrateur de l’établissement thermal qui fait la fortune de la ville, profil bon élève et réactionnaire à souhait (Vincent Guédon) ; Tomas Stockmann, médecin des Bains embauché par son frère, responsable des soins dans ce même établissement, qui se bat pour des idées et devient une sorte de lanceur d’alerte (Nicolas Bouchaud).

Le début de la pièce se passe chez Tomas, milieu de bonne bourgeoisie provinciale où il vit avec son épouse, Katrine (Agnès Sourdillon) et ses enfants. Il vient d’apprendre la contamination des eaux thermales et cherche des stratégies pour la rénovation du système hydraulique, nécessitant la fermeture de l’établissement. Il le fait savoir au journaliste du Messager du peuple, prêt à en diffuser l’information, et à son frère. Le préfet s’oppose formellement à la divulgation de la nouvelle, a fortiori à la fermeture de l’établissement, malgré les mises en garde sanitaires de Tomas. Tout au long de la pièce le ton va monter dans la partie de bras de fer qui oppose les deux frères Stockmann. Tomas se met sur le devant de la scène en imaginant pétitions, manifestations et révolution contre le mensonge et souhaite la participation des petites gens dans les affaires publiques. Décrétant que « le fardeau de la pauvreté » est déjà assez lourd à porter, Peter impose la dissimulation et la tricherie pour, dit-il, éviter la chute économique de la ville. Dans la flamboyance d’un discours sur l’intérêt général qu’il se fait confisquer au cours d’une assemblée populaire particulière, Tomas se saborde lui-même dans une surprenante volte-face et un déferlement de paroles incohérentes et d’insultes, à l’égard de ce qu’il appelle la majorité compacte. On le désigne comme « ennemi du peuple », provoquant sa mort sociale.

Né en 1828, mort en 1906, Henryk Ibsen connaît dans sa jeunesse l’éclatement de la famille, suivi de la pauvreté puis de l’échec par rapport à ses premières pièces qui n’ont guère de succès, et à ses déboires professionnels en tant que directeur de théâtre. Déçu par son pays, qui ne le reconnaît pas, il choisit de le quitter, part en Italie puis en Allemagne. C’est au cours de cet exil de vingt-sept ans qu’il écrira de nombreuses pièces dont Un ennemi du peuple, en 1883, montée pour la première fois en France par Lugné-Poe, dix ans après. Il avait auparavant  écrit Peer Gynt en 1867, Maison de poupée en 1879 et Les Revenants en 1881, écrira Le Canard sauvage en 1884 et Hedda Gabler en 1890. Loin de son pays, il règle ses comptes, son univers permet à ses personnages, enfermés dans une vie sans relief, de s’inventer un combat, des utopies, quelques mirages. C’est après son retour en Norvège qu’il écrit deux de ses pièces majeures, Solness le constructeur en 1892 et John-Gabriel Borkman en 1896.

Un ennemi du peuple est une pièce très manichéenne, sorte de tribune sur la démocratie, avec apostrophes au public et attaques frontales, qui pourrait relever du drame mais s’inscrit ici dans le registre de la comédie ou du polar politique. L’auteur lui-même disait : « Je suis un peu hésitant sur la question de savoir si je dois l’appeler comédie ou drame. » Les thèmes traités s’inscrivent dans l’exact sillon de notre actuel contexte de vie : enjeux politiques, écologie, montée du populisme, règne de l’argent et course au profit, corruption des élites, désinformation, machination et complot, violence sociale. Au texte d’Ibsen traduit par Eloi Recoing, des séquences ont été ajoutées, notamment un texte du philosophe Gunter Anders, adepte de l’exagération comme intention politique qui a travaillé sur l’impact des médias dans notre rapport au monde et sur la critique de la technologie ; une autre insertion consiste en des interrogations sur le théâtre et son public, situé au centre de la cérémonie comme « une masse molle” qui applaudit, que le spectacle soit bon ou non. On a ainsi l’impression, à certains moments, de paroles adaptées au goût du jour dans lesquelles Ibsen se serait absenté et l’on ne sait plus vraiment où l’on se trouve.

À cette tribune bien singulière se mêle le thème du journalisme à travers le personnage d’Hovtad, reporter au Messager du peuple (Sharif Andoura), profession relativement décriée, hier comme aujourd’hui, et le thème de l’éducation à travers le personnage de Petra Stockmann, fille de Tomas et professeure des écoles (Jeanne Lepers). D’autres personnages gravitent, comme Biling le représentant des petits propriétaires (Cyprien Colombo), Aslaksen (Stephen Butel) et le beau-père de Tomas, Morten Kill, traité en super marionnette (Cyril Bothorel). Sa fille, Katrine, longtemps solidaire de son époux, se met aussi à douter quand elle comprend que l’arène politique va les mener jusqu’à l’anéantissement social. Dans ce monde d’hommes, Agnès Sourdillon est avec justesse l’épouse de Tomas.

