Archives de catégorie : Arts de la scène

Wozzeck

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Opéra en trois actes, musique et livret Alban Berg, d’après Woyzeck, pièce de Georg Büchner – mise en scène William Kentridge, co-mise en scène Luc de Wit – direction musicale Susanna Mälkki, avec l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra national de Paris, la Maîtrise des Hauts-de-Seine, le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris – en langue allemande, surtitrage en français et en anglais – à l’Opéra-Bastille.

Quand on pénètre dans cette imposante salle de l’Opéra Bastille où le rideau de scène est levé, on est saisi par l’environnement scénographique composé de passerelles de bois, instables tels des ponts suspendus, de tortueux escaliers de guingois, de plateformes en équilibre, de portes dérobées. Sur le cyclorama du fond de scène l’évocation de la guerre par les dessins de William Kentridge pénètre la construction labyrinthique. L’œuvre est parsemée de croix rappelant l’art poétique du peintre Antoni Tàpies hanté par la guerre civile de son pays, l’Espagne et par la seconde guerre mondiale, elle fait aussi penser aux maisons obliques de Marc Chagall dans La Pluie (1911) ou La Maison bleue (1920), ou à la gravure de Paul Klee, The Magician in April (1928). William Kentridge, créateur visuel sud-africain au parcours éblouissant et singulier mêlant gravure, sculpture, théâtre et image animée, construit une œuvre théâtrale et poétique en même temps que politique. L’univers de Büchner va bien à ce magicien de l’image qui travaille depuis plus de vingt ans sur l’histoire africaine, l’apartheid et la décolonisation.

Fragmentaire et restée inachevée, la pièce de Georg Büchner (1813-1837), Woyzeck, servant d’argument au livret conçu par Alban Berg, date de 1836. Il l’écrit un an avant sa mort, frappé par le typhus à vingt-trois ans et laisse trois autres pièces qui, elles aussi, feront date :  Lenz, La Mort de Danton et Léonce et Léna. Büchner s’inspire d’un fait divers survenu à Leipzig en 1821, c’est la lecture de l’expertise psychiatrique à laquelle il eut accès qui lui a donné l’idée de la pièce. Sont en jeu les drames des petites gens et les différences sociales, la confusion mentale et la vie militaire. Büchner est un homme engagé. Pour lui « le rapport entre pauvres et riches est le seul élément révolutionnaire au monde » écrit Michel Cadot en introduction à la traduction de la pièce. Ainsi suit-on Woyzeck dans la pièce comme dans l’opéra de Berg, simple soldat servant de petite main à son capitaine de garnison, Hauptmann qui joue de son pouvoir et se moque de lui ; puis en compagnie d’Andrès son camarade de chambrée témoin de ses délires et obsessions :« Dis quelque chose Andrès ! Comme il fait clair ! Un feu tournoie dans le ciel, il vient de là-haut comme un fracas de trompettes. Comme ça monte ! Allons-nous-en. Ne regarde pas derrière toi » ; Woyzeck en blouse verte d’hôpital, face au docteur fantoche qui l’examine, stéthoscope en bandoulière et rétroviseur au chapeau, plus tortionnaire que médecin et qui fait sur lui des expériences contre un peu d’argent – l’espace de soins vu par William Kentridge ressemble étonnamment aux chambres à gaz de Birkenau -. Des conditions d’existence difficiles, une fiancée infidèle, Marie et leur enfant en bas-âge, la jalousie, la provocation de l’amant, Tambour-major, le meurtre de l’aimée. Telle est la trame du drame. « Rien, rien que le silence comme si le monde était mort » dit Woyzeck, cachant l’instrument du meurtre, son couteau.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Alban Berg, compositeur autrichien (1885-1935), découvre la pièce au début de l’année 1914 au cours d’une représentation et composera son opéra entre 1917 et 1922. Entre-temps il rencontre la réalité militaire sous les drapeaux lors de la Première Guerre Mondiale, avant d’être assigné au ministère de la guerre, à Vienne, pour raison de santé. Auparavant il avait fait partie du mouvement d’avant-garde artistique du Cavalier bleu (Der Blaue Reiter) qui regroupait entre autres les peintres Franz Marc, August Macke et Vassily Kandinsky, groupe qui avait créé en 1912 un Almanach basé sur le décloisonnement des arts et l’élaboration d’un chemin vers l’abstraction. Musicalement, Arnold Schönberg – avec la création en 1909 de son opéra en un acte, Erwartung – son élève, Alban Berg ainsi que Richard Strauss, compositeur notamment d’Elektra en 1909, se sont inscrits dans cette révolution de l’expressionnisme musical. A cette même époque les recherches de Freud sont sur le devant de la scène : en 1910, il publie ses Cinq leçons sur la psychanalyse.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Quand Wozzeck est présenté au public le 14 décembre 1925, à Berlin, Alban Berg remporte un vif succès et assied sa renommée comme compositeur. Schönberg lui-même écrit, non sans jalousie, que ce fut « l’un des plus grands succès qu’ait connu l’opéra. » Tout en restant attaché au passé, gardant certains traits d’une esthétique néo-classique, Alban Berg ouvre les voies d’une musique nouvelle et joue de formes musicales diverses, travaillant entre autres sur le leitmotiv, au gré de l’avancée et de la tension dramatiques. Le compositeur construit son œuvre en trois parties, brillamment interprétées par l’Orchestre, les Chœurs et le Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris ainsi que la Maîtrise des Hauts-de-Seine, sous l’exceptionnelle direction musicale de Susanna Mälkki, violoncelliste et cheffe d’orchestre finlandaise, très active dans le domaine de l’opéra contemporain et qui fut entre autres, directrice musicale de l’Ensemble Intercontemporain qui se consacre à la diffusion des œuvres du XXe siècle à aujourd’hui.

Ces trois parties déterminent des styles et mouvements musicaux divers, soulignant la richesse de l’Opéra de Berg : l’Exposition, avec cinq pièces de caractère – suite, rapsodie, marche militaire, berceuse, passacaille et rondo ; Péripétie, symphonie dramatique où se développent sonate, fantaisie et fugue, mouvement lent, scherzo et rondo ; la Catastrophe qui lance six inventions : sur un thème, sur une note, sur un rythme, sur un accord, sur une tonalité, sur un mouvement de quartes. Tous les contraires se trouvent dans la partition suivant le développement de la pièce. Le parler et le chanter alternent. On y trouve des motifs, des archétypes comme la marche militaire, la chanson populaire d’Andrès ou la berceuse de Marie. Le contexte de l’œuvre est atonal, l’atonalité étant une spécificité de l’École de Vienne qui utilise toutes les ressources de la gamme chromatique, suspendant les fonctions et les lois tonales sur lesquelles reposait la musique occidentale, depuis les précurseurs de Bach. La paternité en revient à Schönberg et précède son système dodécaphonique.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

La lecture que fait William Kentridge de l’Opéra d’Alban Berg est d’une extraordinaire intelligence et densité. Il prend la guerre pour angle de vue en référence à la Grande Guerre traversée par le compositeur au moment où il écrit son Opéra. Cette version de Wozzeck a été créée au Festival de Salzbourg en 2017, la guerre en Ukraine donne aujourd’hui une autre intensité au propos qui résonne avec encore plus de force. Les dessins réalisés par le metteur en scène-artiste visuel sont projetés et recouvrent entièrement la structure scénographique et le cyclorama. D’une grande puissance dramatique ils accompagnent l’action, les voix et les tempos de l’opéra, et placent le spectateur au milieu des militaires et des blessés, sur le champ de bataille – champs de ruines, fumées et masques à gaz, chute d’avions, destruction et désarroi, gueules cassées et enfants soldats -, ils recouvrent même les gens du village assemblés à l’auberge, pour un temps qui aurait dû être festif. Parfois des dessins tombent du ciel comme tombent les bombes et se superposent aux autres images. Parfois, les lumières soulignent le texte et trouent l’écran comme autant de tirs de snipers. L’expression est dramatique, la construction formelle, le style expressionniste. William Kentridge excelle dans les différentes techniques des arts plastiques, graphiques et du théâtre dont le théâtre d’ombres – une fanfare et un défilé d’ombres, la marionnette/représentation de l’enfant de Marie et Wozzeck au visage recouvert d’un masque à gaz, cruelle métaphore de la guerre, les fusains, les dessins et peintures, une technique cinématographique singulière que le metteur en scène appelle l’animation du pauvre.

Dès la première scène, Wozzeck, simple soldat (Johan Reuter baryton-basse) tourne manuellement le projecteur de films en celluloïd qu’il visionne sur sa vie, sa compagne Marie et leur fils et quand Hauptmann son capitaine, arrive, vareuse bordeaux et haut bonnet à poils (Gerhard Siegel, ténor) ce dernier le provoque. Andrès (Tansel Akseybek, ténor) essaie de le distraire mais Wozzeck est en errance et habité de fantasmes. Quand il rend visite à Marie (Eva-Maria Westbroekue magnifique soprano), vêtue d’une robe au beau rouge fané, pris dans ses hallucinations il ne s’intéresse pas à leur fils et se le fait reprocher.

Margret, une voisine, chante une berceuse ((Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, mezzo-soprano) et Marie regarde passer la parade militaire. Le Tambour-major (John Daszak, ténor) lui fait des avances par son chant qui séduit. Après avoir décliné la proposition, Marie se laisse glisser dans ses bras. Trahie par les scintillantes boucles d’oreille qu’elle porte et le bouche-à-oreille qui va bon train au village, son destin est scellé, tandis que Hauptmann et le Docteur complotent et préparent la mise à mort psychologique de Wozzeck. Dans les reliefs de la scénographie se jouent les rapports de force tandis qu’un mouvement de foule conduit ouvriers et soldats portant masques à gaz sur le visage, chaises ou béquilles dans les mains, à se rassembler pour faire la fête à la taverne du village.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Les personnages se fondent dans les images de l’écran. L’orchestre joue, surplombant la foule où Marie est vue par Wozzeck, dansant avec le Tambour-major : deux violons, une guitare, un accordéon, un cor sont sur scène, la force du chœur et le chant des soldats accompagnent la montée dramatique. Suit une courte rencontre entre Marie aux cheveux dénoués et portant un beau collier rouge et Wozzeck aux gestes flous. Il accuse, elle fait face et se défend, il repart. La fête se mêle au drame. Le cyclo se remplit de cartes et de points cardinaux, quelques étoiles clignotent. Il revient quelques instants plus tard pour une ultime rencontre, tous deux sont côte à côte dans un grand silence glacé, et le temps se suspend. Calmement et sous la montée des cuivres, Wozzeck sort son couteau de la poche, se retourne et le plante dans le ventre de Marie. Tout est finement dessiné par la mise en scène sous le crescendo des percussions. Les images d’une forêt morte, aux arbres à la cime dévastée envahissent l’écran tandis que Wozzeck, la tête envahie du bruit des soldats en mouvement, agonise du côté de l’étang, cherchant encore son couteau. Le corps de Marie dans sa robe rouge, au loin, reste perceptible sous un chaos musical. Reste l’enfant-marionnette sur le devant de la scène, assis sur une béquille qu’il chevauche comme pour s’envoler ou pour rêver et déjà les autres enfants le questionnent sur sa mère et se moquent.

Tout au long de la représentation de l’opéra d’Alban Berg les instruments dialoguent avec les solistes ou les accompagnent. Une véritable écoute se construit entre eux sous la baguette de Susanna Mälkki. Wozzeck est une extraordinaire proposition tant musicale que visuelle, de mise en scène et d’interprétation. Tous ceux qui y participent peuvent être chaleureusement félicités, solistes, chœurs, acteurs, chanteurs, créateurs techniques et techniciens. On trouve dans l’œuvre tout ce qui a fait le XXème siècle et surtout la guerre ; la figure de l’enfant, récurrente, avec cet enfant-soldat dans la neige, marchant au pas de l’oie sur des barbelés ; le subconscient et la psychanalyse freudienne, nouvelle découverte, dans la folie de Wozzeck. Büchner en quelques mots résume sa pièce dans l’acte II scène 3 : « L’homme est un abîme, la tête vous tourne quand vous regardez dedans. »

Brigitte Rémer, le 25 mars 2022

Avec : Wozzeck, Johan Reuter – Tambourmajor, John Daszak – Andrès, Tansel Akzeybek – Hauptmann le capitaine, Gerhard Siegel – Doktor, Falk Struckmann – Erster Handwerksbursch,  Mikhail Timoshenko – Zweiter Handwerksbursch, Tobias Westman – Der Narr, Heinz Göhrig – Marie, Eva-Maria Westbroek – Margret, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur – Ein Soldat, Vincent Morell et les comédiens : Nathalie Baunaure, Fitzgerald Berthon, Andrea Fabi, Manon Lheureux.

© Agathe Poupeney – Opéra national de Paris

Direction musicale Susanna Mälkki – mise en scène William Kentridge – co-mise en scène Luc De Wit – création vidéo Catherine Meyburgh – décors Sabine Theunissen – costumes Greta Goiris – lumières Urs Schönebaum – opératrice vidéo Kim Gunning – cheffe des Chœurs/Opéra national de Paris Ching-Lien Wu – directeur de la Maîtrise, Gaël Darchen/Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris – Production Salzburger Festspiele, Metropolitan Opéra de New-York, Canadian Opéra Company de Toronto, Opéra Australia.

Opéra national de Paris/Opéra Bastille, les 10, 16, 19, 24, 30  mars à 20h – les 13 et 27 mars à 14h30 – Place de la Bastille 75012 Paris – métro : Bastille (lignes 1, 5 et 8), Gare de Lyon (RER) Bus : 20, 29, 65, 69, 76, 86, 87, 91 – parking : Q-Park Opéra Bastille – 34 rue de Lyon 75012 Paris – site : operadeparis.fr/en – tél. : +33 1 71 25 24 23. – Les sept représentations de Wozzeck données à l’Opéra-Bastille sont dédiés aux victimes de la guerre en Ukraine.

Le jour se rêve

© Giovanni Cittadini Cesi

Chorégraphie Jean-Claude Gallotta, avec les danseurs du groupe Émile Dubois – musique Rodolphe Burger.

C’est une pièce pour dix danseurs qui rend hommage à Merce Cunningham, l’un des maîtres avec qui Jean-Claude Gallotta a travaillé à New-York dans les années soixante-dix, et qui inscrivait ses recherches chorégraphiques entre danse, théâtre et musique. Un spectacle pétillant de gaieté, de couleurs et d’humour, conduit par la voix de velours de Rodolphe Burger et construit en trois temps et deux apparitions magiques du chorégraphe, en solo.

