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Le Théorème du pissenlit

© Christophe Raynaud de Lage

Théâtre de récit et d’objets animés – Texte Yann Verburgh – mise en scène Olivier Letellier – Les Tréteaux de France, Centre dramatique national itinérant – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, dans le cadre du Parcours Enfance Jeunesse.

Le Théorème du pissenlit, ce sont deux actrices et trois acteurs, dont un jongleur en diabolo – qui joueront de manière indifférenciée les rôles de filles et de garçons – face à un auteur, Yann Verburgh, qui au fil des improvisations, a mis en mots le spectacle sous forme de récit choral et de dialogues. Cette écriture au plateau ouvre sur l’enfance ici et ailleurs, une enfance confisquée ; sur le travail et la consommation, sur la liberté, sur nos sociétés et sur la mémoire. En vis-à-vis, sa traduction scénique, réalisée par Olivier Letellier, apporte une poétique du plateau où les éléments se construisent et se déconstruisent avec la fluidité des imaginaires. Constituée de caisses de plastique gris qui s’emboîtent les unes dans les autres tel des lego(s), la scénographie (de Cerise Guyon), renforcée par la chorégraphie et la mobilité des acteurs (coordonnée par Thierry Thieû Niang), invente des paysages de montagne et de ville, de rivière, des volumes et des espaces, de la rêverie, une vision décentrée.

© Christophe Raynaud de Lage

D’un bout du monde à l’autre, des ponts se dessinent entre les objets fabriqués d’un côté et ceux consommés, de l’autre. C’est à partir d’un jeu reçu par un enfant pour son anniversaire, qui découvre à l’intérieur de la boîte une lettre qui le trouble, signée d’une inconnue, Li-Na. Elle devient son énigme et son guide imaginaire pour la construction d’une histoire d’absence, de liberté perdue, de chaîne de travail, là d’où vient son jeu. Il remue ciel et terre pour tenter de la décoder, de la boutique au port, de la mairie à l’agence de presse, mais le monde est sourd. Des graines de pissenlits s’échappent de la lettre, symbole d’une liberté espérée.

Deux récits se superposent : ici, le temps qui s’écoule est un marqueur de l’histoire qui se construit sous nos yeux, à partir de l’anniversaire – le lendemain, deux jours après, neuf jours plus tard – là-bas, on découvre le Pays-de-la-Fabrique-des-Objets-du-Monde où Li-Na et Tao vivent avec les anciens dans un environnement montagnard, libres et proches de la nature, leurs parents partis travailler à la ville. Pour Tao, la fin de l’insouciance sonne à treize ans, comme une initiation à la vie. Il doit quitter le village pour aller travailler et disparaît, laissant Li-Na sans nouvelles.

Un beau jour, n’en pouvant plus, Li-Na part à sa recherche. Son chemin est périlleux, initiatique aussi, elle fait naufrage et après de nombreuses péripéties, découvrant le monde, finit par retrouver son ami. Tao travaille à l’assemblage des jeux, dans une usine, en faisant les trois huit. Elle n’hésite pas à s’y faire engager, pour l’approcher. Frappé par la maladie de l’oubli, Tao ne la reconnaît pas. Le travail à la chaîne est plus que sauvage, il est destructeur, inhumain, cruel et uniforme et les contremaîtres y sont d’horribles aboyeurs. Les caisses de la scénographie sont devenues des postes de travail. Ne pas parler, ne pas s’arrêter, ne pas se tromper, telle est la devise de l’usine. Le tapis roulant y est impitoyable et la moindre faute vous place au bord du vide et de la fosse – appelée grande gueule – dans laquelle les jeux défectueux sont broyés et l’employé pris en défaut, jeté avec. Le conditionnement des employés est total. Comme tous, Li-Na devient machine, jusqu’au jour où elle en décide autrement et arrête la chaîne. Elle appelle alors chaque enfant-ouvrier non par son matricule mais par son nom et organise l’insurrection. Une expédition punitive la conduit au bord de la grande gueule dans laquelle Tao l’empêche de tomber. Tous les employés se rebellent et montent sur le toit de l’usine. C’est là qu’elle écrit sa lettre et qu’elle la place dans un jeu, pour crier devant le monde les conditions de travail de ceux qui les fabriquent.

© Christophe Raynaud de Lage

Neuf jours plus tard, ici, la maitresse lit la lettre et les enfants découvrent le monde qui se trouve derrière les jeux. Armés de leurs copies doubles et stylo quatre couleurs, perchés sur le toit de l’école et touchant le ciel, ils y répondent et vont la recopier à l’infini pour l’introduire dans chaque boîte de jeu. Comme des lanceurs d’alerte, ils accompagnent cette révolte des pissenlits. Sur la fenêtre de l’école, de petits soleils jaunes rappellent l’histoire, tandis que là-bas, le vent se met à rugir, dévalant les falaises et emportant l’usine. Et l’usine disparaît, laissant place à un immense champ de pissenlits.

Parti de l’histoire vraie des enfants de l’arrière, en Chine, Olivier Letellier et son équipe aborde la question du travail des enfants, celle de la désobéissance et de la conquête des libertés. Son parcours au cœur de la littérature jeunesse montre son intérêt et son talent pour la narration et la transmission, à travers des langages pluridisciplinaires. Avec Yann Verburgh, il est convaincu « qu’un geste poétique peut engendrer d’incroyables conséquences politiques » et que « l’imagination peut devenir outil de résistance. » C’est son projet, résolument tourné vers la jeunesse en tant que directeur des Tréteaux de France, centre dramatique national itinérant dont il assure la charge depuis l’été dernier, pour poursuivre son travail, comme il l’a fait depuis des années en dialogue avec différentes structures. Il avait obtenu le Molière du théâtre Jeune public, en 2010 et est artiste associé au Théâtre de la Ville depuis quatre ans.

Avec Le Théorème du pissenlit, entre les esprits de la rivière et les champs de dents-de-lion – autre façon de nommer le pissenlit – la fable s’adresse directement au spectateur en employant le tu et le place au coeur de l’intrigue par l’intermédiaire du chœur. Le monde adulte n’y est pas épargné. La discussion menée après la représentation entre les enfants-spectateurs et les acteurs-actrices, qui forment une belle équipe – Fiona Chauvin, Anton Euzenat, Perrine Livache, Alexandre Prince, Antoine Prud’homme de la Boussinière – a montré que si on n’écrit pas l’histoire de ces enfants, pleine d’inhumanité, ils n’existent pas. Le travail de la mémoire devient essentiel, car si l’on perd la mémoire, on n’existe plus.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2023

avec : Fiona Chauvin, Anton Euzenat, Perrine Livache, Alexandre Prince, Antoine Prud’homme de la Boussinière et la voix de Marion Lubat – assistante à la mise en scène Marion Lubat – création lumières Jean-Christophe Planchenault – création sonore Antoine Prost – assistant son Haldan de Vulpillières – scénographie-accessoiriste Cerise Guyon – accessoiriste, régisseuse plateau Elvire Tapie – costumes Augustin Rolland – conseiller artistique Thierry Thieû Niang – régie générale Célio Menard – régisseurs lumière en alternance Arthur Michel, Jean-Christophe Planchenault – régisseurs son en alternance Haldan de Vulpillières, Célio Menard, Arnaud Olivier – régisseurs plateau en alternance Brahim Achhal, Elvire Tapie.

Du 14 au 18 mars, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : theatredelaville-paris.com – En tournée 2023 : 23/25 mars, Théâtre de la Manufacture, Nancy – 29 et 30 mars, Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône – 5/7 avril, Le Grand T, Nantes – 12/14 avril, Maison des arts de Créteil – l9/21 avril, Théâtre de Sartrouville et des Yvelines, CDN – 4 et 5 mai, Le Quai, CDN d’Angers – 11 et 12 mai, Le Canal, Théâtre du pays de Redon – 15 et 16 mai, Scène nationale Sud Aquitaine, Bayonne – 25 et 26 mai, Théâtre d’Angoulême, Scène Nationale – 1/3 juin, Théâtre de Lorient, CDN.

2h32, le record de Zenash Gezmu au marathon

© Roland Baduel

Texte Gwendoline Soublin – mise en scène Guillaume Lecamus et Morbus Théâtre – au Théâtre municipal Berthelot de Montreuil.

C’est l’histoire de Zenash Gezmu, jeune femme marathonienne terriblement douée et passionnée de sport, femme de ménage pour la survie, née le 6 novembre 1990 en Éthiopie, morte le 27 novembre 2017 à Neuilly-sur-Marne. Un petit bout de femme de 1,50 m pour 38 kilos, décidée et volontaire, qui avait fui son pays en 2009 à l’âge de dix-neuf ans. Elle n’avait pas repris l’avion pour l’Éthiopie après le marathon de La Rochelle, comme Noureev avait quitté l’URSS en 1961, pour vivre pleinement sa vie de danseur. Elle, a voulu vivre pleinement son sport, l’athlétisme et la course de fond, en défiant le destin et déjouant les injustices sociales. « Je téléphone à ma mère, je fuis, je ne rentre pas. »

Le spectacle raconte la courte vie de Zenash, licenciée au Club Athlétique de Montreuil pendant plusieurs années avant d’intégrer le Stade Français. Une histoire de courage pour affronter l’inconnu, la société française en son meilleur et en son pire, faire face aux problèmes de langue et de papiers, dire ses espoirs, ses défis, ses limites. 2h48’05 au marathon de La Rochelle, 2h32 à celui d’Amsterdam en 2016. Par trois fois elle remporte le marathon de Sénart, avec 2h46mn51s en 2014, 2h46mn39s en 2015, 2h41mn10s en 2016. Ses performances sont éloquentes. Son entraîneur la décrit comme une femme discrète qui savait ce qu’elle voulait et s’entraînait dur pour réussir, se levant à 5h du matin pour rallier ensuite son travail de femme de ménage qu’elle exerçait dans deux lieux différents. De l’avis de tous elle était immensément courageuse et cherchait la performance.

Le Morbus théâtre piloté par Guillaume Lecamus, lui-même habitant de Montreuil et pratiquant la course, s’est emparé de l’histoire de Zenash Gezmu. Il a passé commande d’un texte à Gwendoline Soublin rencontrée au cours d’un atelier dramaturgique, auteure repérée et primée qui connaît bien le théâtre et dont de nombreuses pièces ont été montées. Deux comédiennes donnent vie à la coureuse de fond par le médium de la marionnette. La figurine, réalisée en plusieurs dimensions par Norbert Choquet, est conçue comme une sculpture en mouvement – une sorte d’écorchée, au sens où les plasticiens en donnaient représentation dès la Renaissance ou comme Giacometti représentait L’Homme qui marche et L’Homme qui chavire. Au centre du plateau, un podium est sa sphère de vie, comme l’est le podium des vainqueurs, dans les stades (scénographie Sévil Grégory, lumières de Vincent Tudoce).

 « Pied-moquette, pied-moquette… 4h40, il n’est pas trop tôt pour toi… ! » La comédienne, Sabrina Manach, court longuement sur place, avec conviction, et s’adresse à Zenash qui parle aussi en son for intérieur : « Plus vite, plus vite… Petits pas, garder le cap… Garder le rythme malgré les imprévus…» Elle fait récit de son histoire en duo avec Candice Picaud. Toutes deux donnent vie à la sportive avec force et simplicité, entre séances d’entrainement, images qui l’assaillent quand elle court le marathon à la recherche de la victoire et au-delà de ses limites : « Tu poursuis ta course, toi, l’Éthiopienne… »

© Roland Baduel

Séquences de ménage dans les deux hôtels où elle travaille à « frotter, corbeille vidée, dix-sept minutes par chambre, quinze chambres sans t’arrêter, 700 euros, tu es courageuse, tu continues de travailler… Tu renfiles ton jogging, tes baskets… Pieds, souffle, le corps au diapason du temps qu’on a… Je cours, je continue… » Prochaine étape, le marathon de Paris. Dans le récit, quelques flashback sur l’enfance et le pays : « J’ai neuf ans et cours avec les gazelles » et aussi l’inquiétude qui monte avec cet homme, l’Éthiopien, qui « se colle à tes baskets », la guette en permanence et qui un jour, en 2017, commettra l’irrémédiable, la tuera. La première partie de cette autobiographie-fiction écrite entre deux reprises de souffle se termine sur le féminicide. Tout au long du parcours et de sa violence, les actrices donnent ces notions d’endurance et de vitalité propres à cette sportive de haut niveau qui court physiquement et dans sa tête, transmettant beaucoup d’émotion.

© Roland Baduel

 Une seconde partie s’enchaîne et nous éloigne du réel, dans une pure fiction car le quartier se rebelle à l’annonce de sa mort et se met en mouvement, par solidarité. Le texte passe alors du réel à l’imaginaire, avec habileté. Tout le monde court. Au début, deux ou trois personnes, puis un groupe qui enfle jusqu’à l’immense foule qui envahit le quartier, étudiants, policiers, concierges, tous découvrent la course et l’endurance nécessaire, et sont satellisés. Rien ne les arrête, c’est « une épidémie de course », tous, spontanément, marathonnent à la folie. Des groupes de figurines, très bien faites toujours, accompagnent le texte qui prend une direction autre, du côté du loufoque et de l’absurde. Mais la partie est assez longue et nous éloigne de la coureuse de fond à laquelle il n’est plus fait référence, laissant le spectateur sur la dernière image de son assassinat auquel il assiste, conclusion d’une vie bien rude et courte. Une bande-son accompagne le parcours (Thomas Carpentier), avec de remarquables plages musicales qui côtoient des entre-deux grinçants un peu trop prononcés.

 Créée il y a un an au Théâtre Mouffetard, lieu de la marionnette à Paris, 2h32, le record de Zenash Gezmu au marathon le fut en même temps qu’un autre spectacle de la compagnie traitant aussi du sport, 54×13, l’histoire d’un jeune coureur dunkerquois qui fait une belle échappée au cours de la dix-septième étape du Tour de France. Guillaume Lecamus, fondateur du Morbus Théâtre en 2001 et directeur artistique en signait les mises en scène. Il travaille particulièrement sur le sport, la course, l’effort et ne connaissait pas Zenash Gezmu avant de rencontrer son destin à travers la lecture du journal local annonçant sa disparition. Formé notamment auprès de François Lazaro au Clastic Théâtre, Guillaume Lecamus construit, dans son théâtre-récit une relation intime et originale entre l’objet animé, la langue et les acteurs-actrices. Il s’intéresse particulièrement aux auteurs contemporains et travaille sur un Grand cycle de l’Endurance ; à la veille des Jeux Olympiques de Paris, c’est plutôt bien vu. « Être endurant c’est ne pas avoir peur de vivre. C’est un rapport au temps différent. C’est donc un état d’être poétique. Parler de l’endurance c’est parler de notre rapport au monde et au temps. C’est retrouver le souffle de vie qui nous fait suer et sourire en même temps » écrit-il dans sa note d’intention.

© Roland Baduel

Le Théâtre Marcelin Berthelot de Montreuil a eu une belle initiative d’inviter le spectacle en ce 8 mars, Journée internationale des femmes et d’ouvrir les portes à toutes et tous, en entrée libre. Le destin de la courageuse Zenash Gezmu en valait bien le détour, bel hommage rendu à la discrète et talentueuse sportive qui, au-delà de la douleur, puisait au plus profond de ses forces : « tant de vie dans un si petit corps. » Le marathon fut sa raison de vivre.

Brigitte Rémer, le 14 mars 2023

Avec Sabrina Manach et Candice Picaud – création plastique Norbert Choquet – scénographie Sévil Grégory – création sonore Thomas Carpentier – création lumières Vincent Tudoce – chargée de production/diffusion Anne- Charlotte Lesquibe – assistante mise en scène Florine Milite

Vu le mercredi 8 mars 2023 à 20 h 30, dans le cadre de la Journée internationale des droits des Femmes, au Théâtre municipal Berthelot de Montreuil, 6 rue Marcelin Berthelot. 93100. Montreuil, métro : Croix-de-Chavaux – tél. : 01 71 89 26 70 – site : www.tmb-jeanguerrin.fr et e-mail Morbus Théâtre  : morbustheatre@yahoo.fr – En tournée 2023/2024 – 25 novembre 2023,  Villiers le Bel, festival théâtre du Val d’Oise – 6 février 2024, Théâtre Le Passage, Fécamp – 8 février 2024 (en attente de confirmation, report), Le Sablier, Ifs – 20 mars 2024, Le Périscope, Nîmes – 27 et 28 mars 2024 (en attente de confirmation, report), Théâtre à la Coque, Hennebont – 14 juin 2024, Le Familistère de Guise, en partenariat avec la Chambre d’eau.

Nous revivrons

© Jean-Louis Fernandez

Conception, mise en scène et scénographie Nathalie Béasse, d’après L’Homme des bois d’Anton Tchekhov, au Théâtre de la Bastille.

Ça commence par la présentation des personnages et un gâteau d’anniversaire aux cinq bougies, porté par Elena/Sonia dans une scénographie épurée, au mur de fond de scène blanc et au sol gris clair, avec juste une table et des chaises côté cour. Arrivent deux jeunes hommes, Mehmet, désigné comme l’Homme des bois et Sacha qui écrit depuis vingt-cinq ans et « remue du vent. » Piano, flûte, accompagnent les trois jeunes acteurs aux vêtements et comportements très ordinaires et qui tout à coup, par quelques éléments, construisent l’univers tchekhovien : une tête de cerf en effigie appelle la chasse et la campagne russe, un foulard signe de la babouchka, une langue étrangère, un faisan-épervier.