Thomas Ostermeier et sa troupe de la Schaubühne avait présenté la pièce au Festival d’Avignon en 2012, puis au TNP de Villeurbanne l’année suivante en transformant la pièce en happening politique et agit-prop. Dans la tribune finale il donnait la parole au public. Ici, la fin est une sorte de feu d’artifice où tout se délite et des poches d’eau (thermales…) voltigent et s’écrasent au sol. Jean-François Sivadier pousse du côté de la comédie et choisit d’être radical et provocateur. Il surligne et dynamite le cynisme du pouvoir avec une équipe qu’il connaît bien et qui s’en donne à cœur joie, Nicolas Bouchaud en tête, omnipotent, et en écho, Vincent Guédon dans la distance froide de sa fonction de Préfet. Sivadier a aussi créé la scénographie du spectacle avec Christian Tirole, fonctionnelle et belle, pleine de transparence et de reflets renvoyés par des rideaux de plastique tombant des cintres et créant des ambiances lumière adaptées aux différentes étapes de cette guerre fratricide – création lumière de Philippe Berthomé et Jean-Jacques Beaudouin -. Côté cour, la cuisine familiale crée de la convivialité, les entrées et sorties des acteurs côté jardin passent par la salle les mettant au même niveau que le spectateur, le peuple, en une « fausse égalité », mais… « Qu’est-ce que le peuple ? » pose la pièce.

Brigitte Rémer, le 12 mai 2019

Avec : Sharif Andoura Hovstad – Cyril Bothorel Capitaine Horster et Morten Kill – Nicolas Bouchaud Tomas Stockmann – Stephen Butel Aslaksen – Cyprien Billing Billing – Vincent Guédon Peter Stockmann – Jeanne Lepers Petra Stockmann – Agnès Sourdillon Katrine Stockmann. Traduction Eloi Recoing – collaboration artistique Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit – scénographie Christian Tirole, Jean-François Sivadier – lumière Philippe Berthomé, Jean-Jacques Beaudouin – costumes Virginie Gervaise – son Eve-Anne Joalland – Le texte est publié aux éditions Acte Sud-Papiers.

Du 10 mai au 15 juin 2019, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon, 75006. Paris. Site : www.theatre-odeon.eu – En tournée jusqu’en février 2020.

Re : Creating Europe

© Jan Boeve

Soirée dirigée par Ivo van Hove et présentée par Bas Heijne – Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier – en coréalisation avec le Théâtre de la Ville, dans le cadre des Chantiers d’Europe.

L’idée de cette soirée présentée par Stéphane Braunschweig, directeur de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, est de parler d’Europe, ce qu’elle a été et ce qu’elle est, dans la sensibilité des élections prochaines. Ivo van Hove, directeur de l’International Theater Amsterdam et metteur en scène bien connu en France, qui présente actuellement à la Comédie Française Électre/Oreste (cf. notre article du 7 mai) en est le maître de cérémonie. Il en avait élaboré la conception, et avait présenté une première édition en juin 2016, dans un forum sur la Culture à Amsterdam, en partenariat avec le Centre pour les Arts De Balie/ Dutch Performing Art Center, à la veille du Référendum sur le Brexit.

L’essayiste Bas Heijne, qui travaille sur les sujets de sociétés au sens large et qui a reçu pour l’ensemble de son oeuvre le Prix PC Hooft 2017, rappelle quelques étapes de la construction de l’Europe en ses symboles forts, et notamment la création de l’Hymne européen en 1985, l’Ode à la joie, dernier mouvement de la Neuvième symphonie de Beethoven. Il dit l’idée européenne de dépassement des limites de nationalité et de compréhension mutuelle recherchée. Il fait référence à Friedrich Von Schiller, poète et dramaturge allemand se reconnaissant dans les idées de Rousseau et le mouvement littéraire du Sturm und Drang et à Ivan Jablonka, historien et écrivain dont les grands parents ont été déportés à Auschwitz et qui a apprivoisé l’Europe en voyageant en camping-car, dans sa jeunesse.

