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Nos âmes se reconnaitront-elles ?

Texte et mise en scène Simon Abkarian, La Compagnie des 5 roues – jeu Marie-Sophie Ferdane, Simon Abkarian – musique et chant Ruşan Filiztek, Eylül Nazlier, au Théâtre Nanterre-Amandiers.

© Antoine Agoudjian

C’est le troisième volet de l’Odyssée en Asie Mineure qu’a écrit et mis en scène Simon Abkarian. Les mythes grecs le taraudent depuis de nombreuses années, a fortiori le mythe d’Hélène et de Ménélas. Il en avait écrit et créé un premier volet, Ménélas Rebétiko Rapsodie en 2012, qu’il a recréé et repris l’automne dernier au Théâtre de l’Épée de bois, en même temps qu’il présentait le second épisode créé en 2023, Hélène après la chute (cf. notre article dans Ubiquité-Cultures du 28 septembre 2024).

Il met en scène aujourd’hui le troisième texte du triptyque, Nos âmes se reconnaitront-elles ? certains récits figuraient déjà dans l’opus précédent, comme la mort de Pâris racontée par Ménélas à la demande d’Hélène, et le récit d’une nuit d’amour particulièrement chaude avec Pâris, racontée par Hélène, une femme libre. Épouse de Ménélas, roi de Sparte, Hélène avait été enlevée par Pâris, le Troyen, guidé par Aphrodite, signant ainsi le déclenchement de la guerre de Troie, qui durera dix ans.

© Antoine Agoudjian

Ici la situation se décale légèrement. Ménélas, qu’interprète Simon Abkarian, invente un subterfuge, se faisant passer pour son serviteur, aveugle, dans le but d’approcher Hélène, interprétée par Marie-Sophie Ferdane. « Je veux la revoir » clame-t-il avec détermination, les yeux bandés. Au centre, un grand podium, le territoire d’Hélène, sorte d’autel sacrificiel que Ménélas contourne d’abord avant de faire chemin arrière, puis de l’approcher. L’atmosphère est au bleu-violet profond avant de pâlir puis de virer au rouge (création lumière Jean Michel Bauer). La musique et le chant ponctuent la représentation, Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier, musiciens kurdes situés côté cour, jouent du saz, leurs appels mélodiques sont les voix intérieures des personnages.

« Sors de l’ombre ou va-t’en !» jette Hélène à ce faux-serviteur de Ménélas qui, à la fin, se démasquera, mais qu’elle a peut-être reconnu dans cette joute verbale et ce jeu de cache-cache dans lequel elle montre une grande habileté. Jeux de séduction, et fragilités d’un ex-amour fou sur contexte de guerre. Troie vient de tomber. De quoi est fait ce face à face entre une Hélène portant la robe scintillante de noces avortées en même temps que le deuil de Pâris, et Ménélas l’homme déclassé, à la dérive, gardant son amour fou pour celle qui lui fut dérobée ? De danse et de séduction, d’hésitations, de nostalgies, d’écroulements. « Vais-je vivre ou mourir » se questionne-t-il à haute voix. Tandis qu’Hélène résolument sur ses gardes lui fait face, comme une panthère prête au coup de griffe. L’approche entre les deux personnages est guerrière en même temps que trouble, inquiétude et grâce. Marie-Sophie Ferdane habite le rôle avec élégance et assurance dans la palette du féminin bafoué et de l’incertitude tout en étant maîtresse-femme. Simon Abkarian est un Ménélas qui garde sa dignité.

© Antoine Agoudjian

Né en France d’origine arménienne, ayant passé sa jeunesse au Liban, l’auteur-metteur en scène est profondément méditerranéen. Côté théâtre, il a été à bonne école auprès d’Ariane Mnouchkine, acteur au Théâtre du Soleil pendant une huitaine d’années au moment où la troupe plongeait dans la mythologie grecque, montant Les Atrides. Ariane Mnouchkine, une fois de plus avait fait date en mettant en scène Iphigénie à Aulis d’Euripide, Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides, d’Eschyle. Simon Abkarian y interprétait quatre personnages – dont Agamemnon, Achille et Oreste. Il n’est pas sorti indemne de la tragédie grecque, s’est nourrit de L’Iliade, vaste poème d’Homère sur la guerre de Troie, a écrit et monté en 2019 Électre des Bas-fonds et aujourd’hui sa trilogie dont Nos âmes se reconnaitront-elles ? est le dernier volet.

Et même si on a un peu l’impression d’une redite, chaque pièce donne sa couleur et sa profondeur à la tragédie grecque. La langue de Simon Abkarian se mêle aux langages musicaux des espaces géographiques qu’il choisit de représenter. La première, Ménélas Rebétiko Rapsodie est un solo qu’interprétait le metteur en scène, qui dansait sur la musique du Rebetiko, ce blues méditerranéen né dans les bas-fonds du Pirée, magnifiquement interprétée par le bouzoukiste Grigoris Vasilas et le guitariste Kostas Tsekouras. La seconde, Hélène après la chute mettait au cœur de la scène le piano à queue de la compositrice, pianiste et interprète franco-arménienne, Macha Gharibian, qui s’est nourrie de jazz, de musique du monde et de folk autant que de classique, et qui ponctuait l’affrontement entre Hélène (Aurore Frémont) et Ménélas (Brontis Jodorowsky) de manière virtuose.

© Antoine Agoudjian

Cette troisième guerre amoureuse, Nos âmes se reconnaitront-elles ? où Simon Abkarian fait face à Marie-Sophie Ferdane au son de la musique traditionnelle kurde, chargée du tragique et de l’exil, entre le saz et le chant de Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier, ferme le cycle Odyssée en Asie Mineure avec sensibilité, intelligence et poésie. Tous deux chantent en kurmandji, langue que ne reconnaît pas la Turquie, et quand Eylül Nazlier, jeune musicienne de vingt ans, s’avance vers Hélène qui lui pose une couronne sur la tête – moment fort et d’émotion s’il en est – elle chante en zazaki, sa langue maternelle, un dialecte kurde très ancien qui se perd, et qu’elle est partie collecter dans les villages.

L’ensemble du cycle, écrit et mis en scène par Simon Abkarian, est une belle proposition autour d’un texte vibrant, variant les écritures scéniques, où dans chaque acte, la musique porte avec force la tragédie.

Brigitte Rémer, le 6 février 2024

Avec Marie-Sophie Ferdane et Simon Abkarian – collaborateur artistique Pierre Ziadé – création lumière Jean Michel Bauer – accompagnement musique et voix Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier – production La compagnie des 5 roues, coproduction Théâtre Nanterre-Amandiers/ centre dramatique national.

Du 16 janvier au 2 février 2025, au Théâtre Nanterre-Amandiers/CDN, 7 avenue Pablo Picasso. 92000. Nanterre – métro : Nanterre Préfecture – site : www.nanterre-amandiers.com – tél. : 01 46 14 70 00. En tournée : le 8 avril au Théâtre de Villefranche-sur-Saône – le 6 mai au Théâtre Ducourneau d’Agen – du 21 au 23 mai à la Comédie de Picardie, en co-accueil avec la Maison de la Culture d’Amiens.

Suzy Storck

Texte Magali Mougel – mise en scène et scénographie Simon Delétang – production Théâtre de Lorient/Centre dramatique national – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

© Jean-Louis Fernandez

C’est le destin tragique d’une femme ordinaire, Suzy Storck (Marion Couzinié) qui un jour craque et remet en question tout son parcours, entraînant sa famille dans sa chute. Au centre du plateau elle est en état de sidération. On comprend qu’un drame s’est noué.

Issue d’un petit milieu rural, la famille, elle ne l’a pas vraiment choisie, une mère peu aimante et qui ne cesse de mettre de l’huile sur le feu (Françoise Lervy), un compagnon peu désiré, Hans Vassili Kreuz (Charles-Antoine Sanchez), une vie monotone, entre les restes d’un appétit de vivre et l’envie de s’absenter.

« 17 juin. 21h14. Ça se passe ici. » Le narrateur au micro (Simon Delétang) sorte de Monsieur Loyal en costume sombre donne le contexte avant de s’asseoir non pas sur la boîte à sel mais sur le lave-linge posé dans un coin, symbole d’une vie dévorée par le quotidien, les courses, la maison, l’étendage du linge, les trois enfants pas vraiment désirés dont Suzy Storck allaite le dernier sans passion et dans la douleur des gerçures. Il est le fil conducteur, dessine la situation du moment avant de laisser place aux personnages, dans une rigueur métronomique.

© Jean-Louis Fernandez

Au centre d’un grand plateau blanc et d’un toit en biais de ce même blanc couvert de trente-six tubes-fluos, Suzy Storck en short et tee-shirt rouge, dans son désarroi et son impuissance à arrêter le quotidien, refait le film de sa vie depuis sa rencontre avec Hans Vassili Kreuz. Côté cour un tas de vêtements entassés comme les années qui passent, ou comme ce qu’elle essaie de faire à la maison et qui pour son compagnon, qui s’épuise dans un supermarché, n’est pas un vrai travail, la couture. Elle aussi aurait voulu travailler à l’extérieur, comme quand elle était jeune et avait eu un emploi à Ouest Volailles – dans le monde rural le choix ne pouvait se porter que sur une usine de volailles, de couches ou de fringues, elle avait choisi la volaille. Quand elle cherche à retravailler, il l’en dissuade.

© Jean-Louis Fernandez

L’avant n’était pas très glorieux. L’entretien d’embauche dans un magasin de puériculture qu’elle obtient par sa mère est un flop complet, elle a pourtant mis son gilet rose mais manque d’expérience, parle de son non-désir d’enfants et prend le leadership de l’entretien en bombardant l’employeur de questions déplacées. En écho, Hans Vassili Kreuz qui n’est pas un mauvais garçon, se situe à l’inverse de son univers et de ses désirs, dans l’envie de construire une famille et de faire des enfants avec elle. Ce qu’il fait à trois reprises dans une décision vraisemblablement unilatérale. « On a fait ce que tu as voulu » dit-elle. Dans les reproches, il n’entend pas la détresse de Suzy. « On porte chacun sa croix » se contente-t-il de dire bravement.

La tension monte et la fin confirme le drame pressenti au début du spectacle. « Le petit pleure, tu n’y vas pas ? » s’inquiète-t-il. Le nourrisson n’est pas dans son berceau. Suzy Storck se fige, son récit devient incohérent. « Il était avec moi… » Sa mère arrive, porteuse de la dramatique nouvelle, indiquant que « la poussette est restée dehors » en plein soleil d’été. « J’ai eu une seconde d’inattention » se justifie Suzy menant les deux aînés dans leur chambre qu’elle ferme à clé, et priant pour qu’ils s’entretuent.

© Jean-Louis Fernandez

Ici tout est suggéré, quand le père se précipite et revient avec l’enfant dans les bras on comprend qu’il n’est sans doute plus en vie. Il part en trombe vraisemblablement pour l’hôpital. « J’éteins le transistor et coupe le câble » dit-elle en réponse à un reproche de Hans Vassili Kreuz. À quoi peut servir un câble ? Rien n’est dit. La scène finale la recouvre d’un satin bleu comme une Vierge de l’Annonciation, sur le Stabat Mater de Pergolèse ; le tas de vêtements posés côté cour s’efface de la scénographie. La brume recouvre le plateau, Suzy devient apparition-disparition sous le toit de néons qui s’inverse jusqu’à l’effacer de la scène.

Scénographe, metteur en scène depuis une vingtaine d’années et comédien, Simon Delétang dirige le Théâtre de Lorient depuis deux ans. Il a monté Suzy Storck en 2019 alors qu’il dirigeait à Bussang le Théâtre du Peuple, s’emparant de la langue précise et rigoureuse de Magali Mougel. Des nombreux spectacles qu’il a présentés, Ubiquité-Cultures se souvient de Tarkovski, le corps du poète, cf. l’article du 8 mai 2018 et de La Mort de Danton, spectacle qu’il a mis en scène à la Comédie Française cf. l’article du 27 février 2023.

Avec Suzy Storck, certains mots, certaines phrases reviennent à plusieurs reprises comme autant de réminiscences. « Je ne suis pas une machine à laver » répète-t-elle, en même temps qu’elle énumère tous les gestes du quotidien. La musique et les motifs sonores (de Nicolas Lespagnol-Rizzi) apportent leur suggestivité, comme points de rupture, espace de transition et expression de la révolte. Ils ponctuent plusieurs moments dramatiques déchaînant la lumière, comme se déchaîne l’océan (création lumière Jérémie Papin). Les costumes suggèrent à peine les changements de situation et cela suffit (création costumes Marie-Frédérique Fillion). C’est un travail d’intensité où la montée dramatique au plateau répond à celle du texte dans un agencement sobre et précis, magnifiquement porté par Marion Couzinié dans le rôle de Suzy, et par tous les acteurs.

Brigitte Rémer, le 2 février 2025

Avec : Marion Couzinié, Simon Delétang, Françoise Lervy, Charles-Antoine Sanchez. Scénographie Simon Delétang – assistanat à la mise en scène Polina Panassenko – création lumière Jérémie Papin – création son Nicolas Lespagnol-Rizzi – création costumes Marie-Frédérique Fillion – accessoiriste Léa Perron – ingénieur conseil Hervé Cherblanc et la voix d’Eliot Hénault-Fillion. Production Théâtre de Lorient/Centre dramatique national. Spectacle produit et créé par le Théâtre du Peuple. Le texte est publié aux éditions Espace 34.

Du 1er au 6 février 2025 – samedi 1er février à 18h, dimanche 2 février à 16h, mardi 4, mercredi 5 et jeudi 6 février à 20h – Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne/Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : theatre-quartiers-ivry.com

Grand-Peur et misère du IIIème Reich

© Simon Gosselin

Texte de Bertolt Brecht, traduction française Pierre Vesperini – mise en scène Julie Duclos, Compagnie In-Quarto – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Paris 6e.

La pièce est écrite entre 1935 et 1938, en pleine période de la montée du fascisme. Elle montre la mécanique totalitariste rampante et qui ronge le quotidien des gens ordinaires, toutes classes sociales confondues.

Pas de violence sur scène si ce n’est morale : la suspicion, la peur face à la répression, la dissolution de toute pensée critique, l’appauvrissement économique et psychologique, le basculement des consciences, sont le pain quotidien de l’époque. On est en Allemagne, années 30, Bertolt Brecht dramaturge, metteur en scène, poète et critique théâtral né en 1898 a déjà écrit Baal, à partir de 1918, héros asocial et marginal, et reçu le Prix Kleist pour sa pièce, en 1922.

L’auteur a fui le pays en février 1933 avec Hélène Weigel son épouse, actrice. Ses livres sont brûlés en autodafé. Pendant quelques mois le couple parcourt l’Europe avant de se poser au Danemark. En 1935 le régime nazi déchoit Brecht de sa nationalité allemande, il reprend son errance forcée en 1939, s’installe en Suède puis en Finlande avant de s’embarquer pour la Californie en 1941, où il résidera avant d’en être chassé par le maccarthysme, en 1947. Son retour en Europe passe par la Suisse avant qu’il ne puisse rejoindre la République Démocratique d’Allemagne où il fonde en 1948 avec Hélène Weigel le Berliner Ensemble, et où il reste jusqu’à sa mort, en 1956.

Julie Duclos qui signe la mise en scène, a aménagé l’ordre des scènes et reconstruit treize tableaux à partir des vingt-quatre écrits par Brecht. Les lieux et les années s’affichent sur un écran. Le plateau est bordé, côté jardin, de la façade d’un bâtiment industriel aux fenêtres réfléchissantes. On pénètre dans une grande cuisine où l’office se trouve au fond, du côté cour et, qui plus tard rejoindra l’élégante bâtisse et dessinera d’autres espaces – un appartement bourgeois, un tribunal, une usine etc. entre réalisme, symbolisme et métaphysique, gommant les frontières entre l’extérieur et l’intérieur. La scénographie, belle et astucieuse, libère les espaces, elle est signée Matthieu Sampeur, les lumières sont de Dominique Bruguière. Tout tend vers l’épure pour laisser l’espace aux acteurs.

La première séquence, La Croix de craie, nous mène à Berlin, 1933. Une grande table pas encore débarrassée après un repas, recouverte d’une nappe blanche. Une discussion qui s’engage entre deux jeunes femmes, Minna la cuisinière, Anna la femme de chambre, et Théo, le SA qui arrive et s’attable, et à qui l’on fait des courbettes. Anna, son amoureuse depuis quatre ans, court lui acheter une bière. Une joute oratoire s’engage entre le frère de la cuisinière, électricien venu apporter des ampoules et qui découvre être marqué d’une croix blanche dans le dos, et le SA qui de plus s’accroche avec Anna, pour des histoires d’argent. À peine rassurée du changement d’attitude de son héros, Anna lance à Minna : « Pouvez-vous aller voir votre frère pour l’avertir de faire bien attention à lui ? »

© Simon Gosselin

On se trouve ensuite à Breslau, 1933, dans un appartement petit-bourgeois où un couple semble aux aguets et se terre, quand il entend tambouriner à la porte voisine et emmener la famille y résidant. C’est l’heure de la soupe et de la délation. « Pourquoi tu vas pas au poste dire qu’ils ont reçu personne samedi dernier ? » apostrophe la femme. Augsbourg 1934. Trouver le droit. Dans le cabinet d’un juge, l’inspecteur raconte une version trouble de l’attaque d’une bijouterie dont l’audience est imminente. « D’après le dossier, je déduis que le magasin où s’est produit l’incident, la bijouterie Arndt, est un magasin juif. » La pression qui s’exerce sur le juge lui fait lâcher prise. Les images qui se reflètent dans les vitres sont lourdes de sens sur la duplicité de chacun. Septembre 1935, c’est le soir, La Femme juive, Judith, infirmière, fait ses bagages et passe ses coups de fil pour dire adieu à ses amis, puis elle répète le discours qu’elle compte tenir à son mari, Fritz, médecin, qui a commencé à avoir des ennuis, jusqu’à ce qu’il apparaisse. « Ils ne t’enverront pas dans un camp, mais demain, ou après-demain, tu n’auras plus le droit d’entrer dans la clinique… Je ne veux pas t’entendre un jour me dire que je dois partir… » lui dit-elle en guise d’adieu.

© Simon Gosselin

Les tableaux se poursuivent, dans la violence de la sphère privée, tous plus cruels les uns que les autres et qui montrent la lâcheté et le terrain meuble dans lequel la société s’est engouffrée. Ainsi Le mouchard cet enfant d’une dizaine d’années engagé dans les Jeunesses hitlériennes comme il se doit, dont les parents se méfient à l’extrême, au point de n’être plus eux-mêmes ; Le Sermon sur la montagne où le mourant, modeste pêcheur, interroge le Pasteur sur la vie d’après, devant sa femme et son fils SA ; Celui qu’on a relâché d’un camp, à Berlin, 1936 et qui de ce fait devient suspect, suscitant la méfiance de M. et Mme Mahn, anciennement ses amis, à qui il propose une simple promenade sur Alexanderplatz ; Karlsruhe 1937, le Secours d’hiver offert par le Führer via les SA à une vieille femme et sa fille, mais qui viennent en fait arrêter la jeune femme ; les Physisiens, 1935 et leurs erreurs de raisonnement qui les mettent en danger ; Aichach 1937,  le Paysan nourrit la truie, de nuit, avec sa femme dans la cour d’une ferme pendant que ses enfants font le gué, images vidéo à l’appui ; Chemnitz, 1937, Le mot d’ordre en plusieurs strophes à connaître par cœur, au sein du local des Jeunesses hitlériennes. Il y a aussi Le Combattant de la première heure, à Calw, 1938, le père Lettner, boucher, qui pour cacher la pénurie, se pend dans sa boutique en laissant son lourd message : « J’ai voté Hitler. »  La politique de l’emploi, Spandau, 1937 où une jeune femme reçoit une lettre lui annonçant la mort de son frère, pilote, un accident déguisé, et qui en perd la raison.

Julie Duclos est artiste associée au Théâtre national de Bretagne aux côtés d’Arthur Nauzyciel après l’avoir été à la Colline puis à l’Odéon auprès de Stéphane Braunschweig. On se souvient, entre autres, de son magnifique Pelléas et Mélisande présenté en 2019 au Festival d’Avignon et repris à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (cf. notre article du 4 mars 2020). La metteure en scène mobilise ici un important travail dramaturgique pour la construction du spectacle où les tableaux s’enchaînent dans une relative fluidité, l’écriture alternant entre de très courtes scènes et d’autres, plus longues. Elle montre les effets du fascisme à travers le quotidien de ces gens ordinaires, qui en sont parfois ridicules, au moment de l’accession d’Hitler au pouvoir. La mise en scène est sobre et repose sur le jeu des acteurs, finement dirigés, chacun jouant plusieurs rôles et laissant transpirer la défiance et la peur, parfois la pauvreté, dans tous les sens du terme. On en sort assez sonnés quand on sait que l’extrême droite guette au coin du bois et que l’Histoire pourrait bien se répéter. Bertolt Brecht déjà nous mettait en garde : « Après la chute de ce Reich, Grand-peur et misère du IIIe Reich ne sera plus un acte d’accusation, mais il sera peut-être, encore, un avertissement. »

Brigitte Rémer, le 31janvier 2025

Avec : Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen, et, en alternance, les enfants Mélya Bakadal, Salomé Botrel, Eliott Guyot, Julien Peterson, Philaé Mercoyrol Ribes, Raphaël Takam. Scénographie Matthieu Sampeur – lumières Dominique Bruguière – vidéo Quentin Vigier – son Samuel Chabert – costumes Caroline Tavernier – assistanat à la mise en scène Antoine Hirel – assistanat à la lumière Émilie Fau – régie générale Sébastien Mathé – régie plateau David Thébault – production L’In-quatro – Le texte est publié aux éditions de L’Arche/scène ouverte.