Pour entrer dans la danse il suffit de lâcher prise et de se laisser glisser dans l’énergie mobile et l’abstraction des mouvements et compositions rythmiques, renforcées par les costumes de la plasticienne Dominique Gonzalez-Foerster. Le geste chorégraphique est ludique, sympathique et magnétique, il est une ode à la vie, à la fantaisie, à l’ironie. Jean-Claude Gallotta n’est certes pas un novice, il a à son actif plus de quatre-vingts pièces mais la décontraction et l’invention des danseurs et de la recherche gestuelle demeurent. Il a fondé en 1979 à Grenoble le Groupe Émile Dubois, devenu en 1984 l’un des premiers centres chorégraphiques nationaux. Sa troupe a alors ses studios dans la Maison de la culture de Grenoble dont il devient le directeur de 1986 à 1988.

Artiste associé au Théâtre du Rond-Point depuis plusieurs années, Jean-Claude Gallotta y inscrit sa démarche d’ouverture aux autres arts, dont la musique et la voix. Il y a présenté une trilogie autour du rock : My Rock rapprochait deux géants américains issus de deux univers totalement différents, Elvis Presley et Merce Cunningham. Avec My Ladies Rock il faisait danser son équipe sur quatorze morceaux emblématiques de femmes rockeuses dont Aretha Franklin, Marianne Faithfull et Janis Joplin. Dans L’Homme à tête de chou il superposait les voix de Serge Gainsbourg à qui il rendait hommage et d’Alain Bashung qui n’avait pas eu le temps d’accompagner le projet jusqu’au bout mais était resté présent par les chansons enregistrées avant sa disparition.

Le titre du spectacle, Le jour se rêve, pastiche le titre du célèbre film de Marcel Carné et Jacques Prévert sorti en 1939, Le jour se lève, beaucoup plus noir que la chorégraphie gentiment insolente de Jean-Claude Gallotta. Chez le chorégraphe tout est dans la mobilité. Il part des danseurs, de leur potentiel et de leur fluidité puis écrit les séquences comme un film se construit au montage. « L’expression est dans le rythme » disait Cunningham, qu’il cite.

Dans la pièce, trois chorégraphies s’emboîtent les unes dans les autres et donnent des couleurs différentes : la première, en harmonie avec la nature, s’inscrit dans un esprit chamanique ; la seconde est urbaine et témoigne d’un peu de la folie et des lumières de la ville ; la troisième lance ses rythmes pied à pied avec les chansons de Rodolphe Burger, fondateur du groupe Kat Onoma, qui travaille à la frontière de textes dramatiques et philosophiques, et développe depuis plus d’une douzaine d’années de nombreuses créations de spectacles. Dans les entre-deux de ces parties, l’apparition de Gallotta danseur semble sortir tout droit de chez Chaplin, Man Ray ou Picabia.

Ensemble, Jean-Claude Gallotta et Rodolphe Burger ont dessiné dans Le jour se rêve de nouveaux espaces sonores, spatiaux et poétiques où se croisent musiques et théâtres, singularités et ritournelles, exploration et alchimie, rigueur et improvisation. Les danseurs habitent ces espaces chacun avec sa personnalité donnant à la pièce un air à la fois profond et léger, dense et gai, inventif et fantaisiste.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2022

Avec : Axelle André, Naïs Arlaud, Ximena Figueroa, Ibrahim Guétissi, Georgia Ives, Fuxi Li, Bernardita Moya Alcalde, Jérémy Silvetti, Gaetano Vaccaro, Thierry Verger, Jean-Claude Gallotta. Assistanat à la chorégraphie Mathilde Altaraz – dramaturgie : Claude-Henri Buffard – textiles et couleurs Dominique Gonzalez-Foerster – assistanat aux costumes Anne Jonathan, Chiraz Sedouga – lumière : Manuel Bernard

Création le 6 octobre 2020 au Manège/Scène nationale de Maubeuge – Vu au Théâtre du Rond-Point/ Paris en février 2022 – Prochaines représentations les 12 et 13 avril 2022 à l’Espace Malraux/Scène nationale de Savoie, Chambéry.

Le Kiev City Ballet au Théâtre du Châtelet

©Thomas Amouroux-Théâtre du Châtelet

Soirée exceptionnelle en soutien au peuple ukrainien avec le Kiev City Ballet et des danseurs de l’Opéra national de Paris – au Théâtre du Châtelet, en partenariat avec le Théâtre de la Ville.

Vingt-cinq danseuses et danseurs du Kiev City Ballet dirigé par Ekaterina Kozlova et Ivan Kozlov étaient en tournée en France, à l’annonce de la guerre dans leur pays, l’Ukraine. Ils présentaient entre autres Casse-Noisette pour le jeune public, certains danseurs sont particulièrement jeunes. Outre l’inquiétude et le chagrin, ils font face à l’impossibilité de rentrer.

La salle est archi-pleine et l’objectif de la soirée donné par Anne Hidalgo. La Maire de Paris annonce qu’au-delà de cette soirée, le Théâtre du Châtelet accueillerait le Kiev City Ballet en résidence à long terme. Il nous faut « poser la culture comme une arme pacifique » dit-elle. Par ailleurs un appel a été lancé aux centres chorégraphiques et ballets de France pour partager leur outil de travail.

©Thomas Amouroux-Théâtre du Châtelet

Structuré en deux temps, la première partie de la soirée prend la forme d’une classe donnée à tour de rôle par Aurélie Dupont, directrice de la danse de l’Opéra de Paris et Bruno Bouché, directeur du Ballet du Rhin. Plus de soixante danseurs des deux formations mêlées font ensemble leurs exercices d’assouplissement puis leurs entrainements aux rythmes du pianiste-accompagnateur du Ballet de l’Opéra de Paris, Louis Lancien. Pour Aurélie Dupont qui se prête à l’exercice avec professionnalisme et gentillesse en anglais et en français, « toute danse est un pas fait vers l’autre. » Bruno Bouché lui emboîte le pas apportant, pour détendre l’atmosphère, une pointe d’humour. Certains danseurs du Kiev City Ballet ont la timidité du grand plateau parisien.

Fondée en 2014 par Ivan Kozlov, ancien Principal du Théâtre Mariinsky – autrefois le Kirov de Saint-Pétersbourg – le Kiev City Ballet a présenté en seconde partie des extraits de son répertoire.: Le Lac des Cygnes, d’après Marius Petipa/ Pas de deux et Pas de trois. En quelques répétitions le danseur étoile de l’Opéra de Paris, Paul Marque et Olga Posternak, du Kiev City Ballet donnent l’impression d’avoir toujours dansé ensemble ; Taras Bulba/Variation d’Ostap, dans une chorégraphie de Fedor Lopoukhov ; Flammes de Paris/Variation de Jeanne, chorégraphie d’après Vassili Vainonen ; Casse-Noisette/Danse des Mirlitons, Pas de trois, d’après Marius Petipa ; Composition de Vladyslav Dbshynskyi ; Men From Kiev, en tee-shirt jaune et bleu, aux couleurs du pays, dans une chorégraphie de Pavlo Virsky ; Défilé du Kiev City Ballet Marche des cosaques zaporogues portant pantalons de satin rouge.

©Thomas Amouroux-Théâtre du Châtelet

En guise de final l’Hymne ukrainien, joué par la pianiste Katia Buniatishvili et l’Orchestre de chambre de Paris, sous la direction de Victor Jacob, en vidéo, fut un moment de grande émotion, danseurs la main sur la poitrine.

Une grande ferveur était dans la salle, l’ovation rendue fut à la hauteur du désarroi général.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2022

La recette de la billetterie est intégralement reversée à Acted, ONG de solidarité internationale et à La Croix Rouge.

 

L’Île d’Or

© Michèle Laurent

Une création collective du Théâtre du Soleil, en harmonie avec Hélène Cixous, dirigée par Ariane Mnouchkine – musique de Jean-Jacques Lemêtre – au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes.

C’est entre la tradition et le monde d’aujourd’hui que s’écrit le spectacle d’Ariane Mnouchkine, à la manière d’un conte japonais. Un kuroko, assistant de noir vêtu issu du kabuki, ouvre malicieusement la soirée, entre salle et scène.

On pénètre dans l’histoire par Cornélia, l’Astrid d’Une chambre en Inde, précédent spectacle du Théâtre du Soleil. Clouée ici au fond d’un lit-cage à roulettes, aux mains d’un ange gardien-infirmier qui la fait voyager de part et d’autre du plateau, elle rêve de Japon et de festival – à moins qu’elle ne délire : elle s’imagine à l’autre bout du monde, dans un endroit magique et purement imaginaire, nommé L’Île d’Or, Kanemu-jima. C’est par le philtre de son regard perdu que se déroule l’action.

© Michèle Laurent

Cette invention, fil rouge de la dramaturgie, permet recherche esthétique et création d’images, changements de décors et traductions musicales. C’est aussi un prétexte pour que les arts traditionnels du Japon y côtoient la modernité. « Une île, c’est-à-dire au théâtre, le monde. Voilà déjà ce dont je suis sûre » dit la maitresse de cérémonie. Et même si l’argument reste un peu flou, avec Ariane Mnouchkine et sa trentaine de comédiens, le voyage s’annonce plein d’imprévus, tout y est invention, action, chorégraphie et poésie. Le travail devait emmener la troupe du Théâtre du Soleil dans l’Île de Sado-Gachima lieu de haute culture héritée du passé – où fut relégué Zeami, grand dramaturge et acteur du théâtre Nô au XIVème/XVème siècle – car la troupe aime à travailler in situ et à échanger avec les équipes artistiques locales. La pandémie en a décidé autrement.

Dans L’Île d’Or, des artistes et leurs troupes venant des quatre coins du monde dont l’Afghanistan, le Brésil, Israël et la Palestine, Hong Kong et tous pays où la liberté est en souffrance, sont attendus par le Maire de Kanemu-Jima, mais dans l’Île, certains opposants guettent. Ils ont pour objectif de renverser le pouvoir en place, détruire le hangar qui doitt héberger le festival de théâtre et transformer l’Île en paradis artificiel et lucratif. La corruption est là. Le lieu devient une métaphore du monde, comme l’est le Théâtre du Soleil. Comme toujours dans le travail d’Ariane Mnouchkine, derrière la fable se trouve l’exil, l’exploitation, l’engagement et la résistance. Différentes langues comme le japonais, l’arabe, l’hindi, l’hébreu, le russe et le persan d’Afghanistan traversent le spectacle et la langue française se construit à l’envers, plaçant le verbe en fin de phrase à la manière japonaise, accentuant encore son côté poétique.

Le cadre et l’argument posés, la mise en œuvre de cette philosophie politique passe, au Théâtre du Soleil, par les comédiens et leur environnement, toujours en mouvement. Des tréteaux de bois sur roulettes construisent et déconstruisent l’espace de jeu et le métamorphosent d’auberge en sauna, et de chambre en place de village. Les images se construisent en direct. Des tissus se gonflent et se transforment en mer du Japon, une tempête guette, de petites lanternes s’allument, au loin derrière de grandes baies vitrées où l’on voit des paysages à la Hokusai et la lune à travers la fenêtre. Des personnages masqués, une troupe ambulante qui porte son maigre bagage et arrive dans les brumes du matin. Une taverne tapissée de bois, un personnage perché en haut d’un long mât, un grand frigo, des bleus, des crépuscules, de grands arbres et de petits matins blêmes, un hélicoptère, des conversations dans un sauna embué, des pommiers en fleurs, un vizir passant à dos de chameaux, silhouettes de contre-plaqué, le docteur Li Wenliang, lanceur d’alerte au début de l’épidémie coronavirus en Chine, en 2020 et qui en est mort peu de temps après, représenté par une figurine. Fiction et réalité se mêlent et s’entrechoquent. Un final où de grandes aigrettes ou grues cendrées, acteurs perchés sur échasses, enjambent un fond de nuages satinés, où une danse des éventails savamment maitrisée, rassemble l’ensemble de la troupe avec grâce et majesté.

© Michèle Laurent

On retient son souffle. Dans L’Île d’Or gravité et rire se côtoient. Le jeu des comédiens, le travail de la lumière, les masques, le texte écrit en harmonie avec Hélène Cixous, la musique de Jean-Jacques Lemêtre, les toiles peintes, les ombres et figurines sont autant de couleurs qui forment le tableau. Sens, énergie, magie, rythmes, beauté, sont les maîtres-mots du spectacle. Les comédiens ont travaillé le kyôgen pour les postures et séquences comiques des intermèdes, le nô et le kabuki. L’intérêt du Théâtre du Soleil pour les arts asiatiques n’est pas récent, plusieurs spectacles ont puisé dans les cultures de ces pays, et c’est une immersion complète qui nous est proposée.

Dès l’entrée, dans ce bel endroit de la Cartoucherie qui n’a jamais perdu son âme, l’environnement saisit, aujourd’hui sur le thème du Japon, l’accueil y est exceptionnel, unique, Ariane Mnouchkine toujours présente et prête à intervenir, saluer, sourire, de même que ceux qui l’entourent. Lanternes japonaises et soupes du pays, l’atmosphère est au Japon. Tambours qui frappent et se répondent avec énergie, cadeau d’après le spectacle, plaisir de ne pas partir tout de suite, de se trouver dans cette communauté d’esprit qui parle du monde et du réel dans sa complexité, qui réfléchit à l’art du théâtre, dans son travail infini et ses recherches, ses écritures et inventions, ses libertés. Soleil !

Brigitte Rémer, le 8 mars 2022

Avec : Shaghayegh Beheshti, Duccio Bellugi-Vannuccini, Georges Bigot, Aline Borsari, Sébastien Brottet-Michel, Juliana Carneiro da Cunha, Hélène Cinque, Marie-Jasmine Cocito, Eve Doe Bruce, Maurice Durozier, M. W. Brottet, Farid Gul Ahmad, Sayed Ahmad Hashimi, Samir Abdul Jabbar Saed, Martial Jacques, Dominique Jambert, Judit Jancso, Shafiq Kohi, Agustin Letelier, Vincent Mangado, Andrea Marchant, Julia Marini, Alice Milléquant, Taher Mohd Akbar, Nirupama Nityanandan, Miguel Nogueira Da Gama, Seietsu Onochi, Vijayan Panikkaveettil, Ghulam Reza Rajabi, Omid Rawendah, Xevi Ribas, Arman Saribekyan, Thérèse Spirli – Musiciens : Jean-Jacques Lemêtre, assisté de Marie-Jasmine Cocito en alternance avec Clémence Fougea, et Ya-Hui Liang – lumières Virginie Le Coënt, Lila Meynard  – vidéo Diane Hequet – marionnettes Erhard Stiefel, avec l’aide de Simona Grassano – costumes Marie-Hélène Bouvet, Nathalie Thomas, Annie Tran, avec l’aide de Haroon Amani – perruques et coiffures Jean-Sébastien Merle – accessoires Xevi Ribas, assisté par Luca Botté-Luce et Cécile Carbonel – sons Thérèse Spirli.