Les textes lus en trois langues et surtitrés, par la douzaine d’acteurs qui participaient à la soirée, venant des Pays-Bas, d’Allemagne et de France – superbement accompagnés dans différentes postures et situations, sur un plateau recouvert d’un tapis bleu aux douze étoiles dorées – sont autant de déclarations d’intentions partagées avec le public ce soir-là, remettant sur le devant de la scène quelques mots-clés, comme Fraternité, Respect des différences, Romantisme, Universalisme.

L’histoire commune a été rappelée à travers quelques images vidéo projetées montrant que l’Europe avait grandi de progrès en régression, d’illusions en désillusions, d’idées brillantes en erreurs. A travers les discours et les textes, paroles d’artistes, de penseurs, de dirigeants politiques, de Shakespeare à Mitterrand, de Thatcher à Obama, de Victor Hugo à Simone Weil, cette exploration de l’Europe qui définit son histoire, était salutaire à entendre, Ivo Van Hove l’a fort réussie.

Loin de la globalisation aujourd’hui imposée, la place de l’art, qui renverse les préjugés, a été saluée – la soirée a lieu dans un Théâtre National – pour un projet européen à ré-affirmer.

Brigitte Rémer, le 10 mai 2019

Avec les comédiens du Internationaal Theater Amsterdam et Charles Berling, Valéria Bruni Tedeschi et Lars Eidinger. Son Timo Merkies – lumières Dennis van Scheppingen – vidéo Jordi Wolswijk, Mark Thewessen – Sites : theatre-odeon.eu et theatredelaville.fr – Jusqu’au 1er juin 2019 : Chantiers d’Europe, l’Europe des Arts et l’Europe des générations, plus de vingt artistiques de neuf pays différents, à découvrir, dans la programmation Hors les murs du Théâtre de la Ville.

 

Arc / Chemin du jour

© Ushio Amagatsu – Sankaï Juku

Spectacle de la Compagnie Sankaï Juku – Conception, mise en scène et chorégraphie Ushio Amagatsu – Au Théâtre des Champs-Élysées, dans le cadre de la programmation Hors les Murs du Théâtre de la Ville.

C’est une collaboration exemplaire qui s’est tissée entre le Théâtre de la Ville et la Compagnie Sankaï Juku au fil des créations de Ushio Amagatsu dont les premières mondiales ont presque toujours eu lieu à Paris, depuis 1982. Poursuivant l’action engagée par Jean Mercure puis Gérard Violette, ses prédécesseurs, Emmanuel Demarcy-Motta directeur du Théâtre de la Ville, accueille Hors les Murs en première européenne sa création dernière-née, Arc/Chemin du jour. Fondée en 1975 et exclusivement masculine, la Compagnie Sankaï Juku – qui signifie Atelier de la montagne et de la mer – s’est développée autour de la technique butô, une danse des ténèbres née des suites de la seconde guerre mondiale au Japon et de l’impact des bombardements atomiques d’Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945.

Le premier spectacle signé de Ushio Amagatsu en 1977 s’intitulait Amagatsu Sho/Hommage aux anciennes poupées ; il y eut ensuite, en 1978, Kinkan Shonen/Graine de kumquat – le rêve d’un jeune garçon sur les origines de la vie et de la mort, recréé en 2005 au Théâtre de la Ville et dans lequel « un homme remonte le temps jusqu’à son enfance, entre eau, sable et ciel. » Ushio Amagatsu a, à son actif et avec les Sankaï Juku, une vingtaine de spectacles dont les deux derniers sont Umusuna/L’endroit où nous sommes nés, présenté à la Biennale de la Danse de Lyon en 2012 et Meguri/Cycle, au Kitakyushu Performing Art Center, en 2015.

Dans Arc/Chemin du jour sa nouvelle création, on entre dans une scénographie épurée – signée de Natsuyuki Nakanishi – dominée par un sol de sable presque blanc recouvrant un tatami carré, qui délimite l’espace ritualisé de la danse. Deux immenses demi-cercles de métal, s’élancent jusqu’au ciel côté cour et côté jardin, qui se rapprocheront imperceptiblement et se croiseront en une grâce silencieuse et infinie, un geste sculpté entrant dans le concept d’ensemble. Du gril, sont suspendus aux quatre coins de la scène des mobiles, comme des plateaux de balances en recherche d’équilibre et discrète oscillation, et deux petits triangles qui réfléchissent la lumière. Le symbole est partout.