Les deux hommes et la femme – trois jeunes acteurs issus du programme 1er Acte porté par le Théâtre national de Strasbourg et relayé ici par le CDN de Colmar – Mehmet Bozkurt, Soriba Dabo et Julie Grelet se mettent à jouer comme jouent les enfants, glissant dans l’imaginaire et l’extravagance, se déguisant. Ils racontent. L’Homme des bois, Khrouchtchov, dit le Sauvage, replante les arbres au fur et à mesure que les hommes les arrachent, « Ne pas abattre les forêts. Détruire ce que nous ne pouvons pas créer…  Bientôt il ne restera rien sur terre… » autant de mots qui nous parlent et qui sont portés d’une manière ludique. Les acteurs courent, tombent, accélèrent, dansent, s’envolent, avec une grande liberté, comme s’ils étaient poursuivis, entre calme, inquiétude et peurs, et dans une multiplicité d’actions qui ne mènent à rien si ce n’est au jeu dans le jeu. « J’ai fait un rêve… Le vent s’est levé… Il va pleuvoir… Je veux vivre… »  Ils gravent l’empreinte de leur visage dans ce plastique volant, léger comme la soie et poussé par des ventilateurs comme autant de nuages dans un ciel dégagé. Une petite lumière les appelle, espérance ?

Dans leurs différentes actions-réactions ils déposent une rangée de seaux et une bataille de terre s’engage avant que n’en soit versé au centre du plateau le contenu, une terre noire dans laquelle la jeune actrice, dans la pièce Elena Andreïvna, s’enracine, portant diadème de fleurs blanches, image de mort et de résurrection. Ses mots : « Parfois, quand vous marchez, par une nuit noire, dans la forêt, et qu’en même temps il y a une petite lumière qui brille dans le lointain, alors, au fond de l’âme, sans trop savoir pourquoi, vous vous sentez si bien, vous ne remarquez ni votre fatigue, ni l’obscurité, ni les ronces qui vous frappent en plein visage… » Les acteurs dessinent sur le sol couvert de terre des signes cabalistiques, construisent un château et l’Homme des bois, piétinant trois brindilles, écrase sa forêt. « Le bonheur, vous ne le trouvez nulle part… Ne pas penser au bonheur. »

Il pleut sur les visages avec l’eau versée ou la tête plongée dans un seau. L’un se cache sous une grande bâche, l’autre scie une planche, jusqu’à ce que les trois acteurs-personnages se retrouvent devant le mur blanc qu’ils couvrent à coups de pinceaux et rouleaux de leurs traits de peinture. L’ensemble forme un tableau, la forêt, aux taches de couleurs, dans des dégradés de vert, brun, bleu, paysage d’une Russie rêvée. Pourtant, « tout le monde fait la guerre à tout le monde, le passé n’existe plus, il a été bêtement gaspillé » métaphore de la Russie ancestrale si proche de la Russie d’aujourd’hui.

© Jean-Louis Fernandez

Écrite en 1889 dans une période heureuse de la vie de Tchekhov, L’Homme des bois est une comédie en quatre actes, créée au Théâtre Abramov et sitôt retirée de l’affiche après quelques représentations. Elle est considérée comme le brouillon d’Oncle Vania et se termine par « je veux vendre le domaine… Je deviens fou… » Dans la proposition de Nathalie Béasse peu importe la narration elle travaille sur l’écho et les réminiscences, peu importe les personnages c’est une traversée où ils vont et viennent, et où ils se superposent. La metteure en scène travaille sur la perception, nous l’avions évoqué dans un spectacle précédent, Ceux-qui-vont-contre-le-vent (dans ubiquité-cultures du 20 février 2022). Elle dessine un monde de l’enfance, rassurant comme inquiétant, en toute liberté et inspiration, monde ponctué de chansons et extraits musicaux. Son univers est visuel et elle accompagne les acteurs dans leur naturel et leurs inventions selon les fils qu’elle enchevêtre, se situant entre performance et installation.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2023

Avec Mehmet Bozkurt, Soriba Dabo, Julie Grelet – assistant Clément Goupille, avec la complicité de Sabrina Delarue et Étienne Fague – régie générale Loïs Bonte – régie Bastille Marc Brunet.

Jusqu’au 31 mars 2023, du 15 au 27 mars à 19h, du 28 au 31 mars à 20h. Théâtre de la Bastille, 78 rue de la Roquette. 75011. Métro : Bastille – site : www.theatre-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14

Le Suicidé

© Juliette Parisot

Texte Nicolaï Erdman, traduction André Markowicz – mise en scène Jean Bellorini – à la MC 93 Maison de la Culture de Seine Saint-Denis, à Bobigny.

Après le grand succès remporté par sa première pièce, Le Mandat, mise en scène à Moscou par Vsevolod Meyerhold en 1925 et jouée dans toute l’Union soviétique – elle ne sera toutefois éditée qu’en 1987 au moment de la perestroïka – Nicolaï Erdman (1900-1970) est arrêté et exilé, contraint à la relégation à partir de 1933, pour avoir écrit un poème caustique envers Staline. Autorisé à revenir à Moscou en 1949, il côtoie l’écrivain Boulgakov, le compositeur Chostakovitch, l’acteur et metteur en scène Iouri Lioubimov, fondateur du Théâtre de la Taganka, et bien d’autres. II écrit de nombreux scénarios y compris pour des films primés à l’étranger mais sa seconde pièce, Le Suicidé, ne sera jamais jouée en URSS de son vivant. Après plusieurs tentatives, Lioubimov ne réussira à la monter qu’en 1990, après différentes tentatives, dont une en 1965 puis en 1982.

© Juliette Parisot

En se plongeant dans la première pièce de Nicolaï Erdman qu’il met en scène, Meyerhold avait repéré le talent particulier de l’auteur et écrivait : « Je considère que la ligne fondamentale de la dramaturgie russe Gogol-Soukovo-Kobyline trouve son prolongement brillant dans la pièce de Nicolaï Erdman, Le Mandat, qui ouvre une voie solide et sûre pour la création de la comédie soviétique. [1]» Si Le Mandat traite de l’imposture au pouvoir, Le Suicidé traite, de façon excentrique, de faux-semblants et de l’imposture au suicide, le texte sera jugé dangereux.

Nous sommes à la fin des années 1920, dans un immeuble communautaire où Sémione Sémionovitch Podsékalnikov, homme ordinaire et chômeur, est pris en pleine nuit d’une grande fringale qu’il essaie d’étancher en se souvenant des restes d’un saucisson de foie entamé à midi. Il réveille Maria Loukianovna, sa femme, qui, épuisée, a du mal à émerger et qui finit par lui apporter les restes du saucisson avec du pain, mais Sémione Sémionovitch décline sa proposition de tartinage et la situation dégénère : « Alors, quoi, je dois crever, d’après toi ? Crever ?  C’est ça ? Oui, Maria dis-le moi franchement : qu’est-ce que tu veux avoir ? C’est mon dernier soupir que tu veux avoir ? Eh bien, tu vas l’avoir, sûr. » Entendant du bruit, apparaît la mère de Maria pour demander des comptes, jusqu’au constat que font les deux femmes de la disparition soudaine de Sémione Sémionovitch. Maria Loukianovna est aux abois, imaginant, en référence à leur conversation, qu’il pourrait se suicider. Elle se tourne vers l’icône et remet son destin dans les mains des mères de Dieu. Puis l’information fait boule de neige et les gens se regroupent, Alexandre Pétrovitch et Margarita Ivanovna d’abord, chacun y allant de son couplet, avant que ne soit ramené sur le devant de la scène le disparu, comme un animal traqué. S’ensuit une série de quiproquos dans une galerie de portraits où s’entremêlent divers personnages, chacun cherchant à tirer profit du geste supposé du futur suicidé. Certaines scènes sont savoureuses comme celle où Sémione Sémionovitch téléphone au Kremlin en direct : « Tout se tait quand un colosse parle à un autre colosse. Donnez-moi le Kremlin. N’ayez pas peur, mademoiselle, donnez-moi le Kremlin. Qui est à l’appareil ? Le Kremlin ? Ici Podsékalnikov, Pod-sé-kal-ni-kov. Un individu, un in-di-vi-du. Appelez-moi quelqu’un, je sais pas, le plus haut placé. Vous avez pas ça chez vous ? Bon, alors transmettez-lui de ma part que j’ai lu Marx, et que, Marx, il m’a pas plus. Chut ! Ne coupez pas… » Sémione Sémionovitch se délecte dans le quiproquo et cultive sa peur jusqu’à entrevoir sa gloire posthume.

© Juliette Parisot

La farce est féroce et grinçante, comique et grotesque – on est proche de l’esprit de Nicolas Gogol – et le vaudeville ouvre sur une véritable satire sociale. Jean Bellorini avait monté la pièce avec le Berliner Ensemble en 2016 et la remet en scène avec la troupe du Théâtre National Populaire, dans un esprit cabaret. Une quinzaine de comédiens défilent, interprétant des personnages archétypes entre autres un diacre, un écrivain raté, une vieille femme, un boucher, deux serveurs, un chœur tsigane, une couturière. Les musiciens (cuivre, accordéon et percussions) donnent du rythme. Humour et insolence s’affichent au générique des personnages qu’on retient dans les  scènes les plus spectaculaires comme celle, musicale, du banquet ou celle du cercueil précédant la réapparition de Sémione Sémionovitch, toujours aussi affamé. La caricature pourtant n’est jamais loin et on peut dire que les idéaux brisés de la Révolution de 1917 – évoqués notamment dans les films d’Eisenstein – ne sont pas loin de la Russie et du totalitarisme de Poutine. Et Sémione Sémionovitch s’exprimant devant sa tombe, garde la tête froide : « Camarades, je veux manger. Mais, plus encore, je veux vivre… N’importe comment, mais vivre. Quand on coupe la tête à un poulet, il continue de courir dans la cour la tête coupée, même comme un poulet, même la tête coupée, mais vivre. Camarades, je ne veux pas mourir : ni pour vous, ni pour eux, ni pour une classe, ni pour l’humanité, ni pour Maria Loukianovna. » « À l’issue du Suicidé, le spectateur doit parler aux étoiles, qui ne le regardent même pas » écrit André Markowicz, qui signe la traduction.

Jean-Pierre Vincent avait monté la pièce en 1984 avec les acteurs de la Comédie Française. Jean Bellorini aujourd’hui, en tant que directeur du Théâtre National Populaire de Villeurbanne est un autre défenseur de l’esprit de troupe. Le théâtre russe l’intéresse, avant Villeurbanne il avait dirigé le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis et présenté entre autres, en 2017, un très beau Karamazov et en 2019 une tout aussi puissant Onéguine d’après Pouchkine (cf. nos articles des 15 janvier 2017 et 23 avril 2019). Ardent partisan d’un théâtre populaire et poétique, il s’intéresse à toutes les littératures qu’il transpose sur scène dans la générosité d’un esprit de troupe qu’il pose comme une revendication : « Continuer à faire des spectacles, contre vents et marées, avec beaucoup de monde et la sensation d’une grande famille réunie sur scène. » Et il ajoute : « Je crois au langage comme arme. »

Brigitte Rémer, le 11 mars 2023

© Juliette Parisot

Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly – Musiciens Anthony Caillet (cuivres), Marion Chiron (accordéon), Benoît Prisset (percussions). Collaboration artistique Mélodie-Amy Wallet, scénographie Véronique Chazal et Jean Bellorini – lumière Jean Bellorini assisté de MathildenFoltier-Gueydan – son Sébastien Trouvé – costumes Macha Makeïeff assistée de Laura Garnier – coiffure et maquillage Cécile Kretschmar, vidéo Marie Anglade, décor et costumes Ateliers du TNP. La pièce est publiée aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Du 9 au 18 février 2023, à 20h (samedis à 18h, dimanche à 16h), MC93 Maison de la Culture de Seine Saint-Denis, à Bobigny, 9 boulevard Lénine – métro : Bobigny Pablo Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com

[1] Rapporté dans la préface de Béatrice Picon-Vallin pour la publication de Le Suicidé, éditions Les Solitaires intempestifs, Paris, 2006.

Les Enfants terribles

© Christophe Raynaud de Lage

Opéra pour quatre voix et trois pianos de Philip Glass – livret Philip Glass et Susan Marshall d’après Jean Cocteau – direction musicale Emmanuel Olivier – mise en scène et scénographie Phia Ménard – à la MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny.

C’est en 1996 que Philip Glass compose Les Enfants terribles, à partir du roman de Jean Cocteau qu’il affectionne particulièrement, pour avoir composé deux autres opéras issus de l’oeuvre du même auteur : Orphée en 1993 et La Belle et la Bête en 1994. Il s’inspire aussi de l’adaptation cinématographique réalisée par Jean-Pierre Melville, en 1950.

L’artiste chorégraphe, performeuse et metteuse en scène, Phia Ménard s’en empare et pour la première fois s’aventure à monter un opéra. Multiforme en soi, transgressive et subversive dans ses propositions scéniques, elle sait en principe nous mener de la tragédie à la loufoquerie, de l’inventivité à l’extravagance. Elle se glisse donc dans l’univers de Cocteau, a priori éloigné de ce qu’elle est et des libertés qu’elle cultive dans ses créations.

L’argument de base écrit par Cocteau en 1929 parle d’un enfant délaissé par une mère mélancolique et qui disparaît, Paul, très tôt livré à lui-même et gouverné par sa fantaisie et celle de sa sœur, Élisabeth. D’une violente charge poétique, la première scène mène le lecteur dans la cour du collège où il reçoit en plein cœur une boule de neige lancée par Dargelos : « Un coup le frappe en pleine poitrine. Un coup sombre. Un coup de poing de marbre. Un coup de poing de statue. Sa tête se vide. Il devine Dargelos sur une espèce d’estrade, le bras retombé, stupide, dans un éclairage surnaturel. » Il gardera la chambre pour reprendre des forces mais finalement ne la quittera plus et, avec sa sœur la transformera en scène permanente où tous deux joueront une sorte de comédie de l’enfance où l’innocence s’enfuit. Le roman se transforme en conte fantastique et chant nocturne de l’adolescence où se côtoient l’amour et la mort.

Avec Phia Ménard, nous voilà loin de l’enfance, à l’exact opposé. Elle décide de remonter l’histoire à l’envers dans la chronologie de la vie et nous conduit dans une maison de retraite. Trois pianos à queue, blancs, superbes, sont mis en rotation avec leurs musiciens dans une scénographie qui tient lieu de personnage principal – bien servi par les lumières d’Éric Soyer – et qui pourrait être le ventre de la mère. Mais de mère il n’y a point, il n’y a que des grand-mères-grands-pères rôles de composition, ce qui confère au propos un décalé assez énigmatique et enferme le huis-clos sans possibilité d’échappée. Les pianos tournent en rond comme la musique circulaire de Philip Glass, comme sur le pont d’un bateau pris dans la tempête, sans mal de mer apparent pour les musiciens-assistants de vie amarrés à leurs mélodies en spirales.

Quelques petites marionnettes-figurines au début du spectacle appellent le passé, dans lequel les acteurs-chanteurs s’immergent ensuite à travers des casques à réalité augmentée. Bien encombrés, ces quatre chanteurs aux voix amplifiées – magnifiques chanteurs – se laissent glisser vers la fin de la partie : Paul, le rôle principal, est en fauteuil roulant (Olivier Naveau, baryton) ; sa sœur Elisabeth, dominatrice et manipulatrice papillonne avec une certaine aisance (Mélanie Boisvert, soprano) ; Gérard, camarade de classe et ami de Paul est amoureux d’Elisabeth (François Piolino ténor) ; Agathe, amoureuse de Paul, fait la mouche du coche et tient aussi le rôle de Dargelos, l’ange damné (Ingrid Perruche, soprano) ; Jonathan Drillet, assure la narration, il est aussi l’ombre de Jean Cocteau. Les sentimentalités circulent, les intrigues pourtant ne se nouent pas et le drame l’emporte. Emmanuel Olivier au piano pilote la partition pour trois pianos, avec Flore Merlin et Nicolas Royez, trois musiciens superbement concentrés malgré le roulis et le tangage.

© Christophe Raynaud de Lage

Les rouages choisis par Phia Ménard pour ces grands-enfants-terribles étant parfaitement mis en place, il ne reste plus guère de vie, que du dernier souffle. Tout est linéaire et rien ne se passe, on s’ennuie. Il nous faut, comme au manège des enfants, compter les tours de pianos et armés d’un bâton essayant d’attraper les anneaux tendus par le propriétaire du manège, tenter d’attraper les lignes brisées de l’histoire et les lignes courbes de la mélodie.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2023

Avec : Olivier Naveau, Mélanie Boisvert, Ingrid Perruche, François Piolino, Jonathan Drillet – Pianos : Emmanuel Olivier, Flore Merlin et Nicolas Royez et direction musicale Emmanuel Olivier. Assistanat mise en scène et scénographie Clarisse Delile – création lumières Eric Soyer assisté de Gwendal Malard – création costumes Marie La Rocca – création maquillages et coiffures Cécile Kretschmar – dramaturgie Jonathan Drillet – régie générale Marie Bonnier – régie son Jonathan Lefèvre-Reich – régie plateau Nicolas Marchand – régie lumière Aliénor Lebert – maquillage Agnès Dupoirier )- décor et costumes ateliers de l’Opéra de Rennes – production la Co[opéra]tive.

