Archives de catégorie : Arts de la scène

Je suis un oiseau de nuit

© Laurent Michelin

D’après Ida ou le délire de Hélène Bessette – adaptation et mise en scène Laurent Michelin – compagnie En Verre et Contre Tout – Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes.

Hélène Bessette (1918-2000) fait partie de ces auteures mal-connues, pour ne pas dire méconnues. Elle a pourtant, grâce à sa rencontre avec Raymond Queneau qui appréciait son écriture, publié treize romans chez Gallimard, entre 1953 et 1973. Nathalie Sarraute, Jean Dubuffet, André Malraux et d’autres la reconnaissent, et Marguerite Duras écrit : « La littérature vivante, pour moi, pour le moment, c’est Hélène Bessette, personne d’autre en France. » Elle avait gagné le prix Cazes en 1954, qui récompense un auteur jamais primé auparavant et a été deux fois pressentie pour le prix Goncourt et le prix Médicis. Mais le temps et le milieu littéraire ont la mémoire courte et elle n’est pas la fille de… Petit milieu d’origine, institutrice, elle passe trois ans en Nouvelle Calédonie où elle suit son mari, pasteur, qui s’est donné pour mission d’évangéliser l’île. Elle rentre seule en France en 1949 avec l’un de ses fils, le second reste avec le père. Elle s’installe dans une chambre d’hôtel, à Roubaix. Après avoir démissionné de l’Éducation Nationale en 1962, elle se consacre à l’écriture. Son style, personnel et singulier, déroute, elle détourne et change les codes narratifs habituels, tient aussi un journal. L’absence de reconnaissance la mène à la folie.

© Laurent Michelin

Depuis plusieurs années Laurent Michelin se penche sur Hélène Bessette et en adapte aujourd’hui le roman poétique Ida ou le délire. Il met en scène son adaptation, deux actrices interprètent Ida et son double, Christine Koetzel qui est aussi narratrice et Marion Vedrenne. Sa mise en images est passionnante. Tout tourne autour de la mort de Ida, qui laisse un certain suspens. S’est-elle jetée du balcon ? A-t-elle été happée par un camion ? Accident ou suicide, sa disparition suscite le trouble. Employée de maison simple et discrète, elle avait passé quinze ans dans le château des Mercier où elle s’était usée. Sa patronne d’aujourd’hui, madame Besson, l’apprécie sans vraiment la connaître, on ne peut pourtant pas dire qu’elle lui faisait bonne impression ; elle prend la parole : « Ida elle est de la famille… » mais elle note aussi ses gestes, ses obsessions. « À onze heures le soir, elle arrosait les fleurs. Allait venait dans l’appartement. » Ida lui répondait : « Je suis un oiseau de nuit, madame Besson », elle ne supportait pas la bienveillance. La narratrice est aussi Ida, le jeu des actrices fait des allers-retours entre distance et proximité, complicité et éloignement, hermétisme et obscurité. « La vie de Ida était sans problème. Sans cahier de comptes. Sans registre et sans notaire… Ida sans majuscule… Ida minuscule au milieu de tant d’autres… » On pense aux Bonnes de Genêt qui s’inventaient de nouvelles vies.

© Laurent Michelin

Derrière le tulle noir de la scénographie, la vie et la mort de Ida se dessinent à la craie blanche sur le sol d’ardoise, elle, qui peut-être « ne pense pas » parce que son monde est différent, « victime déchirée d’un drame caché, le dédoublement de la personnalité. » Dans un fauteuil, Ida est cette hydre a deux têtes. Elle porte, physiquement dans la mise en scène, son double sur le dos, masqué, tel une marionnette ; le déplacement des comédiennes, dans leur troublante duplicité, devient parfois animal. « Ne plus savoir qui je suis… » La partition de chacun des rôles s’opacifie et se superpose. À la fin, Ida cherche à en finir avec ce double.

Le parcours proposé par le metteur en scène, Laurent Michelin, tout de noir profond, est couleur du texte et couleur des idées de Ida, qui ne parlait jamais d’elle. « On sait ce qu’elle pense. Elle pense à sa mort. Elle avait des drôles d’idées, des idées noires pour tout dire… » Le jeu esquissé d’une vraie-fausse vie aux contours tremblés, emplit le plateau où se rejoue la présence face à la l’invisibilité d’être et à la mort. « Ce regard blanc, qui perce l’ombre qui voit le monde comme il est, c’est le regard de Ida, extra-lucide au fond du noir. » Mots et objets ritualisés, boursouflures du quotidien, paroles qui se heurtent au vide et tournent en boucle frappent, de plein fouet, le spectateur.

© Laurent Michelin

Je suis un oiseau de nuit a été créé en février à Nancy où travaille la compagnie En Verre et Contre Tout, co-fondée en 1999 par Laurent Michelin et Sophie Ottinger. Le metteur en scène développe un travail de création dans le lieu d’expérimentation et de rencontre qu’il anime, le LEM, pour le théâtre, les arts de la marionnette, les musiques et les écritures contemporaines. Ida, c’est aussi Hélène Bessette, libre et singulière, dans son combat pour la vie et pour l’écriture.

Brigitte Rémer, le 13 mai 2023

Avec : Christine Koetzel et Marion Vedrenne – construction masque et costumes Lucie Cunningham – regard extérieur Pascale Toniazzo. Ida ou le délire de Hélène Bessette est publié aux éditions Le Nouvel Attila. – Du 20 au 30 avril 2023, jeudi au samedi à 21h, samedi et dimanche à 16h30, Théâtre de l’Épée de Bois, 75012. Paris – métro : Château de Vincennes, puis Bus 112 et 201 – sites : www.epeedebois.com et www.enverreetcontretout.net

Futur proche

© Filip Van Roe

Chorégraphie Jan Martens, avec l’Opera Ballet Vlaanderen – Musique Pëteris Vasks (1946), Janco Verduin (1972), Graciane Finzi (1945), Anna S. Þorvaldsdóttir (1977), Erkki Salmenhaara (1941), Aleksandra Gryka (1977) – Clavecin, interprétation in situ Goska Isphording – à la Grande Halle de La Villette, dans le cadre de la saison Théâtre de la Ville/hors les murs.

Assis sur un très long banc, bel objet scénographique, les danseurs font face au public. Devant eux, la claveciniste et son majestueux instrument regardent aussi les spectateurs. Sur cet imposant plateau de la Grande Halle, le clavecin semble petit, mais le son lui, ne l’est pas, son amplitude est éblouissante. L’instrument est exploré dans toutes ses tonalités extravagantes et configurations jamais entendues.

Jan Martens s’est passionné pour le clavecin en regardant et en écoutant la grande interprète Elżbieta Chojnacka – née à Varsovie en 1939, disparue à Paris en 2017 – qui a inspiré les plus grands compositeurs contemporains, dont Ligeti, Xenakis, Górecki et d’autres. Il lui avait rendu hommage en juillet 2022 au Théâtre de la Ville, dans un solo qu’il chorégraphiait et dansait, Elisabeth Gets her way. C’est Goska Isphording qui, dans Futur proche, est au clavier et emporte magnifiquement danseurs et spectateurs. Des images vidéo la montrent, à un moment donné, jouant avec virtuosité et passion. L’image, vue du ciel, est impressionnante.

© Filip Van Roe

Après une introduction musicale, les danseurs se lèvent au fur et à mesure et se préparent comme dans le vestiaire d’un terrain de sport avant échauffement, déshabillage et habillage. Ils entrent dans les rythmes complexes de la partition, individuellement ou à plusieurs, puis par grappes, les bras en sémaphores, le corps syncopé. Marches, glissements et pirouettes, s’inscrivent dans l’espace. Demi-pliés, grands pliés. Un cercle de lumière apparaît. Une caméra capte des images. Les danseurs interprètent les propositions musicales, du lent au plus rapide, du calme à l’agité. La troupe parfois se rassemble pour un mouvement collectif ou en décalé. Des images s’affichent sur le manteau de scène, ainsi qu’un texte parlant d’environnement et d’écologie, sujet vital sur lequel le chorégraphe se penche aujourd’hui.

Plus avant dans le spectacle, les bancs se sont renversés, les danseurs ont apporté un à un des seaux d’eau. Puis une chaîne s’est formée pour ce passage d’eau de main à main, dans une multitude de seaux multicolores. Ils ont ensuite versé ces litres d’eau déposés, seau après seau, dans un grand bac qu’ils ont fabriqué et qui ressemble à un puits. Ils retirent shorts et bermudas, et en maillots de bain pénètrent dans l’eau, quatre par quatre, puis se sèchent après avoir pris chacun une serviette. L’image finale est forte : sur un bruissement de la forêt et une vidéo qui se morcèle, projetée sur les danseurs, on se trouve face à un monde défait et à une image climatique de mort.

Futur Proche a été créé en juillet 2022 dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, avec l’Opera Ballet Vlaanderen où Jan Martens chorégraphe-phare de la scène belge, est artiste associé. Depuis une bonne dizaine d’années il a monté plus de vingt spectacles et énonce ici, par les dix-sept magnifiques danseurs dont deux jeunes, son inquiétude en termes de changements climatiques, de pandémies et de guerres. En même temps il table, pour le futur, sur la jeunesse comme promesse de réveil et de renouveau. Le grand écart qu’il propose, sorte de défi entre un instrument baroque et aristocrate, le clavecin, face au message et à la danse portés par les jeunes d’aujourd’hui, est un pari risqué, mais réussi.

Brigitte Rémer, le 13 mai 2023

© Filip Van Roe

Avec les danseurs de l’Opera Ballet Vlaanderen :  Zoë Ashe-Browne, Viktor Banka, Tiemen Bormans, Claudio Cangialosi, Morgana Cappellari, Brent Daneels, Matt Foley, Misako Kato, Nicola Leahey, Ester Pérez, Taichi Sakai, Niharika Senapati, Paul Vickers, Rune Verbilt, James Vu Anh Pham, Kirsten Wicklund – En alternance, les jeunes danseurs : Merel Amandt, Gaiane Caforio, Caroline Gratkowksi, Elodie Grunewad, Tito Zwaluw Janssens, Lisse Vandevoort. Scénographie Joris van Oosterwijk – création lumière Elke Verachtert – costumes Jan Martens, Joris van Oosterwijk – vidéo Stijn Pauwels – son Brecht Beuselinck – dramaturgie Tom Swaak – répétitrice de danse Tara Jade Samaya – conseils artistiques Carolina Maciel de França, Rudi Meulemans, Marc Vanrunxt,

Du 26 au 28 avril 2023, Grande Halle de La Villette, 211 avenue Jean-Jaurès. 75019, Paris – métro : Porte de Pantin –  site :  www.lavillette.com et www.theatredelaville-paris.com

Al Atlal – Chant pour ma mère / الأطلال

© Jean-Louis Fernandez

Un projet de Norah Krief, d’après le poème d’Ibrahim Nagi chanté par Oum Kalthoum sur une musique de Riad Al Sunbati – écriture et dramaturgie Norah Krief, Frédéric Fresson – vu au Théâtre 14, dans le cadre du Festival Re-Génération.

« Chère maman, Ma petite mère, Comme j’aimerais te serrer encore dans mes bras, te caresser les cheveux. Je cherche la liberté, la poésie, la fantaisie que tu as toujours eues, mais je me sens pauvre et vaine. Je te revois concasser au mortier ton café, le moudre fin comme de la farine tu me disais, le mettre dans ta zazoua sur le feu doux du kanoun, ajouter une goutte d’eau de fleur d’oranger ; tout ça dans notre jardin, devant la maison, à genou, soufflant sur les braises, ou remuant ton éventail tunisien, sifflotant, tranquille, à la recherche de sensations de plaisir. Parfois tu t’allongeais sur l’herbe, et tu rêvais bercée par les chants arabes qui s’échappaient des fenêtres grandes ouvertes du pavillon… » El-Atlal/Les Ruines, que chantait Oum Kalthoum faisait partie des favoris.

Nora Krief fait un retour sur image et sur cette période où la culture de sa mère, juive tunisienne de Sousse, d’origine italienne, immigrée dans la banlieue parisienne, était bien loin d’elle, où la langue arabe l’angoissait et l’agressait. Arrivée en France à l’âge de deux ans sa préoccupation était plutôt de s’intégrer à l’école et de passer inaperçue. Nora construisait sa vie, elle ne connaissait pas la nostalgie. Devenue actrice et tenant le rôle d’Œnone dans Phèdre(s) que montait Krzysztof Warlikowski sur un texte de Wajdi Mouawad en 2016, il lui fut demandé d’interpréter un extrait d’Al AtlalCet air, mythique dans tout le Maghreb et le Moyen-Orient fut pour elle comme un appel à la mémoire de sa mère et un écho au pays qu’elle avait enfoui. « Aujourd’hui j’ai besoin de chanter ce poème en entier, de retrouver la langue arabe et je décide d’en faire un temps de représentation, de concert, de théâtre musical » dit-elle.

Accompagnée de trois musiciens, Nora Krief rend un hommage à sa mère et à tous ceux qui, entre plusieurs cultures, ont du mal à se reconnaître. Le poème d’Ibrahim Nagui est écrit au présent, son adresse est directe, active et revendique la liberté. En 1960, Oum Kalthoum le chante devant le peuple égyptien, tout le Moyen-Orient est à l’écoute : « Je ne parviens pas à t’oublier toi qui m’avais séduite par tes discours si doux et raffinés… Mais où est donc passé cet éclat dans tes yeux… Mon désir de toi me brûle l’âme, et le temps de ton absence n’est que braises cuisantes… Rends-moi ma liberté, défais mes liens, j’ai tout donné, il ne me reste plus rien… »

Depuis des années Nora Krief travaille avec Frédéric Fresson, pianiste et compositeur, qui assure la direction musicale de ses spectacles. Ensemble, ils ont ré-interprété en 2015, les Sonnets de Shakespeare. Ici, elle s’adresse « à l’amour, aux pays, aux regrets, aux ruines de la vie. » Au début du spectacle les projecteurs comme cinq soleils sont braqués sur le oud solo. La chanteuse entre et parle avec sa mère, tout naturellement comme si elles étaient ensemble dans je jardin du pavillon de banlieue, vite devenu pour la mère une citadelle des rêves disparus. Deux autres musiciens se sont joints au soliste, côté jardin un joueur de daf, de oud et de guitare, côté cour le synthétiseur, les musiciens se répondent. Quand Nora Krief chante – et elle s’exprime aussi bien aujourd’hui en langue arabe – elle traduit de temps en temps le texte ou la traduction s’affiche sur un voile de tulle, derrière elle. La voix d’Oum Kalthoum, dite la quatrième pyramide d’Égypte, lui emboite parfois le pas.

© Jean-Louis Fernandez

Derrière elle, un rideau de scène fait de fils tendus qui ressemblent à la pluie, ou à des larmes, lui permet de disparaître à demi à certains moments pour chanter, et met la distance d’une grande scène entre elle et nous (scénographie de Magali Murbach qui assure aussi la création des costumes). Et quand elle est comme naufragée, comme le dit la chanson  « Ma tendresse envers toi me brûle les entrailles, chaque seconde laisse en moi une entaille, je me noie » on la voit couler, on la croirait dans les fonds sous-marins. » Quand elle revient, portant une élégante robe et un châle, elle décrit les habits de fête aux mille miroirs scintillants que portait sa sœur et poursuit son récit : « Un jour je me souviens qu’elle pleurait sur le bateau en s’éloignant du pays. » Et à sa mère, les regrets : « Les lieux où nous nous retrouvions me hantent, j’aurais voulu plus de temps pour toi. Je suis retournée voir notre pavillon, le saule pleureur n’est plus là, le jardin est devenu un parking. » Dans les mots de Nora Krief s’exprime la transmission d’un pays à l’autre, d’une génération à l’autre par la cuisine notamment : « Reviens un peu maman, j’ai oublié d’apprendre le couscous aussi, avec toi. Comme tu le faisais bien, pourtant je me souviens je t’aidais parfois, tu me disais on va mettre les épices, le curcumin, on va préparer la kemia, c’était trop bon, avec les navets crus marinés dans le citron ; et la harissa, et la méchouia avec les poivrons grillés dans la braise du kanoun. Les patatas bel kamoun… » Une émotion joyeuse est au rendez-vous.

© Jean-Louis Fernandez

Un peu plus tard les trois musiciens chantent en chœur accompagnés du daf, l’actrice ôte ses chaussures pour mieux danser. Puis elle invite chacun d’entre eux à prendre la parole, à dire son exil : le premier, Algérien, reprend l’anecdote des rideaux blancs à tringle de chemin de fer qu’elle avait évoquée, la tringle que tout le monde installait en France, à la maison, mais que ni Nora, ni lui dans son HLM de Dugny, n’avaient. Il évoque aussi son étonnement des patins qu’il fallait prendre pour ne pas salir le sol quand il allait chez les copains. Le second musicien, originaire de Deir ez-Zor dans le désert de Syrie où la guerre a fait rage entre 2010 et 2012, pense à sa maison détruite et à son oud fracassé : « Bokra/demain, nous rirons de cette comédie » a-t-il le courage de dire et il chante Bokra pour Nora. Le troisième, au synthétiseur, parle de sa nounou espagnole qu’il comprenait mieux que ses grands-parents du Périgord, de ses étés au Portugal et des couplets de flamenco qu’il fait entendre avec son instrument. Lucien Zerrad et Mohanad Aljaramani sont venus de Syrie, Mohanad Aljaramani est un percussionniste virtuose et familier du oud formé à la musique classique et à la musique orientale, à Damas. Lucien Zerrad, joue de divers instruments d’Orient et sait mêler les influences. Frédéric Fresson est pianiste et compositeur, il pratique aussi d’autres instruments. Le spectacle se termine sur une image d’Oum Kalthoum chantant Al-Atlal en concert entourée de ses musiciens, petit mouchoir blanc à la main comme toujours. L’image à demi effacée tremble sur le rideau-écran de projection.

© Institut du Monde Arabe

Dans le cadre du Festival Re-Générations une exposition itinérante sur Les Grandes Dames de la chanson arabe est aussi proposée, en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe, excellent prolongement au spectacle. Elle traverse le temps de l’origine du chant en passant par les Almées et les Chikhat, au début du XXème avec l’avènement des comédies musicales au cinéma et de la chanson longue, Oghniya, représentée par Oum Kalthoum. « Ô mon cœur, ne demande pas où est passé l’amour. Il n’était qu’un château de mirages et s’en est allé. » Au-delà de la nostalgie, Nora Krief a l’énergie du présent, l’humour et le naturel qui transforment ce Chant pour ma mère en un hymne intemporel aux mères et à l’altérité.

Brigitte Rémer le 11 mai 2023

Avec : Norah Krief, Frédéric Fresson et en alternance les guitaristes Antonin Fresson et Lucien Zerrad, les oudistes Hareth Medhi et Mohanad Aldjaramani – création musicale Frédéric Fresson, Lucien Zerrad, Mohanad Aldjaramani – collaboration artistique Charlotte Farcet – traduction Khaled Osman – regard extérieur Éric Lacascade – création lumière Jean-Jacques Beaudouin – scénographie et costumes Magali Murbach – création son Olivier Gascoin avec Johann Gabillard – collaboration live et machines Dume Poutet aka Otisto 23 – coachaing chant oriental Dorsaf Hamdani – régie vidéo Julien Marrani – compagnie Sonnet – spectacle créé en mai 2017 au Festival Passages à Metz et au Festival Ambivalence(s) de Valence.

Vu en avril au Théâtre 14, au cours du Festival Re-Génération – 20 avenue Marc Sangnier. 75014. Paris – métro Porte de Vanves – site : www.theatre14.fr

Yé ! (L’eau)

© La Scala-Paris

Compagnie Circus Baobab, acrobates et danseurs originaires de Conakry, en Guinée – directeur artistique Kerfalla Bakala Camara – metteur en cirque et compositeur Yann Ecauvre – à La Scala/Paris, prolongé jusqu’au 10 juin.