La pièce est construite en sept tableaux. Dans le premier, Il pleut sur mon étoile, une poudrée de voie lactée s’étend sur un ciel profondément noir. Vêtus d’écru, les danseurs entrent tour à tour, avec noblesse et lenteur, dans une nuit magique où l’espace devient cosmos. Flûtes et cordes les accompagnent. Concentrés et solitaires, ils glissent sur les diagonales. Le second tableau, Laisse de mer, ouvre sur un mouvement d’ensemble, avant que les danseurs ne deviennent d’élégants insectes se déplaçant au sol, sur une partition en accélération. Dans le troisième tableau, Croisement/Ton passé est mon avenir, deux danseurs se répondent en écho, dans un contexte d’orage ponctué de percussions, l’un drapé de rouge l’autre de vert, leurs traces laissées sur le sable. Étendue sereine au-dessus d’un océan de lave et Trois doubles V, sont les quatrième et cinquième chapitres. Quatre danseurs aux robes couleur sable décorées de quelques subtiles bandes de tissu mille fleurs, robes aux manches longues, se déplacent en demi-cercles. Ils entrent sur une partition de gongs, cloches, tintements, sifflements et cornes de brume. A la recherche de la lumière ils répondent au chant de la terre, par leurs imprécations et furtives échappées. Dans le sixième tableau, intitulé Croisement/Inverse, les deux danseurs aux drapés vifs, entrent dos à l’espace scénique et sortent en continu, apparaissant et disparaissant en effleurant le sable au son d’un tumultueux violoncelle, tous deux glissant sur leurs diagonales en des mouvements d’allers et retours très maîtrisés. Plusieurs niveaux de musique enveloppent la chorégraphie, avec une bande-son extrêmement élaborée et complexe – musiques de Takashi Kako, Yas-Kaz et Yoichiro Yoshikawa – dont la harpe, et les mouvements électro répétitifs d’instruments qui se succèdent, comme des vagues submergeant danseurs, plateau et public. Le dernier tableau, Atteindre le crépuscule, ouvre sur un moment suspendu et apocalyptique avec retour à la couleur naturelle. Les danseurs entrent, l’un après l’autre, et tournoient longuement sur eux-mêmes à la manière de derviches en quête de spiritualité. Le final ressemble au Jardin des délices, mi-enfer mi-paradis, où chacun s’isole dans son monde souterrain, créant sa propre danse.

Connus et appréciés dans le monde entier, les Sankai Juku ont parcouru plus de quarante-huit pays et sept cents villes du monde. Leur marque de fabrique, singulière, se distingue par le corps, le crâne et le visage, maquillés de blanc ; des boucles d’oreilles, plumes ou fleurs en référence à la nature, qui ressortent dans les contre-jours – les lumières sont de Genta Iwamura et Satoru Suzuki -. Les danseurs, souvent torses-nus, portent de longues jupes d’une coupe et tissu délicatement choisis, jouant de légèreté, comme s’ils avaient des ailes. Les ondulations des bras, semblables aux vagues et les mains attrapant l’infini, ou l’éternité, sont d’une remarquable grâce et maîtrise, à nulle autre pareille. Pour la première fois, Ushio Amagatsu – formé en danse classique et moderne à Tokyo, et en danses traditionnelles japonaises – a choisi de n’être pas présent sur scène, c’est lui qui ouvrait et fermait les spectacles dans ses solos méditatifs. Il a formé des danseurs de butô virtuoses qui prennent le relais et travaillent dans la même sensibilité. Il vient sobrement saluer au final, pour le plaisir de tous. Dans le langage qu’il construit aujourd’hui avec la Compagnie, la danse s’entremêle de plus en plus au pur butô. L’innocence, l’émerveillement, la peur et la mort se lisent dans les attitudes des danseurs et la force expressive des visages. La perfection du geste et la grâce, sont autant d’invitations au voyage.

Avec les Sankai Juku l’inspiration du mouvement de l’eau et de la lumière qui se répète à l’infini, offre une beauté visuelle et émotionnelle de pure poésie, qui mène symboliquement le spectateur de l’aube au crépuscule. Et le temps se suspend.

Brigitte Rémer, le 5 mai 2019

Avec : Semimaru, Sho Takeuchi, Akihito Ichihara, Dai Matsuoka, Norihito Ishii, Shunsuke Momoki, Taiki Iwamoto, Makoto Takase – Musiques Takashi Kako, Yas-Kaz, Yoichiro Yoshikawa – assistant mise en scène Semiramu – régie générale Kazuhiko Nakahara – lumières Genta Iwamura, Satoru Suzuki – son Akira Aikawa – plateau Tsubasa Yamashita – réalisation costumes Masayo Iizuka assisté de Eiko Kawashima – assistant coordination technique Akira Ogata – coproduction Théâtre de la Ville Paris, France / Kitakyushu Performing Arts Center, Fukuoka Pref. Japon / Sankai Juku, Tokyo, Japon – la Première mondiale a eu lieu à Kitakyushu Performing Arts Center, en mars 2019.