Du 11 janvier au 7 février 2025, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006. Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h – site : www.theatre-odeon.eu – tél. : 01 44 85 40 40. En tournée : Théâtre National Populaire, Villeurbanne, du 13 au 22 février -Théâtre du Nord, Lille, du 27 février au 2 mars – en projet, saison 2025-2026 : Les Gémeaux, Sceaux – Comédie de Caen/CDN de Normandie – Théâtre National de Nice.

L’Éloge des possibles

Chorégraphie de Raphaël Cottin, compagnie La Poétique des signes, à micadanses-Paris, dans le cadre du Festival Faits d’hiver

© Frédéric Iovino

Le programme se compose de fragments courts et musiques de différents styles, de Vivaldi et Bach à Murray Head et Sylvie Vartan, qui, au bout du compte, dessinent une écriture chorégraphique finement ciselée et forment l’œuvre. L’ensemble s’enchaîne dans une superbe fluidité.

La première pièce, Quel est ce visage ? est signée de Christine Gérard, et fut créée en 2001 pour Raphaël Cottin qui fut son élève. À l’origine, elle se composait de sept soli pour sept masques. Le chorégraphe reprend ce Solo du masque rouge, dont il confie l’interprétation à Arthur Gautier, remarquable, sur la cantate sacrée Nisi Dominus du Stabat Mater d’Antonio Vivaldi. Le masque est en soi un objet troublant et un artifice de théâtre. Il prive du regard du danseur. Est-on devant un homme blessé ? La précision et la maîtrise du geste sont impressionnantes. Le tracé est au cordeau, on est dans l’art du détail et de la miniature. Quand la musique se suspend, l’homme enfin effleure son visage et entre dans la nuit. C’est un bel hommage que rend Raphaël Cottin à Christine Gérard qui a notamment dansé pour Jacqueline Robinson, Françoise et Dominique Dupuy, Susan Buirge, Daniel Dobbels et d’autres, et qui a créé avec sa compagnie, Arcor, plus d’une quarantaine de chorégraphies, de 1975 à 1999. Entre les masques lui avait valu une mention du ministère de la Culture et le prix du public au concours de Bagnolet, en 1979. Avec le goût et le talent de la transmission, Christine Gérard a enseigné plus d’une vingtaine d’années au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.

Dans ce second temps de la partition, une danseuse (Amandine Brun) et un danseur (Paul Grassin) rejoignent Arthur Gautier dont on découvre le visage. Dans des mouvements très lents qu’ils développent à l’extrême, ils mettent leurs pas dans la musique folk de Murray Head et interprètent Air, Eau – éléments de nos signes du zodiaque, dans une grande concentration et écoute. Puis les Souvenirs du Conservatoire et souvenirs du masque sur un quatuor à cordes et piano de Yann Ollivo, reçu par Raphaël Cottin comme cadeau d’anniversaire pour ses dix-huit ans, travaille sur le regard, les tours de plateau, les rotations et les pirouettes, et introduit au mouvement suivant, Motion, l’action pour l’action / motion, not emotion, sur Sweet dreams du groupe Eurythmics, et Déprime, de Sylvie Vartan, pièce qui mêle d’une manière dynamique des gestes en décalé d’une grande rigueur, liberté et expressivité, du jeu et un espace ludique, de l’agilité et de la légèreté. C’est aussi une ode à la femme dans un solo habité.

En milieu de programme, comme chaque soir, Raphaël Cottin aime à créer la surprise pour ses danseurs qu’il entraîne dans une improvisation. C’est le moment Événement de la soirée, le public est dans la confidence. À chaque représentation, un événement nouveau alimente cinq minutes d’improvisation. Ce soir-là, pour nous, le chorégraphe distribue une dizaine de lampes torches dans le public qui sera chargé d’éclairer la séquence, le danseur devant s’inscrire dans la proposition du public. Le compteur tourne, les jeux d’ombre s’affichent sur le mur du fond, une rivière violette coule sur le plateau, l’un l’enjambe, l’autre marche dans l’eau, et chacun construit ce moment selon son inventivité. Un soir précédent, les spectateurs étaient chargés d’inventer la musique qui allait permettre aux danseurs d’habiter le plateau à leur manière.

© Frédéric Iovino

Un Espace complémentaire offre ensuite d’entendre la voix expressive d’Ivo Dimchev selon Gershwin, dans Summertime, sur lequel un duo de danseurs se déploie, avant de retrouver le Nisi Dominus de Vivaldi. La dernière pièce pour quatre danseurs, sur le concerto pour quatre claviers BWV 1065 de Jean-Sébastien Bach, plus étirée, ne ferme pas le spectacle. Très majestueuse, elle est savamment composée en un mouvement d’ensemble précis et élaboré où le geste est offert et poétique pour nous mener, dans sa dernière partie, jusqu’à la salle de répétition où la professeure chorégraphe commente le travail qui évolue, comme le temps. Une mathématique du mouvement se met en marche, portée par le rythme donné 1- 2 -3- 4, 1-2, 1-2-3… entre équilibres, symétrie et asymétrie et avec beaucoup de gaieté. La voix s’amplifie, un grand brouhaha s’installe. Le danseur devient marionnette, ou pantin, reprenant l’allusion au masque du début du spectacle.

La compagnie La Poétique des Signes, basée à Tours, porte bien son nom. Elle est art poétique et travaille avec subtilité le signe, dans la concentration de l’acteur. Danseur, chorégraphe de la compagnie, pédagogue et notateur du mouvement en cinétographie Laban, Raphaël Cottin s’intéresse autant à la création chorégraphique qu’à l’étude du mouvement, ce qui imprime un côté théâtral à son art du geste. Les études labaniennes qu’il mène sont en effet intégrées dans ses créations.

© Frédéric Iovino

Formé au Conservatoire de Paris dans les années 1990, il y reçoit l’enseignement de grands noms de la danse classique et contemporaine, comme Wilfride Piollet et Jean Guizerix, Peter Goss, Odile Rouquet et André Lafonta, qu’il prolonge par des études labaniennes, avec Noëlle Simonet et Angela Loureiro. Il a dansé pour Stéphanie Aubin, Christine Gérard, Odile Duboc et Daniel Dobbels, avant de rejoindre en 2008 la compagnie de Thomas Lebrun, aujourd’hui directeur du Centre chorégraphique national de Tours, au sein de laquelle il danse.

En 2001, la chorégraphe Christine Gérard – dont Raphaël Cottin fut élève au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris de 1992 à 1998 – crée Quel est ce visage? une suite de 7 soli pour 7 masques. Parmi eux, Raphaël Cottin interprète le masque rouge à sa création et le masque gris. Il reprend le solo au sein de sa compagnie en 2006 puis en 2012 et le retranscrit en cinétographie Laban, permettant d’en sauvegarder l’écriture et d’en assurer la transmission et le passage d’un danseur à l’autre, tout en le transformant en une nouvelle écriture, une nouvelle œuvre.

Avec L’Éloge des possibles, on voyage d’un solo à un quatuor à travers différents tempos et rythmes portés par trois danseurs et le chorégraphe, qui habitent l’espace et les variations avec une grande finesse et précision dans les vibrations partagées. Une belle soirée !

Brigitte Rémer le 29 janvier 2025

© Frédéric Iovino

Interprétation : Amandine Brun – Raphaël Cottin – Arthur Gautier – Paul Grassin. Collaboratrice artistique Christine Gérard – lumières Catherine Noden – costumes Catherine Garnier – son Emmanuel Sauldubois – musiques : Vivaldi, Bach, Gershwin, Murray Head, Eurythmics, Sylvie Vartan, Yann Ollivo. Production La Poétique des Signes – coproduction micadanse, Paris.

Les 27 et 28 janvier 2025, à micadanses, 15, rue Geoffroy-l’Asnier – 75004. Paris –  métro : Saint-Paul / Pont-Marie – site : www.micadanses.com et www.lapoetiquedessignes.com – tél : 01 71 60 67 93.

Vie et Destin

De Vassili Grossman – adaptation pour la scène à partir du texte original, René Fix – mise en scène Gerold Schumann, Théâtre de la Vallée – univers musical, Yannick Deborne – au Théâtre Studio d’Alfortville.

© Jennifer Herovic

C’est un réel défi que de vouloir porter à la scène un tel roman de plus de mille deux cents pages, écrit par Vassili Grossman, né en Ukraine en 1905, mort à Moscou en 1964, connu pour son travail de correspondant de guerre à partir de 1941.

Membre de l’Union des écrivains soviétiques tout en restant à distance du réalisme soviétique ambiant, admiré par certains, Vassili Grossman est en même temps Persona non grata en Union Soviétique et censuré par les autorités. En 1962, quelques années après la mort de Staline, Vie et Destin, son œuvre-phare est en effet saisie. On la croyait perdue, mais l’auteur avait eu la prudence d’en déposer une copie chez des amis, qui la mettront sous microfilm et la passeront à l’ouest. Le texte sera finalement publié en 1980, en Suisse, et il faudra attendre 1989 et la glasnost, pour qu’il paraisse en Russie.

© Jennifer Herovic

« Témoin capital perçu par les uns comme le grand écrivain russe du destin juif, il n’aura de cesse d’être aussi le grand écrivain juif du destin russe » rappelle le dossier de presse. Issu d’une famille bourgeoise cultivée, famille juive ayant abandonné toute pratique religieuse, le père de l’auteur est ingénieur chimiste et sa mère professeure de français. Il publie Années de guerre, ses derniers articles qui relatent entre autres son expérience à Berlin au sein de l’Armée rouge. C’est du nazisme et du totalitarisme comme chambre d’écho, ainsi que de la condition humaine dont parle Vie et Destin, Vassili Grossman en a commencé l’écriture dès 1948, pour l’achever en 1962. C’est une immense fresque qui prend pour modèle Guerre et Paix de Léon Tolstoï qui lui-même s’était inspiré du sociologue Pierre-Joseph Proudhon et de son écrit La guerre et la paix, publié en 1861, les deux hommes s’étaient d’ailleurs rencontrés. Proche de l’histoire politique d’hier en même temps que d’aujourd’hui, sur fond de guerre russo-ukrainienne infligée par la Russie poutinienne, en préambule, ce mot de l’auteur, intemporel : « En mille ans l’homme russe a vu de tout, la grandeur et la super-grandeur, mais il n’a jamais vu une chose : la démocratie. »

La scène est un no man’s land, espace blanc, comme surexposé dans tous les sens du terme et comme les images vidéo le souligne, un espace mental. Quelques débris de bâtiments épars participent de la scénographie au titre d’accessoires (Pascale Stih, vidéo, scénographie – Philippe Lacombe, lumières). Côté cour, en fond de scène, le guitariste ponctue l’action de sa partition musicale (Yannick Deborne). Les acteurs restent présents sur scène tout au long de la représentation, quand ils sortent de l’espace de jeu, ils restent comme spectateurs à la frontière du plateau, enfermés dans l’Histoire. « Une des propriétés les plus extraordinaires de la nature humaine est la soumission… La violence glorifiée par les systèmes sociaux totalitaires a été capable de paralyser l’esprit de l’homme… La terreur continuelle est le fondement du totalitarisme… » pose Vassili Grossman qui, derrière le labyrinthe de son écriture à travers différents espaces et séquences de la violence historique, propose des territoires de réflexion. « Toute vie est unique. J’écris pour ceux qui ne sont pas là », dit-il.

© Jennifer Herovic

Autour d’un feu de camp, un civil portant un brassard inscrivant le mot Press pose un livre, Vassili Grossman sans doute. Son rôle est d’écrire, pour témoigner. « Le brouillard recouvre la terre. On sent la respiration du camp à de nombreux kilomètres. »  On est à Stalingrad, où les combats ont fait rage de juillet 1942 à février 1943, opposant les forces de l’URSS à celles du Troisième Reich, pour le contrôle de la ville. Le feu de camp est une des unités de lieu qui revient de manière récurrente tout au long du spectacle, un lieu d’échange et de règlement de comptes, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi Krymov (Thomas Segouin) menaçant Grekov : « J’ai reçu l’ordre de vous démettre de votre commandement, s’il le faut. Pourquoi tolérez-vous les propos politiques erronés de certains de vos soldats ? » Ainsi Sofia (Thérésa Berger) enlevant sa veste et laissant apparaitre une étoile jaune sur sa robe.

L’autre unité que construit la pièce, à partir du roman de Vassili Grossman s’intitule Rêveries nous en traversons vingt-quatre qui nous conduisent de Stalingrad /Immeuble 6 bis, à Stalingrad aux murs griffés et en ruines, en passant par une multiplicité de lieux et de situations, ce qui donne un aspect assez morcelé à l’ensemble.

L’un des héros est aussi Strum (François Clavier), qui travaille à l’Institut d’études nucléaires et bataille face à son directeur, Chichakov (Vincent Bernard), pour poursuivre ses recherches sur la fission nucléaire. « Vos nouvelles théories, très personnelles, contredisent les théories du Parti sur la nature de la matière, il vous faut produire au plus vite une mise au point… » s’entend-il dire par ce directeur compromis et il se verra privé de son outil de travail. Et soudain, un coup de fil de Staline s’intéressant à la fission nucléaire sachant que les Américains l’explorent, eux-aussi, par tous les moyens.

Une des scènes fortes du spectacle est ce moment où Anna (Maria Zachenska) écrit à son fils pour lui faire ses adieux avant de partir pour le ghetto : « Vitia, mon fils, je suis sûre que cette lettre te parviendra, bien que je sois derrière les barbelés du ghetto juif. Je ne recevrai jamais ta réponse car je ne serais plus en vie. Je veux que tu saches ce qu’ont été mes derniers jours, il me sera plus facile de quitter la vie à cette idée… Souviens- toi qu’en tes jours de bonheur et qu’en tes jours de chagrin l’amour de ta mère sera avec toi. »

D’un camp d’extermination à un camp de prisonniers en Russie, tenu par les Allemands, une scène entre Liss et Eichmann, des plus cyniques fait dire au premier : « Obersturmbannführer Eichmann, j’ai visité le camp d’extermination… Nous pouvons être fiers du travail accompli. Comment avez-vous apprécié notre petite surprise ? Ce sont les constructeurs qui ont eu l’idée d’installer au milieu de la nouvelle chambre à gaz une petite table avec du vin et des hors-d’œuvre ! »

© Jennifer Herovic

Puis on est transporté dans une ferme, quelque part en Ukraine où la Femme regrette que les Allemands n’aient pas radié les kolkhozes. « On a très vite compris que les kolkhozes, ça les arrangeait bien » ajoute-t-elle. Et elle poursuit très en colère face à un Semionov soupe-au-lait :  « Tu te souviens comment t’étais quand t’es arrivé ici ? Eh bien, toute l’Ukraine était comme ça en 1930. On a mangé des orties, quand il n’y a plus eu d’orties, on a mangé de la terre. Ils ont pris le grain jusqu’à la dernière petite graine. » Sous Staline quatre millions d’Ukrainiens ont été anéantis par la famine.

Espionnage, sabotage, ligne de front, bruit des bombes, simulacre de procès, on passe d’une séquence à l’autre de manière assez pointilliste. Les comédiens font des prouesses pour se changer et glisser d’un personnage à l’autre et le spectateur pour se repérer d’une géographie à l’autre et d’un débat à l’autre. Gerold Schuman qui a créé le Théâtre de la Vallée il y a une trentaine d’années tire les fils d’un roman titanesque et nous perd un peu en chemin. Il a mis en scène de nombreuses pièces de Thomas Bernhardt, Goethe, Brecht, Tabori, Wedekind et beaucoup d’autres. S’introduire dans Vie et Destin de Vassili Grossman est téméraire, même si l’adaptation de René Fix permet le voyage. On sent comme une frustration de ne pouvoir approfondir chacun des sujets de ce kaléidoscope historique et politique qu’on aimerait retenir sur scène et dont les images se succèdent, en s’effaçant les unes les autres.

Brigitte Rémer, le 27 janvier 2025

Thérésa Berger : Soldate Irina, Sofia, Katia, Juge 1, La femme – Vincent Bernard : Le civil, Serioja, Chichakov, Soldat Stepan, Semionov, Soldat SS, Juge 2 – François Clavier : Soldat Ivan, Mostovskoï, Grekov, Strum, Eichmann, Juge 3 – Thomas Segouin : Conducteur de train, Soldat Sacha, Krymov, Liss, Soldat allemand, Ossipov – Maria Zachenska : une Soldate, Anna, Lioudmila, la Soldate Press, La femme ukrainienne, Juge 4. Yannick Deborne, Univers musical –  Pascale Stih, vidéo, scénographie – Philippe Lacombe, lumières. Coproduction Théâtre de la vallée, Théâtre de l’Arlequin, coréalisation Théâtre Studio, Alfortville.

Mardi 21 janvier, jeudi 23 janvier, mardi 28 janvier, jeudi 30 janvier : à 14h et à 20h30 – mercredis 22 et 29 janvier, vendredis 24 et 31 janvier, samedis 25 janvier et samedi 1er février, à 20h30, au Théâtre Studio, Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, 94140. Alfortville – tél. : 01 43 76 86 56 – site : www.theatre-studio.com – En tournée : mercredi 30 avril, Théâtre de l’Arlequin, Morsang-sur-Orge, à 14h et à 20h30, 35 rue Jean Raynal. 91390. Morsang-sur-Orge – tél. : 01 69 25 49 15.

Théâtres de Palestine et du Liban

© David Sarrautin

Rencontre et lectures de textes dramatiques signés d’auteurs de Palestine et du Liban, dimanche 19 janvier, à la MC93, maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny.

C’est autour des récits et dramaturgies de Palestine et du Liban des années 1960 à nos jours que se sont réunis des acteurs et actrices proposant des lectures d’extraits de pièces aux spectateurs et spectatrices venus les écouter.

Le travail en amont et la collecte des textes se sont faits autour de Najla Nakhlé-Cerruti, chargée de recherche au CNRS, chercheuse à l’Institut Français du Proche-Orient d’Amman et qui a signé entre autres La Palestine sur scène, une expérience théâtrale palestinienne (2006-2016) ainsi que L’individu au centre de la scène, publication de trois pièces du répertoire palestinien contemporain dont on entendra des extraits : Dans l’ombre du martyr, écrit par François Abou Salem en 2011, Le Temps parallèle de Bashar Murkus, pièce écrite en 2014 et Taha de Amer Hlehel, la même année.

© David Sarrautin

Cette rencontre a été réalisée sur une idée originale du Théâtre des 13 vents / Centre dramatique national de Montpellier, que dirigent Nathalie Garraud et Olivier Saccomano. Elle permet de découvrir la richesse d’un répertoire méconnu, et d’éclairer la situation actuelle de la création en Palestine et au Liban, dans un contexte de guerre. Najla Nakhlé-Cerruti est accompagnée d’Olivier Neveux, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’ENS de Lyon pour présenter les auteurs et les œuvres. Un maître du oud, Hareth Mhedi, chanteur et compositeur syrien, interprète des pièces qu’il a écrites pour instrument solo ou qu’il accompagne d’un chant. Il a notamment composé une pièce instrumentale inspirée par le sort des prisonniers politiques.

Dans le partage de l’histoire théâtrale de la Palestine et du Liban, les voix qui ont fait vivre des décennies durant la création artistique, se font entendre, à commencer par celle de Ghassan Kanafani, intellectuel engagé dans la défense de la cause palestinienne et figure majeure de la littérature palestinienne et de la résistance, né en 1936 à Acre en Palestine. Contraint de quitter son pays avec sa famille lors de la Nakba, en 1948, il a vécu principalement en Syrie et au Liban où il fut assassiné par le Mossad israélien en 1972. Retour à Haïfa, publié en 1970 et adapté au cinéma a contribué à le faire connaître. Trois de ses pièces ont été publiées à titre posthume. Lecture est donnée d’un extrait de sa pièce, La Porte, publiée en 1964, qui travaille sur la métaphore, avec un héros qui, à titre de sanction, se trouve face à une porte fermée, qu’il lui est impossible de forcer. « Choisir… C’est un mensonge ! Est-ce que tu peux choisir le temps, le moment où tu es heureux et malheureux ? La mort… L’ultime véritable liberté… »

© éditions L’Espace d’un instant

Suit un extrait de : Un long film américain, écrit en 1979 par Ziad Rahbani, dramaturge, comédien et musicien, fils aîné de la grande chanteuse libanaise Fairuz, qui, s’émancipant des modèles imposés, évoque un Liban mythique et déconstruit l’héritage musical familial. L’histoire se passe dans un hôpital psychiatrique de Beyrouth. Hommage à Elias Khoury ensuite – qui vient de disparaître en 2024 – avec un extrait de sa pièce, La Mémoire de Job. Grand écrivain romanesque, auteur de La Porte du soleil, Elias Khoury traite des disparus pendant la guerre civile et de la restitution, en même temps qu’il parle du théâtre dans l’Histoire. Sur le clocher de l’église des Capucins dans le quartier de Hamra, à Beyrouth, apparaissent chaque matin de nouveaux graffitis signés Ayyoub/Job ; une troupe de comédiens invente la biographie du personnage.