Ils sont treize acrobates et danseurs originaires de Conakry, en Guinée, rejoints par quelques artistes d’autres pays d’Afrique de l’Ouest. Au départ, enfants de la rue formés aux arts de la scène en dialogue avec les meilleurs professionnels africains et français, dont Pierrot Bidon fondateur de la compagnie Archaos. Ils se sont rassemblés en 1998 au sein du Cirque Inextrémiste, co-fondé par Yann Ecauvre, aujourd’hui metteur en scène du spectacle, dans un moment où la Guinée cherchait à faire connaître son patrimoine traditionnel et ancestral et à le renouveler. Ils sillonnent aujourd’hui le monde avec Circus Baobab, avec pour mots clé énergie et solidarité.

© La Scala-Paris

Ils ont créé un scénario autour de l’eau qui forme la trame du spectacle, théâtralisant leurs interventions sur fond de bouteilles plastique vides compressées qui, à l’arrière-scène, jonchent le sol. Eau précieuse, si précieuse en Afrique, et qui crée des tensions entre les personnages convoitant l’eau du voisin, parfois la partageant comme un passage de témoin, toujours comme un défi dans ce vingt-et-unième siècle aride où l’environnement devient la carte maîtresse. en langue soso signifie eau dans la région de Guinée maritime. Eau secours ! crie-t-il dans leur langue des corps, travaillée à outrance et défiant toute gravité. Leur langage est celui du cirque, risqué, virtuose et l’eau est aussi celle des plages où ils se sont entrainés, sur le sable protecteur pour amortir la réception de leurs sauts et montées vertigineuses.

Ils sont danseurs, gymnastes et acrobates et développent avec force et adresse l’art ancestral du cirque basé ici sur des numéros de mains à mains, de portés, de voltige au sol et de construction de pyramides humaines. Deux femmes, Aïcha Keïta et M’Mahawa Sylla défendent leur place avec âpreté, aussi éblouissantes que chaque circassien de la troupe. Un contorsionniste, Amara Camara, impressionnant dans la désarticulation, démonte son corps, pièce par pièce. Il semble ne plus avoir de limites même quand le corps grimace. Un breakdancer, Fodé Kaba Sylla fait des prouesses et joue de son vocabulaire en danses urbaines. La troupe n’utilise aucun instrument, tout au mieux un tapis de réception pour récupérer certaines envolées, à un moment précis du spectacle. Tout est basé sur l’inventivité et la virtuosité.

© La Scala-Paris

À travers le scénario qui en régule l’intensité et les escarpements, se succèdent toutes figures nées de leur souplesse extravagante acquise par leur travail : exercices d’élévation et d’équilibre, lancer-porter sur un rythme rapide où le voltigeur exécute de nombreux sauts, propulsé par son porteur, tours et tourbillons enchaînés, incessants. Il y a de la parodie, de la performance, des pirouettes, rondades et flic-flac, sauts et saltos acrobatiques périlleux, avant-casse-cou, arrière-salto-mortale, vrilles, roulés aux rythmes endiablés. Ils portent sur les épaules, les mains, les jambes, les pieds, la tête, exécutent des colonnes, les hommes du dessous sont massifs, les envolé(ées) voltigeurs-voltigeuses sont oiseaux. Ils sont voleurs de ciel dans leurs élévations pyramidales. Nous sommes aux limites de l’équilibre avec de l’humour, de la solidarité et de la fraternité, aucun temps mort. À la fin du spectacle ils partagent leurs bouteilles d’eau avec le public avant de se retirer, en beauté. Ils sont courageux et magnifiques.

La démarche de cirque social impulsée dès la création de la troupe et aujourd’hui par Kerfalla Bakala Camara, directeur artistique de Circus Baobab et par l’atypique metteur en cirque Yann Ecauvre, fait penser à celle qu’avait eue Teresa Ricou à Lisbonne il y a une quarantaine d’années quand elle avait fondé le cirque Chapitô, dont le travail se poursuit. Ces démarches d’utopies soignent le monde si mal en point, leur outil est d’inclusion sociale. Circus Baobab fut grand finaliste de La France a un incroyable talent, en 2022. La troupe cherche actuellement des fonds pour créer une école du cirque à Conakry et donner leur chance à ceux qui ne sont pas toujours allés à l’école, d’accomplir leur rêve et de bâtir un avenir. Les acrobates-danseurs ont avant tout le sens du collectif et se considèrent comme une famille, la conjugaison de leurs talents est une belle leçon de vie.

Brigitte Rémer, le 10 mai 2023

Avec : Bangoura Hamidou, Bangoura Momo, Camara Amara Den Wock, Camara Bangaly, Camara Ibrahima Sory, Camara Moussa, Camara Sekou, Keita Aïcha, Sylla Bangaly, Sylla Fode Kaba, Sylla M’Mahawa, Youla Mamadouba, Camara Facinet – intervenant acrobatique Damien Drouin – compositeur Jeremy Manche – chorégraphe Nedjma Benchaïb – costumière Solène Capmas – création lumière Clément Bonnin – régisseur Général Christophe Lachèvre – producteur Richard Djoudi – diffusion Camille Zunino, Temal productions.

Du 14 avril au 10 juin 2023, du mardi au samedi à 21h, Le dimanche à 17h. Relâche dimanche 16 avril – à La Scala-Paris, 13 boulevard de Strasbourg. 75010. Paris – site : www.lascala-paris.fr – tél. : 01 40 03 44 30 – En tournée, au Printemps des Comédiens de Montpellier, Amphithéâtre du Domaine d’O, lundi 12 et mardi 13 juin 2023.

Résistance(s)

© Compagnie Nomades.

Texte, mise en scène et scénographie Jean-Bernard Philippot, compagnie Nomades – au Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes.

Il y a des rails au sol et une barrière bicolore semblable à celles qui ferment les passages à niveau manuel, blanche et rouge. Cette frontière délimite deux espaces, deux pays, la France et l’Allemagne : côté cour, on est en Picardie avec Doucette et son père, cheminot, une grande tendresse circule entre eux d’autant que la mère est morte ; côté jardin, on est à Munich avec Sophie Scholl, son frère Hans et son père. On est en 1943, on suit l’histoire en miroir de ces deux jeunes filles qui ne demandaient qu’à vivre, de leur engagement, de leurs destins. Fusent les mots de la guerre – Pétain, Vichy, martyrisés, Hitler, tziganes, juifs, dénonciation et délation, ici Londres. Même désarroi de part et d’autre, mêmes luttes.

© Compagnie Nomades.

La scénographie se compose de triangles mobiles, aux toiles tendues, qui permettent des jeux d’ombres et quelques images projetées. Ces figures servaient de marquage pendant la guerre et selon leur couleur, rouge, vert, jaune, bleu, catégorisait telle ou telle classe de population à surveiller, voire à éliminer tels prisonniers politiques, homosexuels, apatrides etc. Deux triangles deviennent une étoile de David. On est au cœur de la seconde guerre mondiale. L’auteur, Jean-Bernard Philippot, colle à l’Histoire et conserve les prénoms et les noms de ceux qui ont vraiment existé. Ainsi Hans Scholl et Alexander Schmorell qui, à l’été 1942, rassemblent un groupe de résistants allemands contre le régime nazi, composé de quelques étudiants et de proches. Son nom, La Rose Blanche/Weiße Rose. IIs passent à l’action en rédigeant les premiers tracts qui appellent à la résistance et se référent aux grands poètes comme Goethe – « Il faut braver toutes les forces contraires », Novalis, Schiller etc. Ils envoient ces tracts aux intellectuels, écrivains et professeurs d’université leur demandant de les reproduire et de les diffuser, ils démultiplient leur geste et actions de résistance.

Sophie Scholl, sœur de Hans, très vite les rejoint et devient le pilier de La Rose Blanche. Elle se raconte et regarde le chemin parcouru : dans l’enfance elle avait voulu faire partie des Jeunesses hitlériennes, comme de nombreux enfants allemands et contre l’avis de son père, elle reconnaît s’être trompée. Elle raconte la prise de pouvoir par Hitler et cette euphorie du début, puis la prise de conscience, dès lors le cliquetis de la machine à écrire, le bruit de de la ronéo qui tourne. On la voit avec Hans et Alexander écrire et tirer les tracts, les répartir entre les étudiants qui prendront le train pour les diffuser dans différentes villes d’Allemagne. Leur mot de passe : Liberté ! « Il faut indiquer clairement que La Rose Blanche n’est à la solde d’aucune puissance étrangère » ajoute Sophie qui, elle aussi, part pour la distribution, et plus tard se fait attraper par la police de son pays.

© Compagnie Nomades.

Protégée par son père et devenue institutrice, Doucette de son côté entre petit à petit dans l’Histoire par la compréhension des dénonciations, surtout quand elle comprend que son père a caché Jeanne, une amie juive et qu’il doit à son tour s’effacer, disparaître. Code de reconnaissance commun : les feuilles tombent en automne. Le nazisme se fait de plus en plus féroce, elle en rappelle les signes annonciateurs à commencer par la crise économique et sociale des années 30, évoque le Front Populaire, une belle utopie… La police française sous Pétain secondé par Laval, principal maître d’œuvre de la politique de collaboration avec l’Allemagne nazie, entre dans les classes arracher les enfants dénoncés à leurs bancs d’école, à leurs apprentissages, à la vie. Les délateurs rôdent, à commencer par un certain Boulard. Des Boulard, il y en a partout.

Le parcours de Sophie et celui de Doucette s’écrivent en canon, se télescopent, parfois se rejoignent au-delà de la barrière/frontière : Papa était…raconte Doucette, « cheminot. Il en était fier. J’adorais me promener le long des rails avec lui. » Mon père était… dit Sophie « le maire de Forchtenberg… un humaniste et un progressiste convaincu. » De part et d’autre, on voit les jeunes femmes grandir dans leurs convictions d’opposition, leurs actions de militantes, leur volonté d’arrêter la guerre et de construire un monde équitable. Sophie sera arrêtée et tentera de nier sa participation avant de s’opposer frontalement au SA chargé de l’enquête et même de le provoquer. Engagée de son côté, Doucette sera à son tour arrêtée. Interrogatoires, peine de mort pour la première, déportation pour la seconde.

© Compagnie Nomades.

« Je suis dans un train bondé qui part. On se serre. On étouffe, on respire tant bien que mal…Je m’appelle 3-1-8 » et Doucette sème des messages sur la voie ferrée comme autant de petits cailloux blancs espérant que son père les trouvera. Mais lui fut aussi arrêté pour avoir caché l’amie juive puis exécuté. Une balle claque. « Papa !!… Partisan franc-tireur épris de liberté pétrifié par des pseudo-patriotes… » Adieux aux parents pour Sophie, avant la guillotine : « Ne vous inquiétez pas. Je referais les choses exactement de la même manière » leur dit-elle, continuant à défier ses geôliers. Mort de Jeanne dans les bras de Doucette, les deux femmes se sont retrouvées à Auschwitz. La pièce pourtant se termine sur l’espoir avec le poème de Paul Eluard, Liberté, énoncé en duo par Sophie et Doucette. Ce poème fut écrit clandestinement, en 1942 et parachuté sous forme de tracts à des milliers d’exemplaires par les avions anglais, au-dessus de la France occupée : « Sur mes cahiers d’écolier, Sur mon pupitre et les arbres, Sur le sable sur la neige, J’écris ton nom… » Il se ferme sur ce mot qui a donné du sens à leur vie : « et Je suis né pour te connaître, Pour te nommer, Liberté. »

© Compagnie Nomades.

L’angle de vue de l’auteur et metteur en scène, Jean-Bernard Philippot face à son sujet est judicieux et permet de montrer la similitude des situations, des souffrances, de l’engagement, de l’absurde. De part et d’autre de la frontière deux jeunes femmes prennent position et mettent en jeu leur vie pour que la paix et la liberté l’emportent. Les deux actrices sont remarquables dans la défense de leurs convictions, Sophie/Anne Maceda et Doucette/Marie Recours-Bellessort, portées par la troupe où chacun dans son rôle – frère, pères, flics, amis – écrit un morceau de la partition, historique et théâtrale. Le spectacle est prenant, l’émotion circule, d’autant quand on traite de destins individuels au cœur de la grande Histoire et quand on met le doigt sur la plaie, blessures et responsabilités partagées. Face à l’Histoire on sort sonnés, mais le rappel est salutaire à travers la figure emblématique de ces deux jeunes résistantes, de leur obstination au risque de leur vie. « Quelle connerie la guerre » disait Prévert.

© Compagnie Nomades.

Fondée par Jean-Bernard Philippot et Jean-Louis Wacquiez en 1999, la compagnie Nomades avait déjà travaillé sur le sujet de la guerre, en l’occurrence de la Grande guerre (1914/1918) en présentant en 2018 pour le centenaire de l’armistice une grande fresque historique qui avait mobilisé plus d’une centaine d’acteurs et techniciens, Le Chemin des Dames, spectacle également joué dans les deux langues, française et allemande. La compagnie a par ailleurs présenté en 2022, Germinal, d’après Émile Zola, au Familistère de Guise, situé dans l’Aisne – où elle est implantée – modèle de l’utopie sociale et architecturale construit par Jean-Baptiste André Godin au milieu du XIXème. Plus de cent trente acteurs étaient, là aussi, mobilisés. Jean-Bernard Philippot écrit également pour le jeune public ainsi que pour les ados dans le cadre de la prévention. Ses textes et ses spectacles sont toujours porteurs du sens de l’Histoire, ou sont engagés dans la défense s’un point de vue, d’idées. La compagnie Nomades travaille en partenariat avec la Ligue de l’Enseignement de l’Aisne, et Résistance(s), labellisé par la Licra, est joué alternativement en français et en allemand. « Sophie s’apprête à prendre un train pour aller distribuer ses tracts politiques à Stuttgart. Très loin de chez elle, à l’Est, l’autre jeune fille sort d’un train » résume l’auteur. « Elle a désormais un numéro sur le bras. Un mot les réunit : Résistance ! »

Brigitte Rémer, le 8 mai 2023

© Compagnie Nomades.

Avec : Anna Maceda, Agathe Heildelberger, Alex Gangl, Marcel Korenhof ou Bertrand Mahé, Lili Markov, Charles Morillon ou Mickaël Winum, Marie Recours-Bellessort, Clément Bertrand, Raphaël Plockyn – Musique en direct Agathe Heildelberger, violon – Marcel Korenhof ou Bertrand Mahé, accordéon – Clément Bertrand, piano/guitare – lumières Maxime Aubert – technique Lucas Dorémus – administration Julien Dubuc.

Du 4 au 28 mai 2023, les jeudis et vendredis à 19h, samedis et dimanches à 14h30, en français, les samedis à 19h en allemand – au Théâtre de l’Épée de bois, Cartoucherie de Vincennes. Route du Champ de Manœuvre – 75012. Paris – métro Château de Vincennes, puis bus 112 – site : www.epeedebois.com – tél. : 01 48 08 39 74 et aussi : www.compagnienomades.net – email : compagnie.nomades@gmail.com

Ré-enchanter le Louvre 

© musée du Louvre – Francesco Mazzola

Nouvelle programmation des spectacles vivants du musée du Louvre, d’avril à décembre 2003 – Laurence des Cars, présidente-directrice, Luc Bouniol-Laffont, directeur de l’Auditorium et des Spectacles.

« Le Louvre est ce lieu extraordinaire où le passé, éclairé, discuté, questionné, peut donner davantage de profondeur au présent » tels sont les mots d’accueil de la présidente-directrice du musée pour le lancement de cette séquence et l’annonce d’un nouveau cycle d’activités artistiques. Le musée n’en est pas à son coup d’essai, on se souvient par le passé de sa carte blanche à Patrice Chéreau. Il est aussi une école du regard, de l’émotion et de la sensibilité, son action est polyphonique.

Autour des fondamentaux, les artistes d’aujourd’hui s’emparent du lieu. Musiciens, chorégraphes et metteurs en scène le feront vibrer et donneront l’envie aux visiteurs, notamment ceux de la proximité, d’en explorer la richesse entre musiques actuelles et musique classique, danse et cinéma, théâtre et performances. Pendant six mois, l’Italie sera à l’honneur, un partenariat d’une envergure inédite s’est noué entre le musée de Capodimonte, l’un des plus importants d’Italie, situé à Naples, et le Louvre. Différentes expositions s’y tiendront dans plusieurs lieux du musée, entre le 7 juin 2023 et le mois de janvier 2024, faisant dialoguer les œuvres des deux musées ; des événements festifs et pluridisciplinaires, concerts, spectacles et projections accompagneront cette grande manifestation, Naples à Paris.

© musée du Louvre – Feu ! Chatterton

Pour lancer le nouveau format et l’ouverture du musée aux musiques actuelles, le groupe Feu ! Chatterton, fondé en 2010 par Arthur Teboul (voix et texte) est en résidence au Louvre du 31 mars au 25 mai et y déploie son inventivité dans différent types d’intervention, avec Clément Doumic et Sébastien Wolf (guitare, clavier), Antoine Wilson (basse, clavier) et Raphaël de Pressigny (batterie) : les nocturnes du vendredi (14, 21 et 28 avril), des masters class (22 mai) et trois soirées-concerts de sortie de résidence (22, 23 et 25 mai), leur création sur site après deux mois de gestation dans ce cadre hors norme.

Les Étés du Louvre se dérouleront du 16 juin au 20 juillet dans quatre lieux différents du musée. L’Orchestre de Paris sous la direction de Klaus Mäkelä jouera des œuvres de Stravinski, Puccini Gabrieli et Ligeti le 21 juin pour la Fête de la Musique, sous la Pyramide. Emmanuel Demarcy-Mota présentera avec la troupe du Théâtre de la Ville, du 28 juin au 3 juillet, un spectacle sur l’auteur napolitain Eduardo de Filippo – dont il vient de monter La Grande Magie – dans la Grande Galerie et sur la scène aménagée de la splendide Cour Lefuel à la double rampe, ancienne Cour des Écuries où se faisait l’entrée des carrosses. Entre réalisme magique et poésie du quotidien, les spectateurs auront accès à l’univers singulier de l’auteur dans les décors d’une Naples d’après-guerre, capitale cosmopolite d’un univers en ruine. Au Jardin des Tuileries les 1er et 2 juillet, Pulcinella, cousin de Polichinelle, donnera rendez-vous aux familles à l’occasion d’un week-end festif et dans la majestueuse Cour Carrée du Louvre, Cinéma Paradiso proposera ses projections, du 6 au 9 juillet.

© Ballet de Lorraine – Static Shot

Les Étés du Louvre se poursuivront avec Le Ballet de Lorraine Centre chorégraphique national qui présentera les 10 et 11 juillet dans la Cour Lefuel une chorégraphie de Maud Le Pladec, Static Shot sur une musique de Pete Harden et Chloé Thévenin. Un concert de clôture des Étés du Louvre se tiendra le 20 juillet sous la Pyramide avec le groupe Nu Genea Live Band, ambassadeurs de la nouvelle scène musicale napolitaine et avec la chanteuse française Célia Kameni et ses musiciens.

Entre les mois de septembre et décembre 2023 Le Louvre programme différents temps forts, avec une riche programmation : du 5 au 14 octobre, le chorégraphe Jérôme Bel et l’historienne de l’art Estelle Zhong Mengual proposeront un spectacle intitulé Danses non humaines, puisant dans les pièces de différents chorégraphes et seront face à la Victoire de Samothrace dans le grand escalier du Louvre. Plusieurs concerts classiques seront présentés à l’Auditorium Michel Laclotte avec Naples en musique.