Du 29 avril au 4 mai 2019, Première européenne, au Théâtre des Champs-Élysées, 15 avenue Montaigne. 75008. Paris – Tél. : métro Alma Marceau – site : www.theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77.

 

Électre / Oreste

© Jan Versweyveld

Texte Euripide – traduction Marie Delcourt-Curvers – version scénique Bart Van den Eynde et Ivo van Hove – mise en scène Ivo van Hove – Avec la troupe de la Comédie-Française, nouvelle production, entrée au Répertoire – Salle Richelieu.

Ivo van Hove a réuni deux pièces d’Euripide : Électre, écrite en 413 avant JC et Oreste, écrite cinq ans plus tard, en 408 avant JC, pour en faire un spectacle. Sept ans ont passé depuis le meurtre d’Agamemnon de la main de son épouse, Clytemnestre, assisté d’Égiste son amant, usurpateur du trône. Oreste et Électre, frère et sœur, ont été mis à l’écart par leur mère du centre névralgique du pouvoir : banni d’Argos, Oreste, digne héritier du trône, envoyé en exil à la cour de Phokis, exil doré où il se sent pourtant exclu et déclassé, attend la vengeance ; Électre, orpheline d’un père qu’elle adorait, donnée à un paysan bienveillant qui, face à sa noble origine, ne consomme pas le mariage et qui vit à la lisière de la ville, dans un extrême dénuement. Combative, elle s’installe dans la provocation et la rébellion, portée par le Chœur, s’insurge contre l’injustice des dieux, et espère désespérément le retour de son frère. Théâtralement, son humiliation est marquée par des vêtements déchirés, des cheveux très courts coupe habituellement réservée aux esclaves et une mer de boue autour d’elle.

Le spectacle commence là, dans le lieu de vie d’Électre dans lequel on pénètre par une étroite passerelle qui semble flotter dans les airs. La scénographie de Jan Versweyveld, qui est aussi créateur des lumières, conduit dans un premier paysage, ce sol recouvert de boue ; derrière, l’humble maison d’Électre, symbolisée par une porte noire et massive qui plus tard fera office de palais, sur lequel elle se hissera avec Oreste et Pylade, avant qu’il ne s’embrase, à l’arrivée d’Apollon ; un troisième espace, l’espace musical avec de superbes timbales placées côté cour et côté jardin, ainsi que divers gongs et percussions, guitares électriques et tuyaux harmoniques avec lesquels quatre musiciens ponctuent l’action et nourrissent le récit, tout au long du spectacle (Trio Xenakis). Les timbales ont une présence forte qui impriment à l’ensemble une noblesse certaine et une chaude tonalité de rituel. La musique originale et le concept sonore, mêlant instrumentation acoustique et électronique, sont signés Eric Sleichim.

Autour d’Électre, puissamment interprétée par Suliane Brahim et sa force sauvage, dès l’entrée du spectacle, le chœur protecteur, chorégraphié jusqu’à la transe, par Wim Vandekeybus, se déploie moitié bacchantes moitié suppliantes. Il reviendra de manière récurrente en une chorégraphie légèrement décalée, un peu obligée. Arrive un inconnu, porteur de nouvelles au sujet d’Oreste, il est accueilli selon les lois de l’hospitalité par Électre et son laboureur mycénien, joliment interprété par Benjamin Lavernhe. C’est Oreste en personne qui se présente (Christophe Montenez) mais frère et sœur ne se reconnaissent pas, elle, couverte de boue, lui qu’elle n’a pas vu grandir. Il est accompagné de Pylade son éminence grise (Loïc Corbery), prince héritier empreint de discrétion et sans mission très définie. Quand Oreste et Électre se reconnaissent enfin, avec l’aide du vieil homme mycénien qui jadis les vit naître (Bruno Raffaelli), qu’ils expriment ensemble ressentiments et haine, des plans se mettent en place et les mécanismes de la vengeance se dessinent. L’usurpateur du trône, Égiste, est exécuté en premier (Peio Berterretche), moment de grande violence. Accusations et insultes d’Électre, imprécations du Choeur, émasculation. Mais la rage est telle qu’elle demande à son frère la tête de Clytemnestre et confie entre ses mains leur destin : « Si, vaincu dans la lutte, tu venais à tomber, je mourrais, moi aussi. Ne crains pas que je te survive. Une épée aiguë me frapperait au coeur. Je vais rentrer et la tenir à portée de ma main. Si donc il vient de toi une heureuse nouvelle, tout le logis se remplira de cris de joie, et de cris de deuil si tu meurs. J’ai tout dit. »