Une coproduction Théâtre du Soleil, TNP/Villeurbanne, Maison de la Culture d’Amiens – avec le soutien de la Fondation Inamori (Kyoto) et de Park Avenue Armory (New York) – En tournée : 2022, TNP/Villeurbanne (9 au 26 juin 2022), Maison de la Culture d’Amiens, Théâtre de la Cité/ Toulouse – 2023, TMT/Tokyo, Rohm Theatre/Kyoto – Création le 3 novembre 2021 à la Cartoucherie de Vincennes où le spectacle se poursuit.

Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manœuvre, 75012 – site : theatre-du-soleil.fr – tél. : 01 43 74 24 08 – du mercredi au vendredi à 19h30, le samedi à 15h, le dimanche à 13h30, durée 3h15 avec entracte.

Pour l’Ukraine – L’appel du monde culturel français


Drapeau ukrainien © DR

 

Plus de quatre-vingts professionnels du domaine de l’art et de la culture ont en quelques heures signé le message ci-dessous, assurant leurs alter-ego d’Ukraine de leur solidarité. Bien d’autres ne tarderont pas à les rejoindre.

 

Nous, directrices et directeurs de lieux culturels en France, nous exprimons par ce message notre solidarité au peuple ukrainien et aux artistes ukrainiennes et ukrainiens.

Nous sommes, face à l’urgence et aux dangers encourus par des artistes contraints de fuir la guerre, prêts à nous mobiliser, à contribuer à les accueillir en France afin qu’ils puissent continuer leur activité et ainsi préserver la libre expression de la culture ukrainienne.

Drapeau ukrainien © DR

 

A vous, Oxana, Ludmila, Nina, Tarass, toutes nos pensées de fraternité et d’amitié.

 

 

 

 

Ruşan Filiztek, de l’Anatolie à la Mésopotamie

© Hugo Gester

Concert-récital de Ruşan Filiztek, chant, saz et oud, avec François Aria guitare flamenca, Artyom Minasyan duduk – au 360 Music Factory, dans le cadre du Festival Au fil des Voix.

Sur le petit plateau du 360 Paris Music Factory sont posés les différents saz du musicien et chanteur kurde Ruşan Filiztek, élégants luths à cordes pincées de différentes tailles, au manche fin et long. On y trouve aussi son oud, ainsi que la guitare flamenca de François Aria et les duduk de Artyom Minasyan, musiciens qui le rejoindront après sa longue introduction musicale.

 Ruşan Filiztek fête son premier album en solo sorti sous le label Accords Croisés, nous le fêtons avec lui. Le saz qu’il fait sonner avec tant de dextérité, le plus ancien instrument d’Anatolie attesté depuis deux mille ans, est un instrument qui s’est déplacé sur les grands espaces des nomades de la steppe. On le trouve en Iran, en Irak du Nord, au Caucase, en Crimée chez les Tatars, en Grèce, et dans une partie des Balkans. Il entre aussi dans certains rituels sacrés et, dans la culture kurde, accompagne le poète et le barde ainsi que les chansons populaires traditionnelles.

Né à Seyhan, près d’Adana au sud de la Turquie, de parents kurdes, Ruşan Filiztek apprend le saz, enfant, avec son père qui était musicien amateur. Il étudie ensuite la musique à l’Université de Sakarya, dans la ville turque du même nom et à l’Université de Marmara, à Istanbul où sa famille s’est installée quand il avait neuf ans. Il s’y initie à divers instruments comme le oud, le kumbust – instrument à cordes kurde, mélange de banjo et de oud – et le daf kurde. Avant son arrivée en France où il s’est posé en 2015, il a sillonné les pays où la culture kurde s’est enracinée. Au-delà de la Turquie, c’est en Syrie, Irak, Iran, Arménie et Géorgie qu’il a cherché les mélopées de ses origines.

© Hugo Gester

À son arrivée en France, Ruşan Filiztek étudie l’ethnomusicologie à la Sorbonne et se fait vite reconnaître par sa musicalité propre et ses compositions. Il chante dans de nombreuses langues y compris dans la langue araméenne du peuple assyro-chaldéen qu’il a découverte en s’intéressant à la minorité des chrétiens d’orient. Il a pris part à de nombreux projets dont Orpheus XXI, plateforme européenne d’intégration professionnelle et de promotion envers les musiciens réfugiés, de niveau professionnel, pilotée par le grand spécialiste de la musique baroque, Jordi Savall. Il collabore avec Solon Lekkas, chanteur traditionnel originaire de Lesbos, en Grèce, et y vivant, spécialiste des chansons dites Aman ou Amanede, des anciennes chansons Karsilamas et des Zeibekiko qu’il interprète en grec, kurde et turc ; avec le réalisateur Tony Gatlif dans son film Djam qui fait revivre le rebetiko, cette forme d’expression proche du blues, particulièrement populaire dans le milieu des exilés d’Asie mineure, dans la Grèce des années 1920 ; avec le groupe breton Kazut de Tyr qui au cours de ses déplacements, fait des recherches sur les sonorités d’Europe Centrale et du Moyen-Orient et après un voyage au Kurdistan d’Irak présente son nouvel album, Jorjuna, avec la participation de Rusan Filiztek. Ce dernier chante et joue dans de nombreux groupes et festivals, en France, en Europe et au Moyen-Orient, initie lui-même de nombreux projets musicaux. Il reçoit en 2019 le Prix des musiques d’ici, dédié aux artistes issus des diasporas et aux artistes français travaillant sur les répertoires musicaux des diasporas qu’ils côtoient.

Sur la scène du 360 Music Factory, pôle d’associations et d’entreprises culturelles, Ruşan Filiztek ce stranbej comme on le nomme, autrement dit diseur de mélodies passe de l’instrumental au vocal avec précision, profondeur et élégance et décline les chants et mélodies d’Anatolie et de Mésopotamie. Une voix douce et puissante, subtile et soutenue, enveloppe les chagrins autant que les espoirs. Il est entouré du guitariste de flamenco François Aria avec qui il a enregistré un album en duo et du joueur de duduk Artyom Minasyan, qui gonfle ses joues comme réservoir d’air pour jouer de cet instrument exigeant, à anche double et à la sonorité grave et nostalgique. Avec émotion, Ruşan Filiztek recompose son Orient et chante en kurde, turc, araméen, arménien, arabe, diversifie les langues et les régions du monde et s’il ne parle pas toutes ces langues il en interprète magnifiquement la musique.

© Hugo Gester

L’association Au fil des Voix dont l’objectif est de promouvoir les grandes voix du monde d’aujourd’hui représentantes d’une culture, et les créations musicales transculturelles, œuvre à la promotion de la diversité culturelle. Elle propose un rendez-vous annuel sous forme de festival. L’édition 2022 vient de se terminer au Trianon, par une soirée dédiée aux artistes afghans, De Kaboul à Bamako. Par la mutualisation des moyens avec d’autres professionnels, aujourd’hui le 360 Music Factory, Au fil des Voix met en relation les différents intervenants de l’industrie musicale, les concerts et les spectacles.

Ruşan Filiztek est aujourd’hui à l’honneur et vient de donner un magnifique récital-concert. Son premier album en solo, sorti en octobre dernier, s’intitule Sans Souci. Pour celui qui l’a minutieusement préparé, soigné, rêvé, un premier album est toujours une fête. Il est accompagné par le label Accords Croisés, bureau de concerts, maison de production et label, dont l’angle de vue et de travail sont basés sur le repérage et la promotion des grandes voix du monde représentatives d’une culture, d’une esthétique et d’un courant. Ici, avec le soutien du Centre National de la Musique, Ruşan Filiztek présente des chants et mélodies d’Anatolie, de Grèce et de Mésopotamie, des ballades, des extraits d’épopées de la montagne, de différents styles, des chansons d’amour, des chants festifs et des lamentations poignantes ainsi que des compositions personnelles. Le saz à sept cordes y est roi, et Artyom Minasyan au duduk y fait trois interventions.

Dans le livret qui accompagne l’album, Ruşan Filiztek commente : « Je voulais présenter d’où je viens et où je vais », et précise : « J’ai construit le répertoire de cet album avec toutes ces rencontres entre la Mésopotamie et la Grèce, entre le désert et la mer, et ici à Paris. » Sans souci est aussi le titre d’un chant qui vient de sa rencontre avec le répertoire traditionnel gallo faite au cours de festou-noz, en Bretagne, il l’accompagne d’un saz à trois cordes. « Quand je suis né, je suis né en automne, mon père et ma mère m’avaient toujours bien dit qu’en m’baptisant dans le jus de la tonne l’on m’a donné le nom de Sans souci » dit le poème.

Vibrations et mélancolies, traditions orales et cultures millénaires d’Asie Mineure sont portées par le saz et la voix de Ruşan Filiztek qui témoigne de la mémoire collective. Un album et un  parcours à écouter, et à suivre.

 brigitte rémer, le 20 février 2022

© Hugo Gester

“J’ai l’habitude de dire que la voix chantée est le miroir de l’âme. Le chant est un moyen d’expression essentiel qui touche l’humanité et la compassion en nous” dit Angélique Kidjo, marraine de la 15ème édition du Festival Au fil des voix : www.aufildesvoix.com – Album Sans souci, de Ruşan Filiztek, production Accords Croisés, dirigée par SaÏd Assadi, www.accords-croises.com – Vu le 15 février 2022, au 360 Paris Music Factory, 32 rue Myrha, 75018 Paris – tél. : 01 47 53 68 67, métro Château Rouge.

Ceux-qui-vont-contre-le-vent

© Christophe Raynaud de Lage

Conception, mise en scène et scénographie, Nathalie Béasse – au Théâtre de la Bastille.

On part de nulle part et on entre dans l’ailleurs pour arriver dans un jardin parsemé de pétales de fleurs de toutes couleurs jonchant le sol, dernière image du spectacle. Entre-temps le parcours se construit en lignes brisées, apparemment simples et évidentes, autour de trois fois rien. Mais que d’émotion ! On est au pays de l’enfance, du jeu sérieux comme quand on est petit, de l’hésitation, de l’expérimentation.

Les sept acteurs entrent par la même porte que le public, du fond de la salle, se hèlent et s’invectivent en différentes langues. Ils se plantent face aux spectateurs avant de monter sur le plateau, chargés d’une pile de linge. Ils la déplient et posent au sol ces vêtements dessinant au sol des bonhommes. Comme par magie les vêtements se déplacent tandis que les acteurs  se changent et s’habillent, chacun à sa manière.

Le spectacle se construit en séquences qui s’articulent les unes aux autres et croisent différents thèmes. Attitudes et mouvements, situations et contextes priment. Certains passages accrochent leurs mots, bien choisis, aux branches. Il y a la lettre adressée à l’absent à laquelle chacun s’essaie et que chacun lit, que certains déchirent préférant le silence plutôt que l’aveu ou la blessure. S’y mêlent la correspondance de Flaubert et les mots de Duras, Rilke, Dostoïevski, Falk Richter et Gertrude Stein.

Autour des mots le silence, l’équilibre et la chute, la perte et la mémoire. Un bouquet de fleurs blanches va et vient, et la grande nappe blanche recouvrant la table abrite les acteurs qui disparaissent, un à un, avant de réapparaître. Une actrice tombe de la table et s’évanouit dans les bras d’un garçon en un mouvement récurrent. Des fleurs de couleurs sont plantées dans le sol, comme on lance des fléchettes dans la cible. Puis les acteurs se regroupent et se couvrant d’un plastique, deviennent sculpture. Le thème de la disparition-apparition est présent dans toutes les images. Puis vient le moment des seaux d’eau, et d’acteurs qui dérapent et qui glissent, dans un amusement débridé. Un seau plein de sang, ici de peinture rouge, provoque un silence de mort et l’immobilité des acteurs. En tableau de conclusion, devant le nymphée souterrain de la villa Livia, référence à l’empereur Auguste, les actrices font éclater une armée de ballons de toutes couleurs avec la main, le pied, les fesses, laissant au sol ce qui ressemble à des pétales de fleurs.

Le titre du spectacle Ceux-qui-vont-contre-le-vent, du nom d’une tribu, est cité dans une anthologie de poèmes amérindiens, Partition rouge. On trouve ici beaucoup de références dont une à Pina Bausch. Il y a surtout un bel état d’esprit sur le plateau, inventif et drôle, un charme dû aux acteurs, de la magie.

Le travail sur la réminiscence habite Nathalie Béasse, formée aux Beaux-Arts et au théâtre, habituée du Théâtre de la Bastille où elle avait présenté quatre spectacles en 2019, sous le titre Occupation 3. Montré au Festival d’Avignon 2021, Ceux-qui-vont-contre-le-vent, au-delà des mots, joue sur le rythme, les respirations, les pleins et les déliés, l’espace vide et les silences.

Brigitte Rémer, le 15 février 2022

Avec : Mounira Barbouch, Estelle Delcambre, Karim Fatihi, Clément Goupille, Stéphane Imbert, Noémie Rimbert, Camille Trophème. Musique Julien Parsy – création lumière Nathalie Gallard, construction décor Stéphane Paillard.

Du 3 au 18 février 2022 à 20h – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – tél. : 01 43 57 42 14 – site : theatre-bastille.com

Une forme brève

© Martin Argyroglo

Chorégraphie et interprétation Rémy Héritier, à l’Atelier de Paris/CDCN.

Le danseur, Rémy Héritier, fait corps avec les pendrillons qui entourent le plateau. Il cherche à s’échapper mais en vain, glisse, tombe, se cache, fait des tentatives, sa main toujours rattrape le velours et ne peut s’en détacher. Au centre un cercle de lumière, sorte d’indice cabalistique, revient à différents moments.