Par ailleurs Isabella Rossellini, marraine du Festival et Paolo Sorrentino auront carte blanche, du 17 au 26 novembre, pour la programmation de la manifestation Naples dans le regard des cinéastes où seront projetés des films classiques et contemporains, italiens et étrangers. La clôture de l’exposition Naples à Paris se fera au cours d’une Nuit Napoli, le 15 décembre, sous la Pyramide avec le chanteur et multi-instrumentiste Vinicio Capossela et le chorégraphe Mourad Merzouki. Enfin, trois concerts viendront révéler la richesse musicale attachée à la cathédrale Notre-Dame de Paris, les 8 décembre 2023 (Musiques au temps des cathédrales), 12 janvier 2024 (Requiem de Fauré) et 26 janvier 2024 (Maîtres de Notre-Dame).

 Par les partenariats avec différentes institutions culturelles, la programmation se diversifie et permet de remettre Le Louvre au cœur de la cité. Force de proposition, le musée s’est donné pour objectif de faire que les publics de proximité se réapproprient les biens culturels qui parfois les intimident dans un dialogue avec l’art d’aujourd’hui, sous toutes ses formes.

Brigitte Rémer, le 6 mai 2023

Programmation des événements et activités artistiques et culturelles, du mois d’avril au mois de décembre 2023. Consulter le calendrier sur le site du musée : www.louvre.fr, rubrique événements, activités.

La Belle

© Alice Blangero

Chorégraphie Jean-Christophe Maillot, d’après La Belle au bois dormant de Charles Perrault – musique Piotr Ilitch Tchaïkovski – scénographie Ernest Pignon-Ernest – par les Ballets de Monte Carlo, au Grimaldi Forum.

Le prologue, qui permet d’entrer de plain-pied dans le spectacle, projette une image sur un écran central qui ensuite disparaît. Allongé sur une méridienne, le Prince est plongé dans un livre, La Belle au bois dormant, ce conte populaire aux lectures plurielles rapporté entre autres par Charles Perrault en 1697 et par les frères Grimm en 1812, et qui a prêté à diverses interprétations. Sortant du cadre et de l’écran, le Prince poursuit sur scène sa lecture et s’endort. Il nous prend par la main et nous entraîne dans son rêve.

Le spectateur est alors catapulté dans le monde du merveilleux, sorte d’Alice tombant dans le terrier du lapin blanc, autant que dans celui de l’inquiétude : le monde de la Belle et des fées marraine et son envers le monde des Crochus, dont le chef de file est Carabosse. Beauté, grâce et raffinement d’un côté, magie noire et sortilèges maléfiques, de l’autre. D’un côté, Pétulants et Prétendants, de l’autre le Cauchemar. La scénographie se met en place et délimite avec habileté les espaces, en haut celui de la Belle et des siens sur fond bleu azur, qui, tel un pont-levis descend en pente douce à la rencontre du Prince et de tous les dangers, en contrebas, celui du Prince et de ses assistants, Carabosse en tête comme expression du mal, assisté de sa négociatrice, la fée Lilas et de ses Crochus. Les danseurs mettent en place les éléments de scénographie et le rideau se baisse entre chacun des trois actes.

© Alice Blangero

Le chorégraphe, Jean-Christophe Maillot, également directeur des Ballets de Monte Carlo, retrace en filigrane les étapes de la vie d’une femme et les obstacles qu’elle se doit d’affronter. Dans la première partie on fête en même temps que la Reine et le Roi l’attente de la Belle, tout est vif et coloré, naïf et populaire. Explose la vie et le burlesque des Pétulants. À son arrivée, la Belle est fêtée par des calligraphies de ballons blancs, des fées-papillons, des couleurs pastel tant dans la lumière qui sculpte les espaces que dans les somptueux costumes. De l’autre côté de cette ligne imaginaire, Carabosse et ses Crochus aux longs doigts prolongés de griffes, comme des guetteurs, distribuent la panique dans l’univers sombre qu’ils habitent. Tel Méphistophélès, Carabosse jette un sort à la Belle, annonçant qu’elle « se percerait la main d’un fuseau et qu’elle en mourrait. » L’image est ici en noir et blanc et les costumes, dont certains sont en métal, semblent des prisons.

© Alice Blangero

Dans la seconde partie, vêtue d’une magnifique robe qui lui sera arrachée et d’un collant-dentelles blanc et lamé or, la Belle descend de son Olympe dans une immense bulle transparente, sa zone de protection et de limpidité. Les Prétendants, jeunes hommes pleins d’énergie, en jeans et vestes de couleurs foncées déclinées, s’égaient en une danse expressive, à la manière de West Side Story. La Belle rencontre une fileuse et lui prête main forte. Comme l’écrit la légende, elle se pique le doigt et s’évanouit « mais au lieu d’en mourir, elle tombera seulement dans un profond sommeil qui durera cent ans, au bout desquels le fils d’un roi viendra la réveiller. » La Belle est alors installée dans le plus bel appartement du palais, là où le jeune Prince se rendra, en héros, submergé par l’envie de la ranimer.

Dans la troisième partie, l’éblouissement réciproque est au rendez-vous, le Prince épouse la Belle et ils ont des enfants, pourtant Carabosse et les Crochus veillent, prêts à les détruire. Son père mort, le Prince couronné devenu Roi part à la guerre, laissant la Régence à sa mère et lui confie femme et enfants. Dans le conte, la belle-mère/ogresse/Carabosse fomente de tuer cette Belle, trop Belle, en amenant une cuve de serpents dans l’idée de l’y jeter ; elle n’en a pas le temps car le Roi aussi vite revenu contredit ce plan famélique. Sa mère, démasquée et enragée, s’y jette et s’y fait dévorer. Dans la chorégraphie, où la Fée Lilas et Carabosse sont des personnages charnières, la fin est de combat. Carabosse provoque le Prince. L’écran, de retour, montre la mer recouvrant le visage de sa Belle. Le Prince, sur sa méridienne, s’éveille et sort de son cauchemar. Avec lui, La Belle se fraye un chemin. Ensemble, ils pénètrent dans l’écran comme on entre dans la mer.

© Alice Blangero

Dans sa construction chorégraphique, Jean-Christophe Maillot reste près du récit original et s’éloignant de tout manichéisme, montre la complexité des choses. Il n’occulte rien du côté féroce du conte et s’intéresse à sa lecture psychanalytique et au processus initiatique mis en lumière par Bruno Bettelheim, tout en travaillant sur l’esthétique du merveilleux. Il a créé La Belle il y a une vingtaine d’années en une première version, en a repris la base chorégraphique qu’il a fait évoluer en fonction des danseurs d’aujourd’hui. Il lui donne un éclat, personnel et singulier en s’entourant d’une équipe artistique hors pair et en guidant les danseurs avec exigence et professionnalisme. « Son travail sur La Belle est comparable à celui d’un archéologue : retrouver le conte original sous les couches de sucre qui l’ont recouvert au gré des versions des uns et des autres. » La Belle, interprétée par Olga Smirnova, invitée du Het Nationale Ballet basé à Amsterdam, est éblouissante et tous les danseurs avec elle sont à saluer, solistes et personnages du collectif. Autour, scénographie, lumière et costumes sont autant de langages qui accompagnent le geste chorégraphique qui, à partir des figures classiques, ouvrent sur les constellations du conte et de la magie.

La scénographie d’Ernest Pignon-Ernest accompagne le charme et la puissance de la chorégraphie et permet à la lune de descendre, aux Pétulants de faire des glissades sur un praticable en pente, aux danseurs de déplacer paravents et structures architecturales et sculpturales, dans les volumes qu’il a élaborés. Il détaille son travail : « Le décor a été finalisé après plusieurs semaines de travail avec Dominique Drillot qui a créé les lumières dans La Belle. Il a fait en sorte que les différents espaces esthétiques soient parfaitement lisibles. Lisse et froid avec des ombres portées dans l’univers du Prince, rond et coloré chez La Belle. »

© Alice Blangero

Avec la même précision et réflexion, Ernest Pignon-Ernest réalise des œuvres éphémères dans la rue depuis de nombreuses années, son œuvre, multiforme, est virtuose : « Les lieux sont mes matériaux essentiels, j’essaie d’en comprendre, d’en saisir à la fois tout ce qui s’y voit : l’espace, la lumière, les couleurs et simultanément, tout ce qui ne se voit pas ou ne se voit plus : l’histoire, les souvenirs enfouis. À partir de cela j’élabore des images, elles sont ainsi comme nées des lieux dans lesquels je vais les inscrire. » Soulignant les différents espaces, les lumières participent à l’écriture des séquences, crues ou feutrées, pleines d’ombres ou d’éclats qui démultiplient les lieux selon l’univers dans lequel on se trouve, celui du Prince ou celui de La Belle, lumières pastel ou dégradés de gris, de blanc et ronds de lumière crue. Les costumes de Philippe Guillotel et Jérôme Kaplan sont aussi un des atouts majeurs du merveilleux qui se construit et se contredit avec Carabosse et les Crochus : la légèreté de l’univers de La Belle où règnent grâce et sobriété, voiles et taffetas, fait face au poids de l’univers du Prince avec ses cotes de maille et le versant massif de ses costumes.

© Alice Blangero

Les Ballets de Monte Carlo ont pour source l’implantation à Monaco pendant deux décennies des Ballets Russes de Serge de Diaghilev, à partir de 1909. À sa mort, en 1929, la compagnie est dissoute et plusieurs chorégraphes tentent de la faire renaître sous diverses appellations, avant qu’elle ne disparaisse définitivement, en 1951. En 1985, S.A.R. la Princesse de Hanovre souhaite relancer cette tradition de la danse à Monaco. Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte, suivis de Jean-Yves Esquerre dirigent les Ballets de Monte-Carlo, Christophe Maillot est à leur tête depuis 1993. Formé à l’École internationale de Danse Rosella Hightower il a dansé au Ballet de Hambourg pendant cinq ans, engagé par John Neumeier. Après un accident qui lui interdit la danse, il devient chorégraphe-directeur au Ballet du Grand Théâtre de Tours en 1983, où pendant dix ans il monte une vingtaine de ballets et crée un festival de Danse, Le Chorégraphique. Il crée pour les Ballets de Monte Carlo en 1987 Le Mandarin merveilleux qui a fait date, avant d’y être conseiller artistique puis d’y entrer comme chorégraphe-directeur. Il ouvre de nouvelles pistes aux danseurs et y crée plus de trente ballets dont plusieurs sont entrés au répertoire des grandes compagnies internationales. Il invite par ailleurs de prestigieux chorégraphes dont Lucinda Childs, William Forsythe, Jiri Kylian, Karole Armitage, Marie Chouinard, Sidi Larbi Cherkaoui, ouvrant autant de fenêtres à la cinquantaine de danseurs qui forment les Ballets, ainsi qu’au public. La danse à Monaco est aujourd’hui un triptyque : les Ballets de Monte Carlo, le Monaco Dance Forum créé en 2000 et devenu une vitrine internationale de la danse, et l’Académie Princesse Grace, qui en est  l’axe de formation.

La force de Jean-Christophe Maillot est de faire se côtoyer tous les arts – arts de la scène et arts visuels, théâtre et danse, musique et littérature, là est son talent et la force artistique de la Compagnie. Il accompagne les danseurs des Ballets de Monaco dans de superbes réalisations. La Belle en est un temps fort du printemps chorégraphique, à Monaco.

Brigitte Rémer, le 5 mai 2023

Avec/L’univers de la Belle – La Belle : Olga Smirnova/Guest-Het Nationale Ballet – la Reine Marianna Barabas – le Roi Alvaro Prieto – les Trois Fées : Juliette Klein, Lydia Wellington, Ashley Krauhaus – les Trois Gardes : Francesco Mariottini, Cristian Assis, Francesco Resch – les Pétulants : Anissa Bruley, Adam Reist ; Taisha Barton-Rowledge, Koen Havenith ; Hannah Wilcox, Daniele Delvecchio ; Elena Marzano, Luca Bergamaschi ; Gaëlle Riou, Michael Grünecker ; Kathryn Mcdonald, Alexandre Joaquim – les Prétendants : Francesco Resch, Simone Tribuna, Francesco Mariottini, Lennart Radtke, Daniele Delvecchio, Koen Havenith, Christian Tworzyanski – Avec/L’univers du Prince – La Reine Mère/Carabosse : Jaat Benoot – le Roi : Matèj Urban – le Prince : Alexis Oliveira – la Fée Lilas : Mimoza Koike – les Crochus : Ksenia Abbazova, Kizuki Matsuyama ; Candela Ebbesen, Lennart Radtke ; Portia Soleil Adams, Cristian Assis – le Cauchemar : Kathryn Mcdonald, Lydia Wellington, Elena Marzano, Hannah Wilcox, Luca Bergamaschi, Kizuki Matsuyama, Alexandre Joaquim.

Chorégraphie Jean-Christophe Maillot – Musique actes I, II et III Piotr Ilitch Tchaïkovski, The Sleeping Beauty, orchestre du Kirov direction Valery Gergiev ; acte III Piotr Ilitch Tchaïkovski,, Roméo et Juliette, Ouverture 1812, Orchestre philharmonique de Berlin, direction Claudio Abbado –  Scénographie Ernest Pignon-Ernest – Costumes, Philippe Guillotel et  Jérôme Kaplan – Lumières Dominique Drillot – Vidéo, Mathieu Stefani, Rémi Lesterle, Gregory Sebbane – Vu le 30 avril 2023, Salle des Princes, Grimaldi Forum de Monte Carlo, Monaco.

Le Verso des images, une histoire de Louis Braille

© Agathe Pommerat

Conception, écriture et mise en scène Pascale Nandillon et Frédéric Tétart, Atelier Hors Champ (Le Mans), à L’Échangeur de Bagnolet.

« – Qu’est-ce que tu fais, Louis ? – Je dessine ! – Qu’est-ce que tu dessines ? – Je dessine la neige… » L’enfant vient d’étaler sa peinture noire sur une grande feuille, il vit dans le noir depuis qu’il s’est blessé avec un poinçon dans l’atelier de son père, bourrelier, où il s’est faufilé pour jouer comme il le faisait souvent. Il a cinq ans et malgré les soins prodigués l’infection a gagné l’autre œil. A comme accident.

Librement inspiré de l’histoire de Louis Braille (1809-1852) le spectacle dessine son parcours, de l’enfance assombrie par des yeux pleins de brume, à ses nombreuses années passées à Paris à l’Institut pour non-voyants, comme élève d’abord, puis comme professeur. On le suit dans sa détermination absolue, la recherche d’une technique pour construire un alphabet. Louis a cette passion des livres, pour lui territoires inconnus, et l’obsession d’en éditer pour ouvrir le savoir et la connaissance à tous les non-voyants.

© Agathe Pommerat

Petit, il écoute les bruits de l’école par la fenêtre. En 1815 on ne va pas à l’école quand on a un handicap, pourquoi apprendre ? Pourtant, à force de persuasion, il finit par s’y faire admettre et s’y révèle brillant. Il va plus vite que les autres, mais quand le maître dit : « Prenez vos livres » son cœur se serre. Dans la cour, dans la classe, il entend la carte du monde. « Je veux lire et apprendre tout seul » se dit-il résolument. B comme Bord, exister à la lisière : « où vont les chemins ? » se demande-t-il. L’enfant est réceptif à tout par l’écoute et le toucher, et retient tout, le spectacle le montre magnifiquement. C’est une actrice, remarquable de simplicité et de poésie, qui interprète le rôle de Louis (Aglaé Bondon), écoute les oiseaux, la craie sur le tableau, le tic-tac de la pendule, l’écho dans le puits, qui regarde la mathématique de la nappe brodée, qui joue du violon et qui fait passer avec finesse toutes les perceptions et sensations reçues par Louis enfant et plus tard adulte, comme des électrochocs.

À dix ans Louis convainc ses parents de le laisser partir à Paris dans une école spécialisée pour non-voyants dont il a entendu parler. « Le village est trop petit pour toi, sois fort, tu es courageux ! » lui dit sa mère, interprétée par l’excellente Sophie Pernette qui est aussi la narratrice puis le directeur de l’Institution royale des jeunes aveugles, fondée par Valentin Haüy où Louis arrive seul en 1819. La Seine a gelé, la visite de l’institution avec le médecin-directeur est tout aussi glaciale : remise de l’uniforme, visite éclair des ateliers – il faut apprendre un métier, de la chapelle – on est tenu d’assister aux offices. « Ils me regardent tous » dit-il – quatre-vingt-dix élèves de sept à seize ans. On ne lui montre pas la bibliothèque et le dortoir, pour peu qu’on réussisse à trouver son lit après un parcours labyrinthe, ouvre sur des nuits de cauchemar. Louis pourtant prend ses repères et noue des amitiés avec les enfants de l’institution. « Est-ce que les bruits gèlent ? » s’interroge -t-il.

© Agathe Pommerat

Un jour, derrière une porte repérée, il atteint la bibliothèque. On y trouve quelques livres pour non-voyants sur lesquels sont collées des lettres en relief, livres qui pèsent plusieurs kilos. L’obsession de Louis est désormais de lire ce qui est écrit et d’écrire ce qu’il a dans la tête, dans un livre des métamorphoses et pour que les livres ne soient plus jamais blancs comme la neige. « Le livre que tu écriras… » et sa vie se tend comme un arc à la recherche exclusive de cet alphabet rêvé. Il repasse dans sa tête les systèmes d’écriture et langues magiques qui ont traversé le temps : les hiéroglyphes et leur décryptage par Champollion à partir de la pierre de Rosette trouvée dans le delta du Nil, en 1822 ; le morse ensuite, suivi du télégraphe qui donna l’accès au savoir pour tous, puis l’écriture de nuit, première méthode tactile, inventée vers 1815 par Charles Barbier de la Serre. C’est à partir de là qu’il commence à travailler au stylet en faisant des points dans un carton et les aménageant pour construire un alphabet qu’on suit du bout des doigts. Le système de Barbier travaillait avec douze points, Louis en invente un à six points et construit vingt-six combinaisons, soit vingt-six lettres. « Voici mon alphabet ! » dit-il mais au début personne ne s’y intéresse : « je suis invisible constate-t-il, nous sommes invisibles. » La nuit, tous les enfants se mettent secrètement au travail pour écrire des partitions et des livres, selon sa méthode. « On écrit comme on entend et tout le monde cherche. » Et quand l’Institut recherche de l’argent, le directeur ordonne aux enfants de lire devant son cercle de donateurs, plein de condescendance. Le violon de Louis/l’actrice grince et se met en colère, dans une véritable danse du diable.

À dix-neuf ans Louis rafle tous les premiers prix, fait du piano, du violoncelle, il est grand organiste à l’église Saint-Nicolas des Champs et travaille à la transcription de partitions. Son environnement est sonore, entre métronome, cloches et instruments de musique. Il enseigne avec douceur dans cette institution peu douce pour non-voyants qui va jusqu’à brûler les livres écrits selon sa méthode alors qu’il est rentré chez lui quelque temps soigner une tuberculose. « Ce n’est pas la première fois qu’une bibliothèque brûle ! » dit-il avec philosophie devant cet autodafé, avant de se remettre au travail avec les élèves, à son retour. Le 22 février 1818, une petite fille lit pour la première fois un poème en braille et c’est pour tous le signe et l’expression de la liberté.

Sur le tableau noir, il y a des nuages rouges, il y a un ciel, des bateaux… L comme Livre, M comme Musique, O d’Opposition, P de percevoir. Le spectacle décline son alphabet avec une grande intelligence et finesse. La scénographie se compose de structures mobiles qui modulent un espace intemporel et servent d’écran où s’affichent écritures et couleurs. Ce que ne voit pas Louis le public le voit, les jeux d’ombre et de lumière alternent et la sculpture qu’on lui demande de toucher l’émeut particulièrement : « La sculpture, c’est vous ! » Elle fait pour lui fonction de miroir.