L’étreinte de serpent comme baiser de Judas, entre la mère (Elsa Lepoivre, superbe Clytemnestre) tentant de se disculper et qui trébuche, et sa fille, n’y change rien. La robe bleu électrique se tâche, le somptueux collier se détache, le piège se referme et ne laisse à Clytemnestre aucune chance. Oreste, remplit la mission malgré ses hésitations, le besoin de destruction est sans appel, « dernier désastre pour cette maison. »

Le sacrifice de la mère consommé, Oreste s’enfonce dans la culpabilité jusqu’au délire. Face au Palais d’Argos il semble comme avalé par la terre, loin de lui-même et « ne se nourrit plus. » Avec Électre il attend le verdict des habitants. La mort par lapidation est prononcée. Leur espoir se tourne alors vers Ménélas leur oncle (Denis Podalydès), de retour à Argos en compagnie de sa femme Hélène – sosie de Clytemnestre, interprétée par la même actrice, Elsa Lepoivre, toujours superbe – à qui ils demandent de plaider leur cause auprès des citoyens de la ville. De loi justement, il est question par la bouche de Tyndare, roi légendaire de Sparte (Didier Sandre), qui s’oppose à Ménélas sur le sort à réserver à Électre et Oreste. Pour faire pression davantage encore, Hélène sera exécutée et on prépare le sacrifice d’Hermione, leur fille (Rebecca Marder). Tout se radicalise à l’extrême et le palais s’enflamme. Au final paraît le dieu, Apollon, placide et tout puissant (Gaël Kamilindi) : « Mettez fin à vos querelles… » lance-t-il, ironiquement.

La difficulté de monter la tragédie grecque, archaïque et moderne, se retrouve ici et Ivo Van Hove opte pour l’excès et le côté démonstratif. On est parfois à la frange du grand spectacle, un peu Ben Hur un peu Dix commandements avec les visages couverts de sang et de terre et de plus en plus au fil de l’action, l’émasculation d’Égiste limite ridicule, la transe extravertie du Chœur, le déchaînement des émotions. Des trois grands tragédiens grecs, presque contemporains, – les deux autres étant Eschyle et Sophocle – Euripide est celui qui se penche davantage sur le côté psychologique des personnages et traite de ceux que l’on exclut et qui n’ont que la violence pour se faire entendre. Il se serait lui-même retiré du monde à la fin de sa vie dans une grotte de Salamine, et serait mort en Macédoine en 406 avant JC. Dans le choix de l’œuvre, Ivo Van Hove met en avant le processus de radicalisation d’Électre et d’Oreste comme noeud central de la mise en scène, et le lie aux problématiques d’aujourd’hui. La violence y est extrême et insistante et les contrastes soulignés. Même si la symbolique de la terre et de la boue, signes de la faillite familiale qu’on retrouve dans la scénographie et dans les costumes bruns intemporels d’Électre et du Chœur, font penser à la Medea de Pasolini, le bleu-roi électrique des costumes coupe moderne portés par Oreste et Pylade, et les robes du Palais, celles de Clytemnestre, d’Hélène et de leur fille Hermione, références au Palais, tranchent assez brutalement.

Ivo Van Hove avait monté Les Damnés d’après Visconti, avec les acteurs de la Comédie Française en 2017, une grande fresque très réussie. Il connaît la maison. Dans Électre / Oreste il table sur la force d’Électre, la fragilité d’Oreste, l’arbitrage de Pylade et, dans le sillage d’Euripide, conduit les personnages du crime à la vengeance et de la vengeance au crime. Les acteurs, tous à leur personnage dans la spirale de leur destin, sont d’une grande justesse dans le parti-pris de mise en scène, à commencer par Électre à l’état sauvage qui donne furieusement le tempo. Fin de partie avec Apollon. Les dieux veillent, retour au calme.