Du 23 au 26 février 2023, à la MC93/Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis Bobigny – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com

Sibyl

© Stella Olivier

Conception et mise en scène William Kentridge – Musique Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd – en anglais, zoulou, xhosa, sotho du sud, ndébélé du sud, surtitré en français – au Théâtre du Châtelet, dans le cadre des saisons Théâtre du Châtelet/Théâtre de la Ville hors les murs.

Artiste plasticien né à Johannesburg, William Kentridge est un grand dessinateur qui mêle à travers ses mises en scène de nombreuses formes d’art comme peinture, gravure, sculpture, vidéo, qu’il met en espace dans des actions chorégraphiées et musicales. Sur le rideau de scène, il écrit ici à la plume de ronde une page d’une belle graphie.

La soirée est construite en deux parties : la première, The moment has gone – concert piano, voix et film muetnous mène dans son atelier où par un jeu de caméras William fait face à Kentridge dans le trouble de son double. Il compose le tableau à coup de dessins charbonneux, d’éléments qu’il gomme et abîme, qu’il redessine, et soudain le tableau s’anime. Il réinvente une technique cinématographique d’animation, image après image, qu’il nomme l’animation du pauvre et élabore ses propres effets spéciaux. Tel un magicien, Kentridge transforme ce qu’il touche, le désintègre et le recompose – une machine à écrire, ou une feuille d’arbre -. Il travaille par fragments et donne un autre sens à ce qu’il recrée.

© Stella Olivier

La seconde partie, Waiting for the Sibyl, est un opéra de chambre en six courtes scènes qui a pour point de départ l’œuvre d’Alexandre Calder, à partir d’un Work in Progress de vingt minutes qu’il avait vu en 1968, à l’Opéra de Rome. Dans le spectacle, dix chanteurs-chanteuses et danseurs-danseuses sud-africains, costumé(e)s majestueusement, portent la partition chantée et musicale composée par Nhlanhla Mahlangu et Kyle Shepherd. Leurs psalmodies résonnent, les styles de danse se mêlent. Le livret est réalisé à partir d’un montage de textes – proverbes africains, citations collectées par Kentridge, poèmes de différentes sources, référence à Dante -. Les mots s’enroulent et se déroulent, apparaissent et disparaissent, ils sont comme des énigmes. Le ciel parle une langue étrangère et les feuilles d’arbres comme autant de pages arrachées aux livres, s’envolent. Dans la mythologie, Sibylle est une devineresse qui rend les oracles, mais les messages déposés auprès d’elle voltigent, prétexte pour Kentridge de jouer sur l’envol, la rotation, le cercle, la disparition. La prophétie de la Sibylle de Cumes sa référence ici parmi les douze sibylles, représentée par Michel-Ange sur la fresque du plafond de la Chapelle Sixtine, à Rome, énonce : « Cycle nouveau-né des ans écoulés, cycle parfait. La Justice reviendra sur la terre avec la Loi et le dieu Saturne. Du ciel sacré, vois sans effroi une race nouvelle… »

Projection, performance-live, musique enregistrée, danse et mouvement sont autant de pratiques servant le propos de mise en scène et jouant avec le sens de l’absence. Les ombres projetées décalent l’échelle des personnages et des objets. Les costumes aux formes géométriques et couleurs vives se rapprochent de l’univers d’Oskar Schlemmer, artiste du Bauhaus connu notamment par son Ballet triadique, un ballet sans action où la danse est déterminée par les costumes, pure innovation du début du XXème et qui a contribué au renouveau du théâtre. Fête de la forme et de la couleur, la stylisation des costumes chez Kentridge, comme chez Schlemmer, dialogue avec les formes et joue de la matière.

© Stella Olivier

Sous son fusain virtuose Kentridge dessine l’ombre poétique d’un arbre et disperse les effluves parfumés du vent, ses dessins sont des épiphanies, son théâtre est d’ombres et de crépuscule. Il y dénonce, depuis toujours, le colonialisme, l’apartheid et les injustices sociales. Il sait aussi se situer entre l’absurde et le non-sens, du côté du dadaïsme ou de la figure d’Ubu, symbole de la violence de la politique ségrégationniste de son pays. Il a étendu le champ des possibles en se formant au théâtre, à Paris, au début des années 80. Sa première pièce, Sophiatown dénonçait en 1986 les crimes de l’apartheid dans ce quartier de Johannesburg, sa ville. En 2018, The Head & the Load, montrait, à travers une grande fresque-performance, le lien entre la Première Guerre mondiale et le colonialisme. Il a conçu plusieurs créations d’opéra dont La Flûte enchantée de Mozart, Le Nez de Chostakovitch et Lulu d’Alban Berg, présentées au Metropolitan Opera de New-York et dans les grands théâtres d’opéras en Europe. Il a créé Wozzeck, de Berg, en 2017, au Festival de Salzbourg, qu’il a repris à l’Opéra de Paris en 2022 (cf. notre article du 25 mars 2022). Par le visible, Kentridge fait émerger l’invisible à travers son théâtre total, ses paysages de crayons, ses illuminations, et son univers sensible.

Brigitte Rémer, le 9 mars 2023

Avec Kyle Shepherd, Nhlanhla Mahlangu, Xolisile Bongwana, Thulani Chauke, Teresa Phuti Mojela, Thandazile ‘Sonia’ Radebe, Ayanda Nhlangothi, Zandile Hlatshwayo, Siphiwe Nkabinde, S’Busiso Shozi. Direction musicale et composition Kyle Shepherd – composition vocale et assistant à la mise en scène Nhlanhla Mahlangu – costumes Greta Goiris – décors Sabine Theunissen – lumières Urs Schönebaum – associée à la création lumière Elena Gui – design vidéo et montage Žana Marović – son Gavan Eckhart – cameraman Duško Marović – orchestration vidéo Kim Gunning – traduction et surtitrage Bernardo Haumont.

Du 11 au 15 février 2023 à 20h, dimanche à 15h, au Théâtre du Châtelet, place du Châtelet. 75001 – Paris – sites : theatredelaville-paris.com / chatelet.com

Familie

© Michiel Devijver

Conception, texte et mise en scène Milo Rau, à La Colline-Théâtre National.

Après Grief and Beauty présenté récemment à La Colline, second volet de la Trilogie de la vie privée élaborée par Milo Rau (notre article du 27 janvier 2023), Familie, son premier volet, est à son tour programmée, autour du même regard posé par l’artiste sur la mort.

Il part ici d’un fait d’hiver : quatre membres d’une même famille vivant près de Calais dans le nord de la France, la famille Demeester, composée des parents, de deux adolescentes et de deux chiens, ont été retrouvés pendus dans la cuisine, en 2007. Aucune effraction, pas de violence, ces mots laconiques uniquement laissés : on a trop déconné, pas de drames internes repérés. Un cas resté mystérieux.

Milo Rau tente de décoder le sens de la vie et le sens de la mort de cette famille ordinaire en reconstituant ce qu’il imagine être leur dernière soirée, dans l’attente du geste qu’ils posent collectivement. On les voit dans leur vie sommes toutes banale, cuisiner, téléphoner, regarder la télévision, apprendre l’anglais, prendre une douche, rien que du quotidien, on a envie d’oublier la tragédie annoncée.

© Michiel Devijver

Radical en même temps que construisant le trouble entre réalité et fiction, Milo Rau nous fait pénétrer chez eux par les fenêtres de la façade de leur maison. Le père est aux fourneaux dans la cuisine-pièce de vie, la mère colle des photos sur les murs de la salle de bains puis prend sa douche, les deux filles sont dans leur chambre. On sentira chez elles l’espace d’un instant une hésitation finale, jusqu’à ce que l’aînée, sorte de narratrice première dans le spectacle, donne le signal, par ces mots : Faisons-le. Placée à l’avant-scène, elle avait auparavant témoigné d’idées suicidaires, plan repris par caméra et s’affichant sur grand écran. Avec la famille Demeester, on quitte la normalité pour entrer dans l’irrationnel. On ne connait pas ses motivations, « la pièce peut être vue un peu comme une messe noire de la vie », dit Milo Rau.

Le début du spectacle dessine aussi le contexte du fait d’hiver – nous sommes loin de toute fiction – en montrant quelques images des acteurs visitant Calais : la sculpture de Rodin et ses célèbres Bourgeois de Calais, les bords de mer, la façade de la maison où s’est déroulé le drame, évoquée par la scénographie signée de Barbara Vandendriessche. Nous sommes entre le dedans et le dehors. Milo Rau joue aussi avec les frontières de la réalité par le choix d’une véritable famille d’acteurs pour sa distribution : An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters et Louisa Peeters, tous quatre excellents dans les petits gestes de tous les jours et la vérité de leur comportement, dans l’expression de ce que chacun préfère. Des caméras traduisent par gros plans retransmis sur écran ces petits riens qui font le quotidien.

La fin du spectacle ne nous épargne pas, quatre cordes pendent du plafond devant la véranda et nous assistons à la pendaison dans son sens le plus réaliste du terme. Le salut heureusement nous rassure quelques minutes plus tard au retour des acteurs, mais l’illusion est totale et l’idée qu’une famille se soit réellement tuée ne nous quitte pas.

Avec Milo Rau, directeur artistique du Théâtre de Gand (NTGent) qui, au fil de plus d’une vingtaine de spectacles interroge les tragédies du monde, nous ne sommes plus vraiment face à un geste artistique, mais plutôt face à nos raisons de vivre et à l’absurde de la vie.

Brigitte Rémer, le 4 mars 2023

Avec : An Miller, Filip Peeters, Leonce Peeters, Louisa Peeters. Décors Anton Lukas – costumes Anton Lukas, Louisa Peeters – vidéo Moritz von Dungern – lumières Dennis Diels – arrangements musicaux Saskia Venegas Aernouts

Du 10 au 12 février et du 17 au 19 février 2023 à 20h30, le samedi 18 février à 15h30 – à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr

Le coeur au bord des lèvres – Asmahan / variation

© Jean-Louis Fernandez

Texte, mise en scène et interprétation Dea Liane, composition musicale, arrangements, interprétation Simon Sieger – à l’Athénée-Louis Jouvet.

C’est l’histoire d’une étoile filante, romanesque à souhait, une femme empreinte de grâce et de liberté, la chanteuse-actrice Asmahan (1917-1944) – dont le nom se traduit par la sublime, en persan – de son vrai nom Amal al-Atrache, Amal signifiant espoir. Son père, Fahd al-Atrache, Syrien, est issu d’une famille royale, le clan druze Al-Atrash Djébel el-Druze qui a lutté contre les armées coloniales françaises en poste en Syrie. Sa mère, Alia, est une princesse libanaise, druze aussi, musicienne, passionnée par les mélodies des années 1930-1960 et les comédies musicales égyptiennes. Pour raisons politiques, la famille se voit contrainte de fuir vers le Liban d’abord puis vers l’Egypte où elle s’installe, au début des années 20.

© Image d’archive

Le destin d’Asmahan est vertigineux. Première légende autour de la figure mythique de la chanteuse : elle serait née sur un bateau, en pleine tempête, entre Izmir et Beyrouth. Autre légende, les conditions très suspectes de sa disparition, à l’âge de vingt-sept ans : sa mort par noyade dans l’eau du Nil où sa voiture sombre – le 14 juillet 1944, jour de l’anniversaire de sa fille – conduite par un chauffeur de remplacement qui s’évanouit dans la nature,. Tragique destin, attentat ou assassinat ? La question reste posée. L’eau est son point de départ, elle sera son point d’arrivée, une voyante le lui avait annoncé quand elle avait quinze ans : « Tu es née dans l’eau, dans l’eau tu périras ».

Superbe femme aux yeux verts, Asmahan en effet pouvait déranger par sa liberté affichée, loin du moule familial et de la culture druze. Tiraillée entre l’orient et l’occident, elle vit à cent à l’heure et jusqu’aux extrêmes avec un certain fatalisme et une dose d’âpreté, et se brûle parfois les ailes. Elle fait plusieurs tentatives de suicide. Audacieuse et fantasque, au plan personnel elle convole en noces à trois ou quatre reprises, aura une fille qu’elle n’élèvera pas, une carrière en discontinue, sera joueuse et séductrice à souhait et même agent secret, entre autres pour le renseignement britannique.

Asmahan a quinze ans quand elle débute sa fulgurante carrière et enregistre chez Columbia, guidée par le compositeur Dawood Hosni, et par Mohamed el-Asabgi qui écrivit principalement pour Oum Kalthoum qu’il accompagna jusqu’à sa mort, en 1966. On place même les deux femmes en rivalité. Asmahan chante entre autres des qasidas, ces poèmes en arabe littéral très répandus également dans le monde perse. On la remarque immédiatement et elle obtient très vite un grand succès pour sa voix, divine, tant dans la texture que dans l’harmonie, et pour sa grande mélancolie.

© Jean-Louis Fernandez

Ses chansons sont issues des deux principaux films dans lesquels elle a tourné : Intisar al-chabab /Victoire de la jeunesse,en 1941, dans lequel Farid el-Atrache, (1910-1974), son frère et grand nom du oud et de la musique classique arabe, signe la bande originale. C’est un peu leur vie qui est racontée à travers l’histoire d’un homme et de sa sœur qui voulaient réussir et qui travaillent dans des cabarets, montrant la vie nocturne de l’époque, au Caire, autour de la rue Emad Eddine. « Comme aux Etats-Unis le cinéma égyptien chanta avant de savoir parler » écrit Frédéric Lagrange, grand spécialiste des musiques d’Egypte, qui ajoute : « C’est le compositeur Zakariyyâ Ahmad qui le premier s’attaquera à la composition de chansons pour le cinéma, dans le premier film parlant produit par l’Égypte en 1932, Unshûdat al-fu’ad/L’Hymne du cœur. » Les chansons sont liées aux intrigues des films de l’époque qui évoquent souvent les amours contrariés. Il n’y a pas d’enregistrement en direct, on est en play-back. Asmahan tourne son second film en 1944, Amour et vengeance, mais elle disparaît avant la fin du tournage. Le réalisateur, Youssef Wahbi achève pourtant le film et en modifie le début, qui devient un flashback sur l’accident.

Plus chanteuse qu’actrice, Asmahan est une image de film à la présence magnétique. Elle chante à l’Opéra Royal mais on n’a aucune trace d’elle sur scène, où elle n’aime pas se produire. De sa toute jeunesse on peut retenir la chanson Aïna el Layali « ma souffrance, ma brûlure, les larmes de mon œil qui sont mêlées de mon sang », plus tard, les chansons Al Touyour mêlant des mélodies occidentales au chant arabe et s’inspirent du tango et de la valse, ou encore Ya habibi Taala elhaani rythmée par les violons et les accordéons : « Viens mon amour, viens voir dans quelle situation je vis quand tu es absent. » Le ton est déchirant : « Ce côté passionnel est lié à ce qui fait un chanteur arabe, le gage de qualité pour pouvoir être considéré comme un grand interprète de musique arabe. Cette capacité à théâtraliser, à communiquer une émotion et la sublimer par la voix » dit Frédéric Lagrange au cours d’une émission à France-Culture, en décembre 2021. Le chant exprime la liberté et les lieux de mémoire sont les lieux de la vie. A travers la voix grave et intense d’Asmahan, se lit sa force autant que sa fragilité.

Le spectacle s’ouvre sur l’éloge du risque et rend compte de ses différentes facettes, symbole de l’Orient moderne. Le récit biographique de Dea Liane, qui a écrit le spectacle et l’interprète, suit les géographies de la chanteuse, entre Syrie et Liban où elle-même est née et a vécu. Elle tire quelques fils de sa propre généalogie en vis-à-vis et très librement dessine sur le plateau les variations de la musique orientale. « En 1999 j’ai neuf ans, c’est la fin de la guerre civile au Liban » raconte-t-elle. La dernière image la montrera en photo sur la corniche de Beyrouth, à cet âge-là. Sur la scène, elle dialogue avec le musicien, Simon Sieger, pianiste, qui entre dans son jeu, donne la réplique, garde des espaces d’improvisation et jouera aussi de l’accordéon et du trombone à un moment du spectacle. L’auteure donne sa vision de la diva disparue, l’actrice l’incarne progressivement. Lors de sa première apparition, elle chante, d’une voix profonde, un voile noir recouvre son visage car dans la tradition druze, même si le voile est blanc, la femme ne se découvre pas. On la retrouve ensuite et à plusieurs reprises en vêtements de ville dans le rôle de la narratrice, fil rouge du spectacle. Quelques images s’affichent sur écran, photos et extraits de films, traces d’un monde disparu, celui de la comédie musicale en Egypte, au début du XXème, sorte de ferment artistique pour le Moyen-Orient et bien au-delà.