© Agathe Pommerat

Pascale Nandillon et Frédéric Tétart ont fondé L’Atelier Hors Champ en 2001 et mêlent des matériaux fictionnels et documentaires, comme ils l’avaient fait avec Annette (oratorio) d’après les écrits d’Annette Libotte, internée à plusieurs reprises (cf. notre article  du 25 janvier 2019). Ils ont fait ici, avec Le Verso des images, un remarquable travail de recherche sur l’histoire de Louis Braille, un travail d’observation et d’interviews avec les non-voyants, et ont écrit un texte sensible et puissant qu’ils ont superbement mis en espace et en son pour les non-voyants, en images pour ceux qui ont la chance de voir. Les deux actrices, Aglaé Bondon et Sophie Pernette habitent l’histoire et rendent poétique ce qui en soi ne l’est pas et nous mènent dans la détermination, le combat, l’engagement et la résistance de Louis Braille – qui fut enterré en 1852 au Panthéon.

Le spectacle est aussi un dialogue qui s’est construit tout au long de la création et autour des représentations, en initiant des rencontres et des ateliers croisés entre voyants et non-voyants ; c’est une composition sonore, musicale et immersive pour les non-voyants en même temps qu’une composition sonore et visuelle pour les voyants ; c’est un récit poignant et un spectacle, rare.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2023

Avec : Aglaé Bondon et Sophie Pernette – assistanat mise en scène Saul Marais – collaboration artistique Serge Cartellier – création et régie lumière, régie générale Soraya Sanhaji – création sonore et vidéo Frédéric Tétart – stagiaire son Théophile Rey – construction décors François Fauvel et Frédéric Tétart – chargée de diffusion Bureau Rustine, Jean-Luc Weinich – spectacle tout public et jeune public à partir de 9 ans, pour voyants et non-voyants.

Mercredi 19 avril 2023, à 14h30 – jeudi 20 avril à 10h30 et 14h30 – vendredi 21 avril 2023 à 14h30 – samedi 22 avril à 14h30, à L’Échangeur de Bagnolet, 59 avenue de Général de Gaulle 93170 Bagnolet – métro Galliéni – site : www.lechangeur.org et www.atelierhorschamp.org – tél. : 01 43 62 71 20. Le Verso des images a été créé au Théâtre Les Quinconces et L’Estal/scène nationale, Le Mans, à l’automne 2022.

House

© Simon Gosselin

Texte et mise en scène Amos Gitai, spectacle en anglais, arabe, français, hébreu, sur-titré en français et en anglais, à La Colline-Théâtre National.

Si les murs parlaient… ! A défaut, les occupants qui se sont succédé dans La Maison pendant un quart de siècle se racontent, dans une ville et une région de déséquilibre du monde où aucune équation ne résout les problèmes. Nous sommes à Jérusalem Ouest. Amos Gitaï remonte le fil du temps comme il l’a fait au cours de trois films documentaires : dans La Maison en 1980, Une maison à Jérusalem en 1997 et News from Home/News from House en 2005, après avoir filmé sur vingt-cinq ans une maison habitée successivement par des Arabes et des Juifs, des Palestiniens et des Israéliens où se sont sédimentées les langues et les cultures. Serge Daney critique cinéma cité dans le programme, écrivait dans Libération le 1er mars 1982 : « Gitai veut que cette maison devienne à la fois quelque chose de très symbolique et de très concret, qu’elle devienne un personnage. Il arrive l’une des plus belles choses qui soit : des gens qui regardent la même chose et qui voient des choses différentes. Et que cette vision émeut. Dans la maison à moitié éboulée, des hallucinations vraies prennent corps. »  Amos Gitai en fait ici une adaptation, sur le plateau du théâtre de La Colline. Et la Maison devient une métaphore, portée par un dialogue artistique entre des acteurs et des musiciens venus de différentes sources géographiques du Moyen-Orient, et de France.

© Simon Gosselin

La scène est ouverte dans sa plus grande dimension et d’importants échafaudages occupent tout l’espace. Deux tailleurs de pierres, « ouvriers des territoires occupés », s’affairent sur les blocs d’une maison en reconstruction, armés de la pointe, du ciseau et du marteau. Côté jardin, en haut de l’échafaudage, une plateforme où est installé le musicien, Kioomars Musayyebi, joueur de santour qui a appris l’instrument auprès du célèbre maître iranien Faramarz Payevar, et à écrire la musique auprès du compositeur Farhad Fakhredini. A l’arrière-scène un immense écran où les images des films d’Amos Gitai apparaissent, à certains moments. La captation à l’Odéon de la lecture d’une lettre de sa mère, par Jeanne Moreau, ouvre le spectacle – Efratia Gitai, née à Haïfa en 1909 dont les lettres ont été éditées par Gallimard sous le titre « Correspondance 1929-1994 » – Elle y exprime son rêve déçu et évoque « la brisure qui pèse » et son intention de rester : « quitter le pays, aller où, Paris, Berkeley ? C’est là que sont enterrés les miens, c’est ici que les souvenirs se sont fixés. »

En 1948 avec l’arrivée des troupes israéliennes, les habitants se sont enfuis délaissant leurs maisons. Un voisin raconte : cette maison appartenait à un médecin, Mahmoud Dajani, qui avait émigré en 1926 venant d’Irak. Le temps passant et la nécessité de loger les nouveaux arrivants se confirmant elle a été saisie par le gouvernement selon la « Loi sur la propriété des absents. » Promulguée en mars 1950 sous David Ben-Gourion, Premier ministre israélien, cette Loi est l’un des textes fondateurs d’Israël, accordant à l’État le pouvoir de confisquer et de saisir les propriétés et les biens des Palestiniens, qu’ils ont été forcés de laisser derrière eux, deux ans plus tôt. Dans le spectacle le promoteur israélien arrive dès 1948, Mahmoud Dajani est chassé de sa maison qui ensuite, passe de mains en mains, comme de nombreuses autres maisons de Jérusalem. Une femme d’origine turque, l’a habitée et tous parlent de leur attachement au lieu, de l’esprit des lieux. « Je reconnais. Cette vieille maison-là, où j’ai grandi. » Dajani en redessine le plan d’architecture. « Tout ça est nouveau, avant, les fondations étaient en pierres. C’est ici que j’habitais, il y avait de belles figues, ici les amandiers qu’on cueillait, la citerne où on recueillait l’eau… »

© Simon Gosselin

Le tailleur de pierres qui gagne une fois et demie plus que de l’autre côté exprime aussi sa rage d’avoir perdu sa maison, son frère, son fils : « on est des prisonniers ici, je les hais comme ils me haïssent. » Un certain nombre de personnages, anciens habitants de la maison ou gens du quartier, défilent – interprétés par Bahira Ablassi, Benna Flynn, Irène Jacob, Micha Lescot, Pini Mittelman, Menashe Noy, Minas Qarawany, Atallah Tannous – et des paroles de colère, de nostalgie et d’impuissance s’énoncent tout au long du spectacle. Chaque maison a son histoire mais pour « construire une maison sur les restes d’une autre, il faut beaucoup de temps et démonter pierre par pierre. » Obligée de céder une partie de la maison qu’on divise pour loger plus de monde, Claire raconte aussi : « J’habite depuis dix-sept ans dans cette rue Dor dor ve dorshav ». « Ce n’est pas moi qui ai fait l’histoire, je ne peux pas la défaire, l’Histoire s’est faite comme ça » lui répond-on. Le voisin, Michel Kichka, dont le nom est issu de Turquie ou de Bulgarie, dessinateur de BD dont le père est mort à Buchenwald en 1942, s’installe à son tour en Israël en 1974 et n’envisage pas d’en partir : « J’aime le climat de Jérusalem, sec, la ville me touche beaucoup. »

Outre le santour de Kioomars Musayyebi, un Ensemble vocal accompagne le spectacle, apportant un peu de douceur et de lien, sous la direction musicale de Richard Wilberforce avec le violoniste Alexey Kochetkov, le ténor Benedict Flinn, la soprano Laurence Pouderoux, et avec une remarquable soprano née en Jordanie de parents palestiniens, Dima Bawab qui à un moment de tension chante de sa voix de cristal. La musique et certains chants a-cappella traduisent les sentiments y compris la colère, quand le violon devient de plus en plus nerveux ou que les claves et le santour montrent le bruit et la fureur intérieurs. « Dans mon village ils veulent faire une colonie…Cette terre a tant de valeur pour moi…Le sang de mon père est mêlé à la terre. »  A la fin la musique est couverte par le bruit des avions, deux grosses caméras tombent des cintres, on feuillette un album photo.

Le texte et le spectacle pourraient être sans fin, comme le conflit l’est, et le geste civique d’Amos Gitai n’y suffit plus en ce temps où les juifs orthodoxes et le gouvernement israélien virent à la droite extrême et développent à outrance leurs colonies. Ce constat d’impuissance évite la confrontation, et le symbole de la maison sous la direction du metteur en scène-réalisateur – anciennement architecte et fils d’architecte – même s’il reste au cœur des débats, est peut-être aujourd’hui, par la montée des extrémismes, insuffisant ou dépassé. Au-delà du témoignage l’angle de vue manque de précision. Chaque personnage défend un point de vue et même l’énumération des moments de conflit dans la région ne ramène pas à la raison. La construction du spectacle reste assez linéaire avec ses extraits de films, et l’échafaudage a dès le début presque déjà tout dit.

En 2019, Amos Gitai avait présenté au Théâtre de la Ville Letter to a friend in Gaza inspiré par Mahmoud Darwich, Yizhar Smilansky, Émile Habibi, Amira Hass, Albert Camus, puis Exils intérieurs en 2020 sur des textes de Thomas Mann, Hermann Hesse, Rosa Luxembourg, Antonio Gramsci, Else Lasker Schüler et Albert Camus (cf. nos articles ubiquité-cultures des 17 septembre 2019 et 11 octobre 2020). Que faire aujourd’hui alors que la construction de deux états est restée lettre morte et que la solidarité politique est plus qu’aléatoire ? Quel film tourner, quel spectacle monter, quel engagement prendre ? Quel est le rôle de l’artiste dans la société où il vit ? Telles sont les questions qui, en sortant du théâtre, tournent dans les têtes.

Brigitte Rémer, le 15 avril 2023

© Simon Gosselin

Avec : Bahira Ablassi, Dima Bawab, Benna Flynn, Irène Jacob, Alexey Kochetkov, Micha Lescot, Pini Mittelman, Kioomars Musayyebi, Menashe Noy, Minas Qarawany, Atallah Tannous, Richard Wilberforce – assistanat à la mise en scène Talia de Vries – adaptation du texte Marie-José Sanselme et Rivka Gitaï – scénographie Amos Gitaï assisté de Philippine Ordinaire – costumes Marie La Rocca assistée d’Isabelle Flosi – lumières Jean Kalman – son Éric Neveux – direction musicale Richard Wilberforce – collaboration vidéo Laurent Truchot – maquillage et coiffure Cécile Kretschmar – préparation et régie surtitres Katharina Bader – construction du décor atelier de La Colline.

Création à La Colline-Théâtre National, du 14 mars au 13 avril 2023, du mercredi au samedi à 20h30, le mardi à 19h30 et le dimanche à 15h30 – 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris – métro Gambetta – tél. : 01 44 62 52 52 – site : www. colline.fr et différents rendez-vous, dont des projections eu Centre Georges Pompidou et au MK2 Beaubourg.

Dancefloor et Acid Gems

© Laurent Philippe – “Acid Gems”

Deux créations présentées par le Ballet de Lorraine, centre chorégraphique national : Dancefloor, chorégraphie Michèle Murray, scénographie Koo Jeong A, création sonore Gerome Nox – Acid Gems, chorégraphie Adam Linder, création musicale Billy Bultheel – à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy.

Ces pièces composent le programme numéro deux, d’un triptyque dont le volet précédent a donné lieu à la création d’Air condition, une chorégraphie de Petter Jacobsson et Thomas Caley – sur une composition musicale signée d’Eliane Radigue-L’île Re-sonante. Elles viennent d’être présentées au public nancéien, au début du mois d’avril, avant que le Ballet de Lorraine ne parte en tournée, et célèbrent la virtuosité de ce grand Ensemble. La première partie de la soirée présente Dancefloor de la franco-américaine Michèle Murray, la seconde partie, Acid Gems de l’australien Adam Linder.

© Laurent Philippe “Dancefloor”

Dancefloor construit, avec les vingt-cinq danseurs et danseuses du corps de ballet, un langage où cohabitent formes et tempos, où chaque artiste apporte son expérience, sa présence et sa personnalité, modulant le temps et l’espace à son image. Au centre, un immense tapis blanc, le dancefloor, plancher en son sens premier et ici piste de danse devenue surface d’expérimentation, espace sacré de la danse et de la communauté des danseurs, en dehors duquel ils se posent par petits groupes, dans l’entre-deux de leurs interventions. Ils entrent dans la danse latéralement, souvent en solo, se rencontrent parfois en duo ou en trio. À certains moments tous emplissent l’espace dans leur créativité gestuelle, leurs bras sont comme des sémaphores. Un homme s’élance, chemise blanche en technique de lumière noire. Il tournoie avec rapidité, comme un félin, enchaînant les pirouettes, deux autres prennent le relais, pour un pas de deux ; d’autres se joignent à eux, certains s’immobilisent, quelques-uns tentent de s’approcher et de dialoguer, l’un propose l’autre esquisse une réponse, et chacun danse sa partition.

Un bourdonnement s’élève doucement, qui prendra dans l’installation sonore des allures de train et de voyage. Le tapis blanc se pare d’un cadre de dégradés subtils aux couleurs caméléon qui évoluent tout au long de la chorégraphie et délimitent le dedans-dehors – rose et pourpre de Tyr, bleu de l’aigue-marine ou couleur du lagon, blanc d’argent ou du glacier, vert presque transparent, jade ou émeraude, orangé. Une lumière crue tout à coup tombe comme une révélation. Un monde en mouvement se met en place dans un geste balancé, puis apparaît un solo sur une musique matière en fusion, lancinante, suivi d’un trio puis de quelques couples, mixtes ou non. Il y a comme une lame de fond ininterrompue dans ces entrées et sorties qui se fondent et s’enchaînent dans une belle énergie et fluidité. Les vocabulaires de la danse se mêlent, certaines séquences montrent des figures plus classiques, des sauts et des équilibres, les gestes s’arrondissent. Soudain une note se suspend, on entend le souffle du vent. Et tous se regroupent, certains portés sont exécutés tant par les femmes que par les hommes. Il y a de la délicatesse, de la lenteur, un travail de diagonale, des lignes droites.

© Laurent Philippe

L’un esquisse un geste qui fait contagion et s’étend. L’énergie épouse l’accentuation de la vitesse d’exécution et la montée de l’intensité sonore. Trois ou quatre danseurs tournent encore avant que tout s’arrête. Le son est à son maximum, comme un appel – des graves, quelques balancements, des sauts, des attitudes jusqu’à ce que le geste se suspende, soudainement, laissant au public le champ libre d’achever la phrase rythmique. Parallèlement aux variations des lumières, les costumes ont une palette de couleurs d’une grande douceur, les jeans déclinent les bleus à la lisière du gris, les tee-shirt sont de couleurs tendres beige, vieux rose, sienne. La scénographie, de l’artiste coréenne Koo Jeong – formée entre autres à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris – décline le spectre des couleurs. Cette artiste développe sa carrière de plasticienne et son travail a fait l’objet d’un grand nombre d’expositions dans le monde dont à la Biennale d’Architecture de Venise, en 2014, dans le Pavillon Suisse.

© Laurent Philippe “Dancefloor”

Directrice artistique de la structure Play/Michèle Murray qu’elle a fondée en 2012, la chorégraphe s’est formée en danse classique à Düsseldorf, puis à New York auprès de Merce Cunningham ainsi qu’à Movement Research qui développe l’expérimentation. Elle a côtoyé de nombreux chorégraphes à Paris et collaboré à différents projets chorégraphiques en tant qu’interprète – notamment auprès de Bernardo Montet au CCN de Tours, de Didier Théron à Montpellier et de L’art not least à Berlin. À partir de l’année 2000, la chorégraphe développe son travail personnel au sein de la compagnie Michèle Murray, qui s’est appelée huit ans plus tard Murray/ Brosch Productions pour sceller sa collaboration artistique avec Maya Brosch. À partir de la création de sa compagnie Michèle Murray recentre son travail sur le corps et la danse en collaboration avec d’autres artistes – elle a entre autres créé en 2018 un atlas chorégraphique pour sept danseurs, Atlas/Études, composé de dix courtes pièces, pour le festival Montpellier Danse. Elle enchaîne la création de pièces : en 2020, Wilder shores, pour six danseurs, sur une composition live électronique de Gerome Nox et Empire of Flora, pièce pour quatre danseurs et une DJ. En 2022, elle travaille sur un projet pour un espace muséal qu’elle intitule Duos-Collisions et combustion, une collection chorégraphique pour le musée, et l’a présenté pour la première fois au Brandenburgisches Landesmuseum für Moderne Kunst dans le cadre du programme Dance in Residence Brandenburg en Allemagne.

© Laurent Philippe – “Acid Gems”

La seconde chorégraphie de la soirée, Acid Gems, d’Adam Linder explore les styles et les influences. Le chorégraphe s’inspire ici de la pièce Les Joyaux, de Georges Balachine, créée en 1967 et entrée au répertoire de l’Opéra de Paris en 2000 dans des décors et costumes de Christian Lacroix. D’origine russe – la musique originale était d’Igor Stravinsky – Balanchine avait ensuite fondé le New-York City Ballet en 1948, haut lieu de l’expérimentation auquel Jerome Robbins avait été associé. Dans Les Joyaux, Balanchine faisait référence à la formation des pierres précieuses et à son lent processus de cristallisation, donnant naissance à un matériau aux multiples et éclatantes facettes. Il rendait aussi hommage aux trois grandes écoles de danse auxquelles il avait appartenu et dont il s’était imprégné, la russe son lieu d’origine, l’américaine et la française où il avait été maître de ballet quelques mois à l’Opéra de Paris en 1947 où il avait, entre autres, créé Le Palais de cristal. Adam Linder poursuit sa recherche sur l’hybridation des danses et leur évolution à travers les corps. Deux chaises hautes d’arbitre qu’on trouve sur les courts de tennis font partie de la scénographie, deux danseurs y sont installés, face à l’écran et de trois-quarts pour le public, un tissu devant les yeux opacifiant leur regard. Des couleurs vives tant dans les éclairages qui se succèdent que dans les costumes très élaborés qui semblent relever de l’Op Art, vert, jaune, rose relevant de l’illusion optique. Ici, tous les danseurs sont liés et comme flottant dans une bulle de verre, la composition des ensembles ressemble à des pistils. Il y a une grande sophistication, recherche et raffinement et tout est au cordeau créant imbrications et enchevêtrements des danseurs, comme éléments d’une sculpture et croisant les styles, qui allient aussi, dans l’esprit, le musical hollywoodien et le jazz en une construction savante de la chorégraphie.

© Laurent Philippe – “Acid Gems”

Né à Sydney Adam Linder débute sa carrière de danseur au Royal Ballet School de Londres puis collabore avec la Michael Clark Company et la compagnie Damaged Goods de Meg Stuart où il expérimente le domaine des arts visuels. Il a présenté en Europe et aux États-Unis différentes pièces dont Parade en 2013, Auto Ficto Reflexo en 2015, The Want en 2018 et Loyalty en 2021, toujours saluées par la critique. Le chorégraphe est aussi artiste plasticien et présente ses œuvres visuelles dans des galeries et musées. Il vit et travaille à Berlin et prépare actuellement un solo pour le Museum of Contemporary Art Australia de Sydney. Adam Linder construit une poétique du plateau en mêlant les styles et en lançant des harmonies de couleurs affirmées. On retrouve dans sa proposition chorégraphique les émeraudes, rubis et diamants et les vitrines flamboyantes des bijouteries de la Cinquième Avenue qu’évoquait Balanchine. Le dépouillement de la scénographie met d’autant en relief l’espace et le tracé de la chorégraphie qui devient comme une œuvre d’art totale, c’est techniquement virtuose.