Rémy Héritier dessine son labyrinthe, apparaît et disparaît, s’allonge, ébauche quelques gestes, traces toujours mystérieuses, un rien magiques, puis les efface. Il saisit une barre de métal, sorte de bâton qu’il mêle à sa gestuelle. À l’arrière-plan, côté jardin, une clôture presque invisible selon les éclairages, brouille la perception du spectateur. Plus tard, autre élément de ses installations, un plastique ni opaque ni transparent avec lequel il joue et dont il se pare, comme une âme morte.

Dans Une forme brève, le chorégraphe et danseur présente un flot ininterrompu d’actions, pas toujours décodables, qui se sculptent dans l’espace comme des installations in progress. Il inscrit sa recherche dans un cadre d’art conceptuel, quand les attitudes deviennent formes ou encore dans les zones de sensibilité picturale immatérielle d’Yves Klein. Rémy Héritier donne pour référence Roland Barthes et sa définition de la forme brève sur laquelle le philosophe s’est souvent interrogé, notamment dans La Rhétorique de l’image et Le Degré zéro de l’écriture ou dans les cours qu’il donnait au Collège de France, rassemblés dans La Préparation du roman. Barthes parle « d’acte minimal d’écriture qu’est la Notation, le Haïku » et entremêle le principe de l’image dénotée qui n’implique aucun code, les traits discontinus et la forme déviée.

Rémy Héritier est interprète, depuis 1999, de nombreux chorégraphes dont Boris Charmatz, Laurent Chétouane, Christophe Fiat, Philipp Gehmacher, Matthieu Kavyrchine, Jennifer Lacey, Mathilde Monnier, Laurent Pichaud, Sylvain Prunnenec et Loïc Touzé. Il crée ses propres pièces depuis 2005, en solo, duo ou formations diverses, diffusées en France et à l’étranger et enseigne dans différentes écoles d’art. Il est en perpétuelle recherche vers le déplacement des notions et de nouvelles poétiques du geste.

Dans Une forme brève, la danse est comme une expérience. Le chorégraphe travaille sur la ligne droite qu’il décale en courbes : « Avancer tout droit en inscrivant de la courbe, veut dire qu’il se passe quelque chose ailleurs de très léger mais de très puissant dans le haut de la tête, les épaules, le bassin » dit-il. La musique, la lumière, les interventions d’objets et la danse placent le spectateur sur le seuil du mouvement et du sens, et, définissant le point-limite, lui font perdre les références.

Brigitte Rémer, le 10 février 2022

Chorégraphie et interprétation Rémy Héritier. Musique Eric Yvelin. Lumière Ludovic Rivière. Costume Valentine Solé. Sculpture Gyan Panchal. Collaboration artistique Jean-Baptiste Veyret-Logerias (chant-voix), David Marques (regard extérieur)

Vu le 4 février 2022, à l’Atelier de Paris – CDCN, Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manœuvre, 75012 – site : atelierdeparis.org – tél. : 01 41 74 17 07.

Adolescent

© Frédéric Lovino

Conception et chorégraphie Sylvain Groud en étroite collaboration avec les interprètes – décors et costumes Françoise Pétrovitch – musique Molécule – Ballet du Nord-Roubaix/CCN & vous ! Au Théâtre 71 de Malakoff.

Une certaine grâce saisit le spectateur devant ce qui ressemble à une immense plage de sable blanc sur laquelle dix jeunes danseurs sont installés en des postures diverses. En shorts et débardeurs blancs tels des sportifs, ils représentent l’adolescence. Sur le mur du fond un/une ado allongé(e), grand dessin de Françoise Pétrovitch veille, comme un aigle aux ailes déployées, sur cet âge des métamorphoses.

© Frédéric Lovino

Puis ils se mettent en mouvement et à danser la vie en des figures complexes, toniques et inventives. Vitalité, vulnérabilité, émotions, inquiétudes se croisent et chacun s’interroge, se trouble, joue de mimétisme et suspend le temps, parfois seul(e) parfois signant son appartenance au groupe. Petit à petit les maillots se couvrent de traces rouges, à peine visibles au départ, ou plus apparentes, le spectateur observe cette discrète transformation.

Tirés par les danseurs, des paravents transparents traversent le plateau de cour à jardin, illustrations enfantines pleines de poésie réalisées par la plasticienne, comme cet enfant portant une poupée, ou cet autre un animal. On se croirait derrière un miroir sans tain observant des scènes de la vie ordinaire, interrompues de loin en loin par un temps en suspension.

Le chorégraphe fait un récit en différentes phases – ludique, guerrière, et pose un geste sur cet état changeant qu’est l’adolescence. Sylvain Groud a débuté avec Angelin Preljocaj. Il s’intéresse particulièrement à la relation entre la musique et la danse, comme il l’a montré dans Cordes, en 2008, pièces pour huit danseurs et vingt-quatre musiciens, Collusion, pièce pour quatre danseurs et le compositeur électro Molécule, en 2010 ; Héros ordinaires pièce pour quatre danseurs et quatre chanteurs, créée en 2012. Il aime collaborer avec des artistes d’autres disciplines, écrivains, plasticiens, vidéastes, danseurs de toutes techniques, tous alphabets. Son horizon est ouvert, en termes d’interventions artistiques dans différents milieux dont celui de la santé, son expression est multiforme. Il est à la tête du Ballet du Nord, Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France depuis 2018.

Françoise Pétrovitch a réalisé de nombreuses expositions, personnelles et collectives, présentant dessins, peintures, céramiques et vidéos. Elle va droit au but, sans discours complémentaire ni bavardage. D’une grande justesse, elle représente entre autres un univers de personnages, d’enfants et adolescents, travaillés au lavis et à la peinture à l’huile. Elle aime le grand format qu’elle trouve parfois plus intime qu’un petit dessin, cela se vérifie dans sa proposition scénique.

Le compositeur d’électro, Molécule, passionné de son, a composé la musique et assure la fluidité entre le graphisme et le geste. La lumière (Michaël Dez) sert l’ensemble et le final enveloppe de rouge le danseur seul en scène, face au dessin qui l’avale. La synergie entre les danseurs, les regards croisés entre Françoise Pétrovitch et Sylvain Groud, font de la pièce Adolescent un pur joyau tant dans la précision des gestes que dans la représentation d’un âge charnière, souvent ingrat à traverser.

Brigitte Rémer, le 5 février 2022

Avec : Yohann Baran, Marie Bugnon, Pierre Chauvin-Brunet, Agathe Dumas, Alexandre Goyer, Alexis Hedouin, Julie Koenig, Lauriane Madelaine, Adélie Marck, Julien Raso – assistante à la chorégraphie Agnès Canova – lumière Michaël Dez – cheffe costumière Chrystel Zingiro, assistée d’Élise Dulac et Patricia Rattenni, Nathan Bourdon (stagiaire), Léa Deschaintres (stagiaire), Laure Desplan (stagiaire), Yohann Mazurkiewicz (stagiaire)- Production Ballet du Nord, CCN Roubaix Hauts-de-France, coproduction Colisée, Théâtre de Roubaix

Vu le 28 janvier au Théâtre 71 Malakoff Scène Nationale, 3 place du 11 Novembre – En tournée : 4 février, La Manufacture, Saint-Quentin – 10 février, Le Granit/ scène nationale, Belfort – 1er mars, Théâtre municipal Roger Ferdinand, Saint-Lô – 7 et 8 avril, Théâtre-Sénart/scène Nationale, Lieusaint – 21 et 22 avril, L’azimut/Pôle national Cirque, Châtenay-Malabry.

Kafka / Hölderlin – Monde neuf

© H. Bellamy, “Le Secret d’Amalia”

D’après Le Château de Franz Kafka, et La mort d’Empédocle de Friedrich Hölderlin – mise en scène : Bernard Sobel, en collaboration avec Daniel Franco – au Théâtre du 100.

 La première partie du spectacle puise dans Le Château, de Kafka et en extrait un chapitre, Le Secret d’Amalia dans une traduction de Jean-Pierre Lefebvre et une adaptation d’Annie Lambert, qui le pensent comme Le Châtiment d’Amalia. Nous sommes au milieu du roman, Olga raconte : « Il y a au Château un haut fonctionnaire nommé Sortini… » « J’ai déjà entendu parler de lui, dit K., il a été mêlé à ma nomination. » Ainsi commence le spectacle, dialogue entre deux personnages, Olga et K. qui cherche désespérément à atteindre le Château. Monologue plutôt, d’Olga face à K. qui l’écoute attentivement. Ensemble ils évoquent cette personnalité invisible et mystérieuse, puissante éminence grise au Château, Sortini. En jeu d’un côté, la sœur d’Olga, Amalia, au collier en grenats de Bohême qu’Olga lui a prêté – Amalia dont Olga est jalouse – Amalia à la recherche d’un fiancé, mais qui décline avec vigueur l’offre sordide de Sortini. D’une terrible grossièreté ce dernier lui ordonnait de monter le retrouver à l’Hôtel des Messieurs, dans la demi-heure qui suivait la transmission d’une lettre qui lui fut transmise par porteur. En déchirant cette lettre et sans le savoir, Amalia ruinait sa famille : leur père, dont elles étaient si fières, « troisième chef de manœuvre des pompiers », fut débouté de ses fonctions et personnellement anéanti par le système opaque du château.

Dans ce tête-à-tête où Olga tient le leadership en racontant son histoire familiale, se dessinent la personnalité d’Amalia qui apparaît furtivement dans cette scène (Mathilde Marsan) et la présence d’autres personnages, tous plus mystérieux les uns que les autres, dont leur frère Barnabé et la fiancée de K., Frieda, la redoutable. Les deux personnages se font face : assis à distance et vêtu d’un manteau en fourrure, K. (Matthieu Marie), est une présence forte et relativement silencieuse. Debout contre le mur du côté cour, Olga (Valentine Catzeflis) porte un tablier, et à la main un torchon blanc où elle dépose sa nervosité, concentrée à défendre et à réhabiliter sa famille. Elle pose les mots de sa voix magistrale et donne au texte une belle épaisseur. Aucun geste parasite, ni affecté, ni déplacé, le duo se construit sur cette musique de nuit que les deux acteurs portent.

 La seconde partie, après entracte, relit la troisième version de La mort d’Empédocle de Friedrich Hölderlin (1770-1843), de manière aussi dépouillée et intense. Trois versions inachevées ont été écrites pour cette tragédie politique et personnelle, dans l’attirance démesurée d’Empédocle pour la mort et l’anéantissement. C’est aussi un magnifique poème signé de l’auteur des Odes et des Hymnes, Hölderlin, incarnant le romantisme allemand et qui lui-même avait sombré dans la folie. Empédocle c’est aussi Hölderlin. « Car mourir je le veux, oui. Tel est mon droit… » dit le personnage. Matthieu Marie qui incarnait K. dans la première partie devient un magnifique Empédocle, dans la seconde. Dans une longue seconde scène il fait face à son ami Pausanias, sobrement interprété par Arthur Daniel – qui lui réitère fidélité et amour. Empédocle finit par l’éconduire à la folie et brouille les pistes, lui préférant retraite, ermitage et destruction : « N’avez-vous pas fait du souvenir un poignard ?… Non ! tu es sans reproche, mais je ne peux, mon fils ! bien supporter ce qui s’approche trop de moi. » Et Pausanias essaie de convaincre : « Je sais bien ce qui pour toi est passé, pourtant, toi et moi, nous sommes ce qui nous reste… » avant de s’entendre dire par Empédocle : « C’était mon ordre ultime, Pausanias ! La domination prend fin. »

© H. Bellamy, “La Mort d’Empédocle”

Dans son œuvre, Hölderlin crée la rencontre entre Empédocle et le philosophe Manès, fondateur du manichéisme : « Je te connais à ta parole obscure, et toi, Toi, l’omniscient, me reconnais aussi » lui lance Empédocle. « La douleur t’embrase l’esprit, malheureux » lui répond Manès. Ici, en arrière-plan et portant une longue robe, l’actrice Valentine Catzéflis en appelle à la Clarté. Dans sa quête de l’anéantissement, Empédocle s’approche de l’Etna avec le projet de s’y jeter, mais en fait ne l’atteindra pas. Il y a du lyrisme et quelque chose de musical dans les mots de Hölderlin, en même temps que du tragique, il y a de la pensée et de la poésie.

Dans chacune des parties du spectacle, créé sous la direction de Bernard Sobel et Daniel Franco, Kafka / Hölderlin, Monde neuf,  les acteurs portent le texte dans toute sa densité et en son essence même, leurs voix sont chaudes et leur présence envahit l’espace.

Brigitte Rémer, le 2 février 2022

Avec : Valentine Catzéflis, Arthur Daniel, Matthieu Marie, Mathilde Marsan – scénographie Jacqueline Bosson – son Bernard Valléry – lumière Jean-François Besnard – production compagnie Bernard Sobel – Le Secret d’Amalia, dans Le Château de Franz Kafka, traduction de Jean-Pierre Lefebvre (La Pléiade/éd. Gallimard), adaptation Annie Lambert – La mort d’Emplédocle, de Friedrich Hölderlin, troisième version, une re-visitation des traductions disponibles en français a été nécessaire pour cette mise en scène.

Les 20, 21, 22, 27, 28, 29 janvier, 5, 10, 11, 12 février 2022 à 20h00 – 100 Rue de Charenton, 75012 Paris – tél. : 01 46 28 80 94 – site : www.100ecs.fr

Les cinq fois où j’ai vu mon père

© Nathania Périclès

Texte et mise en scène Guy Régis JR, avec Christian Gonon de la Comédie Française – à Théâtre Ouvert, en co-accueil avec le Théâtre Nanterre-Amandiers.

Assis côté jardin l’acteur-conteur regarde le public s’installer avant d’entrer dans le vif du sujet, un récit où l’auteur part à la recherche de sa propre histoire. Il énonce : « La cinquième fois où j’ai vu mon père, ce fut la dernière… » Bruitage des étals de marché et chant du coq. Cette cinquième fois, l’enfant avait douze ans et taraude sa mère : « Cet homme à la valise, sur le marché, c’était lui ? C’était lui, je le sais. Pourquoi ne réponds-tu pas ? » L’enfant raconte l’absence, les apparitions et disparitions, le chagrin de sa mère et le sien, de nature différente, l’incompréhension. Le récit fait le compte à rebours des quatre rencontres précédentes avec ce père aimé, l’absent, qui un jour, a quitté son île natale, Haïti. Parti pour les États-Unis, il ne s’est pas retourné, sauf, de loin en loin, sur son fils. Il a quitté un pays « sans-dessus dessous » comme finit par le lui dire sa mère. Elle, fière et décidée, ne le quittera pas. « Comment effacer un pays ? Un pays ne s’efface pas… » dit-elle.