Sous les pins, Suhmata, pièce écrite en 1996, trois ans après les Accords d’Oslo, par Henna Eady, met en vis-à-vis un grand-père et son petit-fils sur le passé palestinien. Suhmata est ce village prit d’assaut en 1948 dont les habitants ont dû s’enfuir, laissant le village en ruine. « Ils ont planté des pins pour cacher le paysage…. Ils ont volé toute l’eau du pays… – Grand-père, quelle est votre histoire, avant ? – On n’était pas réduit à l’esclavage, à ce point… »

François Abou Salem © Archives IFPO, Amman

Puis vient le nom de François Abou Salem, acteur, auteur, metteur en scène et réalisateur. Né en 1951 d’un père poète et médecin, Loránd Gáspár, en charge des hôpitaux de Jérusalem, et d’une mère scénographe, élevé à Jérusalem-Est, fondateur du Théâtre National Palestinien/El-Hakawati, l’artiste s’est suicidé à Ramallah en 2011. En 1983, il avait restauré un cinéma de Jérusalem incendié, Al-Nuzha, pour en faire le quartier général du Théâtre National Palestinien dont il avait pris la direction artistique. Il y avait mis en scène entre autres Dario Fo, Brecht, Ritsos, Tchekhov, l’auteur palestinien Hussein Barghouti, les poètes persans Farid-uddin Attar et Omar Khayyām, et beaucoup d’autres. Il travaillait entre la France, l’Europe et la Palestine, avait interprété en solo Une mémoire pour l’oubli de Mahmoud Darwish, avait reçu des mains du président Yasser Arafat le Prix Palestine pour l’ensemble de son travail théâtral, en 1998. Avec le monologue de François Abou Salem, Dans l’ombre du martyr, son texte ultime, Nidal Abd al-Latif livre le récit de ses souvenirs avec son frère, mort pendant la seconde Intifada et dans l’ombre duquel il vit. « Je meurs dans l’ombre du héros. J’ai aimé Jaber comme un petit frère ; maintenant tout le monde l’aime comme un héros. Je n’arrive pas à me réjouir… Tu es jaloux de sa gloire ! » On est dans le domaine de la psychanalyse et de la neurologie : « Venez, je vais vous montrer la mansarde de la maison du cerveau… La mansarde est habitée par le prénommé… » Les objets tels que blouse, masque chirurgical, miroir, chaises y jouent un rôle important. « Quel visage donneriez-vous à la sagesse ? »

Hash, de Bashar Murkus © Piero Tauro

Produite par Al-Midan, anciennement Théâtre Arabe de Haïfa, le seul théâtre public israélien consacré à la création palestinienne, la pièce, Le Temps parallèle de Bashar Murkus, metteur en scène et écrivain, directeur artistique du Théâtre Kashabi à Haïfa, traite de la question très controversée des prisonniers politiques palestiniens emprisonnés dans les prisons israéliennes. Elle s’inspire de la vie et des écrits de Walid Dakka, né en 1961, emprisonné en Israël depuis le 25 mars 1986 et condamné à perpétuité pour avoir participé au meurtre d’un soldat israélien, en août 1984. Figure emblématique et populaire parmi les prisonniers palestiniens détenus en Israël, après une longue bataille juridique, Walid Dakka avait reçu l’autorisation de se marier en prison avec une journaliste palestinienne, en 1997. « La prison est comme un feu qui se nourrit des vestiges de la mémoire… J’écris pour mon fils qui n’est pas encore de ce monde… »  Le spectacle avait mené à la suspension des subventions de la compagnie. (voir aussi l’article sur Hash, autre spectacle de Bashar Murkus, dans Ubiquité-Cultures du 26 novembre 2021).

Le monologue Taha, écrit en arabe par l’acteur et dramaturge palestinien Amer Hlehel en 2014, s’inspire de la vie du grand poète palestinien autodidacte Taha Muhammad Ali, né en 1931, symbole d’une Palestine perdue et reconquise par les mots. Le récit biographique se mêle à des extraits de poèmes et s’inscrit dans l’héritage du conteur, el hakawati. « La poésie s’imposait à moi… Je vais dessiner l’univers et écrire le monde… » Augures, de Chrystèle Khodr, auteure et metteure en scène libanaise propose une ré-écriture de l’Histoire sur la partition de Beyrouth et l’inventaire des théâtres, tous décimés. Le spectacle fut présenté à la MC93 Bobigny, de même qu’un autre de ses spectacles, Ordalie. (cf. Ubiquité-Cultures du 19 mai 2023 et du 3 juin 2024). Enfin, le texte de Yehya Jaber, journaliste culturel militant, acteur et metteur en scène, écrit en 2024 en dialecte du sud Liban, Quoi porter, évoque le transfert de prisonniers.

Augures, de Chrystèle Khodr © MC93

Ce voyage dans les textes des Théâtres de Palestine et du Liban s’est clôturé par la lecture d’un poème de Haidar Al-Ghazali, jeune poète gazaoui de vingt ans qui poste ses messages sur les réseaux sociaux. La lecture est en bilingue : « Ô toi, génocide, lève-toi de bonne heure pour te rincer le visage dans la lumière… Ô génocide, prends ma vie, il se peut que tu meures. »

Parmi les commentaires qui ont accompagné ces lectures de textes, ont été évoquées les difficultés de la création théâtrale dans la fragmentation des espaces qui oblige à l’obtention d’un régime de mobilité selon différents types de statut, que l’on soit résident dit temporaire, citoyen arabe israélien, Palestinien de Cisjordanie ou de la Bande de Gaza avec blocus imposé par Israël et par l’Égypte ; la disparition des lieux de formation et de pratique des arts tant en Palestine qu’au Liban ; la complexité de faire des recherches faute d’archives dont beaucoup ont été détruites comme les archives ottomanes de Gaza et les archives de nombreuses bibliothèques de la région ; souvent l’impossibilité d’accès au terrain ou l’accusation de militantisme entrainant censure et sanction.

Cette rencontre autour des textes de Palestine et du Liban fut un moment exceptionnel dans la découverte d’auteurs et de dramaturgies souvent méconnues, leur richesse d’expression, le manque de traduction, un moment d’émotions dans cet art du partage qu’est le théâtre.

Brigitte Rémer, le 25 janvier 2024

Taha, de et avec Amer Hlehel dans les ruines du village de Katar Bir’am, abandonné en 1948

Textes de : François Abou Salem, Haider Al-Ghazali, Henna Eady, Amer Hlehel, Yehya Jaber, Ghassan Kanafani, Chrystèle Khodr, Elias Khoury, Bashar Murkus, Ziad Rahbani – Avec : Julie André, Eric Charon, Sarah Chaumette, Aleksandra de Cizancourt, Sylvain Creuzevault, Valérie Dréville, Olivier Faliez, Nathalie Garraud, Raymond Hosni, Sandra Iché, Charbel Kamel, Jean-Christophe Laurier, Marie Payen, Richard Sandra, David Seigneur, Annabelle Simon, Elie Youssef – Présenté avec le Théâtre Gérard-Philipe, Centre dramatique national de Saint-Denis.

Dimanche 19 janvier, à la MC93, maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 Bd Lénine, Bobigny. métro : Bobigny Pablo Picasso – tél. :  01 41 60 72 72 – sites : MC93?com – www.13vents.fr – www.tgp.theatregerardphilipe.com

Ici sont les Dragons

1917, la Victoire était entre nos mains, première époque, une création collective du Théâtre du Soleil dirigée par Ariane Mnouchkine, en harmonie avec Hélène Cixous – à la Cartoucherie de Vincennes.

© Lucile Cocito

C’est un grand spectacle populaire en plusieurs époques inspiré par des faits réels, annonce le Théâtre du Soleil qui en cette première étape débute son récit sur le front du Pas-de-Calais, en 1916. « Tout commence toujours par une guerre » lance le texte. La genèse du spectacle repose sur la compréhension du présent, c’est dans l’ADN du Théâtre du Soleil d’établir des ponts avec la grande Histoire pour parler d’aujourd’hui. Depuis le 24 février 2022, cet aujourd’hui c’est l’Ukraine et la tentative d’annexion et de destruction du pays par la Russie de Poutine. Pour comprendre cette ingérence et ce coup de force, Ariane Mnouchkine remonte le temps, à compter de février 1917 par la voix de Cornelia, narratrice chargée de commenter les événements.

On est dans une étendue de désolation que traduisent les puissantes images en fond de scène et les toiles peintes qui se déploient sur le plateau. Un soldat écrit. Churchill demande à aller sur le front. Il n’est plus membre du gouvernement depuis plusieurs mois, conséquence de l’expédition des Dardanelles en Turquie qui a échoué et qui lui a coûté son poste de Premier lord de l’Amirauté. On le nomme comme officier surnuméraire au 2e bataillon de grenadiers stationné à Merville, à la frontière belge, avec force réserve en gros cigares et alcools toutes catégories.

© Lucile Cocito

Les acteurs qui représentent les personnages totems du spectacle, ici Churchill, plus tard, Lénine, Staline et Trotski, portent des masques surdimensionnés qui leur confèrent des allures de marionnettes. Les textes sont enregistrés dans les langues originales – en ukrainien, russe, allemand et anglais – et l’acteur semble comme en play-back.

Tout se passe autour de Petrograd, anciennement Saint-Pétersbourg. Le 24 février 1917, le peuple manifeste sur un pont de la ville, pour la Paix, la Terre, le Pain. La farine est retenue par les spéculateurs, ouvrant sur la crise du pain. Des émeutes grondent : « À bas le gouvernement ! À bas la guerre ! À bas le tsar ! » L’aristocratie est menacée, la monarchie aussi. Nicolas II, Empereur de toutes les Russies disparaît. Le sang va couler. Le peuple lutte avec âpreté. Le conseil des députés ouvriers se réunit.

La première partie du spectacle nous place au cœur de la révolution russe, processus qui a conduit en février 1917 au renversement du régime tsariste. La seconde partie nous mène, en octobre de cette même année 1917, à la prise de pouvoir par les bolcheviques et à l’installation d’un régime communiste, à l’initiative de Lénine. Une guerre civile d’une rare violence suit avec l’effondrement de l’économie russe et une famine des plus sévères.

25 février 1917, à la Stavka, grand quartier général de l’Empereur, à Moguilev, Nicolas II est loin de Petrograd quand l’émeute éclate. Marins et politiques se déchirent. Un gouvernement provisoire est nommé : à droite, un comité au sein de la Douma, conservatrice ; à gauche, le Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd. On convoque une Assemblée constituante. La Russie est alors un laboratoire de démocratie. Ce double pouvoir installé au Palais de Tauride rassemble, dans l’interprétation du Théâtre du Soleil, le chœur des cosaques et paysans ainsi que le chœur des citoyens de Petrograd. Les toiles peintes reviennent, toutes aussi belles et précises dans la cartographie mnouchkinienne, Ariane, jamais très loin et qu’on entend crier : « Vous pouvez aider à sortir le décor ? »

© Lucile Cocito

En mars 1917, sur le front de Picardie, on croise entre autres Adolf Hitler et Irakli Tsérétéli, d’origine géorgienne, qui œuvre au sein du Comité exécutif du Soviet et soutient le gouvernement provisoire pour contenir la pression bolchévique. Un ouvrier du Soviet appelle au mégaphone. On est ensuite sur le front germano-russe, dans les tranchées, quelque part en Ukraine de l’Ouest, puis le 18 mars 1917, gare de Moscou, à Petrograd. Un train à vapeur, modèle réduit, passe. Lénine gesticule. En avril 1917 se croisent à la gare de Finlande, toujours à Petrograd, Lénine, Staline, Zinoviev, des soldats. Lénine, bon orateur, énonce ses différentes thèses, donnant lieu à des discussions contradictoires. On le dit fini et peu dangereux. La Révolution russe a ouvert la première brèche.

Après l’entracte, un piano est apporté. On est en octobre 1917 à l’Ambassade de France de Petrograd. Le cuirassé Aurore a tiré. Journalistes et soldats s’y rencontrent, L’union sacrée est en marche. Le 25 octobre, au Palais d’hiver, Lénine a la parole. Le gouvernement provisoire est renversé. On croise Joseph Goebbels en Allemagne. Léon Trotski apparaît sur le petit pont de Petrograd. Les images sont belles, inspirées des grands peintres comme Claude Le Lorrain et Vassili Surikov mais aussi des brumes de Turner. On traverse des bruits de foule. Trotski parle. Trois femmes aux lanternes traversent la scène comme des dibbouks, des charriots apparaissent avec les chevaliers de l’Apocalypse. Une lecture évoque « la race du nord et sa supériorité », la germanisation mondiale, le dieu germanique, les races inférieures. On est en route vers un État parfait… « Nous voulons régner sur toute la planète… Nous exterminerons la bourgeoisie comme classe. »

La toile blanche du fond de scène est enlevée, le sol est à nouveau gelé. « Où suis-je ? En Russie, Pologne, Ukraine ? » L’Ukraine possède les terres les plus fertiles du monde. Un de ses héros, Nestor Makno, qui défend le communisme libertaire, mourra dans la misère, à Paris, en 1934. « Je veux qu’on parle de tous les pogroms… »  Mais Il faudra attendre la deuxième époque, annonce la troupe. Une carte de la région Ukraine Russie s’affiche et se délite, un symbole fort. Lecture d’un poème. Le 7 novembre 1917, l’Ukraine déclare son Indépendance comme République Démocratique d’Ukraine. Un vote est organisé en décembre. Les 5 et 6 janvier 1918 une Assemblée constituante éphémère se forme en Russie soviétique avant d’être dissoute par le gouvernement bolchevik.

© Lucile Cocito

Ainsi va l’Histoire et les insurrections à la manière du film de Sergueï Eisenstein, Le Cuirassé Potemkine qui lui, évoquait la mutinerie de 1905 devant le port ukrainien d’Odessa. Ariane Mnouchkine nous entraîne au cœur des dictatures du début du XXème siècle, et dans l’enfer des champs de bataille, une manière d’exprimer sa colère et sa révolte face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie depuis plus de deux ans. Sur la scène, plus d’une cinquantaine d’acteurs et d’actrices qui se sont plongés intellectuellement dans des lectures pour analyser le conflit d’aujourd’hui, s’affairent avec une énergie folle dans la multiplicité des personnages à interpréter, des décors à construire et à déconstruire notamment autour des toiles peintes.

© Lucile Cocito

Le générique est immense, et aussi impressionnant en coulisses que sur scène. Clémence Fougea accompagnée de Ya-Hui Liang, placées côté cour ponctuent chaque soir par la musique les actions, le bruit et la fureur, composent les brumes, tornades et chevauchées, aidées pour le son par Thérèse Spirli et Mila Lecornu. Côté images, Diane Hequet a créé les aubes et les crépuscules et projette les images, avec Pierre Lipone. Virginie Le Coënt et Lila Meynard sont aux lumières, avec Noémie Pupier et Bérénice Durand-Jamis. Les peintures des décors, les cartes, les patines, sont signés Elena Ant et Hanna Stepanchenko et les soies Ysabel de Maisonneuve. Les masques de certains protagonistes ont été réalisés par Erhard Siefel et Simona Vera Grassano, d’autres ainsi que des accessoires par Xevi Ribas assisté de collaborateurs. David Buizard entouré d’une grande équipe technique a supervisé les décors. La liste est longue de tous les autres techniciens que nous ne pouvons nommer, des acteurs et actrices qui ont interprété la multiplicité des personnages.

Une fresque comme celle qu’offre aujourd’hui Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil qui œuvrent pour et avec le théâtre depuis soixante ans, est quelque chose de rare. La metteure en scène et l’âme du Théâtre du Soleil a l’art de communiquer son énergie à tous et de lancer des sujets en prise directe avec la réalité, notamment autour des totalitarismes, aujourd’hui sur la problématique de l’Ukraine dans la guerre que lui impose la Russie depuis deux ans. Elle interroge le pouvoir du théâtre dans sa capacité à représenter l’époque et à traiter de questions politiques, sociales, humaines et artistiques, vitales pour l’équilibre du monde. Elle en fait récit devant le monde.

Brigitte Rémer, le 20 janvier 2025

© Lucile Cocito

Du 27 Novembre 2024 au 27 Avril 2025 au Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris. Métro : Château de Vincennes, puis navette gratuite ou bus 112 arrêt Cartoucherie.

Ici sont les Dragons – 1917, la Victoire était entre nos mains, première époque, est une création collective du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine, en harmonie avec Hélène Cixous pour le texte, réalisée avec les équipes artistiques et techniques du Théâtre du Soleil. Le spectacle est coproduit par le TNP-Villeurbanne – Avec le soutien exceptionnel, à l’occasion de la célébration des 60 ans du Théâtre du Soleil, de la Région Île-de-France, du ministère de la Culture et de la Ville de Paris.

Héroïne – une épopée au cœur d’un tribunal

Texte signé de Périne Faivre et la compagnie Les Arts Oseurs, éditions Deuxième époque, coordination éditoriale Claudine Dussollier.

C’est à la fois un livre, publié au troisième trimestre 2024 par les éditions Deuxième époque. C’est aussi, selon le titre de sa collection, Écritures de spectacle, le compte rendu d’une aventure théâtrale présentée au public en 2022.

Pendant un an et demi, de 2018 à 2020, Périne Faivre – cofondatrice de la compagnie Les Arts Oseurs en 2002 et qui en assure la direction artistique depuis 2011 – a suivi la vie des tribunaux dans une grande ville de France, assisté aux procès, observé, questionné, interviewé, pris des notes dans son carnet de bord. Avec dix artistes pluridisciplinaires, elle s’est emparée de ce matériau pour la création du spectacle Héroïne, une épopée au cœur d’un tribunal, recréant un tribunal en plein air et réalisant une audience en temps réel pour des spectateurs invités à partager cette épopée de quatre heures, de comparutions immédiates en affaires familiales et audiences correctionnelles en tous genres.

Imprégnée de sociologie autant que de théâtre et passionnée de multidisciplinarité, Périne Faivre puise dans l’univers des arts de la rue pour développer une écriture scénique singulière et faire œuvre collective avec les artistes dont elle s’entoure et qui sont co-créateurs de l’aventure artistique. La compagnie présente ses spectacles hors les murs, dans l’espace public. Comme l’écrit Edwy Plenel dans la préface du livre : « Ainsi Les Arts Oseurs s’inscrivent-ils dans une lignée de théâtre populaire qu’ils prolongent et réinventent » et il souligne le geste politique de la compagnie, car « la scène judiciaire est notre miroir social : tout de nos vies se reflète, du dérisoire au grandiose, du pathétique au scandaleux, nos misères et nos espoirs, les dominations subies et les oppressions vécues. »

On entre dans l’histoire par un court préambule présentant le contexte de l’écriture – un canevas de base apporté par Périne Faivre, puis l’écriture au plateau à partir d’improvisations ; la scénographie de Renaud Grémillon secondé pour la construction par Julien Vidal, salle d’audience à ciel ouvert, tous deux assurant aussi la musique et le son du spectacle ; la fabrication d’une fresque composée des croquis et peintures réalisés par Moreno à partir des personnages et de la succession des scènes et des jours qui défilent – du jour 1 au jour 59 – fresque qui traduit chaque événement et dont nous avons un bel échantillon en accordéon, à la fin de l’ouvrage. Suivent la distribution et le déroulement du spectacle, construit en deux parties, avec de nombreux personnages : prévenus, avocats, juges, policiers, badauds etc… qui créent la vie et la chorégraphie du Palais de justice. Périne Faivre est narratrice et fil conducteur de l’ensemble. Dans une scène à trois avec un comédien et une comédienne, elle dévoile au public, en ouverture, les étapes empruntées par la troupe pour témoigner de la justice de notre pays.

Héroïne la pièce, compose ensuite le corps du sujet et les trois-quarts du livre, émaillé de nombreuses photos en noir et blanc, superbement tirées en mat sur ce même papier bouffant ivoire sur lequel le livre est imprimé, d’une manière chic et sobre. La disparité des scènes, des langues, des atmosphères et des protagonistes, les expressions des visages – désarroi ou provocation – la solitude ou la foule, les accusés et le ballet des avocats, les spectateurs qui regardent la pièce, en immersion dans l’action judiciaire, tout contribue à rendre au plus juste l’atmosphère du tribunal et ses coulisses. Tout y est dense et intense.

© Lucile Corbeille

Dans une seconde partie, Autour d’Héroïne, Périne Faivre raconte l’histoire du spectacle et sa raison d’être, les objectifs, la constitution de l’équipe : « Le monde traverse ce spectacle autant qu’il nous traverse. Et chaque jour, notre « petit peuple » donne corps et voix à toutes celles et ceux qui, par leurs histoires, font humanité, qu’ils soient d’un côté ou l’autre de la barre. » Dans un second temps, Claudine Dussollier, qui assure la coordination éditoriale de l’ouvrage, interroge l’auteure-metteure en scène ainsi que Maître Laure Dilly-Pillet, spécialiste du droit de la famille, de la protection de l’enfance, de la délinquance des mineurs et des majeurs. C’est elle L’héroïne, qui a permis à Périne Faivre d’entrer dans les entrailles de la justice, l’a introduite dans les différentes instances et l’a accompagnée dans le décodage des situations ; elle évoque sa réception du spectacle et l’émotion ressentie, dont elle parle en ces termes : « Dans cette vraie vie du théâtre, je ne suis plus avocate, je suis spectatrice, je peux rire ou pleurer librement. Quand je plaide un dossier, si je ressens de l’injustice, de la colère, si les larmes sont proches, il faut que j’attende d’avoir posé ma robe sur le cintre pour exprimer ce qui m’a traversée. »

© Xavier Cantat

La troisième partie, Héroïne, enjeux citoyens et résonances, donne la parole à quatre professionnels du Barreau, engagés à différents titres dans la vie judiciaire, chacun s’exprimant d’une part sur Le spectacle Héroïne, d’autre part sur le thème Théâtre et Justice. Ainsi Sandra Barel, magistrat, conseillère à la cour d’appel de Bordeaux, qui siège à la chambre de la famille et à la chambre des tutelles parle de son métier, dans un article Juge est mon métier ; elle y cite un de ses confrères dans la définition de ce que juger veut dire, mots qu’on retrouve inscrits sur les murs du tribunal judiciaire de Paris : « Juger, c’est aimer écouter, essayer de comprendre, vouloir décider. » Jean-Jacques Chauchard, ancien éducateur à la Protection Judiciaire de la Jeunesse, puis chef de service d’une unité en milieu ouvert en charge de la permanence éducative au tribunal, parle de La Protection Judiciaire de la Jeunesse et définit le tribunal comme « un univers complexe où se densifie l’existence. Les enjeux, les décisions font basculer des vies. » Jennyfer Picoury, présidente du tribunal judiciaire de Châlons-en-Champage évoque L’accès au droit et reconnaît que « L’art a cette force vertueuse qu’elle nous fait regarder autrement nos quotidiens. » Enfin, Florence Rosé, avocate au barreau de Montpellier, qui s’occupe du « contentieux étranger, c’est-à-dire tout ce qui relève de l’entrée en France des étrangers, de leur séjour, et de leur éloignement » propose de Ne jamais se laisser emporter par cette violence.