Les deux chorégraphies présentées à l’Opéra de Nancy par le Centre Chorégraphique National-Ballet de Lorraine, quoique de nature très différentes, mettent en valeur la virtuosité des danseurs, leur liberté et énergie pour la première, Dancefloor, signée de Michèle Murray ; la construction de la complexité d’un ballet pour la seconde, Acid Gems, signée de Adam Linder, et la célébration des trois grandes écoles de danse – Saint-Pétersbourg, New-York et Paris. Les motifs dansés, dans un cas comme dans l’autre, célèbrent le corps et mettent en mouvement le grand ensemble des danseurs qu’il faudrait tous citer, pour leur virtuosité..

Depuis plus d’une dizaine d’années Petter Jacobsson poursuit sa mission de création et d’expérimentation en invitant les plus grands chorégraphes. Il inscrit aussi au répertoire du Ballet de Lorraine de nombreuses reprises permettant de les présenter au public en France, en Europe et partout dans le monde, Twyla Tharp, Trisha Brown, Ester Szalamon et Merce Cunningham, entre autres. Chaque chorégraphie apporte sa réponse, dans le temps de la création qui lui est imparti, à la question philosophique du pourquoi on danse, comment évolue le geste, comment penser et décoder le monde par le mouvement.

Brigitte Rémer, le 9 avril 2023

Dancefloor – chorégraphie Michèle Murray – scénographie Koo Jeong A, invitée dans le cadre du dispositif Artiste associé avec le Centre Pompidou-Metz – musique Gerome Nox – collaboration artistique Alexandre Bachelard, Maya Brosch, Marie Leca – pièce pour 25 artistes chorégraphiques. – Acid Gems – chorégraphie Adam Linder – création musicale Billy Bultheel – lumières Shahryar Nashat – costumes Antonin Tron – pièce pour 16 artistes chorégraphiques

Les 1eravril à 20h, 5, 6 et 7 avril, à 20h. Ballet de Lorraine-Centre chorégraphique national, 3 rue Henri Bazin 54000 Nancy – site : www.ballet-de-lorraine.eu – tél. : 03 83 85 69 00 – En tournée : Vendredi 21 et samedi 22 avril 2023, New York/Etats-Unis – NYU Skirball Center for the Performing Arts, For Four Walls, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Cela nous concerne tous (This concerns all of us), chorégraphie Miguel Gutierrez – Jeudi 4 mai 2023, Valenciennes, Le Phénix Scène nationale Static Shot, chorégraphie Maud Le Pladec – Decay, chorégraphie Tatiana Julien – For Four Walls, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley. Lundi 22 mai 2023, Paris – Musée de l’Orangerie, Danse dans les Nymphéas Twelve Ton Rose, chorégraphie Trisha Brown – Access to pleasure, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Mercredi 28 juin 2023, Paris, Le Carreau du Temple, Discofoot, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Samedi 1er juillet 2023, Nantes/Cours Franklin Roosevelt, « Nuit du Voyage à Nantes » Discofoot, chorégraphie Petter Jacobsson et Thomas Caley – Lundi 10 et mardi 11 juillet 2023, Paris, Musée du Louvre, Festival Paris l’été, Static Shot, chorégraphie Maud Le Pladec.

Biennale internationale des arts de la Marionnette 2023

Visuel Loïc Le Gall

Du 10 mai au 4 juin se déroulera la 11ème édition de la Biennale internationale des arts de la marionnette (BIAM), à Paris et dans de nombreuses villes d’Île-de-France. Le Mouffetard – Centre National de la Marionnette que dirige Isabelle Bertola en assure la programmation et développe de nombreux partenariats institutionnels et artistiques.

Né en 2001 en coopération avec le Parc de La Villette, la Biennale est devenue un incontournable de la discipline, les artistes de tous pays s’y rencontrent. C’est une vitrine sur l’art de la marionnette qui permet de faire le point sur la création et de montrer la diversité et la richesse de ce domaine artistique souvent resté mal aimé car mal connu.

Une programmation dense et éclectique s’annonce dans sept structures à Paris et vingt en Île-de-France. Très active, la ville de Pantin participe pour la huitième fois à la Biennale et accueille des spectacles dans tous les lieux culturels de la ville. De nombreux coproducteurs, soutiens et partenaires sont partie prenant dans la manifestation. Trente-trois compagnies françaises et internationales y seront accueillies pour donner trente-neuf spectacles et cent trente-deux représentations.

Un coup de projecteur sera donné cette année sur l’univers singulier d’une artiste italienne, Marta Cuscunà qui lancera la manifestation le 10 mai au Carreau du Temple avec son spectacle Sorry, Boys, et présentera deux autres spectacles, Il Canto della caduta, à Pantin et La Simplicita ingannata au Mouffetard.  Deux autres Focus mettront l’accent sur le travail de deux compagnies :  La Agrupación Señor Serrano, de Barcelone, qui mêle performance, texte, vidéo, son, à travers Birdie présenté à Pantin et The Mountain à Choisy-le-Roi, et la compagnie Tro-héol fondée en 1995 par Daniel Calvo-Funes et Martial Anton, avec Everest, programmé à Pontault-Combault et Scalpel suivi de Plastic, à Montreuil.

Un programme labellisé « Olympiade culturelle par Paris 2024 », OMNI-objet marionnetique non identifié/ présences sportives, annonciateur des JO présentera six spectacles sur la thématique du sport, des créations inédites qui célèbrent l’olympisme – sur dix sélectionnés dans ce cadre – À vous les studios / compagnie Les Maladroits –  Footcinella / compagnie La Mue/tte –  Hand Hop / Scopitone et Cie – Sport en boîte / compagnie Randièse – Podium / Rodéo Théâtre et Rebonds / Compagnie Alinéa.

De nombreuses autres compagnies sont programmées dans les différents lieux de la Biennale et présenteront leurs spectacles, nous ne pouvons toutes les citer. Un Bal Marionnettique clôturera l’événement, le 3 juin au Théâtre des Quartiers d’Ivry, mené par la compagnie Les Anges au plafond dans une mise en scène de Brice Berthoud. Des rencontres, échanges et conférences se tiendront au Mouffetard. « Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » Réponse du 10 mai au 4 juin 2023, avec la Biennale internationale des arts de la Marionnette.

Brigitte Rémer, le 7 avril 2023

11ème Biennale internationale des arts de la Marionnette – Le Mouffetard-CNMa, 73 rue Mouffetard, 75005. Paris – métro : Place Monge (ligne 7) ou Cardinal Lemoine (ligne 10) – site : www.lemouffetard.com – tél. : 01 84 79 44 44 – email : contact@lemouffetard.com – La conférence de presse annonçant la manifestation s’est tenue le 22 mars 2023, au Carreau du Temple.

Premier Amour

© Thomas O’Brien

Texte de Samuel Beckett – réalisation Dominique Valadié et Alain Françon, Théâtre des nuages de neige – avec Dominique Valadié, à La Piccola Scala, Paris.

Depuis plus de deux mois Alain Françon a investi La Scala en présentant sa nouvelle création de En attendant Godot, un magnifique travail réalisé avec des acteurs hors-pair devant une toile peinte et un arbre à deux feuilles. « Tu aurais dû être poète… » dit Vladimir à Estragon qui lui répond : « Je l’ai été. Ça ne se voit pas ? »

Alors que Godot se termine juste, Alain Françon a co-adapté et mis en scène avec Dominique Valadié sa compagne, dans la petite salle de La Scala, une nouvelle de Beckett écrite en 1945, traduite et publiée par les Éditions de Minuit en 1972 seulement, qui a l’audace de s’intituler Premier Amour, titre qu’il emprunte à Tourgueniev. Irlandais d’origine, Beckett est à la veille de ses quarante ans et pour la première fois écrit en français. Oublions Tourgueniev et écoutons ce texte porté ici par une femme, l’excellente Dominique Valadié, ce qui donne un peu de distance au propos et de baume au cœur. Mais cela suffit-il à faire théâtre et tout texte, y compris d’un immense écrivain, est-il bon à prendre ?

Au premier degré, derrière les grincements beckettiens, d’ordinaire pleins de son abstraction poétique, on est face à une bonne couche de misogynie, causticité, provocation, insolence et sarcasme. Vous avez dit humour ? Chez Beckett l’humour est féroce et ici, rien n’a de prise sur le personnage. « Une écriture simple et précise, un portrait de l’homme moderne » dit l’éditeur dans la publication du texte. Cet-homme-moderne-là qui narre à la première personne et par le menu sa rencontre puis sa liaison avec une prostituée, homme déclassé comme les aime l’auteur dans le sillage de Joyce et d’autres, n’a rien d’exaltant. Obligé de quitter la maison familiale au décès de son père, il devient comme une âme errante, au propre comme au figuré, s’allonge sur les bancs d’un parc où il essaie de vivre sa vie, et parle au passé simple.

Le prix Nobel de littérature attribué en 1969 aime à nommer l’innommable mais la distance décalée par l’interprétation de l’actrice jouant le personnage-homme à la première personne, permet de poser un peu de douceur et d’ironie sur les ruminations de son personnage, ex-agoraphobe. Pantalon et veste noire, debout les mains dans les poches ou assise sur une petite chaise bleue, livre en mains, Dominique Valadié nous fait naviguer dans le jeu de construction de l’écriture : « Cette phrase a assez duré… » dit-elle avec détachement face à deux prompteurs du fond de la salle. Au sol, un pantalon, une veste et un chapeau melon, celui de Vladimir sûrement, les godasses élimées d’Estragon, la valise de Lucky, sont posés comme une dépouille ou comme une ombre. Et quand l’actrice met ses lunettes noires, comment ne pas penser à Hamm, dans Fin de partie. À la recherche des dates de naissance et de mort de son père, le personnage s’interroge sur le choix de sa propre épitaphe. On est entre la figure des vivants et la figure des morts… et quand il emboîte le pas de la dame rencontrée dans le parc il se contente de faire l’inventaire de son logis sous les toits, de ses affaires empilées, de parler tuyauterie, de l’entendre recevoir ses clients, d’être le futur père d’une progéniture qu’il ne reconnaît pas et qui l’obligera à déguerpir, à s’enfuir. Le détachement est glacé, l’inhumanité extravagante, l’ambigüité redoutable. Même la jacinthe rose qu’elle lui apporte, à sa demande, aurait dû être bleue…

D’autres acteurs et metteurs en scène se sont frottés à ce texte, tous hommes, entre autres Jean-Quentin Châtelain, Michael Londsdale et Sami Frey. La désincarnation transfigurée par Dominique Valadié nous permet ici de supporter l’avalanche du non-sens et des non-mots d’un anti-héros peu glorieux. Quand Beckett met son cap au pire dans la dérision, le dérisoire et le déraisonnable avec cette voix qui va et vient, parfois triviale souvent désabusée, on aimerait bien oser brûler les idoles.

Brigitte Rémer, le 6 avril 2023

Jusqu’au 19 avril à 19 h 30, mardi et mercredi, les 7, 8, 14 et 15 avril. 14 h 30 le dimanche. La Scala, 13, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris – métro Strasbourg Saint-Denis – www.lascala-paris.com – tél. : 01 40 03 44 30

Le Silence et la peur

© Simon Gosselin

La vie, la musique et l’engagement de Nina Simone – Texte et mise en scène David Geselson, Compagnie Lieux-dits, au Théâtre de la Bastille, en français et en anglais surtitré.

 « Toute ma vie j’ai voulu crier mon sentiment d’être emprisonnée. Je connais le silence qui crée cette prison, comme chaque Noir le connaît » disait Nina Simone, en 1967. Pianiste, chanteuse, compositrice et arrangeuse, elle est dans le premier carré des plus grandes chanteuses de jazz de l’histoire avec Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan et Billie Holiday. Son style singulier est issu de la fusion de chansons gospel, du jazz et de la pop avec la musique classique. Derrière son exceptionnel talent musical, le spectacle témoigne de son parcours personnel et de son engagement face au racisme et à la ségrégation dont elle a comme tant d’autres, été victime, mêlant réalité et fiction. Issue d’une lignée Cherokee ayant survécu au génocide des Amérindiens – son arrière-arrière-grand-père était un esclave noir africain, Nina Simone était devenue l’une des porte-voix du mouvement afro-américain pour la défense des droits civiques. On la voit ici crier son indignation.

Peu de musique et peu de chant au cours du spectacle, une présence exceptionnelle de l’actrice qui interprète le rôle de Nina Simone Dee Beasnael, Américaine d’origine ghanéenne s’exprimant en anglais – pour laisser percevoir le talent, les misères, les troubles et les rébellions de cette grande figure iconique, au gré des situations et des rencontres avec les personnes-clés de sa vie. Le salon-salle à manger est déjà habité avant que le public s’installe, un canapé, une grande table et des chaises, un miroir et de petites lampes d’atmosphère. La scénographie de Lisa Navarro et les lumières de Jérémie Papin se modulent au fil de l’action laissant un espace vide pour certains monologues où Dee Beasnael, face au public, nous prend violemment à témoin.

© Simon Gosselin

Il y a de la fluidité dans les entrées et sorties des personnages, cinq acteurs d’un générique métissé et bilingue arrivant de différents points pour prendre place dans ce cruel manège de la vie et de l’Histoire qui s’inscrit chronologiquement dans cette biographie : le père de Nina Simone, John (Kim Sullivan), son premier amour Edney qui devient Andy le manager qu’elle épouse et dont le langage se transforme en violence (Jared McNeill), sa professeure de piano, Muriel (Laure Mathis) chemisier blanc et jupe rose plissée, actrice dans Doreen, le précédent spectacle de David Geselson, son mari, Jean-Louis (Elios Noël) qui avait collaboré à la mise en scène. Avec eux on refait l’histoire de l’esclavage, notamment transatlantique : les Amérindiens décimés par l’arrivée des Européens porteurs d’épidémies comme la variole à la fin du quinzième siècle, début du seizième, Christophe Colomb croyant découvrir les Indes alors qu’il s’agissait d’îles de l’archipel américain des Caraïbes, un peu plus tard la Barbade, « terre volée » découverte par les Portugais, la traite des Noirs tout au long de l’histoire jusqu’à l’abolition, en 1865.

Enfant prodige, Eunisse Kathleen Waymon (1933-2003), qui deviendra plus tard Nina Simone, accompagne sa mère, prédicatrice méthodiste et qui joue de l’harmonium à l’église, dès l’âge de quatre ans. Mais c’est la musique classique qu’elle apprend très tôt et qui la captive, Bach, Debussy et tous les autres pour lesquels elle manifeste un véritable talent. À sept ans elle veut devenir pianiste concertiste, le racisme l’en empêchera mais la jeune pianiste est remarquée par la patronne de sa mère – qui travaille aussi comme femme de ménage depuis le krach financier de 1929 – et qui lui conseille d’encourager les dons de sa fille. Elle rassemble l’argent pour payer ses cours de piano et la présente à Muriel dite Miss Mazzy qui devient pour elle comme une seconde mère, « ma mère blanche » dit-elle, et c’est elle, Miss Mazzy qui ouvre le spectacle. Pendant six ans, tous les samedis matin, Eunisse se rend chez elle pour travailler. A quatorze ans elle quitte la maison et part se perfectionner, mais à dix-huit se voit refuser une bourse d’étude à l’Institut Curtis, institut supérieur de musique de Philadelphie, alors qu’elle est déjà brillantissime, acte raciste probable.

© Simon Gosselin

Elle visait à être la plus grande concertiste noire américaine, son rêve s’écroule, elle est alors prête à tout laisser tomber. Elle assure des petits boulots, dans un labo photo, donne des cours, travaille dans un bar et finalement fait son premier concert dans un club minable, à Atlantic City où elle joue du piano et où n’ayant pas consenti à chanter, ne sera tout bonnement pas payée. Pour que ses parents ne la repèrent pas elle change de nom, c’est là qu’elle devient Nina Simone – Nina en référence à Niña, petite fille en espagnol surnom que lui avait donné un ami et Simone en hommage à l’actrice Simone Signoret qu’elle admirait après l’avoir vue dans Casque d’or. Un peu plus tard, elle joue et chante de sa voix envoûtante dans différents clubs, mélangeant gospel, jazz, blues et classique, c’est à cette période qu’elle est repérée par un label qui vient la chercher pour l’enregistrement d’un morceau de Porgy and Bess. Ce sera son premier vrai succès.

À partir des année 1960 elle s’engage dans le mouvement de défense des droits civiques et sa musique est très influente dans la lutte pour l’égalité des droits que mènent les Noirs américains aux États-Unis. Elle restera pour eux une source d’inspiration. « Européens, Occidentaux, nous sommes aussi les héritiers de ces blessures, infligées ou subies » dit David Geselson, auteur et metteur en scène qui raconte ce destin plein d’embûches. Nina Simone arrive à New-York en 1958 et se produit dans les clubs branchés de Greenwich Village avec un répertoire éclectique. Le 12 avril 1963, c’est au Carnegie Hall qu’elle se produit, le jour où Martin Luther King est arrêté à Birmingham, en Alabama.

Parallèlement à ce morcellement du monde et à ses clivages, sa vie se morcèle dans la complexité de sa carrière jusqu’à ce qu’on la déclare souffrir de troubles dissociatifs de la personnalité pour lesquels elle sera hospitalisée en 1986. Elle s’est séparée de son mari et manager violent, qui a géré les ressources du ménage à sa manière et sans déclaration. Elle s’est emportée contre son père qu’elle soutenait financièrement après lui avoir dit ses quatre vérités et n’assistera pas à son enterrement. Guidée et accompagnée par sa professeure de musique, sa bonne étoile, détruite, elle s’installe à la Barbade et porte cette « cicatrice qui ne guérit pas… » Miss Mazzy et son époux lui redonnent confiance en remontant le temps pour elle, avec tendresse : « Tu es devenue Nina Simone, Anubis ! » cette figure entre chien, loup et chacal à demi-sauvage qu’on trouve dans les nécropoles, Nina Simone… « Ils ont eu ma peau avec le poison de la peur » répond-elle. Elle fait quelques allers-retours en France avant de s’y installer en 1993, près d’Aix-en-Provence où elle passera les dernières années de sa vie.

© Simon Gosselin

L’écriture de David Geselson témoigne et interprète, croisant le réel et l’imaginaire. Autour de Nina Simone, la figure du père en commandeur, lui offrant du Bach à chaque anniversaire et qui plus tard sait tirer profit de sa notoriété ; son manager qui l’épouse pour mieux l’emprisonner et exploiter son talent, son argent ; elle, dans le parti-pris de la vie qui choisirait plutôt la maternité aux incessantes tournées. « Je vis là entre ces deux mondes, noir et blanc. Je suis et en même temps ce n’est pas moi… » Elle avance en essayant de se protéger de la peur qui l’aura toujours habitée et de conjurer la barbarie du monde. Sa colère est immense, l’actrice ici l’exprime avec énergie et conviction selon l’angle de vue choisi par le metteur en scène, celui du projecteur braqué sur les blessures, la discrimination et la ségrégation, l’exploitation des humains et l’esclavage, y mettant toutes les références, de Malcolm X, à Luther King en passant par Nelson Mandela.