La quatrième fois, « il était venu pour me dire qu’il m’aimait ». Le père-ombre semblable à un oiseau noir est représenté sur l’écran situé côté cour et en même temps habité par le conteur. « La troisième fois, j’avais 9 ans, il est venu pour ma communion, et on a posé dans le studio photo de Magic Photos ». Un flash traverse la salle et éblouit le public, souvenir d’un moment qui se grave au plus profond. La seconde fois, « j’avais 6 ans. Ma mère m’a demandé de me faire beau, je ne savais pas pourquoi, j’ai cru qu’on allait à l’église. Je pleurais toute la pluie » ajoute-t-il, quand il comprit. La première fois, « j’avais un an et je pleurais » ; « Arrête… Arrête… » lui disait-on. Et il apprit à dire « papa… » Le Père était parti dans l’espoir d’une vie meilleure. « Depuis, l’enfant l’avait cherché partout, dans tous les visages, dans toutes les moustaches, dans tous les visages d’hommes. »

Depuis ce départ, il/le narrateur/ Guy Régis JR – car l’œuvre est autobiographique – avait cherché ce Père. « J’ai si soif de te voir… » il aurait aussi voulu connaître « la recette de l’oubli » ne plus voir, ne plus souffrir en même temps qu’il se chargeait d’énergie. « J’aurais voulu manger le soleil, être le soleil… »  À Haïti la nature est présente, soleil et pluie,  comme l’art, par les peintres et les écrivains, mais l’envie de partir souvent est plus forte, pour vivre mieux. Les pères partent et laissent un grand vide. C’est le récit que fait Guy Régis JR de sa vie, à la recherche de sa propre histoire. « Aujourd’hui, à l’âge où je suis vieux, je me surprends à le chercher encore… je le cherche sans répit » ajoute-t-il.

Écrivain, réalisateur et metteur en scène Guy Régis JR fonde sa compagnie, Nous Théâtre, en 2001 et pose un acte fondateur avec son premier spectacle Service Violence Série, créé en 2005. Il est également actif dans le développement des arts vivants en Haïti, et a créé le Festival 4 Chemins à Port-au-Prince, moment important de la vie culturelle de la capitale haïtienne. Réalisateur de courts métrages expérimentaux, il est actuellement en résidence à la Villa Médicis où il mène un projet d’écriture. Ses textes – théâtre, romans et poésie, sont traduits en plusieurs langues.

Avant d’être un récit-scène, Les cinq fois où j’ai vu mon père est un récit-roman. L’écriture, sensible, évidente et poétique, est ici comme une petite musique teintée de la mémoire. Avec intensité et sans artifice Christian Gonon, acteur de la Comédie Française, porte magnifiquement ce monologue intérieur. Il habite l’enfance et parle des chagrins, entre le silence de la mère et l’absence du père comme un arrachement. A côté de lui l’écran se peuple des dessins naïfs de Raphaël Carloone ponctuant le récit. Ils mettent le projecteur sur l’identité haïtienne de l’auteur et traduisent l’environnement et le climat, la violence de la pluie à certaines périodes, en lien avec le désarroi de l’enfant.

Derrière le chagrin il y a la vie et les cris d’enfants. Il y a un grand lyrisme de l’auteur qui avec pudeur parle de départ et d’exil dans un pays, Haïti – premier pays au monde né d’une révolte d’esclaves comme le fut la révolution haïtienne, en 1804  – où 70 % des personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Pays qui avait inspiré à Césaire La Tragédie du Roi Christophe, montée pour la première fois par Jean-Marie Serreau, en 1964. C’est un travail de mémoire qui traverse tous les pays, toutes les enfances.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2022

Avec Christian Gonon, de la Comédie-Française – assistanat à la mise en scène Kim Barrouk, Hélène Lacroix – création sonore Hélène Lacroix – images Raphaël Carloone – régie générale Sam Dineen – Le roman, Les cinq fois où j’ai vu mon père est publié aux éditions Gallimard, collection Haute Enfance.

17 au 29 janvier 2022, Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta 75020 Paris – tél. :01 42 55 55 50 – site : theatre-ouvert.com – En tournée : 25 et 26 mars 2022 : Tropiques Atrium, Fort de France, Martinique – 1er et 2 avril 2022 : L’Artchipel, Basse-Terre, Guadeloupe – à venir : Théâtre de Liège, Belgique

Vie de Joseph Roulin

© Geoffray Chantelot

Texte Pierre Michon – interprétation et mise en scène Thierry Jolivet – création musicale et interprétation Jean-Baptiste Cognet et Yann Sandeau – compagnie La Meute – au Théâtre de la Cité Internationale/Paris.

On pénètre au cœur de la peinture de Van Gogh comme au centre de la terre, dans la matière en fusion même. On y est guidé par Joseph Roulin, modeste employé des Postes à Arles, qui entre deux absinthes jaunes 80° le rencontre. Deux hommes que bien des choses sépare se lient d’amitié au café de la Gare entre 1888 et 1890, l’un, héroïque et tragique, peint l’autre dans sa vie minuscule, avec les siens, avant qu’il ne soit nommé à Marseille. Van Gogh décline les portraits de la famille, le père, postier, massif, alcoolique et républicain, vêtu de l’uniforme et de la casquette bleue portant la fière inscription des Postes, barbe ondulée et yeux verts fixant le vide ; l’épouse, Augustine, mains posées sur le tablier, se perdant dans le papier peint aux dahlias blancs, dont l’un des tableaux la représentant s’intitule La Berceuse ; le fils aîné, Armand, un peu rebelle, parti au loin, dans la marine ; Camille, garçon de neuf dix ans ; Marcelle, la petite de moins d’un an. Presque tous les jours Vincent écrit à Théodore, dit Théo, le frère de quatre ans son cadet et lui présente son travail : « Maintenant je suis en train avec un autre modèle, un facteur en uniforme bleu agrémenté d’or, grosse figure barbue très-socratique. Républicain enragé comme le père Tanguy. Un homme plus intéressant que bien des gens. »

Debout devant un micro sur pieds, Thierry Jolivet tel un conteur devenu postier chuchote à voix douce une histoire qui bouleverse, la vie rugueuse de Vincent Van Gogh, éblouissant artiste mais qui,  de son vivant, ne le savait pas.  « J’allais aller mieux » confesse Vincent. La parole est nue et le texte dépouillé. « Quand il fait Mistral, c’est pourtant juste le contraire d’un doux pays ici, car le Mistral est d’un agaçant, mais quelle revanche, lorsqu’il y a un jour sans vent. Quelle intensité des couleurs, quel air pur, quelle vibration sereine » écrit-il, depuis Arles. L’image est commentaire et tourne devant nos yeux dans un dispositif où les bleus et les jaunes se reflètent et jamais ne s’arrêtent (création vidéo Florian Bardet). Dos à l’écran mais chargé des couleurs qui l’assaillent, Thierry Jolivet est aussi Vincent en même temps que Théo, directeur d’une petite galerie de tableaux, présent tout au long de la vie de son frère et témoin de l’œuvre en train de se faire. La main de l’acteur, mobile, tient peut-être le pinceau (création lumière David Debrinay, Nicolas Galland). Au centre du plateau, de chaque côté du récitant-Van Gogh, suicidé de la société selon Artaud, deux musiciens, Jean-Baptiste Cognet, compositeur de musique à l’image travaillant avec les synthétiseurs, et Yann Sandeau, compositeur formé à la batterie, au clavecin et aux musiques électroniques, déclinent couleurs et émotions. Sur le mur du fond un écran égrène les œuvres en mouvement qui se réfléchissent au sol et de chaque côté, dans les miroirs d’une construction scénographique en trapèze isocèle (construction du décor Clément Breton, Nicolas Galland).

© Rémi Blasquez

Les bleus profonds et verts vifs, les jaunes des soleils dans un vase ou dans le ciel, celui de la Maison jaune, la maison de Vincent où Gauguin le rejoint quelques mois avant que tous deux ne se déchirent et que Van Gogh s’automutile, se coupant l’oreille ; les Vergers fleurissants, Les Iris, le Champ de blé avec corbeaux, l’extraordinaire Nuit étoilée, autant de tableaux nous enveloppent dans leurs courbes, volutes et tourbillons. À l’asile de Saint-Rémy où Van Gogh accepte de se rendre, il peint avec ardeur avant de rejoindre Théo à Paris, en mai 1890 et de s’installer à Auvers-sur-Oise, près de la maison du Docteur Gachet dont il réalise le portrait. Deux mois après il se tire une balle dans la poitrine dans un champ de blé, sorte de fatalité tragique de son destin brisé. La fille de l’aubergiste d’Auvers-sur-Oise le fait savoir, quelque temps plus tard, à Joseph Roulin, inquiet de rester sans nouvelles : « Van Gogh s’est tué alors qu’il était dans notre pension, l’Auberge Ravoux ». Théo le suit et meurt six mois plus tard. C’est Joanna Bonger, son épouse, chargée de gérer l’héritage de Vincent qui s’occupe depuis les Pays-Bas où elle est rentrée, pays d’origine des frères Van Gogh, de rassembler les œuvres. La notoriété de Vincent, grâce à elle, se développe enfin.

« Qu’est-ce qui fait qu’un peintre devient connu alors qu’hier il ne l’était pas ? » pose Joseph Roulin qui refuse de vendre son portrait réalisé et offert par Vincent, à un marchand d’art qui le lui demandait avec insistance. Il finit par le lui céder, pour rien, sous la seule condition d’y noter : « Ce tableau a été offert par Vincent Van Gogh à Joseph Roulin à qui il a toujours appartenu. » Le spectacle pose ainsi la question du sens de l’art et de l’arbitraire du marché de l’art, du courage que demande l’accomplissement du geste artistique.

Artiste associé au Théâtre des Célestins, à Lyon, Thierry Jolivet s’intéresse particulièrement aux grands textes de la littérature européenne – Dostoïevski, Dante, Boulgakov, Cendrars – et depuis une huitaine d’années met en récit la marche du monde contemporain. Il porte ici le texte de Pierre Michon publié en 1988, de manière bouleversante, et il en célèbre la densité avec une grande humanité. Pierre Michon est aussi l’auteur de Vies minuscules, comme l’est celle de Joseph Roulin qu’il nous fait suivre jusqu’à sa mort. Il écrit la langue comme on compose la musique. Michon et Jolivet font sortir la peinture du cadre et les couleurs de l’arc-en-ciel. La promenade introspective qu’ils proposent est teintée de la mélancolie blues de Van Gogh, qu’ils célèbrent comme un oratorio.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2021

Interprétation et mise en scène Thierry Jolivet – création musicale et interprétation Jean-Baptiste Cognet, Yann Sandeau – création lumière David Debrinay, Nicolas Galland – création vidéo Florian Bardet – sonorisation Mathieu Plantevin – construction du décor Clément Breton, Nicolas Galland – régie générale Nicolas Galland.

Du 24 janvier au 1er février 2022 – lundi, vendredi à 19h, mardi, jeudi, samedi à 20h30, relâche mercredi et dimanche – Théâtre de la Cité Internationale, 17, bd Jourdan 75014 Paris -Tél. : 01 43 13 50 50 – site : theatredelacite.com – En tournée du 8 au 12 février 2022 au Théâtre des Célestins à Lyon.

La fin de Satan

Poème de Victor Hugo – conception et jeu Christine Guênon, compagnie Chaos Vaincu – collaboration artistique Laure Guillem – Salon rouge de la Maison Victor Hugo.

Christine Guênon aime à fréquenter Victor Hugo. Elle en avait adapté son roman, L’Homme qui rit et présenté un spectacle au Théâtre de l’Aquarium, avant de le tourner dans le monde. Elle récidive avec La Fin de Satan accompagnée par Laure Guillem comme conseillère artistique et présente son solo à la Maison Victor Hugo. Dans ce même Salon rouge, l’écrivain lisait ses pièces à ses amis.

Le lieu est intime. Sur une petite estrade, un fauteuil. Blottie au fond du fauteuil, l’actrice et ses métamorphoses, intenses, entre la chute de l’ange, ce Dieu montré du doigt et la force de Satan. La Fin de Satan est une œuvre complexe dans laquelle Hugo se lance en 1854 et qui reste inachevée. Une partie de sa grande œuvre est déjà derrière lui. Né en 1802, Hugo écrit des poèmes depuis l’adolescence. Dès avant la trentaine il avait publié Les Orientales (1829), Hernani (1830) brisant les règles du théâtre classique et déclenchant une véritable bataille au Théâtre-Français, Notre Dame de Paris (1831), Le Roi s’amuse (1832), Lucrèce Borgia et Marie Tudor (1833), Ruy Blas (1838). Il avait été reçu à l’Académie Française en 1841. Son engagement politique avait débuté en 1848, année où il était élu à l’Assemblée Constituante. La Fin de Satan est donc en gestation depuis l’année 1854 mais ne sera éditée qu’en 1886, un an après sa mort. Hugo écrivait en même temps les Contemplations, publiées en 1856 et avait mis en attente son travail sur La Fin de Satan au profit des Misérables qui voyaient le jour en 1862.

 Écrite en vers, La Fin de Satan commence par sa chute dans l’abîme, les astres s’éteignent un à un, une plume des ailes de l’archange banni reste suspendue au bord du gouffre, prélude intitulé Hors de la Terre I : « Quelqu’un, d’en haut, lui cria : – Tombe ! Les soleils s’éteindront autour de toi – Maudit ! » Dans La Première Page, qui suit, Dieu déchaîne le déluge. Le début, « L’Entrée dans l’ombre » commence par  « Noé rêvait. Le ciel était plein de nuées. On entendait au loin les chants et les huées des hommes malheureux qu’un souffle allait courber… » puis, en vis-à-vis, avec « La Sortie de l’ombre » le Chaos refuse de reprendre le monde et Dieu consent qu’il revive. Le Livre Premier porte ensuite pour titre Le Glaive et met en scène Nemrod, ce géant qui ayant conquis la terre part à la conquête du ciel : « Il s’en retourna seul au désert, et cet homme, ce chasseur, c’est ainsi que la terre le nomme, avait un projet sombre. »  Dans Hors de la Terre II la plume de Satan devient un ange-femme appelée par Dieu, Liberté : « Cette plume avait-elle une âme ? Qui le sait ? » Le Livre Deuxième intitulé Le Gibet fait le récit de la crucifixion : « En ce temps-là, le monde était dans la terreur ; Caïphe était grand-prêtre et Tibère empereur… » Hors de la Terre III met en scène Satan proclamant son amour de Dieu en même temps que son impuissance et son envie de vengeance. Trois chants l’interrompent : « Chanson des oiseaux », « Chant de l’infini » et « Hymne des anges ». « Lumière ! fiancée de tout esprit, soleil ! feu de toute pensée, vie ! où donc êtes-vous ? » L’œuvre se termine avec L’Ange Liberté qui, descendant dans le gouffre affronte Satan et dans cette lutte du bien avec le mal, cherchant à remonter sur terre pour sauver les hommes, « L’ange entendit ce mot ; Va ! »

Métaphore de la liberté, l’œuvre est épique et métaphysique, son adaptation n’est pas une mince affaire. La proposition de Christine Guênon est superbement agencée. Narratrice, elle incarne l’auteur comme elle incarne le mal et le bien, Satan et l’Ange-Liberté, du fond de son gouffre/fauteuil avec une grande puissance évocatrice. Sa parole habitée jaillit du fond du Salon Rouge sous le regard de Victor Hugo, façonné par le sculpteur David d’Angers. C’est une belle proposition théâtrale et littéraire qui trouve sa juste place dans le lieu emblématique de l’écrivain, sa Maison.