Brigitte Rémer, le 3 mai 2019

Avec la troupe de la Comédie-Française : Claude Mathieu, Cécile Brune, Sylvia Bergé, Éric Génovèse, Bruno Raffaelli, Denis Podalydès, Elsa Lepoivre, Julie Sicard, Loïc Corbery, Suliane Brahim, Benjamin Lavernhe, Didier Sandre, Christophe Montenez, Rebecca Marder, Gaël Kamilindi – Avec les comédiens de l’Académie de la Comédie-Française : Peio Berterretche,  Pauline Chabrol, Olivier Lugo, Noémie Pasteger, Léa Schweitzer – Percussions Trio Xenakis, en alternance : Adélaïde Ferrière, Emmanuel Jacquet, Rodolphe Théry, Othman Louati, Romain Maisonnasse, Benoît Maurin. Traduction Marie Delcourt-Curvers – version scénique Bart Van den Eynde et Ivo van Hove – scénographie et lumières Jan Versweyveld – costumes An D’Huys – musique originale et concept sonore Eric Sleichim – travail chorégraphique Wim Vandekeybus – dramaturgie Bart Van den Eynde – assistanat à la mise en scène Laurent Delvert – assistanat à la scénographie Roel Van Berckelaer – assistanat aux costumes Sylvie Lombart – assistanat aux lumières François Thouret – assistanat au son Pierre Routin – assistanat au travail chorégraphique Laura Aris.

Du 27 avril au 3 juillet 2019, en alternance, matinées à 14h, soirées à 20h30 – Comédie Française, salle Richelieu, Place Colette. 75001. Paris – Site : www.comedie-francaise.fr – Tél. : 01 44 58 15 15 – Au cinéma Pathé Live, spectacle diffusé en direct dans plus de trois cents salles de cinéma en France et à l’étranger, Jeudi 23 mai 2019 à 20h15. Reprises au cinéma le 16 juin à 17h, les 17 et 18 juin à 20h – En tournée internationale : Festival d’Athènes et d’Épidaure, au Théâtre antique d’Épidaure (Grèce), les 26 et 27 juillet 2019.

Onéguine

© Pascal Victor

d’après Eugène Onéguine d’Alexandre Pouchkine – traduction André Markowicz – mise en scène, scénographie, lumière Jean Bellorini – réalisation sonore Sébastien Trouvé, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

Eugène Onéguine est une oeuvre gigantesque, la grande œuvre d’Alexandre Pouchkine, publiée entre 1821 et 1831, chapitre par chapitre, il y en a huit. Le spectacle commence par une envolée de nombres-devinettes, énumérés par un acteur à l’oreille du spectateur, sur un mode ludique : cinq mille cinq cent vingt-trois octosyllabes, vingt neuf mille trois cent quarante-quatre pieds, trois cent soixante-quatre strophes de quatorze vers, telle est l’oeuvre crépusculaire. L’extraordinaire traducteur André Markowicz, grand spécialiste ès-traduction de la littérature russe, a relevé le défi. Il a passé vingt-huit ans sur ce travail, cherchant à coller au plus près de la métrique russe, en en suivant les accents rythmiques. Le texte est une pure beauté.

Le public prend place dans la petite salle du TGP aménagée en espace bi-frontal, dispositif de cent trente places, léger, et scénographie minimaliste qui peuvent facilement voyager. On entre dans l’intimité d’Onéguine, visuellement autant que par l’écoute du texte qui se chuchote à notre oreille, dans un casque. Le poète s’adresse au lecteur, ici à l’auditeur-spectateur. Une composition sonore s’intercale avec finesse et pertinence, conçue et enregistrée par Sébastien Trouvé – galops de chevaux, calèche, grand vent, tempête autour du manoir – composition mêlée à des extraits, ici librement arrangés, de l’opéra en trois actes au nom éponyme, composé par Piotr Illitch Tchaïkovski en 1877. Un comédien au pupitre adapte les mini-micros qui guident le spectateur selon les déplacements des personnages réduits à leur simple expression.

Au centre de l’espace un piano, plus loin une table et des candélabres qui seront allumés en cours de spectacle, quelques sièges de l’autre côté. Il n’y a pas réellement de personnages, chaque acteur incarne tour à tour l’un d’eux ou devient narrateur, passe le relais, commentant parfois en direct ce qu’il pense. L’intensité est grande, comme la concentration d’un public aux aguets et celle des acteurs, dans la générosité du secret partagé. Il règne un étrange climat, feutré, singulier et convivial, où flotte une certaine magie.