© Jean-Louis Fernandez

Dea Liane invente aussi une « fausse vraie interview » d’Asmahan, sorte d’archive reconstituée d’un document abîmé dans laquelle le journaliste est un de ses amis proches (rôle ici tenu par le musicien), référence à l’amitié indéfectible du journaliste et critique musical Mohamed al-Taba’i à son égard. L’actrice ici se maquille et se prépare pour cette interview fictive qu’elle a écrit en français et fait traduire en arabe égyptien – et qui s’inscrit sur écran avec sur-titrages. A la table de maquillage, elle est en peignoir, reprise en gros plan par caméra. Elle se présente : Je suis… Il la présente : Tu es… Et ils se répondent en écho. Plus tard, elle chante et s’accompagne au piano, ils jouent à quatre mains. Lui, porte un tarbouche. A un autre moment, son fauteuil d’abord face au public se tourne. Elle est de dos, à l’Hôtel King David de Jérusalem, une scène qui fait référence à sa face trouble d’agent secret. « Tu dansais avec les officiers britanniques, faisais des transactions avec les nazis… » dit le texte. Le doute plane. A un autre moment, portant une robe argentée, elle chante au son de l’accordéon. Une photo prise avec le général De Gaulle, au Caire, s’affiche à l’écran, à partir d’une véritable archive, Asmahan a réellement rencontré le général. Petit jeu de la vérité entre l’actrice et le musicien : « Syrienne ou Égyptienne, or ou argent, solitaire ou… ? Je viens de nulle part, répond-elle, C’est ici que je me sens bien, au Caire. » Il y a une belle complicité entre l’actrice et le musicien.

Dea Liane explore les identités multiples d’Asmahan, femme solaire et singulière, morcelée et baroque, et donne vie au mythe. L’exercice est assez réussi. Parfois mon cœur est vide et pendant que je chante quelque chose s’allège. Dans la petite salle Christian Bérard de l’Athénée-Louis Jouvet, elle a suspendu des lustres. Côté jardin le piano, côté cour une loge, au centre un micro. On se croirait dans un cabaret. La fin du spectacle ramène à sa disparition, non élucidée, comme si tous avaient évité de savoir. « Mon âme, mon cœur, mon corps, mon esprit et même ma beauté, tu les tiens dans ta main » dit la chanson.

Brigitte Rémer, le 24 février 2023

Interprétation Dea Liane, Simon Sieger – scénographie Salma Bordes, en collaboration avec Marianne Tricot – costumes Anaïs Romand, réalisation costumes Florence Brucon, Pauline Kocher, Milena Sloata – création vidéo François Weber, régie vidéo Lou Zimmer – création et régie lumières Sébastien Lemarchand – traduction en arabe égyptien et voix du Journaliste Georges Daaboul – avec la collaboration artistique de Célie Pauthe. Coproduit par le TNS de Strasbourg, le spectacle a été créé en janvier 2023 au CDN de Besançon. Une tournée est en cours.

Du jeudi 9 au mercredi 22 février 2023, Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, 2-4 square de l’Opéra Louis-Jouvet. 75009. Paris – métro : Opéra – tél. : 01 53 05 19 19 – site : athenee-theatre.com

La Mort de Danton

© Christophe Raynaud de Lage

Texte de Georg Büchner – traduction Jean-Louis Besson et Jean Jourdheuil – mise en scène et scénographie Simon Delétang – à la Comédie Française/Richelieu, avec la troupe de la Comédie-Française, les comédiens et comédiennes de l’académie de la Comédie Française.

On entre de plain-pied dans le sujet, par la phrase de Saint-Just inscrite sur le rideau de fer transformé en un immense drapeau tricolore : « Tous les arts ont produit des merveilles, l’art de gouverner n’a produit que des monstres. »

La pièce en quatre actes se déroule sur une semaine, le titre en porte l’aboutissement : la mort. L’écrivain et dramaturge, également médecin et scientifique allemand, Georg Büchner (1813-1837) l’écrit en cinq semaines et la publie en 1835, deux ans avant sa mort, frappé par le typhus. Il a vingt-quatre ans. Elevé dans le sud-ouest de l’Allemagne, le Grand-Duché de Hesse-Darmstadt marqué par les révolutions de 1789 et par celle de juillet 1830, il fut étudiant en médecine à Strasbourg. Là, il entra en contact avec les groupes d’opposition républicains. Il fut ensuite nommé professeur-adjoint à la faculté de médecine de Zürich, en 1836, où il tissa des liens avec d’autres réfugiés politiques. C’est un homme engagé, un révolutionnaire, qui produit en sa courte vie, une œuvre majeure : outre La Mort de Danton, il écrit la même année une nouvelle, Lenz, sur la souffrance de l’écrivain Jakob Lenz, poète à l’âme malade et suicidaire ; l’année suivante, en 1836, une comédie satirique, Léonce et Léna et il débute l’écriture de Woyzeck, drame qui restera inachevé. Il avait auparavant, en 1834, écrit un pamphlet, Le Messager de Hesse et traduit Lucrèce Borgia et Marie Tudor, de Victor Hugo.

L’action de la pièce se passe du 30 mars au 5 avril 1794 quand Robespierre, assisté de Saint-Just, s’en prend aux modérés, au Club des Jacobins. Il ira jusqu’à faire exécuter Danton, ses amis et partisans, qui déjà ne croient plus à la Révolution, le peuple restant dans la même misère après, qu’avant : la révolution sociale n’a pas eu lieu. Révolutionnaire de la première heure, Danton est las et se laisse aller à une vie facile et délictueuse. Tel est le portrait qu’en brosse Büchner et sur lequel insiste Simon Delétang, metteur en scène, qui, plutôt que la mort des idéologies ou le peuple et des scènes de rue, développe le volet des mœurs libres de Danton, permettant à l’implacable Robespierre de justifier l’élimination de celui qui est devenu son adversaire. L’intrigue est assez linéaire et on est en vase clos, ce que souligne la scénographie (de Simon Delétang) qui place l’action dans un salon-écrin du XVIIIe siècle, se transformant ensuite en prétoire puis en prison, sous le sceau du tableau de Jacques-Louis David, La Mort de Socrate et sous celui de la Méduse telle que représentée par Caravage, gorgone qui a le pouvoir de pétrifier tout mortel. Les lumières de Mathilde Chamoux, remarquables, et les costumes d’époque de Marie-Frédérique Fillion accompagnent la part sombre de la lutte fratricide avec une certaine préciosité. Le tombeau est somptueux.

© Christophe Raynaud de Lage

Plus près de la bourgeoisie que des cris de la rue, on a peine à croire ici que Danton ait été meneur de la Révolution : « Ce n’est pas nous qui avons fait la Révolution, c’est la Révolution qui nous a faits » déclare-t-il à Lacroix. Il sait qu’il va mourir et trouve la parade : « Nous sommes des pantins manœuvrés par des forces inconnues. » La pièce de Büchner est précise et documentée, certains fantômes de Shakespeare et de Goethe y rôdent et le mythe Danton-Robespierre s’effondre, le premier, effrontément grivois – Loïc Corbery dans le rôle-titre, un rien désabusé, fauve désespéré peu avant la mort – le second, Clément Hervieu-Léger, parfaitement rigide dans celui de Robespierre. Ils sont entourés d’une douzaine de comédiens dont Guillaume Gallienne – en alternance avec Julien Frison – en Saint-Just, Gaël Kamilindi en Camille Desmoulins, Marina Hands en grisette et de jeunes interprètes de l’académie de la Comédie Française.

Après avoir dirigé le Théâtre de Bussang, dans les Vosges, Simon Delétang est depuis peu à la tête du Centre dramatique national de Lorient. Il signe l’entrée de La Mort de Danton au répertoire de la Comédie-Française qui suit, à vingt ans d’intervalle celle de deux autres textes de Georg Büchner mis en scène par Mathias Langhoff, Léonce et Léna et Lenz. Pour Simon Delétang « il y a un véritable vertige à croiser l’histoire de ce lieu – la Comédie Française – et l’Histoire de France, d’autant que la troupe du Roi avait à l’époque été sauvée in extremis de la guillotine par un bienfaiteur. » Jean Vilar avait mis en scène La Mort de Danton, présentée pour la première fois en France en 1948, au Festival d’Avignon.

La modernité de la pièce, dans le rapport au pouvoir, dans l’échec des idéaux et les déchirements entre deux frères ennemis, dans la destinée humaine et le rapport à la mort, nous parle d’aujourd’hui, à travers le regard de Büchner.

Brigitte Rémer, le 27 février 2023

Avec : Guillaume Gallienne, Saint-Just, membre du Comité de salut public (en alternance) – Christian Gonon Barrère, membre du Comité de salut public et Legendre, député – Julie Sicard Julie, femme de Danton – Loïc Corbery – Georges Danton, député – Nicolas Lormeau, Lacroix, député – Clément Hervieu-Léger Robespierre, membre du Comité de salut public – Anna Cervinka Lucile, femme de Camille Desmoulins – Julien Frison Saint-Just, membre du Comité de salut public (en alternance) – Gaël Kamilindi Camille Desmoulins, député – Jean Chevalier Collot d’Herbois, membre du Comité de salut public et Hérault-Séchelles, député – Marina Hands, Marion, une grisette – Nicolas Chupin Billaud Varennes, membre du Comité de salut public et Philippeau, député

© Christophe Raynaud de Lage

L’académie de la Comédie Française : Sanda Bourenane une femme – Vincent Breton, un monsieur, deuxième citoyen, un lyonnais, un député et un bourreau – Olivier Debbasch un monsieur, premier citoyen, un député, Herrmann, président du Tribunal révolutionnaire et un géôlier – Yasmine Haller, une dame et Rosalie, une grisette – Ipek Kinay, une dame, Adélaïde, une grisette et une femme – Alexandre Manbon, un jeune homme, un député, Paris, ami de Danton et un prisonnier. Costumes Marie-Frédérique Fillion – lumières Mathilde Chamoux – musiques originales et son Nicolas Lespagnol-Rizzi – assistanat à la scénographie Aliénor Durand. Avec le soutien de la Fondation pour la Comédie-Française.

Du 13 janvier au 4 juin 2023 en alternance, Comédie-Française, Salle Richelieu, Place Colette, 75001 – métro : Palais Royal – tél. : 01 44 58 15 15 – site : comédie-francaise.fr

Rivage à l’abandon, Matériau-Médée, Paysage avec Argonautes 

© Pascal Gély

Texte Heiner Müller – traduction Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger – mise en scène Matthias Langhoff, au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers.

L’accueil du public se fait par la Galerie, un grand espace dans lequel sont proposées plusieurs installations : Paysages du temps de Catherine Rankl, toile peinte monumentale ; Verkommenes Ufer/Rivage délabré, de Heiner Goebbels, une pièce radiophonique de 1984 « observations acérées d’un paysage d’après-guerre et de ses survivants » et une expérience du  théâtre comme espace acoustique ; Traces de lumière d’un pays disparu ou une esthétique de la résistance, sur-peintures cinématographiques de Matthias Langhoff, qu’il définit comme une biographie ou un témoignage dont on ne peut ni fixer la forme ni les règles.

On entre ensuite par une porte dérobée dans un lieu aménagé, peu profond mais de grande ouverture, en fait l’envers – ou bien l’endroit, selon la manière dont on se situe – de cette grande galerie et l’on comprend que les installations sont aussi la scénographie du spectacle, enrichies des vidéos d’Anton Langhoff pour l’image et le son. Toutes les toiles sont mobiles et apparaissent comme les grands voiles d’un navire, Argo peut-être, sur lequel avait embarqué Jason. Un rail métallique traverse l’espace, de cour à jardin, signe du voyage et/ou du déplacement. Un cercle de terre, un arbre mort complètent ce paysage d’après la bataille. Dans un coin une cuisinière sur laquelle la cafetière frissonne.

Rivage à l’abandon est cet univers visuel souligné des quelques mots métaphoriques d’Heiner Müller qui témoignent de la polyphonie de la sous-culture berlinoise des années 80. Maurice Taszmann, l’un de ses principaux traducteurs, définissait l’auteur, ainsi : « Heiner Müller, un auteur allemand, le chroniqueur de cette terreur qui vient d’Allemagne partagée entre la mémoire et l’oubli qui ne cesse de jouer les Niebelungen, la Mythologie y nique l’Histoire et inversement. Par ailleurs, il est écrivain en tant qu’il est réécrivain. Il a en commun avec Shakespeare le commerce avec les spectres. Les affrontements entre la société civile et l’État, il connaît, tout comme et à la suite de Sophocle, Eschyle, etc. » (cf. Prétexte Heiner Müller, numéro des « Cahiers du Renard », 1992). Les mots de l’auteur sont portés par Claudio Codemo, Marcial Di Fonzo Bo, Laura Lemaitre et Frédérique Loliée, l’équipe de la Comédie de Caen/CDN de Normandie que dirigent  Marcial Di Fonzo Bo et Elise Vigier : « Lac près de Straussberg Rivage à l’abandon Trace d’Argonautes aux fronts bas. Branches mortes Cet arbre ne s’élèvera pas au-dessus de moi… »

© Pascal Gély

Apparaît Médée, l’étrangère abandonnée à Corinthe, qui s’invite dans ce paysage défait de l’Allemagne d’après-guerre, dans un puissant et vibrant monologue performatif porté par Frédérique Loliée. Miroir, perruques, colliers sont les derniers signes de sa puissance dans ce Matériau-Médée : « Qu’étais-tu avant moi, Femme ? » lui lance Jason. Ce mythe fondateur se réactive dans les ruines du monde contemporain qui n’ont cessé d’interpeller Heiner Müller. Médée la Barbare/Maintenant dédaignée par Jason son mari, qui lui en préfère une autre, reprend sa liberté, loin de tous, et nous prend à partie en présence de la nourrice de ses enfants bientôt sacrifiés et cruellement présents sur scène, dans deux boîtes de conserve. Dans sa douleur, elle leur fait des confidences et raconte son plan diabolique à l’égard de la nouvelle épouse de Jason. « Me voici disloquée » lance-t-elle. Elle s’asperge de lait et perd la raison. « Je veux briser le monde en deux morceaux et habiter le vide au centre… »

© Pascal Gély

Dans Paysage avec Argonautes, l’acteur (Marcial Di Fonzo Bo) dialogue avec lui-même dans une barque placée au centre du plateau. Le moment est d’une grande densité. « Voulez-vous que je parle de moi Moi qui de qui est-il question quand Il est question de moi Qui est-ce Moi… » Images de mer. Arrêt sous l’arbre mort. Paysage de ma mort. Mitraillettes. « La fiancée du marin c’est la mer. Les morts dit-on sont debout au fond, Nageurs verticaux Jusqu’à ce que leurs os reposent. » Sereinement, l’artiste peintre est dans son atelier.

Metteur en scène franco-allemand né en 1941, réfugié à Zürich avec sa famille pour fuir le régime nazi pendant la guerre, plus tard installé en France et naturalisé français, Matthias Langhoff, ce grand du théâtre, fut formé à l’école du Berliner Ensemble où il a appris à rassembler tous les corps de métier autour des textes. Il y monte les pièces de Brecht à partir de 1961, travaille, de 1969 à 1978 avec Manfred Karge à la Volksbühne de Berlin-Est, où il présente notamment La Bataille d’Heiner Müller avec qui il travaille ensuite au Schauspielhaus de Bochum, ainsi qu’en Autriche et en France.  De 1989 à 1991, il dirige le théâtre Vidy-Lausanne, puis est codirecteur et actionnaire du Berliner Ensemble en 1992-1993 avant de devenir ensuite metteur en scène invité sur les scènes européennes notamment à Francfort, Paris, Genève et Berlin.

C’est en collaboration avec Heiner Müller de qui il était proche, et dont il a monté de nombreux autres textes, que Matthias Langhoff a créé ce triptyque : Rivage à l’abandon, Matériau-Médée, Paysage avec Argonautes au Théâtre de Bochum, il y a quarante ans. Il le reprend pour la première fois en français. Le lieu qu’il a aménagé au sein du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers colle exactement à son évocation scénique multiforme « car le beau signifie la fin possible de l’effroi. » Cette « étoile à trou noir » selon les mots d’Heiner Müller, prétexte pour montrer les ruines du monde contemporain et donner ces récits d‘expériences sur fond d’années de plomb, reste énigmatique. Le geste de mise en scène, radical, pourtant l’éclaire et lui donne vie tout en témoignant de sa désespérance. « Un beau jour on meurt, et on devient paysage. »

© Pascal Gély

Entre le passé et le présent, ce mouvement de balancier porté par Matthias Langhoff est une magnifique et complexe leçon de théâtre qui nous mène au bord du gouffre que fut le XXème siècle dans ses guerres et génocides, traumatismes pour le monde entier. « Langhoff est un chercheur d’histoires, anciennes ou récentes, il mène des fouilles et procède à des excavations. Il puise en elles, de Büchner à Shakespeare, d’Eschyle à Müller, l’énergie d’une mission inépuisable : donner à entendre des fictions pour ne plus se raconter d’histoires… » écrit Bruno Tackels dans le bien intéressant Cahier n° 7 de la Comédie de Caen, remis au public. L’équipe qui entoure l’emblématique metteur en scène, compagnons de route pour la création de Richard III reconstituée en 2021 par Marcial Di Fonzo Bo et Frédérique Loliée au CDN de Caen – après sa création en 1995 par Matthias Langhoff – participe, avec rigueur et exigence, de la transmission aux jeunes générations. Tout un pan de l’histoire du théâtre se trouve là, dans sa singulière modernité, en référence à Brecht et à son « matériau absolu. »

Brigitte Rémer, le 12 février 2021

avec : Claudio Codemo, Marcial Di Fonzo Bo, Laura Lemaitre, Frédérique Loliée. Collaboration artistique Véronique Appel – scénographie et création costumes Catherine Rankl – peinture Catherine Rankl, Eric Gazille – création perruques-maquillage Cécile Kretschmar – création vidéo/régie son-vidéo Anton Langhoff – création lumière//régie Lumière Laurent Bénard ou Olivier Allemagne – régie générale-plateau Laura Lemaitre – régie plateau Claudio Codemo – régie son Baptiste Galais – production Comédie de Caen/CDN de Normandie – coproduction La Commune CDN d’Aubervilliers, Teatro Piemonte Europa/Turin – Le texte est publié aux éditions de Minuit.