Brigitte Rémer, le 20 janvier 2022

Du 14 janvier 2022 au 4 février 2022 à 19h30, Maison Victor Hugo, 6 Place des Vosges, 75004 – métro : Bastille, Saint-Paul – site : www.musee-hugo.paris.fr – tél. : 01 42 72 10 16

Chère chambre

© Jean-Louis Fernandez

Texte et mise en scène Pauline Haudepin, au Théâtre de la Cité Internationale.

Une jeune femme de vingt ans, Chimène, annonce à ses parents qu’elle est atteinte d’une maladie incurable (Claire Toubin). La source du mal : une nuit passée avec un inconnu, sans-abri, rencontré dans la rue. Elle fait face. Ni explication, ni regret, ni pleurs, ni culpabilité. Comme un acte de gentillesse et d’empathie, esquisse-t-elle. Des parents aimants, atterrés et aux quatre cents coups devant l’absurde, qui se débattent avec l’idée de la mort (Sabine Haudepin et Jean-Louis Coulloc’h). Domino, l’amie prof de philo au caractère bien trempé qui partage sa vie et n’est guère en harmonie avec la belle-famille, en état de sidération et de colère (Dea Liane). Deux générations, pas de guerre, seulement de l’incompréhension, de l’illisible. Une famille qui va se déliter.

Mis à plat, l’argument est plus loufoque que tragique car on a peine à croire à la beauté du geste, au baiser au lépreux, à l’idée de rédemption ou de sacrifice. Le passage d’un réalisme peu exaltant à la manière d’un huis-clos – la chambre de la jeune fille et son environnement bourgeois, l’aveu de son geste gratuit – à une prise de hauteur et de distance vers un certain onirisme, devient plus intéressant. La pièce semble vouloir tirer vers le fantastique, mais n’y arrive pas vraiment, malgré l’apparition d’un personnage singulier, Theraphosa Blondi, mygale dévorante (Jean-Gabriel Manolis). On s’accroche à cette sorte de double de Chimène issue de son imaginaire et de ses dessins, rêve incarné ou symbole de déshérence, sans savoir vraiment ce qu’on cherche, ni vers quoi va le texte.

Reste la fuite en avant, la question de la destruction, du suicidaire, le no future, des personnages qui se décalent : des parents archétypes de la petite bourgeoisie qui essaient de se projeter dans un avenir sans enfant, l’égarement de Chimène dans son univers – sa chambre – qui se décompose, comme son univers d’enfance et son espace mental. Des angoisses bien contemporaines et des hallucinations, un léger humour grinçant et quelques fantasmes, un peu d’étrangeté, ne suffisent pas à faire décoller l’ensemble ni par le texte ni par l’univers plastique qui se superpose, même si les acteurs sont tous à leur place et s’en sortent bien avec leurs rôles.

Chère chambre est la seconde pièce créée par Pauline Haudepin au TNS, pièce présentée comme carte blanche en 2016 quand elle y était apprentie-comédienne à l’école, puis remontée en 2018. Sa première pièce s’intitulait Les Terrains vagues. Comme on dit du vin qu’il est un peu jeune, le texte et le regard de Pauline Haudepin, le sont aussi.

Brigitte Rémer, le 23 janvier 2021

Avec : Jean-Louis Coulloc’h, Sabine Haudepin, Dea Liane, Jean-Gabriel Manolis, Claire Toubin – scénographie Salma Bordes – lumière Mathilde Chamoux – costumes Solène Fourt – composition musicale et son Rémi Alexandre – plateau et régie générale Marion Koechlin – production et administration Agathe Perrault, La Kabane – Le texte est publié par Les éditions Tapuscrit/Théâtre Ouvert.

Du 17 au 29 janvier 2022 – lundi, vendredi à 20h30, mardi, jeudi, samedi à 19h, relâche mercredi et dimanche – Théâtre de la Cité Internationale, 17, bd Jourdan 75014 Paris – RER Cité Universitaire – tél. : 01 43 13 50 50 – site : theatredelacite.com

 

Relâche

© Sophie Crépy / Musée d’Orsay

Conception et scénographie Francis Picabia (1924), musique Erik Satie, chorégraphie Jean Börlin, costumes Jacques Doucet et Francis Picabia, film Entr’acte de René Clair – Reprise en 2014 dans une chorégraphie et recherche historique de Petter Jacobsson et Thomas Caley, avec le Ballet de Lorraine/Centre chorégraphique national de Lorraine et l’Ensemble musical Contraste – Dans la Nef du musée d’Orsay.

Entrée au répertoire de l’Opéra national de Lorraine en 2014, la pièce, Relâche, convoque quatorze danseurs du Ballet de Lorraine qui font reculer le temps, d’un siècle. Ils sont ici accompagnés par l’Ensemble musical Contraste, placé sur un podium côté jardin, derrière quelques sculptures. Sous la grande et magnifique horloge du Musée d’Orsay une scène a été dressée – sur laquelle la scénographie de Francis Picabia a pris place, des rangées de réflecteurs dirigés vers la salle – surmontée d’un écran où le film de René Clair, Entracte, sera projeté. Satie pour la musique, Picabia pour le concept et la scénographie, Börlin pour la chorégraphie, René Clair pour les images, un beau générique ! C’est la première intervention du cinéma dans un spectacle de danse et l’un des premiers exemples de synchronisation de la musique avec un film.

© Sophie Crépy / Musée d’Orsay

Un grand-père paternel cubain qui a émigré à New-York puis à Madrid, un grand-père maternel chimiste et photographe, une mère qui meurt quand il a sept ans mais dont l’héritage lui assure de confortables revenus, un père qui soutient très tôt son talent, Picabia (1879-1953), peintre et poète, rencontre d’abord l’impressionnisme – notamment par Sisley et Pissarro – avant de se sentir proche dès 1913, du dadaïsme, puis plus tard du surréalisme. « L’artiste, c’est un homme qui peut avaler du feu » disait-il en 1951 à Georges Charbonnier lors d’une interview : « Tout ce qui est immobile est mort. »

C’est à l’automne 1924 que Picabia présente au Théâtre des Champs-Elysées ce qu’il appelle un Ballet instantanéiste suédois, dont la chorégraphie est signée de Jean Börlin, – danseur et chorégraphe formé au Ballet Royal Suédois, qui a notamment travaillé avec Michel Fokine – Relâche, dans lequel s’inclut le film de René Clair. La même année, il fonde à Barcelone la revue d’avant-garde, 391 à laquelle participent Marcel Duchamp et Man Ray, qu’on verra dans le film jouant aux échecs sur les toits de Paris. Les quatre œuvres s’enchevêtrent les unes dans les autres dans leur folie burlesque : chorégraphie, scénographie et concept général, musique et film.

© Sophie Crépy / Musée d’Orsay

Satie (1866 1925) côtoie à partir de 1919 Tristan Tzara qui le met en contact avec Picabia, Duchamp, et Man Ray. C’est ainsi que naît leur collaboration pour Relâche, malgré le différend qui rapidement opposera le chef de file des surréalistes, André Breton aux défenseurs de Tzara auxquels Satie se rallie, au sujet de la nature de l’art d’avant-garde. C’est dans ce contexte électrique qu’est créé Relâche, avec, pour référence les films burlesques de l’époque et la farce dadaïste : une femme élégante transporte des tenues de soirée avec une brouette, des spectateurs furieux surgissent et envahissent la scène mais se révèlent être des danseurs, un film est projeté au milieu de la représentation…  Ironie du sort, il y eut ajournement de la première représentation, au dernier moment, compte-tenu de l’état de santé du danseur-chorégraphe. Le titre du film de René Clair, Relâche, avait donc d’autant mieux sa place.

© Sophie Crépy / Musée d’Orsay

Ce film fait référence à l’univers de la fête foraine, aux spectacles de rue et au monde du cirque, très en vogue à l’époque. On y voit au début, au-dessus d’un immeuble, au ralenti, la charge d’un canon par Satie et Picabia, la partie d’échecs entre Duchamps et Man Ray, un enterrement spectaculaire où le corbillard est tiré par un chameau et où de fil en aiguille, le mort ressuscite en pleine gloire. Certaines images montrent, vu de dessous, une danseuse qui tourne, tissu et tutus s’envolant et s’enroulant au fil de la partition musicale.

Les films sont encore muets. Entre musique savante et musique populaire Satie compose sa partition selon le rythme des images entre effets spéciaux, ralentis et séquences en temps inversé ; ainsi la fin du film montrant une séquence rembobinée en marche arrière, pour que le mot Fin réapparaisse.

Le Musée d’Orsay présente cette soirée parallèlement à l’exposition qu’elle clôture, Enfin le cinéma ! Arts, images et spectacles en France, 1833-1907. Les spectateurs sont guidés jusqu’à des chaises improvisées placées de guingois dans la grande Nef, entre les majestueuses sculptures du Musée où passent des personnages en redingotes noires et hauts-de-forme, maquillés de blanc. Les interprètes arriveront du fond du musée pour un spectacle à la fois improvisé et précis ; collants et justaucorps plus tard deviendront blanc ; gestuelle pantomimique ; on pense au Pierrot des Enfants du Paradis, avec Deburau (1829-1873) le mime le plus célèbre du XIXe siècle, incarné plus tard par Jean-Louis Barrault dans le film de Marcel Carné ; des infirmières portent sur une civière la superbe diva lamée d’argent.

© Sophie Crépy / Musée d’Orsay

Danseuses et danseurs du Ballet de Lorraine se prêtent magnifiquement à cette plongée dans le temps, avec légèreté et adresse, dégageant une ambiance de gaîté et de pur dépaysement. Petter Jacobsson a succédé à Didier Deschamps à la direction du Centre Chorégraphique, en 2011. Basé à Nancy il a fait du Ballet de Lorraine, avec le danseur et chorégraphe Thomas Caley, un lieu d’exploration, traçant en permanence de nouvelles perspectives dans la recherche chorégraphique. Il a remis au répertoire en 2014 le ballet Relâche. Sa collaboration avec l’Ensemble musical Contraste, implanté dans les Hauts-de-France et sillonnant le monde dans l’hétérogénéité de ses propositions, permet, sous la direction artistique d’Arnaud Thorette, alto et la direction musicale de Johan Farjot, piano et arrangements, ce retour sur images extrêmement fructueux et festif. Dans la grande Nef du musée d’Orsay les instruments sonnent magnifiquement.

Ces multi-partenariats élaborés dans une féconde collaboration avec le Musée d’Orsay – qui a ouvert grand ses portes et sa Nef majestueuse – sont un pur joyau quant à la présentation d’une partie de l’histoire de l’Art du début du XXème, tant dans le domaine des arts visuels et audiovisuels que dans celui des arts de la scène. Une initiative très heureuse !

Brigitte Rémer, le 14 janvier 2022

Présenté le mardi 11 janvier 2022 à 19h00 et 21h00, dans la Nef du musée d’Orsay, en lien avec l’exposition Enfin le Cinéma ! (Commissaire Dominique Païni).

Reprise en 2014 dans une chorégraphie et recherche historique de Petter Jacobsson et Thomas Caley, scénographie Annie Tolleter, lumières Eric Wurtz, recherches histiriques sur les années 20 Carole Boulbès, drmaturgie et recherche historique Christophe Wavelet, costumes Ateliers costumes du CCN/Ballet de Lorraine, avec la participation des élèves de la section broderie du lycée Lapie de Lunéville – Avec les danseuses et danseurs du CCN/Ballet de Lorraine : une femme, Céline Schoefs – un homme, Jonathan Archambault – l’autre homme Willem-Jan Sas – le pompier Tristan Ihne – les hommes Alexis Bourbeau, Charles Dalerci, Nathan Gracia, Matéo Lagkère, Afonso Massano, Rémi Richaud, Jean Soubirou, Luc Verbitzky – les infirmières Valérie Ferrando, Laure Lescoffy.

Ensemble Contraste : Arnaud Thorette, alto et direction artistique – Johann Farjot, piano, arrangements et direction musicale – Béatrice Muthelet, alto – Pauline Buet, violoncelle – Alix Merckx, contrebasse – Jean-Luc Votano, clarinette – Frédéric Foucher, trompette.

Les Imprudents

© Marie Clauzade

D’après les dits et écrits de Marguerire Duras – conception et mise en scène Isabelle Lafon, compagnie Les Merveilleuses – au Théâtre de la Colline.

Ils sont trois et entrent sur le plateau très naturellement, comme on marche dans la rue. Deux s’installent à la grande table où se trouvent textes et verres d’eau comme pour une répétition et se mettent à parler entre eux de Marguerite Duras comme on en parlerait au café, entre amis. La troisième, Isabelle Lafon, qui signe le spectacle, devise avec le public avant de les rejoindre. La voix de Duras, si particulière, nous est donnée en ouverture : « Il faut être plus fort que ce qu’on écrit… C’est écrire qui est exceptionnel. » Femme scandaleuse ? Littérature scandaleuse revendiquée, indécence ? « Ce qu’on cache, je le fais comme au grand jour. » Indiscrétion, engagement politique…  « Je veux déplaire » déclare-t-elle.