© Christophe Maillot

Les situations rapportées dans Héroïne, une épopée au cœur d’un tribunal sont multiples, diversifiées, surprenantes, parfois incongrues et la galerie des portraits multiforme, du dealer à la mère de famille, de l’avocat pénaliste à la femme de ménage, de Eddy Bellegueule – clin d’oeil à l’écrivain Edouard Louis – au tatoué, de l’homme qui tombe du toit, au petit vieux d’Algérie, on passe d’un espace à l’autre et d’un univers à l’autre, d’audience à garde à vue, d’AG des avocats à danse des papiers. Le livre est riche, comme le spectacle dont il retrace l’historique, faisant le lien entre art, justice et société et offrant de nombreuses facettes de la Justice de notre pays.

Périne Faivre a obtenu le prix SACD Arts de la rue en 2020, qui couronne la qualité et la singularité de son écriture. Deuxième époque, qui publie sur l’art et la culture à partir d’expériences artistiques diverses, personnelle et/ou collective, dans ses différentes collections, s’en fait l’écho. La collection Écritures de spectacle a la particularité d’allier l’écriture de plateau et la réalisation d’un spectacle, à l’écriture du texte, à sa mise en perspective dans son élaboration, et à la collecte de témoignages. Ainsi, récemment, dans cette même collection, Deuxième Époque a publié Imagine, introduction au voyage dans un univers de contre-culture à partir de la chanson de John Lennon, spectacle réalisé par le grand metteur en scène polonais, Krystian Lupa.

C’est un travail extrêmement riche et approfondi proposé par l’éditeur, qui permet de plonger dans une réalité sociale et sociétale – aujourd’hui, avec Héroïne, une épopée au cœur d’un tribunal, la justice – en interrogeant les pratiques. Ce face à face entre la réalisation théâtrale et une approche analytique complémentaire au texte est une démarche des plus fécondes.

Brigitte Rémer, le 18 janvier 2022

Héroïne, une épopée au cœur d’un tribunal, coordination éditoriale Claudine Dussollier. Publication Deuxième époque, collection Écritures de spectacle (227 pages, 20 euros) – site : www.deuxiemeepoque.fr

L’ouvrage a été publié avec le soutien des centres nationaux des arts de la rue et de l’espace public (CNAREP) : Pronomade(s) en Haute-Garonne (Encausse-les-Thermes), Le Boulon (Vieux-Condé), Le Moulin Fondu (Garges-lès-Gonesse), Le Fourneau (Brest), L’Atelier 231 (Sotteville-lès-Rouen), Quelque p’Arts (Boulieu-lès-Annonay) et de Furies (Châlons-en-Champagne), du Théâtre Le Sillon et de Résurgence (communauté de communes Lodévois et Larzac).

Lacrima

Texte et mise en scène Caroline Guiela Nguyen – Spectacle en français, avec des scènes en langue des signes, tamoul, anglais – Production Théâtre national de Strasbourg, à l’Odéon Théâtre de l’Europe / Ateliers Berthier.

© Jean-Louis Fernandez

C’est un spectacle sombre malgré un point de départ qui s’annonçait lumineux. Il donne trace d’’un métier rare se transmettant de génération à génération, un métier en voie de disparition, celui de dentellière.

Caroline Guiela Nguyen qui en signe le texte et la mise en scène en relate la difficulté, les joies et les peines, la hiérarchie des ateliers et les différentes spécialités au sein même de la profession – brodeuse ou dentellière, première d’atelier qui fait fonction de maître d’œuvre et qui endosse la mise en action et la responsabilité du projet ; le nombre d’heures passées sur un ouvrage  sachant qu’il faut une journée pour réaliser 1,5cm2 de dentelle, les problèmes de santé qu’engendre le métier en termes de respiration et de vue par la concentration demandée, les techniques, la beauté recherchée et pour ceux qui le font, le don de soi au risque de se perdre, comme dans tout métier artistique.

On est dans l’atelier de la maison de couture Beliana, rue du Faubourg Saint-Honoré, remplie d’outils de travail comme les tables de coupe, les rouleaux de tissus et boîtes d’échantillons, les tables de repassage, les mannequins portant de somptueuses robes (une belle scénographie d’Alice Duchange, et des lumière de Mathilde Chamoux et Jérémie Papin) Tout le monde vaque, le milieu semble convivial, et l’atelier fête la bonne nouvelle de la commande qui vient d’arriver : la réalisation de la robe de mariée de la Princesse d’Angleterre – l’auteure s’est inspirée d’un article lu, sur les conditions de secret qui ont entouré la confection de la robe de mariée de la princesse Diana -. On suit le cheminement de cette réalisation, entre Alençon, capitale de la dentelle où Thérèse, dentellière de grande expérience, sera chargée de faire revivre le voile des anciennes reines, Victoria et Elizabeth II, dont les dessins seront reproduits sur la robe ; Mumbaï (Bombay) où l’atelier Shaïna dirigé par Manoj (Vasanth Selvam)  met à disposition son plus grand brodeur de perles, Abdul (Charles Vinoth lrudhayaraj), qu’on voit travailler tantôt par les images filmées, tantôt sur le plateau, dans l’atelier ; Londres, avec les représentants du Victoria et de l’Albert Museum, responsables du voile historique.

Le cahier des charges élaboré par Alexander, conseiller de la Princesse et chargé de la supervision de la robe, à Londres, impose des conditions drastiques, à commencer par un contrat de confidentialité d’une durée de cent ans et une charte d’éthique qu’imposent les marques de luxe européennes, les nombreuses complexités administratives et problèmes de visa, la santé de tous les intervenants qui se pencheront sur l’étoffe et les broderies, le temps de réalisation, le travail nuit et jour. La Princesse intervient parfois en direct, par téléphone et commente ses attentes. Elle n’apparaît pas mais sur l’écran défilent de splendides images de dentelles et broderies.

Marion, première d’atelier chez Beliana qui motive son équipe (Maud Le Grevellec, dans une très belle interprétation) s’est lancée à corps perdu dans l’entreprise et va vite déchanter vu la pression qui pèse sur ses épaules. Plus rien n’existe pour elle que l’atelier. Les semaines passent en recherches incessantes pour servir le projet tandis que sa famille commence à se déliter : son époux, Julien, (Dan Artus), couturier dans l’atelier donc sous ses ordres, perd pied, et après une scène de jalousie et de violence odieuse envers elle, entre dans une grave dépression ; sa fille, censée faire un stage à l’atelier, claque la porte et ne fait que des apparitions catastrophiques (Anaele Jan Kerguistel). Vaillamment, Marion poursuit sa tâche, et s’épuise. Après plusieurs malaises elle est convoquée par la médecine du travail où elle cherche à cacher la réalité de la situation et de son état, on lui propose un accompagnement psychologique. À Mumbaï, une visite médicale est aussi organisée pour regarder les yeux d’Abdul, qu’on a pu observer à plusieurs reprises, penché de très près sur son ouvrage. S’ensuit la logique de la situation : glaucome déclaré, renvoi, amertume, impasse pour le travail, et remplacement.

© Jean-Louis Fernandez

Une émission de radio complète le côté documentaire de cet univers sous l’angle de La santé des dentellières. Par deux fois on en suit l’enregistrement, entrant de plein fouet dans la cruauté du métier : avec les yeux d’abord, on devient souvent aveugle avant 35 ans ; avec l’arthrose, qui arrive très tôt par la répétition des gestes ; avec les poumons, par la concentration qui impose de ne parler ni soupirer, ni même respirer, on vit en apnée. La solidarité devient le maître-mot dans l’atelier, obligeant à la plus grande vigilance : Respire ! devient le leitmotiv… Le travail se passe dans le plus pur silence, à tel point que de nombreuses dentellières, jadis, étaient recrutées chez les sourdes-muettes placées chez les religieuses. Sonia, la plus jeune des dentellières, pleine d’allant et d’optimisme, (Nanii, dans sa belle présence),  fait même savoir que sa mère était de celles-là.

Parallèlement, de Nouvelle Zélande où vivent sa fille et sa petite fille, Thérèse (Liliane Lipau, pleine de justesse), l’une des dernières dentellières d’Alençon, reçoit des appels de détresse. Sa fille essaie de remonter la généalogie familiale pour comprendre pourquoi sa propre fille, Rosalie, explose et se décale de la réalité. Interrogée sur les causes de la mort prématurée de sa sœur, Rose, et sur les antécédents familiaux, Thérèse, totalement absorbée par ce qu’elle fait, est d’abord dans le déni. Plus tard, pressée par sa fille, elle appellera son beau-frère pour comprendre elle-même ce pan de l’histoire familiale dont elle n’avait pas connaissance et passer par-delà le secret de la famille : la jeune femme était morte à vingt-quatre ans après plusieurs années passées dans un asile.

Après un parcours plus sinueux qu’on l’imagine où l’histoire familiale fait faire un pas de côté par rapport au sujet d’origine, le métier de dentellière, on comprend que Lacrima – du sang et des larmes, en fait – parle de l’humain et ne déconnecte pas le privé du professionnel, car il n’y a pas de happy end à ce marathon de perles et broderies. L’enjeu, cette robe de mariée et ce voile destiné à la princesse, est immense et la tension pour sa réalisation, hors de proportion. Au final, par le poids des perles, le voile s’est déformé, malgré la mise en garde de Manoj et Abdul, la commande avait imposée un maximum de perles. Marion, face à l’échec personnel et professionnel, malgré une dernière tentative de travail à la vapeur, y laisse la vie. C’est fini ! annonce-t-elle, avant de se rendre dans la salle de bains sur-doser ses médicaments. Toute tentative d’aide aura été vaine. S’affichent à l’écran des chiffres excentriques marquant le nombre d’heures passées en broderie sur ce projet et le nombre d’heures de travail exécutées sur la robe et le voile par toutes les équipes. Au moment où tout s’envole et où se perd la raison, Marion s’écroule.

© Jean-Louis Fernandez

Avec Caroline Guiela Nguyen – qui a fondé la compagnie des Hommes Approximatifs en 2009 et dirige aujourd’hui le Théâtre National de Strasbourg et son École – le fond de l’air est lourd. Le sujet se traite par l’image, qui transmet des données factuelles, relie les continents et les espaces entre eux pour que le projet vive, montre en gros plans ce qu’est la broderie d’Alençon ; par le plateau, où les acteurs et actrices conduisent l’intrigue avec justesse et jusqu’au drame final, nous invitant à rencontrer ce métier hors norme, et somme toute, cruel. Le côté clair et lumineux du début s’est dissous et la broderie s’est altérée. Reste la beauté du geste et de la transmission.

Brigitte Rémer, le 12 janvier 2025

Avec : Dan Artus – Dinah Bellity – Nastasha Cashman – Michèle Goddet les 7, 14, 15, 21, 22, 28, 29 janvier – Charles Vinoth Irudhayaraj – Anaele Jan Kerguistel – Maud Le Grevellec – Liliane Lipau les 8, 9, 10, 11, 16, 17, 18, 19, 23, 24, 25, 30, 31 janvier, 1er, 2, 4, 5, 6 février 2025 –  Nanii – Rajarajeswari Parisot – Vasanth Selvam – et en vidéo Nadia Bourgeois, Charles Schera, Fleur Sulmont et avec les voix de Louise Marcia Blévins, Béatrice Dedieu, David Geselson, Kathy Packianathan, Jessica Savage-Hanford. Collaboration artistique Paola Secret – scénographie Alice Duchange – costumes Benjamin Moreau – lumière Mathilde Chamoux, Jérémie Papin – son Antoine Richard, en collaboration avec Thibaut Farineau – musiques originales Jean-Baptiste Cognet, Teddy Gauliat-Pitois, Antoine Richard – vidéo Jérémie Scheidler – motion design Marina Masquelier – coiffures, postiches – maquillage Émilie Vuez – casting Lola Diane. Le texte est publié aux éditions Actes Sud.

Du 7 janvier au 6 février 2025, du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h, relâches les lundis et les dimanches 12 et 26 janvier – à l’Odéon/Théâtre de l’Europe, 32 Bd Berthier. 75017. Paris – métro : Porte de Clichy – tél. : 01 44 85 40 40 – site : www.theatre-odeon.fr  – En tournée : Lyon, Les Célestins, du 13 au 21 février 2025 – Rennes, Théâtre national de Bretagne, du 26 au 28 février 2025 – Luxembourg, Théâtres de la Ville, les 14 et 15 mars 2025 – Liège, Théâtre de Liège, les 20 et 21 mars 2025 – Madrid, Centro dramatico nacional, du 28 au 30 mars 2025 – Montréal/Canada, Festival TransAmériques, du 22 au 25 mai – Québec/Canada, Carrefour International de Théâtre, du 30 mai au 1er juin 2025.

Le Firmament

Texte Lucy Kirkwood, Traduction Louise Bartlett – Mise en scène Chloé Dabert – au Théâtre du Rond-Point, Paris.

© Victor Tonelli

Connue et primée dans son pays, la Grande-Bretagne, on découvre l’auteure de théâtre Lucy Kirkwood – née en 1984 – avec Le Firmament. Traduite et éditée en France depuis peu, la pièce a été créée par Chloé Dabert en 2022, le spectacle a obtenu le Grand Prix du Syndicat de la critique pour le théâtre, la musique et la danse, l’année suivante. Lucy Kirkwood est aussi scénariste de film.

On est en 1759 et la Grande-Bretagne scrute le ciel espérant voir passer la comète de Halley. Un jury populaire est appelé à se réunir pour statuer sur le sort d’une jeune femme anciennement domestique, Sally Poppy (Andréa El Hazan) accusée d’avoir tué une petite fille dans la maison où elle travaillait. On entre petit à petit et par images interposées, dans le cercle des femmes de petite condition, s’épuisant aux tâches ménagères, chez elles ou chez d’autres, en ce XVIIIème siècle. Elles font la lessive, repassent, cousent, font briller l’étain, portent l’eau, nettoient les planchers, préparent le pain. Les images s’accélèrent et reviennent en boucle et en gros plans, (réalisation images et scénographie, Pierre Nouvel).

© Victor Tonelli

Les jurées, douze femmes de toutes origines – de la paysanne à la petite bourgeoise étriquée et rigide – sont nommées avec autorité, et soustraites momentanément à leurs activités quotidiennes dans le but de voter – à l’unanimité, pour ou contre la sentence de mort. L’huissier (Olivier Dupuy) vient convaincre Élizabeth Luke, sage-femme, (Bénédicte Cerrutti) d’accepter de participer au jury, sans oublier de lui faire quelques avances. Après avoir décliné la proposition, elle finit par accepter. Les jurées sont invitées à venir se présenter et à prêter serment. Une à une, elles descendent de la salle et se plient à l’exercice, chacune selon sa personnalité, certaines sont frustes. Cela donnerait un croquis de société des plus pittoresques, s’il n’y avait en jeu la vie d’une femme. La justice de ce temps est souvent expéditive, et les procès de faux-semblants, sans avocat ni droit de se défendre, et le verdict y compris l’exécution, appliqué aussitôt après, sous la vindicte populaire.

On dit que l’accusée, Sally, serait née mauvaise et issue d’une famille placée sous le sceau du diable. On dit aussi qu’elle serait enceinte ce qui annulerait toute possibilité de peine de mort, les femmes traquent la montée de lait. La pièce est un huis-clos qui se déroule sous le regard de l’huissier qui n’a pas le droit de parler, dans une pièce – sorte de salle à manger avec grande table et cheminée – attenante au tribunal où l’on ne peut ni manger, ni boire, ni faire de feu. Les échanges entre ces femmes qui se connaissent sont brodés de ragots et de règlements de comptes, de maltraitance et d’irrespect. La superstition rôde, le langage est cru.

© Victor Tonelli

Élizabeth Luke dite Lizzy, tient le rôle de leader dans ce tribunal, espérant rallier les jurées à la clémence. La séance se prolonge et chacune à tour de rôle va craquer, laissant place à des crises et des révélations auxquelles on ne s’attend pas, montrant les fragilités et les fêlures. La recherche de vérité s’épaissit, jusqu’à l’unanimité in extrémis contre la sentence de mort. Une à une les jurées ressortent. Reste l’huissier qui roue de coups au ventre Sally – pour quelle revanche ? – et ce tête-à-tête entre Sally et Élizabeth Luke, de la plus pure cruauté, se reconnaissant mutuellement comme mère et fille et jusqu’au sacrifice de Sally, la rebelle.

Chloé Dabert, mène de mains de maître cet épisode tragique et en tension qui nous place au cœur de la vie des femmes, au sort peu enviable, au XVIIIème, en Grande Bretagne et qui nous interroge encore aujourd’hui sur la place des femmes. Elle dirige et chorégraphie l’ensemble avec simplicité et talent, chaque actrice trouvant sa place et son exutoire. La réalisation de l’ensemble – lumière (Nicolas Marie), son (Lucas Lelièvre) et costumes (Marie La Rocca) est à saluer.

Comédienne, metteuse en scène et directrice de la Comédie de Reims/Centre dramatique national, Chloé Dabert se penche depuis plusieurs années sur l’auteur britannique Dennis Kelly, dont elle a mis en scène Orphelins un thriller familial, L’Abattage rituel de George Mastromas sur la duplicité et le mensonge, Girls and Boys sur le dérèglement des relations humaines. Avec Le Firmament, elle poursuit son tour du théâtre britannique et se fait l’écho d’une société patriarcale et pleine de haine où la justice est plus qu’aléatoire et où les tabous sur le corps et l’âme ensorcelée de la femme vont bon train.

Brigitte Rémer, le 9 janvier 2025

Avec : Avec Elsa Agnès (Mary Middleton) – Sélène Assaf (Helen Ludlow) – Sarah Calcine (Hannah Rusted) – Bénédicte Cerutti (Elizabeth Luke) – Gwenaëlle David (Sarah Hollis) – Brigitte Dedry (Sarah Smith) – Olivier Dupuy (L’huissier) – Andréa El Azan (Sally Poppy) – Sébastien Éveno (Le juge) – Aurore Fattier (Emma Jenkins) –  Anne-Lise Heimburger (Charlotte Cary) – Juliette Launay (Ann Lavender) – Samantha Le Bas (Kitty Givens) – Asma Messaoudene (Peg Carter) – Océane Mozas (Judith Brewer) – Arthur Verret (Le mari / Le médecin). Assistanat à la mise en scène Virginie Ferrere – collaboration artistique Sébastien Éveno – scénographie et réalisation Pierre Nouvel – création costumes Marie La Rocca – création lumière Nicolas Marie – création son Lucas Lelièvre – maquillage et coiffure Judith Scotto – régie générale Arno Seghiri. Équipe tournée : régie générale et régie plateau Eric Raoul – régie plateau Vivien Simon – régie lumière Mathilde Domarle – régie son Auréliane Pazzaglia – habilleuses Camille Fuchs et Elsa Rocchetti (en alternance). La pièce est publiée aux Éditions de L’Arche (2022).

Du 8 au 18 janvier 2025, mardi au vendredi à 19h30, samedi à 18h30. Relâche les 12 et 13 janvier. Au Théâtre du Rond-Point, 2 bis, avenue Franklin D. Roosevelt, 75008 Paris – métro Franklin Roosevelt ou Champs-Élysées Clémenceau – site : www. theatredurondpoint.fr – tél : 01 44 95 98 21 – En tournée : 23 janvier 2025, Théâtre Le Carreau / Forbach (57) – 31 janvier 2025, Théâtre Escher, Esch-sur- Alzette / Luxembourg (LU) – 5 au 7 février 2025, Théâtre de Liège (BE) – 19 et 20 février 2025, Comédie de Clermont-Ferrand /Scène Nationale (63) – 26 et 27 février 2025, Le Grand R / La-Roche-sur-Yon (85) – 7 mars 2025, Centre culturel Jacques Duhamel / Vitré (35) – 13 et 14 mars 2025, Théâtre du Beauvaisis /Scène Nationale / Beauvais (60)

From England to love

Chorégraphie et musique Hofesh Shechter – musique additionnelle, compositions anglaises Edward Elgar, Tomas Talis, Henry Purcell et William H. Monk – compagnie Shechter II, au Théâtre de la Ville/Les Abbesses.