Le Silence et la peur nous place sur son chemin d’émancipation et les combats d’une femme blessée, sa descente aux enfers, « Je suis un cygne noir »  dit-elle. Sa voix de velours tourne dans nos têtes, même si le spectacle ne nous l’offre pas : My Baby Just Cares for Me sa chanson d’amour emblématique, Mississipi Goddam la déchirante chanson de son premier enregistrement chez Philips, en réponse à l’assassinat d’un défenseur des droits de l’homme, Medgar Evers et à un attentat dans un église baptiste de Birmingham ayant tué quatre enfants Noirs. Sans oublier Ne me quitte pas en version française. Les acteurs sont souvent face public, un brin statique, mais l’essentiel est là avec la culpabilité blanche qui s’inscrit en creux et la leçon de vie d’une grande Dame courageuse et talentueuse, Nina Simone, qui a su donner du sens à sa vie et à sa musique « Ne plus avoir peur, c’est ça la liberté… » conclut-elle.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2023

Avec : Dee Beasnael, Jared McNeill, Elios Noël, Kim Sullivan et Laure Mathis en alternance avec Marina Keltchewsky (qui jouera les 20, 21 et 22) – assistants à la mise en scène Shady Nafar (création), Julien Fisera (tournée) – scénographie Lisa Navarro – assistante scénographie Margaux Nessi – lumières Jérémie Papin – assistante lumières Marine Le Vey – régie lumières Rosemonde Arrambourg – vidéo Jérémie Scheidler – Assistante vidéo Marina Masquelier – régie vidéo  Julien Reis – son Loïc Leroux – régie son Adrien Wernert – costumes Benjamin Moreau – réalisation costumes Sophie Manac’h – régie générale Sylvain Tardy – traduction Nicolas Elliott et Jennifer Gay – construction décors Ateliers décor du Théâtre de la Cité/CDN Toulouse-Ocitanie.

Du 16 au 27 mars 2023 à 20h30, dimanche 26 mars à 17h, relâche le dimanche 19 mars et le jeudi 23 mars – au Théâtre de la Batille, 76 rue de la Roquette, 75011. Paris – tél. : 01 43 57 42 14 – site : www.theatre-bastille. com

Le Cabaret des absents

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et mise en scène François Cervantes, compagnie L’Entreprise, à la MC93 Bobigny.

La pièce est liée à la ville de Marseille où la compagnie L’Entreprise a élu domicile au sein de la Friche Belle de Mai, depuis bientôt vingt ans. Son inspiration est liée à l’histoire d’un autre lieu emblématique de la ville, le Théâtre du Gymnase, monument protégé inauguré en 1804 et concurrent de l’Opéra, actuellement fermé pour travaux. François Cervantes s’empare de sa légende et il en fait le matériau du Cabaret des absents, qu’il écrit et met en scène. Il y mêle la vie, le conte et la réalité d’un lieu où se sont produits artistes de cabaret, illusionnistes et magiciens en tout genre, lieu abandonné et en 1980, destiné à la destruction. Il y mêle le va-et-vient de personnages singuliers et de numéros tels qu’ils se pratiquaient alors, et qui ont accompagné la première renaissance du bâtiment grâce au financement d’un milliardaire américain, Armand Hammer, roi d’une compagnie pétrolière.

Il n’y a pas d’histoire, au sens de linéarité ou de chronologie. Il y a des bribes, des séquences, des reliefs et des impromptus. Le spectacle est choral, six acteurs y apparaissent et disparaissent, plein de l’espièglerie des tours de magie et des bonnes blagues qui tentent d’abolir les barrières du théâtre, il y a un oiseau blanc. En remontant l’histoire vraie et/ou fantasmée, en 1897, le théâtre avait ouvert ses portes à un couple d’étrangers cherchant à s’abriter un soir d’orage, probables exilés venant de Corfou ou d’ailleurs, en partance pour les États-Unis. L’ouvreuse leur avait proposé d’entrer se mettre au chaud et donné la possibilité de regarder La Dame aux camélias. La naissance d’Armand sur le sol américain se superposa avec cet instant suspendu. Des années plus tard quand Tagada, l’enfant abandonné par des parents repartis en Kabylie, pénètre dans le théâtre, il est émerveillé, le fils de la gardienne le lui fait visiter, avant que ses parents tout à coup, à la fin du spectacle, ne réapparaissent.

Les numéros défilent et les portraits se croisent, le metteur en scène parfois prend à partie le public en rallumant la salle. Ainsi un homme travesti, vêtu d’une longue robe noire et monté sur cothurnes s’avance et chante en play-back avant de s’effondrer, comme s’effondre le théâtre. Il/elle interprète Vivant poème de Barbara : « Va, ce monde, je te le donne. Va, jamais n’abandonne. C’est vrai qu’il n’est pas à l’image des rêves d’un enfant de ton âge, je sais… » puis Aznavour : « J’habite seul avec maman, dans un très vieil appartement… » Les échos de la ville nous arrivent tels des résurgences, les gens du quartier se dessinent, une urbaniste commente et fait référence à l’explosion de la rue d’Aubagne située à quelques encablures, au canapé toujours posé devant l’immeuble, au procès en cours. Un vieil Algérien, un chauffeur de taxi, se racontent. Tout à coup apparaît un magicien, derrière le rideau, en fond de scène. Tel un savant cosinus il s’élance, hirsute, pour faire danser trois cordes de tailles différentes. Il y a la délirante séquence d’un dîner au théâtre qu’ont gagné Robert et sa femme installés sur un petit praticable à roulettes, repas servi par le régisseur en chef. Le moment est burlesque quand les choses se délitent après avoir fait chabrot et que la femme attrape les restes de son assiette et les verse dans son sac. La coulisse où se déroule le repas ressemble à un champ de bataille et Ionesco n’est pas loin. Cette scène prélude à l’entrée en piste de la soubrette et à l’apparition de la légendaire Arletti – femme clown emblématique de la compagnie où, de spectacle en spectacle elle polit son répertoire. Armées de seaux et de balais, la séquence des femmes de ménage est savoureuse dans le décalage des temps et des rationalismes, Arletti mène la danse, la voilà qui glisse, se rétablit, rit, soliloque, se désarçonne. « On pourrait faire beaucoup de choses si on nous le demandait » ironise-t-elle. Il y a l’ouvreuse du théâtre et Tagada devenu grand qui chante au théâtre dont il a repris la direction. Leurs entrées sur scène sont autant de numéros de cabaret.

© Christophe Raynaud de Lage

Quand le fil de l’histoire reprend, de loin en loin, le spectacle s’interroge sur la présence au théâtre, ce qu’il y a de plus fragile et précieux, et face à ce vieux bâtiment se demande ce que sont devenus tous ces gens qui étaient passés par là. D’autres moments sont de pur délire comme cette séquence de l’oiseleur enchanteur « mes oiseaux, les bergeronnettes de la terrasse » où des bouquets de plumes blanches voltigent partout dans l’espace scénique et recouvrent le sol du plateau et les personnages « à en rendre jaloux un vieux pigeon qui revendique le partage des territoires… »  Chansons et musiques de différentes sources accompagnent les séquences et arrivent, comme une vague faisant entendre sa houle. On reconnaît Arvo Pärt dans la partie finale.

Comme un coureur de fond François Cervantes poursuit son travail au regard affûté à travers une ville, Marseille, son quotidien et son franc-parler populaire, son énergie et sa fantaisie, ses métissages. Toutes les géographies s’y croisent : « Espagnols sans Espagne, Chinois sans Chine, paysans sans terre, marins sans bateau… » La mosaïque des numéros de cet étrange cabaret finit par composer le portrait de la ville et par nous parler du monde. L’un de ses précédents spectacles, Le rouge éternel des coquelicots portait la parole de Latifa Tir, marocaine d’origine chaouïa sur la naissance des quartiers Nord, à Marseille. Derrière, l’auteur et metteur en scène s’interroge sur la place du théâtre dans nos vies et quand il reprend des éléments et figures de théâtre déjà explorées, comme la clown Arletti, il les fait avancer d’une étape. Catherine Germain est brillante avec ce personnage qu’elle développe et approfondit à ses côtés depuis la création de la compagnie, en 1986. Dans ce Cabaret des absents cinq autres comédiens se métamorphosent en de nombreux personnages – Théo Chédeville, Louise Chevillotte, Sipan Mouradian, Sélim Zahrani et Emmanuel Dariès, cofondateur du Cirque Désaccordé, magicien, illusionniste. Tous décalés dans des histoires de vie anonymes et banales dont ils interprètent quelques bribes. On aurait parfois aimé les connaître un peu plus, l’esquisse, due entre autres à la multiplicité des personnages entraîne comme un manque d’épaisseur et la forme, un certain systématisme dans la succession des numéros qui s’enchaînent.

Le Cabaret des absents a été créé pendant le confinement sur le lieu même dont il parle, au Théâtre du Gymnase de Marseille, puis présenté au festival d’Avignon off 2022. Il poursuit sa route.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2023

Avec : Théo Chédeville, Louise Chevillotte, Emmanuel Dariès, Catherine Germain, Sipan Mouradian, Sélim Zahrani – création son et régie générale Xavier Brousse – création lumière Christian Pinaud – régie lumière Nicolas Fernandez – régie plateau Yann-Kévin Berger – création costumes, masques et perruques Virginie Breger

Du 22 au 26 mars 2023 à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h, à la MC93 Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – site : mc93.com – tél. : 01 41 60 72 72.

Nos ailes brûlent aussi

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et dramaturgie Sébastien Lepotvin et Myriam Marzouki – Mise en scène Myriam Marzouki, spectacle en français et arabe surtitré – à la MC93 Bobigny/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

Où en est-on des désillusions, après utopies et espoirs qu’avait suscité la révolte de 2011, en Tunisie et qui avait fait contagion dans une bonne partie du Maghreb et du Moyen-Orient ? Dans Nos ailes brûlent aussi, entre l’intime et la mémoire collective, Myriam Marzouki et Sébastien Lepotvin posent la question et refont le parcours à l’envers. Rewind.

Nous sommes dans l‘avion du Président Ben Ali, tous les clignotants sont au rouge, au propre comme au figuré. Survolant le pays il demande des nouvelles au ministre de la Défense puis au  ministre de l’Intérieur. On lui ment tout d’abord, jusqu’à ce que la tension soit telle qu’il devient impossible de lui cacher la réalité. Bande son et images, lumières rouges sur les ailes de l’avion, obscurité du tarmac. Le soulèvement est en cours. Harangues et revendications de liberté montent en un seul cri. La rue est en colère. Horreya ! Liberté ! Puis c’est l’euphorie absolue quand le politique s’efface au profit de la voix du peuple, si désespérée. Le spectacle nous mène en sa première partie dans un étroit passage entre pleins pouvoirs et dictature, liberté de paroles et recherche de démocratie à travers un véritable soulèvement populaire ; il nous mène en sa seconde partie dix ans plus tard, en 2021, vers de nouveaux désespoirs.

© Christophe Raynaud de Lage

Sur scène, deux acteurs et une actrice traversent ces moments avec intensité et espérance, et nous les font percevoir. A Sidi Bouzid un homme s’était immolé par le feu quelques semaines avant le 14 janvier 2011, point de départ et d’embrasement des révolutions. Il avait pour nom Mohamed Bouazizi et était marchand ambulant. Le titre du spectacle, Nos ailes brûlent aussi, vient de cette immolation. Que de désarroi devant des années d’injustices et de corruption accumulées. La révolte entraîne davantage encore d’arrestations arbitraires et actes de torture, pour rien, pour un graffiti sur un mur, pour un beau-frère syndicaliste. « Tu ne sais pas pourquoi on te frappe. » « J’ai reçu l’ordre » s’entend-on répondre. Chagrin. Rébellion. Persuasion. Colère. Les acteurs arpentent la scène, de cour à jardin dans le vent, les bruits et les silences.

La liste des morts et des blessés ne sera connue que bien longtemps plus tard, pas sûr qu’elle soit complète. Les avis divergent sur le sujet des martyrs, nuit noire et hérésie pour les uns, lumière pour les autres, « gloire aux martyrs ! » pourtant, pour leurs mères, ils sont morts. « Ici, l’espoir est un mirage, on devient fou… mais on l’a fait ! » diront-ils plus tard. Ils sont encore étonnés de cette puissance et de cette unité vers la recherche d’un but commun, la liberté et la justice sociale. Mais l’unité dure peu et les égoïsmes personnels guettent d’un côté, les politiques oublient leurs promesses et leurs engagements, d’un autre côté.

© Christophe Raynaud de Lage

La seconde partie nous place devant le présent, en 2021 et cherche où se trouve l’espoir. Constat sévère :  le Président, aujourd’hui Kaïs Saïed, suspend le Parlement, dissout le Gouvernement, prend les pleins pouvoirs. Une pluie de terre tombe du ciel et les terrasse, la terre du pays. 2021, La pauvreté est toujours là et les chômeurs nombreux, la liberté d’expression continue à être bafouée. Reste le désenchantement. « On est des morts-vivants. Nos chômeurs brûlent. Nos rêves brûlent… » Le président se construit les pleins pouvoirs, parfois il s’absente même de la scène publique et, si on ne change pas le passé, « on y a cru, mais aucune victoire n’est venue jusqu’à nous » disent-ils. « L’ange du peuple s’est replié sur lui-même. Il attend que l’Histoire reprenne. »

Sur scène, les mêmes sièges qu’au début du spectacle ressortent, tout s’est figé.  La fin se passe dans le silence, la vie tente de reprendre son cours, des images nous le montrent. L’écran se remplit d’écritures en langue arabe, liberté d’expression. Ce grand écran à l’arrière du plateau, dont les images discontinues éclairent la situation, nous mène du dedans au dehors et décline son poème visuel (création vidéo et sonore Chris Felix Gouin, création des images Fakhri El Ghezal) – le mur égratigné, d’un bleu griffé, la Méditerranée qui caresse la côte etc. Le plateau, bel espace de la salle Christian Bourgois à la MC93-Bobigny dont s’empare Myriam Marzouki et sa scénographe, Marie Szersnovicz, – dans les belles lumières d’Emmanuel Valette et costumes aux couleurs raffinées, signés Laure Maheo – met en exergue  des inventions scéniques et esthétiques portées par les trois acteurs, Mounira Barbouch, Helmi Dridi et Majd Mastoura, avec une dose d’absurde dans leurs chamailleries et bricolages, dans leur envie de partager le ciel. Derrière les petites choses de la vie, la responsabilisation et la passion pour son pays : « Petite Tunisie, ton peuple est grand… A nous de construire le pays… Un pays qui nous ressemble… »

Nos ailes brûlent aussi fait des va et vient avec la chronologie. Pour autant qu’il soit engagé le spectacle est aussi une traversée poétique remplie de sentiments contradictoires, colère, violence, désarroi, espoir, indignation. L’image, la bande son, les silences et suspensions des acteurs dans leur gestuelle (collaboration chorégraphique Seifeddine Manaï), le texte donné dans les deux langues, le tunisien dialectal et le français, marquent le rythme dans une atmosphère étouffante et tragique, désabusée en même temps que bon enfant, dans la complicité des trois acteurs. L’image finale se dessine dans le silence, chaque acteur creuse son sillon dans la couche de terre tombée, inventant un nouveau paysage, celui de l’espoir en un changement, aussi lent fut-il.

Témoigner, c’est aussi ce que fait Myriam Marzouki, metteure en scène, sous forme d’un récit visuel. Agrégée de philosophie avant d’aborder le théâtre elle fonde en 2004 la Compagnie du dernier soir, parle de l’état du monde et co-écrit des textes qui abordent les imaginaires collectifs, en liant questionnement politique et recherche poétique. Depuis 2015 elle les co-écrit avec Sébastien Lepotvin avec qui elle conçoit ses spectacles. Elle a passé son enfance et son adolescence en Tunisie, son père était militant des droits de l’Homme et opposant politique sous Bourguiba, puis sous Ben Ali. Elle a abordé la question de la dictature et de la révolution en Tunisie cet « endroit de l’impossibilité » comme elle le dit, dans un précédent spectacle, Invest in democracy, présenté au Festival d’Avignon juste après la révolution, en 2011. La phrase-clé sur laquelle elle ferme le spectacle reste pleine d’espoir : « Les révolutions n’échouent pas, elles prennent leur temps. »

Brigitte Rémer, le 4 avril 2023

© Christophe Raynaud de Lage

Avec Mounira Barbouch, Helmi Dridi, Majd Mastoura – traduction et surtitrage Hajer Bouden – scénographie Marie Szersnovicz –  collaboration chorégraphique Seifeddine Manaï – création des images Fakhri El Ghezal – création vidéo et sonore Chris Felix Gouin – création lumière Emmanuel Valette – costumes Laure Maheo.

Du 15 au 30 mars 2023, MC93/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine, 93000 Bobigny – métro : Bobigny Pablo Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.mc93.com

Focus Afghanistan – L’exil en partage

© Théâtre de la Ville

Manifestations culturelles et artistiques dans le cadre du Focus Afghanistan l’exil en partage, au Théâtre de la Ville-Espace Cardin. « Tout au long du mois de mars, nous accueillerons la diversité et la vitalité de la jeune création contemporaine afghane qui, au fil de l’exil, continue de se réinventer et de porter des voix puissantes et bouleversantes » avait annoncé Emmanuel Demarcy-Mota, son directeur.

Le coup d’envoi a été donné le 8 mars au cours d’une rencontre-débat-projection, modérée par Emmanuel Laurentin de France Culture, partenaire de la manifestation, sur le thème : « Le difficile combat des femmes : pain, travail, liberté. » Kubra Khademi, artiste et performeuse, Caroline Gillet, documentariste notamment pour la radio, Khojesta Ebrahimi, auteure et Manoushak Fashahi, productrice, y ont parlé du courage des femmes afghanes, de leurs luttes et de leur capacité de résistance.

Photographies, spectacles, performances, projection de film et débats ont été programmés dans le cadre du Focus et montre l’engagement et le courage des artistes : « The Golden Horizon », une performance de Kubra Khademi, met en lumière son énergie et son impertinence pour avoir osé intervenir dans l’espace public, à Kaboul. Arrivés en France comme mineurs isolés, Daniel Nayebi et Zobaïr Noori ont suivi à Rennes des ateliers de théâtre et de danse avec Cédric Cherdel, danseur-chorégraphe  Ils lui ont demandé de les accompagner dans la présentation de leur performance dansée et musicale. « Daniel et Zobaïr » est le titre de leur spectacle. La projection du long métrage de Siddiq Barmak, « Osama » produit en Afghanistan après la chute des Talibans, a été suivie d’une rencontre avec le réalisateur, animée par Manoushak Fashahi. Les photographies de Morteza Herati, Zahra Khodadadi et Naseer Turkmani, arrivés en France en août 2021 quand les talibans ont repris le pouvoir, sont montrées par Khoda Hafez sous le titre « L’Afghanistan au-delà des frontières. » Elles témoignent des traces et de la mémoire du pays et, au-delà des frontières, interrogent son devenir.

Dans le Focus Afghanistan, tout est vital, tout est cri. Je rends compte ci-après de deux des spectacles auxquels j’ai assisté.

« Marjan Le dernier Lion d’Afghanistan » Spectacle de marionnettes tout public est un conte initiatique inspiré d’une histoire vraie, présenté par Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi, sous le regard de Guilda Chahverdi pour le texte et de Mélanie Depuiset pour la mise en scène. Contraints de laisser leurs marionnettes derrière eux, les deux conteurs-manipulateurs les ont reconstruites pour reprendre et réinventer leur spectacle. Ils retracent avec fantaisie et passion l’histoire mouvementée et douloureuse du pays. Cela débute à l’aéroport de Paris où deux voyageurs arrivant de Kaboul récupèrent leurs bagages sur le tapis roulant. Un bruit suspect sourd d’un paquet et attire leur attention. Ils l’ouvrent et déplient un long personnage-marionnette qui se présente comme le gardien du zoo de Kaboul et le père de Marjan le Lion, roi du zoo. Sur la défensive, l’homme a embarqué en cachette. Quand il comprend qu’il se trouve en présence de deux compatriotes, il devient convivial et partage le thé. Il raconte son histoire. Une carte du monde dessinée sur un drap se déplie et montre les nombreux pays qu’il faut passer avant d’atteindre l’Afghanistan.