Jeudi 26 janvier à 19h30, vendredi 27 à 19h et 21h, samedi 28 à 18h et 20h, dimanche 29 à 16h et 18h, mardi 31, mercredi 1er février et jeudi 2 à 19h30. Théâtre de la Commune/CDN d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson. 93300 – métro : ligne 12 / Mairie d’Aubervilliers ou ligne 7 / Aubervilliers-Pantin Quatre Chemins, puis bus 150 ou 170 – site : lacommune-aubervilliers.fr – tél. : 01 48 33 16 16.

La Mécanique des émotions

© Axelle de Russé

Collectif La Taille de mon âme – conception et mise en scène Eugénie Ravon – conception, écriture et collaboration Kevin Keiss – Théâtre Romain Rolland de Villejuif.

Piano solo, piano récit, on pénètre dans La Mécanique des émotions par le chemin harmonique d’une sorte de Monsieur Loyal, pianiste-acteur déclinant ses notes lacrymales et ses souvenirs d’enfance sur l’harmonium de l’église (Philippe Gouin, talentueux pince-sans-rire).

Le point de départ du récit se base sur l’histoire intime d’Eugénie Ravon, metteure en scène. De retour de la maternité après la naissance de Jeanne, son premier enfant, bonheur et malaise tout-à-coup se côtoient. Malaise, car elle ne se sent physiquement pas bien. Panique, retour à l’hôpital soigner un accident vasculaire cérébral brutalement survenu. Cette expérience entre la vie et la mort nous est contée à travers le spectacle, passant par toute la gamme des émotions, parfois contradictoires, qu’Eugénie, son nom dans la pièce, expérimente, émotions qui traversent nos vies et qui nous façonnent.

A l’écoute, Kevin Keiss, l’auteur, dans un va-et-vient avec le plateau, en traduit les variations avec ses mots comme des puits sans fond, mêlant l’irrationnel aux sentiments intimes – joie, peur, dégoût, terreurs nocturnes, colère, tristesse, surprise etc.- passant du milieu hospitalier le plus concret au désert de Gobbi, aux rêves et aux fantasmes.

A travers ce qui est de l’ordre du vital et de l’intime se déclinent des espaces de légèreté et d’extravagance, comme un grand pied-de-nez au poids de la réalité. La scénographie (Emmanuel Clolus) compose les espaces intérieurs à partir d’un même lieu, blanc, abstrait, qui, avec peu d’éléments, nous mène d’un hôpital aux routes d’Islande. Il y a la mère, nouvellement devenue grand-mère, qui a du mal à trouver sa place, il y a celle qui part à la recherche de son ancien amoureux islandais, il y a les infirmiers et infirmières, il y a l’amplitude d’un monde et quelques personnages qui, avec fluidité, nous mènent dans les différents lieux de leurs espoirs et de leurs rêves.

La traduction des émotions est un exercice difficile pour en trouver la justesse ; Kevin Keiss, Eugénie Ravon et l’équipe d’acteurs s’en tirent plutôt pas mal. C’est au sein du collectif La Taille de mon âme qu’ils présentent ici leur première création. De temps en temps on passe un peu du coq à l’âne, après tout, chacun n’a-t-il pas ses propres traductions et réminiscences des émotions ? La metteure en scène s’appuie aussi sur le réalisateur John Cassavetes pour qui « la folie, c’est un individu qui n’arrive pas à jouer avec l’orchestre. »

En cela, de la folie joliment maitrisée circule dans le spectacle, équilibrant ce qui, au point de départ, s’annonçait comme alarmant. L’humour se mêle aux larmes et la gaieté au tragique.

Brigitte Rémer, le 11 février 2023

Interprètes Nathalie Bigorre, Morgane Bontemps, Stéphane Brel, Jules Garreau, Magaly Godenaire, Philippe Gouin, Eugénie Ravon. Scénographie Emmanuel Clolus – lumière Pascal Noël – son Colombine Jacquemont – costumes Elisabeth Ceirquera – collaboration artistique – chorégraphie Garance Silve – régie générale Christophe Legars.

Du 24 au 28 janvier 2023, mardi, jeudi, vendredi 20h30, mercredi et samedi, 19h, au Théâtre Romain Rolland, salle Églantine, 18 rue Eugène Varlin, 94800 Villejuif – métro : ligne 7, station Paul Vaillant Couturier – En tournée : du 21 au 25 février 2023, Théâtre Dijon Bourgogne/CDN – 28 février 2023, Maison des Arts du Léman, Thonon-les-Bains – 7 mars 2023, Théâtre de Fos-sur-Mer – 12 au 14 avril 2023, Maison des Arts de Créteil, 18 au 19 avril 2023, Théâtre de Saint-Quentin-en-Yvelines/scène nationale.

Le Sel – מלח | المل

© Hélène Harder

Texte Karima El Kharraze, Christelle Harbonn – mise en scène Christelle Harbonn, Compagnie Demesten Titip – spectacle en français, hébreu et arabe surtitré – à l’Échangeur/Théâtre de Bagnolet

Deux histoires se mêlent dans ce récit intitulé Le Sel – qui se traduit par mellah en hébreu comme en arabe et qui symbolise la fraternité. L’une se déroule au Maroc en 1890, dans le quartier juif de Marrakech où Ephraïm Barsheshet choisit de partir étudier en terre sainte plutôt que de vivre sa vie avec son épouse dont il est pourtant amoureux et qui accouche de leur premier enfant ;  « notre vie est ailleurs, ça m’appelle » dit-il. La seconde histoire se passe en France en 2020 où l’arrière-petit-fils d’Ephraïm, nommé Jésus, vivant avec son compagnon, s’interroge sur les questions d’adoption et part à la recherche de ses origines sur les traces de l’oncle qui aurait voyagé à dos d’âne de Marrakech à Jérusalem. « Le mauvais œil on est né dedans » dit Ephraïm.

Entre ces deux époques et ces deux géographies, Karima El Kharraze et Christelle Harbonn parlent de déplacements et d’exil, de langues et de frontières. Elles proposent ce voyage initiatique comme une parabole, sans chronologie ni vérité historique, entre perceptions, symboles et esthétiques. Deux résidences d’écriture ont permis à Christelle Harbonn de rechercher l’histoire de sa famille et plus largement celle des Juifs au Maroc, la première en mai 2019 à Marrakech, la seconde en décembre 2019, à Jérusalem. Co-auteure du texte avec Karima El Kharraze, elle s’intéresse à la notion du départ, voulu ou forcé, programmé ou improvisé, comme chez ceux qui, suite à un choc traumatique, abandonnent brutalement leurs proches et partent, sans regarder derrière eux, sans savoir où.

Le Hezbollah, l’explosion de Beyrouth et les problèmes de visas planent sur la pièce et s’entrechoquent dans le temps, tandis que l’enquête familiale et la recherche des ancêtres se poursuit au Maroc et tandis que le couple d’hommes essaie de faire valoir son droit au bonheur. Les espaces se font et se défont comme en fondu-enchaîné, dans une scénographie dépouillée sentant bon le sable et les pépiements d’oiseaux (scénographie Sylvain Faye), dans un geste de lumière très réussi (Jean-François Domingues) et une bande son qui transmet les sensations des lieux et la perception des accords musicaux du oud (création sonore Gwennaëlle Roulleau – oud Jean-François Oliver).

Portée par une équipe d’acteurs – travaillant à partir d’improvisations et d’écriture de plateau et jouant avec une grande justesse – la mise en scène ouvre sur les imaginaires et les retours dans le temps. Elle dessine avec précision et subtilité les signes sur le sable qui permettent de retrouver les identités perdues dans le glissement d’un pays à l’autre et le questionnement sur l’arrachement et le départ. L’ensemble révèle la complexité humaine avec un certain onirisme. Créée en 2008, la compagnie Demesten Titip poursuit sa route avec bonheur autour des concepts d’identité et de temps, anagramme de son nom, et creuse, spectacle après spectacle,  autour des fêlures de ses anti-héros.

Brigitte Rémer, le 11 février 2023

© Hélène Harder

Avec Michael Charny, Tamara Saade, Gilbert Traïna. Dramaturgie Karima El Kharraze Traduction Karima El Kharraze, Michael Charny – scénographie Sylvain Faye – création sonore Gwennaëlle Roulleau – oud Jean-François Oliver – création lumière Jean-François Domingues – régie plateau Marion Piry – création costume Camille Lemonnier – stagiaire mise en scène Célia Pistono – stagiaire assistanat général Tézya Tschaenn – administration Romain Picolet.

Du 23 au 31 Janvier 2023 à 20h30, 14h30 le jeudi 26, 17h le dimanche 29, relâche mercredi 25 janvier, à l’Échangeur/Théâtre de Bagnolet – 59 avenue de Général de Gaulle 93170 Bagnolet – métro : Galliéni – site : www.lechangeur.org tél. : 01 43 62 71 20 – En tournée : Théâtre de Châtillon le 7 février 2023 – Théâtre du Briançonnais/scène conventionnée de Briançon en mars 2023.

Grief and Beauty

© C. Michiel Devijver

Texte et mise en scène Milo Rau, au Théâtre National de la Colline – spectacle en néerlandais surtitré en français et en anglais.

La mort, cet impensable, comme le disait Milo Rau dans Everywoman, présenté il y a quelques mois au Théâtre de la Ville-Les Abbesses avec la Schaubühne de Berlin, nourrit aussi son inspiration dans ce spectacle qui appartient à la Trilogy of Private Life/Trilogie de la vie privée, avec Familie, également présenté à La Colline. Everywoman se terminait sur un long travelling arrière, qui, petit à petit effaçait Helga Bedau de l’écran jusqu’à devenir ce petit point dans l’infini (cf. notre article du 6 novembre 2022). Avec Grief and Beauty/Le deuil et la Beauté, Milo Rau livre aujourd’hui un nouveau témoignage sur la mort, cet indicible et accompagne Johanna, à qui le film est dédié, jusqu’à son dernier souffle.

Un visage sur écran, l’image semble fixe elle ne l’est pas, celle qui semble nous regarder ou regarder dans le vide, une femme élégante, cligne légèrement des yeux. C’est Johanna. Dans un coin de la pièce, le balancier d’une pendule marque les heures. Ce rapport au temps est une donnée essentielle car Johanna, née en 1936 à Rotterdam, souriante encore mais souffrant d’une maladie incurable, a décidé de disparaître au lendemain de ses quatre-vingt-cinq ans. Depuis sa maladie, par la fenêtre, elle fait face à un platane rempli d’oiseaux, son lieu de vie. La rencontre entre Johanna, le réalisateur et ses assistants, a eu lieu chez elle, ils ont parlé ensemble pendant plus de quatre heures.

Sous l’écran, la scénographie de Barbara Vandendriessche présente la coupe longitudinale de la maison où un vieil homme suivra le même itinéraire que Johanna : de cour à jardin on est dans la cuisine-salle à manger, la chambre et le lit médicalisé, la salle de bains et les toilettes. À l’avant, côté cour, quatre acteurs viennent s’asseoir, petit à petit sur quatre chaises : une femme d’âge mûr (Anne Deyglat), un vieil homme qui se déshabille très naturellement devant nous pour enfiler son pyjama (Staf Smans), une jeune femme qui sera l’infirmière (Princess Isatu Hassan Bangura), un homme jeune (Arne de Tremerie qu’on avait vu dans The Interrogation d’Edouard Louis mis en scène par Milo Rau, cf. notre article du 4 juin 2022). Il pourrait être un petit fils et remplit le rôle d’assistant médical accompagnant le vieil homme dans les gestes de la vie quotidienne, gestes bien réels et très simplement réalisés : la douche, le change, l’habillage etc. Côté jardin une violoncelliste, Clémence Clarysse, qui gère aussi le son au plateau. Un cameraman (Moritz Von Dungern) viendra s’installer derrière la caméra sur pieds posée côté cour, et permettra l’alternance des images de la scène avec celles du film vidéo accompagnant Johanna.

© C. Michiel Devijver

Et tour à tour, chacun se raconte. L’homme jeune, (Arne de Tremerie) parle de son enfance et de son premier rôle, l’interprétation du Petit Prince quand il avait huit ou neuf ans, il ouvre le spectacle en racontant la morsure du serpent, il le fermera avec sa rose, les étoiles et les trous noirs, sa disparition dans un éclair. Il parle de sa mère atteinte d’une sclérose en plaques et raconte l’épisode savoureux où il l’oblige à oser utiliser son scooter pour handicapé, et raconte aussi la difficulté, quand elle s’est mise à boire. Puis il évoque la séparation de ses parents et son rôle d’aidant décuplé, auprès de sa mère. Il a même acquis une technique hors pair pour la relever quand elle tombait et nous la montre, l’appliquant soigneusement avec le vieil homme auprès de qui il apporte la vie ; il joue aussi du piano dans la cuisine.

À son tour le vieil homme se raconte (Staf Smans) : aîné de sept frères et sœurs, il aime la musique classique. Né de parents fermiers, très jeune il aide sa mère à la traite des vaches. Il y a des morts autour de lui comme celle de sa petite sœur, puis de sa mère. Engagé dans l’armée il voulait être officier. Un jour au bal, et alors que la bière coule à flots, pensant qu’il ne trouverait pas chaussure à son pied, il invite une jeune femme qui ne l’attire pas particulièrement et qui, pourtant, deviendra sa femme ; ils ont aujourd’hui, cinquante ans de mariage. Il a laissé tomber l’armée, est devenu comptable puis chef comptable avant de devenir acteur, dit-il fièrement, passé la quarantaine. On le verra chercher des mots pour décrire une odeur d’enfance, parler du chagrin à la mort de sa fille âgée de trente-trois ans, décrire le rituel de son futur enterrement, qu’il souhaite très sobre, nu dans un cercueil de bois et sans crémation.

© Piero Tauro

Troisième récit : à la quarantaine, cette femme d’âge mûr (Anne Deyglat) qui entoure le vieil homme avait rencontré un jeune homme de vingt-quatre ans, amour réciproque, mariage, un bonheur qui a duré vingt ans et la vie dans une maison pleine de charme et de romantisme, en Italie. Jusqu’au jour où l’annonce lui est faite qu’une autre la remplace, jour où pour elle le ciel se déchire Elle avait travaillé jusqu’à soixante-dix ans, dans divers emplois et parle de ce moment suspendu de la retraite où elle s’est brutalement sentie sans identité ni utilité. Elle raconte une anecdote qui l’a bousculée, celle d’un message d’amis, reçu par chat/mail, de la mort de leur enfant de six mois, la méthode l’avait choquée. Lors de l’enterrement et alors que la mère parlait de son fils, une alarme s’était déclenchée dans l’église, que personne n’avait su éteindre. La cérémonie s’était poursuivie avec cette épouvantable stridence, traduisant le chaos dans la tête de la mère. La femme évoque aussi son père photographe et pose la question des traces laissées, des souvenirs, des albums photos où l’on ne connaît plus personne.

Le récit suivant vient de la jeune femme qui tient le rôle d’infirmière (Staf Smans), originaire du Sierra Leone, qui avait transité par le Sénégal avec son père, avant de regagner l’Europe avec lui pour redécouvrir l’autre partie de la famille, sa mère et sa sœur. L’harmonie ne s’étant jamais faite, le père avait proféré des menaces de mort à l’égard de sa famille, avait-on dit, la nationalité française durement acquise lui avait été retirée, et il avait vécu comme un SDF. Attachée à son père, la séparation avait été pour elle un chagrin et sa mère avait changé de comportement, passant d’une relative gentillesse à une grande agressivité. Elle rêve encore de son pays, respire ses odeurs, entend la rue, tout en reconnaissant être très européanisée. Elle continue à marcher la nuit dans la ville, et se rappelle des promenades nocturnes avec son père. La vision d’une fleur peut la faire chavirer, quand son esprit s’évade jusqu’au champs de fleurs de l’enfance.

© C. Michiel Devijver

Dans le chapitre 3 l’écran retient toute notre attention, Johanna reçoit sa famille pour les adieux, on approche de l’échéance qu’elle s’est fixée. Au programme, musique et champagne. Elle a promis de garder son sourire jusqu’au bout, après la piqûre on la voit s’éteindre auprès des siens, jusqu’à la respiration qui se suspend. En parallèle, sur le plateau, le vieil homme est dans son lit, on lui avait annoncé un cancer le jour de son quarantième anniversaire. Le champagne est servi, la jeune femme fait aussi la piqûre, il s’éteint. Mais sur scène, la mort est fictive et le vieil homme se relève et se met à danser comme un fou romantique, un très beau moment ; sur écran, juste avant, la mort de Johanna est bien réelle. Alors la pièce pose la question : qu’est-ce que le deuil ?