© Todd MacDonald

Tous en scène, jupes ou pantalons gris, sweat-shirt bleu portant l’écusson d’une université, Oxford ou Cambridge, cravates attachées selon l’inspiration, en ceinture ou dans les cheveux, sacs au dos, prêts pour une randonnée. Les danseurs font groupe. La musique est déjà bien présente. Le plein air se termine sous une pluie battante et tonnerre grondant, en pleine campagne. Ils affrontent un gros orage, se balançant dans le vent et la pluie.

C’est de son pays d’adoption, l’Angleterre, dont parle le chorégraphe d’origine israélienne, Hofesh Shechter, lui rendant hommage. On entre de plein pied dans son langage, son énergie et son imaginaire portés par huit splendides danseuses et danseurs – Holly Brennan, Yun-Chi Mai, Eloy Cojal Mestre, Matthea Lára Pedersen, Piers Sanders, Rowan Van Sen, Gaetano Signorelli, Toon Theunissen. Magnétiques, dans le chaos des éléments, ils oscillent entre joie de vivre et peur de ce qui pourrait advenir.

© Todd MacDonald

La construction musicale de l’ensemble passe par le vocal, l’unité étant le chœur, Hofesh Shechter y mêle le rock, les compositeurs anglais, et les musiques électroniques. Les morceaux s’enchaînent jusqu’à des arrêts souvent nets et cassants, parfois des suspensions plus shuntées. On voyage ainsi, de séquence en séquence, avec pour fil conducteur la musique et de remarquables lumières – de Tom Visser, parfois dans une désynchronisation entre les gestes et les compositions musicales, parfois dans l’osmose.

La chorégraphie joue de l’art de la rupture et nous transporte d’une séquence à l’autre dans des crescendos et des oppositions. Le geste est maîtrisé, plein de grâce. Il se dégage quelque chose de sacré qui fait émerger visions, sensations et émotions. De morts en résurrections, on traverse comme les Illuminations de Rimbaud : « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. »

L’image parfois se fixe comme dans une succession de photographies, qui se révèlent et s’effacent. Il y a de la dérision aussi, de la provocation. On retient son souffle. Les images et figures chorégraphiques se répètent et se déforment, deviennent lancinantes. Parfois danseuses et danseurs chantent, parfois ils scandent les rythmes sur fond de chœur d’hommes et jusqu’à l’anomie et le chaos. Tout à coup on se croirait au cœur d’une forêt vierge et dans un monde animal. Plus tard quelques pas esquissés semblent issus de danses populaires, au loin des bruits de ferrailles ou de cloches en alpage tintent, un solo monte jusqu’à la transe.

Un tableau à la couleur vermeille fait ensuite allusion à la guerre, et chacun devient alors un potentiel tireur d’élite. Puis l’air redevient brut et acier sur pépiements et mélodies d’oiseaux. Chaque danseur reprend son sac à dos. Ensemble, lentement, ils avancent vers l’avenir, esquissant un signe d’adieu.

© Todd MacDonald

C’est un très beau travail que propose Hofesh Shechter et son groupe de danseurs de tous pays, choisis au cordeau et formant le Shechter II. Dans son geste d’accompagnement, le Théâtre de la Ville poursuit le dialogue avec le chorégraphe et présente chacune de ses pièces. On se souvient entre autres de Political Mother Unplugged, ainsi que de Double Murder, avec Clowns en première partie, suivi de The Fix (cf. Ubiquité-Cultures des 17 janvier 2021 et 17 octobre 2021). Créé dans une première version pour le Nederlands Dans Theater, comme une carte postale envoyée, From England to love peut se lire selon le chorégraphe, accueilli, puis installé à Londres depuis plus de vingt-deux ans, comme « une sorte de lettre d’adieu prenant la forme d’un panorama du pays. »

Brigitte Rémer, le 8 janvier 2025

Avec : Holly Brennan, Yun-Chi Mai, Eloy Cojal Mestre, Matthea Lára Pedersen, Piers Sanders, Rowan Van Sen, Gaetano Signorelli, Toon Theunissen – Lumières Tom Visser – costumes Hofesh Shechter – musique additionelle, compositions anglaises Edward Elgar, Tomas Talis, Henry Purcell et William H. Monk.

Du 6 au 18 janvier 2025, à 20h. le samedi à 15h – Théâtre de la Ville / Les Abbesses, 31, rue des Abbesses. 75018.Paris – métro : Abbesses, Pigalle – site : ww.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77.

Par les villages

Texte de Peter Handke, (Über die Dörfer), traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt – mise en scène de Sébastien Kheroufi, compagnie La Tendre lenteur – Centre Pompidou et Festival d’Automne à Paris, en coréalisation avec le Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne. Vu au Centre Georges Pompidou, Paris.

© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle débute dans le grand hall du Centre Pompidou où plusieurs personnages font une performance et où s’engage un premier dialogue entre Gregor (Reda Kateb) et Nova (Cassey). C’est un peu désordre et le texte s’envole au-dessus des photos grand-format dont on ne sait pas si elles appartiennent au spectacle ou à l’exposition en cours.

Gregor rentre au village après de nombreuses années d’absence. Il avait quitté sa famille, ouvrière, il est maintenant écrivain. Le retour s’annonce conflictuel, l’heure des règlements de compte a sonné, la maison familiale est l’objet d’un conflit. Le monde rural est méconnaissable, les petits qui auparavant se taisaient, demandent reconnaissance et dignité. « Nous n’avons jamais vu le bon côté de la ville » dit l’un d’entre eux.

La suite se passe dans le grand théâtre qu’on a rejoint. Le metteur en scène Sébastien Kheroufi, qui a monté une première fois la pièce en février dernier, la reprend et la fait cheminer. Avec la complicité de l’auteur, il transpose le milieu rural des années 60 en Autriche tel que Peter Handke l’a décrit, en périphérie de ville, cité des Canibouts, à Nanterre dans les années 90, qu’il a lui-même fréquentés. La seconde partie porte le titre de Barbares sur sol PVC Terrazzo blanc. 2MC FL.S1 Caoutchouc, déclinant le monde ouvrier. Côté jardin, une table et deux chaises. La glacière. La scénographie (Zoé Pautet) nous place face à la transparence d’un atelier-dortoir dans lequel une ouvrière, intendante du chantier (Mari-Sohna Condé), remplit des sacs qui tombent du toit et qu’elle entasse en un geste répété et routinier. Cuisine, lits superposés, télé allumée, néon et petite lampe pour un éclairage glauque (création lumière Enzo Cescatti), quelques images sur le mur. L’intendante chante, fait la tambouille, se remet à l’empilement des sacs jusqu’à l’arrivée de Gregor revenu sur les lieux. La réalité lui saute au visage, elle, raconte le travail, les courants d’air, la difficulté de la vie, le frère de Gregor, si courageux.

Hans d’ailleurs ne tarde pas à arriver (Amine Adjina) accompagné de ses collègues de chantier, Anton, Ignaz et Albin, et défie avec vigueur « l’intello, qui lisait et ne s’occupait pas de nous. » Il les présente et chacun se raconte, marqué par la pauvreté, exposant ses ressentiments et sa révolte, et se disant content d’être ouvrier. Un autre, juste avant, s’était plaint de n’être pas considéré, « nos vallées sont abandonnées, rien n’est plus transmis. Nous voulons être magnifiés… » Hans vocifère jusqu’à la transe « Laisse-nous être ce que nous sommes… » et jette de la terre noire sur le sol avant de se rouler dedans. Grégor garde le silence. Un chœur entre, composé de la diversité des gens qu’on croise dans la rue ou le métro, habitantes et habitants d’Ivry où a été monté le spectacle. Il prend possession du territoire, commentant les actions en musique et en chorégraphie. « Quand l’homme à l’écriture me rendra-t-il mes droits ? »

© Christophe Raynaud de Lage

Derrière ce côté provocateur et dénonciateur des injustices sociales, le texte apporte des moments prophétiques. Ainsi quand l’intendante sortant de l’atelier et le quittant à jamais déclare dans un acte de foi qu’elle rentrerait au pays, « Je m’élargirais à mon peuple. » Les deux frères se font face en un moment de vérité quand Gregor brise la glace et déclare « Je t’ai observé tout l’après-midi. » Il évoque les parents morts, la solitude. « Ici, je suis le grouillot » dit le second. Un rien de nostalgie les envahit, un rideau de fer ferme l’atelier. Une chanson « Reviens vers ceux que tu aimes… Pourquoi couper les liens il n’est jamais trop tard… »

La troisième partie, « Zone industrielle en barbarie » montre, sous une batterie de néons au plafond, la rencontre entre Gregor et sa sœur, Sophie, dansant et chantant, lui faisant des aveux : « Sais-tu que jadis j’étais amoureuse de toi ? Je recopiais ton écriture, je copiais tes dessins… » elle se rappelle l’enfance, puis coupant tout pathos, se reprend… « Ton image ne tremble plus en moi… » Le grand frère la provoque, sur son manque de combativité et d’ambition… « Ce qu’elle va devenir ? Commerçante ! » Piquée au vif Sophie se rebiffe et lui jette ses quatre vérités : « Tu es animé d’un faux-semblant de bonne volonté… Tu étais toujours figé… » Elle sort tandis qu’à l’avant-scène, il lance des imprécations au monde entier.

© Christophe Raynaud de Lage

La quatrième partie, Les Barbares au cimetière, est d’une autre facture. Sur la terre noire jetée au sol, une vieille femme énigmatique, sorte de pythie (Anne Alvaro), trace un cercle de divination, puis dessine les arbres du cimetière sur le rideau de fer de l’ex-atelier. Elle s’assied sur le banc, comme le fou du village et cherche sa route, la troisième, celle qui mène au centre du village, se désole de la disparition de ce vieux monde et de tous ses repères. Comme une conteuse, elle évoque le plus joli village, qui peut-être, n’a pas même existé et se raconte à son tour lançant ses imprécations : « Vous êtes des oublieux de l’être, J’aimerais maudire cette cité. »

Revient Nova, rencontrée au début du spectacle, mi-archange mi-messie, pour une longue prosodie lancée face au public : « ce cimetière muet c’est mon point de départ. Je suis parti depuis si longtemps. » La vieille femme l’approche et demande vengeance. Au loin une flûte accompagne le texte et marque l’arrivée du chœur, un à un, puis l’entrée d’une jeune fille de dix ans, fille de Hans, qui se place au centre du cercle et rejoint la pythie qui la prend sous son aile, assurant une partie de la transmission. La partition musicale s’approfondit et s’enrichit du saxo puis de la clarinette (création sonore Matéo Esnault). La fratrie se regroupe. Hans a un porte-voix : « tu prétends te sentir responsable de nous, mais qu’as-tu fait ? » hurle-t-il à Gregor, imperturbable. « Je te récuse. » Le bouquet final, sorte d’anamnèse collective, pend la forme d’une parabole. Gregor prend la parole : « Il y a quelques siècles, un jour je vous ai vus, nos visages, nos histoires, s’élevaient des feuillages. » Et d’ajouter : « Je ne veux plus vous sortir du pétrin. » Le chœur en écho, représentation des humiliés, fait tinter le mot malheur ! Il n’y a pas de consolation, ni connaissance, ni certitude. »

© Christophe Raynaud de Lage

La salle se rallume, Nova, originaire d’un autre village, revient (Cassey, vue au début du spectacle). La prédication reprend, comme un slam en langue créole en une apostrophe au public qui ouvre un grand champ poétique et dans une montée spectaculaire du ton et de l’engagement, avec la force du boxeur. « Écoutez, vous autres, le chant des créateurs, gens d’ici ! » Le texte, est crépusculaire, comme la fratrie et comme la ville.

Sébastien Kheroufi, le metteur en scène, sait de quoi il parle. Il a fait de nombreux petits métiers avant de se former au théâtre et grandi dans la périphérie de Paris. Il a interprété plusieurs rôles avant de se lancer dans la mise en scène et présenté en juin 2023 Antigone, au Théâtre du Soleil, dans le cadre du Festival Départ d’incendies, puis en mars 2024 une première version de Par les villages. Il a été nommé pour ce travail « révélation théâtrale de l’année » par le Syndicat de la critique pour le théâtre, la musique et la danse. Sébastien Kheroufi privilégie la rencontre, là où il présente la pièce, il rassemble un collectif d’habitants qui forme le chœur.

Auteur de romans, nouvelles et récits, d’une trentaine de pièces de théâtre, d’essais, réalisateur de films dont dont La Femme gauchère, en 1978, Peter Handke s’est révélé avec une première pièce écrite en 1966, Outrage au public où il remet en jeu la théâtralité. Un certain nombre de ses pièces ont été montées en France : La Chevauchée sur le lac de Constance qu’il écrit en 1971, Les gens déraisonnables sont en voie de disparition en 1974, ainsi que Par les villages, en 1981. Claude Régy entre autres les a mises en scène. Par les villages propose une multiplicité de langages et d’horizons, matériaux dont Sébastien Kheroufi a su s’emparer pour les transformer en un discours social et poétique généreux et fort réussi.

Brigitte Rémer, le 31 décembre 2024

Avec : Amine Adjina, Anne Alvaro, Dounia Boukerski ou Bilaly Dicko en alternance, Casey, Mari-Sohna Condé ou Gwenaëlle Martin en alternance, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Reda Kateb, Minouche Nihn Briot et Sofia Medjoubi ou Miya Joséphine en alternance. Assistanat à la mise en scène Laure Marion – collaboration à la dramaturgie Félix Dutilloy-Liégeois – régie générale Malounine Buard – scénographie Zoé Pautet – costumes Cloé Robin – création lumière Enzo Cescatti – création sonore Matéo Esnault – photographies Léo Aupetit – collaboration artistique Laurent Sauvage. Avec la participation exceptionnelle des habitants et habitantes d’Ivry-sur-Seine. Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, le texte est publié aux éditions Gallimard.

Présenté en décembre 2024, Grande salle du Centre Pompidou, Paris – En tournée : 22 au 26 janvier 2025, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne – 25 et 26 février, La Filature, Scène nationale de Mulhouse – 5 avril, Théâtre de Corbeil-Essonnes, Grand Paris Sud – 11 et 12 avril Espace culturel Robert-Doisneau, Meudon-la-Forêt.

Kolizion 

Texte et mise en scène Nasser Djemaï, avec Radouan Leflahi, scénographie Emmanuel Clolus – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des œillets.

© Christophe Raynaud De lage

Les oiseaux pépient et Mehdi se raconte, dans la chronologie de ses souvenirs, écrits en dix-huit courts tableaux : son nom, sa naissance, ses six frères ainés qu’il prend le temps de nommer et de présenter dans la couleur du nom qui leur fut donné, car chaque prénom arabe a une signification. Mehdi, le septième, sera le guide éclairé par Dieu. Chaque frère est symbolisé par une flamme, bougie qu’il allume, encadrée de celle du père, Malek (qui signifie le souverain) et de celle de la mère, Hayat, (la vie) et qui dansent pendant toute la représentation comme des gardiennes bienveillantes.

Car à deux mois, Mehdi passe six semaines en réanimation pour un geste malheureux de son frère Farid qui le fait tomber du berceau. Plus tard, en référence à l’accident, on l’appellera Kolizion. À cinq ans une fugue innocente oblige les gendarmes à le ramener à la maison. Quelque temps plus tard, alors que ses frères sont à la piscine, il fait la découverte jubilatoire d’une fourmilière qu’il s’amuse à tester par l’épreuve du feu, ce qui l’envoie pour plusieurs semaines à l’hôpital. Là, une rencontre fondamentale avec Gabriel, un jeune infirmier et sorte d’archange, lui fait découvrir la lecture. Il lui prête L’Île au trésor, vite dévoré, puis de nombreux autres livres. Son univers soudain s’élargit : « J’aime comme sont fabriqués les mots et les images qu’ils provoquent en moi. Ils sonnent comme l’heure du goûter et ça me fait voyager, ça me fait oublier ce que je suis » dit Mehdi. « Les livres, les grands absents de notre maison… » reprendra-t-il plus tard.

Nasser Djemaï fait récit de la vie de Mehdi, imaginatif pour les expériences, au risque de sa vie. Il dessine les contours de son environnement familial et sociétal et pierre à pierre montre la construction d’un parcours d’apprentissage, qui, à travers événements et émotions lui fait enjamber les clivages sociaux et s’interroger sur le sens de la vie. Un jour d’ennui, Mehdi se dirige vers la fête foraine où un père et son fils du même âge que lui, l’invitent à faire un tour de train-fantôme. Cela le bouleverse que ce père et son fils aient posé un regard sur lui. « Le soleil est heureux et mes yeux pleurent de joie. » Se séparer d‘eux lui est chagrin. À douze ans, le moment d’entrer au collège lui plait bien, puis contrairement à ses frères qui ne sont pas arrivés jusque-là, il sent que le savoir l’appelle et réussit magnifiquement. « Il est bizarre ce petit, on dirait qu’il comprend tout » constatent les parents. Puis les aînés grandissent et doivent se débrouiller seuls. Les mentalités changent. On ne reconnaît plus guère ce qui faisait la sève des échanges quotidiens, même le petit coiffeur où s’on père l’emmenait à vélo, ne sert plus qu’à coiffer. « Plus personne pour discuter, goûter les galettes qui sortent du four… On dirait que quelque chose est mort, mais je ne sais pas ce que c’est. »

© Christophe Raynaud De lage

Mehdi réfléchit à ce qui l’entoure, observe ses frères et apprend de leurs erreurs, c’est un généreux. « Moi aussi peut-être, si je travaille bien, je serai un dieu pour veiller sur tout le monde. Je deviendrai comme cet homme et ce fils de la fête foraine… Je descendrai du ciel et j’aiderai tous les enfants le jour de leur anniversaire… » Il prépare le Bac, même s’il est difficile de se concentrer à la maison. Et il s’obstine dans sa quête éperdue du savoir, dans la rencontre avec la grande littérature et les écrivains. Mention très bien au Bac scientifique. En route pour une prépa et l’obligation de quitter la maison. Tous les frères se cotisent pour lui offrir qui la cantine, qui le loyer de la chambre, qui l’achat du lit ou de la gazinière. Le parcours de Mehdi comme une œuvre collective…

En prépa il est l’un des meilleurs de la classe. Mais la solitude lui pèse et il commence à fréquenter la pharmacie pour l’achat d’antidépresseurs. La pharmacienne, Sofia, lui plaît bien et commence à hanter ses jours et ses nuits. Il perd pied, engage un duel du regard puis une joute verbale avec George Clooney, image glacée collée sur un grand panneau publicitaire qui se superpose à l’autre George, fiancé de Sofia. Mehdi débute sa carrière professionnelle, se rend très vite indispensable et grimpe les échelons à toute allure. « Je me sens au top de mon accomplissement. Je suis une véritable machine à gagner. Toutes les cases sont cochées. » C’est un homme inséré, qui participe à la croissance de l’entreprise, et qui n’oublie pas sa famille.

© Christophe Raynaud De lage

Comme il se l’était imposé, avec l’aide de ses frères il met ses parents vieillissants et mal en point à l’abri, dans une maison et un quartier correct, tout à portée de la main. Pourtant, chaque jour « mon père parle de son jardin natal, qu’il veut revoir avant de mourir. » Même s’il a la conscience du travail bien accompli, une convocation de son patron le place face à la réalité du collectif dans l’entreprise, réalité qu’il réussissait à détourner, préférant consacrer du temps à sa famille. Il se voit contraint de faire amende honorable et d’accepter cette fois de participer à la sortie à vélo du lendemain pour admirer avec ses collègues l’aurore boréale dont le directeur lui vante l’impact sur la cohésion sociale.

Bonne humeur au rendez-vous, une trentaine d’ingénieurs, cinquante kilomètres à couvrir, équipement, pique-nique, vitamine C. Comme tous, Mehdi s’élance et fait d’abord partie des premiers, jusqu’à sentir son cœur battre la chamade, et de plus en plus. Il redouble d’efforts et commence à avoir des visions, avant de perdre le contrôle et de s’encastrer dans un chêne. « Lumière blanche, rideau noir. Ma tête s’échappe… Plongé dans le coma, je me détache de mon corps… Toute ma vie s’est évaporée comme une mouche écrasée contre une vitre. » Ses pensées le mènent dans un dialogue avec Sofia et George Clooney. Il revoit défiler sa vie, l’enfance lui revient de plein fouet. « Soudain, au milieu de cette forêt, j’aperçois un petit enfant seul, immobile, avec son paquet de gâteaux à la main. Il porte une petite veste, une chemise avec une cravate… Il semble perdu et me fixe des yeux… »

Soutenu par sa famille, Mehdi vole au-dessus des nuages et délire. Le temps passe, la convalescence le ramène chez lui. Au travail, l’équipe d’ingénieurs l’attend pour poursuivre les programmes des nouveaux écrans d’avions de chasse. Il engage un dialogue existentialiste avec Clooney, dernière rencontre pour une question centrale qu’il lui pose : « Mehdi, quel est le sens de notre existence ? » Et leurs adieux prennent la couleur d’un conte initiatique où la vérité est dite : « Tu n’es que de l’encre sur un bout de papier… Maintenant je dois partir loin, vers d’autres récits possibles, vers de nouvelles pages blanches, des pages à mon image, vers un ailleurs, vers un endroit qui n’existe plus, un endroit que je veux inventer… »

© Théâtre des Quartiers d’Ivry

Seul en scène, Radouan Leflahi construit avec subtilité et précision ses espaces au fil de la narration, à partir de la maison familiale et de l’enfance, thème majeur du texte de Nasser Djemaï. Lumineux, le comédien colle au personnage à toutes les étapes de sa vie, qui le mène vers la question essentielle : trouver du sens à ce qu’il fait. Sur scène, de l’espace, physique et mental, un grand plateau, de la terre et des écorces au sol, et un minimum d’éléments : une chaise, un escabeau, un paravent côté cour où des ombres apparaissent, des livres, comme des révélations pour Mehdi. Beaucoup de signes s’inscrivent dans le clair-obscur du plateau, et l’intensité du récit donné par le comédien qui décline en sous-teinte les inégalités économiques, sociales et culturelles, la réussite sociale, l’accélération du temps et du rendement dans une atmosphère à la fois simple et sophistiquée et de superbes images à la clé (création lumière Vyara Stefanova, création sonore Frédéric Minière, création costumes Alma Bousquet, assistée d’Amélie Hagnerel). C’est un parcours initiatique fait de chaos et d’émerveillement, de chutes et de résurrections. On connaît Radouan Leflahi notamment à travers les mises en scène de David Bobée – Roméo et Juliette, Lucrèce Borgia, Peer Gynt, Elephant man. Il est avec Kolizion, magnifique dans sa présence et raconte avec tendresse, magnétisme et dans une rare intensité, la vie, dans tous ses reliefs.