© Théâtre de la Ville

Posés sur un praticable central et sur des tables mobiles recouvertes de velours noir, une série de marionnettes de petite taille vont habiter l’espace, têtes de papier mâché bien sympathiques posés sur des sacs remplis de sable qui forment le corps. On est au zoo de Kaboul, avec l’ours, la girafe, le chacal, la chouette, l’éléphant et la huppe dite Plume d’or, maitresse des lieux. Les deux voyageurs, Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi font vivre l’histoire, ils en sont les acteurs-conteurs, très expressifs, et les habiles manipulateurs. Branlebas de combat, le lion arrive au zoo – marionnette aux pattes articulées, dépassant légèrement en taille les autres animaux qui oscillent entre l’accueil et la peur de cet étranger. Il y a ceux qui sont pour et ceux qui sont contre et « tout le monde veut être chef. » Mis en quarantaine et rempli de tristesse, le voilà qui se métamorphose à l’arrivée de Choucha, une jeune lionne. Après s’être lentement apprivoisés et avec la douce attention de chacun, lion et lionne célèbrent leurs noces en musiques et en danses. « Un mariage arrangé qui tourne bien ! » dit le narrateur. « Vive Choucha, finis le patriarcat … » joli moment où le couple animal signe le registre et où il porte des couronnes de fleurs et de lumière, où le moment s’immortalise par des photos.

Mais la réalité les rattrape entre la guerre civile – les Afghans contre les Afghans – et le retour des Talibans, à vrai dire jamais vraiment partis, la présence russe – « ceux qui ont découpé le pays pendant dix ans », et le monde qui gronde. Leur pain quotidien : se couvrir le visage, être interdit de vote, avoir peur, entendre des salves de mitraillettes. Partisan de l’égalité pour tous, l’éléphant s’engage le premier, il est abattu. La girafe en est très chagrin, un chant de deuil s’élève. D’autres animaux suivent. Les bâtiments sont détruits, figurés ici par de petites palissades blanches, les remparts de la ville. Marjan est torturé. Blessé, tous l’entourent. Mais à la mort de Choucha, lâchement abattue, Marjan ne mange plus pendant des semaines. Le zoo est menacé de fermeture. La chouette ne veut plus bouger : « ici est ma vie… » La guerre finie, tout est interdit, même la musique. « Porte ça ! » et on lui jette à la figure un tissu. Les animaux ont faim, ils mendient : « 1 euro pour manger ! » Les visiteurs leur jettent des pierres. Le grand personnage-marionnette du début, le gardien du zoo, revient. La boucle est bouclée. Retour en France, à l’aéroport. On refait le chemin inverse d’Afghanistan en France, passant par de nombreux pays… « Passe… le Mont Olympe, passe… les Alpes… Passe…» « Où que je sois, mon pays jamais ne me quittera. Il va là où je vais. »

Symbole afghan des conflits, Marjan Le Roi Lion est un magnifique spectacle, par la fluidité des langues, Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi s’exprimant majoritairement en français, avec quelques apartés et exclamations dans leur langue, le dari. Les acteurs-manipulateurs interprètent en direct toutes les voix et font vivre leurs personnages avec une précision du mot et du mouvement. Par les animaux ils appellent la parabole. Comme eux, ils sont cette rage de vivre.

« La Valise vide » – Le texte, signé du dramaturge afghan Kaveh Ayreek, mis en scène et traduit du dari par Guilda Chahverdi, parle d’un retour en Afghanistan et fait entendre le lien intime d’un individu à sa terre, jusque dans ses silences. Exilé en Iran un jeune couple décide en 2010 de rentrer au pays, contre l’avis même de leurs familles. Il croit en sa reconstruction et en ses forces vives. Leur Afghanistan est fantasmé, ils n’en ont que les beautés en tête : les jardins de grenades, les bouddhas de Bamiyam – aujourd’hui effacés -, la citadelle d’Herat, la Rivière de Kaboul qui apaise toutes les soifs, les jardins spirituels, les raisins toutes couleurs, plus d’une centaine d’espèces, gonflés et juteux, les melons et les miels. « La terre n’a pas d’importance, seule importe la pensée. » La jeune femme replie la maison avec délicatesse en nouant dans une étoffe ce dont ils auront besoin comme la vaisselle et ce qui leur est le plus précieux comme l’ours ou la robe rouge. Elle ne lâche pas son tournesol bienaimé qui sera du voyage, « ma vie est liée à cette fleur » dit-elle.

© Théâtre de la Ville

Arrivés à Kaboul après un voyage qui déjà aurait pu semer le doute, leur vie tente de se recomposer lentement. « Maintenant on a un pays » pensent-ils naïvement, même si « un homme pieux ne sourit pas » leur dit-on, à titre d’accueil. La recherche d’appartement se révèle infructueuse, ils s’installent dans la vieille maison familiale dégradée où il n’y a ni eau courante ni électricité. Tout est à faire et ils s’y attellent. « Les bougies c’est si romantique… » dit la jeune femme essayant de transformer la situation en positif. Mais un jour, on leur donne deux heures pour quitter la maison qui commençait à reprendre forme et vie, une sommité talibane ayant réquisitionné toute la rue pour s’y installer. Les loups sont dans la ville, ces hommes aux turbans blancs, kalachnikov à la main. Et chaque pas, chaque tableau, conduit vers plus de violence et d’incompréhension, dans la spirale des mensonges d’un pouvoir arbitraire sur cette terre des dieux. La gestuelle devient hachée, la peur s’empare d’eux. « Combien de vies as-tu ? » C’est un hiver de neige.

Pluie, bruits, montagnes inhospitalières, train, coups de crosse donnés sans raison, massacres. La peur monte, le doute aussi. Lui commence à changer, jusqu’à ce qu’elle ne le reconnaisse plus. Il se met à peindre de façon compulsive. Ses cauchemars sont des hommes à tête de loups, comme des monstres. Elle raconte sa métamorphose : « Il ne mangeait plus, ne buvait plus, ne me touchait plus, il n’y avait plus ni jour ni nuit, il marchait. » Vêtue de sa robe rouge du passé, elle tente la douceur et de le raisonner. Mais il est devenu loup. « Il allait acheter le pain, le pain avait le goût du sang » dit-elle en plein désarroi. Lui, dévorait les journaux et jetait le pain. Elle, commençait à avoir peur de tout et à désirer la mort. Dans les journaux il trouve, ou croit reconnaitre, ses peintures et s’engage dans une crise aiguë de paranoïa qui se retourne contre elle. « Tu as trahi mon art ! » l’accuse-t-il. « Je pars demain » trouve-t-elle la force de murmurer « plus rien ne nous lie à ce lieu. » L’image finale est à l’opposé de la première, étrangers l’un pour l’autre face au public, chacun porte sa valise, une valise pour deux suffisait, à l’aller. Magnifiquement porté par l’actrice Alice Rahimi et l’acteur Shahriar Sadrolashrafi, le récit met en scène la tragédie au plan personnel et la destruction de l’individu, avec beaucoup de sensibilité et de pudeur. La mise en scène signée de Guilda Chahverdi donne à l’ensemble une grande intensité.

Programmé par le Théâtre de la Ville, le Focus Afghanistan est un moment rare de partage et qui permet de mettre l’art et les artistes afghans sur le devant de la scène. C’est une magnifique initiative pour parler de la complexité d’un pays, pays en guerre depuis tant de temps et dont les forces vives restent aux aguets.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2023

Marjan Le dernier Lion d’Afghanistan : Fabrication des marionnettes et interprétation Abdul Haq Haqjoo et Farhad Yaqubi – mise en scène Mélanie Depuiset – texte Guilda Chahverdi – création sonore, musique Julie Rousse – scénographie Anaïde Nayebzadeh.

La Valise vide : Texte Kaveh Ayreek,  mis en scène et traduit du dari par Guilda Chahverdi – Avec : Alice Rahimi et Shahriar Sadrolashrafi – assistanat à la mise en scène Laurent Dimarino – lumière, vidéo Camille Mauplot – musique Julie Rousse – scénographie, costumes Anaïde Nayebzadeh – régie générale  Loïs Simac – dessin Latif Eshraq – images prises en Aghanistan : Aziz Hazara, Zakir Mandegar.

Du 8 au 25 mars 2023,  Focus Afghanistan l’exil en partage, au Théâtre de la Ville-Espace Cardin, 1 avenue Gabriel, 75008. Paris – métro : Concorde – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com

Cinépoèmes « live » – Pierre Alferi et Rodolphe Burger  

© Maison de la Poésie

Concert littéraire, à la Maison de la Poésie, les 20 mars et 27 avril 2023.

Suspendus entre ciel et terre, de l’écran au plateau, les Cinépoèmes nous emmènent sur des pistes sonores et chemins de traverse jusqu’aux sentes singulières sur lesquelles Pierre Alferi – poète et vidéaste, fondateur avec Olivier Cadiot de la Revue de Littérature Générale – et Rodolphe Burger – compositeur, musicien et chanteur, représentatif du rock et du jazz – nous font percevoir leurs couleurs et émotions, leurs mots et compositions.

Tous deux se connaissent de longue date et se sont associés en écriture et en musique dès les débuts du groupe Kat Onoma fondé par Rodolphe Burger. Sous le nom de Thomas Lago, Pierre Alferi en fut le principal parolier dans les années 90. Il publia Le Cinéma des familles, un roman qui a ensuite nourri les films parlants pour lesquels il a demandé à Rodolphe de composer la musique, ainsi que pour ses poèmes sonores et ses premiers Cinépoèmes. Rodolphe en retour confie à Pierre la réalisation du film de montage Tante Elisabeth sur la chanson du même titre, un moment très tendre de la soirée. « Chacun porte sur l’écran une ombre démesurée où l’autre peut se fondre » disent-ils.

Les deux artistes se rencontrent sur scène, de loin en loin, croisent leurs univers et font le point de leurs trouvailles, en toure liberté et complicité. Et s’ils aiment à brouiller les pistes, on suit leurs empreintes entre une subtile bande-son et des extraits de vieux films remontés, leurs propres images et leur interprétation du monde, leur poésie, leur loufoquerie. À la vidéo, texte et voix, en français et en anglais, assis, Pierre Alferi ; au sampler, guitare, narration et chant, en improvisation et enregistrements Rodolphe Burger, maître des climats et de la rose des vents. Derrière eux, un grand écran où s’écrivent les Cinépoèmes, parfois à l’encre sympathique.

Au pays de Pierre Alferi et Rodolphe Burger il y a des rossignols, des crapauds et des lapins, des tortues, des hiboux et des renards. Il y a une Alice qui préfère les lapins aux crapauds et se fait pousser deux oreilles, une chouette et une toile de tarentule. Dans leur pays il y a des pépiements et des bruits d’eau, des superpositions sonores, des musiques et des voix en surimpression, de la discontinuité, des images… Une femme apparaît et disparaît, elle porte une robe à fleurs et joue au ping-pong, renvoyant les balles à un partenaire inconnu.

Dans ce voyage, nous est conté « le plus beau ciel des ciels, le plus beau nuage des nuages, la plus belle des pluies, le plus beau des soleils : et là, comme il n’y a plus rien… on rentre… » ; nous sont montrés quelques extraits de films d’horreur, des images juxtaposées, « un cri tranche la nuit, une bête insolite … » Seul, face à lui-même ou face à elle, Rodolphe, « le plus timoré des enamourés » parle de son succès ou de son insuccès, de son admiration : « Tu es si timide… J’aime ton retrait et ta moue d’ennui… et je t’imite… » Et tout à coup, en rêve, le loup envahit l’écran, des images se figent, des musiques super prod se répandent dans l’espace, une avalanche trouble l’horizon. Jeux de rythmes en images et en sons.

© ABN

Plus loin au fil de la soirée, le duo récitatif Pierre/Rodolphe se met en place, les vitesses s’accordent et se désaccordent, le décor s’écroule. « Rien de vécu ne reviendra… Rien de perdu… Souvenirs arrasés à force de caresses. » Défilent les petites choses de la vie et leurs imaginaires, les jeux de mots et glissandos, les interprétations et respirations. La guitare questionne : « Que sera notre vie quand une heure durera 8 minutes… quand la terre tournera sans qu’elle vous prenne sur son dos, que sera la vie ? » Hommage au batteur Elvin Jones. L’écran s’absente, le rythme se décale, les phrases arrivent comme mitraillettes. Tout s’accélère : « Tu te tues. Tu te reconstitues… »

Ce soir-là Pierre Alferi et Rodolphe Burger nous invitent à entrer dans leur danse à la Maison de la Poésie, dans le cadre des 40 ans de P.O.L. quarante ans de publications qui témoignent d’une volonté de créer le désordre là où l’ordre s’installe, selon les termes de son fondateur Paul Otchakovsky-Laurens. Les textes poétiques de Pierre Alferi – dont certains publiés chez P.O.L. comme Hors Sol en 2018 et Divers chaos – sont le prolongement de son parcours d’écrivain. Conçus pour l’écran, ils prennent toute leur dimension, enveloppés des musiques et rythmes dessinés et scandés par Rodolphe Burger. L’univers est onirique et plein d’étrangetés, rémanence de mots et de sons qui bourdonnent. De temps en temps, ensemble, ils désertent le plateau et nous laissent face à l’image, méditatifs, avant de reprendre le dialogue et ce va et vient en temps réel de l’écran à la scène, de la voix à la musique, de la poésie au chant.

A chaque rencontre, Pierre Alferi et Rodolphe Burger décalent et réinventent de nouvelles passerelles, d’autres langages, entre dire, jouer et projeter, et font évoluer le spectacle au gré des couleurs du moment et des représentations. C’est une invitation au voyage pleine de charme et de poésie.

Brigitte Rémer, le 22 mars 2023

Vidéo, texte et voix : Pierre Alferi – Sampler, guitare, chant : Rodolphe Burger – son : Léo Spiritof – montage et projections vidéo Cynthia Delbart – À lire et à écouter : Pierre Alferi, Cinépoèmes et films parlants, musiques de Rodolphe Burger, éd. Les laboratoires d’Aubervilliers, 2003.

Le 20 mars à la Maison de la Poésie, Passage Moliėre, 157, rue Saint-Martin – 75003 Paris, M° Rambuteau – RER Les Halles – tél : 01 44 54 53 00 (du mardi au samedi de 15h à 18h) – Cet évènement a également lieu le   27 avril 2023 à 20h 

Le Moine noir

© Krafft Angerer

D’après la nouvelle d’Anton Tchekhov – texte, mise en scène et scénographie Kirill Serebrennikov – spectacle en allemand, anglais, russe et français, surtitré en français et anglais, au Théâtre du Châtelet, dans le cadre de la programmation Théâtre de la Ville/hors les murs.

Tchekhov écrit Le Moine noir en 1893, peu après un voyage à Sakhaline, ancien bagne des tsars puis goulag sous Staline, dans l’Extrême-Orient russe. On trouve trace de ces extrêmes dans son texte qui relève du fantastique ainsi que dans la mise en scène de Kirill Serebrennikov.

Trois serres à la structure légère faites de bois et de plastique sont posées côte à côte. Portes ouvertes on peut regarder à l’intérieur. Côté jardin quelqu’un y joue du saxophone, plus tard du piano, c’est le propriétaire des lieux, Pessotzki dans la nouvelle, appelé Le Vieux dans l’adaptation théâtrale (Bernd Grawert). Tania, sa fille, virevolte à ses côtés (Viktoria Miroshnichenko). Fou de nature et fier de son domaine de Borissovk, il célèbre sa forêt de peupliers, chênes et tilleuls ; ses vergers d’arbres fruitiers en espaliers ; ses fleurs toutes couleurs, lys, roses, camélias et tulipes. Il parle de son travail, qu’il détaille selon les saisons.

© Christophe Raynaud de Lage

Dans les deux autres serres se trouvent les fleurs préférées de Tania, précieusement gardées, la terre et les graines déposées dans des sacs, et une dizaine d’hommes, sorte de captifs, voisins ou ouvriers agricoles en suspension. Ils se métamorphoseront au fil du spectacle en divers personnages et se révèlent être de magnifiques choristes. Leurs polyphonies, savantes et mystiques, de même que l’expressivité de leur gestuelle emplissent la scène. Ils sont comme la conscience de Kovrine.

L’écrivain en effet arrive au domaine en fin de soirée, invité par Tania et dont elle semble éprise, et par son père qui le considère comme un fils adoptif. Elle lui fait visiter les terres. Tous deux se frayent un chemin à travers les fumées des brasiers de fumier et de paille où l’on aperçoit les ouvriers comme des ombres à travers le rideau opaque. Et Kovrine, inquiet et crépusculaire, demande à Tania à maintes reprises, comme une réminiscence : « C’est quoi cet arbre ? » – « Un orme » – « Pourquoi est-il si sombre ? » – « La nuit tombe, tous les objets paraissent sombres » – « Alors, je suis fou ? » Les déplacements des personnages sont filmés à partir de caméras discrètement installées et du mobile de Kovrine qui n’a de cesse de capter en gros plans les visages, peut-être de graver le sien, images projetées en hauteur, sur des cadrans de bois.

La pièce est construite en quatre parties qui remettent chacune sur le métier l’ouvrage et qui, reprenant la situation à son point de départ avec les mêmes mots, s’enfonce un peu plus dans la folie du personnage, son « seul chemin. » Trois excellents acteurs interprètent à tour de rôle le rôle de Kovrine dans les trois premiers actes, ils sont tous les trois présents dans le quatrième, avec la même subtilité et énergie, (Mirco Kreibich, Filipp Avdeev, Odin Lund Biron). En même temps rien ne se ressemble et le public est pris dans le tourbillon des dédoublements et des visions. Tania de même se transforme et devient La Vieille Tania (Gabriela Maria Schmeide) puis Varvara.

© Christophe Raynaud de Lage

Souhaitant assurer la transmission de son domaine, Le Vieux propose à Kovrine d’épouser sa fille, ce qu’il accepte, dans une excitation démesurée proche du délire. Petit à petit ses réactions se décalent et il perd pied jusqu’à des paroxysmes d’hallucinations. « Que suis-je pour toi ? » demande-t-elle. Il raconte sa vision : « Il existe une légende. Je ne me souviens pas si je l’ai lue ou entendue. Il y a mille ans, un moine vêtu de noir, errait dans le désert, quelque part en Syrie ou en Arabie… A quelques lieues de l’endroit où il marchait, des pêcheurs ont vu un autre moine noir se déplacer lentement à la surface du lac. Ce deuxième moine n’était qu’un mirage. Un mirage en a fait apparaître un autre, puis un troisième… Et ainsi de suite à l’infini. » Hanté par cette image et passant de l’exaltation à la folie, Kovrine rencontre le Moine noir errant (Gurgen Tsaturyan) qui se présente comme étant un élu dont la mission est de sauver l’humanité, il s’identifie à lui. Les soins qui lui sont prodigués le font chuter un peu plus bas quand il constate qu’en se rapprochant de la normalité, il perd tout enthousiasme : « La liberté n’est peut-être qu’une illusion, mais n’est-il pas préférable de vivre d’une grande illusion ? » dit-il. Plus tard, dans son échange avec le Moine noir : « A quoi penses-tu ? » – « A la gloire » – « La gloire n’est qu’un jeu futile… »

© Krafft Angerer

Le spectateur entre dans la vision de chacun des personnages comme par effraction et son regard devient kaléidoscopique. Chaque partie apporte un bouleversement de l’espace et de la scénographie jusqu’à ce que les serres se trouvent retournées et sens dessus dessous, dans le chaos général de la folie. Comme si la focale de notre œil se décalait et que nous perdions nos repères dans la diffraction de la raison et de l’effet phosphènes. Quand le choeur des moines se déploie comme des derviches, magnifique dernier tableau, certaines architectures du plateau et l’ordonnancement de la gestuelle évoquent, dans l’esprit comme dans la forme, le constructivisme.