La traversée vers l’autre côté du miroir que propose Milo Rau est d’une grande finesse et intensité, elle entrelace tous ces récits magnifiquement portés par les acteurs, et brouille fiction et réalité. Le théâtre apparaît là où quelqu’un disparaît. Johanna s’éteint sous nos yeux, comme elle en a décidé, nous, spectateurs, sommes témoins de son geste. La question de la limite de ce qu’il est possible de montrer se pose forcément, mais même si on a envie de l’oublier la mort ne fait-elle pas partie de la vie ? Dans Grief and Beauty, le théâtre s’efface, l’appartement, les murs de la scénographie s’envolent, laissant juste quelques traces qui à leur tour disparaitront. Par le parcours de Johanna, Milo Rau interroge la vie/la mort et nous interroge.

Brigitte Rémer, le 27 janvier 2023

avec : Arne de Tremerie, Anne Deyglat, Staf Smans , Staf Smans et Johanna B. à l’écran – dramaturgie Carmen Hornbostel – collaboration à la dramaturgie et coach Peter Synaeve – caméra Moritz Von Dungern – musique live Clémence Clarysse – composition Elia Rédiger – décor Barbara Vandendriessche – lumières Dennis Diels – assistanat à la mise en scène Katelijne Laevens.

Du 19 au 21 janvier et du 2 au 5 février 2023 du mercredi au samedi à 20h30 et dimanche à 15h30, au Théâtre National de la Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020 – métro Gambetta – site : www.colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52. Spectacle présenté en alternance avec Familie.

Ton corps – Ma terre

© Geoffrey Serguier

Texte et mise en scène Tatiana Spivakova – avec des extraits de textes de Mahmoud Darwich – au TPM, Théâtre Public de Montreuil.

Quand je n’existais pas… murmure un homme à notre oreille, avant que n’en surgisse un autre de la salle, prenant place dans un avion, à côté d’une jeune femme plongée dans un livre de poèmes. La conversation s’engage autour de Mahmoud Darwich, grand poète palestinien, à propos de La Terre nous est étroite qu’elle lit, soulignée par le oud du musicien Yacir Rami situé côté jardin. « Sur cette terre, il y a ce qui mérite vie : l’hésitation d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions des femmes sur les hommes… » Derrière lui, un vaste espace fermé d’un rideau de plastique transparent qui permettra des jeux de lumières et des effets miroir (scénographie Salma Bordes).

La pièce est rythmée par les bilans de santé du compagnon de cette jeune femme, un Palestinien dont le pronostic vital est engagé et qui se trouve sous coma artificiel. Une plateforme/praticable central, sera entre autres l’espace de l’hôpital où régulièrement l’infirmière viendra donner des nouvelles sur un ton de sergente-chef, où une amie des plus maladroites fera de bruyantes apparitions. L’absent est au coeur du sujet, sa compagne se débat dans le système hospitalier pour le garder en vie, avec une puissante force de persuasion. Elle (Hayet Darwich) bataille contre les rêves enfuis. « Je suis si loin et en même temps si près de moi. » Réflexes, stimulation, tout semble tenté pour le malade, elle, passe de l’espoir à l’euphorie, de l’abattement à l’écroulement. La stridence de son cri, comme une scie musicale, nous atteint. Comment croire encore ? « On s’inquiète pour vous !» Pourtant, La vie doit continuer…

Flash-back. Même inhospitalité à l’aéroport (derrière le rideau transparent), où la fouille au corps pour certains est de mise, où « celui qui vit dans un pays qui n’existe pas, n’existe pas. » Flash-back sur leur période amoureuse avec légèreté et petits bonheurs. « Mon corps est bien vivant dit-elle ». Retour sur le passé, Haïfa, Gaza… Souvenirs d’enfance… Lui s’incarne pour le spectateur, apparaît, et se place derrière elle. Comme un crucifié, il commente les rythmes du cerveau « chef d’orchestre de la mémoire, des pensées. » Tous deux prononcent un texte, ensemble, dans un même souffle.

Retour dans l’avion où chaque passager doit remplir un questionnaire, parfois sans trop le comprendre. Une réflexion sur la langue s’engage. Sans comprendre vraiment, que se passe-t-il dans la tête et comment se croisent impressions et pensées ? « Pourvu que tu n’aies pas froid… J’arrive, seras-tu à l’arrivée ? » On entre en nostalgie s’il s’agit de la patrie, des rêves, de sa voix. « Je suis de là-bas… » Et la poésie de Mahmoud Darwich revient : « Je ne rêve pas que je rêve. Tout est réel. Je sais que je m’oublie… Et que je m’envole. Je serai ce que je deviendrai… J’ai été et Je n’ai pas été. »

Entre temps de nombreuses séquences se sont enchaînées, pas toujours indispensables, car certaines se répètent, le rythme de l’ensemble s’essouffle et la durée s’étire. D’une scène à l’autre, l’idée de morcellement s’impose et renvoie la photo d’une femme défaite face au drame de sa vie, son amour, si singulier, si autre, qui s’envole avec l’absence, et traite aussi en sous-teinte, du déracinement. Il y a de la poésie dans le spectacle, sous-tendu par des lumières qui traduisent avec talent les différentes atmosphères (Cristobal Castillo), par la création sonore de Malo Thouément et par la musique, un peu trop discrète, de Yacir Rami.

Artiste en résidence au Théâtre Public de Montreuil, Tatiana Spivakova signe le texte et la mise en scène du spectacle. Ton corps – Ma terre, nous emmène dans un autre espace-temps – que les scènes les plus réalistes viennent parfois perturber, décalant le geste poétique et la lisibilité de l’ensemble, qui hésite parfois sur la trajectoire à prendre.

Brigitte Rémer, le 26 janvier 2023

Avec Hayet Darwich, Maly Diallo, Luana Duchemin, Alexandre Ruby, Raymond Hosny, Yacir Rami – collaboration artistique Tamara Al Saadi – création lumière Cristobal Castillo – création sonore Malo Thouément – création musicale Yacir Rami – scénographie Salma Bordes – costumes Laurane Le Goff – assistanat à la mise en scène Shadya Karbal – régie générale et plateau Marion Koechlin – visuel Ilona Kardanova – Le texte est lauréat de l’aide à la création de textes dramatiques 2021Artcena – En tournée : Juillet 2023, Nouveau Gare au Théâtre, Vitry-sur-Seine – 2023/24, Théâtre du Beauvaisis – Scène nationale.

Du 10 au 28 janvier 2023, du lundi au vendredi à 20h, samedi à 18h, relâche les dimanches et lundi 16 janvier – Théâtre Public de Montreuil, salle Maria Casarès, 63 rue Victor-Hugo, Montreuil – s tél. : 01 48 70 48 90 – site : theatrepublicmontreuil.com

La Situation. Jérusalem – Portraits sensibles

© Philippe Delacroix

Texte et mise en scène de Bernard Bloch – Le Réseau Théâtre – au Théâtre Marcelin Berthelot de Montreuil.

Un sol de sable blanc, une tente plantée vers le côté jardin de la scène, de nombreux fauteuils de toutes couleurs type terrasses de cafés. Côté cour un musicien, pupitre et instruments posés sur un praticable. Une femme est assise, au loin. Première partie, La Paix introuvable. Un homme jeune, sac au dos, arrive dans l’école semi-publique où l’on se trouve. La moitié des élèves y sont juifs l’autre moitié arabe, les cours sont dispensés en bilingue arabe et hébreu et les professeurs travaillent en duo en respectant cette même parité. Cet homme enquête et porte le nom de Questionneur.

© Philippe Delacroix

Quand on lui demande ce qu’il fait là, il répond qu’il voudrait faire un spectacle sur Jérusalem, dont il ignore encore la forme. Autant dire que la situation est exactement celle de Bernard Bloch partant à Jérusalem en 2016 grâce au dispositif Médicis hors les murs de l’Institut Français, pour échanger avec ceux qui y vivent, et y travaillent, de quelque nationalité ou religion qu’ils soient, dans le but d’élaborer ensuite un spectacle. L’auteur-metteur en scène a ainsi interviewé une soixantaine de personnes. Il avait fait un premier voyage en Palestine-Israël, en 2013, et publié un livre intitulé Dix jours en terre ceinte, puis, à partir du texte, monté un spectacle intitulé Le voyage de Dranreb Chlob. Dans la seconde partie de La Situation. Jérusalem – Portraits sensibles, Bernard Bloch deviendra lui-même ce Questionneur.

« Y a-t-il eu un moment de votre vie, cinq minutes, deux ans ou trois mois… où vous avez pensé que vous pourrez vivre en paix avec tous les habitants de cette ville ? » Et Gaï répond : « C’est ce que je pense tous les matins en me réveillant ! » Puis il pose des questions à quelques jeunes comme Tandor, âgé de douze ans, Illisah (qui signifie insoumise) et Rabia (qui se traduit par printemps), des adolescents sans grande illusion : « Se changer soi, c’est une chose, mais de là à ce que tout le monde change ! » Vendeur de crêpes après avoir fait Sciences Po à Paris, Majd, arabe israélien appelé aussi Palestinien 48, dénonce à quel point l’occupation les a transformés en sous-citoyens : “nous ne faisons partie d’aucun Nous » dit-il. L’histoire de cette région du monde défile à travers les récits qui se succèdent, celui de Dror, professeur de philosophie qui parle des essentialistes, « ceux qui pensent qu’un individu n’est déterminé que par un ou deux paramètres » ; celui d’Adnan qui devise sur le sionisme, de Naama évoquant l’état juif et justifiant l’attachement de certains à Jérusalem : « Cette ville s’empare de vous, elle vous renvoie à vous-même » ; le récit de Muriel, juive, âgée de quatre-vingt-quatre ans et qui, soignée par des Arabes de Jérusalem leur doit la vie et dit : « Lorsque l’on redescend à hauteur d’homme, le souci de l’autre est plus fort que la haine » ; celui de Denise qui raconte la manière dont sa famille fut contrainte de quitter Tunis sur-le-champ avec quatre dinars en poche avant d’arriver à Jérusalem ; celui de Salomé dont le grand-père âgé de dix-huit ans avait dû fuir la Yougoslavie, caché sous le plancher d’un train, pour rejoindre la ville sainte ; et Sondos la Palestinienne, musulmane pratiquante, affirmant se sentir bien chez elle, à Jérusalem : « C’est ici que je suis au plus près de moi-même. »

© Philippe Delacroix

Par ces histoires de vie, on traverse le contexte géo-politique de la région, sa géographie détournée – Plateau du Golan, Cisjordanie, Gaza – ; ses évènements tragiques comme la Guerre des six jours, du 5 au 10 juin 1967, qui avait brisé tout espoir ; les chefs de gouvernements des deux bords : pour Israël, de Ben Gourion à Netanyaou, en passant par Shimon Pérès et Itzhak Rabin, Prix Nobel de la Paix en 1994, assassiné l’année suivante ; Yasser Arafat pour les Palestiniens, dans son projet de créer l’État Palestinien ; le moment historique autant qu’utopique de la signature des Accords d’Oslo entre Rabin et Arafat, le 13 septembre 1993, qui s’est ensuite transformé en mensonge.

À plusieurs reprises, Bernard Bloch revient aussi sur Rainer Werner Fassbinder dans l’écriture et, de la salle, apostrophe le plateau au sujet du réalisateur allemand. À partir de là et après un entracte qui permettra d’inverser la scénographie, s’inversent aussi les personnages : l’auteur endosse le rôle du Questionneur et poursuit l’écoute des récits des Palestiniens nés sur leur terre, mis en miroir avec ceux des Israéliens juifs venus de tous les pays du monde. Le prix à payer est le titre de cette seconde partie.  Tous les points de vue s’expriment, sur le même mode que dans la première partie du spectacle : de Walid, miné par les divisions du peuple palestinien à Majda, née dans le quartier musulman de la vieille ville et jusqu’à Michel, fils du Grand Rabbin de Strasbourg, revenu à Jérusalem à dix-sept ans et ayant décidé d’y rester tout en déclarant : « mon soutien à la cause palestinienne est inconditionnel, mais ça ne veut pas dire qu’il ne soit pas critique. » Il y a Mordechaï qui avait découvert son identité par un chant entendu dans une pièce de Claudel, La Sagesse ou la parabole du festin, montée par Victor Garcia, en 1977, et beaucoup d’autres récits-témoignages, portés par les acteurs. L’auteur évoque aussi le film de Youssef Chahine sorti en Égypte en1963, Saladin, qui réinventait la vie de ce chef musulman ayant repris Jérusalem aux croisés venus d’Europe, au XIIème siècle ; et celui d’Elia Suleiman, réalisateur palestinien né à Nazareth, dont le film Intervention divine, avait obtenu le prix du jury au Festival de Cannes, en 2002.

La pièce se termine par un texte en allemand porté par une actrice et sur-titré en français. Il est écrit par une journaliste allemande, Cordelia Edvardson, née en 1929, correspondante en Israël d’un grand journal suédois, juive par son père et dont la mère, non juive, s’était remariée après le décès de son mari, avec un nazi. La jeune femme fut déportée à Auschwitz en tant que demi-juive sans que sa mère ni son beau-père n’interviennent. Ses derniers mots se gravent : « Si aujourd’hui pour survivre, il faut que nous opprimions les Arabes des territoires occupés, si l’oppression est indispensable à la survie de l’État d’Israël, alors cette survie perd simplement tout son sens ! Alors le prix à payer est trop lourd. »

© Philippe Delacroix

Avec La Situation. Jérusalem – Portraits sensibles, on entre de plain-pied dans une forme de théâtre documentaire où chacun, d’où qu’il vienne et de quelque religion qu’il soit, est un rouage de la difficulté de vivre et de la réflexion qui permet l’analyse et l’affirmation de son identité. Comme des conteurs, acteurs et actrices forment un chœur où chaque tessiture vocale a même valeur et est indispensable à l’ensemble. La simplicité du dispositif et l’inversion de la scénographie entre les deux parties – annonçant un changement d’angle de vue – cadre bien avec la concentration demandée aux spectateurs autant qu’aux acteurs, pour raccorder ces lambeaux d’Histoire autour de Jérusalem, ville où « le mal et le bien sont en lutte perpétuelle. »

Brigitte Rémer, le 20 janvier 2023

Avec : Bernard Bloch, Etienne Coquereau, Hayet Darwich, Rania El Chanati, Camille Grandville, Daniel Kenigsberg, Muranyi Kovacs, Jonathan Mallard, Zohar Wexler, et Arnaud Petit ou Yannick Lestra (claviers). Scénographie Didier Payen assisté de Sarah Garbarg – costumes Raffaëlle Bloch assistée de Marion Duvinage – musique originale Arnaud Petit, avec la collaboration de Rrackham – création Lumière Franck Thévenon – création sonore Thomas Carpentier et Mikael Kandelman – régie générale Marc Tuleu.

Jeudi 12 et Vendredi 13 janvier à 20h, Samedi 14 janvier à 16h, au Théâtre Municipal Berthelot Jean Guerrin, 6, rue Marcellin-Berthelot, 93100. Montreuil – métro ligne 9, Station Croix-de-Chavaux (sortie Kléber) – tél. : 01 71 89 26 70 – Tournée 2023 : vendredi 10 mars à 20h30, samedi 11 mars à 18h, Scène Nationale de Melun-Sénart – 15 mars au 9 avril 2023, Théâtre du Soleil/Cartoucherie de Vincennes, mercredi et vendredi à 19h30, samedi et dimanche à 16h. Réservations : 07 45 06 45 50 et par e-mail : reseautheatre-production@gmail.com

Institut Ophélie

© Jean-Louis Fernandez

Texte Olivier Saccomano, mise en scène Nathalie Garraud – au T2G/Théâtre de Gennevilliers.

Un dispositif au cordeau : un cube, espace vide formant comme une grande pièce dans laquelle six portes définissent le jeu des acteurs. Un éclairage parme… « Monseigneur… ! »  Une table et deux chaises. L’actrice (Conchita Paz) est à l’extérieur de la scénographie, elle se parle à elle-même, s’adresse parfois au public de manière relativement inaudible, semble légèrement délirante, ou même un peu folle. Elle est vêtue d’une robe de bal noire, d’un temps suranné. Quand elle entre sur la piste, elle décrit la situation et se présente, avant qu’une valse ne l’emporte. « Le jour de mon internement… Le jour de mon enterrement… » chante-t-elle.

Petit à petit une porte s’entrouvre, un soldat, gradé, képi sur la tête, entre et ressort par une autre porte, puis un second coiffé d’un casque, fusil à l’épaule, un autre, au pas cadencé. Maquillages blafards… sont-ils des rescapés, des fantômes ?  « On est en état de siège » dit l’un. Un politique prend place, pose son chapeau-claque et débite sa litanie de salamalecs : à M. L’inspecteur des Ponts et Chaussées, à Monsieur le Magistrat, à… Sa rosette cocarde tricolore, ou cocarde maçonnique, frissonne. Le défilé continue, d’une porte à l’autre : des serviteurs, une femme de chambre portant nappes et draps, des hommes d’affaires, pressés, deux religieuses déposant chacune une chaise dans le décor, à cinq reprises, ce qui fait dix chaises, et chacun participe à l’ameublement de l’espace : un téléphone, des cadres (vides) qui s’accrochent, une radio qu’on dépose à l’arrière, un cerf et une biche, trésors de chasse, sont au sol comme ils seraient au mur, vus sous un autre angle, un vrai/faux bouquet de fleurs circule. Bien chorégraphiée, cette partie s’inspire du théâtre expressionniste allemand, on se croirait chez Ernst Toller.