Les acteurs ont travaillé sur les textes de Duras collectés dans les archives, notamment audiovisuelles. Ils en ont tiré des séquences d’interviews qu’elle avait réalisées dans les différents coins du territoire français pour une émission de télévision, dans les années 65. À la lisière du récit ils se métamorphosent en personnages, dessinant les contours du portrait :

Dans les corons du Pas-de-Calais, à Harnes, on entend le témoignage d’un mineur de fond, André Fontaine, devenu extracteur dans une mine à 120 fosses. Il était chargé de la bibliothèque de la fosse 4 et se raconte, répondant aux questions de l’intervieweuse Duras, venue non pas pour leur parler mais pour les écouter dit-il encore avec admiration. Et elle leur avait lu des poèmes de Michaux et le célèbre Discours sur le colonialisme de Césaire. C’est là que « quelque chose a commencé pour nous » avait-il ajouté, ému qu’elle ait pris du temps avec eux, les mineurs.

On entend, par les acteurs, l’enquête que mène Marguerite Duras sur les lectures et centres d’intérêt des élèves du Lycée Jules Ferry de Versailles ; on l’entend parler avec des prisonniers ; on l’entend questionner la streap-teaseuse Lola Pigalle, sur ce que viennent chercher les clients : l’illusion, sans doute, répond-elle. De loin en loin sa voix se mêle à celle des acteurs. Ses questions, elle les pose haut et fort. « Écris dans ton coin… Quelle année, quel mois, quelle heure, comment tu t’appelles ? » Quelques textes émanent du groupe de la rue Saint-Benoît, là où elle vivait avec Robert Antelme et où ils recevaient nombre d’intellectuels et amis comme Dyonis Mascolo, Edgar Morin, Maurice Nadaud, Claude Roy et d’autres. Ils étaient alors communistes et voulaient changer le monde, ils croyaient en un idéal et en cette utopie : « nous étions scandalisés par le monde… » disait Duras. Sa rencontre avec Pierre Dumayet, pionnier des premiers programmes télévisés, animateur notamment de Lecture pour tous du temps de l’ORTF, au moment où elle venait de publier Le ravissement de Lol V. Stein en 1964, l’a marquée. Elle avait demandé à revoir l’interview vingt-cinq ans plus tard et y avait trouvé beaucoup de sincérité de la part du journaliste.

Le spectacle est un canevas de situations et de questions qui vont et viennent et qui traversent le temps. Il y a ce que dit Duras et ce qu’elle ne dira pas, peut-être par pudeur. Pour elle, la puissance de l’écriture c’est de faire revenir quelqu’un, de faire revenir un mort. On « rappelle » quelqu’un.

Aujourd’hui, on rappelle Duras, par ce spectacle qui semble démarrer de rien et qui prend toute sa puissance au fil du travail d’archéologie mené par Isabelle Lafon et ses coéquipiers, Johanna Korthals Altes et Pierre-Félix Gravière. Les trois acteurs sont très justes dans la liberté et la simplicité restituées. Au fil des portraits Isabelle Lafon s’approche de Duras. On est dans sa chambre, elle soulève le bras du tourne-disque et une chanson de l’époque se fait entendre, Capri c’est fini, d’Hervé Vilar, le couple danse. On entend le nom d’Anne-Marie Stretter, sorte d’archétype de la femme dans la littérature de Duras. On entend la nuit, la peur du silence, de la solitude et de la folie. « Je n’aime pas la nuit, la nuit, je lis ». Côté cour, un piano, comme chez Duras, sur lequel Johanna Korthals Altes joue quelques notes.

Née Donnadieu, près de Saïgon, Marguerite Duras (1914/1996) se fixe à Neauphle-le-Château où elle acquiert une grande maison, son lieu de vie privilégié à partir de 1958. Elle y tournera notamment Nathalie Granger avec Jeanne Moreau et Gérard Depardieu. C’est là que se termine le voyage théâtral. Isabelle et son chien Margo, star du spectacle, qui, à la fin, traverse le plateau, lui rendent visite. Margo et son double. A la fin, Isabelle Lafon raconte. Elle est Duras, dans sa voix et ses attitudes. Réminiscences d’enfance avec le camion du cinéma qui passait devant chez elle ; un brin d’amertume sur la dernière partie de sa vie : « Maintenant je passe dans la rue et on ne me voit pas. Je suis la banalité. » Le doute contient la solitude, l’alcool, l’écriture, « L’écriture, une sauvagerie d’avant la vie » dit-elle… Détruire, dit-elle, du nom de son roman et du film qu’elle avait tourné en 1969… A Neauphle, elle était moins seule, mais se disait plus abandonnée… « Je représente ce que toute une partie de vous refuse : l’incohérence, l’indiscrétion, l’orgueil, la vanité, l’engagement politique naïf, la violence désordonnée, le refus catégorique, le manque de managements, la méchanceté. Je pourrais ne pas m’arrêter. Avec tout ce bordel que je trimballe, je fais des livres » écrivait-elle à Alain Resnais en janvier 1969, dix ans après avoir écrit le scénario du célèbre film qu’il réalisera, Hiroshima mon amour.

Isabelle Lafon-Duras ne force pas le trait, elle fait apparaître Marguerite en creux à travers les différents récits portés par les acteurs, avec beaucoup de pertinence, de sensibilité et d’audace. C’est le quatrième portrait de femme qu’elle réalise : en 2016, à travers un spectacle intitulé Deux ampoules sur cinq, elle faisait le portrait d’Anna Akhmatova, poétesse admirée depuis la publication de son premier recueil, Soir, en 1912, portrait en dialogue avec celui de son amie, l’écrivaine Lyda Tchoukovskaïa. En 2017 elle présentait L’Opoponax, de l’auteure et militante féministe, Monique Wittig. En 2018 elle s’attaquait au Journal de Virginia Woolf, à travers son spectacle Let me try. Le spectacle Les Imprudents devient le quatrième lieu porteur de mémoire d’’une grande dame de la littérature, ici, Marguerite Duras, spectacle présenté par la compagnie, Les Merveilleuses, qui sait aussi diversifier sa palette et prendre d’autres directions.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2022

Avec Pierre-Félix Gravière, Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon – lumières Laurent Schneegans – assistanat à la mise en scène Jézabel d’Alexis – administration Daniel Schémann

Du 6 au 23 janvier 2022, Théâtre nationale de la Colline, le mardi à 19h, du mercredi au samedi à 20h, le dimanche à 16h, 15 rue Malte-Brun. 75020. Métro : Gambetta – Site : www. colline.fr

Alabama Song

© Catherine Bougerol

D’après le roman de Gilles Leroy – adaptation et mise en scène Guillaume Barbot, Compagnie Coup de Poker – au Théâtre de la Tempête. Avec Lola Naymark dans le rôle de Zelda.

La vie et l’œuvre de Scott Fitzgerald nous sont connues. L’auteur a publié de nombreux romans et nouvelles dont Gatsby le magnifique en 1925 et Tendre est la nuit en 1934. L’œuvre de Zelda, comme dans nombre de couples d’artistes, est moins connue, peu reconnue, même si elle écrit tout autant. Zelda Fitzgerald publie en 1932 l’histoire de sa rencontre avec Scott, sous le titre Accordez-moi cette valse. On est en Alabama en 1918. Elle a dix-huit ans, lui vingt-et-un. Le couple devient la coqueluche du Tout-New York et s’y brûlera les ailes.

Le roman de Gilles Leroy, Alabama Song, puise dans la vie de Scott et Zelda Fitzgerald, mêlant les données biographiques aux éléments imaginaires, en mettant le projecteur sur Zelda, ses amours, son parcours, ses blessures, son écriture. Le spectacle reprend ce portrait de femme, dans sa passion débordante et tumultueuse avec Scott, qu’elle épouse en 1920 et avec lequel elle aura une fille surnommée Scottie. Sur scène, Zelda se raconte en se consumant. Le début du spectacle est le point d’arrivée de sa vie déchirée, dans l’hôpital psychiatrique où on la soigne et où elle mourra au cours d’un incendie, dernière image du spectacle. Elle appelle ses souvenirs. Retour sur image, sur sa vie et sur sa rencontre avec Scott, sous l’égide de la difficulté de vivre, de l’alcool et de la création. « Du jour où je l’ai vu, je n’ai plus cessé d’attendre. Et d’endurer, pour lui, avec lui, contre lui » déclare-t-elle. Dans l’écriture, Zelda déverse sa violence, elle revendiquera nombre de situations dont se serait emparé son époux pour sa propre œuvre. « Il en est qui se cachent pour voler, pour tuer, pour trahir, pour aimer, pour jouir. Moi, j’ai dû me cacher pour écrire » dit-elle.

Trois musiciens ponctuent les étapes du douloureux récit de sa vie au regard de ses relations de couple avec Scott, chaotiques et destructrices. Ils se glissent aussi dans la peau de personnages qu’ils interprètent : Pierre-Marie Braye-Weppe est au violon et interprète le rôle du psychiatre ; Louis Caratini joue du piano et du trombone, il est l’amant, ce marin de Fréjus dont s’amourache Zelda ; Thibault Perriard est à la batterie et à la guitare, il est aussi Francis Scott. Leur passage de musicien à comédien se fait avec simplicité, comme une évidence, de même que leurs interventions musicales, délicates et subtiles, dans l’esprit jazz des années 20. Si les instruments placés au centre mangent la scène – nous sommes dans la petite salle Copi du Théâtre de la Tempête – le dispositif scénographique élaboré, une rampe sur laquelle évolue Zelda, surplombant les musiciens, s’avère parfaitement efficace, piste de danse ou long couloir de l’HP (la scénographie est signée Benjamin Lebreton, les lumières de Nicolas Faucheux assisté d’Aurore Beck). Lola Naymark habite le personnage de Zelda avec une grande force et justesse. Elle décline l’entière gamme de ses émotions et sentiments, de la fantaisie à la liberté, de la retenue à la colère, de la vindicte au désarroi. Sa palette est large, elle est l’incandescence même, continuellement au bord du vide.

Guillaume Barbot signe la mise en scène d’un diptyque sur des destins de femmes dont Alabama Song est le second volet. Le premier, monté en 2018, était une adaptation du roman de l’écrivain comorien Ali Zamir, Anguille sous roche. Sa compagnie, Coup de Poker, est depuis cinq ans en résidence au Théâtre de Chelles après avoir été associée au Théâtre de la Cité Internationale en 2017 puis au Théâtre Gérard Philipe/CDN de Saint-Denis en 2018-2019. Le metteur en scène développe son travail autour d’une matière littéraire non dramatique, mêlant théâtre et musique. Il s’empare de thèmes d’une grande profondeur et intensité, ici, la passion, la création et la folie, dans ce couple mythique des Fitzgerald qui s’est fracassé, et où Zelda a sombré. Une compagnie à suivre !

Brigitte Rémer, le 7 janvier 2022

Avec Lola Naymark, Zelda – et avec les musiciens-acteurs : Pierre-Marie Braye-Weppe violon et jeu (psychiatre) – Louis Caratini piano, trombone et jeu (les amants) – Thibault Perriard batterie, guitare et jeu (Francis Scott) – scénographie Benjamin Lebreton – lumières Nicolas Faucheux, assisté d’Aurore Beck – costumes Benjamin Moreau – conception musicale collective, direction Pierre-Marie Braye-Weppe – son Nicolas Barillot, assisté de Camille Audergon – regard chorégraphique Bastien Lefèvre – assistanat à la mise en scène Stéphane Temkine – régie son Camille Audergon – régie Gilles David, Yann Nédélec – Le texte peut être joué grâce à l’aimable autorisation des éditions Mercure de France.

Du 5 au 16 janvier 2022, du mardi au samedi 20h30, dimanche 16h30, au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie, Rte du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris – tél. : 01 43 28 36 36 – site : www.la-tempete.fr

Le Chœur

© Marc Domage

Conception Fanny de Chaillé, d’après le poème Et la rue de Pierre Alferi  – avec la promotion 2020 des Talents Adami Théâtre – au Théâtre 14, dans le cadre du Festival d’Automne.

Dix acteurs hauts en couleurs, enfants de huit neuf ans au départ, se racontent des histoires. Cour de récré, surenchère, histoires d’adultes. Ils évoquent l’écroulement des tours de Manhattan un certain 11 septembre, plus tard le Bataclan. Se mêlent à ces images de mort qu’ils brandissent avec innocence et dont ils ne comprennent pas tout, les images de la vie, de leur jeunesse, de leur potentiel. Le quotidien dans ses chicanes et petites mesquineries les rapproche, charmants potins qui se croisent, récits dont la parole passe de l’un à l’autre, dans les mots comme dans les gestes, quelques solos. Une traversée de la salle histoire de se rapprocher du public. Simplicité du propos réglé comme du papier à musique par l’investissement de tous dans la construction gestuelle.  Pas de chef de chœur visible, dix cœurs qui battent au rythme des mots et du collectif, du tempo de la narration.

Le texte du romancier et poète Pierre Alferi, La Rue, extrait de son recueil divers chaos, se mêle aux récits énoncés par les acteurs pendant les répétitions. De ce matériau, on ne sait plus ce qui émane de l’un ou des autres et le travail se fait davantage sur la forme que sur le fond. Le raccord avec le panneau Et la Rue accroché à l’entrée du théâtre ne se retrouve guère dans l’esprit de ce qui se passe sur scène, on reste sur sa faim.

Plus chorale que chœur, la richesse du spectacle passe par la circulation de la parole, du chuchotement jusqu’à la pulsation collective. Face au public les acteurs s’apostrophent en se passant le témoin, et l’apostrophent.

Fanny de Chaillé a rencontré l’écriture de Pierre Alféri dans Coloc en 2012 et Les Grands en 2016. Elle est une habituée du Festival d’Automne pour y avoir donné ses précédentes pièces : Le Groupe d’après La Lettre de Lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal en 2014, La Double Coquette en 2015, Les Grands en 2016, Désordre du discours d’après L’Ordre du discours de Michel Foucault en 2019. Elle est artiste associée à l’Espace Malraux, Scène nationale de Chambéry et de la Savoie.

Parler sur semble éloigné de ce qu’on perçoit, de ce qu’on voit. Je suis, en ce qui me concerne restée extérieure au travail proposé même si le dispositif démontre la qualité de ses interprètes. Il se veut joyeux, mon esprit ce soir-là n’était pas au rendez-vous de la fête.