Le metteur en scène suit de près le roman de Pouchkine : l’histoire d’un jeune homme, Onéguine, en route vers le domaine isolé d’un oncle dont il vient d’hériter, échappant ainsi à la vie mondaine de Pétersbourg. Il y mène une vie solitaire jusqu’à ce qu’un jeune poète, Lenski, s’installe dans le voisinage. Les deux hommes deviennent amis, essayant ensemble de « tuer le temps. » Lenski séduit la naïve Olga et la rencontre le soir, tandis que Tatiana sa sœur aînée à la beauté sauvage, d’apparence plus lointaine et assise au piano, exprime son attirance pour Onéguine. Elle lui adresse une lettre, « Je suis à toi, tu me venais en rêve… » et lui raconte le songe, sorte de conte fantastique semblable à un cauchemar, qu’elle vient de faire. Elle y décrit  une nature sombre avec bois, fourrés, neige, nuit, ruisseau, sorcière, et un climat chargé par le geste d’Onéguine, tuant Lenski. Rien ne vient en réponse, jusqu’à ce que Onéguine la repousse et confirme : « Le bonheur me reste hostile. » Chaque personnage s’épanche. « Ajoutez-y la lune claire… » Amour, passion, trahison, désespoir… Onéguine cherche à attirer le regard d’Olga, par pur désoeuvrement, jusqu’à ce que Lenski, piqué de jalousie, le provoque en duel. Il en mourra. La scène sera tristement prémonitoire car Pouchkine lui-même convoquera en duel en 1837, le courtisan de sa femme, et sera tué. Son destin, par ses origines, est d’ailleurs singulier : né en 1799 à Moscou dans une des plus brillantes familles de la noblesse russe, il est l’arrière-petit-fils d’un jeune Noir acheté à Constantinople et offert en tant que curiosité au premier empereur. Happé par les livres et la littérature, son refuge, il écrit des poèmes libertaires, provoque le pouvoir et est envoyé en exil. Échappant à la Sibérie c’est là qu’il découvre les extraordinaires paysages du Caucase et de Crimée. En pleine écriture d’Onéguine, il dit, en 1823 : “En ce moment, je n’écris pas un roman, mais un roman en vers, différence diabolique…”

Au début de la pièce, Pouchkine parle du désoeuvrement de la jeunesse dorée et aristocrate de Saint-Pétersbourg, entre champagne, fêtes, bals et plaisirs : « Mais il est triste de se dire Qu’en vain jeunesse fut donnée, Qu’on l’a trahie comme on respire, Et que c’est nous qu’elle a bernés, Que nos désirs les plus sincères, Nos rêves les plus téméraires, Se sont fanés, se sont pourris, Feuilles qu’un vent glacé charrie… » Mélancolie, légèreté, rire, déception, attente et gravité se conjuguent à travers un romantisme échevelé. « Lecteur, séparons-nous en camarade » conclut le texte de Pouchkine, à la traduction éblouissante et poétique, d’une grande fluidité et musicalité dans l’entrelacement des styles. D’une douceur infinie les voix enveloppent le spectateur, elles s’appellent Clément Durand, Gérôme Ferchaud, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Mélodie-Amy Wallet, on ne peut que féliciter les acteurs de leur remarquable travail. Comme le disait le philosophe et sociologue Jean Duvignaud : « La voix est chaude, l’écran est froid. »

Attaché aux grands textes dramatiques et littéraires, Jean Bellorini accomplit un remarquable travail d’alchimiste au Théâtre Gérard Philipe, qu’il dirige depuis 2014, s’entoure d’équipes qu’il fidélise et développe un bel esprit de troupe. Il a entre autres monté Victor Hugo, Ferenc Molnár, Odön von Horváth, Fédor Dostoïevski et tout récemment Marcel Proust avec Un instant, d’après À la recherche du temps perdu. Paroles gelées de Rabelais lui avait valu le “Molière du Théâtre Public de la mise en scène”, et La Bonne Âme du Se-Tchouan de Bertolt Brecht celui du “meilleur spectacle” en 2014. Le théâtre qu’il défend, populaire et poétique, est exigeant et sensible, il travaille sur les imaginaires et ne craint pas l’expérimentation. Onéguine est de ces spectacles et c’est un vrai succès.

 Brigitte Rémer, le 23 avril 2019

Avec Clément Durand, Gérôme Ferchaud, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Mélodie-Amy Wallet. Assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet – composition originale librement inspirée de l’opéra Eugène Onéguine de Piotr Tchaïkovski enregistrée et arrangée par Sébastien Trouvé et Jérémie Poirier-Quinot (flûte Jérémie Poirier-Quinot – violons Florian Mavielle, Benjamin Chavrier – alto Emmanuel François – violoncelle Barbara Le Liepvre – contrebasse Julien Decoret –  euphonium Anthony Caillet – Le texte est publié aux éditions Actes Sud, collection Babel.

Du 23 mars au 20 avril 2019- Théâtre Gérard Philipe-Centre dramatique national de Saint-Denis – 59 Boulevard Jules Guesde, 93200 Saint-Denis – www.theatregerardphilipe.com – Tél. : 01 48 13 70 00 – En tournée :  du 21 au 25 mai 2019, La Criée/Théâtre national de Marseille.