Mais c’est après que tout dérape. L’actrice qui mène le bal se drape dans la nappe et apostrophe les deux religieuses plongées dans le journal. Le crucifié est un soldat. Une scène d’avortement sur fond d’un air soprano fait plutôt désordre. On apprend que l’Institut a été créé par deux Américains pour recueillir les jeunes filles dites fragiles. Avant, on les jetait tout simplement d’un pont, dans la rivière… « Je ne suis pas Ophélie » poursuit la protagoniste qui aura un sosie quand les pensionnaires se mettront à table. Les jeux de dédoublement se poursuivront avec deux jumeaux dans les jupons de leur mère. On a de petites séquences surréalistes : Une main qui se serre et qui s’arrache… des allusions aux rapports de force féminin/masculin : « Café es-tu là ? » ou « Maman est folle ! »

Une agitation proche de l’anomie envahit le plateau au fil du spectacle, beaucoup moins réglé au cordeau. Une colonie de paparazzis, mobiles à la main, prend dans son viseur tout et n’importe quoi, selfies inclus, suivis de deux reporters fantasques, vêtus de jaune citron. Derrière ces variations fantaisistes, le thème récurrent du suicide traverse le spectacle et quatre femmes bien déjantées s’échangent du valium. Discours sur la mort, évocation du processus infini de Spinoza – qui a notamment travaillé sur le rationnel et l’empirique, la théorie des affects, l’athéisme, l’éthique et la liberté – allusion au réel et à l’artificiel, à la répétition, au délire, jusqu’à la discussion éthérée entre soignants et psychanalystes. Bref, le spectacle brosse large et part même dans tous les sens : discussion politique, clichés, contrôle des achats (lire H.A. Hitler Adolf), monde marchand, confusion des temps, confusion des espaces – de la Chine au Chili – jusqu’à la brocante finale dans la salle rallumée, quand les éléments du décor sont décrochés et repartent, comme ils étaient venus. La clinique a été vendue et tout doit disparaître. « Vous avez fait votre temps, partez ! » ou encore « Dégagez, vous vous trompez de siècle ! » La surenchère des jeux de mots et bribes en tous genres finit par exaspérer, version pur pot-pourri, ah ça ira ça ira ça ira…

Le spectacle a été créé le 13 octobre 2022 au Théâtre des treize vents qu’Olivier Saccomano et Nathalie Garraud co-dirigent à Montpellier depuis 2018. Institut Ophélie est le second volet de Hamlet, Ophélie, un diptyque qui fait suite à Un Hamlet de moins, créé le 10 juin 2021 au Festival du Printemps des Comédiens, à Montpellier. Le style se perd entre narration, adresse au public, dialogues, descriptions et accumulation de références en tous genres. A trop vouloir en dire, tout se dilue, texte et jeu se perdent. Dommage, le début du spectacle semblait plutôt prometteur, il y a même de très beaux moments, parfaitement maitrisés. Perdue dans le brouhaha général l’actrice principale censée faire le lien entre tous en devient inaudible, comme Shakespeare.

Brigitte Rémer, le 18 janvier 2023

Avec :  Karim Daher, Mitsou Doudeau, Mathis Masurier*, Cédric Michel*, Florian Onnéin*, Conchita Paz*, Maïka Radigales, Lorie-Joy Ramanaidou*, Charly Totterwitz* – scénographie Lucie Auclair, Nathalie Garraud – costumes Sarah Leterrier – lumière Sarah Marcotte – son Serge Monségu – régie générale Nicolas Castanier – assistanat à la mise en scène Romane Guillaume – (* Troupe Associée au Théâtre des 13 vents, Centre Dramatique National de Montpellier).

Du 12 au 23 janvier 2023, lundi, jeudi, vendredi à 20h, samedi à 18h, dimanche à 16h, relâche mardi et mercredi – au T2G Théâtre de Gennevilliers/CDN, 41, avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers – métro : ligne 13/ Gabriel Péri – site www.theatredegennevilliers.fr – tél. : 01 41 32 26 10 – En tournée : 7 mars 2023, Le Liberté, Scène nationale de Châteauvallon – 14 et 15 mars 2023, L’Empreinte, Scène nationale Brive-Tulle – 23 au 25 mars 2023, La Comédie, CDN de Reims – 30 et 31 mars 2023, Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence – 13 et 14 avril 2023, Théâtre du Grand Marché, CDN de l’Océan indien/La Réunion – 19 et 20 mai 2023, Les Halles de Schaerbeek, Bruxelles.

This is how you will disappear

© Christophe Raynaud de Lage

Conception, mise en scène, chorégraphie et scénographie Gisèle Vienne, texte Dennis Cooper,  création musicale Stephen O’Malley et Peter Rehberg – créé en collaboration avec et interprété par Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra et Jonathan Schatz – au Théâtre de la Colline, en coréalisation avec Chaillot/Théâtre national de la Danse.

On se trouve dans une forêt de sapins, flamboyante et inquiétante, quelques arbres d’autres familles et de diamètres divers y ont pris place, certains décharnés mais fiers comme des figures-totems. Dans ce décor tourmenté, au milieu d’un tapis de feuilles mortes, une jeune gymnaste en juste-au-corps blanc s’entraîne, (remarquable Nuria Guiu Sagarra) à la recherche de la perfection : grands écarts, de face, de profil, figures acrobatiques, torsions extrêmes. L’entraînement se fait sous le regard d’un coach en survêtement blanc, inscription France au dos (Jonathan Capdevielle).

© Christophe Raynaud de Lage

L’ambiance est étrangement malsaine, les deux personnages ont d’ailleurs surgi du dessous des feuilles, d’emblée on se pose la question : l’a-t-il violée, quel est le deal entre eux ? L’entraînement est rude, exigeant, froidement effectué froidement accompagné, plus proche de l’acte de torture que d’un entrainement bienveillant. Le dialogue ajoute à la tension ambiante. L’homme évoque l’idée de la jeter à la rivière… L’entraînement doit être parfait, exige-t-il et il la menace avant de la lâcher avec violence et de disparaitre. Blessée, elle en reste un instant comme pétrifiée, et le temps se suspend. Puis elle attrape son sac à dos, qui restera suspendu à une branche tout au long du spectacle, y prend quelques gâteaux, ôte ses tennis comme si elle sortait du gymnase, et se rhabille. Dans l’ombre, une silhouette noire, à peine perceptible et le bruit d’un torrent qui descend la montagne. Silence. Pesanteur.

Restée seule, ce sont les éléments qui se lèvent, quelques feuilles mortes commencent à doucement voltiger, elle, exécute une sorte de danse obscure, puis le vent se lève de plus en plus violemment et la terre se soulève formant comme des nuages bruns qui s’enroulent avec force en spirales. Le spectacle est d’une grande beauté. D’autres nuages bruns tombent aussi du ciel. C’est la tourmente. À travers ces épais nuages nous sommes comme projetés au fond de la rivière où le corps de la jeune femme qu’on devine par le point blanc de son juste-au-corps à peine perceptible est roulé dans les flots. Les images sont impressionnantes, d’une grande beauté picturale et la bande son de forte intensité insiste sur l’inhospitalier par ses grincements, crissements, grésillements, froissements, claquements, sons continus et grandes orgues, chuchotements, nous propulsant dans l’au-delà et le fantasme. Les sons de la forêt sont amplifiés. Un long temps s’écoule où le noir est quasi absolu et où, imperceptiblement, se poursuit le déplacement des nuages.

© Christophe Raynaud de Lage

Entre alors en piste ce personnage d’ombre à peine entrevu et qui se trouve à son tour sur le devant de la scène (Jonathan Schatz). Un musicien, un junkie qui raconte en balbutiant avoir poignardé une jeune fille. Le coach vient lui régler son compte et le tue. La scène est rejouée dans la forêt par des mannequins représentant les personnages. L’hallucination est totale. Puis le coach s’arme d’un arc sophistiqué. Un oiseau traverse la scène de cour à jardin, puis un rapace, buse, circaète ou effraie, se pose sur une branche. Très détachée la jeune gymnaste rapporte la flèche qu’elle tient dans la main.

Avec This is how you will disappear, le spectateur traverse une expérience sensorielle, écologique, géologique et climatique, physique et mentale, des plus singulières. Il entre dans la poussière du tableau entre l’incarné et le désincarné des personnages, la jeune athlète et les  éléments scénographiques servant de fil conducteur à la narration. Le temps, la mémoire, l’espace mental, le trouble et la perception, les rapports de force et la violence sourde, s’inscrivent au générique de la démarche de la talentueuse Gisèle Vienne, chorégraphe, marionnettiste, metteure en scène et plasticienne, férue de philosophie et de musique. (cf. notre article sur L’Étang, du 28 décembre 2022).

Brigitte Rémer, le 13 janvier 2023

Avec Jonathan Capdevielle, Nuria Guiu Sagarra et Jonathan Schatz – création musicale Stephen O’Malley, Peter Rehberg- remix, interprétation et diffusion live Stephen O’Malley – texte et paroles de la chanson Dennis Cooper – lumières Patrick Riou –  sculpture de brume Fujiko Nakaya – vidéo Shiro Takatani – stylisme et conception des costumes José Enrique Oña Selfa – fauconnier Patrice Potier/Les Ailes de l’Urga – remerciements pour leurs conseils Anja Röttgerkamp et Vilborg Àsa Gudjónsdóttir – conception des poupées Gisèle Vienne – construction des poupées Raphaël Rubbens, Dorothéa Vienne-Pollak, Gisèle Vienne – reconstitution des arbres et conseils Hervé Mayon/La Licorne Verte – vidage et reconstitution des arbres François Cuny/O Bois Fleuri, les ateliers de Grenoble – création maquillages, perruques, coiffures Rebecca Flores – programmation vidéo Ken Furudate – ingénierie brume Urs Hildebrand – réalisation des costumes Marino Marchand – réalisation du sol Michel Arnould et Christophe Tocanier – traduction des textes de l’anglais (États-Unis) au français Laurence Viallet – This is how you will disappear a été créé le 8 juillet 2010 au Festival d’Avignon.

Du 6 au 15 janvier 2023, du mercredi au samedi à 20h30, mardi à 19h30 et dimanche à 15h30, à La Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – Sites : www.colline.fr et www.theatre-chaillot.fr – En tournée les 2 et 3 mars 2023 à la MC2/Maison de la Culture de Grenoble.

Camus-Casarès, une géographie amoureuse

© Frédéric Buira

D’après Albert Camus Maria Casarès, Correspondance 1944-1959 – mise en scène Elisabeth Chailloux, avec Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio, à La Scala/Paris.

Ils se rencontrent en mars 1944 chez l’ethnologue Michel Leiris et son épouse, elle a vingt-et-un ans. Fille d’un républicain espagnol en exil, arrivée en France à l’âge de quatorze ans, Maria Casarès est originaire de Galicie, au nord-ouest de l’Espagne. Yeux verts et cheveux noirs, magnifique tragédienne formée au Conservatoire de Paris, elle a débuté sa carrière deux ans plus tôt, en 1942, au Théâtre des Mathurins. À la même date et né en Algérie, Albert Camus est marié et vit à Paris, il a trente ans – son épouse Francine est enseignante à Oran – il vient de publier L’Étranger. Il propose à Maria le rôle de Martha pour la création du Malentendu aux Mathurins, en juin 1944, dans la mise en scène de Marcel Herrand. 6 juin 1944, les vers de Verlaine prononcés à la BBC annoncent le débarquement : « Les sanglots longs des violons de l’automne, blessent mon cœur d’une langueur monotone », l’actrice entre dans la vie de l’auteur, et vice versa, situation pour le moins inconfortable car Camus se doit d’honorer ses obligations familiales. De plus, chacun mène sa carrière artistique et intellectuelle leur imposant de longues séparations, écritures et conférence pour lui, répétitions à la Comédie Française (1952/54), tournées avec le TNP et Festival d’Avignon (1954/59) pour elle.

Ils se sont donc beaucoup écrits, de 1944 à 1959, jusqu’à la mort accidentelle de Camus, en janvier 1960 – huit cent soixante-cinq lettres ont été réunies dans un volume de mille trois cents pages publié par Catherine Camus, fille d’Albert -. Autant dire que le choix a dû être cornélien pour l’équipe qui a décidé d’en faire spectacle : Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio l’ont conçu et interprètent le couple amoureux, sous le regard d’Elisabeth Chailloux qui signe la mise en scène. « Tu es entrée, par hasard, dans une vie dont je n’étais pas fier, et de ce jour-là quelque chose a commencé de changer. J’ai mieux respiré, j’ai détesté moins de choses, j’ai admiré librement ce qui méritait de l’être. Avant toi, hors de toi, je n’adhérais à rien » lui écrit Camus. « Quand on a aimé quelqu’un, on l’aime toujours » confiait Maria Casarès bien après la mort de Camus. « Lorsqu’une fois, on n’a plus été seule, on ne l’est plus jamais » ajoute-t-elle. Nous sommes pris à témoin du parcours de leur géographie amoureuse, plus compliquée qu’il n’y paraît quand, à la fin de la guerre, l’épouse de Camus revient en France et met au monde des jumeaux. Ils se perdent puis se retrouvent, par hasard, en 1948.

On entre de plain-pied dans le spectacle par les archives sonores de l’époque répercutant la guerre – on entend la sirène des alertes – puis, plus tard les trompettes du Palais des Papes marquant l’entrée dans la Cour d’Honneur, au début des spectacles. Une imposante radio est le point central du décor et le lieu de leurs rencontres, le reste se passe dans la salle où chacun a sa ligne de fuite par les escaliers situés de part et d’autre du plateau et qui deviennent espace de jeu. Le côté cour est celui de Casarès le côté jardin celui de Camus. Symbole de leur relation, la valise qu’il porte, toujours entre deux trains, deux avions, deux écritures, entre deux femmes. Relation amoureuse certes mais relation peu sereine au regard de la géométrie inégale des situations. Maria l’espère. Maria aimerait l’enfant qu’elle n’aura jamais, « les enfants que nous pourrions avoir. » Maria est solitude, il le lui reproche. Camus compose avec les contraintes qu’il s’impose. Il est pourtant sa protection absolue. Là est le paradoxe. « Dormir avec toi jusqu’à la fin du monde… »

© Frédéric Buira

Maria Casarès parle de sa mère : « Tous les simples avaient la vie de ma mère », interrompt la tournée des Justes pour enterrer son père « Je me sens devenir folle… » Au-delà de la scène, son parcours nous transporte du côté du cinéma, elle a tourné dans de nombreux films emblématiques à commencer par Les Enfants du paradis de Prévert/Carné en 1946 ou La Chartreuse de Parme de Christian- Jaque en 1948 et parle ici d’Orphée, écrit et réalisé par Cocteau, en 1950. Elle tourne avec les plus grands réalisateurs et jouent avec les metteurs en scène les plus importants de l’époque et garde simplicité et modestie, restant à l’écoute de son amoureux. Gérard Philipe, Serge Reggiani, Michel Bouquet et tant d’autres personnalités artistiques sont dans la troupe du TNP. Elle y jouera aux côtés de Gérard Philippe Le Prince de Hombourg, Le Cid, Macbeth, Phèdre et y tiendra bien d’autres rôles. De Camus, elle interprète ensuite deux pièces : en 1948 elle est Victoria, dans L’État de siège, monté par Jean-Louis Barrault puis en 1949, Dora dans Les Justes, pièce créée par Paul Oettly au Théâtre Hébertot. La dernière des Justes lui laisse un vide et comme une petite mort, après tant d’intensité donnée.

Lui ne se sent ni à l’aise ni attiré par ce qu’il appelle le milieu parisien et lâche : « C’est fatiguant d’être un salaud » avoue-t-il. Par moments les reproches fusent, l’image de l’autre est là « Francine et toi… » « Je suis lasse d’une vie qui n’aboutit qu’à la nuit qui tombe » écrit-elle dans un moment de fatigue. Il voyage d’Alger à Buenos-Aires parle de Rimbaud et de la mer, des petits matins d’Alger, de Tipasa et son site archéologique où une stèle sera érigée en son honneur. « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres… » Il parle des récits de là-bas, du village de ses grands-parents. On assiste à la disparition de Combat, journal clandestin circulant pendant la guerre et symbole de résistance dans lequel il a marqué son engagement politique. « Le matin, l’Algérie m’obsède… Dans la lutte j’ai trouvé la paix contre la société intellectuelle. » Elle, joue avec la troupe à Rome, à Moscou, puis interprète Phèdre à Oran, dans sa ville, « une ville à ton image… » Elle y voit des « roses sauvages dans chaque sourire » et pense à son « Beau Prince. » Et le doute parfois, le malentendu, s’installent dans le décalage-temps du courrier : « Je me suis demandé si tu n’étais pas las de toute cette profusion de mots que nous sommes obligés de mettre entre nous… » « Ne pars pas, tu souffriras » répond-il.