Nasser Djemaï, auteur et directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry le met en scène avec talent. Il avait écrit et interprété lui-même en solo Une étoile pour Noël, qui a tourné entre 2005 et 2012, avant d’écrire et de monter des spectacles, comme entre autres Invisibles sur la mémoire des Chibanis dont il avait collecté la parole et, plus près de nous en 2022 Les Gardiennes ou le Nœud du tisserand, sur la vieillesse. Le tandem qu’il forme avec Radouan Leflahi, à partir d’un texte où l’acteur est aussi conteur, nous mène dans une réflexion sur la construction de la personnalité selon le groupe social auquel on appartient et les choix de vie, posant la question vitale et métaphysique du sens des choses.

Brigitte Rémer, le 30 décembre 2024

Avec : au TQI, Radouan Leflahi, et en tournée, Radouan Leflahi en alternance avec Adil Mekki. Dramaturgie Marilyn Mattei – assistanat à la mise en scène Rachid Zanouda – scénographie Emmanuel Clolus – création lumière Vyara Stefanova – création sonore Frédéric Minière – création costume Alma Bousquet, assistée d’Amélie Hagnerel. Le texte est publié chez Actes Sud Papiers.

Théâtre des Quartiers d’Ivry/Centre dramatique national du Val-de-Marne – Manufacture des Oeillets – 1 place Pierre Gosnat, Ivry-sur-Seine – Métro : Mairie d’Ivry, RER C / Ivry-sur-Seine – tél. : 01 43 90 11 11 – www.theatre-quartiers-ivry.com – En tournée : MC2 Grenoble, Scène nationale, du 4 au 7 février 2025 – Les Passerelles, scène de Paris/Vallée de la Marne, à Pontault-Combault, le 7 mars 2025 – Théâtre Joliette, scène conventionnée, à Marseille, du 20 au 22 mars 2025 – Scène de Bayssan, scène en Hérault, à Béziers, du 25 au 30 mars 2025 – Théâtre de Sartrouville et des Yvelines/CDN, du 3 au 4 avril 2025 – Théâtre de Nîmes, scène conventionnée, du 9 au 11 avril 2025.

Le Soulier de satin

ou Le pire n’est pas toujours sûr, de Paul Claudel – version scénique, mise en scène et scénographie Éric Ruf, costumes Christian Lacroix. Avec la troupe de la Comédie-Française, Salle Richelieu.

© Jean-Louis Fernandez

Quand le spectateur pénètre dans la Salle Richelieu, le plateau est brut et profond, les câbles visibles. Une passerelle, point d’entrée et de sortie tout au long du spectacle, enjambe la salle dans toute sa longueur au-dessus des fauteuils velours, et permet aux acteurs de venir au-devant des spectateurs pour les accueillir et échanger avec eux quelques mots. L’atmosphère est celle d’une ville méditerranéenne.

Côté cour, une poignée de musiciens qui, à certains moments se mêleront aux acteurs, (Vincent Leterme au piano et à la direction musicale, Aurélia Bonaque Ferrat au violon, Merel Junge au violon, euphonium et trompette, Ingrid Schoenlaub au violoncelle). La troupe se recentre autour d’un magnifique chant choral qui donne le coup d’envoi du spectacle, il y aura d’autres chants polyphoniques, tout aussi puissants, à certains moments. Nous entrons dans cette odyssée poétique, philosophique, épique et labyrinthique de Paul Claudel – diplomate, poète et Académicien – odyssée en quatre journées, quatre parties qui s’étirent sur une trentaine d’années pendant la Renaissance espagnole et la conquête du Nouveau Monde. Galions et caravelles nous mènent de la Cour d’Espagne à celle du vice-roi roi de Naples, passant par Mogador et la pleine mer au large des Baléares.

© Jean-Louis Fernandez (2)

Pour les représenter, Éric Ruf, metteur en scène et administrateur de la Comédie Française, signant avec ce Soulier de satin son dernier spectacle avant de passer le témoin, convoque une diversité de langages scéniques : de superbes toiles et tulles peints, montrant la multiplicité des géographies et la luxuriance des forêts, la narration, avec adresse et clins d’œil aux spectateurs permettant de les guider à travers les états d’âme des personnages, la farce et le mode burlesque, comme sur des tréteaux, dans la distance d’avec le lyrisme du texte. La place de la langue, la place du corps, les variations dans l’interprétation magique de la troupe, les extraordinaires costumes, tout concourt à la réussite de ce travail.

Après avoir croisé Don Rodrigue (Baptiste Chabauty) échoué sur la côte africaine, Doña Prouhèze (Marina Hands) lui voue un amour absolu à en perdre la raison, amour réciproque. Épouse de Don Pélage, juge de son métier et gouverneur général des Présides (Didier Sandre), Prouhèze se place dans les mains de la Vierge cherchant à détourner la tentation de l’infidélité. Une grande icône magnifiquement peinte descend des cintres, elle y accroche son soulier de satin rouge dans une prière : « Si je m’élance vers le mal, que ce soit du moins avec un pied boiteux… » La symbolique est forte si l’on se projette jusque dans la quatrième journée de la pièce, au cours de laquelle le vieux Don Rodrigue deviendra lui-même le boiteux, en même temps que le marchand d’icônes.

Convoitée par un cousin de Don Pélage partant en mission, Don Camille donne rendez-vous à Prouhèze à Mogador où il doit rejoindre son commandement (Christophe Montenez). Sous la bonne garde de Balthazar (Laurent Stocker) et de son ange gardien qu’elle n’écoute guère (Sefa Yeboah), la jeune femme qui n’a de cesse de penser à son amoureux, réussit à lui envoyer un message, lui donnant rendez-vous dans une auberge de Catalogne, au bord de la mer. Mais cette rencontre n’aura pas lieu car sur le chemin de Compostelle Rodrigue est blessé par de faux pèlerins – qu’on aperçoit à l’arrière-plan de la scène, s’éclairant aux flambeaux. Prouhèze réussit à s’enfuir au clair de lune, franchissant haies et fossés de ronces et d’épines pour se rendre au château de Doña Honoria où Rodrigue, mourant, est transporté. Autour de Balthazar entouré de paysans, les agapes vont bon train, mais au cours de son frugal repas, une balle le transperce.

© Jean-Louis Fernandez (3)

La seconde journée débute chez Doña Honoria, dans son château, situé au milieu de la Sierra (Danièle Lebrun), elle est au chevet de Rodrigue, son fils. Prouhèze s’interdit la chambre du malade qui comme elle, habite « les escaliers du délire. » Dans une grande salle du Palais de l’Escurial, reprenant la situation en mains Don Pelage décide d’envoyer son épouse prendre le commandement de Mogador où Don Camille est soupçonné de jouer double jeu. Parallèlement, une scène savoureuse nous mène au cœur de la forêt vierge sicilienne où Doña Musique, nièce de Don Pélage (Edith Proust en alternance) rescapée d’un naufrage et assez déjantée, passe la nuit auprès du vice-roi de Naples (Birane Ba, qui fut aussi le premier serviteur de Rodrigue, personnage digne de la Commedia dell’arte). À peine rétabli, Rodrigue prend la mer dans le sillage de Prouhèze, chargé de porter une lettre au nouveau commandeur de Mogador. « Où qu’elle soit, je sais qu’elle entend les mots que je lui dis… » Quand il arrive à bon port, Prouhèze ne le reçoit pas et n’ouvre pas même la lettre royale dont il est chargé. Elle se contente d’écrire au dos, en guise de réponse : « Je reste, partez ! »

Après des passes d’armes dignes de certains lazzis, qui font le lien dans un texte finement aménagé pour passer de onze heures à huit heures de spectacle tout en gardant la notion d’intégrale, on entre dans la troisième journée qui se situe dix ans plus tard. Doña Musique a épousé son vice-roi de Naples et part à Prague, enceinte du futur Jean d’Autriche, prêtant à une scène assez comique. Devenue veuve de Don Pélage Doña Prouhèze s’abandonne à Don Camille qu’elle n’aime pas, et l’épouse. Vice-roi des Indes occidentales, Don Rodrigue vit une vie austère et d’ennui, à Panama. Autour de lui, Doña Isabel, sa maîtresse (Florence Viala qui est aussi narratrice du spectacle), rêve de se venger et jure sa perte. À la folie amoureuse de Rodrigue répond celle de Prouhèze, qui perd pied, seule à la tête de la forteresse de Mogador. Elle lui envoie une lettre, lui demandant de la délivrer de Don Camille. Cette lettre mettra dix ans à lui parvenir après d’insensés allers-retours. Devenue mythique, elle sera comme une malédiction pour ceux qui la touchent.

© Jean-Louis Fernandez (4)

Faute d’en avoir eu connaissance, la réalité sera tout autre. Sur les remparts de Mogador, pourtant, c’est bien elle, Prouhèze qui enlace Rodrigue en une brève étreinte, leur ombre mêlée au clair de lune. Elle présente alors à Rodrigue Doña Sept-Épées, leur fille, (Suliane Brahim en alternance avec Edith Proust), née non de la rencontre des corps qui n’a pas réellement eu lieu, mais du mythe de l’Immaculée Conception, en se souvenant de la conversion de Claudel derrière un pilier de Notre-Dame, à l’âge de dix-huit ans : « En un instant mon coeur fut touché et je crus ! » écrivait le poète. Doña Sept-Épées, au cri déchirant à l’égard de sa mère : « Ne m’abandonne pas ! » et Rodrigue face à Prouhèze, n’y trouvent aucun écho : « Dis un seul mot et je reste avec toi » avait-il énoncé. Tenue par son ange gardien et malgré la corde qui la bride, Prouhèze exécute une danse de vie et de mort des plus extravagantes, hurlant le nom de Rodrigue. Sa délivrance viendra de son Ange Gardien lui annonçant une mort prochaine. « Adieu Rodrigue, laisse-moi devenir une étoile ! » dit-t-elle dans l’explosion de la citadelle qui emporte Don Camille avec elle.

© Jean-Louis Fernandez (5)

Dix ans plus tard, sur la mer, au large des Baléares s’ouvre la quatrième journée du Soulier de satin. Ayant abandonné l’Afrique, entouré de pêcheurs et de matelots, de conquistadors épuisés et des courtisans habituels, la disgrâce est sur Rodrigue qui va payer son abandon de l’Amérique. Une jambe en moins, aussi misérable qu’un saint François d’Assise, il vit de la vente d’images de saints que le Japonais Daibutsu (Christian Gonon) puis Sept-Épées dessinent à ses côtés. La scène se remplit de ces icônes, le portrait de la Vierge au Soulier de satin rouge comme témoin au-dessus de leurs têtes. Le Roi d’Espagne et son Chancelier proposent à Rodrigue de régner en Angleterre, fief dont personne ne veut prendre la charge. Dans une joute verbale grandiose où le second Chancelier (remarquable Didier Sandre) par la langue de bois qu’il utilise, cherche à le convaincre, s’ouvre une séquence pleine d’humour où chaque ministre y va de son couplet. Rodrigue met de telles conditions à son potentiel départ en Angleterre – la sédition de l’Espagne dans la balance – qu’il est accusé de haute trahison et vendu comme esclave. Désenchantée par son père, Sept-Épées s’enfuit avec son amie la Bouchère (Coraly Zahonero) après lui avoir laissé une lettre indiquant qu’elle rejoignait à la nage Jean d’Autriche, son amoureux, fils de Doña Musique, et qu’un signal de bonne arrivée lui serait envoyé par un coup de canon. Mais rien ne vient, une vieille religieuse achète Rodrigue ce céleste clochard en haillons, quand soudain, les trompettes et le coup de canon tant attendu, résonnent.

La dernière image proposée par Éric Ruf est ce retour à la scène première, celle du jésuite, frère de Rodrigue, attaché au mât d’un navire sur le point de sombrer dans l’Atlantique. Cette intégrale du Soulier de satin met en action avec brio le collectif de la Comédie-Française, tant sur le plateau avec les musiciens et la troupe – dont les acteurs et actrices tiennent tous plusieurs rôles – qu’autour, à partir de tous les actes artisans et de création qui font que le spectacle existe : réalisation de la scénographie et des toiles peintes, des lumières, des costumes. Une mention spéciale aux costumes de Christian Lacroix, véritables œuvres d’art avec leurs bandes de tissus délicatement juxtaposées, leurs velours dégradés brun, rouge et ocre, les plis, les fronces, les appliqués et broderies, les collections de petits boutons soigneusement alignés, les rubans entrelacés, les savants imprimés, les plumes et chapeaux. Tout est raffinement et sert cette Renaissance espagnole aux larges fraises, partagées avec les spectateurs à qui on a distribué de petites pochettes qu’on les invitera à ouvrir, et qui, comme les acteurs, porteront autour du cou leur fraise comme signe d’appartenance à la cour du Roi d’Espagne.

© Jean-Louis Fernandez (6)

On ne monte pas souvent le Soulier de satin, pièce écrite entre 1921 et 1925, éditée en 1929 et mise en scène partiellement et pour la première fois par Jean-Louis Barrault en 1943, qu’il a reprise de nombreuses fois en version intégrale, dont en 1980 au théâtre d’Orsay et plus tard à l’Odéon, qu’il dirigeait. Antoine Vitez en a présenté en 1987 une version intégrale qui a fait date, avec ses douze heures de spectacle sans interruption dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, suivie d’une reprise au Théâtre national de Chaillot dont il était directeur. Cette version scénique, quoique de lecture bien différente, garde une parenté avec celle d’Éric Ruf, notamment par deux acteurs : Didier Sandre, ici Don Pélage, était alors Don Rodrigue et Ludmila Mickaël était Doña Prouhèze. Aujourd’hui sa fille, Marina Hands, se glisse dans le rôle avec une grande frénésie, pour servir une histoire d’amour et de rencontre ratée avec Don Rodrigue, qu’interprète Baptiste Chabaut, contraint à un certain renoncement. Dans ce monde de la passion et de l’interdit, proche de la biographie-même de Claudel, le metteur en scène prend une position guerrière, éloignant le pathétique et la douceur.

Claudel déclarait que « le désordre est le délice de l’imagination. » Éric Ruf sait ordonnancer ce désordre avec subtilité et dans la complicité du public, comme jamais à la Comédie-Française. Par la passerelle qui traverse la salle, pièce maîtresse de sa scénographie, il évoque aussi le Japon où Claudel écrivit une partie de ce Soulier de satin, et sur laquelle, comme dans le Nô,  apparaissent les personnages, glissant sous les projecteurs. Alors laissons-nous voguer dans la cosmogonie claudélienne annoncée en début de spectacle : « C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant et c’est ce que vous ne trouvez pas amusant qui est le plus drôle. »

Brigitte Rémer, le 31 décembre 2024

Avec : Alain Lenglet le Père jésuite, Don Fernand, l’Alférès, Don Ramire et le Frère Léon – Florence Viala Doña Isabel, l’Annoncière et l’Actrice – Coraly Zahonero Jobarbara et la Bouchère – Laurent Stocker Don Balthazar, l’Archéologue, Almagro et le second Roi d’Espagne – Christian Gonon Sergent napolitain, le Capitaine, Don Léopold Auguste et le Japonais Daibutsu – Serge Bagdassarian l’Annoncier, le Roi d’Espagne, Don Rodilard et Don Mendez Leal – Suliane Brahim* Doña Sept-Épées – Didier Sandre Don Pélage et le second Chancelier – Christophe Montenez Don Camille – Marina Hands Doña Prouhèze (Doña Merveille) – Danièle Lebrun le Chancelier, Doña Honoria, le Chambellan et la Religieuse – Birane Ba le Chinois, le Vice-Roi de Naples et un soldat – Sefa Yeboah l’Ange gardien et un soldat – Baptiste Chabauty Don Rodrigue – Edith Proust*  Doña Musique (Doña Délices) et Doña Sept-Épées (* en alternance) – les comédiennes et le comédien de l’académie de la Comédie-Française : Fanny Barthod, Rachel Collignon, Gabriel Draper/soldats, officiers, serviteurs, seigneurs, courtisans, ministres – les musiciens : Vincent Leterme, piano et direction musicale – Aurélia Bonaque Ferrat, violon – Merel Junge, violon, euphonium et trompette – Ingrid Schoenlaub, violoncelle – Lumière Bertrand Couderc – son Samuel Robineau de l’académie de la Comédie-Française – travail chorégraphique Glysleïn Lefever – collaboration artistique Léonidas Strapatsakis – assistanat à la mise en scène Alison Hornus et Ruth Orthmann – assistanat aux costumes Jean Philippe Pons et Jennifer Morangier de l’académie de la Comédie-Française – assistanat à la mise en scène Aristeo Tordesillas – assistanat à la scénographie Anaïs Levieil – assistanat aux costumes Aurélia Bonaque Ferrat – Visuels © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française : 1. Doña Prouhèze (Marina Hands) et Don Camille (Christophe Montenez) – 2. Don Rodrigue (Baptiste Chabauty) – 3. Doña Prouhèze et Balthazar (Laurent Stocker) – 4. Le Roi d’Espagne (Serge Bagdassarian) – 5. Doña Isabel (Florence Viala) – 6. Don Pélage (Didier Sandre) et Doña Honoria  (Danièle Lebrun) – 7. Le Chinois, serviteur de Don Rodrigue (Birane Ba).

© Jean-Louis Fernandez (7)

Du 21 décembre 2024 au 13 avril 2025 à la Comédie-Française, Place Colette. 75001. Paris – métro Palais Royal – La pièce est montée en intégrale, horaire exceptionnel de 15h à 23h30, avec deux entractes et une pause de 18h30 à 20h – site : www.comedie-francaise.fr – tél. : 01 44 58 15 15.

Pour chaque représentation de la Salle Richelieu, entre 65 et 85 places à 5 euros (visibilité réduite) sont disponibles une heure avant le début de la représentation sans réservation, auprès du Petit Bureau (guichet extérieur rue de Richelieu) – Tous les lundis, Salle Richelieu, 85 places sont offertes aux moins de 28 ans, une heure avant le début de la représentation, sans réservation (1 place à visibilité réduite par personne, sur justificatif, dans la limite des places disponibles) auprès du Petit Bureau (guichet extérieur rue de Richelieu) – Avec le mécénat de la Caisse d’Épargne Ile-de-France.

Le Dernier Voyage (Aquarius)

Spectacle du Collectif F71 / La Concordance des Temps – texte et mise en scène Lucie Nicolas – Regard dramaturgique Stéphanie Farison – Vu à la MC 93Bobigny.

© Alain Richard

Fondé en 2004, le Collectif F71 se réinvente au fil du temps et de l’évolution de sa philosophie. Il présente des spectacles multiformes, grands ou petits formats s’adaptant à tous types de lieux. Le collectif interroge le réel, sa démarche s’ancre dans l’Histoire et les sujets contemporains et sociaux. Chaque thème appelle une nouvelle écriture scénique qui se tisse à partir d’un travail documentaire approfondi et d’une interaction entre les disciplines.

Avec Le Dernier Voyage (Aquarius), le Collectif s’est penché sur les mécanismes qui sous-tendent le refus de secourir six cent vingt-neuf migrants – récupérés in extrémis sur le navire humanitaire – devant lesquels les pays européens ont détourné la tête. La scène ressemble à un vaste hangar où se multiplient les signaux de détresse à travers les lampes de pupitres, les projecteurs sur poulies ou les lampes frontales. Lumière et son forment la clé de voûte du langage théâtral que déploie le Collectif F71. Un cercle de pieds de micros, des instruments de musique et des enceintes mobiles amplifient le son et la situation, dramatique, dont ils se font l’écho. Lanceurs d’alerte, les acteurs témoignent de tous ceux qui, contraints de fuir leurs pays, ont entrepris un long voyage au péril de leur vie, ceux qui ont travaillé dur ou emprunté là où ils le pouvaient, pour un jour tenter de s’offrir à prix pharaonique une traversée, croyant en leur destinée, en leurs rêves, en un avenir digne et libre. Pour beaucoup trop d’entre eux ce rêve s’échoue au fond de la Méditerranée comme autant de bouteilles à la mer qui ne parviendront jamais à leurs destinataires, leurs familles.