Brigitte Rémer, le 6 janvier 2022

Avec la promotion 2020 des Talents Adami Théâtre : Marius Barthaux, Marie-Fleur Behlow, Rémy Bret, Adrien Ciambarella, Maud Cosset-Chéneau, Malo Martin, Polina Panassenko, Tom Verschueren, Margot Viala, Valentine Vittoz – assistant, Christophe Ives, rédaction journal Grégoire Monsaingeon – réalisation son et radio, Manuel Coursin – lumières, Willy Cessa – Le poème Et la rue de Pierre Alferi est extrait de l’ouvrage divers chaos (P.O..L) – Le spectacle a été présenté au Centre National de la Danse du 7 au 9 octobre 2021

Du mardi 4 au samedi 15 janvier 2022, Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, 75014. Paris – tél. : 01 45 45 49 77 – Sites : www.theatre14.fr – www.cnd.fr – www.festival-automne.com

 

Erreurs salvatrices

© Christophe Raynaud de Lage

Textes Heiner Müller – conception Wilfried Wendling, La Muse en circuit – avec Denis Lavant, comédien et Cécile Mont-Reynaud, danseuse aérienne – au Théâtre de la Cité internationale.

Le spectateur est conduit dans une grande salle noire du sous-sol, un tabouret de carton lui est remis. Son parcours commence. Il entre comme dans une cathédrale où le maître autel, la fileuse, est un épais tube central composé de rideaux de fils réalisé par le scénographe Gilles Fer. Aux quatre coins de la salle, des pupitres et machines pour la lumière et le son, de nombreux haut-parleurs et plusieurs écrans conçus et réalisés par Cyrille Henry. Les éléments s’animent en interaction les uns avec les autres, réfléchissent la lumière créée par Annie Leuridan et se construisent en partitions multimédias jouées en direct par le musicien Grégory Joubert.

Le texte donné par Denis Lavant est habité, il jaillit d’on ne sait où. L’acteur est mobile et se déplace dans différents coins de la salle, parfois secrètement parfois dans la hâte, ou monte à l’étage supérieur se cacher au fond d’une galerie avec sa vieille machine à écrire Underwood. Il est l’auteur et plonge dans les mots construits et déconstruits de Heiner Müller issus de différentes sources : Héraklès II ou l’Hydre (1972) incluant sa pièce, Ciment, se fait l’écho de la tradition mythologique pour mieux parler de soi ; Avis de décès (1975/76) long poème troublé par son autobiographie, met en prose la découverte du corps de sa femme, après son suicide ; Paysage avec Argonautes (1982) : « Voulez-vous que je parle de moi ? Moi qui… De qui est-il question ? Quand il est question de moi… » Textes de rêves datent de la fin de sa vie (1995) ; quelques bribes et fragments ramassés çà et là au fil des textes et des inachevés, morceaux d’entretiens et de manifestes, poèmes de jeunesse, complètent le montage textes pour lequel la dramaturge Marion Platevoet a assisté Wilfried Wendling.

La création littéraire avec Heiner Müller et la création artistique, par le geste que posent Cécile Mont-Reynaud, danseuse aérienne et Wilfried Wendling pour la musique électronique live, sont au cœur du sujet. Né en RDA, Heiner Müller (1929/1996) travaillait de « l’autre côté » du Rideau de fer. « Cela fait maintenant environ trente-cinq ans que j’écris des pièces. Jusqu’à très récemment j’écrivais en RDA et chaque fois que je présentais une nouvelle pièce j’étais en proie à de nouvelles difficultés. Généralement, lorsque je publiais une pièce, elle était interdite pendant dix, quinze, seize ans en RDA » rapportait-il en 1992 * et sur la position de l’écrivain il déclare : « Je voudrais dire aussi que le courage pour un écrivain – c’est du moins la seule manière dont je l’entends – consiste à faire son œuvre, et à la faire jusqu’au bout de ses forces en toute humanité. Pour aller au bout de soi-même de cette manière-là, il faut du courage et c’est cette notion du courage que tout écrivain apporte à l’humanité depuis qu’il y a des écrivains. » **

Erreurs salvatrices est conçu en trois parties d’une heure, intitulées : L’autre dans le retour du même (A), La faille dans le déroulement (B), Le trou dans l’éternité (C). Certaines soirées sont proposées en deux parties. Au-delà du texte-matériau, le spectateur baigne dans une expérience d’écritures où se conjuguent lumière, son et gestes formant une oeuvre plastique que la lumière et la vidéo composent et recomposent sans cesse. Cécile Mont-Reynaud se glisse, à partir de ses différentes techniques de trapéziste, voltigeuse et cordéliste, dans une dramaturgie de l’émotion qu’elle développe entre chorégraphie, présence aérienne et sculpture du corps. Elle évolue dans la Fileuse, son agrès circulaire composé de rideaux de fils placé au centre de l’espace scénique et se déploie entre recherche de verticalité et sinuosités, dans les fines cordes textiles parfaitement parallèles. Fort de sa formation architecturale initiale elle élabore son espace avec précision, Alvaro Valdes Soto l’a accompagnée de son regard chorégraphique. Images, musiques et sons se conjuguent autour de la structure et de différents monolithes dispersés dans la salle, sorte d’îlots hybrides. Denis Lavant apporte le tragique, jetant le texte avec force et violence dans le don qu’il fait de lui, comme le faisait Antonin Artaud en son temps : l’acte théâtral, entre le cri et le dernier souffle. Denis Lavant et Cécile Mont-Reynaud lancent leur regard en reflet sur des objets qui renvoient leur image tels que miroirs, eau, fragments, couvertures de survie, élaborés par la plasticienne Cécile Beau.

Invité à déambuler dans ce labyrinthe mental le spectateur est guidé par les mots et les mouvements, les éclairs et lumières, les images et réflexions, les sons et signaux musicaux de Wilfried Wendling qui a élaboré le spectacle et qui nous fait voyager dans cette expérience transdisciplinaire singulière où, selon Heiner Müller « l’élément du théâtre est la métamorphose. »

Brigitte Rémer, le 21 décembre 2021

Participation à la création et à la conception de l’installation : Cécile Beau plasticienne – Gilles Fer scénographie fileuse – Cyrille Henry conception et réalisation des machines – Annie Leuridan conception lumière – Marion Platevoet dramaturge – Alvaro Valdes Soto regard chorégraphique. Au plateau : Wilfried Wendling conception et musique électronique live – Denis Lavant comédien – Cécile Mont-Reynaud danseuse aérienne – Grégory Joubert musicien et mécaniques plastiques – Thomas Mirgaine interprète des machines sonores – Sophie Agnel enregistrement piano.

Erreurs Salvatrices a été créé le 26 novembre 2021 au Théâtre de l’Archipel/Perpignan – Spectacle vu le 14 décembre au Théâtre de la Cité internationale/Paris où il a été programmé du 6 au 18 décembre 2021.

*Les écrivains doivent-ils être idiots ? dans « Prétexte » Cahiers du Renard n° 9 p. 13 – **Une bouteille à la mer, id. p. 27.

Dissection d’une chute de neige

© Simon Gosselin

Pièce de Sara Stridsberg – traduction du suédois Marianne Ségol-Samoy – mise en scène Christophe Rauck – au Théâtre Nanterre-Amandiers.

« Le temps est éternel, un non-temps. Peut-être le présent, peut-être est-ce un conte ou peut-être un siècle passé, froid et violent. » Ainsi s’ouvre Dissection d’une chute de neige qui nous place face à la Fille Roi et dans le vif de son combat : échapper au mariage – qui signifie enfantement – mariage imposé par Le Pouvoir, personnage cynique. Nous sommes dans un paysage de neige, représenté par un tapis de plumes qui volent au vent, dans un espace contraint, une cage de verre où se passe l’essentiel de l’action sous une lumière crue (magnifique scénographie d’Alain Lagarde et lumières d’Olivier Oudiou). Il règne un vent de folie et la Fille Roi (Marie-Sophie Ferdane) a un tout autre programme. Femme-enfant, elle est en même temps écrivaine, passionnée d’art et de lettres, fantasque et déterminée à brûler sa vie comme elle l’entend.

Nous la suivons, au long du spectacle, anticonformiste et refusant les normes imposées, dans cet autre programme, celui de la résistance à l’autorité et de la conquête de sa liberté, de cœur et de corps. La pièce s’inspire de l’histoire de la reine Christine de Suède (1626/1689), enfant unique du roi Gustave II Adolphe tué au champ de bataille en 1632, qui l’avait élevée comme un garçon pour lui permettre l’accès au trône. Elle y accède à l’âge de six ans et devient Roi de Suède, donc Fille Roi. Elle porte les armes et doit déjouer les plans de vie qu’on fait pour elle. « A l’âge de six ans ce petit être de sexe féminin, ressemblant fort à un prince, est devenu le souverain de ce pauvre royaume enseveli sous la neige » raconte le philosophe qui devise avec elle sur le pouvoir, les lignées et sur ses choix de vie (Habib Dembélé).

Le Roi mort son père, la hante, l’auteure le fait revenir sur scène à diverses reprises, (Thierry Bosc) ils rejouent l’enfance et il lui prodigue des conseils. À la question qu’elle lui pose : « Qu’est-ce que je suis, Père ? » Il répond : « Vous n’êtes pas une femme. Il n’y a rien chez vous qui ressemble à une femme. Vous êtes vous-même. Vous, personne ne peut vous faire fléchir. » Et elle reprend : « Transformez-moi, Père, transformez-moi en un beau jeune homme. Changez-moi en ce que j’aurais dû être. » De son côté la mère, Maria Eleonora, étrangère dans le Royaume n’avait qu’une hâte, le quitter, (Murielle Colvez) abandonnant sa fille. Née après trois garçons morts à la naissance, la Fille Roi n’était pas la bienvenue. « Je souhaitais une épouse dotée de l’obscurité scandinave et de la luminosité européenne. Je suis revenu avec une femme désagréable. Un chat sauvage, une tigresse » confesse le Roi mort. De retour au Royaume, la mère croise à peine sa fille qui l’invite à repartir : « Vous détestez être ici. Vous haïssez ce pays. Et moi je m’en sortirai. Partez avant qu’ils ne reviennent. »

Dans ce tourbillon de la vie où la Fille Roi n’est pas vraiment libre de ses mouvements, elle décline les avances de l’amoureux transi qui lui était destiné depuis l’enfance, Love (Emmanuel Noblet) et qui, au final, l’implore : « Revenez sur votre décision » et charge : « Vous êtes un monstre. » la Fille Roi s’amourache de Belle (Ludmilla Makowski), en une passion-folie réciproque, aussi destructrice que le reste du paysage. Elle veut entendre d’elle son histoire : « Parlez-moi du Roi et de sa fille » avant de lui avouer : « Vous toucher, c’était comme toucher une étoile » tout en se jouant cruellement d’elle, la mariant de force, pour l’éloigner : « D’abord vous brisez mon cœur et maintenant vous voulez le récupérer ? » répond Belle. A la fin, la Fille Roi a abandonné la couronne et fait le bilan de sa vie et de ses échecs, en un monologue où elle se qualifie de Roi de Rien. Le Royaume s’effondre, elle déserte et part pour pour l’Italie. Dans l’histoire, Christine de Suède abdiquera à vingt-huit ans avant de se convertir au catholicisme, comble de provocation, et de quitter définitivement son pays.

L’écriture de Sara Stridsberg est belle, sensible et imaginative, elle est poésie sur un sujet qui ne nous accable pas d’histoire mais, par la métaphore, parle d’humanité. L’auteure brosse un superbe portrait de l’énergique et audacieuse Fille Roi, coincée dans les rouages d’un pouvoir qu’elle n’a pas choisi et avec lequel elle joue. Le pouvoir au féminin n’est pas une mince affaire au XVIIème siècle et la question du genre non plus. La pièce, entre hier et aujourd’hui, pose avec subtilité la question de la féminité et du féminisme, de l’identité. Christophe Rauck la met en scène avec talent. Il a fait ses débuts au Théâtre du Soleil puis créé sa première compagnie en 1995. A partir de 2003 il dirige plusieurs grands établissements culturels et monte Beaumarchais, Brecht, De Vos, Gogol, Marivaux, Ostrovski, Schwartz, Shakespeare et d’autres. Il obtient le Prix Georges Lerminier du Syndicat de la critique en 2016, pour Figaro divorce d’Odön von Horvath, meilleur spectacle créé en province. Invité au Festival d’Avignon 2018 avec les jeunes acteurs de l’École du Nord, Christophe Rauck y présente une adaptation de Le Pays lointain, de Jean-Luc Lagarce. C’est la deuxième pièce de Sara Stridsberg qu’il monte. En janvier 2020 il avait mis en scène La Faculté des rêves – pièce qui parle aussi de combat féministe et d’engagement artistique – au Théâtre du Nord qu’il a dirigé jusqu’en décembre de la même année, avant d’être nommé directeur du Théâtre Nanterre-Amandiers depuis janvier 2021, pièce qui sera reprise en mars/avril 2022, dans ce même théâtre.

Christophe Rauck est un remarquable directeur d’acteurs et tous sont à leur place dans cet étrange ballet autour de deux femmes, même si, le soir où j’ai vu le spectacle, Le Pouvoir, sorte de donneur d’ordre à la Cour, Olivier Werner, brochure à la main, remplaçait au pied levé Christophe Grégoire. Marie-Sophie Ferdane et Ludmilla Makowski sont éblouissantes et apportent un trouble certain, celui de leur relation, Fille Roi pour la première, Belle pour la seconde. La générosité de leur jeu réchauffe l’atmosphère glacée, comme la didascalie qui ouvre le spectacle le décrit : « Fleuves figés, oiseaux qui meurent de froid en plein vol et qui tombent du ciel… » Un spectacle intime et onirique, rigoureux et lumineux, sur un destin de femme.

Brigitte Rémer, le 20 décembre 2021

Avec : Thierry Bosc (le Roi Mort), Murielle Colvez (Maria Eleonora), Habib Dembélé (le Philosophe), Marie-Sophie Ferdane (la Fille Roi), Ludmilla Makowski (Belle), Christophe Grégoire remplacé par Olivier Werner (le Pouvoir), Emmanuel Noblet (Love). Dramaturgie Lucas Samain – scénographie Alain Lagarde – lumières Olivier Oudiou – son Xavier Jacquot – costumes Fanny Brouste, assistée de Peggy Sturm – vidéo Pierre Martin – coiffure et maquillage Férouz Zaafour – masques Judith Dubois. La pièce est publiée chez L’Arche éditeur, agence théâtrale.

Du 25 novembre au 18 décembre 2021, au Théâtre Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo Picasso. 92022 Nanterre Cedex – tél. : 01 46 14 70 00 – site : www.nanterre-amandiers.com En tournée : 18 au 19 novembre 2021, théâtre de Caen – 25 mars au 1er avril 2022, théâtre National Populaire, Villeurbanne.