Opposant à Poutine, Kirill Serebrennikov avait été contraint, en 2021, de quitter le Centre Gogol de Moscou qu’il dirigeait depuis 2012 et qui était devenu un des hauts lieux de la création contemporaine. Frappé d’une interdiction de quitter son pays pendant deux ans il a finalement pu partir en mars 2022. Il vit en exil, à Berlin. Le spectacle a été créé l’été dernier à Avignon. Avec Le Moine noir, c’est la quatrième fois que le metteur en scène est invité au Festival d’Avignon, la première fois dans la Cour d’Honneur. Il avait présenté par le passé : Les Idiots d’après Lars Von Trier, en 2015 ; Les Âmes mortes d’après Nikolaï Gogol, en 2016, Outside en 2019, en son absence, spectacle qui évoquait la vie du photographe chinois Ren Hang, artiste inquiété par les autorités chinoises compte tenu du caractère cru de ses photographies et qui en 2017 s’est jeté du haut de son immeuble. Kirill Serebrennikov est aussi réalisateur et a marqué le dernier Festival de Cannes avec son film La Femme de Tchaïkovski.

© Christophe Raynaud de Lage

Avec Le Moine noir – spectacle pensé bien avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie et qui inscrit en lettres blanches à la fin du spectacle, Stop War – le metteur en scène place son geste de mise en scène entre les racines du théâtre et le cosmos. Pour cette production européenne, portée par le Thalia Theater basé à Hambourg, il s’est entouré d’une équipe internationale : techniciens et acteurs russes et allemands ; acteurs lettons ; chanteurs et danseurs d’origines diverses, tous magnifiques. Il a pressé la nouvelle de Tchekhov pour en extraire la pensée surnaturelle et ésotérique et l’a démultipliée en même temps qu’il nous fait pénétrer dans la parabole du Moine noir, le chaos et la folie de Kovrine. Derrière l’incandescence du personnage et l’absolu recherché, Kirill Serebrennikov met en exergue la fragilité des êtres et  leur vulnérabilité. « Je suis un arbuste. J’ai consacré tant d’énergie pour vivre… » dit Kovrine. « Tout homme devrait se satisfaire de ce qu’il est… Si tu m’avais cru jadis, quand tu étais un génie, tu n’aurais pas vécu ces deux années si tristes et misérables… » lui dit le Moine. Tout est ici magnifiquement élaboré, retranscrit, réalisé et chorégraphié.

Brigitte Rémer le 25 mars 2023

Avec : Filipp Avdeev, Odin Lund Biron, Bernd Grawert, Mirco Kreibich, Viktoria Miroshnichenko, Gabriela Maria Schmeide, Gurgen Tsaturyan – Avec les chanteurs : Genadijus Bergorulko (baryton), Pavel Gogadze (ténor), Friedo Henken (baryton), Vitalijs Stankevics (baryton) – Avec les danseurs Tillmann Becker, Viktor Braun, Andrey Ostapenko, Mark Christoph Klee.

Assistante personnelle Kirill Serebrennikov Anna Shalashova  – assistante mise en scène Olga Pavliuk – collaboration à la mise en scène et chorégraphie Ivan Estegneev, Evgeny Kulagin – musique Jēkabs Nīmanis – direction musicale Uschi Krosch – arrangements musicaux Andrei Poliakov – dramaturgie Joachim Lux – lumière Sergey Kucher – vidéo Alan Mandelshtam – costumes Tatiana Dolmatovskaya – assistanat à la mise en scène Camille Ferraz – traduction français des surtitres Daniel Loayza, Macha Zonina – traduction en allemand Yvonne Griesel – souffleuse Margit Kress – directeur technique Olivier Canis. Production Thalia Theater Hambourg – avec le soutien du Gogol Center de Moscou – coréalisation Théâtre de la Ville/Paris – Théâtre du Châtelet, dans le cadre des saisons du Théâtre du Châtelet et du Théâtre de la Ville hors les murs.

Du 16 au 18 mars 2023 à 20h, dimanche 19 mars à 15h – Théâtre du Châtelet, 1 place du Châtelet, 75001. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com et www.chatelet.com Du 16 au 19 mars. Spectacle en allemand, anglais, russe, surtitré en français.

Irish Travellers

© Hugo Marty

Scénographie, conception et mise en scène Bartabas – assistante à la mise en scène Emmanuelle Santini – une création du Théâtre équestre Zingaro, dernières représentations après prolongation.

C’est un spectacle plein de mélancolie s’inscrivant dans les géographies du Théâtre équestre Zingaro sous le titre générique de Cabaret de l’exil. Le concept de cabaret élaboré par Bartabas vient de loin. En 1984, il présentait son premier Cabaret Équestre, mêlant plusieurs disciplines artistiques dont les musiques du monde, la danse et la poésie.

Le Cabaret de l’exil est un nouveau récit dont le premier volet ouvrait sur la culture yiddich et les musiques klezmer (cf. notre article du 4 décembre 2021). Ce second volet, Irish travellers fait référence aux nomades d’origine irlandaise, en exil dans leur propre pays. Il y eut en Irlande une émigration à grande échelle, le peuple cherchant à affirmer son identité, fondée sur l’amour du cheval et sur une culture musicale de tradition orale. Le spectacle de Bartabas est d’une beauté à couper le souffle et d’un grand raffinement. Toute cette Irlande est présente. Le fil conducteur se dessine à travers les cinq interventions d’une conteuse aux multiples visages arrivant à cheval, suivi d’un chant, sorte de ballade ou de complainte exécutée par un soliste, assis au loin, Thomas McCarthy lui-même originaire d’une famille de Travellers. « Le son des routes est rempli de ta voix » écrit Bartabas.

© Hugo Marty

L’histoire nous plonge au cœur de la tragédie et de l’inhospitalité souvent réservée aux Travellers, la cavalière-narratrice raconte : « Quand j’étais petite ma mère est morte, ils ont brûlé sa roulotte… » Une longue procession suit le corbillard tiré par un cheval et conduit par le prêtre et ses enfants de chœur. Puis une roulotte en miniature arrive sur un grand plateau et est incendiée sous nos yeux. S’enchaînent les musiques rythmées et dansées d’un quatuor aux instruments traditionnels : la cornemuse Irlandaise aux trois bourdons – Uilleann pipes – (Loic Blejean), l’accordéon diatonique (Ronan Blejean) et le violon (Gerry O’Connor), le bodhrán, sorte de tambourin dont la peau de chèvre est sélectionnée à la main (Jean-Bernard Mondoloni, qui joue aussi du piano). Les numéros ensuite s’enchaînent pour servir l’histoire collective : un cheval moucheté, de toute beauté, danse et devient léger, des écuyères se succèdent, pleines de grâce, et déclinent de brillantes figures acrobatiques sur des chevaux que l’on dirait ailés, l’une joue du violon, debout sur le cheval, l’autre de l’accordéon. Un acrobate portant un masque de bouc s’élance à la corde volante et donne le frisson. Tout est d’une grande précision.

© Hugo Marty

Bartabas construit le spectacle dans des rapports de proportion décalés comme ce petit poney à côté d’un grand cheval et entre les variations de couleurs, blanc et blanc, noir et blanc, il joue de contrastes. Le spectacle est plein d’élégance et on y trouve de l’humour en même temps que de la nostalgie. Un curé s’avance jusqu’au centre de la piste, suivi de ses moutons qui l’encerclent, il a tout du bon pasteur. Arrive une gazelle au superbe masque, qui le nargue (masques signés de Cécile Kretschmar). Les tréteaux d’une taverne se dressent, plateaux de bois posés sur des barriques, la bière coule à flot et l’esprit de la fête est là. Un cheval saute au-dessus de la table, puis un second, devant des convives enjoués. D’autres chevaux arrivent au grand galop, montés par un, deux puis trois shérifs qui se lancent dans des figures western, dynamiques et énergétiques. Une énorme barrique tirée par un cheval apparaît, de laquelle émerge un personnage  qui se perche sur le couvercle et se met à exécuter un savoureux numéro de claquettes. Un poney blanc se confond avec l’épaisse brume qui envahit la piste et se roule au sol, de plaisir et de liberté, il en ressort moucheté de terre noire. Les montagnards aux échasses arrivent avec leurs longs bâtons de bergers. On traverse de splendides séquences, surprenantes et inventives, raffinées et oniriques.

© Hugo Marty

Comme un enfant tirerait les wagons de son train, un homme tire onze roulottes autour de la piste, la douzième ayant été brulée. Arrivent à toute allure des sulkys chargés de personnages pour le moins étranges et un peu décalés comme deux femmes et un chien dans le premier suivi d’un second où l’on tond des moutons ; le troisième tire une baignoire dans laquelle un homme sous la douche se frotte le dos, tandis qu’une oie de carton dans les mains d’une jeune femme, s’envole. La notion de déplacement est toujours présente. « Partout où je passe on me demande de partir » dit le texte. Puis chaque voyageur revient et prend place autour du feu, faisant cercle comme le font ces familles qui sillonnent les routes en se regroupant à quelques-unes, dernière image de cet Irish Travellers.

Le regard que pose Bartabas sur ce nomadisme obligé traduit par les voltigeurs, les meneurs et cavaliers, les chevaux, est plein de charme et d’émotion. Les roulottes se chargent de leur imaginaire et s’animent par la virtuosité de tous. Grave et nostalgique par son sujet – le déracinement et la discrimination – le spectacle est pourtant habité de beaucoup de couleurs y compris dans les costumes (créés par Antonio De Jesus), s’intercalant avec les épisodes du plus chic noir et blanc. Chez Zingaro, une belle énergie et de la poésie sont une fois de plus au rendez-vous, force et plaisir d’une soirée. Chorégraphie, gestuelle, univers musical et sonore, virtuosité des cavaliers et des chevaux, présence magnétique de chacune et chacun, objets qui s’animent, tout un ensemble se mobilise dans un esprit de troupe où chacun est à sa place. Et la ballade irlandaise reprend : « Tu étais né au hasard sur une route d’Irlande. Tu aimais chanter : peu importe le lieu de ma naissance seul compte celui où je vais demeurer car c’est ici que tu me retrouveras. »

 Brigitte Rémer, le 20 mars 2023

La troupe – chanteur Thomas McCarthy – musiciens Gerry O’Connor (violon), Loic Blejean (Uilleann pipes), Ronan Blejean (accordéon), Jean-Bernard Mondoloni (bodhrán et piano). Artistes : Bartabas, Henri Carballido, Sébastien Chanteloup, Michaël Gilbert, Mickaël G. Jouffray (danseur), Manolo Marty (artiste force), Perrine Mechekour, Théo Miler, Bérenger Mirc, Leonardo Montresor (corde volante), Fanny Nevoret, Paco Portero, Bernard Quental, Emmanuelle Santini, Alice Seghier, Cheyenne Vargas, Dakota Vargas, David Weiser – Chevaux : Angelo, Conquête, Corto, Dan, Dicky, Dragon, Famine, Guerre, Guizmo, Homer, Misère, Posada, Raoul, Ted, Totor, Tsar, Ultra, Oberon, Olimpo, Quijo, Schlimak, Zurbarán, la mule et l’âne. Responsable des écuries Mickaël Gilbert – soins aux chevaux Bérenger Mirc, Sarah Sefraoui, Caroline Viala – création costumes Antonio De Jesus – réalisation costumes Lottie Brazier, Antonio De Jesus, Angélique Groseil, Nicolas Maynou – habilleuse Isabelle Guillaume – accessoiriste Sébastien Puech et Delphine Cerf, assistés de Pierre-Jean Boissard, Juliette Nozière, Samuel Babinet, Adrien Genty – masque Cécile Kretschmar – charrette tonneau Max Barnabé, Erwan Belland – directeur technique Hervé Vincent – son Juliette Regnier – lumières Clothilde Hoffmann – techniciens plateau Pierre Léonard Guétal, Julie-Sarah Ligonnière, technicien de maintenance Ouali Lahlouh.

Prolongation jusqu‘au 2 avril 2023, jeudi, vendredi, samedi à 19h30, Dimanche à 17h30, Relâche les lundi, mardis et mercredis – Théâtre équestre Zingaro, 176 avenue Jean-Jaurès. 93300. Aubervilliers – métro : Fort d’Aubervilliers (ligne 7) – spectacle pour tout public – tél. : 01 48 39 54 17 – site : www.zingaro.fr

Le Théorème du pissenlit

© Christophe Raynaud de Lage

Théâtre de récit et d’objets animés – Texte Yann Verburgh – mise en scène Olivier Letellier – Les Tréteaux de France, Centre dramatique national itinérant – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, dans le cadre du Parcours Enfance Jeunesse.

Le Théorème du pissenlit, ce sont deux actrices et trois acteurs, dont un jongleur en diabolo – qui joueront de manière indifférenciée les rôles de filles et de garçons – face à un auteur, Yann Verburgh, qui au fil des improvisations, a mis en mots le spectacle sous forme de récit choral et de dialogues. Cette écriture au plateau ouvre sur l’enfance ici et ailleurs, une enfance confisquée ; sur le travail et la consommation, sur la liberté, sur nos sociétés et sur la mémoire. En vis-à-vis, sa traduction scénique, réalisée par Olivier Letellier, apporte une poétique du plateau où les éléments se construisent et se déconstruisent avec la fluidité des imaginaires. Constituée de caisses de plastique gris qui s’emboîtent les unes dans les autres tel des lego(s), la scénographie (de Cerise Guyon), renforcée par la chorégraphie et la mobilité des acteurs (coordonnée par Thierry Thieû Niang), invente des paysages de montagne et de ville, de rivière, des volumes et des espaces, de la rêverie, une vision décentrée.

© Christophe Raynaud de Lage

D’un bout du monde à l’autre, des ponts se dessinent entre les objets fabriqués d’un côté et ceux consommés, de l’autre. C’est à partir d’un jeu reçu par un enfant pour son anniversaire, qui découvre à l’intérieur de la boîte une lettre qui le trouble, signée d’une inconnue, Li-Na. Elle devient son énigme et son guide imaginaire pour la construction d’une histoire d’absence, de liberté perdue, de chaîne de travail, là d’où vient son jeu. Il remue ciel et terre pour tenter de la décoder, de la boutique au port, de la mairie à l’agence de presse, mais le monde est sourd. Des graines de pissenlits s’échappent de la lettre, symbole d’une liberté espérée.

Deux récits se superposent : ici, le temps qui s’écoule est un marqueur de l’histoire qui se construit sous nos yeux, à partir de l’anniversaire – le lendemain, deux jours après, neuf jours plus tard – là-bas, on découvre le Pays-de-la-Fabrique-des-Objets-du-Monde où Li-Na et Tao vivent avec les anciens dans un environnement montagnard, libres et proches de la nature, leurs parents partis travailler à la ville. Pour Tao, la fin de l’insouciance sonne à treize ans, comme une initiation à la vie. Il doit quitter le village pour aller travailler et disparaît, laissant Li-Na sans nouvelles.

Un beau jour, n’en pouvant plus, Li-Na part à sa recherche. Son chemin est périlleux, initiatique aussi, elle fait naufrage et après de nombreuses péripéties, découvrant le monde, finit par retrouver son ami. Tao travaille à l’assemblage des jeux, dans une usine, en faisant les trois huit. Elle n’hésite pas à s’y faire engager, pour l’approcher. Frappé par la maladie de l’oubli, Tao ne la reconnaît pas. Le travail à la chaîne est plus que sauvage, il est destructeur, inhumain, cruel et uniforme et les contremaîtres y sont d’horribles aboyeurs. Les caisses de la scénographie sont devenues des postes de travail. Ne pas parler, ne pas s’arrêter, ne pas se tromper, telle est la devise de l’usine. Le tapis roulant y est impitoyable et la moindre faute vous place au bord du vide et de la fosse – appelée grande gueule – dans laquelle les jeux défectueux sont broyés et l’employé pris en défaut, jeté avec. Le conditionnement des employés est total. Comme tous, Li-Na devient machine, jusqu’au jour où elle en décide autrement et arrête la chaîne. Elle appelle alors chaque enfant-ouvrier non par son matricule mais par son nom et organise l’insurrection. Une expédition punitive la conduit au bord de la grande gueule dans laquelle Tao l’empêche de tomber. Tous les employés se rebellent et montent sur le toit de l’usine. C’est là qu’elle écrit sa lettre et qu’elle la place dans un jeu, pour crier devant le monde les conditions de travail de ceux qui les fabriquent.

© Christophe Raynaud de Lage

Neuf jours plus tard, ici, la maitresse lit la lettre et les enfants découvrent le monde qui se trouve derrière les jeux. Armés de leurs copies doubles et stylo quatre couleurs, perchés sur le toit de l’école et touchant le ciel, ils y répondent et vont la recopier à l’infini pour l’introduire dans chaque boîte de jeu. Comme des lanceurs d’alerte, ils accompagnent cette révolte des pissenlits. Sur la fenêtre de l’école, de petits soleils jaunes rappellent l’histoire, tandis que là-bas, le vent se met à rugir, dévalant les falaises et emportant l’usine. Et l’usine disparaît, laissant place à un immense champ de pissenlits.

Parti de l’histoire vraie des enfants de l’arrière, en Chine, Olivier Letellier et son équipe aborde la question du travail des enfants, celle de la désobéissance et de la conquête des libertés. Son parcours au cœur de la littérature jeunesse montre son intérêt et son talent pour la narration et la transmission, à travers des langages pluridisciplinaires. Avec Yann Verburgh, il est convaincu « qu’un geste poétique peut engendrer d’incroyables conséquences politiques » et que « l’imagination peut devenir outil de résistance. » C’est son projet, résolument tourné vers la jeunesse en tant que directeur des Tréteaux de France, centre dramatique national itinérant dont il assure la charge depuis l’été dernier, pour poursuivre son travail, comme il l’a fait depuis des années en dialogue avec différentes structures. Il avait obtenu le Molière du théâtre Jeune public, en 2010 et est artiste associé au Théâtre de la Ville depuis quatre ans.

Avec Le Théorème du pissenlit, entre les esprits de la rivière et les champs de dents-de-lion – autre façon de nommer le pissenlit – la fable s’adresse directement au spectateur en employant le tu et le place au coeur de l’intrigue par l’intermédiaire du chœur. Le monde adulte n’y est pas épargné. La discussion menée après la représentation entre les enfants-spectateurs et les acteurs-actrices, qui forment une belle équipe – Fiona Chauvin, Anton Euzenat, Perrine Livache, Alexandre Prince, Antoine Prud’homme de la Boussinière – a montré que si on n’écrit pas l’histoire de ces enfants, pleine d’inhumanité, ils n’existent pas. Le travail de la mémoire devient essentiel, car si l’on perd la mémoire, on n’existe plus.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2023

avec : Fiona Chauvin, Anton Euzenat, Perrine Livache, Alexandre Prince, Antoine Prud’homme de la Boussinière et la voix de Marion Lubat – assistante à la mise en scène Marion Lubat – création lumières Jean-Christophe Planchenault – création sonore Antoine Prost – assistant son Haldan de Vulpillières – scénographie-accessoiriste Cerise Guyon – accessoiriste, régisseuse plateau Elvire Tapie – costumes Augustin Rolland – conseiller artistique Thierry Thieû Niang – régie générale Célio Menard – régisseurs lumière en alternance Arthur Michel, Jean-Christophe Planchenault – régisseurs son en alternance Haldan de Vulpillières, Célio Menard, Arnaud Olivier – régisseurs plateau en alternance Brahim Achhal, Elvire Tapie.

Du 14 au 18 mars, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com – En tournée 2023 : 23/25 mars, Théâtre de la Manufacture, Nancy – 29 et 30 mars, Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône – 5/7 avril, Le Grand T, Nantes – 12/14 avril, Maison des arts de Créteil – l9/21 avril, Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, CDN – 4 et 5 mai, Le Quai, CDN d’Angers – 11 et 12 mai, Le Canal, Théâtre du pays de Redon – 15 et 16 mai, Scène nationale Sud Aquitaine, Bayonne – 25 et 26 mai, Théâtre d’Angoulême, Scène Nationale – 1/3 juin, Théâtre de Lorient, CDN.