Une grande énergie circule entre ceux qui tentent de les sauver, au risque de tout perdre et de se perdre, le tout pour le tout, dans l’obscurité, la précarité et l’urgence du sauvetage. Le travail proposé par le Collectif F71 construit une dramaturgie de l’enquête où l’impuissance est à la hauteur de la détermination du sauvetage, comme idée fixe, généreuse et obstinée. Lucie Nicolas qui signe le texte et la mise en scène, a recherché les sauveteurs de l’Aquarius pour collecter leurs récits et reconstituer le puzzle, pour comprendre ce qui les anime, leur éthique et l’envergure d’une telle opération qui a duré dix jours, un enfer sur la mer. Elle a mis en écho un travail documentaire et d’archive à partir des dossiers de presse consultés, des déclarations émanant de personnalités politiques et décideurs européens refusant d’accueillir les migrants dans leurs villes sanctuaires, d’images télévisuelles et d’échanges émanant des réseaux sociaux.

Avec l’équipe, Lucie Nicolas a construit comme un oratorio à la mémoire des vivants et des morts, sans didactisme, ni paternalisme, autour des trois équipes qui, répondant aux appels au secours, sont parties les recueillir : l’équipage pour qui le sauvetage est un code d’honneur, SOS médecins et Médecins sans frontières pour tenter de soigner et de garder en vie. On est le 8 juin 2018 et l’Aquarius en est à sa quatrième rotation, le saxophone pour sirène, sonnant pour certains comme un glas.

© Alain Richard

Il y a le temps, le rythme, l’attente et la désespérance. Il y a les fils narratifs qu’elle tisse avec les acteurs (Saabo Balde, Fred Costa, Jonathan Heckel, Lymia Vitte). Tous à leur place comme on l’est sur un navire et avec une grande force, au-delà du côté narratif de la tragédie, ils provoquent la réflexion sur ce que solidarité et fraternité veulent dire. Plus de quarante-huit heures sur des canots à la dérive, une poignée de gilets de sauvetage, quelles priorités imaginer ? « Je me souviens des gens, du premier canot dans le noir, du second aux lumières qui clignotent… des familles qui se cherchent… » Un acteur-rescapé s’adresse au public et raconte le stock de bouteilles d’eau et de nourriture qui diminue, les ports qui ne répondent pas ni n’entendent la détresse et l’urgence. Mettre les femmes et les enfants en sécurité devient l’obsession des sauveteurs, par la recherche d’un port sûr. Sur le bateau elles et leurs enfants le sont, les hommes, eux, sont installés sur le pont. Une violente lumière nous fait face, sorte de mirador fouillant la mer ou sondant les consciences. Les micros se sont regroupés au centre du plateau, leurs fils ressemblent aux cordages des embarcations. Le refus de Malte, l’Italie qui annonce fermer ses ports, la France qui ne bouge pas, l’Union Européenne, tous sont appelés. Face au désarroi les politiques dégainent leurs arguments et s’empoignent, leur électorat en bandoulière, et malgré les conventions maritimes existant, les mails restent sans réponse.

© Alain Richard

La tension monte tout au long du spectacle où le spectateur fait la traversée avec eux, la théâtralisation est subtile et s’inscrit dans la justesse, en écho aux nouvelles transmises par les journalistes, dont un certain nombre sont tristement banalisées. Après le bruit et la fureur, la panique à bord qui s’est emparée de tous, Pedro Sánchez annonce qu’il accueillera l’Aquarius à Valence. Immense soulagement pour tous, sauveteurs et migrants, les mal-aimés, les exilés… Mais pourquoi donc quitter son pays ? L’un raconte sa quête d’une vie acceptable, le rançonnement au départ auprès de nombreux réfugiés, au Niger, en Turquie, en Libye, le chantage, la torture, les sévices sexuels. Une corne de brume sonne quand le bateau passe la ligne du port et s’amarre. Une logistique importante est en place avec des tentes, la police, des médecins et des avocats. Sauveteurs et rescapés se disent au revoir se souhaitant « tout le meilleur pour l’avenir » même si rien n’est ni décidé, ni réglé.

Ce fut le dernier voyage de l’Aquarius que SOS Méditerranée a renoncé à affréter ensuite, faute de volonté politique, aucune nation ne lui ayant concédé de nouveau pavillon. C’est la trace d’un combat mené par ceux qui croient que chaque vie est égale et précieuse, et c’est extrêmement bien réalisé.

Brigitte Rémer, le 23 décembre 2024

© Alain Richard

Avec : Saabo Balde, Fred Costa, Jonathan Heckel, Lymia Vitte. Création lumière Laurence Magnée – composition musicale et sonore Fred Costa – dispositif scénographique et sonore Fred Costa et Clément Roussillat – régie générale et son Clément Roussillat – costumes Léa Gadbois Lamer – construction Max Potiron – collaboration artistique Éléonore Auzou-Connes – stagiaires Julie Cabaret, Anaïs Levieil. Le texte est publié aux Éditions Esse Que. Tournée en cours d’élaboration.

Vu fin novembre à la MC 93/ Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, 9 boulevard Lénine, à Bobigny – sites : www. mc93.com – www.collectiff71.com

4.48 Psychose

Texte de Sarah Kane, mise en scène Florent Siaud, jeu Sophie Cadieux – texte français Guillaume Corbeil – compagnie Les Songes turbulents – au Théâtre Paris-Villette.

© Nicolas Descôteaux

C’est la dernière pièce que Sarah Kane écrit, en 1999, depuis le lieu où elle est hospitalisée, frappée par un puissant mal de vivre. Elle annonce le geste qu’elle prépare, au bout de sa nuit, donnant au texte un côté testamentaire : « A 4h48 quand le désespoir fera sa visite je me pendrai au son du souffle de mon amour. » Elle a vingt-huit ans et passera à l’acte. Rien ne l’arrêtera.

Sarah Kane laisse cinq pièces de théâtre, toutes expriment une même violence. Anéantis, la première, présentée au célèbre Royal Court de Londres, a profondément choqué et fait scandale, par sa barbarie. L’Amour de Phèdre, dont elle avait signé la mise en scène, au Gate Theatre, un petit théâtre situé au-dessus d’un pub, avait attiré un énorme public dont la moitié ne pouvait pas même entrer. Ont suivi Purifiés, puis Manque, sa quatrième pièce, un long poème inspiré de The Waste Land/La Terre Vaine, de son compatriote T.S. Eliot : «Je te montrerai ta peur dans une poignée de poussière…»

4.48 Psychose est présentée dans une nouvelle traduction de l’écrivain québécois, Guillaume Corbeil, qui met en exergue une sorte d’humour cynique de l’auteure, qui se regarde et qui parfois se distancie d’elle-même, se fragmente, comme le texte est fragmenté. « À quoi je ressemble ? à l’enfant de la négation » formule-t-elle. Cette pièce ultime de Sarah Kane est le monologue intense d‘une femme à l’extrême limite de sa vie, entre lucidité et clairvoyance détournée, délire et folie. Elle débute par quelques bribes d’un entretien avec le psy. « Mais vous avez des amis… Qu’offrez-vous à vos amis pour qu’ils soient un tel appui ? » Elle se moque des psys : « Dr Ci et Dr Ça et Dr C’estquoi qui fait juste un saut, et pensait qu’il pourrait aussi bien passer pour en sortir une bien bonne… » Pour elle tout est souffrance, son texte est un long cri. « J’étais capable de pleurer avant mais je suis maintenant au-delà des larmes… je fonce vers ma mort… »

Elle consigne sur des feuilles tout ce qu’elle ne peut ni ne veut plus faire, « Je ne peux pas manger, je ne peux pas dormir, je ne peux pas penser… » elle écrit ce qui pourrait s’assimiler au contenu de son dossier médical, les symptômes, le diagnostic, « chagrin pathologique », ses humeurs, ses affects, la liste des médicaments et leurs effets secondaires. Elle est son propre terrain d’expérimentation. « Patiente menaçante et peu coopérative, pensées paranoïdes… » Dans le texte certaines expressions reviennent en boucle, le vocabulaire se resserre, se répète : « brille scintille cingle brûle tord serre effleure cingle brille scintille… »

La comédienne québécoise, Sophie Cadieux, empoigne le rôle comme une guerrière, et épouse le geste de la lanceuse de javelot, au plus loin de ses forces. Elle déploie une belle énergie et dégage une force de persuasion et de conviction, jouant le combat de l’ange déchu, entre la vie et la mort attendue. Florent Siaud qui développe son travail entre l’Europe et le Canada a mis en scène la pièce en 2016 à Montréal, puis en 2018 dans ce même Théâtre Paris Villette avant de la reprendre cette année, avec la même actrice, Sophie Cadieux. Il met l’accent sur une certaine sensualité et tous les sentiments brouillonnés et mêlés, qui la dépassent, sur son combat face à ses démons. Des voix secrètes et intérieures l’assaillent, elle est dans la lutte avec l’autre, avec ELLE.

© Nicolas Descôteaux

Christian Benedetti a mis en scène 4.48 Psychose en 2001, deux ans après la disparition de l’écrivaine, dans l’interprétation d’Hélène Viviès, il l’a reprise, à différents moments. « Il faut une actrice capable d’arrêter le temps ou de changer l’espace avec un regard » disait-il. Claude Régy l’a montée en 2002 avec Isabelle Huppert, chacun proposant une vision de ce sujet diffracté. Dans le travail de Florent Siaud, même suspension du temps, quelques images de l’actrice en gros plans (de David B. Ricard) traversent une scénographie labyrinthe (signée Romain Fabre) qui se déplie dans la dernière partie du spectacle et serait comme les dédales de l’esprit ou les sinuosités du conscient et de l’inconscient. Des fils rouges font écran, le vermillon des lumières domine autour de l’actrice vêtue de blanc, qui nous interpelle avant son geste et son retour à la terre-mère.

Au fil de la pièce, les phrases se raréfient, les trous dans la page augmentent. Ne restent que quelques mots orphelins qui tombent comme flocons de neige. Les derniers mots de 4.48 Psychose, « s’il vous plaît levez le rideau » sont tout le contraire de ceux qui fermeraient un spectacle et demanderaient de baisser le rideau, comme un dernier coup de projecteur sur sa tragédie.

Brigitte Rémer, le 15 décembre 2024

Texte de Sarah Kane, mise en scène Florent Siaud, jeu Sophie Cadieux – texte français Guillaume Corbeil. Scénographie et costumes Romain Fabre – lumières Nicolas Descôteaux – vidéo David B. Ricard – conception sonore Julien Éclancher – assistanat à la mise en scène Valéry Drapeau.

Du 27 novembre au 7 décembre 2024, mardi, mercredi, jeudi et samedi à 20h, vendredi à 19h, dimanche à 15h30, au Théâtre Paris-Villette, 211, avenue Jean-Jaurès. 75019. Paris – métro : Porte de Pantin – tél. 01 40 03 72 23 – site : www. theatre-paris-villette.fr – En tournée : 10 et 11 décembre 2024, Espace Jean Legendre, Compiègne – 28 et 29 janvier 2025, Théâtre de la Ville, Longueuil, Québec (Canada).

On n’a pas pris le temps de se dire au revoir 

Écriture, mise en scène et interprétation Rachid Bouali – compagnie La langue Perdue – au Théâtre de la Concorde, dans le cadre du cycle Exil et Diaspora.

© Mathis Bouali

Rachid Bouali met en carton les bons moments vécus avant qu’ils ne s’effacent. Né en France il a habité une petite maison du quartier de la Lionderie, à Hem, située entre Lille et Roubaix, avec sa famille venant d’Algérie. Au moment où ce quartier est rayé de la carte pour raison de rénovation au titre du nouveau programme national de renouvellement urbain, son père, qu’il nomme avec beaucoup de tendresse mon petit papa, achève sa vie à l’hôpital.

L’acteur-auteur met en parallèle les deux événements, celui de la mort de la Cité de Transit qu’il a habité et qui porte ses souvenirs d’enfance, et celui de l’arrivée de son père en France, sur laquelle son petit papa ne s’est jamais vraiment exprimé. « Ça y est, les ordres sont donnés, les bulldozers avancent, l’effacement de ma cité a commencé… Maudite coïncidence ! J’ai d’un côté mes souvenirs d’enfance qui s’ensablent et de l’autre petit papa qui s’enruine lentement à l’hôpital. » Les murs sont porteurs de lumière, de l’enfance. « Mais qu’est-ce qui va me rester de tout ça ? Attends, petit papa, raconte-moi. »

© Mathis Bouali

La scénographie de lumière dessine des rectangles au sol et sur le mur du fond. En même temps les mots d’amour au père sont lumineux. Et Rachid Bouali, à la recherche de son identité, écoute le cœur des douze collines de Kabylie à travers le dernier souffle de son père. Il apprend quelle fête ce fut quand un logement digne de ce nom lui fut attribué pour sa famille, petite maison de la cité de transit, un mot que l’auteur ne savait pas décoder. Ce fut pour lui Versailles, loin des logements insalubres de l’arrivée en France qui pénétraient de leur humidité les corps et la pauvreté, ces maladies de la misère.

Rachid Bouali se souvient de l’enfance et plusieurs anecdotes sont au bout de sa plume, comme ce jour où sa mère lui racontant les tatouages, dessine sur ses mains au henné une étoile et un croissant de lune. Les mains de l’enfant provoquent sa honte à l’école le lendemain, où certains ne manquent pas de le moquer brutalement. Ses parents ne se sont d’ailleurs jamais autorisés à entrer à l’école, ils n’ont pas osé. Et l’enfant a entendu des propos racistes venant tant d’enfants peu réceptifs à la mixité que de certains professeurs. À l’époque on ne changeait pas de pays mais seulement de département… !

© Mathis Bouali

Et on place souvent le père face à son statut d’arabe et de maghrébin, lui, l’immigré de la 2nde Guerre Mondiale. Il a tellement intégré son statut que, quand une dame passe devant lui avec arrogance, à la CAF, sa peur lisible dans les yeux, il n’ose pas même défendre son tour, au grand dam de son fils. « On n’est pas chez nous… » a-t-il entendu toute sa jeunesse. Et Rachid Bouali constatant : « On nous regarde comme des gnous, chez nous, chez vous, deux terres pour une même famille… »

Le père transmet au fils ce qu’il a entendu dans son pays quand les militaires français répandus jusque dans les moindres oliveraies et oueds se distinguaient par leurs ordres agressifs et violents : « Massacrez-moi tout ça… ! » en même temps qu’ils ordonnaient qu’on leur serve un méchoui. L’acteur danse sur un fond de scène en feu pour dédramatiser la séquence qui n’en est pas moins violente, avec cette politique de grand remplacement sous couvert de dépossession des terres et d’interdiction de tout rassemblement familial. Et dans une montée dramatique bien construite, l’acteur rapporte le massacre de Sétif le 8 mai 1945 dans le département de Constantine, avec ses trente-mille morts en réponse aux manifestations nationalistes et indépendantistes, sur fond de colonisation française. Un chant arabe traverse le plateau, petit moment d’oxygène.

© Mathis Bouali

La figure du père mâchonnant la chemma, ce tabac à priser ou à chiquer, parcourt tout le spectacle. Il raconte à son fils son recrutement en Algérie, « T’a des mains d’ouvriers ! » lui a-ton dit. Et il convainc sa femme : « Je pars le premier, la famille rejoindra après… » Il raconte, et le fils joue le père, l’arrivée en France, les bidonvilles. « On a reconstruit une vie pour vous » dit-il. Petit à petit, s’éloignant de nos ancêtres les Gaulois, des poilus de 14/18 et du gaz moutarde appris, Rachid Bouali, entre dans la richesse de sa culture kabyle, une des communautés berbère ou amazigh – dont la traduction est homme libre – d’Algérie, reconnaissant le courage de ses parents.

Pour ne pas tomber dans l’oubli, l’auteur-acteur honore son père par le récit qu’il fait de sa vie, mis en miroir avec celui de la mort de sa Cité, à Hem, pour lui, comme la mort de l’enfance. « Adieu mon petit papa, adieu ma cité… Aujourd’hui, quand on me demande quelle est ma langue maternelle, je réponds naturellement le français, et pourtant, la langue de mes parents était le kabyle », son acte de foi.

On n’a pas pris le temps de se dire au revoir pose la question de l’appartenance et de l’identité. Conteur de sa propre histoire, Rachid Bouali porte la voix de ses parents, de ses ancêtres blessés. Le récit est rapporté avec simplicité, éclaté, comme les espaces qu’il crée sur la scène, comme sa culture. Il habite le plateau avec retenue et précision et par son histoire personnelle remonte le temps et participe d’une réflexion sur ce sujet douloureux de la guerre d’Algérie et des ruines de la colonisation.

Il n’en est pas à son coup d’essai. Après une formation chez Jacques Lecoq, Rachid Bouali crée ses spectacles depuis une vingtaine d’années, cherchant entre la narration et le théâtre. ll a créé sur cet axe, entre autres, une trilogie : Cité Babel en 2005, Un jour j’irai à Vancouver en 2009, Le jour où ma mère a rencontré John Wayne en 2012, et travaille sur la collecte de paroles et les arts du récit. Son spectacle est puissant et salutaire pour tous.

Brigitte Rémer, le 12 décembe 2024

Écriture, mise en scène et interprétation Rachid Bouali – collaboration artistique Olivier Letellier – création lumière Pascal Lesage – compagnie La langue Perdue.

Du 10 au 21 décembre 2024 à 19h (relâche les 15 et 16 décembre), Théâtre de la Concorde, 1/3 avenue Gabriel. 75008. Paris – tél. : 01 71 27 97 17 – site : www.theatredelaconcorde.paris – métro : Concorde – En tournée : 6 février 2025 à 14h00 et 20h00 et 7 février à 10h00, Le Quai des Arts, Veynes (Hautes-Alpes) – 21 février à 20h00, Théâtre Charcot, Marcq en Baroeul (Nord) – 6 mars à 14h30 et 20h00, L’Escapade, Hénin Beaumont (Pas de Calais) – 13 mai à 20h00, 14 mai à 19h00, 15 mai à 10h30 et 20h00, Centre Dramatique National La Manufacture, Nancy (Meurthe et Moselle) – 26 juin à 20h00, Théâtre traversière, Paris 75012 – juillet 2025, Festival Off à Avignon (à confirmer).

Vendrán días mejores / D’autres jours viendront

L’exil et la mémoire, chronique théâtrale – dramaturgie, mise en scène et mise en écriture, Andrea Castro – textes tirés du livre Archéologie d’un rêve, Théâtre Aleph, Chili 1966-1976 La mémoire et l’exil par Luis Pradenas – musiques originales et direction musicale, Anita Vallejo – création et montage sonore et visuel, Alma Kerouani – au Théâtre El Duende / Ivry-sur-Seine.

© i-comme image

Le 11 septembre 1973 au Chili fut un véritable séisme menant à l’effondrement brutal du pays : la démocratie piétinée et qui vole en éclats, avec l’entrée en scène du dictateur Pinochet et de ses sbires, dictée par la main du président Nixon et la CIA. C’est un assassinat politique pur et simple. Encerclé par les putschistes dans le Palais de la Moneda, le président Salvador Allende sous couleurs de l’Union Populaire et des coalitions de gauche, met fin à ses jours, se tirant une balle dans la tête dans le Salon Independencia du Palais de la Moneda. Sombre part de l’Histoire. Anita Vallejo avait vingt-trois ans. Dans la période dictatoriale et sanglante qui suivit, Oscar Castro, son compagnon et père de ses enfants est arrêté, torturé et déporté dans les camps de concentration avec d’autres compagnons de route, et comme des milliers de Chiliens. Ceux qui le peuvent s’exilent. Il y aura de nombreux disparus.

© Frédéric Blaise

Musicienne et comédienne, cofondatrice du Théâtre Aleph à Santiago avec Oscar Castro, Anita Vallejo se souvient, quand un an après la mort d’Allende, le 24 novembre 1974, la police politique de Pinochet vient arrêter Oscar. Libéré deux ans plus tard, la famille est contrainte à s’exiler et trouve refuge à Paris. Là, ils re-fondent le théâtre Aleph avec d’autres exilés, toujours sur le même concept de création collective. Ils sont accueillis par Ariane Mnouchkine et le théâtre du Soleil à la Cartoucherie, où ils présentent leur première création française, L’exilé Mateluna, spectacle devenu emblématique. Ivry-sur-Seine sera ensuite leur territoire de travail où le Théâtre El Duende succède au Théâtre Aleph, en 2000.

Dans D’autres jours viendront c’est Andrea Castro, la fille d’Anita, qui élabore la dramaturgie et rassemble les témoignages et les écrits. Alma, la petite-fille française née en 1997, la questionne et cinquante ans plus tard Anita Vallejo raconte. « L’important ce soir, ce n’est pas que tu te souviennes parfaitement de tout. L’important c’est que tu nous racontes et ainsi, faire mémoire » dit Alma à sa grand-mère. Anita est au centre du plateau où elle égrène sa vie sur portée musicale. Trois petites notes ouvrent le spectacle pour une dédicace à l’attention des disparus. Elle ne quittera pas le centre de la scène, elle est au cœur, elle est le chœur du récit. Alma, à certains moments, lui fait face. Tous les instruments, essentiellement placés côté cour, l’entourent et racontent à leur tour : trompette et contrebasse, flûte, guitare, trombone et percussions.