En décembre 1957 Camus reçoit le Prix Nobel de littérature et prononce son discours, en Suède, « Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d’un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d’une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l’heure où, en Europe, d’autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ? J’ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. » Le 25 novembre 1959 Gérard Philipe s’éclipse, pour toujours, le chagrin descend sur le théâtre. 30 décembre 1959, dernière lettre : « Je lis Les Illusions perdues… » Cinq jours plus tard, 4 janvier 1960, des pneus crissent, une voiture s’écrase contre un platane, conduite par Michel Gallimard, directeur des éditions La Pléiade, qui mourra des suites de ses blessures et Camus meurt sur le coup. Le spectacle se termine sur cet épouvantable coup de frein-coup de fil.

Derrière la chronique d’une époque dont témoignent ces Lettres il y a les grands reliefs du discours amoureux, fragments échangés entre Casarès et Camus, il y a la sensualité, le désir, l’attente, autant que les aménagements et la révolte.  « Nous nous sommes rencontrés, nous nous sommes reconnus, nous nous sommes abandonnés l’un à l’autre, nous avons réussi un amour brûlant de cristal pur, tu te rends compte de notre bonheur et de ce qui nous a été donné ? » écrit Maria Casarès le 4 juin 1950. « Également lucides, également avertis, capables de tout comprendre donc de tout surmonter, assez forts pour vivre sans illusion, et liés l’un à l’autre, par les liens de la terre, ceux de l’intelligence, du cœur et de la chair, rien ne peut, je le sais, nous surprendre, ni nous séparer » écrivait Camus le 23 février 1950. « Que vais-je faire sans toi, ? » écrit cette grande Dame de l’ombre et de la lumière.

Derrière l’actrice et l’acteur qui entrent en vibrations, Teresa Ovidio, elle, plus généreuse, lui, Jean-Marie Galey, plus retenu, le portrait original de l’une, Maria Casarès, comme de l’autre, Albert Camus, ne nous quittent pourtant pas, traduisant la difficulté de l’exercice.

Brigitte Rémer, le 11 janvier 2023

Avec Jean-Marie Galey et Teresa Ovidio, mise en scène Elisabeth Chailloux – lumières Franck Thévenon – son Thomas Gauder – chorégraphie réglée par Sophie Mayer – d’après la Correspondance Albert Camus Maria Casarès 1944-1959, aux éditions Gallimard

Du 6 au 29 janvier 2023, vendredi et samedi à  19h30 (relâche le 20 janvier), dimanche à 14h30 à La Scala Paris, 13 boulevard de Strasbourg, 75010. Paris – métro : Strasbourg Saint-Denis – site : wwwlascala-paris.com – tél. : 01 40 03 44 30.

Dogs of Europe

© Linda Nylind

D’après le roman d’Alhierd Bacharevic – mise en scène Nicolai Khalezin, Natalia Kaliada, par le Belarus Free Theatre/ première représentation en France – spectacle en langue bélarusse surtitrée en français.

Ils l’ont joué clandestinement en mars 2020 à Minsk, alors que Nicolai Khalezin et Natalia Kaliada, metteurs en scène obligés à fuir le régime Loukachenko et à s’exiler dès 2010, ont dirigé le collectif à distance. Entré en résistance à son tour contre la dictature du pays, le Théâtre libre du Bélarus – dix-sept acteurs, danseurs et chanteurs – s’est exilé en Grande Bretagne à partir de 2020, chaque artiste courant le risque d’être emprisonné. La troupe s’était emparée du texte – une grande fresque politique en vingt chapitres – dont la violence se superpose exactement à sa colère et a fait sienne aujourd’hui la révolte de l’Ukraine. Ils la présentent à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris. Une galerie de personnages s’affronte : espions, idéologues, détectives, poètes, libraires etc. Images et vidéos sur grand écran font fonction de décor et aident à la compréhension de l’ensemble.

© Linda Nylind

Né à Minsk en 1975, Alhierd Bacharevic, l’auteur, lui aussi exilé, envoyait au début de la guerre à un hebdomadaire ukrainien, une Lettre ouverte commençant par : « Chers Ukrainiens, la dictature est notre ennemi commun. Ne la laissons pas nous diviser. » Il avait en effet écrit en 2017 Dogs of Europe, un thriller d’anticipation, interdit au Bélarus, en fait une fable dystopique composée de deux parties. En 2049, à la suite d’une guerre, l’Europe se retrouve coupée en deux et le nouveau Reich, régime autocrate placé sous domination russe prive la population de liberté, faisant face à la Ligue des États européens, le monde libre. Un homme en cavale, fuyant une accusation de meurtre, mène sa propre enquête. Son extravagante odyssée le mène des dernières librairies d’Europe jusqu’en Biélorussie et en Russie, anciennes républiques désormais confondues en un seul territoire européen sous l’autorité d’un service secret. « Tout ce en quoi je croyais n’était qu’un jeu… Tu peux créer le monde à partir de rien… » dit Babcia, racontant l’histoire de son pays et sa violence.

Une première partie composée de treize chapitres d’une grande violence et d’un certain excès, cherche la vérité sur l’Histoire qui a mis sous séquestre tous les droits individuels. Des images de guerre et de combat, de meurtres, de sang, nous parviennent. En contrepoint, Mark et Marichka Marczyk, – le duo Balaklava Blues – qui ont composé la musique originale, jouent et chantent en live. Soudain le son d’un piano, ou d’un violon, un air traditionnel, une chanson nostalgique, traversent le bruit et la fureur et nous permettent de reprendre souffle. « En quelle année sommes-nous ? » sera la question récurrente. Une capsule temporelle est enterrée par les élèves d’un collège de Minsk, qui sera retrouvée après la destruction de ce monde. Des femmes en robes rouge et noir dansent. Une autre pousse une boule géante de livres, telle Sisyphe. Plusieurs personnages plus que troubles se croisent, se désavouent, se tuent : Kakouski, Mauchun, la parachutiste Stefka, Liubka, Lebed. D’autres figures se toisent : flic, maire, cheffe adjointe de l’idéologie etc… Il n’est pas très simple de s’y retrouver.

© Linda Nylind

D’un style et d’un contenu différent, la seconde partie fait le tour de l’Europe en sept stations et se joue au-delà des frontières : Berlin, Hambourg, Prague, Paris et Vilnius. Un homme est mort dans un hôtel de l’Europe libre. Un détective enquête. Il y est question d’une plume et d’un livre, d’un recueil de poèmes laissé par le disparu, ni nom ni titre pour ne pas être connu ni reconnu, d’une langue inventée appelée le balbuta. Le fil conducteur se trouve à travers les librairies visitées où les livres, comme le passé, brûlent et où l’histoire de la vraie Biélorussie est révélée avant d’être emportée par le Reich.

Métaphore de la dictature et de la barbarie, pièce prémonitoire portée par l’énergie et la rage des acteurs, le Belarus Free Theatre, inscrit sa démarche dans une forme de théâtre documentaire aux multiples expressions artistiques. Théâtre épique et engagé version polar, puisant dans l’actualité du pays et son criant manque de liberté, il travaille les corps, les voix, les extravagances, dans l’urgence de dire et de faire savoir. Il n’est pas toujours simple de suivre les mouvements spontanés de la scène en ses péripéties diverses qui propulsent le spectateur du naïf à l’excès, de la perte de repères à la vérité du moment, mais compte tenu des conditions de la création on ne peut que les suivre et essayer de réfléchir avec eux sur ce que signifie le concept Europe.

Brigitte Rémer, le 4 janvier 2023

Avec : Darya Andreyanava, Pavel Haradnitski, Kiryl Kalbasnikau, Mikalai Kuprych, Aliaksei Saprykin, Mitya Savelau, Maryia Sazonava, Stanislava Shablinskaya, Yuliya Shauchuk, Raman Shytsko, Oleg Sidorchik, Kate Vostrikova, Ilya Yasinski – scénographie, dramaturgie Nicolai Khalezin – co-dramaturge Maryia Bialkovich – cinéaste Roman Liubyi –  lumière, vidéo Richard Williamson – composition Sergej Newski – musique originale et live, Mark et Marichka Marczyk (Balaklava Blues) – son Ella Wahlström – chorégraphie Maryia Sazonava – vidéaste Mikalai Kuprych – illusions Neil Kelso. Le spectacle a été créé le 7 mars 2020 à Minsk, production Belarus Free Theatre, coproduction Barbican/ Londres, Théâtres de la Ville de Luxembourg.

Du 9 au 15 décembre 2022, à l’Odéon-Ateliers Berthier, 1, rue André Suarès, 75017 Paris – métro Porte de Clichy – en tournée : du 2 au 6 mars 2023, Adélaïde Festival (Australie).

© Linda Nylind

Pourpre

© Théâtre Antoine Vitez, Ivry

Théâtre musical d’après les textes de Souad Labbize – conception, mise en scène et jeu Isabelle Fruleux – composition originale, voix et oud in live Kamilya Jubran, au Théâtre Antoine Vitez d’Ivry *, dans le cadre du Parcours Femmes, à pleine voix.

Poète, romancière et traductrice, Souad Labbize est née en Algérie où elle a vécu, ainsi qu’en Allemagne et en Tunisie, avant de s’installer à Toulouse. Son premier roman, J’aurais voulu être un escargot (2011) est un récit poétique sur l’enfance d’une petite fille captive, dans un espace entouré des hauts murs d’une maison fermée sur elle-même. Enjamber la flaque où se reflète l’enfer (2019) révèle un viol subi à l’âge de neuf ans et du monde qui s’écroule avant de réussir à construire sa liberté et son indépendance ; livre sur la douleur et la solitude de l’exil, Je franchis les barbelés (2019) remet en cause les injonctions patriarcales et Glisser nue sur la rampe du temps (2021), récit en fragments, met en scène des femmes reprenant le pouvoir confisqué. Souad Labbize a également écrit et publié deux recueils de poésie, en 2017 : Une échelle de poche pour atteindre le ciel et Brouillons amoureux. La langue est son lieu de réappropriation de soi. Son écriture est puissante et poétique.

Isabelle Fruleux a puisé dans les différents textes de Souad Labbize pour construire une narration cousue mains qu’elle porte en dialogue avec la compositrice, chanteuse et joueuse de oud Kamilya Jubran, posée avec son instrument au centre de la scène. Elle raconte, en suspendant sur le fil des draps qui tracent un espace de circulation et qui, éclairés par l’arrière, deviendront ce voile derrière lequel la femme assure les gestes de la vie domestique.

Car c’est une ode à la femme, souvent niée et bafouée, que portent Isabelle Fruleux et Kamilya Jubran, à son courage, dans une quête d’émancipation et de liberté au regard d’une société qui ne la reconnaît pas, sauf pour les figures imposées. Le premier récit est glaçant, il conte la scène du viol, avec retenue. « L’été, l’enfance, la canicule » revient en leitmotiv comme la réminiscence d’un monde perdu, l’écriture est esquissée, sans complaisance, le texte et la musique se répondent avec délicatesse. « Rien de grave n’est arrivé depuis que ma mère a hurlé… » Et quand le récit se suspend, l’actrice interrompt son geste qu’elle laisse inachevé, le cri qui déchire le corps et l’âme de la petite fille est transmis par le oud et le chant merveilleusement nuancé de Kamilya Jubran, un moment fort.

Le titre, Pourpre, vient du refus de la narratrice d’utiliser le mot violet évocateur pour elle du mot viol et couleur de l’infamie. La vie devient pourpre, comme la nuit, comme les éclairages finement ciselés (David Antore), comme les costumes (Coline Dalle), les mêmes, inversés, portés par les deux femmes qui ne font qu’une dans l’expression de la honte et de la douleur. D’autres textes, chants et poèmes évoquent les bruits de la ville de Tounjaz – sorte d’isthme né de la jonction entre l’Algérie et la Tunisie – qu’on entend dans une bande-son et qui, au-delà de quelques accords de qanoun et chansons populaires, donnent corps au récit (Claude Valentin, Bastien Peralta), avec le muezzin qui appelle à la prière cinq fois par jour et la rue, territoire masculin par excellence ; on entend l’évocation de Lalla Noubia devenue figure emblématique de la ville après s’être révoltée contre des coutumes si injustes et le souvenir de sa grand-mère, qui vit là où la terre est ocre et sans douceur, radicale. Le drap tendu sur le fil à linge devient fenêtre et se reflète au sol là où la narratrice se réchauffe ; on entend la découverte et la montée du désir portés par la conteuse ; de son apprentissage du guembri, cet instrument de musique Gnaoua à trois cordes fait de la peau d’un bouc sacrifié, alors que la musique est aussi territoire des hommes.

© Randa Shaath

Kamilya Jubran fait partie de celles qui ont enfreint le territoire masculin pour être baignée puis portée par la musique. Palestinienne née en territoire israélien, son père, de retour au village quinze ans après la Nakba, développe son talent et son amour de la musique, il joue du oud et les fabrique et sa mère, artiste dans l’âme, transmet aussi sa passion de l’art musical. La famille écoute La Voix du Caire à la radio, suspendue aux chansons d’amour des années soixante portées par Umm Kulthum et Mohammed Abdel Wahab et au répertoire de la grande Syrie (Liban et Syrie). L’apprentissage du oud et du qanoun est alors familiale et quotidienne. Après des études à l’Université Hébraïque de Jérusalem, son frère, Khaled Joubran, l’introduit auprès du groupe musical arabe palestinien, Sabreen, un groupe mythique et engagé dans lequel elle restera vingt ans, de 1982 à 2002, jouant principalement du qanoun. Après 2002 elle s’installe en Europe, en France où la langue l’avait toujours fascinée et cherche à dépasser le répertoire classique, elle expérimente et reprend son oud. Sa naturalisation en France lui permet de retourner dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient en fonction de la situation politique du moment. Kamilya Jubran chante les poètes de son temps, elle a fondé l’association Zamkana, incubateur de projets et soutien à la création musicale et à la liberté d’expression. La musique est son espace de liberté*.

L’écriture de Souad Labbize est portée avec intensité par Isabelle Fruleux, actrice et metteure en scène, conceptrice du projet, née à Marseille, d’ascendance martiniquaise, chinoise et polonaise. De formation pluridisciplinaire ses spectacles s’inscrivent entre la danse, le chant et l’art dramatique qu’elle a appris et dont elle enrichit son vocabulaire. Elle choisit des textes d’une grande force et porteurs de revendications contre le racisme, le colonialisme, les inégalités, et emblématiques de valeurs comme la liberté, les identités, le féminin. Elle a présenté, entre autres, Hymne, texte de Lydie Salvayre autour de Jimi Hendrix signant un acte libertaire en réinterprétant d’une manière très personnelle son hymne national ; Frères migrants à partir des textes de Patrick Chamoiseau, Fraternité(s) miraculeuse(s) à partir de ceux d’Aimé Césaire et Les Indes sur des textes d’Edouard Glissant. La Compagnie Loufried qu’elle a fondée en 2007 métisse les expressions artistiques liant la musique, le mouvement et les textes. Conteuse des résistances et chagrins de l’auteure, Isabelle Fruleux remplit de sa présence sensible et juste la scène, et derrière tous les interdits de la société algérienne, trace le chemin d’une femme libre.

Parcours Femmes, à pleine voix est réalisé en partenariat avec le Théâtre des Quatiers d’Ivry et propose, du 6 janvier au 25 mars 2023, quatre spectacles pour soutenir les créations d’auteures et metteures en scène qui s’interrogent sur la cause féministe et la répercutent, chacune à sa manière. Après Pourpre qui ouvre la série au Théâtre Antoine Vitez et qui la fermera du 10 au 25 mars avec le spectacle Niquer la Fatalité, un récit initiatique porté par Estelle Meyer sur la figure protectrice et le regard de Gisèle Halimi, le Théâtre des Quatiers d’Ivry proposera du 19 au 27 janvier, Delphine et Carole, une création de Marie Rémond et Caroline Arrouas et Féminines, du 8 au 18 février, dans un texte et une mise en scène de Pauline Bureau. Le Théâtre Antoine Vitez d’Ivry est un bel exemple d’un lieu qui œuvre avec modestie mais donne du sens à ce qu’il touche et programme. On ne peut qu’admirer et en saluer l’initiative.

Brigitte Rémer, le 8 janvier 2023

Textes de Souad Labbize – conception, mise en scène et jeu Isabelle Fruleux – composition originale, voix et oud in live Kamilya Jubran – lumière et régie générale David Antore – son Claude Valentin, Bastien Peralta – costumes Coline Dalle. * D’après l’émission Les Nuits de France Culture du 23 juin 2018.

Vendredis 6, 13 et 20 janvier 2023, samedisn14 et 21 janvier, à 20h – dimanche 22 janvier à 16h – au Théâtre Antoine Vitez, 1 rue Simon Dereure. 94200. Ivry-sur-Seine – tél. : 01 46 70 21 55 – site : theatredivryantoinevitez.ivry94.fr – Rencontres de 18h, avec : l’Association Femmes Solidaires d’Ivry, le 6 janvier – Nadia Yala Kisukidi, philosophe franco-congolaise, le 14 janvier – avec Souad Labbize, le 21 janvier. * Un tarif préférentiel est proposé pour le spectacle, aux lecteurs de cet article  (10 euros, au lieu de 20).