On part d’un coup de sonnette à la porte de la maison familiale, ce 24 novembre 1974 à Santiago. « Dans mon souvenir c’était un jour de fête… On buvait, on déconnait, on était irrévérencieux. » Soudain la réalité débarque avec les policiers de la Dina. Les conversations et la musique s’arrêtent. Et le temps se suspend. « Je vois Richi, mon frère, qui recule et les mitraillettes qui avancent par le couloir. » Oscar Castro suit la police. Un chant accompagne la tragédie. « Esta tristeza mía / cette tristesse qui est la mienne… » car la musique et le chant sont consolateurs autant que fédérateurs. Ici la voix se mêle aux instruments. « Alma, mon amour, dit la grand-mère à sa petite fille, quand tu es née j’ai composé une musique qui s’appelle Ninalma en hommage à ma mère et à toi, ma petite fille. »

© i-comme image

Retour au Chili, à la Terre-Mère, titre d’un chapitre. Chili à l’heure de la poésie, des araucarias aux drôles d’épines, des tomates et des empanadas. Sur la grande table, côté jardin, tous s’affairent à la préparation du repas, et on remonte le temps et les fragments de vie. A l’arrière-scène, des images d’actualité se gravent montrant l’espoir d’un peuple et l’engagement de son Président jusqu’à l’étape finale. « Je ne démissionnerai pas » confirme Allende en s’adressant aux travailleurs par l’intermédiaire d’une des dernières radios qui émettait encore. « Je m’adresse à la modeste femme, la paysanne, l’ouvrière. Adieu au peuple. » L’Histoire se rembobine, au son de la guitare et du piano, par les images. Pinochet impose une reddition inconditionnelle que le Président Allende décline, réussissant à faire sortir sa fille et sa sœur de la Moneda avant que le Palais ne s’enflamme. Les militaires crèvent l’écran sous la dictature de Pinochet et l’installation de sa loi martiale.

Images et chapitres défilent entre sidération et terreur générale. La famille Castro tente de sauver quelques livres dont elle remplit sa voiture, acte symbolique, car dans les mains de Pinochet les livres brûlent. On voit des files de gens devant les camps de concentration, cherchant des nouvelles des leurs, comme l’a fait Anita se rendant au camp visiter Oscar. « Dans le bus, à l’aller, tout le monde chantait. Au retour, c’était le silence. » Et les souvenirs douloureux reviennent comme autant de fantômes, celui de Victor Jara, chanteur populaire, auteur, compositeur et interprète dont le dernier poème, inachevé, est écrit en captivité au Stade national où il se trouvait avec plus de cinq mille autres militants pro-Allende, Somos cinco mil. Ce poème ¡Canto qué mal me sales !/ Mon chant, comme tu me viens mal ! passera de mains en mains et parviendra au monde. On écrasa les doigts du guitariste espérant anéantir ses mots et sa musique, avant de le cribler de balles.

Les figures emblématiques chiliennes défilent, quel que fut leur destin, Pablo Neruda, prix Nobel de littérature en 1971et poète signataire entre autres du sublime Canto General, mort le 23 septembre 1973, douze jours après le coup d’état, de manière trouble et encore inexpliquée ; la chanteuse et compositrice Violetta Parra qui remerciait la vie : « Gracias à la vida que me ha dado tanto/ Merci à la vie qui m’a tant donné. » Se souvenir, titre du dernier chapitre de Vendrán días mejores/D’autres jours viendront montre la famille Castro sur une passerelle, ou un balcon. Le spectacle se ferme sur ces quelques mots énoncés : « Je suis Français mais ce n’est pas mon pays. »

Le Théâtre El Duende est un lieu charmant, fait main, une troupe artistique, une coopérative. C’est un lieu de partage, de compagnonnage pour les jeunes compagnies, un lieu de formation et d’actions culturelles, un lieu de diffusion. Avec D’autres jours viendront, la troupe chante son pays, mêlant l’histoire de la famille Castro-Vallejo à la grande Histoire, il est bon de s’en souvenir avec eux. Leur théâtre dit engagé proche du théâtre de tréteaux, appelle la Strada de Fellini et l’univers de Dario Fo, comme celui de Gabriel García Márquez leur compatriote, prix Nobel de littérature en 1982, par le côté réaliste et magique de ses récits dans lesquels s’entrelace son histoire familiale.

Oscar Castro s’en est allé en 2021, la création se poursuit. Anita Vallejo est splendide dans la simplicité de son récit de vie au Chili, fait à la demande de sa petite fille, Alma Kerouani. Une belle énergie et beaucoup de tendresse circule entre les deux femmes de générations différentes, Anita Vallejo assurant la transmission. Le spectacle devient chronique par toutes les actions qui les entourent, par l’équipe d’acteurs et de musiciens, par les images, qui donnent vie à ce moment d’une Histoire collective sombre face à une histoire familiale qui se fond dans une histoire théâtrale. Sur scène comme dans la salle circule une grande émotion.

Brigitte Rémer, le 10 décembre 2024

© i-comme image

Avec : Louise Bauduret, Mathieu Cabiac, Andrea Castro, Sebastian Castro-Vallejo, Alma Kerouani, Mehdi Kerouani, Sebastien Naud, Anita Vallejo – Musiciens en alternance : Anita Vallejo (piano), Luis Pradenas (guitare et charango), Timothé Durand (basse), Olena Powichrowski (flûte traversière), Jesus Muñoz (violon), Soheil Trabrizi-Zadeih (trompette), Ruben Castro (percussions), Pascal Camors (trombone), Christophe Defays (contrebasse) – création lumière Romain Thomas – scénographie Louise Bauduret – son Vanina Adrover, Deck Oner – conseiller scientifique Antoine Rivière, (historien).

Du 28 novembre au 15 décembre 2024, du jeudi au samedi à 20h30, le dimanche à 17h30, au Théâtre El Duende, 23 rue Hoche, Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry (ligne 7) – tél. : 01 46 71 52 29 – site : theatre-elduende.com

HK – Poète en cavale

Spectacle de théâtre musical, écrit et interprété en vers et en chansons par Kaddour Hadadi – chant et accordéon, Claire Bernardot – à La Scène Libre, Paris.

© Karine Music

Quand on entre dans ce petit théâtre plein à craquer, il n’y a pas de feu de bois mais ça sent bon Brassens et Brel. Hugo, Jaurès, Apollinaire, Rimbaud, Louise Michel sont prêts à entrer en scène. L’accordéoniste (Claire Bernardot) vient se poser sur un banc, côté cour, en fredonnant, « ce soir je ne rentrerai pas au port, je pars car je dois changer de décor… »

 Arrive sur scène côté jardin, le comédien Kaddour Hadadi, dit HK, portant une caisse plus grosse que lui, sa maison sur le dos, son théâtre imaginaire, sa bibliothèque, sa vie. Il en sort quelques vêtements qu’il accroche au porte-manteau placé derrière lui, de précieux objets qu’il installe avec soin, comme ses figurines-marionnettes petits formats à l’effigie de Joséphine Baker, Coluche et Georges Brassens qui seront ses témoins, ou ses parrains. Il fait l’inventaire de ses livres et se met à parler du trac qui monte avant un spectacle, comme d’un moment de grâce où l’on se sent prêt à tout, y compris à se défiler.

© Tintin

Justement, évadé du théâtre d’en face en plein spectacle, l’homme est vivement recherché. Reward ! Il fouille dans ses livres, à la recherche d’un texte à jouer ce soir et tombe sur L’Invincible espoir, de Georges Fourneau une histoire de 14/18 et de la guerre des tranchées. Il s’habille d’une capote militaire et d’un calot, prend sa besace en bandoulière. Acte I Scène 1, juste avant la bataille. Il est ce soldat qui mêle les mots empruntés à Hugo, et les larmes. C’est un adieu : « Demain dès l’aube je partirai… » et il introduit la superbe chanson écrite et interprétée par Jacques Brel, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? « Demandez-vous belle jeunesse Le temps de l’ombre d’un souvenir Le temps du souffle d’un soupir, Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? »

HK part au combat, puis fait un casse, en rêve. Il se démobilise et rend son costume militaire : « Moi avant tout j’étais poète, donnez-moi un stylo et du papier à lettres… » Il joue avec les vers, fait référence aux écrivains, aux textes chantés qu’il entrelace à ses écrits, décline des jeux de mots, lance la métaphore, met ses pas dans les traces des artistes. Il tisse la toile de la poésie, c’est du cousu main. « Pour moi la poésie est un regard » déclare-t-il. On pourrait mettre en miroir Léo Ferré, dans Poètes, vos papiers… ! Il fait un détour du côté d’Apollinaire dans les mains de Lou-Andreas Salomé, « Lou, si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur… » On croise aussi la Joséphine de Bashung, et toute une série de portraits qu’on aime à revoir.

@ Karine Music

Puis le comédien reprend la trame de son livre d’images. L’Invincible espoir, Acte II Scène 1. On frappe à la porte, la maréchaussée scrute et traque le poète. « Je ne demande pas la lune… Ne m’enlevez pas mes poèmes, ne me prenez pas mes chansons. » Il écrase du pied la délation comme on écrase un mégot, méprise ceux qui « examinent les poubelles dans la petite ruelle sur laquelle donne l’entrée des artistes » puis, en compagnie de Rimbaud et armé de sa masse retrouvée dans la caisse, se transforme en forgeron, casquette et tee-shirt noir. « Nous allions au soleil, front haut, – comme cela -, dans Paris accourant devant nos vestes sales. Enfin ! Nous nous sentions Hommes… » Il fait l’éloge de la campagne, des cultures, raconte la Bastille. II est le peuple. Et signé du ministère des Affaires Populaires, Comme un air de révolution, nous rattrape, chanté par l’accordéoniste qui avec HK a dessiné ce parcours, impertinent et salutaire, poétique et véridique.

© Tintin

Tournez manège ! Portant un chapeau de paille d’Italie, le poète cherche sa place, déjoue la censure, fait tourner les têtes, sillonne le monde de bal en bal, et stationne devant son téléphone devenu muet. Il raconte ses galères dans la rue, feuillette ses livres, tombe sur le poème de Paul Éluard, Liberté, j’écris ton nom, ramasse les feuilles mortes. D’espoirs en désespoirs et de textes en chansons, du dit à la psalmodie, de l’accordéon à la déraison, HK circule jusqu’à ce qu’un gyrophare le repère. Pour toute arme son stylo et son carnet, pour compagnie l’accordéoniste qui reprend ce qu’elle fredonnait au début du spectacle : « Ce soir je ne rentrerai pas au port, je pars car je dois changer de décor… » Lui, l’homme en cavale, auquel se substitue une figure à son effigie, est déjà sorti par l’entrée des artistes après avoir lâché : « Nous sommes le monde de demain. »

Auteur-compositeur-interprète, Kaddour Hadadi trouve son inspiration aux quatre coins du monde et la restitue avec tendresse et malice. Il s’empare aussi des mots d’autres poètes et les polit comme des pierres précieuses, ainsi ceux de Claude Darnal, nordiste comme lui, venant de Douai, lui de Roubaix : « Dans une vieille caisse en bois Qui vient de Samoa Je vais faire un trois-mâts… Tant mieux si la route est longue, je ferai le tour du monde… » Et HK convoque le fantôme de Shakespeare : « Le monde entier est un théâtre. Et tous, hommes et femmes, n’en sont que les acteurs. Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles… »

Poète en cavale est de la belle œuvre signée Kaddour Hadadi qui construit avec ses mots, ses rythmes et ses idéaux, et qui butine de poème en poème à la recherche d’une toison d’or. C’est un manifeste contre l’arrogance, une ode à l’irrévérence et aux utopies, celles qui l’habitent et sont son oxygène, la liberté d’expression et le vivre-ensemble. Autour de lui, il observe, dénonce injustices et cirque médiatique, interprète et rappelle ce que vivre et chanter veut dire.

Brigitte Rémer, le 9 décembre 2024

© Karine Music

Avec : Kaddour Hadadi (HK), interprétation et chant – Claire Bernardot et Mathilde Dupuch, accordéon et chant – écriture Kaddour Hadadi – compositionThibault Delbart, Kaddour Hadadi, Claire Bernardot – mise en scène Saïd Zarouri – création lumières Olivier Aillaud – Blue Line Productions et l’Épicerie des Poètes. Le texte Poète en cavale, précédé d’un récit autobiographique, Le Roubaisien de Bergerac, est publié par Riveneuve Éditions.

Du 30 octobre au 21 décembre 2024, du mercredi au samedi à 21h – Théâtre Libre / La Scène Libre, 4 Boulevard de Strasbourg, 75010 Paris – métro : Strasbourg St Denis – tél. : 01.42.38.97.14 site : https://le-theatrelibre.fr/

Le banquet des merveilles

Chorégraphie et scénographie de Sylvain Groud – composition musicale Yann Deneque, directeur de la compagnie Tire-Laine – Le Ballet du Nord / Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France, au Colisée de Roubaix.

© Frédéric Iovino

Une grande toile blanche recouvre le sol formant des plis, comme un relief. Elle est le sable, la mer, bientôt le toit et le ciel, ou la tente touareg. Elle est le signe d’un grand chaos. Sous ces plis, des mouvements se dessinent, des corps se dressent comme les sculptures d’un désert blanc, laissant apparaître des personnages échoués là. On entre dans un monde fantasmatique et dans les plis, figures de l’intériorité selon la métaphysique de Gilles Deleuze qui lance ses questions : « L’âme est-elle pleine de plis obscurs ? » Un homme danse en solo.

Cinq musiciens s’avancent, de cour à jardin, en une présence magnétique. Ils habitent l’espace qu’ils remplissent de leurs variations. Les toiles se soulèvent et prennent leur envol avec grâce. Les danseurs font face aux musiciens. Au sol, côté jardin, comme un amoncellement de vieux vêtements. Cinq danseurs bougent au son de la guitare et font groupe, leur danse est sauvage. Par couple d’instruments les musiciens superposent les sons comme des hyperboles et s’avancent dans la diagonale, les uns après les autres.

© Frédéric Iovino

Sonne l’heure. Long silence pendant lequel les musiciens et les danseurs se métamorphosent jusqu’à ressembler à un groupe de vagabonds, sorte d’âmes errantes, à la manière du Voyage des comédiens du réalisateur Theo Angelopoulos. Les vibrations d’un saxo ténor solo rejoignent le vibrato du trombone sur lequel une danseuse s’élance. Soudain un cri, le violon se suspend. Des personnages, danseurs et musiciens, portant des manteaux de pluie noirs, émergent de la nuit. Au plafond, la toile prend son envol et se gonfle telle la voile d’un mât de misaine dans un éclairage lumineux, une atmosphère diaphane. La musique brûle les danseurs et l’heure sonne à nouveau.

Sylvain Groud joue des extrêmes dans le récit qu’il construit, nous faisant voyager de l’enchevêtrement et de la parodie au vide et à l’épure, du chaos à l’infini. Seul, sur un plateau vide, le violoniste recrée le monde, entre poésie et solitude. Et comme une lame de fond reviennent les musiciens, en ligne, menés par les bois qui lancent leurs sonorités chaudes. Enlevée et répétitive, entourée du cercle des danseurs, leur gestuelle est celle d’un sémaphore. Clavier, chapeau, lumières clignotantes, tenture. De l’amoncellement des vieux vêtements sortent des costumes de récupération dont la troupe se pare, robes et vestes, tulles et paillettes, couleurs. Et comme une oriflamme la robe qu’avait portée dans Double Vision Carolyn Carlson, qui avait dirigé le Centre chorégraphique du Nord de 2004 à 2013, s’envolant au-dessus des toits, comme dans la peinture de Chagall.

© Frédéric Iovino

La toile blanche s’abat comme un linceul qui recouvre la scène, arrache des vies et ensevelit les morts-vivants. Tout est mirage en même temps que réalités, images trop connues de nos désastres actuels, déflagrations à l’infini de corps gisant sur les étendues du littoral. Le violon appelle, puis disparaît. Les danseurs s’avancent sur la musique des cordes, en écho à la flûte. Écume des mers, écume des jours, les grondements de l’eau font du vacarme. Le tissu se soulève dans le geste glacial de la présence-absence.

Soudain une danseuse prend la parole et se raconte « le moment où ça s’est passé ? Je ne m’en souviens plus » puis une seconde, puis d’autres – on pourrait penser à Platon qui, dans son Banquet donne la parole à Phèdre, Aristophane et Socrate – Ici le discours s’articule autour de la vie ordinaire et de la capacité à s’émerveiller. Sylvain Groud donne en référence les mots du critique et dramaturge Gilbert Keith Chesterton : « Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais uniquement par manque d’émerveillement. » Ils/elles parlent et dansent leur vécu, nous faisant traverser divers univers. Sylvain Groud a mêlé des bribes de récits de vie qui nous propulsent dans cette seconde séquence de la chorégraphie, a priori en rupture avec la première, sauf que celle-ci nous avait permis de nous émerveiller, entrant ainsi dans le vif du sujet.

© Frédéric Iovino

Le voyage n’est pas fini, il se poursuit avec une troisième séquence où le public est invité à danser dans le hall du Colisée où la troupe a été accueillie en résidence. Danseurs, musiciens et spectateurs se mêlent pour une fête fraternelle et conviviale où chacun trouve sa place entre deux thés à la menthe. Le point de départ du Banquet des merveilles est loin, les esthétiques sont bousculées mais la valeur de l’humain, par l’Autre ici présent sans aucune hiérarchie s’exprime au rythme des musiques. Ça balance et c’est généreux. Là est le véritable banquet.

Sous la houlette de Sylvain Groud pour la danse, de Yann Deneque pour la musique, danseurs du Ballet du Nord et musiciens du Tire-Laine assurent cette mutation vers les différentes parties du spectacle, ses différents styles, avec talent et pertinence : Julian Babou (guitare, basse), Malik Berki (machines), Agnès Canova, Mehdi Dahkan, Yann Deneque (saxophones), Cédric Gilmant (serpent, tuba), Antoine Marhem (violon), Johana Malédon, Julien Raso, Cybille Soulier. La scénographie ouverte (élaborée par le chorégraphe et par Michaël Dez, qui signe aussi la lumière) repose principalement sur le discours de la toile, magnifiquement exploitée et éclairée, minérale et vivante, métamorphosant la lumière, du sombre et de l’ombre à la clarté et jusqu’au surexposé.

© Frédéric Iovino

Yann Deneque est un brillant saxophoniste, grand baroudeur épris de voyages et de rencontres qui travaille entre chanson, jazz, musique du monde et électro en tant qu’interprète, compositeur et arrangeur. Il a rencontré Sylvain Groud en 2019 et inauguré un nouveau partenariat avec la Compagnie du Tire-Laine. Le travail avec le territoire et ceux qui l’habitent – particulièrement Roubaix, dans le Département du Nord et la région Hauts-de-France, mais en tournée dans d’autres départements et régions, avec d’autres habitants – fait partie des priorités du chorégraphe. Il aime le partage et a rencontré les Roubaisiens en amont du spectacle. Il est attentif aux problématiques de nos sociétés qui nourrissent ses pensées artistiques – le réchauffement climatique et l’écologie, les inégalités femme-homme, les migrations, tous ceux qui pour une raison ou pour une autre sont rejetés par leur famille ou par la société, la précarité -. Dans sa foi en l’humanité il avance la résilience comme possible surface de réparation.

À la tête du Centre chorégraphique national du Nord depuis 2018, Sylvain Groud a développé de nombreuses pistes de travail. Il propose des spectacles participatifs comme il l’a fait avec Let’s Move ! et le duo Dans mes bras, a travaillé avec la plasticienne Françoise Petrovitch, et présenté avec elle Métamorphose puis Adolescent en 2019, Des chimères dans la tête en 2023.  Ses spectacles sont multiformes, il les crée et les présente dans les théâtres mais aussi dans les lieux non dédiés comme les collèges, EHPAD, commerces, etc. Depuis 2020, il collabore avec le vidéaste Léonard Barbier-Hourdin pour la création de films chorégraphiques, qu’ils ancrent sur le territoire des Hauts-de-France, dont Symbiose, réveil sur le terril, réalisé avec la participation de quatre-vingts amateurs.

En même temps qu’il oblige à la réflexion, Le banquet des merveilles montre la diversité des parcours qu’emprunte le chorégraphe et l’énergie que développent danseurs et danseuses. Leur rencontre avec les musiciens qui eux aussi entrent dans la danse, est des plus réussie. Il y a de la gravité en même temps que de la légèreté, de la poésie en image et en sons, une belle synergie avec le public qui danse jusqu’à épuisement, lui aussi.

Brigitte Rémer, le 4 décembre 2024

Chorégraphie et scénographie de Sylvain Groud – composition musicale Yann Deneque, design sonore Malik Berki. Avec les interprètes : Julian Babou (guitare, basse), Malik Berki (machines), Agnès Canova, Mehdi Dahkan, Yann Deneque (saxophones), Cédric Gilmant (serpent, tuba), Sylvain Groud, Antoine Marhem (violon), Johana Malédon, Julien Raso, Cybille Soulier. Assistante artistique Johanna Classe – lumières, scénographie et régie lumières Michaël Dez – costumes et accessoires, Chrystel Zingiro – assistante et réalisation costumes Élise Dulac – réalisation costumes Capucine Desoomer, Alice Verron, Céline Billon – direction technique Robert Pereira – régie plateau Christopher Dugardin – régie son Péji Heude – production Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France – Coproduction La Filature, Scène nationale de Mulhouse, les Théâtres de la Ville de Luxembourg.

Vu le 13 novembre 2024, au Colisée de Roubaix. Ballet du Nord/Centre Chorégraphique National Roubaix Hauts-de-France, 33 rue de l’Épeule. BP. 65 F-59052 Roubaix Cedex 1- tél. +32(0)3 20 24 66 66 – site : www.balletdunord.fr – mail : contact@balletdunord.frEn tournée : samedi 5 avril 2025 à 20h30, au Beffroi de Montrouge – mardi 6 mai 2025, à 20h, à La Filature Scène nationale de Mulhouse – samedi 17 mai 2025 à 20h30, au Théâtre Le Forum, Fréjus – samedi 24 mai 2025 à 19h, Les Salins Scène nationale, Martigues.